Mercredi 21 septembre 2016

- Présidence de M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. -

La réunion est ouverte à 14 heures 05.

Débat d'orientation : échange de vues sur le rapport

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Mes chers collègues, nous en sommes parvenus à un moment important de nos travaux, puisque nous débattons aujourd'hui des orientations à donner au rapport de la mission. Même si nous n'avons pas encore achevé notre cycle d'auditions, Monsieur le rapporteur et moi-même allons réaliser un état des lieux des travaux auxquels vous avez tous peu ou prou participé. L'objectif que nous cherchons à atteindre est de faire avancer la question du revenu de base et de dégager un avis consensuel du Sénat sur le sujet.

Après la constitution de notre mission le 31 mai dernier, nous avons entamé nos auditions le 9 juin et conduit à ce jour huit demi-journées d'auditions, totalisant quatorze auditions individuelles et deux tables rondes regroupant au total neuf organisations ou associations, dont l'ensemble des organisations syndicales et les associations de lutte contre l'exclusion.

Ces travaux seront complétés aujourd'hui et demain, ainsi que le mercredi 28 septembre prochain, par neuf nouvelles auditions et une table ronde.

Par ailleurs, une délégation de la mission comportant, outre le rapporteur et moi-même, nos collègues Chantal Deseyne et Jean Desessard, s'est rendue du 11 au 13 septembre à Helsinki, afin de s'informer sur la réflexion que mènent actuellement les pouvoirs publics et les universitaires finlandais sur la question, ainsi que sur le projet d'expérimentation qui devrait être soumis au Parlement finlandais dans les prochaines semaines.

Enfin, une délégation se rendra à La Haye et à Utrecht, aux Pays-Bas, les 29 et 30 septembre prochains. Elle sera composée du rapporteur et de moi-même, ainsi que de nos collègues Dominique de Legge et Christine Prunaud. Elle aura pour mission d'examiner le cheminement de la question aux Pays-Bas : un rapport sur le sujet est examiné cette semaine par la commission des affaires sociales de la Seconde chambre du Parlement néerlandais, alors que certaines municipalités entendent expérimenter le revenu de base au niveau local.

Nous aurons ainsi eu globalement deux mois et demi utiles pour mener nos travaux. Compte tenu des implications nombreuses d'un tel sujet, il aurait certainement été souhaitable de prolonger nos travaux sur certains aspects. Malheureusement, nous sommes contraints par les règles de la session : une mission d'information créée dans le cadre du « droit de tirage » reconnu à chaque groupe politique, en l'occurrence le groupe socialiste et républicain, doit nécessairement s'achever au début de la session suivante. Il en va ainsi même lorsqu'une mission est lancée tardivement au cours de la session, ce qui est le cas de la nôtre.

Nous devons donc mettre fin à nos travaux dans les toutes prochaines semaines et nous nous retrouverons le jeudi 13 octobre prochain, en début d'après-midi, pour examiner les conclusions de notre mission, c'est-à-dire le rapport établi par le rapporteur et ses éventuelles préconisations.

Avant de laisser la parole à Daniel Percheron pour qu'il évoque le plan du rapport, je me permettrai de préciser quelques points.

L'ensemble de nos travaux nous aura permis de mieux cerner un concept qui recouvre des modalités et des philosophies très variées, sinon parfois radicalement contraires. Il semble en effet que le succès actuel du concept de revenu de base ou de revenu universel tient d'abord et avant tout à sa plasticité.

Pour autant, pour la majorité de ceux qui ont participé aux travaux de la mission, il faut reconnaître que ces travaux ont certainement contribué à faire tomber certaines certitudes - d'un côté comme de l'autre - et à soulever de nombreuses questions philosophiques, économiques, sociologiques et surtout financières.

Dans ces conditions et face à cet objet protéiforme, dont tant de personnes se revendiquent aujourd'hui, peut-on conclure véritablement ?

Monsieur le rapporteur et moi-même avons beaucoup échangé sur le sujet. À quelques semaines de l'échéance, il nous semble possible de vous présenter les orientations que nous pensons devoir dégager de nos travaux.

Je laisse donc le rapporteur vous les présenter, mais je tiens d'ores et déjà à préciser que ces orientations ont été élaborées de concert et qu'elles recueillent donc mon complet assentiment.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Le revenu de base est une grande idée. Or, comme en convenait lui-même Albert Einstein, « une idée, vous savez, c'est rare ! ».

À l'époque de la Révolution française, Saint-Just l'énonçait de manière très lapidaire : « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ». Nous ne vivions pas alors à l'époque de BFM. Les élus étaient pétris d'histoire grecque et romaine et avaient le sentiment de changer le monde.

Aujourd'hui, l'idée d'un revenu universel progresse un peu partout. Dans les pays développés, notamment, le revenu de base pourrait constituer l'une des solutions au problème de la pauvreté, puisque la richesse des nations développées n'exclut pas l'existence de zones de pauvreté, ainsi qu'aux problèmes nés des effets néfastes de ce que l'on appelle, de façon sûrement imparfaite, la « révolution numérique » et l'« ubérisation » de l'économie, c'est-à-dire une société dans laquelle le chômage structurel pourrait laisser des millions de personnes au bord du chemin dans les décennies à venir.

Le revenu de base est parfois appelé revenu universel inconditionnel. Pour sa part, la Banque centrale européenne parle d'Helicopter money ou d'« hélicoptère monétaire » à propos des États européens endettés. Il s'agit en fait de distribuer une certaine somme d'argent à une population, 500 ou 600 euros par mois selon les cas, afin que chacun soit en mesure de vivre. Après l'avoir envisagée, le peuple suisse a rejeté la mise en place d'un revenu universel de 2 300 euros par mois environ. L'Alaska distribue, quant à lui, 100 euros par mois à ses citoyens, même s'il est vrai que cet État dispose d'une rente pétrolière. Notre propre Constitution évoque de tels moyens de subsistance, et l'on peut considérer d'une certaine façon que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est absolument pas indifférente à la prise en compte de cette idée.

Devant cette grande idée, le président et moi-même avons l'humilité de penser que nous n'allons pas tout résoudre en quelques mois et en quelques auditions, aussi passionnantes soient-elles. Nous avançons donc à pas mesurés.

Sur notre chemin, par bonheur, nous avons pu étudier le modèle scandinave et, plus particulièrement, la Finlande. Nous nous sommes en effet rendus dans ce pays de 5 millions d'habitants, qui compte 1,5 million de syndiqués, et dont le produit intérieur brut par habitant, le PIB, s'élève à 38 000 euros, contre 30 000 euros en France. Nous y avons appris beaucoup de choses, car il s'agit d'un modèle où la protection sociale, la compétitivité économique et le consensus ont fait leur preuve.

Le gouvernement de coalition élu là-bas a lancé l'idée d'un revenu universel, alors que les partis qui le composent ne sont pas ceux qui sont à l'origine du compromis social, à savoir le parti socialiste et les partis traditionnels de la droite finlandaise. Ces partis ne sont donc pas les fondateurs historiques de l'État social à la scandinave.

Ces partis de gouvernement ont décidé de conduire une expérimentation sur le revenu universel, ce qui nous pousse nous, modestes artisans et humbles sénateurs, à considérer que l'expérimentation est la voie à suivre en France, pays aussi divers et incertain qu'agile quand il est question de ses territoires.

L'expérimentation finlandaise devrait porter sur un échantillon de 2 000 personnes. Nous avons pu rencontrer l'ensemble de ceux qui acceptent ou qui nuancent l'intérêt de cette expérience. Si le patronat finlandais, par exemple, approuve l'expérimentation, il estime aussi que l'échantillon devrait être dix fois plus large que celui qui a été retenu pour que les résultats soient concluants. Les syndicats finlandais, quant à eux, s'y opposent.

De la même façon, les organisations syndicales françaises refusent l'idée d'un revenu universel. Elles l'ont affirmé avec une force unanime ici, au Sénat : pour elles, la valeur travail et le salariat sont au fondement de la dignité humaine et de l'épanouissement individuel et structurent la société de manière irremplaçable. Les grandes associations luttant contre l'exclusion, le Secours catholique en tête, considèrent également que ce revenu de base ne constitue pas la bonne formule et qu'il serait préférable de les laisser continuer à accompagner les personnes en difficulté. Derrière ces interventions, on perçoit bien l'espoir d'un retour aux Trente Glorieuses et l'idée que le plein emploi en France et en Europe est possible. On raisonne comme en Californie, cet État où le plein emploi est à portée de main, mais où il reste d'importantes zones de pauvreté en raison notamment de la hausse des prix de l'immobilier. La Californie devrait elle aussi s'interroger sur son modèle, aussi séduisant soit-il.

Pour nous, l'expérimentation finlandaise a représenté une précieuse feuille de route. Cela étant, nous souhaitons poursuivre l'échange sur le sujet et nous sommes ouverts au débat. À l'heure actuelle, nous estimons que l'expérimentation devrait être au coeur de la traçabilité sociale et relever de la responsabilité des départements. Nous n'excluons toutefois pas de laisser la possibilité aux départements de négocier le champ de leurs interventions avec les régions et les différentes intercommunalités, comme la loi les y autorise parfois dans le cadre de la décentralisation. Nous souhaiterions en tout cas retenir des territoires et des échantillons représentatifs. C'est vers cela que nous nous orientons.

Nous avons également auditionné M. Louis Gallois : cet homme symbolise la synthèse entre l'État ou la régulation à la française, et la compétitivité des entreprises au travers de l'exemple d'Airbus. À côté de ses responsabilités, il s'est depuis toujours engagé dans des actions de solidarité. Le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » qu'il pilote aujourd'hui nous a particulièrement impressionnés. Son postulat de départ repose sur l'idée qu'il existe du travail pour tous et que tout le monde est employable. Au travers de l'expérience menée par M. Gallois, nous disposons d'un schéma qui connaît le succès, puisque plus de soixante territoires sont candidats à l'expérimentation.

En Finlande, compte tenu du modèle social et de la force des syndicats, l'expérimentation devrait uniquement porter sur les travailleurs très éloignés de l'emploi, les chômeurs de longue durée.

De notre côté, nous avons examiné les différentes initiatives qui ont été prises, lu le rapport Sirugue et étudié le dispositif « Garantie Jeunes ». Nous tenons par ailleurs compte de ce qui se dit sur toutes les travées de notre assemblée.

Aujourd'hui, les jeunes de 18 à 25 ans ne profitent pas des 34 % du PIB consacrés à la protection sociale. Nous n'excluons donc pas de les intégrer à l'expérimentation à venir. En effet, la question obsédante autour de ce que devrait être le revenu de base - complément ou substitut ? - ne les concerne pas. Ils constituent donc un terrain « vierge » sur lequel il est possible de conduire une expérience. C'est d'autant plus intéressant que la part du PIB attribuée aux seniors en France a augmenté de 22 % en quinze ans, quand la part consacrée aux jeunes de 18 à 25 ans a diminué de 1,7 %. Cela signifie que cette société qui vieillit a en quelque sorte laissé sa jeunesse de côté, quels que soient les efforts, les avancées ou encore les grands chantiers privilégiés, comme celui de l'Éducation nationale.

Le Président de la République s'est lui-même rendu au contact des jeunes à Arras dans le Pas-de-Calais, département en partie martyrisé en raison de la désindustrialisation. Il est très sensible à la démarche finlandaise en faveur des chômeurs éloignés de l'emploi et de ces individus qui, parfois âgés d'une cinquantaine d'années, ont besoin d'être accompagnés, car ils n'ont plus droit aux prestations sociales.

Bien entendu, si nous choisissons de conduire une expérimentation, nous devrons répondre préalablement à un certain nombre de questions : faut-il que le dispositif cible des catégories d'individus de manière exclusive et fermée ? Doit-on prévoir une expérimentation « à la carte », qui profiterait aux jeunes sur tel ou tel territoire et aux salariés sur tel ou tel autre ? Une expérimentation qui bénéficierait tantôt à tous les jeunes, tantôt à tout le monde ? Nous avons à étudier ces questions avant que l'exécutif ne s'en empare.

Il nous faut également proposer une synthèse autour du refus de la pauvreté. Cette approche existe depuis des millénaires, plus récemment depuis saint Vincent de Paul, et s'est prolongée jusqu'au mouvement ouvrier. Dans un pays comme la France, alors que nous nous interrogeons sur les métiers du futur et la révolution numérique, nous devrions être en mesure de faire partager l'idée selon laquelle il faut parvenir à faire baisser le seuil de pauvreté de 14 % à 8 % ou 9 %.

Je fais confiance aux élus, et aux sénateurs en particulier, pour bien cerner les contours de l'expérimentation : je suis en effet persuadé que celle-ci peut fonctionner. Ensuite, nous examinerons les chiffres : le coût total du revenu de base atteindra-t-il 2 %, 7 %, voire 14 % du PIB, comme le croit la fondation Jean Jaurès ? Dans un pays endetté comme le nôtre, qui emprunte 200 milliards d'euros par an, il nous faut être très prudents et responsables avant de parler de généralisation du revenu de base.

Il est en outre nécessaire de prévoir une contrepartie à l'expérimentation. Si nous annonçons à tous les jeunes qu'ils ont le droit de percevoir 560 euros, il faudra envisager un encadrement du dispositif. À défaut, nous courons le risque de voir invoquer au moindre fait divers l'irresponsabilité d'élites qui n'auraient rien compris au monde moderne et qui seraient incapables de s'adapter à son mouvement.

En conclusion, monsieur le président, je tiens à vous remercier de votre patience et de la disponibilité dont vous avez fait preuve. Vous nous avez menés sur des chemins qui nous semblaient a priori escarpés et sur lesquels nous n'avons jusqu'à présent jamais vraiment trébuché !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Mes chers collègues, vous aurez noté le talent et le lyrisme avec lesquels le rapporteur a abordé un sujet pourtant quelque peu austère. Je ne doutais pas de sa capacité à nous emmener sur les hauteurs, puisqu'il voit le problème du point de vue de Sirius...

Nous avons cherché ensemble à clarifier le débat. Si nous parvenions déjà à expliciter la distinction entre revenu de base, revenu d'existence et allocation universelle, nous aurions déjà réalisé du bon travail.

Il faudra également transposer le revenu de base au contexte français, mission que le rapporteur vient de définir à sa façon. Comment peut-on avancer dans cette direction ? Comment conduire l'expérimentation ? Que pouvons-nous faire ? Est-ce, selon vous, mes chers collègues, un schéma plausible ? C'est désormais à vous de nous dire ce que vous pensez de tout cela, étant entendu que nous souhaitons poursuivre nos travaux de la manière la plus consensuelle possible, ce qui ne vous empêchera pas de manifester d'éventuelles réserves, le 13 octobre prochain, lors de l'examen du rapport final. Essayons dans la mesure du possible d'avancer de concert d'ici là.

M. Yves Rome. - J'ai pris bonne note des explications que monsieur le rapporteur vient de nous livrer en embrassant des siècles d'histoire sur le sujet. Je partage sensiblement le même avis, en particulier sur les efforts de clarification qu'il est indispensable de faire sur la notion de revenu de base. De mon point de vue, ce concept reste malgré tout encore à préciser, tant les modalités de sa mise en oeuvre varient d'un pays à l'autre.

J'estime par ailleurs que le modèle français doit prévaloir dans l'approche à retenir. J'ai enfin bien noté votre souhait de mettre en oeuvre une expérimentation. J'attends cependant une précision de votre part à ce sujet. Si j'ai bien compris, l'expérimentation devrait relever prioritairement de l'échelon qui s'occupe du champ social, à savoir le département...

M. Daniel Percheron, rapporteur. - En effet ! Pour éviter tout reproche et toute caricature, il faut se garder de créer de nouvelles structures et prendre le département comme référence. C'est la collectivité vers laquelle j'irais d'instinct, ce qui n'empêche pas celle-ci de déléguer une partie de ses attributions à une communauté d'agglomération, par exemple.

M. Yves Rome. - Ce choix me semble cohérent, dans la mesure où l'action sociale fait partie des missions essentielles du département. Pour ma part, j'ai déjà participé à une expérimentation en tant que président de conseil général : il s'agissait alors de la mise en oeuvre du revenu de solidarité active, le RSA, par M. Martin Hirsch. Cette expérimentation s'est révélée plutôt fructueuse, et je regrette que ce sujet n'ait pas pu prospérer. De mon point de vue, il s'agissait en effet d'une première réflexion et d'une approche qui annonçait la démarche que nous tentons de mener.

À l'époque du RSA, nous avions décidé de ne retenir qu'une partie du territoire départemental pour conduire l'expérimentation et n'avions choisi que certaines zones. À mon sens, il faudrait laisser le département libre de déterminer les différents partenariats qu'il entend conclure avec d'autres collectivités territoriales et de fixer les lieux de l'expérimentation en fonction des données territoriales qui lui sont propres. C'est en effet le contexte local qui doit prévaloir.

C'est ainsi que l'on pourrait envisager dans certains cas de conduire des expérimentations en direction des jeunes et, dans d'autres, de prévoir un dispositif plus large. J'ai d'ailleurs cru comprendre, monsieur le rapporteur, que vous préconisiez une expérimentation « à la carte », avec un revenu qui n'aurait pas nécessairement une vocation universelle et qui pourrait profiter en priorité à tel ou tel public ou à tel ou tel territoire.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Oui, c'est à envisager !

M. Yves Rome. - J'en viens à ma question : quelles incitations le rapport entend-il préconiser pour que les départements s'engagent dans cette démarche ? Je n'ai rien entendu sur le sujet. Pourtant, je connais bien la maïeutique qui prévaut dans les départements : ceux-ci rencontrent aujourd'hui des difficultés pour faire face à leurs propres engagements en raison de l'absence de compensation financière des transferts de compétences opérés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Selon nous, c'est à l'État de prendre en charge le dispositif, même s'il n'a pas d'argent...

M. Daniel Percheron, rapporteur. - C'est comme cela en Finlande : l'État s'engage à verser de 3 à 7 millions d'euros par an.

M. Yves Rome. - À entendre le discours qui prévaut au sein de l'Assemblée des départements de France, l'ADF, en particulier sur la non-compensation des transferts opérés par l'État en matière de prestations sociales, je vous assure que ce point est déterminant. En l'absence d'incitation claire et d'engagement de l'État sur cette question, la mise en oeuvre d'un revenu de base me paraît très compliquée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Je précise qu'il existe un Fonds d'expérimentation pour la jeunesse dont les crédits pourraient être employés à cet effet.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Je rappelle que les syndicats et les associations caritatives nous ont alertés sur la question du non-recours au RSA. Notre expérimentation sur le revenu de base devra donc viser à mettre fin à cette injustice. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons besoin du financement de l'État.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je vous remercie de nous avoir conduits sur des chemins bien souvent synonymes de nourritures intellectuelles.

Au regard du travail accompli, nous sommes en mesure d'établir un rapport qui fera date. Je m'explique : dans le débat actuel, le rapport du Conseil national du numérique fait office de pierre angulaire au même titre que les travaux conduits par M. Marc de Basquiat et un certain nombre d'autres économistes. Or le rapport de notre mission présente un double intérêt, celui de proposer un certain nombre d'éléments de synthèse par rapport aux différentes philosophies et concepts de revenu, et celui de formuler des préconisations concrètes pour nous situer dans l'action.

Je partage votre analyse, monsieur le président : c'est la plasticité du concept qui le rend populaire. Notre attachement à l'idée de revenu de base a des origines diverses. En ce qui me concerne, je suis venu à cette idée par l'intermédiaire du personnalisme et des travaux d'Emmanuel Mounier, mais j'imagine que d'autres ici s'y sont ralliés en suivant d'autres canaux. Dès lors que nous aurons levé ces ambiguïtés et fixé le curseur du dispositif, nous verrons que l'idée sera moins consensuelle.

En tous les cas, l'idée infuse dans la sphère politique. J'ai toutefois été frappé par le refus que les organisations syndicales et les associations caritatives ont opposé à l'idée de revenu universel. Ils ont vraiment gardé le pied sur le frein !

Personnellement, je suis totalement favorable à une expérimentation. Je trouve à cet égard que nous n'en conduisons pas suffisamment en France. En revanche, j'éprouve une certaine réticence à choisir les jeunes comme cible. Je crains en effet que le dispositif soit brocardé à cause de cela et que cette orientation suscite des réactions défavorables. On le sait bien, le risque, c'est que certains parlent de salaire ou de revenu jeune.

C'est la raison pour laquelle je suis assez attaché à l'universalité du revenu de base. Cela étant, prévoir une expérimentation à géométrie variable, comme vous l'envisagez, permettrait peut-être d'étudier les effets induits par le dispositif sur le comportement de ses bénéficiaires.

Mme Annie David. - J'en suis vraiment désolée, mais ma première remarque concerne le calendrier de la mission : le 13 octobre prochain, il est prévu que j'assiste au congrès des élus de montagne à Saint-Dié-des-Vosges. Il ne me sera donc pas possible d'assister à la réunion d'examen du rapport de la mission.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Nous comprenons parfaitement la situation, madame David. Je tiens au passage à préciser que le Sénat siège le 13 octobre et que c'est pour cette raison que nous avons retenu cette date.

Mme Annie David. - S'agissant du revenu de base, je ferai une remarque liminaire : un revenu ne peut être distribué que s'il existe ! Or, aujourd'hui, comme vous l'indiquiez, 14 % de la population française vivent sous le seuil de pauvreté. Si les moyens de lutter contre cette pauvreté existent, pourquoi ne pas les avoir utilisés jusqu'à présent ?

Ensuite, je partage les interrogations relatives à l'expérimentation. Il est tout à fait envisageable de mettre en place un tel dispositif, même si nous avons déjà adopté une proposition de loi d'expérimentation visant à faire disparaître le chômage de longue durée. Au passage, le fait que cette proposition de loi était appelée de leurs voeux par les associations caritatives à l'époque, alors que ces mêmes associations s'opposent aujourd'hui à la mise en oeuvre d'un revenu de base devrait nous questionner !

J'entends parler d'une expérimentation « à la carte » : les départements pourraient cibler les personnes qui ont le plus besoin de ce revenu de base. Très bien, mais sous quelle forme ce revenu serait-il versé ? C'est ce qui importe en définitive. Cette expérimentation a besoin d'un cadre, car différentes solutions existent : Veut-on substituer ce revenu aux diverses allocations actuelles qui vont du RSA à l'allocation logement, ou s'agit-il au contraire d'un revenu complémentaire ? Beaucoup d'interrogations subsistent : vous affirmez que c'est à l'État de financer l'expérimentation, mais sur quelles enveloppes budgétaires prélèvera-t-on les crédits ? Vous le savez, le groupe CRC a des propositions à formuler à ce sujet. J'entends déjà dire que le Gouvernement a prévu de réaliser 3,7 milliards d'euros d'économies supplémentaires dans le cadre du prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale. C'est effrayant !

Lutter contre la pauvreté constitue un objectif qui peut évidemment tous nous rassembler. Vous évoquiez tout à l'heure le non-recours au RSA. Pourquoi ne pas inciter à un meilleur recours au RSA, plutôt que d'inventer un nouveau revenu dont le financement reste à définir et dont les bénéficiaires ne sont pas encore connus ?

Je comprends en partie le refus opposé par les organisations syndicales au sujet du revenu de base. Ces organisations doivent s'appuyer sur la valeur travail, ce que je comprends, parce que notre société est aujourd'hui fondée sur le salariat. C'est donc à un véritable changement de société que l'on doit réfléchir lorsque l'on envisage la mise en oeuvre du revenu de base. En définitive, cela fait beaucoup de questionnements.

Je m'interroge enfin sur l'une des propositions figurant dans le projet de rapport et qui concerne les économies auxquelles pourrait conduire la mise en place du revenu universel. Cela m'interpelle : l'instauration du revenu de base est-elle destinée à faire des économies ou à véritablement lutter contre la pauvreté et à permettre aux individus de percevoir des revenus dignes ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Dans le projet de rapport, nous envisageons d'éventuelles économies de gestion, et absolument pas des économies sur le plan général. Je tiens à vous rassurer sur ce point, madame David.

M. Michel Amiel. - Compte tenu de l'ampleur de la réforme, j'imagine mal que l'on puisse envisager autre chose qu'une expérimentation. Cela me semble difficilement contestable. En revanche, que compte-t-on expérimenter au juste ? C'est là la véritable question : le revenu de base se veut-il un substitut ou un complément aux allocations actuelles ? Si l'on cherche à créer une allocation complémentaire en ciblant uniquement les jeunes, nous sommes hors sujet. S'il s'agit en revanche d'étudier la mise en place d'un revenu de base au caractère universel et sans contrepartie, ce sur quoi les économistes, les sociologues et le monde politique ont réfléchi, nous sommes tous d'accord sur la définition du revenu de base.

Pour ma part, je considère que l'expérimentation devrait porter sur un véritable revenu de base, c'est-à-dire un revenu qui se substituerait probablement aux dispositifs en vigueur et non un complément aux allocations existantes. Cette option simplifierait peut-être la question du financement de la réforme.

Se pose également la question de l'évaluation du dispositif. On rencontre de nombreuses difficultés pour évaluer correctement les politiques sociales. Tout d'abord, c'est un domaine d'intervention qui est par définition extrêmement flou. Ensuite, il est important de choisir une durée d'évaluation : au bout de combien de temps peut-on juger de l'efficacité d'un dispositif de ce type ? À mon sens, il faut compter au moins trois ans. Enfin, à partir de quels critères doit-on évaluer l'expérimentation ? Selon moi, il faudrait d'ores et déjà mettre en place des grilles d'évaluation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Très juste !

M. Michel Amiel. - À défaut d'une évaluation correcte, l'expérimentation fera un « flop » et chacun renouera avec les positions dogmatiques qui lui sont propres, qu'elles soient libérales ou dirigistes.

Ensuite se pose la question du financement. Je ne rejoins pas tout à fait les positions politiques et économiques  de Mme David ; il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là du sujet essentiel. Si l'on retenait l'idée d'un guichet unique, on pourrait concevoir une expérimentation à budget presque constant. Le financement reviendrait en effet à la somme des allocations existantes, à condition que le montant du revenu de base atteigne un niveau à peu près convenable. Selon les écoles, le coût total du revenu de base fluctuerait entre 15 % et 25 % du PIB par habitant. Cela équivaudrait à un revenu de base représentant entre 465 euros, ce qui correspond au montant du RSA socle actuel, et 1 000 euros dans les cas les plus optimistes. Dans ce cas, on dépasserait même la somme des allocations existantes.

Le revenu de base me semble par ailleurs préférable aux dispositifs de type RSA, car il pourrait contribuer à une simplification du système. Le RSA est une idée intéressante, mais sa gestion est trop complexe.

Pour moi, et bien que j'aille à l'encontre des positions exprimées par les syndicats et les associations caritatives, la notion d'un revenu sans contrepartie est au fondement même du concept de revenu de base. Il faut admettre l'idée selon laquelle nous sommes passés d'un système social caritatif avec saint Vincent de Paul à une politique assurantielle en 1945, avec le Conseil national de la Résistance, et à une politique du dividende aujourd'hui. Cette notion de dividende est née de l'idée du partage des biens agricoles préconisée par Thomas Paine, puis a évolué à l'époque moderne.

C'est autour de cette notion qu'il faut réfléchir, faute de quoi on parlerait de tout autre chose. Ce que propose M. Manuel Valls, par exemple, n'a rien à voir avec le revenu de base, c'est un revenu ciblé sur les jeunes. Le risque que l'on court serait de nous retrouver hors sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Soyons clairs, nous ne disposons pas encore de réponses très précises aux questions posées jusqu'à présent sur l'expérimentation en tant que telle. Nous en posons le principe, mais n'en avons pas encore bien défini le champ.

Nous devrons à l'évidence définir plus clairement l'objet du dispositif avant de le mettre en oeuvre et de l'évaluer. C'est ce que préconise par exemple l'Agence nouvelle des solidarités actives, l'ANSA, dans la contribution qu'elle vient de nous remettre. J'ai moi-même une formation scientifique et suis attaché à une telle méthode.

Le revenu de base doit-il être universel ? Faut-il cibler une population particulière ou une population dont une partie ne bénéficierait pas d'allocations actuellement ? Ce sont de vraies questions. En Finlande, nous avons entendu un certain nombre de critiques à ce sujet : certains considèrent qu'un revenu qui serait destiné aux jeunes constituerait une prime à l'oisiveté. La France, quant à elle, a déjà généralisé une Garantie jeunes, mais pour un public très précaire, puisque ce dispositif est destiné à 150 000 jeunes par génération. C'est donc tout autre chose qu'un revenu universel.

Mme Christine Prunaud. - Je suis complètement d'accord avec vous sur la question du financement.

Pour moi aussi, le revenu universel correspond à une grande idée humaniste et révolutionnaire. Cela étant, je me rends bien compte, pour travailler sur cette question avec le groupe CRC, qu'il s'agit d'une idée difficilement réalisable. Proposer une expérimentation me semble une bonne chose. Comme mes collègues, je m'interroge cependant sur le choix des bénéficiaires et sur les critères d'attribution à retenir.

Il me semble difficile d'envisager un revenu « à la carte ». Personnellement, je suis favorable à un revenu universel, c'est-à-dire un revenu supplémentaire par rapport aux dispositifs existants. C'est à mes yeux le dispositif le plus juste et le plus simple. Je n'ai pas d'idée sur le montant de ce revenu sans contrepartie, mais il faut veiller à ne pas créer de ressentiments chez les personnes qui touchent le SMIC.

J'estime que l'expérimentation doit plus particulièrement porter sur les jeunes de 18 à 25 ans, car c'est une catégorie de la population en détresse, y compris les jeunes qui bénéficient du RSA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Il y en a peu !

Mme Christine Prunaud. - Enfin, puisque les syndicats ont mis en avant la valeur travail lors de nos auditions, il serait intéressant d'étudier cette question : il existe des métiers valorisants, enrichissants, mais aussi des emplois totalement dévalorisants, auxquels on se rend la boule au ventre. Selon moi, il faudrait introduire des nuances autour de la notion de travail et, sur ce point, je ne suis pas entièrement d'accord avec la position défendue par les syndicats.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Il est en effet ressorti de nos auditions que le salariat était la référence absolue des syndicats et que l'emploi équivalait pour eux au salariat, et ce alors même que le travail évolue et qu'il faut tenir compte de cette nouvelle réalité.

M. Yannick Vaugrenard. - Ce sujet est extrêmement complexe. Nos ambitions au moment de la sortie du rapport devront donc être tempérées par le réalisme. Trois mois de travail me semblent beaucoup trop courts. Si nous parvenions à poser les bonnes questions sans pour autant y apporter toutes les réponses, nous aurions déjà accompli une bonne partie du chemin.

Je voudrais aborder trois aspects importants du revenu de base.

Premièrement, nous observons avec horreur un non-recours aux dispositifs existants. M. Louis Gallois chiffre ce phénomène à 7 ou 8 milliards d'euros par an, M. Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, à 10 milliards d'euros. Par ailleurs, 50 % des personnes qui pourraient bénéficier du RSA ne le perçoivent pas pour des raisons qui tiennent à la complexité administrative que chacun connaît. Le chiffre atteignait même 70 % pour le RSA activité. C'est énorme ! Pour empêcher ce non-recours, il existe probablement beaucoup de propositions. Néanmoins, la solution pourrait consister à mettre en oeuvre le revenu de base.

Deuxièmement, nous vivons une révolution technologique sans précédent. Pour la plupart des économistes, quoi qu'il advienne, nous n'aurons pas un niveau d'emploi suffisant pour employer l'ensemble de la population active.

Troisièmement, sur un plan davantage philosophique, nous pourrions considérer que nous avons automatiquement une forme de responsabilité collective vis-à-vis de toute personne présente sur notre territoire et que, de ce fait, nous devons lui garantir un revenu minimum de subsistance.

C'est en tenant compte de ces trois aspects qu'il importe d'approfondir notre réflexion. Il faut retenir l'idée d'un revenu universel minimum pour lequel aucune contrepartie ne serait nécessairement prévue, notamment sous la forme d'un travail. On peut très bien être utile à la société tout en étant bénévole. On peut par exemple accompagner des malades en fin de vie sans être rémunéré. Il doit davantage être question d'utilité sociale que du lien entre salariés et entreprises.

Une fois le constat posé, on voit bien que les choses sont compliquées et que les oppositions peuvent naître de nos idées politiques respectives. Pourtant, on pourrait très bien s'accorder sur une orientation qui prendrait en considération les trois aspects que je viens d'évoquer. Cela nous permettrait d'avancer collectivement. Cela ne signifie pas que l'on s'accorde sur les solutions à apporter, mais que l'on peut s'entendre au niveau à la fois économique, philosophique et social sur le fait que le dispositif législatif actuel n'est pas opérant.

L'expérimentation n'est essentielle qu'à la condition de prévoir une évaluation. Cela doit aller de soi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Nous sommes tous d'accord !

M. Yannick Vaugrenard. - Enfin, pour faire disparaître cette forme d'idéologie dominante un peu préoccupante qui fait que, aujourd'hui, les pauvres sont à la fois pauvres et stigmatisés, je m'interroge sur l'opportunité de restreindre l'expérimentation à un public particulier. On pourrait cependant envisager de mener l'expérimentation en ciblant tantôt le public jeune à l'échelle d'un territoire donné, tantôt les retraités ou les familles monoparentales à l'échelle d'un autre territoire. On pourrait également imaginer de faire coexister ces expérimentations avec une expérimentation locale où l'ensemble de la population du territoire bénéficierait du dispositif. Cette réflexion doit être collective, conduite au niveau national sous la responsabilité financière de l'État.

Enfin, même si je sais que cette disposition ne figure ni dans notre règlement ni dans la coutume sénatoriale, je pense que nous devrions créer un dispositif de suivi obligatoire des propositions et des orientations formulées par une mission six mois ou un an après la fin de ses travaux. Cela permettrait d'examiner l'état d'avancement de la réflexion et d'observer si le rapport est resté sur une étagère ou non !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Vous avez parfaitement raison, monsieur le sénateur. La commission des affaires sociales a par exemple créé un comité de suivi sur l'amiante en vue d'examiner la réalité de la mise en oeuvre des préconisations du rapport de la mission d'information de 2005.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Il s'agit d'un débat très riche et intéressant. Je partage à peu près l'intégralité des positions exprimées à l'instant par notre collègue Yannick Vaugrenard. À l'heure de la révolution numérique, il nous appartient de trouver une nouvelle forme de compromis social et de refonder un contrat social dans lequel chacun doit trouver sa place et qui ne reposerait pas nécessairement sur le salariat. Nous devons donc conduire un travail d'approfondissement autour du modèle social de demain et réfléchir à la place que devra occuper chaque individu. Comme M. Michel Amiel l'a déjà dit, nous sommes passés d'une société dans laquelle les individus bénéficient d'un traitement caritatif à une société où l'on partage les dividendes.

Sur la question plus spécifique du financement, je tiens à souligner que, compte tenu du coût du dispositif, il n'est pas envisageable de créer un revenu de base qui s'ajouterait aux allocations existantes.

S'agissant du champ de l'expérimentation, il faut ensuite reconnaître qu'il existe un véritable malaise de la jeunesse : les jeunes sont les plus exclus. Ce sont eux qui paient le prix fort aujourd'hui. Je suis donc partagée : je suis à la fois favorable à la prise en compte des difficultés des jeunes et à l'instauration d'un revenu universel. C'est pourquoi je considère que la recommandation de M. Yannick Vaugrenard au sujet d'une expérimentation « à la carte » est intéressante.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Nous convergeons sur ce point, ma chère collègue.

En tant qu'observateur passionné de la VRépublique, je pense que la France est aujourd'hui en difficulté parce qu'elle est aux prises avec la mondialisation, comme elle l'a été par le passé avec la décolonisation. Elle rencontre des difficultés à régler les problèmes posés par la mondialisation des échanges, la compétition des territoires, des nations, voire des empires, ainsi que par la révolution technologique.

Aux États-Unis, les conclusions d'une étude qui vient de paraître montrent qu'après sept ou huit ans, le commerce avec la Chine n'a coûté que 2,7 millions d'emplois au pays. Seulement, ces emplois ont été perdus dans des régions où l'on ne parvient pas à les remplacer.

En tant qu'ancien président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, je sais ce qu'est un territoire déstructuré par la désindustrialisation : il existait 173 000 emplois dans l'industrie textile au moment de la conclusion de l'Accord multifibres, il n'en reste plus que 13 000 aujourd'hui... Curieusement, les emplois ne repoussent pas sur les ruines de la deuxième révolution industrielle ! Or le revenu universel répond en partie à cette angoisse.

Ensuite, j'aimerais souligner que les Finlandais m'ont impressionné : ils ont su déminer la question du revenu universel, en premier lieu, parce qu'ils ont imaginé le lancement d'une expérimentation et, en second lieu, parce qu'ils n'ont pas prévu de le verser aux jeunes. En effet, tous les jeunes Finlandais bénéficient déjà d'une allocation d'études pour un montant total d'environ 500 euros par mois. Bien entendu, ils ne perçoivent cette somme qu'en contrepartie d'un contrôle sur la réalité de leur formation. Autrement dit, un lycéen finlandais doit attester de son assiduité au lycée, l'étudiant finlandais de son assiduité à l'université.

Ce serait une erreur de considérer que le contrat social serait rempli en France, parce que notre pays détient le record du monde des dépenses en matière de protection sociale avec 34 % du PIB national. Dans l'arrondissement de Lens, par exemple, 45 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. Aussi, quand j'entends dire que l'avenir se situe au niveau des métropoles et que celles-ci vont créer 70 % des richesses, je sais à quel point il y a danger. Les jeunes de la France périphérique peuvent légitimement s'inquiéter. C'est la raison pour laquelle, moi aussi, je trouve très intéressant de mettre en place une expérimentation à destination des jeunes.

En Finlande, le revenu de base de 560 euros ne sera pas imposable. Il s'ajoutera aux dispositifs en vigueur. Les Finlandais qui retrouveront un emploi conserveront ce revenu non imposable. Ceux qui imaginent un revenu de base en France l'envisagent à l'inverse sous la forme d'un crédit d'impôt positif ou négatif. Une expérimentation sur un public jeune serait donc intéressante, car ils ne bénéficient pas de la protection sociale aujourd'hui. Ils forment un public pour lequel la question de savoir si le revenu de base doit constituer un complément ou un substitut aux allocations ne se pose pas. C'est pourquoi nous pourrions peut-être expérimenter la distribution d'un revenu de base pour l'ensemble des jeunes d'un territoire donné. C'est un terrain nouveau et c'est d'autant plus intéressant que l'on toucherait ainsi davantage les familles et les parents. En effet, qui dit jeunes dit parents...

Un tel dispositif rend nécessaire la mise en place non pas d'une contrepartie, mais d'un encadrement de l'expérimentation : les bénéficiaires du revenu de base devront être en apprentissage, faire une formation, conclure un contrat de professionnalisation, suivre des cours au lycée ou à l'université. Il ne faut pas donner l'impression qu'il s'agit de paresseux qui ont réussi au bout du compte à toucher la prime suprême ! Nous savons désormais que toute une partie de la population est sensible aujourd'hui à l'effet Trump : si M. Donald Trump a autant de succès aujourd'hui, c'est parce qu'une partie de l'Amérique blanche est victime des effets de la mondialisation.

Trouver un consensus à propos de la diversité de l'expérimentation à conduire inciterait vraisemblablement l'État à l'accepter - je suis d'accord avec l'idée que les travaux de la mission devraient dès lors se poursuivre dans la durée. Il faudra néanmoins prévoir une grille d'évaluation du dispositif. On voit bien que la personnalité démultipliée de M. Louis Gallois et la composition du comité de pilotage constituent pour les entreprises une forme de garantie absolue que le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » ne dérapera pas.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - L'ensemble des interrogations convergent, qu'il s'agisse de l'expérimentation, des jeunes ou de l'évaluation. Sur certains points, il semble que nous soyons d'accord et qu'il soit possible d'avancer, même s'il risque d'être difficile de fixer le champ de l'expérimentation. Pour ma part, je comprends parfaitement les observations faites sur le ciblage des jeunes. Cependant, expérimenter signifie justement mesurer ! On peut tout à fait retenir une cohorte de jeunes chômeurs, une autre cohorte d'élèves et étudiants, puis évaluer les différences de comportements et de réactions. Il convient de le rappeler : l'objectif est de ramener ces populations au travail,...

M. Yannick Vaugrenard. - À l'activité !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. -... sous quelque forme que ce soit.

On sait déjà que l'emploi marchand ne constituera pas une réponse à la situation de certaines personnes. C'est une préoccupation qui est déjà partiellement prise en compte dans le cadre des « territoires zéro chômeur de longue durée ». Il convient par conséquent de veiller à bien coordonner ces deux expérimentations. Elles sont différentes, l'une consistant à verser aux entreprises une allocation qui l'était auparavant aux individus, l'autre, celle sur le revenu de base, ayant pour objet de profiter directement aux individus. Il y a peut-être là matière à engager une réflexion, car nous ne sommes pas encore parvenus à clarifier le débat qui s'ouvre sur le sujet.

Mme Annie David. - Certaines questions me viennent lorsque je vous écoute.

Il me semblait que le revenu universel devait être versé à tous et à toutes, quel que soit leur statut : salariés, jeunes, chômeurs, étudiants... Or, d'après ce que vous venez dire, ce ne serait déjà plus tout à fait le cas, puisque vous souhaitez avant tout ramener ces personnes à l'emploi. Cela signifie-t-il qu'une fois un emploi retrouvé, elles perdraient le bénéfice du revenu universel ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président et M. Daniel Percheron, rapporteur. - Non !

Mme Annie David. - Reste la question des travailleurs pauvres. Il est difficile pour des personnes qui travaillent à temps plein et qui rencontrent des difficultés pour joindre les deux bouts d'accepter la mise en place d'un revenu universel sans contrepartie attendue de la part de ses bénéficiaires. C'est peut-être la raison pour laquelle les organisations syndicales y sont hostiles. Il s'agit d'un véritable changement de société, il sera donc nécessaire de faire preuve de pédagogie à l'occasion de la présentation du dispositif.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - En effet, il faudra être très attentifs à la manière de présenter les choses, faute de quoi on s'exposera au populisme et à l'effet Trump.

Mme Annie David. - Enfin, à la suite de M. Michel Amiel, je me pose une question sur le financement du revenu de base : quelles participations peut-on attendre de « la finance » pour assurer le financement du revenu de base ? Quelle répartition des richesses envisagez-vous ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - L'Europe découvre soudain qu'il existe un problème avec la jeunesse. On pourrait peut-être réfléchir à la manière d'interpeller l'Europe sur le sujet. On pourrait engager une grande politique européenne en faveur des jeunes. Aujourd'hui, il existe certes des dispositifs comme le programme Erasmus, mais il existe aussi des centaines de milliards d'euros qui pourraient probablement être mieux utilisés si on les consacrait à une politique européenne claire, crédible et populaire. C'est une autre piste à explorer !

M. Yannick Vaugrenard. - Je suis favorable à ce que l'on approfondisse la piste européenne. Cependant, pour moi, la question du financement du revenu de base constitue un autre débat, et je ne sais pas s'il est possible de le mener dans le cadre de la mission.

La pédagogie autour du dispositif est très importante, compte tenu du poids de l'opinion publique. Comme je l'ai déjà dit, il me semble intéressant de cibler l'expérimentation sur les jeunes à l'échelon d'un territoire bien déterminé, sur les retraités pauvres à l'échelon d'un autre territoire, sur les familles monoparentales encore sur un autre, et enfin de prévoir un versement généralisé du revenu sur un dernier.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Nous sommes d'accord sur ce point.

Lorsque l'on étudie deux arrondissements miniers, Longwy à l'est, Lens dans le Nord, on s'aperçoit que ce sont les territoires où l'économie de marché produit le moins de richesses par habitant. Autrement dit, c'est là où le système ne fonctionne pas. À Lens, cela représente 1 000 euros par an et par habitant. Dans une vallée de Savoie, l'économie touristique rapporte à elle seule 8 000 euros par an et par habitant ! On voir bien que certains territoires ne parviennent pas à surmonter les phénomènes de désindustrialisation liés à la mondialisation. La part de l'industrie dans l'économie a tellement reculé qu'elle atteint 11 % du total.

L'échec de l'économie de marché sur un territoire pourrait constituer l'un des critères de sélection des lieux d'expérimentation du dispositif.

Les jeunes représentent un terrain vierge pour cette expérimentation. C'est pourquoi nous pourrions peut-être verser le revenu universel à l'ensemble de jeunes d'un territoire, en prenant la précaution de ne pas rendre ce versement totalement inconditionnel. Tout le monde doit le percevoir, ce qui nous permettrait de savoir si cela correspond à un éloge de la paresse ou si, au contraire, ce dispositif permet aux jeunes de trouver du travail ou de mener à une activité autre que le salariat.

Dans le cadre de nos travaux, nous avons auditionné de jeunes entrepreneurs, qui ont déclaré que leur entreprise leur permettait d'augmenter la charge de travail, mais qu'ils n'étaient pas en mesure de la convertir en salaires supplémentaires. En revanche, ils nous ont affirmé que si nous mettions en place un revenu de base inconditionnel, ils seraient prêts à intégrer des personnes dans leur entreprise.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Étant entendu qu'ils ont précisé qu'il ne s'agissait pas de créer une trappe à pauvreté !

Mme Anne-Catherine Loisier. - Aborder la question du revenu de base en termes d'impôt négatif ou d'impôt positif permet aux personnes qui disposent d'un emploi de mieux comprendre l'intérêt d'un tel revenu. Il est donc important de bien définir l'approche que l'on entend retenir.

Je n'ai aucun complexe à dire qu'il existe une énorme injustice et un problème de solidarité entre générations. Il ne faut certes pas stigmatiser les jeunes en en faisant la cible du dispositif, mais il existe dans les faits une injustice fondamentale.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Lorsque j'étais président de conseil régional, j'avais la conscience tranquille. Je connaissais le montant des investissements de la région dans les lycées professionnels, les subventions accordées pour les cantines, les aides à la rentrée scolaire. Or je m'aperçois que, en réalité, le pays n'a pas réalisé tout ce qu'il fallait pour sa jeunesse.

Nous devons tenir compte du fait que les Finlandais, ce peuple à l'intelligence collective exceptionnelle - ils ont tout de même cohabité avec le géant stalinien ! -, ce peuple courageux, mesuré et diplomate, a su déminer ce dossier.

En France, nos grands penseurs déclarent - à juste titre ! - qu'il faut mettre en place un revenu de base et qu'il doit être imposable pour que le système puisse s'équilibrer. Or ils oublient qu'une minorité des Français paient l'impôt sur le revenu et que 10 % d'entre eux seulement paient 70 % de l'impôt. Cette révolution fiscale pourrait en réalité conduire à une révolution tout court. Il faut donc la manier avec précaution.

En Finlande, après un travail considérable, on s'est aperçu que le Parlement, la sécurité sociale et les communes parvenaient progressivement à déminer le dossier en prévoyant une expérimentation ciblée, mesurée et non fiscalisée : ils ont ainsi cherché à « apprivoiser » le revenu de base.

En ce qui me concerne, je trouve qu'il serait passionnant d'envisager une expérimentation du revenu universel pour tous les jeunes d'un territoire, notamment dans les zones où l'économie de marché balbutie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Nous venons d'accomplir un vaste tour d'horizon de notre sujet. Il ne reste plus désormais qu'à en faire la synthèse !

La réunion est levée à 15 heures 25.

Jeudi 22 septembre 2016

- Présidence de M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président -

Audition conjointe d'organismes gestionnaires de prestations sociales : - Mme Delphine Champetier, directrice de cabinet du directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) ; - M. Pascal Émile, directeur délégué de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ; - M. Bernard Tapie, directeur des statistiques, des études et de la recherche, et Mme Patricia Chantin, responsable des relations parlementaires et institutionnelles de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) ; - M. Jérôme Rivoisy, directeur général adjoint en charge de la stratégie et des relations extérieures de Pôle emploi.

La réunion est ouverte à 10 heures 40

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président.- Nous sommes réunis ce matin pour évoquer le revenu de base.

La mission commune d'information que le Sénat a créée sur le sujet et que je préside tente de faire la clarté sur cette question et de trouver un chemin entre les multiples définitions de ce que l'on appelle « revenu de base », « allocation universelle », ou encore « revenu d'existence ».

Que signifie l'expression « revenu de base » ? Que représente celui-ci ? Quel est son objet véritable ? Comment le finance-t-on ? Telles sont les questions que nous nous posons.

Une délégation de notre mission s'est déplacée en Finlande, premier pays à vouloir expérimenter le revenu de base. En réalité, cette expérimentation aura un objet réduit, puisqu'elle concernera, pour l'essentiel - à moins que le Gouvernement et le Parlement n'en décident autrement, ce qui est encore possible, puisque le projet va être soumis au Parlement dans les prochaines semaines -, les chômeurs éloignés de l'emploi. Elle ressemble donc un peu à d'autres expérimentations en cours dans notre pays, notamment au projet « territoires zéro chômeur de longue durée », même si elle n'est pas de même nature.

Nous nous rendrons à La Haye la semaine prochaine pour observer une expérimentation conduite aux Pays-Bas, même si celle-ci, selon les informations dont nous disposons, est de moindre ampleur : son périmètre géographique est bien plus circonscrit.

La mission étudiera la faisabilité de l'expérimentation d'un revenu de base, les conditions de celle-ci et le public à cibler. Hélas, nous savons d'ores et déjà que nous n'aurons pas la possibilité de modifier notre système fiscal. Or, n'ayant pas de gisements de diamant comme la Namibie ou de réserves de pétrole comme l'Alaska, nous n'avons pas de rente à distribuer... Il faudra bien trouver les moyens nécessaires. Sans réforme fiscale ad hoc, la mise en place d'un revenu de base sera difficile dans le contexte actuel.

On voit bien que, pour que l'expérimentation ne soit pas biaisée, nous devons nous poser un certain nombre de questions.

D'après ce que j'ai pu lire, le Premier ministre trouverait quelque vertu à l'allocation universelle. Au reste, j'ai lu beaucoup de choses sur le sujet, y compris des horreurs, et beaucoup d'à-peu-près sur la question du financement...

Notre but n'est pas de trancher définitivement cette question, mais d'ouvrir des perspectives, de manière à améliorer la protection sociale, pour faciliter, si possible, le retour au travail de ceux qui en sont le plus éloignés. Tel doit être l'objet d'une démarche engagée en ce sens dans notre pays.

Ces deux objectifs - vaincre la pauvreté, permettre le retour au travail - sont tout à fait recevables. La meilleure façon de vaincre la pauvreté est de pouvoir donner un travail à tout le monde. Dans les conditions de fonctionnement de l'économie actuelle, cela s'avère délicat, mais c'est tout de même l'objectif que nous sommes en droit de nous fixer.

Mesdames, messieurs, je souhaite que vous puissiez vous exprimer pendant une dizaine de minutes et nous dire, au nom des organismes que vous représentez, ce que vous pensez du revenu de base, s'il vous paraît constituer une opportunité, s'il vous semble réalisable - et, si oui, dans quelles conditions -, quels devraient être ses objectifs et si l'on peut en attendre d'une amélioration du système actuel de protection sociale.

M. Pascal Émile, directeur délégué de la Caisse nationale d'assurance vieillesse. - Deux grandes prestations relevant de l'assurance vieillesse sont susceptibles d'être impactées par une réflexion sur la question du revenu de base.

Premièrement, il s'agit, bien évidemment, de la plus importante, à savoir le minimum vieillesse, qui profite à environ 430 000 bénéficiaires chaque année. Je rappelle que, la plupart du temps, le minimum vieillesse est une allocation différentielle : il vient compléter la pension de retraite de base, fondée sur des cotisations, quand celle-ci n'est pas suffisante pour assurer le minimum vital, de manière à garantir une pension fixée aujourd'hui à 800 euros. Environ 2,4 milliards d'euros ont été versés en 2015 au titre de cette prestation.

Deuxièmement, il s'agit de l'assurance veuvage, qui a fait l'objet de nombreuses réformes successives. Je rappelle que ce système bénéficie aux veufs et aux veuves de moins de 55 ans - au-delà de cet âge, des mécanismes de pension de réversion peuvent prendre le relais. Cette prestation est aujourd'hui versée à 7 113 bénéficiaires, pour un montant d'environ 55 millions d'euros. Son montant maximal atteint 602 euros. Bien évidemment, visant une population âgée de moins de 55 ans, elle est éventuellement cumulable, sous un certain nombre de conditions, avec, par exemple, en cas de reprise d'activité, un complément de revenu de solidarité active - ou RSA. En revanche, elle est versée pendant deux ans au maximum ; en cela, il s'agit d'une prestation de relais qui s'apparente à des prestations que la Caisse nationale d'allocations familiales, la CNAF, alloue pour lutter contre l'isolement de certaines personnes, à l'instar de l'allocation de parent isolé ou de compléments familiaux divers et variés.

Toutefois, nous constatons que cette allocation transitoire, devant théoriquement favoriser le retour à l'emploi, n'a absolument pas de volet insertion associé. Ses bénéficiaires peuvent éventuellement prendre l'initiative de se tourner vers les départements pour bénéficier des dispositifs d'insertion existants à un autre titre.

J'insiste sur un troisième volet, parfois un peu méconnu : l'action sociale d'importance développée par la branche vieillesse du régime général, à hauteur d'un peu plus de 350 millions d'euros par an, à destination principalement des personnes âgées en difficulté, avec un objectif de politique publique de préservation de l'autonomie. Cette action n'a rien à voir avec la prise en charge de la dépendance par les départements. Pour prévenir la perte d'autonomie, nous menons des actions inter-régimes, bien évidemment en concertation avec les départements, dans le cadre de la nouvelle conférence des financeurs, de différente nature : aides individuelles à domicile, actions collectives, notamment via un certain nombre d'ateliers de prévention à destination des personnes âgées, financement de tout ce que l'on appelle « l'habitat intermédiaire » - foyers-logements, etc. - et de sa réhabilitation. Nos investissements pour accompagner la prise en charge des personnes âgées sont lourds. Ces volets d'action sociale sont fortement ciblés sur les personnes âgées les plus démunies, très souvent bénéficiaires des minima sociaux d'assurance vieillesse.

L'allocation universelle inconditionnelle a bien évidemment pour objectif de lutter contre la pauvreté. À cet égard, je rappelle que le minimum vieillesse a été, au cours de nombreuses décennies, un instrument majeur de lutte contre la pauvreté des personnes âgées. Si moins de personnes en bénéficient aujourd'hui, c'est bien parce que le système de retraite assurantiel est monté en charge et est arrivé à pleine maturité. Nous nous en réjouissons. Par exemple, les femmes, qui étaient les principales bénéficiaires du minimum vieillesse voilà une vingtaine d'années, ont aujourd'hui des carrières qui leur permettent de bénéficier de niveaux de pension tout à fait satisfaisants.

Le minimum vieillesse a donc vraiment, et depuis très longtemps, un effet de levier majeur des politiques de lutte contre la pauvreté. Il remplit pleinement son rôle.

En comparaison, on peut regretter que l'allocation veuvage, qui contribue elle aussi à assurer un minimum d'existence, ne soit totalement déconnectée de logiques permettant, en particulier, de favoriser le retour à l'emploi par le versement d'une allocation temporaire et ne s'inscrive pas du tout dans une dynamique de progression. Ce constat nous semble tout à fait important.

Enfin, il nous est parfois un peu difficile de nous prononcer sur le périmètre de ce que doit recouvrir un éventuel revenu de base. On voit que la définition de celui-ci peut être extrêmement large : il s'agit même parfois d'englober tous les types de prestations pour aboutir à un minimum de base. Les autres registres de prestations ne viendraient alors se déclencher que de manière complémentaire.

Pour revenir sur chacune des prestations qui nous concernent, nous n'avons bien évidemment aucun mal à imaginer que l'allocation veuvage puisse, demain, être gérée tout à fait différemment : elle relève, pratiquement, d'une autre logique.

Cependant, il nous faudra régler, à son sujet, quelques petites difficultés connexes. Ainsi, assez curieusement, cette prestation de solidarité n'est pas soumise à condition de résidence : sur plus de 7 000 bénéficiaires de l'allocation veuvage, environ 2 900 vivent à l'étranger. C'est l'une des données du problème.

L'assurance veuvage a pour autre particularité d'être financée par la cotisation d'assurance vieillesse. La cotisation spécifique d'assurance veuvage qui existait avant 2003 a été intégrée dans la totalité des cotisations d'assurance vieillesse. Ce mécanisme de financement ne permet donc pas de l'assimiler complètement à une prestation de solidarité : c'est une prestation de solidarité délivrée par le système assurantiel à l'intérieur de son propre système de cotisations.

Cela dit, ces difficultés sont bien évidemment tout à fait surmontables.

Pour ce qui concerne le minimum vieillesse, une des difficultés réside dans le fait qu'il consiste, dans l'essentiel des cas, en le versement d'une prestation différentielle : les assurés perçoivent un complément parce que les droits propres qu'ils se sont constitués au titre de leurs cotisations sont insuffisants - par exemple, la durée de cotisation ne leur permet pas de bénéficier d'un taux plein.

Nous devrons donc nous interroger sur la ligne à adopter en matière de financement, entre système de nature assurantielle et prestation de solidarité. Aujourd'hui, le système est financé par le Fonds de solidarité vieillesse, le FSV, auquel nous adressons chaque année une facture. De très nombreux rapports le décrivent comme extrêmement complexe. En tout état de cause, la question se posera, quel que soit le dispositif.

Enfin, nous nous interrogeons sur l'accès aux droits.

Je pense tout d'abord à la question de la continuité des droits qui se pose de manière quasi permanente, même si les organismes se coordonnent au mieux. Ainsi, l'accès à l'allocation de solidarité aux personnes âgées, l'ASPA, qui représente l'essentiel du minimum vieillesse, peut intervenir à différents âges : 62 ans en cas d'invalidité, 65 ans et 67 ans à la suite des réformes intervenues en matière de retraite.

Alors que les systèmes d'assurance vieillesse corrèlent de plus en plus la durée de cotisation à la durée de versement d'une pension - tous les systèmes sont aujourd'hui structurés de cette manière -, nous nous posons une question fondamentale : sur ces prestations de solidarité, l'équivalence de durée et la limite d'âge ont-elles toujours un sens ? Faut-il faire dépendre d'un simple critère d'âge lié aux réformes des retraites la bascule dans le minimum vieillesse ou faut-il se doter de règles différentes, le rapport à l'emploi se posant différemment pour des personnes en situation d'invalidité, de handicap ou durablement éloignées de l'emploi à des âges avancés ?

Par ailleurs, le revenu de base est parfois défini comme un revenu socle, versé avant toute autre prestation. Veillons toutefois au respect des grandes logiques qui traversent nos systèmes : le système de l'assurance vieillesse, les systèmes de retraite au sens large sont des systèmes relativement sophistiqués, mais pilotés sur la base de paramètres tout à fait structurants en France comme dans l'ensemble des pays européens. Les critères de durée de cotisation, les lignes de partage entre vie active et retraite, les montants de revalorisation des pensions et des cotisations sont autant de paramètres qui permettent effectivement de piloter l'ensemble d'un système de retraite.

Tout système socle qui se positionnerait en amont de l'ensemble de la distribution des prestations pour les personnes âgées viendrait assez fortement percuter la manière dont les systèmes de retraite sont pilotés. Or, en vertu du consensus actuel, la retraite au sens général est un salaire différé, basé sur des cotisations et de plus en plus proportionné au montant des cotisations versées. La logique n'est donc pas tout à fait la même ! Le capital investi, même s'il est redistribué immédiatement, donne un droit à créance à terme. Dès lors, la mise en place d'un revenu de base qui emporterait, par exemple, un minimum de 600 ou de 800 euros par mois et d'une retraite qui n'interviendrait que complémentairement changerait donc l'ergonomie générale du système d'assurance vieillesse en France.

Pour terminer, j'évoquerai les questions de « grande » simplification. Du rapport de Christophe Sirugue et d'un certain nombre de débats se dégagent trois grandes options : l'amélioration immédiate du fonctionnement des minima sociaux, la fusion d'un certain nombre d'entre eux et la refonte de l'ensemble des minima dans le cadre d'un revenu de base.

En ce qui concerne l'amélioration immédiate du fonctionnement des minima sociaux, mes collègues des autres secteurs de la protection sociale seront d'accord pour dire qu'ils sont marqués aujourd'hui par une complexité redoutable, laquelle ne sert bien évidemment pas la lisibilité de l'ensemble de ces prestations pour nos concitoyens, voire handicape leur accès aux droits.

Nous validons les propositions relatives aux portails d'accès pour favoriser la simulation et l'accès aux droits. Nous insistons sur l'importance de la simulation : l'accès aux droits n'est imaginable que dès lors que le citoyen est en capacité de se demander par lui-même s'il remplit les conditions requises pour bénéficier d'une prestation. Cet axe nous semble important.

Par ailleurs, et c'est sans doute l'un des aspects les plus techniques et complexes du problème, il convient de rapprocher les règles de gestion des différents opérateurs de minima sociaux. Chaque opérateur a des règles qui lui sont propres. Bien évidemment, la question des montants est à cet égard tout à fait symptomatique. Je pense également à la question des pièces justificatives partagées, sur laquelle nous sommes en train de progresser, même si le chantier demeure important, mais aussi à la question de la continuité des droits par automatisme de transferts. Aujourd'hui, pour opérer la bascule depuis une allocation aux adultes handicapés, une pension d'invalidité ou une situation de chômeur en fin de droits vers une pension de retraite, nous demandons à nos assurés d'effectuer une multiplicité de démarches, alors qu'un certain nombre de systèmes, nécessitant une transformation de la réglementation, nous permettraient sans doute assez aisément de passer à une bascule automatique en matière d'ouverture de droits - je rappelle que, pour l'heure, la plupart de nos droits sont quérables.

Enfin, je veux évoquer le sujet absolument récurrent pour chacune de nos institutions de la nature des ressources prises en compte et de la fréquence de leur fourniture. Cette question est majeure et le restera dans toutes les situations. Chaque caisse demande que lui soient communiqués à intervalles réguliers la nature et le montant des revenus à prendre en compte pour le versement des prestations, mais cet intervalle est tantôt de trois mois, tantôt d'un an, tantôt de deux...

À ce sujet, vous savez sans doute que le minimum vieillesse, pour lequel existent des problèmes d'accès au droit, est récupérable sur succession au-delà d'un certain plafond, plafond applicable même en cas de livret A agréablement fourni. Dès lors, cette règle est, pour nous, un obstacle tout à fait important.

Nous voyons dans la création d'une base de ressources unique et la définition de règles de gestion appuyées sur des réglementations beaucoup plus homogénéisées un moyen simple et plutôt de court terme d'aboutir à un meilleur fonctionnement des différents minima sociaux en les laissant peu ou prou en l'état.

Pour ce qui concerne la deuxième option, qui consiste à fusionner un certain nombre de minima sociaux, nous estimons, vous l'avez compris, que l'assurance veuvage relève d'une autre logique et qu'elle a vocation à fusionner, par exemple avec un RSA renouvelé. Quelle que soit la prestation retenue in fine, cette piste nous paraît devoir être explorée.

Enfin, la refonte totale de l'ensemble des minima sociaux dans le cadre de la mise en place d'une couverture socle soulève un certain nombre des questionnements, que j'ai commencé à évoquer. Cette troisième option nécessitera, nous semble-t-il, une investigation approfondie. En effet, conduire des réformes d'une telle envergure sans disposer d'étude d'impact extrêmement détaillée nous paraîtrait relativement risqué.

Pour terminer, en matière d'assurance vieillesse, oui, la rationalisation de la gestion est nécessaire. Elle doit avant tout se traduire par une simplification pour l'usager. Le back office et ses complexités relèvent de la salade interne ! Si l'on peut bien évidemment gagner un peu d'argent sur ce plan, je rappelle que, s'agissant du minimum vieillesse au sens large, la gestion de l'ASPA représente à peu près 1 % des quelque 110 milliards d'euros de prestations vieillesse que nous versons chaque année et environ 3 % de nos bénéficiaires. Il ne faut donc pas espérer un abaissement des coûts de gestion extrêmement significatif, quelle que soit la nature des évolutions qui seront engagées. En revanche, l'enjeu de simplification pour les assurés est, lui, absolument majeur.

M. Jérome Rivoisy, directeur général adjoint en charge de la stratégie et des relations extérieures de Pôle emploi. - Je veux d'abord rappeler le cadre général qui met Pôle emploi en relation avec les bénéficiaires de minima sociaux, puis passer en revue les questions liant notamment revenu de base, minima sociaux et retour à l'emploi qui peuvent se poser.

Pôle emploi est concerné par deux minima sociaux : l'allocation de solidarité spécifique, l'ASS, prestation d'indemnisation versée aux personnes ayant épuisé leurs droits à l'assurance chômage, dont les règles sont fixées par l'État et le calcul et la gestion assurés par Pôle emploi, et le RSA, à travers les actions d'accompagnement de ses bénéficiaires.

L'ASS, qui est susceptible d'être concernée par une éventuelle simplification ou par une fusion avec d'autres minima sociaux, mais qui relève de l'État, est versée mensuellement aux demandeurs d'emploi qui ont épuisé leurs droits à l'allocation chômage, justifient d'au moins cinq ans d'activité salariée et disposent de ressources inférieures à un plafond défini en fonction de leur situation conjugale. Elle est renouvelée tous les six mois après vérification de satisfaction des conditions de ressources sur les douze derniers mois et n'a pas de durée limitée. Elle permet d'ouvrir des droits à la retraite définis sous forme de trimestre, un dispositif d'intéressement étant prévu en cas de reprise d'emploi.

En juin 2016, on comptait environ 460 000 bénéficiaires de l'ASS, toutes catégories confondues. Parmi ceux-ci, 47 % avaient plus de 50 ans, 40 % la touchaient depuis plus de deux ans et 10 % depuis au moins huit ans. Les allocataires de l'ASS en bénéficiaient depuis 1 307 jours en moyenne, soit trois ans et demi. On observe une corrélation assez forte entre la durée de versement et l'âge des allocataires. J'insiste sur ce point, le minimum social ou le revenu de base n'étant pas forcément le paramètre central d'un retour à l'emploi.

Des économistes vous ont peut-être déjà rendu compte des études qui ont été réalisées pour observer notamment les effets d'incitation au retour à l'emploi de la durée d'indemnisation et du versement d'un revenu de base. Ainsi, une évaluation conduite préalablement à la généralisation du RSA n'avait pas vraiment pu mettre en évidence d'effets « désincitatifs » au retour à l'emploi. Il n'a pas été démontré que le versement d'un revenu minimum était de nature à prolonger une inactivité.

Nous verrons d'ailleurs que la question du revenu est importante dans l'aide à la recherche d'emploi. Il existe d'autres aides susceptibles de venir s'ajouter à un revenu de base qui peuvent avoir un effet incitatif au retour à l'emploi. Pôle emploi en verse quelques-unes. Je pense notamment à ce que l'on appelle, dans notre réglementation interne, les « aides à la mobilité » ou les « aides à la recherche d'un premier emploi » pour les jeunes qui peuvent effectivement constituer un levier plus incitatif qu'un revenu de base en matière de recherche d'emploi.

Ce qu'il est important de noter pour les bénéficiaires de l'ASS - avant d'évoquer ceux du RSA -, qui ont des difficultés de nature sociale à reprendre pied sur le marché du travail, c'est que pour favoriser leur retour à l'emploi, ce sont effectivement les actions d'accompagnement, au-delà du revenu, qui peuvent être couronnées de succès ou non et leur permettre de retrouver un emploi plus ou moins durable.

Cet accompagnement est le coeur de métier de Pôle emploi, au-delà du calcul et du versement de l'allocation de solidarité spécifique. Aujourd'hui, dans le cadre de notre offre de services tendant à une individualisation du suivi des demandeurs d'emploi, ces bénéficiaires occupent une place importante dans ce que nous appelons l'accompagnement intensif ou renforcé, pour lequel les conseillers consacrent un temps d'accompagnement plus important, ce qui est logique. Nous avons aussi considéré que des actions complémentaires étaient indispensables pour se donner une chance de garantir le retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA. C'est dans ce cadre que Pôle emploi a contractualisé une démarche d'accompagnement global avec des conseils départementaux. Ils sont 96 à avoir signé une convention avec Pôle emploi, d'une part, pour agir en matière d'accompagnement à l'emploi - c'est le métier de Pôle emploi -, d'autre part, pour lever toute une série de difficultés sociales par l'action combinée des travailleurs sociaux et des départements. Cette action est de nature à optimiser les chances de retour à l'emploi au-delà de la question du versement d'un revenu comme le RSA.

Pour ce qui des demandeurs d'emploi bénéficiaires du RSA, ils étaient en juin dernier un peu plus de 718 000, toutes catégories de demandeurs d'emploi confondus - A, B et C - ; 48 % des bénéficiaires du RSA étaient inscrits depuis au moins un an, 29 % depuis deux ans et plus. En ce qui concerne leur niveau de formation, ils étaient 67 % à avoir un niveau de formation inférieur au bac - 70 % pour les bénéficiaires de l'ASS, chiffre très proche. Pour ce qui est de la prise en charge par Pôle emploi au titre de ses actions d'accompagnement, ils étaient plus de 27 % à être en accompagnement intensif, 24 % en accompagnement renforcé et 3,4 % en accompagnement global.

Pôle emploi est donc concerné potentiellement au travers de deux minima sociaux par les réformes que les pouvoirs publics pourraient engager sur ce sujet. Dans l'aide à la recherche d'un emploi, la question du revenu existe, mais elle n'est pas forcément centrale.

Monsieur le président, vous avez mentionné tout à l'heure l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée », action à laquelle Pôle emploi est associé de par la loi : cette démarche expérimentale est davantage centrée sur la sélection de territoires extrêmement ciblés, plutôt de petite taille, et dans lesquels la recherche d'une insertion rapide des demandeurs d'emploi, identifiés par Pôle emploi dans la plupart des cas - qu'ils soient inscrits ou non -, passera non pas tant par une mobilisation de revenus que par l'identification sur ces territoires d'opérateurs économiques - entreprises ou autres - susceptibles de proposer des emplois considérés comme additionnels ou supplémentaires, pour les faire émerger avec une mise en adéquation très fine entre des demandeurs d'emploi éloignés de l'emploi ; c'est un besoin économique latent qui ne serait pas satisfait par d'autres opérateurs économiques. L'un des enjeux de cette expérimentation est bien de montrer que ces emplois ne se substituent pas à d'autres emplois latents dans le tissu économique et de voir, sur une période de cinq ans, comment cette mise en adéquation entre cette offre et cette demande peut être couronnée de succès sur la durée, indépendamment des questions d'allocations ou de revenus, puisque ces demandeurs d'emploi pourront se trouver dans des situations différentes au regard de leur indemnisation.

S'agissant de la question des revenus au regard du retour à l'emploi des publics qui en sont éloignés, des études économiques portant aussi bien sur la durée d'indemnisation que sur le versement de minima sociaux tels que le RSA n'ont pas permis de conclure de manière très claire à un quelconque effet « désincitatif ». On peut penser alors que le versement un jour d'un revenu minimum universel ou socle serait sans impact négatif sur le retour à l'emploi - reste à voir quel serait son montant.

Pôle emploi, en complément des mesures d'accompagnement existantes, peut attribuer des aides financières au retour à l'emploi qui peuvent être un coup de pouce clé à un moment donné du parcours de recherche d'emploi. Le conseil d'administration de Pôle emploi bénéficie, de par la loi, d'une sorte de quasi-pouvoir réglementaire encadré qui lui permet de verser des aides à la mobilité - toujours versées sous condition de ressources sur la base d'un barème national -, qui peuvent prendre la forme de bons de transport SNCF, de bons de réservation, de bons d'aide à la mobilité non ciblés sur un transport en particulier - c'est plus exceptionnel - pour la prise en charge des frais de déplacement pour se rendre par exemple à un entretien, dans une limite de 150 euros. De même, il est possible de financer les permis de conduire des publics en difficulté financière. Cette aide, attribuée sous conditions de ressources, d'un montant maximum de 1 200 euros et versée par Pôle emploi en trois fois, est de nature à débloquer des situations pour permettre plus facilement le retour à l'emploi.

Dans votre propos introductif, monsieur le président, vous disiez que le revenu de base pourrait avoir deux objectifs principaux : un objectif central d'amélioration de la protection sociale au titre de la réduction de la pauvreté et un objectif de retour au travail des personnes éloignées de l'emploi en assurant un socle de revenus, sans pour autant épuiser le sujet des aides et de la mobilisation des leviers pour aider les personnes les plus éloignées de l'emploi à retrouver du travail.

L'autre question que l'on peut se poser, et qui a été abordée par M. Émile, est la suivante : un revenu avec ou sans condition de ressources ? L'allocation de solidarité spécifique est versée aujourd'hui sous conditions de ressources, ce qui oblige à un travail de vérification selon un rythme semestriel. On peut effectivement imaginer qu'il serait plus simple pour les usagers, pour les bénéficiaires et pour les organismes versant la prestation que celle-ci soit sans condition de ressources. La forte variabilité du marché du travail, sa fragmentation, conduit de plus en plus de demandeurs d'emploi à enchaîner des CDD parfois de très courte durée. Si le revenu minimum était sous conditions de ressources, cela obligerait les bénéficiaires confrontés à une succession de contrats courts à produire des justificatifs selon des rythmes extrêmement fréquents. Parfois, on pourrait se retrouver avec des effets ciseaux dans le cas des allocations différentielles ou, a contrario, quand des séquences de chômage alternent avec des contrats courts.

L'objectif visé à travers ce revenu de base, ce revenu socle, ce revenu minimum est-il une celui d'une simplification, d'une plus forte intégration des minima sociaux ou, au contraire, s'agit-il de créer véritablement un revenu de base indépendant auquel s'ajouteraient le cas échéant des prestations spécifiques, qu'il faudrait redéfinir et revoir en fonction du montant de ce revenu de base ? Les actions vis-à-vis des usagers qui sont déjà en cours pour certaines d'entre elles et qui pourraient être encore intensifiées dans un très proche avenir vont dans le bon sens : je pense là à la mise en place de portails pour permettre un accès plus simple à l'information - Pôle emploi s'inscrit dans cette démarche pour éviter les phénomènes de non-recours et faire en sorte que les usagers connaissent mieux leurs droits -, à l'amélioration des interconnexions entre les organismes de protection sociale pour éviter, dans le cas des allocations soumises à conditions de ressources, de multiplier les remises de pièces justificatives.

Cette première étape de simplification ne serait pas nécessairement la plus aisée à franchir dans un premier temps - l'interconnexion des systèmes d'information entraînerait des surcoûts au début -, mais c'est une piste prometteuse sur la durée. L'harmonisation des règles de gestion entre les opérateurs et en matière de pièces justificatives pourrait jouer. En ce qui concerne Pôle emploi, les règles ne sont pas fixées par l'organisme de protection sociale : l'ASS dépend de l'État et les règles applicables au RSA ne relèvent pas de Pôle emploi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Je vous remercie, monsieur Rivoisy. Nous aurons sans doute l'occasion de vous poser des questions tout à l'heure.

Mme Delphine Champetier, directrice de cabinet du directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés. - Dans un premier temps, j'énoncerai des considérations générales sur la couverture du risque maladie et le revenu de base ; dans un second temps, et plus précisément, je dirai les raisons pour lesquelles l'assurance maladie est particulièrement concernée par la mise en place d'un revenu de base selon les différents scénarios qui ont été évoqués ; dans un troisième temps, je ferai le parallèle avec les réflexions que nous menons du côté de l'assurance maladie en faveur d'une plus grande simplification, tant pour les assurés qu'en matière de gestion.

La question du revenu de base reste marginale par rapport à la couverture du risque maladie. Je crois comprendre que, en Finlande, le revenu de base n'inclut pas dans son champ d'expérimentation ce risque-là. Nous réfléchissons régulièrement à la manière de couvrir ce dernier. Cette réflexion porte sur la mise en place d'un bouclier sanitaire. Il nous est difficile de réfléchir a priori sur les niveaux de revenus susceptibles de couvrir le risque maladie ; ce risque, quand il survient, peut être tellement coûteux qu'aucun assuré ne serait en mesure d'en assumer la charge, même si un revenu lui était distribué chaque mois et quand bien même il aurait eu la prudence « d'épargner » des journées d'hospitalisation, les traitements des affections de longue durée étant, du fait de leur coût, hors de portée de la plupart des assurés.

Les quelques réflexions assimilables à celles que nous pourrions avoir sur la mise en place d'un revenu de base portent en réalité sur l'instauration d'un bouclier sanitaire : quel niveau de reste à charge juge-t-on acceptable de laisser à une personne ? Ces réflexions récurrentes, qui n'ont pas encore abouti, portent sur la question de savoir s'il doit subsister des forfaits de reste à charge universels ou si ce reste à charge doit être modulé en fonction des revenus des personnes.

Ce sujet a d'ailleurs été évoqué dans le dernier rapport de la Cour des comptes sur la sécurité sociale.

La mise en place d'un revenu de base serait donc sans impact sur la couverture du risque maladie. En revanche, l'assurance maladie est gestionnaire d'un minimum social, à savoir l'allocation supplémentaire d'invalidité, citée dans le rapport Sirugue. Il s'agit d'un complément à la pension d'invalidité. On compte actuellement 80 000 bénéficiaires, chiffre plutôt en baisse. Ce minimum social est versé quand le montant de la pension d'invalidité est trop faible et avant que la personne concernée ne bénéficie de l'allocation de solidarité aux personnes âgées, l'ASPA. Il s'élève à environ 400 euros par mois maximum, pour les personnes ayant perçu un revenu de 300 euros mensuels au cours des trois derniers mois. Ensuite, le montant versé diminue en fonction du niveau de revenu. Son coût pour le régime général était de 240 millions d'euros en 2015.

Le rapport Sirugue soulève la question - sur laquelle nous commençons à travailler - de l'homogénéisation et de l'harmonisation des critères de versement de cette allocation supplémentaire d'invalidité avec les critères de versement de l'allocation aux adultes handicapés. Dans les deux cas, il s'agit d'évaluer un niveau de handicap, et ce que met en lumière le rapport Sirugue, c'est que les pratiques ne sont pas les mêmes suivant les organismes gestionnaires. À vrai dire, elles ne sont sans doute pas non plus exactement les mêmes au sein du régime général s'agissant de l'attribution de l'allocation supplémentaire d'invalidité, même si nous travaillons à la mise en place d'un outil de simulation pour guider les médecins-conseils dans leurs décisions et mettre à leur disposition un socle de critères communs. Actuellement, ces travaux d'harmonisation consistent à recenser les pratiques pour voir dans quelle mesure on peut aller vers une homogénéisation des critères d'attribution, ce à quoi nous sommes favorables.

Le deuxième sujet sur lequel je voulais insister s'agissant de l'implication de l'assurance maladie dans la lutte contre la pauvreté - question importante dans l'objectif de mise en place d'un revenu de base - est effectivement la question de l'accompagnement. Au-delà du versement des prestations, l'assurance maladie, comme Pôle emploi, développe des programmes spécifiques pour les publics précaires, bien sûr pour des questions sanitaires, mais aussi avec un objectif de réinsertion professionnelle. Par exemple, nous avons mis en place des programmes de prévention de la désinsertion professionnelle destinés à repérer les personnes recevant des indemnités journalières depuis un certain temps en lien avec un certain type de pathologie. Nous pouvons avoir un contact direct avec ces personnes par l'intermédiaire d'un service médical ou de notre réseau d'assistantes sociales pour voir dans quelle mesure on peut les aider à retrouver le chemin de l'emploi.

Les questions d'accompagnement, au-delà du versement des prestations, sont donc un complément important dans la lutte contre la pauvreté.

J'en viens aux questions méthodologiques. Les différents scénarios exposés dans le rapport s'inscrivent dans une démarche progressive. Il me semble ainsi compliqué d'aller au scénario 3 sans avoir au préalable exploré les scénarios 1 et 2, c'est-à-dire travaillé en amont d'abord sur une simplification des réglementations, puis sur l'homogénéisation des procédures de gestion au sein des différents organismes. Parfois, même sur des processus assez similaires, on ne demande pas exactement les mêmes pièces justificatives, on ne considère pas les revenus sur des durées identiques, on n'a pas exactement la même définition de ce qu'est un foyer. Ce constat vaut pour toutes les prestations.

La fusion de l'ensemble des minima sociaux ne pourra se faire sans au préalable un « nettoyage » et une homogénéisation à la fois de la réglementation et des règles de gestion.

Cette réflexion sur la simplification et l'intelligibilité des droits des assurés - notamment les droits maladie -, sur la qualité de service, enjeu très important, sur l'homogénéité territoriale des droits aux prestations, sur l'efficacité de notre gestion en matière de versement de ces prestations a conduit à l'ouverture de toute une série de chantiers.

Nous sommes en particulier extrêmement attentifs aux contreparties de cette simplification. Pour nous, la simplification de la réglementation et l'homogénéisation des règles doivent aussi permettre à terme un contrôle plus efficace. Nous rencontrons des difficultés avec certaines prestations soumises à une réglementation assez complexe. Par exemple, une demande de CMU-C nécessite quatorze pièces justificatives, ce qui rend les procédures de contrôle très difficiles à mettre en place.

La marche vers un revenu de base et une homogénéisation des règles doit aussi permettre un renforcement et une simplification des contrôles qui sont menés parce qu'une réglementation complexe, ce sont aussi des droits compliqués à contrôler ; c'est donc source éventuellement d'inégalités et d'injustices.

L'assurance maladie prend également part aux réflexions menées, notamment par le ministère des affaires sociales, sur la mise en place de portails numériques permettant aux assurés d'accéder rapidement et simplement à l'ensemble de leurs droits sociaux, sans pour autant permettre l'ouverture automatique de droits, contrairement à ce que suggère le rapport Sirugue. Toujours est-il que l'assuré pourrait avoir accès à l'ensemble de ses prestations et de ses droits, quels que soient la branche et l'organisme de sécurité sociale concernés.

Nous menons également une réflexion avec le ministère des affaires sociales sur la simplification et l'harmonisation des conditions d'attribution de la CMU-C : comment réduire le nombre de pièces justificatives exigées ? Comment lier le versement de cette prestation à certaines autres prestations de manière automatique, ce que nous faisons déjà pour les bénéficiaires du minimum vieillesse dont l'accès à la complémentaire santé est automatiquement renouvelé ? Nous travaillons donc sur une simplification de l'accès pour les assurés et pour simplifier la gestion pour nous.

M. Bernard Tapie, directeur des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale des allocations familiales. - En premier lieu, je dresserai un diagnostic assez rapide de la situation actuelle du point de vue de la CNAF, puis j'évoquerai des travaux de simulation que nous avons menés pour savoir comment il serait possible de créer un revenu universel garanti et dans quelle mesure on pourrait passer de ce revenu universel garanti à un revenu de base sans trop toucher à l'effort de redistribution aujourd'hui consenti.

Je précise que ces travaux d'analyse et de recherche, ces simulations n'expriment en aucun cas la position de la CNAF sur les sujets qui nous intéressent aujourd'hui.

Dans ce domaine, les prestations gérées par les CAF, il existe 18 000 règles de droit ! Par ailleurs, nous avons étudié, pour presque toutes les prestations que nous versons, ce qui se passe quand on gagne un euro de plus, si elles baissent, si elles augmentent. Jusqu'à un niveau très faible de revenus, c'est le RSA qui s'applique ; ensuite, c'est un enchevêtrement : prime d'activité, fin de forfait logement, puis déclenchement du bonus de la prime d'activité, etc. L'enchevêtrement de ces prestations, si on les met en relation avec les revenus, a de quoi surprendre : on peut s'interroger sur les effets incitatifs sur les ménages modestes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Il y a plusieurs seuils.

M. Bernard Tapie. - Non seulement il y a plusieurs seuils, mais en plus ils ne sont pas très rationnels : quand on passe de 200 euros à 250 euros de revenus, le taux marginal d'imposition baisse, tout simplement parce que les dispositifs n'ont pas été conçus pour s'impliquer les uns dans les autres.

Si l'on revient à la question d'un revenu garanti ou d'un revenu de base, de quoi parle-t-on ? On ne peut s'en tenir aux seuls minima sociaux, il existe des prestations qui viennent les compléter tout de suite : je pense, par exemple, aux allocations logement, que touchent un grand nombre de bénéficiaires des minima sociaux. Et puisqu'elles ne sont pas comprises dans la base ressources, il s'agit presque d'un supplément de minimum social pour les locataires.

Dans nos travaux d'analyse, nous avons scindé les prestations en prestations en direction des ménages modestes et prestations généralistes. Parmi les prestations en direction des ménages modestes, on distingue les allocations logement - environ 6 millions de bénéficiaires -, le RSA socle, la prime d'activité, l'AAH, la majoration pour la vie autonome, l'allocation de base, le complément familial, l'allocation de rentrée scolaire, l'allocation de soutien familial, l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé. Dans notre modèle de simulation, nous avons intégré l'allocation de solidarité aux personnes âgées.

Cela représente une enveloppe globale de 45,4 milliards d'euros. L'effet incitatif de l'ensemble ne semble pas très clair quand on effectue une simulation avec variation des revenus : parfois, un euro supplémentaire de revenus conduit à une baisse des prestations et à l'effet inverse juste après.

Plutôt que d'envisager un revenu de base, nous avons plutôt envisagé un revenu minimum garanti, en déterminant son montant possible, à enveloppe constante. Dans nos simulations, nous avons retenu 900 euros, et nous avons constaté que l'impact serait très fort sur la pauvreté : en retenant un seuil de pauvreté à 50 % du revenu médian, on passerait de 8 % de la population à 2 %. Au moins sur cet objectif de politique publique de réduction de la grande pauvreté, cette manière de procéder serait intéressante.

Nous n'avons pas simulé un revenu universel garanti qui soit complètement uniforme, quelle que soit la situation du foyer : nous avons majoré ces 900 euros de 40 % dans le cas de la présence d'un handicapé, de 10 % dans le cas d'un parent isolé, inclus des majorations pour les enfants, certaines zones géographiques, etc.... Nous avons ainsi créé un revenu minimum garanti « familialisé » pour tenir compte de la situation du foyer qui pourrait en bénéficier.

Ce revenu mettrait fin à certaines incohérences du système actuel. Par exemple, aujourd'hui des foyers des déciles 5, 6 et 7 qui bénéficient actuellement de l'allocation logement n'en bénéficieraient plus. Elles en bénéficient pour des raisons liées à la réglementation : les ressources qu'on considère pour l'allocation logement sont les ressources de l'année n-2 ; même si vos ressources ont évolué entre-temps, vous pouvez donc continuer à bénéficier de l'allocation logement. Toutes ces anomalies ou scories dues aux différentes réglementations disparaîtraient pour une plus grande cohérence dans la distribution de ces prestations.

Comment passe-t-on à un revenu universel ? La première solution consiste à dire que ces 900 euros « familialisés » pourraient être versés à tout le monde, ce qui serait beaucoup plus coûteux qu'un revenu minimum garanti. Par conséquent, il faudrait mettre en place un prélèvement. Nous avons retenu l'hypothèse d'une flat tax, d'un taux forfaitaire de 40 % sur les revenus, c'est-à-dire en fait à la base « ressources » du RSA. Coût : entre 440 et 450 milliards d'euros.

Toujours est-il que ce n'est pas le coût réel, puisque des gens vont recevoir 900 euros « familialisés » tout en étant ponctionnés de ces 40 %. Pour une grande partie de la population, ce sera neutre, c'est-à-dire qu'ils seront ponctionnés à peu près de ce qu'ils recevront. En gros, à partir du décile 5 jusqu'au décile 9, le système est quasi neutre. Évidemment, le décile 9 se retrouvera très affecté par ce prélèvement sur les revenus et les déciles du début de distribution bénéficieront à plein des 900 euros et seront très peu ponctionnés.

Ce qu'il faut donc regarder, ce n'est pas le coût du prélèvement, mais le coût pour les perdants, ceux qui vont devoir contribuer à ce versement à tous de 900 euros. Ce coût est de 100 milliards d'euros ; c'est le montant de l'effort redistributif que doit consentir le pays, en particulier les personnes des déciles 8, 9 et 10, pour pouvoir assurer ce revenu universel de base s'il est financé de cette manière.

Nous avons étudié un deuxième scénario, celui d'un revenu universel de base quasi fictif. Il consisterait à verser 900 euros à tout le monde, mais pour ceux qui n'avaient pas ce revenu, on ponctionnerait leurs ressources de telle manière qu'ils le perçoivent réellement - ceux qui n'ont pas de ressources recevront 900 euros, et à ceux qui ont 50 ou 100 euros de ressources, on versera les 900 euros mais leurs ressources seront ponctionnées au titre du financement du revenu universel. Tous les autres seront ponctionnés exactement du revenu de base. Et donc le coût est exactement le même que celui du revenu universel garanti, à savoir 45 milliards d'euros.

En fait, il est possible de procéder progressivement. On peut partir exactement de l'effort de redistribution d'aujourd'hui et dire qu'on crée un revenu minimum garanti. On pourra l'appeler revenu de base dès lors qu'on se sera mis d'accord sur la manière dont il est financé. Dans un second temps, il sera possible de faire varier la manière dont ce revenu de base est financé pour rendre ce financement plus progressif, et non forfaitaire.

De ces travaux exploratoires, nous tirons trois conclusions.

Premièrement, il nous semble qu'une fusion des prestations versées aux ménages modestes permettrait de clarifier les objectifs de politique publique assignés aux prestations versées à ces ménages. Fusion pour faire soit un revenu garanti, soit une allocation unique d'activité : nous avons aussi étudié la possibilité de procéder par analogie avec la prime d'activité, c'est-à-dire de prévoir un montant forfaitaire de base, les gens gardant ensuite, en fonction de leurs ressources, 50 % de ce qu'ils ont gagné pour les inciter au travail.

Deuxièmement, en termes de simplification et de gestion, nous savons gérer la prime d'activité par un accès direct par internet, et la déclaration sociale nominative nous permettra un accès simplifié aux ressources. Il nous semble que la partie revenu universel garanti serait gérable dès lors que les Français concernés accepteraient de faire une déclaration trimestrielle de ressources. Ainsi, en ce qui concerne la prime d'activité, le niveau d'acceptation est très haut comme le montre le doublement du taux de recours entre le RSA activité et la prime d'activité alors que la prestation a assez peu varié finalement. La manière de dispenser le droit, c'est-à-dire de permettre aux gens de procéder depuis chez eux, est essentielle et cette modalité de dispensation serait finalement assez efficace pour garantir le recours.

Troisièmement, si l'on dit qu'il est souhaitable de fusionner l'ensemble des prestations versées aux ménages modestes - vous avez noté que je n'ai pas parlé des allocations familiales -, le passage au revenu universel de base est un passage simplement « paramétrique », dans la manière dont on le finance ; ce n'est pas un big bang.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Ces réflexions et ce travail, même s'ils n'ont pas encore abouti, sont très intéressants.

Mme Patricia Chantin, responsable des relations parlementaires et institutionnelles de la Caisse nationale des allocations familiales. - Il est peu probable que les frais de gestion de ce revenu universel ou minimum soient inférieurs à ce qu'ils sont aujourd'hui pour les 75 milliards d'euros que nous gérons, à savoir 2,5 %, ce qui est assez bas surtout au regard de nos 18 000 règles de droit applicables à la vingtaine de prestations que nous distribuons, d'autant plus qu'une part de nos allocataires, notamment les plus précarisés, ceux qui touchent le RSA, peuvent connaître deux changements de situation chaque mois. Nous gérons donc des situations extrêmement complexes. L'objectif est certes une simplification maximale pour les allocataires - de fait, nous attendons avec impatience la DSN, promouvons la dématérialisation et l'accompagnement vers plus de numérique -, mais la réalité d'aujourd'hui, c'est l'extrême complexité de l'ensemble des règles de droit régissant ces prestations. On ne peut pas expliquer à un allocataire qui touche un certain nombre de prestations comment l'on calcule une aide au logement ; ce calcul se fait automatiquement au moyen de systèmes informatiques extrêmement complexes. Une plus grande simplicité permettrait sans doute aux gens de mieux comprendre comment fonctionnent ces prestations et comment elles sont financées.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Tout ce qui a été dit sur la manière d'envisager un revenu de base compte tenu du maquis actuel des allocations est très intéressant. Vous avez tous employé le mot « simplification » ; cette piste possible est envisagée par tout le monde, à commencer par M. Sirugue dans son rapport, sans compter que l'idée même de revenu universel sous-tend cet objectif de simplification, tout en offrant une protection à ceux qui le percevraient.

D'après ce que j'ai compris des propos de M. Rivoisy, le revenu universel, le revenu de base, ne favoriserait pas le retour à l'emploi : il n'aurait un effet ni négatif ni positif, pour dire les choses un peu brutalement. L'attribution d'aides spécifiques, comme les bons de transport, aiderait plus au retour à l'emploi que l'attribution d'un revenu à proprement parler. J'ai entendu dire également qu'il serait possible de regrouper les allocations. Cela recoupe certaines études faites par les défenseurs du revenu de base, notamment le Mouvement français pour un revenu de base et l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence, selon lesquelles on pourrait passer des prestations actuelles à une sorte de revenu à la condition de solliciter l'impôt des plus riches.

M. Alain Vasselle. - Parce qu'ils n'en paient pas déjà assez ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Je n'en tire aucune conclusion ; je constate simplement que cela recoupe les projections du MFRB, de l'AIRE ou de Génération libre : il faut bien faire payer quelqu'un si l'on veut mettre en place un revenu universel.

Un revenu universel servirait-il le retour à l'emploi ? La question est ouverte. Pôle emploi dit que ce n'est pas évident, qu'il n'y a pas de corrélation évidente ou immédiate avec le retour à l'emploi, même s'il est possible de le servir à tout le monde sous certaines conditions. On peut envisager de distribuer autrement les 45 milliards d'euros déjà distribués à condition de recourir à l'impôt.

M. Bernard Tapie. - J'ai dit que si l'on veut verser un revenu universel de base, il faudrait ponctionner (en net du revenu de base) 100 milliards d'euros sur les plus riches au moyen d'une flat tax. Ensuite, j'ai dit qu'on pouvait aussi envisager un financement différent par prélèvement forfaitaire du montant du revenu de base aux foyers qui ont des ressources supérieures, ce qui reviendrait à créer un revenu garanti universel ou un revenu minimal garanti, qui ne coûterait que 45 milliards d'euros, c'est-à-dire l'effort qui est aujourd'hui consenti pour la redistribution.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Cela signifie-t-il qu'on distribue à tout le monde 900 euros ?

M. Bernard Tapie. - On distribue à tout le monde 900 euros, mais la manière de financer cette mesure est différente entre les deux scenarios : le financement du revenu universel dans le second scenario, pour les personnes qui ont plus de 900 euros de revenus, est exactement égal au montant du revenu universel ; en gros, il s'agit de donner 900 euros et de reprendre 900 euros ! L'intérêt de ce scénario, c'est de montrer qu'on peut avancer vers le revenu universel en partant d'un revenu garanti. Ensuite, petit à petit en changeant le mode de financement, on pourrait avancer véritablement vers un revenu universel.

M. Jérôme Rivoisy. - Je voudrais préciser mon propos. Mon raisonnement était plutôt a contrario. Les études menées par des économistes vous éclaireront davantage - vous pourrez ainsi solliciter M. Jean Pisani-Ferry que vous auditionnez cet après-midi -, en particulier l'étude menée pour évaluer le RSA. La question qui a été soulevée a été de savoir si un revenu minimum avec des obligations d'insertion variables était de nature à « désinciter » le retour au travail. Ces études, qui n'émanent pas de Pôle emploi, avaient plutôt conclu qu'il n'y avait pas d'effet « désincitatif ».

J'ai raisonné en l'état actuel du droit, c'est-à-dire en l'absence de revenu minimum universel. J'ai simplement dit que l'aspect « revenu », qui peut être une contribution tout à fait positive au profit de personnes dans le cadre de leur recherche d'emploi, n'était pas la seule donnée ; je l'ai relativisée, en l'articulant autour des deux objectifs que vous aviez cités en introduction, à savoir la lutte contre la pauvreté et le retour à l'emploi, qui nécessitent bien d'autres actions que le seul versement d'un revenu, en particulier des aides spécifiques, éventuellement ciblées.

Il faudra mesurer les effets de ce revenu universel s'il est créé et mettre en place des actions d'accompagnement intensif pour lever une série de freins, de difficultés. Pôle emploi en prend certaines à sa charge ou bien agit de conserve avec les départements et les travailleurs sociaux. En particulier, les actions de formation sont importantes pour remettre en adéquation des publics éloignés de l'emploi avec la réalité du marché du travail.

Je relativisais la notion de revenu minimum dans l'ensemble des actions concourant au retour à l'emploi des publics les plus éloignés. Mais n'en tirez pas la conclusion qu'un revenu minimum aurait un effet négatif ou serait sans effet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Nous nous demandons si cette réflexion est valable pour l'ensemble des publics : les jeunes ou les seniors proches de la retraite, qui éprouvent des difficultés pour retrouver un emploi.

Certes, il existe des dispositifs, notamment l'ASS, pour ceux qui ne perçoivent plus d'indemnités chômage. S'agissant des jeunes, une expérimentation est menée à travers la « garantie jeunes », laquelle n'est pas sans contrepartie en termes d'accompagnement, d'animation et de formation. Peut-on mesurer l'impact sur le retour à l'emploi de certains publics plus touchés par le chômage que la moyenne des Français ?

M. Alain Vasselle. - Je voudrais rebondir sur deux points.

Premièrement, le retour à l'emploi. Vous nous avez expliqué que les études qui ont été conduites démontraient que la mise en place d'un revenu universel n'aurait pas d'effet, ni dans un sens ni dans l'autre, sur le retour à l'emploi. Ces études ont-elles bien intégré les droits connexes ? Lorsque Martin Hirsch, alors Haut-Commissaire du Gouvernement, avait travaillé sur le RSA, notre ancienne collègue du Nord Sylvie Desmarescaux et moi-même l'avions régulièrement interpellé sur ce point et nous sommes restés quelque peu sur notre faim, car on nous a expliqué qu'il était extrêmement difficile de connaître la réalité de ces droits connexes. Or il apparaît que l'ensemble formé par l'addition de ces droits connexes au revenu minimum pourrait avoir un caractère « désincitatif » sur le retour à l'emploi.

Deuxièmement, la contribution financière des Français au financement des 45 milliards d'euros pourrait être neutre pour ceux qui ont un revenu relativement élevé - vous avez avancé le chiffre de 900 euros : on leur donnerait un revenu de base de 900 euros, lesquels seraient redistribués à travers la fiscalité. Êtes-vous allé jusqu'à réfléchir sur les modalités de prélèvement de ces 900 euros ? Sauf à ce que le prélèvement à la source change complètement la donne, on paie des impôts en fonction de son revenu et selon un barème progressif. Ce prélèvement pourrait-il être calé sans hausse importante de la fiscalité pour ceux qui payent l'impôt ?

Enfin, avez-vous apprécié les conséquences de la fusion de tous ces minima sociaux sur le revenu des handicapés ? M. Valls a déclaré qu'il allait inscrire cette fusion dans le programme présidentiel socialiste, puis j'ai lu qu'il avait fait marche arrière et que l'idée d'un revenu de base était pour le moment écartée. D'après l'analyse que j'avais faite de cette proposition, j'en étais arrivé à la conclusion que ce revenu de base serait inférieur à ce que perçoivent actuellement les handicapés. Aujourd'hui, on parle d'un revenu d'environ 600 euros, alors que les handicapés perçoivent un revenu compris entre 800 euros et 900 euros.

M. Jérôme Rivoisy. - Je faisais allusion aux études menées par le comité d'évaluation mis en place après la généralisation du RSA, postérieurement à la loi de 2008. Il s'agissait de montrer si celle-ci pouvait être de nature à avoir des effets soit incitatifs, soit « désincitatifs ». Sauf erreur de ma part, ces études étaient centrées sur le RSA sans envisager les droits connexes, question plus délicate à traiter. Les effets incitatifs étaient considérés comme plutôt positifs, mais limités, et les effets « désincitatifs » comme négligeables. Ces travaux remontent à une période comprise entre 2009 et 2011.

M. Bernard Tapie. - Les simulations que j'ai relatées ne sont pas celles qu'a faites le Gouvernement pour étayer les annonces de Manuel Valls. Dans notre simulation, les handicapés ne percevraient pas moins que ce qu'ils perçoivent aujourd'hui. Nous avons prévu une majoration de ce revenu minimal garanti qui leur permettrait de toucher autant. En revanche, l'AAH a une partie « familialisée » beaucoup plus avantageuse que le RSA, ce que nous n'avons pas retenu : ainsi, les enfants non handicapés sont pris en compte dans le calcul de l'AAH de manière beaucoup plus favorable que pour le RSA. De fait, le mode de « familialisation » que nous avons retenu est le même que celui qui s'applique à l'ensemble des ménages.

Ensuite, vous nous avez demandé si nous serions en mesure de gérer un scénario de type revenu universel de base avec une ponction égale à son montant pour les gens disposant de revenus supérieurs à ce seuil.

Premièrement, il s'agit d'une simulation et nous n'avons pas envisagé tous les cas de figure, mais nous avons quand même étudié la question.

Deuxièmement, je ne suis pas certain que le scénario serait affiché ainsi, car, sur le plan politique, il ne serait pas très vendeur d'annoncer à ceux qui touchent plus de 900 euros qu'ils se verraient appliquer un prélèvement exactement égal au revenu universel qui leur serait attribué. Ce scénario existe simplement pour envisager le passage d'un revenu minimal à un revenu universel de façon paramétrique.

Troisièmement, s'il le fallait, nous le gérerions dans le cadre de la déclaration de ressources faites par les personnes : on leur dirait qu'elles ont droit à un revenu universel de tel montant, qui sera grevé d'une contribution égale à son montant compte tenu de leurs ressources.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Par un mécanisme de crédit d'impôt.

M. Pascal Émile. - Je ne veux pas qu'on se trompe de débat : la question de l'aide au logement dans la simulation de la CNAF est un sujet majeur, étudié de très nombreuses fois. Son effet de levier est très important dans l'ensemble des politiques publiques. La clarification des aides au logement et celle des attributaires dans le cas d'une intégration à un revenu garanti ou à un revenu minimal permettraient de recentrer la politique de l'aide au logement, mais il faut en mesurer toutes les conséquences : je parle là des personnes âgées percevant le minimum vieillesse, lequel est cumulable avec l'aide au logement. On pourrait se trouver face à des difficultés significatives.

M. Alain Vasselle. - Pareil avec les handicapés !

M. Pascal Émile. - Aujourd'hui, malgré tout, les populations retraitées ont des revenus équivalents à ceux des actifs, voire supérieurs si l'on inclut le patrimoine.

Monsieur le président, vous évoquiez tout à l'heure les 18-25 ans, qui sont aujourd'hui une cible majeure quand on parle de revenu minimum. Ces questions d'une correcte répartition entre les différentes classes d'âge et des grands équilibres devront être regardées attentivement. Ce qui compte, c'est le revenu disponible après déduction de l'ensemble des charges. Cette question du logement est très complexe parce que, suivant les zones d'habitat, les contraintes sur les budgets familiaux ne sont pas les mêmes.

Deuxième sujet, celui de la « familialisation », question récurrente et importante. C'est une source de difficulté aujourd'hui dans nos modes de gestion : à partir du moment où il faut en permanence vérifier le revenu familial ou le revenu individuel, la vie commune ou l'absence de vie commune, le partage entre droits individuels et droits « familialisés » est une vraie ligne de césure et, dans une perspective de revenu de base, il faudra mener toutes les études ad hoc. Le souci de rationalité et de simplification plaiderait en faveur d'un revenu individuel, cependant que celui de l'équité plaiderait plutôt en faveur de la « familialisation », celle-ci étant néanmoins source de complexité.

M. Bernard Tapie. - Dans nos simulations, nous avons vérifié que les handicapés ne toucheraient pas moins que ce qu'ils perçoivent actuellement avec l'AAH. Quant aux personnes âgées qui toucheraient une allocation logement et le minimum vieillesse, elles ne percevraient pas moins dans notre simulation que ce qu'elles perçoivent aujourd'hui.

À ces 900 euros s'ajoute un certain nombre de majorations pour enfant, pour handicap, pour personne âgée : le revenu est « familialisé ». Une personne seule, non handicapée, non âgée, percevra 900 euros.

M. Alain Vasselle. - Les droits à la CMU seraient-ils maintenus ?

M. Bernard Tapie. - C'est un point que nous n'avons pas étudié.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Dans le rapport spécifique de la Cour des comptes de l'an passé, ce point a été largement évoqué.

Mme Delphine Champetier. - Avec la mise en place de la protection maladie universelle l'an dernier, la couverture maladie universelle de base disparaît : la protection maladie devient universelle sous conditions soit d'activité, soit de résidence stable et régulière. Il n'y a donc aucune remise en cause. Ensuite, s'agissant de la CMU-C, elle est attribuée sous conditions de ressources - quatorze pièces justificatives, un formulaire très compliqué à remplir et des situations de non-recours contre lesquelles nous luttons activement. La simplification de l'attribution de ce droit est à l'étude avec le ministère.

M. Jérôme Rivoisy. - Je ne connais pas cette expérimentation menée en Finlande, et que vous avez mentionnée, monsieur le président, sur les chômeurs éloignés de l'emploi en lien avec un revenu de base. Quand j'évoquais tout à l'heure, en référence à l'exemple finlandais, l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée », j'ai dit qu'elle n'incluait aucune dimension revenu de base ou revenu minimum puisque les chômeurs de longue durée qui auront été repérés et qui trouveront un emploi dans une entreprise dite « à but d'emploi » seront payés au SMIC une fois qu'ils seront en situation de travail. C'est indépendant de leur position au regard du régime d'indemnisation ; ils doivent simplement être chômeurs de longue durée. Certains continueront d'être indemnisés à un titre ou à un autre, mais le principal objectif est de les faire basculer dans une situation d'activité.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - On transfère à l'entreprise les allocations qu'ils touchaient avant d'être embauchés.

Cela reste une piste ; elle a été soumise hier à la mission, qui l'a approuvée, mais ses objectifs et son périmètre n'ont pas encore été définis ; il reste donc beaucoup de questions à traiter si tant est que cette piste nous paraisse possible à mettre en oeuvre, tant il serait vain de s'engager dans une voie totalement biaisée.

Ce que vous évoquiez tout à l'heure pourrait peut-être faire l'objet d'une expérimentation. Ce sera difficile, même si la direction du Trésor a semblé estimer qu'il pourrait y avoir des dérogations de manière à pouvoir moduler l'impôt, sur un territoire donné, pour un public bien défini. Cependant, je ne vois pas trop comment procéder dans la mesure où l'impôt concerne tout le monde, pas seulement des échantillons de population. Toute expérimentation comporte des biais difficilement surmontables.

Néanmoins, nous nous interrogeons sur la possibilité de mener une expérimentation plus ciblée sur les populations jeunes et vos remarques nous sont très précieuses à cet égard : elles doivent nous permettre de cadrer, de baliser une éventuelle expérimentation. De fait, nous serons peut-être amenés à nous adresser de nouveau à vous pour définir un cadre d'expérimentation.

S'agissant des « territoires zéro chômage de longue durée », le Fonds présidé par M. Louis Gallois est chargé d'élaborer précisément le cadre de l'expérimentation. Si nous nous engagions dans cette voie, nous ferions quelque chose d'analogue. Nous avons d'ailleurs auditionné des représentants de l'Agence nouvelle des solidarités actives, qui cadre bien le processus d'expérimentation sociale. Nous devons nous en inspirer fortement.

M. Bernard Tapie. - Le prochain projet de loi de finances prévoit-il cette expérimentation ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Nous n'en sommes pas encore là ! La direction du Trésor nous a simplement expliqué que, dans certaines conditions, il serait possible d'accorder des dérogations dans un cadre constitutionnel. On a souvent entendu que le principe d'égalité devant l'impôt interdisait toute dérogation ; or il semble que des aménagements soient possibles.

Mesdames, messieurs, je vous remercie.

La réunion est levée à 12 heures 25

Audition de M. Jean-Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie

La réunion est ouverte à 14 heures 05.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, que je remercie de prêter aimablement son concours aux travaux de notre mission d'information sur le revenu de base.

Ce n'est pas à vous, monsieur le commissaire général, que j'apprendrai ce qu'est un revenu de base ; au reste, il en existe de nombreuses définitions, et ceux qui en défendent l'idée le font au nom d'objectifs variés.

La question, ancienne, de l'instauration d'un revenu de base connaissant depuis quelque temps une nouvelle actualité dans notre pays, il était opportun que le Sénat s'y intéresse de plus près, ce qu'il a décidé de faire sur l'initiative du groupe socialiste et républicain et de Daniel Percheron, rapporteur de notre mission d'information.

Nous nous efforçons de clarifier la notion de revenu de base, de passer en revue les expériences qui sont menées et les idées qui sont avancées, non seulement en France mais dans le monde entier, et d'examiner les modalités de financement d'un tel dispositif. Notre objectif est de trouver un chemin pour que cette idée, à supposer qu'elle soit recevable et intéressante, puisse être acclimatée dans notre pays, où 34 % du PIB sert à la protection sociale.

Les organismes distributeurs des allocations, dont nous avons entendu ce matin les représentants, réfléchissent eux-mêmes à la question, en particulier la Caisse nationale des allocations familiales. Leur réflexion prend appui sur le rapport Sirugue, mais dépasse celui-ci, tentant de trouver une voie de passage vers l'instauration d'un revenu de base en France.

En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il faudrait mener une expérimentation ; les membres de la mission d'information s'accordent tous sur ce principe. Reste à définir le cadre précis de cette expérimentation, mais également ses objectifs, car aucune évaluation sérieuse ne pourra être opérée si les buts ne sont pas clairement formulés.

De ce point de vue, tout le monde s'accorde à penser qu'un revenu de base devrait servir la lutte contre la pauvreté, qui est un objectif national, mais aussi le retour à l'emploi. De fait, on objecte fréquemment que la distribution d'un revenu à tout le monde n'inciterait pas à reprendre un travail ou, s'agissant des jeunes, à en prendre un.

Pour mener ce travail de défrichage qui, nous l'espérons, sera utile à la collectivité, nous comptons sur votre aide, monsieur le commissaire général, et sur celle de France Stratégie, dont les travaux touchent au coeur des questions qui nous préoccupent.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Monsieur le commissaire général de France Stratégie, organisme chargé du sens pour la République, nous vous accueillons avec un respect et un plaisir très grands.

Hier après-midi, les représentants de la direction du Trésor nous ont parlé de centaines de milliards d'euros à propos du revenu universel inconditionnel pour tous les Français. Nos interlocuteurs disaient ne pas vouloir nous influencer, mais ils jonglaient si habilement avec les grands nombres que l'on peut se demander si les successeurs de M. Trichet ou les contemporains de M. Musca - qui joua dans le sauvetage de l'Europe lors de la crise de 2007-2008 un rôle qu'il ne faut pas oublier - ne nous disaient pas : « attention !»

Nous les écoutions avec d'autant plus d'intérêt que nous rentrions de Finlande, où le gouvernement nouvellement élu a annoncé : « faisons-le ! » Il est vrai que l'expérimentation qu'il a lancée porte sur 3,5 millions d'euros par an et un échantillon de 2  000 personnes, constitué en particulier de chômeurs parmi les plus éloignés de l'emploi.

Hier, sur BFM, un commentateur heureux disait du revenu universel ce que tout le monde en dit : que c'est une nouvelle approche, qui donne du temps pour vivre et renouvelle la manière de redistribuer. Reste à savoir si la France sociale, qui doute face à la mondialisation, peut progressivement se faire à l'idée, expérimentée lentement mais sûrement, du revenu universel inconditionnel.

Par ailleurs, ne perdons pas de vue que, depuis vingt ans, nous avons, collectivement, un peu sacrifié la jeunesse : tandis que les dépenses sociales rapportées au PIB ont augmenté d'environ 23 % pour les seniors, elles ont diminué de près de 2 % pour les 18-25 ans. Or, même si elle doute, la France renouvelle ses générations, contrairement à l'Allemagne.

Monsieur le commissaire général, que pensez-vous du revenu universel inconditionnel et de l'idée de l'expérimenter, ou encore de l'idée d'instaurer un revenu pour les jeunes de 18 à 25 ans, qui, à l'heure actuelle, sont totalement exclus de notre protection sociale ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - À l'exception des étudiants boursiers.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Les deux Pas-de-Calaisiens que nous sommes, le président Vanlerenberghe et moi, avons beau être très modestes, nous animons peut-être l'une des seules équipes dans le monde, si l'on met de côté la Finlande, qui s'attache à cette belle idée qui vient de loin dans notre histoire : le revenu universel inconditionnel. Monsieur le commissaire général, nous allons vous écouter avec passion !

M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer devant vous sur le revenu universel.

France Stratégie n'ayant rien publié sur le sujet, et comme vous avez déjà mené un certain nombre d'auditions, j'ai cherché comment je pourrais vous être utile. Je ne crois pas que ce soit en vous exposant la généalogie intellectuelle de cette idée, car d'autres l'ont fait avant moi, et fort bien. Je ne crois pas non plus que ce soit en vous faisant peur avec des centaines de milliards d'euros ; la direction du Trésor fait cela très bien. Au demeurant, je me souviens d'un article de François Bourguignon et Pierre-André Chiappori qui, voilà une vingtaine d'années déjà, faisait état de chiffres à peu près identiques.

Je reviendrai tout à l'heure sur l'expérimentation et son évaluation ; je suis tout à fait d'accord avec l'idée que, pour mener une expérimentation et l'évaluer, il est essentiel d'avoir précisément défini les finalités visées. Lancer des expérimentations me paraît une bonne idée, dont on ne fait pas suffisamment usage dans notre pays. Et, en l'occurrence, je crois qu'il y a matière à expérimenter.

Je commencerai par examiner les finalités d'un tel dispositif. J'en vois trois possibles : répondre à une mutation du progrès technique, faire face à l'instabilité et à l'intermittence du revenu, réformer l'assistance sociale. On peut peut-être en trouver d'autres, mais je me concentrerai sur celles-ci, en considérant pour chacune d'elles la nature du problème, son degré d'urgence et le type d'instruments que l'on peut mobiliser.

La première finalité est peut-être celle qui donne le plus d'actualité à la question dans le débat public. Je veux parler de l'idée que nous allons vers un monde d'extrême inégalité dans la valorisation marchande du travail humain, et donc dans la distribution du revenu : le travail routinier ne vaudra plus rien, tandis que le travail complémentaire des machines et de l'intelligence artificielle vaudra beaucoup, de sorte que la distance entre la valorisation du travail par la sphère marchande et ce qu'on estime souhaitable du point de vue collectif, celui de la justice sociale, va se creuser jusqu'à l'insoutenable. Il y a là une différence, que Daniel Cohen vous a déjà signalée, avec le progrès technique que l'on a connu au XXe siècle, qui, au contraire, valorisait l'ensemble du travail humain.

La polarisation du marché du travail, si elle reste discutée, non seulement en France, mais aussi aux États-Unis, n'en est pas moins frappante dans ce dernier pays. Voilà vingt ans, on assistait à la destruction d'emplois peu qualifiés et à la création d'emplois qualifiés. Aujourd'hui, la courbe représentant l'évolution des créations d'emplois en fonction du niveau de salaire tend vers un « U » : des emplois sont créés dans le premier quartile des salaires, essentiellement dans le domaine des services à la personne, ainsi que dans le dernier, tandis que des emplois sont détruits au milieu. Cette polarisation de la répartition des emplois soulève la question de l'avenir des qualifications intermédiaires.

Or pour répondre à ce phénomène, s'il est avéré, nous ne disposons que d'instruments très imparfaits. En effet, les minima sociaux ne sont pas conçus à cette fin : ils ont été pensés pour répondre à des situations individuelles, des accidents de parcours et, selon la formule de Michel Rocard citée dans le rapport Sirugue, pour « permettre à ceux que notre société laisse partir à la dérive d'avoir droit une deuxième chance », ce qui n'a rien à voir avec l'évolution du progrès technique.

Dans notre système, ce ne sont pas les minima sociaux qui assurent un revenu décent, mais le SMIC à temps plein. Or cet instrument devient un obstacle dans une situation où ce type de travail est de moins en moins demandé par la sphère marchande. Si les qualifications intermédiaires, rémunérées au-delà du SMIC, sont elles aussi de moins en moins demandées, quel est le bon outil ?

Il s'agit de mettre au point un instrument de socialisation et de redistribution des gains de productivité adapté à une économie dans laquelle, pour pousser les choses à l'extrême, une partie du travail humain n'aurait tout simplement plus de valeur.

Remarquez que cet outil n'est pas nécessairement le revenu de base général universel et inconditionnel. Même dans la perspective que j'ai décrite, d'autres instruments sont envisageables : des subventions aux salaires, que d'une certaine manière nous pratiquons déjà sous la forme de nos allégements de cotisations sociales et que certains pays, comme l'Australie, ont mises en place, mais aussi ce qu'Anthony Atkinson a appelé le revenu de participation, un revenu de base conditionné à un engagement dans des activités socialement utiles, comme une formation, l'éducation des enfants, des tâches associatives ou la recherche d'un emploi.

Selon moi, il faut se demander si cette vision d'un progrès technique qui divise en dévalorisant toute une partie du travail humain est exacte ou excessive.

Assurément, on observe une polarisation aux États-Unis, ainsi que de fortes inégalités salariales, d'ailleurs souvent liées au lieu ou à l'entreprise où l'on travaille davantage qu'à des qualités individuelles. En effet, l'un des principaux déterminants de l'inégalité salariale aux États-Unis est aujourd'hui l'entreprise dans laquelle on travaille : celui qui a la chance de travailler chez WhatsApp ou dans une autre entreprise qui se développe et réalise des profits considérables n'est pas dans la même situation que la moyenne des salariés.

Toujours est-il qu'il ne faut pas exagérer ces évolutions, en particulier en ce qui concerne la France. De fait, on a un peu tendance à projeter ce qui se passe aux États-Unis sur la situation française, ce qui, certes, est souvent utile pour comprendre quelles évolutions sont à l'oeuvre, mais conduit fréquemment à des conclusions très exagérées lorsqu'on en vient à penser que la situation française est à l'image de l'américaine.

Ainsi, nous avons mis en évidence que la contraction de la classe moyenne, définie comme l'ensemble des personnes percevant entre les deux tiers et le double du revenu médian, n'est pas du même ordre dans les deux pays : la classe moyenne représente aujourd'hui moins de 50 % de la population américaine, contre plus de 60 % voilà vingt ans, mais encore à peu près les deux tiers de la population française. De manière générale, les inégalités ne se creusent pas de la même manière en France et aux États-Unis. Il faut donc se méfier de la vision un peu excessive d'un avenir et même, selon certains, d'un présent qui seraient identiques en France à ce qu'ils sont aux États-Unis.

La même prudence est de mise en ce qui concerne l'automatisation. Selon une étude d'Osborne et Frey, qui a connu une large diffusion, plus de 40 % des tâches seraient automatisables, de sorte que les emplois correspondants seraient directement menacés. L'OCDE a mené de nouveaux travaux, et nous-mêmes avons fait les nôtres à partir d'enquêtes sur le contenu des tâches : les chiffres qui en ressortent sont bien inférieurs.

Certes, ces questions se posent, mais il ne faut pas avoir une vision excessive qui conduirait à prendre des mesures radicales, en ayant à l'esprit une situation dans laquelle le revenu tiré de l'activité économique ne permettrait plus à toute une fraction de la population de vivre décemment.

La deuxième finalité sur laquelle je souhaite insister, moins souvent liée à la question du revenu de base, mais néanmoins importante, est la réponse à l'instabilité et à l'intermittence du revenu.

Il faut bien mesurer que le socle de notre protection sociale et de notre droit du travail est le modèle de l'emploi salarié stable et à temps plein. Or, d'ores et déjà, la prédominance de cette forme d'emploi est mise en cause par la multiplication d'autres statuts. Aujourd'hui, le CDI à temps plein ne représente plus que 60 % des personnes travaillant dans la sphère marchande ; les autres sont des salariés à temps partiel, des salariés en CDD ou des apprentis et des non-salariés. Bien sûr, on a répondu à ces autres situations ; mais, fondamentalement, notre système de protection sociale repose sur le modèle de l'emploi stable et à temps plein, dont la réalité s'éloigne de plus de en plus.

Quant aux transitions d'un emploi vers un autre, elles ne représentent que 44 % du total des transitions, exception faite des passages par l'inactivité. Dans les autres cas, les personnes passent par des phases dans lesquelles leur revenu est inévitablement affecté, dans un sens ou dans l'autre. Ces situations sont très concentrées sur les jeunes, l'entrée dans la vie active étant marquée par une forte instabilité.

Ce constat fait écho à l'observation de M. le rapporteur sur la manière dont notre système de protection sociale répond aux risques des différents types de population. Il répond bien aux risques du vieillissement, mais, aujourd'hui, il répond mal aux risques d'instabilité pour les jeunes.

Par ailleurs, on observe dans un certain nombre de pays un regain du travail indépendant. En France, on connaît bien le phénomène des auto-entrepreneurs. Au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, on a assisté à une remontée d'environ cinq points de la part des travailleurs indépendants dans la population active. La polyactivité se développe également : je veux parler des personnes qui occupent simultanément ou à des intervalles très courts des statuts différents.

Ces évolutions soulèvent toute une série de questions, dans la mesure où notre système de protection sociale continue de reposer sur un statut de salarié et un statut d'indépendant conçus sur le modèle d'autrefois, alors que la réalité se transforme assez fortement.

La question de l'avenir du travail se pose aussi de ce point de vue, celui des modes d'organisation du travail. En particulier, toute une discussion, très difficile à trancher, s'est engagée sur les plateformes. Pour ma part, j'ai tendance à penser qu'il ne faut pas sous-estimer les plateformes, qui substituent à l'entreprise de nouvelles formes de coopération porteuses d'innovations génériques, comme la constitution d'un marché biface, l'organisation des contributions des différents offreurs de travail sur un mode différent du système hiérarchique, celui d'une économie de petits producteurs soumis aux normes de la plateforme, et le contrôle de qualité via la notation par les utilisateurs, qui remplace l'appréciation par la hiérarchie.

Ainsi, au-delà des questions de réglementation et de statut fiscal, qui certes sont importantes, les plateformes induisent une innovation radicale dans l'organisation de la production et de la coopération entre les producteurs.

Ces évolutions ont pour conséquences que des personnes ont plusieurs employeurs à la fois, ou pas vraiment d'employeur, et sont dans une situation de dépendance par rapport à plusieurs plateformes. Au total, ces personnes se trouvent dans un statut hybride : d'un côté, elles sont extrêmement soumises aux normes de la plateforme et à la standardisation du service qu'elles fournissent, mais, de l'autre, elles ont d'une certaine manière une très grande liberté, puisqu'elles peuvent changer de plateforme, décider de leurs heures de travail et prendre d'autres décisions qui, dans le modèle traditionnel, relèvent de la hiérarchie de l'entreprise.

Nous avons réfléchi aux types de réponses envisageables et identifié trois modèles possibles.

On peut d'abord essayer d'assimiler le nouveau statut à ce qui existe, en élargissant la définition du salariat pour faire entrer dans celui-ci ou dans le statut d'indépendant les nouvelles formes d'emploi. Ce bricolage à la marge peut sans doute suffire un certain temps, car les formes anciennes ont une capacité à assimiler des statuts nouveaux, mais, si le phénomène se développe, le cadre finira par ne plus correspondre à la réalité.

La deuxième réponse possible consiste à créer un statut intermédiaire. Des propositions en ce sens ont été avancées aux États-Unis, notamment par Alan Krueger. Il s'agit de considérer ces formes de travail comme un travail soumis du point de vue des normes de fourniture de services, mais libre du point de vue de la durée du travail. En d'autres termes, des procédures de négociation collective s'appliqueraient pour le premier aspect, tandis que le second serait traité selon les principes du travail indépendant. Cette solution présente l'inconvénient d'aggraver encore un peu plus le cloisonnement de la société.

La troisième solution serait de déterminer un statut de l'actif, en trouvant des réponses qui enveloppent les situations des salariés traditionnels et des indépendants. Il s'agirait d'élaborer un droit de l'activité professionnelle et des protections sociales. Du coup, on peut repenser à certaines formes de soutien au revenu pour couvrir des situations d'intermittence. En tout cas, dans de tels modèles, la protection sociale se détache de plus en plus de l'entreprise et du statut de salarié. Cette évolution est engagée depuis près de vingt ans, mais l'idée serait d'aller beaucoup plus loin.

Cette réflexion m'incite à faire le lien avec le compte personnel d'activité, le CPA. Aujourd'hui, ce dispositif a un potentiel, mais la réalité est très inférieure. On peut concevoir le CPA comme un instrument très ambitieux, mais on peut aussi le concevoir comme se limitant à la question de la formation et de la pénibilité, avec un réceptacle de droits et peu d'autonomie pour le salarié. On pourrait en revanche imaginer un CPA qui permette à l'actif d'être beaucoup plus autonome, avec une fongibilité des droits. Le titulaire peut, à un moment donné, « tirer » sur ces droits, pour se former par exemple. Le cas typique de fongibilité serait celui où quelqu'un a droit à quelques trimestres de chômage et serait autorisé à investir une partie de ces droits dans une formation.

Aujourd'hui, les droits sont séparés les uns des autres. Évidemment, on ne veut pas en mélanger certains avec d'autres, comme les droits liés à la santé. Le CPA peut être un instrument d'information sur la santé, mais il ne peut pas servir à transformer les droits en matière de santé en un je-ne-sais-quoi. En revanche, on peut créer une fongibilité, éventuellement asymétrique, pour d'autres droits, en favorisant certains types de comportements favorables à l'emploi. On peut aussi créer des dotations - c'est une dimension de capital qui s'invite dans ce débat - pour corriger les inégalités initiales, par exemple des inégalités de formation. On peut permettre de « tirer » sur ce capital ou même envisager des mécanismes de crédit.

Si l'enjeu est la forte variabilité du revenu, c'est-à-dire son instabilité, on n'est pas obligé d'y répondre par un instrument général qui couvre toutes les phases de la même manière, mais on peut essayer de construire des instruments spécifiques à partir du problème que l'on veut traiter, qui n'est pas nécessairement la réponse à l'évolution du progrès technique.

Le CPA peut être envisagé comme un instrument qui a une mémoire. Une allocation n'a pas de mémoire ; elle n'en a que dans la mesure où l'on arrive à un épuisement des droits. Le CPA a une mémoire, il permet de savoir comment vous êtes sortis de l'école, si vous avez fait usage d'un certain nombre de droits. Il accompagne donc mieux les différentes phases de la vie. La conception de cet outil amène à développer une réflexion sur la situation des jeunes, puisque l'idée est d'accompagner la sortie de l'appareil de formation, avec des situations individuelles très différentes.

La troisième finalité envisageable pour le revenu universel est liée aux perspectives de réforme de la protection sociale et vous y avez beaucoup réfléchi. Il me semble que la recherche de clarté, de portabilité, de décloisonnement et de lisibilité est très importante dans la phase actuelle. Je suis très frappé par le doute qui pèse sur la solidarité dans la société française. On fait semblant de croire que le mot « solidarité » nous unit encore, alors qu'il nous divise assez fréquemment. Les Français ne doutent pas de leur modèle social d'une manière générale, au moins pour la santé - c'est moins vrai pour les retraites, notamment pour les plus jeunes -, mais ils sont très critiques à l'égard des mécanismes d'assistance. Deux Français sur trois jugent que notre modèle social coûte trop cher ; ils sont huit sur dix à estimer qu'il y a des abus à l'égard des aides sociales et qu'il est souvent plus avantageux de ne pas travailler que de travailler.

Que cette méfiance ne reflète pas la réalité, que les Français surestiment massivement la fraude et sous-estiment le non-recours aux droits sociaux est une évidence, mais la réalité des perceptions compte malgré tout. L'idée que les abus constituent un vrai problème est bien ancrée.

Au-delà, la complexité crée une série de situations individuelles difficiles à justifier au regard de l'équité, le rapport Sirugue l'a bien montré. Il n'y a pas de raison que l'on ait des niveaux de prestations marginalement différents, du moins avec des sous-catégories. L'objectif de simplification, de clarté, de refondation d'une sorte de contrat collectif me semble important dans la phase actuelle. Nous ne sommes pas à l'abri d'une évolution à l'américaine : aux États-Unis, l'assistance a très mauvaise réputation. Cela s'explique notamment, comme l'ont montré certains chercheurs, par le fait que les Blancs pensent qu'elle bénéficie essentiellement aux Noirs. Une telle évolution ne doit pas être exclue en France.

Ces chercheurs s'étaient demandé pourquoi l'Europe et les États-Unis, qui sont issus d'une même histoire, ont divergé sur l'assurance sociale, comme on l'a bien vu lors des débats autour de l'Obama Care. La réponse qu'ils ont donnée était que la société américaine est beaucoup plus hétérogène. Nous ne sommes pas complètement immunisés contre ce genre de risque et l'objectif de clarté, de décloisonnement, de lisibilité, qui permet de fonder sur l'équité un contrat collectif auquel les Français adhèrent, est tout à fait important.

En ce qui concerne les jeunes, la couverture de leurs risques est une vraie question aujourd'hui. Le taux de pauvreté des plus de 60 ans est de 8 % ; il est de 15 % pour les 25-29 ans et de plus de 20 % pour les 18-24 ans. On constate donc une inversion des situations relatives par rapport à ce que nous connaissions dans le passé. L'étude des dépenses de protection sociale et d'éducation montre une déformation de la structure de la dépense, en partie inévitable compte tenu de la démographie, mais qui pose une question sur l'allocation des efforts entre les jeunes et les seniors. Par comparaison, l'Allemagne a réinvesti dans l'éducation et a économisé sur la protection sociale, quand nous avons fait l'inverse.

Certains risques, comme la vieillesse et la maladie, sont très bien couverts, alors que d'autres, notamment ceux liés à l'entrée dans la vie active et à l'instabilité des revenus, sont mal couverts. Ceux qui étudient ces questions disent que cette situation ne se traduit pas dans la consommation, mais c'est parce qu'il y a beaucoup de transferts à l'intérieur des familles. Or cela signifie que nous devenons une société d'héritiers : on transforme une inégalité entre générations en un renforcement de l'inégalité sociale, ce qui n'est pas souhaitable.

Il y a donc tout un champ de questions auxquelles vous devez relier vos interrogations. Les scénarios les plus ambitieux du rapport Sirugue sont intéressants. La faisabilité immédiate des réformes de ce type est incertaine. La question est de savoir vers quoi on veut aller : une unification, une simplification. On rejoint alors certaines des propositions sur lesquelles vous travaillez.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Vous avez été très pédagogue. Ce que vous avez dit sur le CPA est passionnant. Je voudrais vous interroger sur l'expérimentation : serait-il totalement absurde de donner à 20 000 jeunes de 18 à 25 ans, à la sortie du système éducatif, le droit d'utiliser un revenu universel de 560 euros par mois pendant trois ans, mobilisable en cas de difficulté ?

M. Jean Pisani-Ferry. - Il s'agirait donc de créer une forme d'assurance chômage destinée à sécuriser les parcours, sans lien avec l'accumulation de droits...

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Vous avez parlé de fongibilité des droits, c'est la première fois que nous entendons cette idée.

M. Jean Pisani-Ferry. - Si vous voulez aller au bout de l'idée de fongibilité, il faut imaginer un système de points cumulables qui ouvre un droit de tirage, en formation, en activité socialement utile ou en revenu de soutien, sur une période assez longue.

Je pense beaucoup de bien de l'expérimentation, mais il faut résister à l'impatience, qui pousse à généraliser trop vite l'expérimentation, et à l'idée que l'on crée une injustice parce que tout le monde ne bénéficie pas en même temps du nouveau mécanisme. Il faut accepter l'idée que le temps d'évaluation du mécanisme n'est pas une insulte à l'égalité, mais une manière de bien utiliser les fonds publics. On peut même imaginer l'expérimentation parallèle de modalités différentes. Il faut surtout se donner des outils d'évaluation, afin de pouvoir tirer des leçons de cette expérimentation. En principe, il faut tirer au sort, parce que l'on ne peut pas se contenter de recourir au volontariat, sinon on expérimente dans les conditions les plus favorables, au risque de créer des biais.

Sous ces réserves, l'expérimentation ne me paraît pas déraisonnable.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Elle sera nécessairement incomplète, parce que l'on ne peut pas changer le contexte fiscal. L'expérimentation est financée par une dotation de l'État, mais cela ne correspond pas à la réalité. Selon le professeur Van Parijs, chantre du revenu universel, toute expérimentation est biaisée.

M. Jean Pisani-Ferry. - Si vous voulez réinventer l'ensemble de la fiscalité et de la protection sociale, vous ne pouvez pas expérimenter. Philippe Van Parijs a des convictions philosophiques très fortes et une pensée très structurée, je l'admire beaucoup, mais il ne cherche pas à réformer un dispositif, il veut réinventer le contrat social. Dans cette perspective, vous ne pouvez pas expérimenter, sauf à déplacer sur une île déserte une partie de la population.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - A contrario, nous avons entendu ce matin des représentants de la Caisse nationale d'allocations familiales, la CNAF. Selon eux, les 45,4 milliards d'euros qui sont distribués sous différentes formes d'allocations sociales pourraient permettre de créer un revenu universel à 900 euros. Ils ont modélisé ce projet, tout en reconnaissant que leur réflexion n'est pas encore aboutie. Dans le périmètre fiscal actuel, ils estiment que l'on peut parfaitement utiliser différemment ces 45 milliards, en évitant de défavoriser ceux qui en sont déjà bénéficiaires, tout en permettant la distribution d'une allocation universelle. En réalité, ceux qui paient des impôts ne toucheront rien, ce sera un crédit d'impôt ou un impôt négatif.

M. Jean Pisani-Ferry. - Le problème, c'est qu'il faut envisager l'effet d'équilibre général, comme diraient les économistes. Si votre réforme vous amène, pour des raisons de financement, à augmenter les prélèvements obligatoires, l'expérimentation n'apportera aucun enseignement.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Dans le cas que je mentionnais, on ne change rien. Il me semble que l'on s'approche de quelque chose de praticable. Cette idée méritera d'être creusée et elle croise certaines propositions du Mouvement français pour le revenu de base, le MFRB, ou de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence, l'AIRE. Nous avons entendu Lionel Stoleru et Daniel Cohen qui défendent l'idée d'un crédit d'impôt et pensent que l'on pourrait arriver à quelque chose dans un délai de dix à vingt ans. Le projet qui nous a été présenté ce matin est progressif, mais pourrait être mis en place plus rapidement.

M. Alain Vasselle. - Dans votre esprit, quel est l'objectif visé avec la création du revenu de base ? S'agit-il de conforter dans leur situation celles et ceux qui bénéficient des minimas sociaux et de régler indirectement un problème de financement, ou bien s'agit-il, objectif beaucoup plus noble, de permettre à celles et ceux qui rencontrent aujourd'hui des difficultés de réintégrer la vie professionnelle et de dégonfler la somme importante consacrée à ceux qui sont devenus des marginaux, parfois de manière indépendante de leur volonté ? Pour certaines catégories, comme les handicapés, la solidarité nationale doit jouer, mais il existe de vrais assistés sociaux. Depuis des décennies, on a tout essayé pour les sortir de cette situation, avec le RMI, le RSA, les formations, un partenariat avec les départements, etc. Comment sortir de cette spirale infernale ? Vous avez évoqué ce fonds, qui est intéressant et sur lequel a rebondi le rapporteur de manière tout à fait pertinente, mais serait-il suffisant ?

M. Jean Pisani-Ferry. - Vous avez indiqué une finalité particulière. D'autres finalités sont mises en avant par les promoteurs du revenu de base. Il est d'ailleurs intéressant de voir que cette idée attire des gens porteurs de projets extraordinairement différents.

Par rapport à la finalité que vous avez indiquée, il y a eu beaucoup de débats sur l'efficacité des incitations pécuniaires. Je suis convaincu qu'elles ne suffisent pas, mais qu'il est toujours dangereux, d'une part, d'afficher des injonctions et, d'autre part, de créer des incitations pécuniaires qui ne correspondent pas à ce message. La responsabilité des institutions publiques est d'assurer une cohérence entre les finalités mises en avant et les incitations matérielles.

Je ne crois pas que les efforts des dernières années pour raboter les taux d'imposition marginaux parfois extraordinairement élevés, effort qu'il faut toujours reprendre en raison des multiples aides conditionnées à un état à un moment donné, même s'ils étaient nécessaires, aient été suffisants. Il faut des actions d'accompagnement et de développement.

Comme vous l'avez dit, monsieur le rapporteur, je me suis rendu récemment dans la région des Hauts-de-France. Si l'on compare le taux d'emploi, dans les pays qui vont bien en Europe, il est à 72 %, au niveau national, il est à 62 %, dans les Hauts-de-France, il est à 56 % et on tombe à 40 % dans certaines villes dans lesquelles la norme sociale s'est inversée, c'est-à-dire où il y a plus de chômeurs et d'inactifs que de gens au travail. Dans de telles situations, les incitations marginales ne suffisent pas. Ce n'est pas simplement en ajustant les curseurs que l'on parviendra à modifier la norme sociale.

M. Yves Rome. - J'ai apprécié vos propos sur le rejet profond de l'assistanat et le distinguo que l'on fait entre les inclus et les exclus du monde du travail tel qu'on l'imaginait. En revanche, vous n'avez pas suffisamment insisté, dans la deuxième partie de votre propos, sur la réalité des effets de la numérisation sur l'ensemble de l'économie, qui crée des emplois très qualifiés et peu qualifiés et détruit des emplois dans les catégories intermédiaires. J'ai trouvé votre approche un peu trop optimiste.

Toutes ces évolutions liées à l'intelligence artificielle, que nous avons du mal à définir, m'amènent à penser que la relation au travail doit être complètement refondée. La réflexion sur le revenu minimum doit s'inscrire dans cette refondation de la notion de travail ou d'emploi - il y a eu des rapports très intéressants sur ces questions, notamment celui de l'ancien directeur des ressources humaines de France Télécom. Un grand nombre de secteurs de l'économie sont touchés par l'uberisation et les plates-formes induisent une nouvelle relation de l'individu au travail.

Finalement, tout est affaire de financement. On ne pourra pas raisonner à volume constant, d'autant plus que l'uberisation de la société fait diminuer l'enveloppe qui servait au financement de la protection sociale, fondé sur le travail ou le salaire. Aujourd'hui, les plates-formes servent des salaires différés à des individus sans que leur protection soit prise en compte. Il est donc important d'élargir la réflexion à une nouvelle organisation de la relation de l'individu à la société, au travail et à l'emploi.

Les propos de Daniel Percheron m'amènent à dire que, si l'on veut lutter avec efficacité contre le rejet de la notion d'assistanat, la notion de contrepartie doit être mise en avant. J'ai apprécié ce que vous avez dit sur le CPA qui permet de compiler des mesures éparses et de les mobiliser à un moment donné, à condition que le demandeur accepte d'assumer des contreparties, en formation ou en activité sociale utile. Il faudra progresser dans deux directions : la mobilisation de la formation, pour réduire les inégalités initiales dans le parcours des individus, et la mobilisation de l'individu dans le corps social, avec des travaux d'intérêt général ou la participation à la vie associative, toutes activités qui contribuent au bien-être de l'ensemble de la société.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Vous avez beaucoup parlé de subventions aux salaires. Chez nous, les baisses de charges sociales représentent près de 60 milliards d'euros. J'ai toujours été séduit par ce que j'appelle le « théorème de Piketty ».

Thomas Piketty a comparé la population active des États-Unis et celle de la France. Il a expliqué qu'elles étaient des poupées gigognes, sauf dans deux domaines essentiels, l'hôtellerie-restauration et le commerce et la distribution, où les États-Unis ont quatre fois plus d'emplois que nous. Cette notion de subvention aux salaires ou de revenu de base - celui-ci peut en effet être interprété comme une subvention au salaire - est-elle de nature à favoriser ces activités ? Selon Piketty, si nous avions le même nombre d'emplois dans ces deux secteurs, le chômage de masse disparaîtrait dans notre pays. Lorsque le débat a eu lieu, on a choisi de baisser la TVA pour l'hôtellerie-restauration, sans mettre en perspective l'intuition de Piketty.

M. Jean Pisani-Ferry. - Je vais d'abord répondre à la deuxième question. L'article de Thomas Piketty date, de mémoire, de la fin des années 1990. Il observait que la structure de l'emploi était très différente dans la restauration et le commerce. Ce constat a donné lieu à l'amplification des allègements de cotisations sociales. On ne l'a pas toujours fait de manière cohérente. Le dilemme était le suivant : les allègements de cotisation doivent-ils servir à développer ce type d'emplois ou sont-ils un moyen de financer les augmentations du SMIC ? Dans une première phase, les allègements se sont faits à SMIC net constant, dans la deuxième, il y a eu des augmentations du SMIC. La question s'est reposée avec le CICE, avec le débat sur le fait de savoir s'il fallait fixer la barre à 2,5 SMIC ou à 3,5 SMIC ou s'il fallait concentrer les allègements sur les bas salaires. Les économistes restent convaincus que le potentiel de création d'emplois se situe plus dans les bas salaires.

Se pose également la question des effets à long terme de ce genre de mesure sur la productivité et la compétitivité. On dispose de peu d'instruments pour mesurer ces effets. Les évolutions dont je parlais posent la question de la bonne structure des prélèvements. Si l'on croit que la demande de travail va continuer à se déformer, la première question est celle de la bonne structure de prélèvement qui permet de répondre à cette situation. Une étude sur la fiscalité que nous avons publiée récemment montre que la France continue de se caractériser par des prélèvements plus élevés sur le travail et l'activité productive et moins élevés sur la consommation, l'immobilier ou le rendement des actifs obligataires. La structure de notre fiscalité est donc assez particulière et ne correspond pas aux problèmes que l'on perçoit dans l'économie française ni à des préférences collectives assumées. Il y a certainement du travail à faire dans ce domaine.

Pour répondre à la première question, rien n'interdit de concevoir que les plates-formes soient soumises à une fiscalité normale. Qu'il y ait un problème de concurrence fiscale, d'évasion fiscale, de situations exorbitantes du droit commun, c'est une évidence. Mais une plate-forme peut être taxée comme une entreprise ordinaire, elle effectue des transactions marchandes. Prenez le cas d'Uber : le consommateur paie, Uber prélève sa marge et le reste revient au chauffeur. Cela n'a rien d'innovant. Ensuite se pose la question de la domiciliation fiscale, mais celle-ci n'est pas propre à l'activité des plates-formes. On rencontre le même problème avec McDonald's, Starbucks ou Apple, qui produisent des biens.

Ce qui pose un problème spécifique de fiscalité, ce sont toutes les activités qui consistent à fournir gratuitement des données en échange d'un service : il s'agit de transactions de troc. Lorsque vous utilisez une application gratuite sur votre téléphone, vous fournissez vos données personnelles, qui ont une valeur marchande, en échange d'un service. Ces transactions ne sont pas monétisées et elles échappent donc à la fiscalité.

Cela dit, je ne crois pas qu'il faille désespérer. La décision de la commissaire européenne Mme Vestager concernant Apple est extrêmement importante. Elle rompt un tabou consistant à exclure la fiscalité du domaine des distorsions de concurrence, qui ne concernaient que les subventions. Cette décision va faire jurisprudence, me semble-t-il. Comme un certain nombre d'États considèrent que cette question est de première importance, il est possible que les choses changent.

J'en viens au CPA et aux contreparties. Pour moi, le CPA est d'abord un instrument d'autonomie. Les contreparties sont déjà mises en oeuvre dans certaines prestations. La nouveauté du CPA, c'est qu'il est un instrument d'information et de choix individuel. On passe d'une logique où les bénéficiaires sont passifs à une logique qui leur permet de construire leur propre parcours. Si ce n'est plus l'entreprise qui forme ses salariés, il n'y a plus d'incitation pour elle, il faut donc que les individus se saisissent de leur formation.

C'est difficile, parce que les individus qui auront eu le plus de difficultés à l'école seront ceux qui auront le plus de mal à se saisir du dispositif. Il faut donc les aider, les accompagner, faciliter l'accès à l'information, créer de la clarté. Il faut faire en sorte que, lorsque quelqu'un fait l'effort de se former, il sache que son effort sera récompensé et sera valorisé dans la suite de son parcours professionnel. Rien n'est plus frustrant que d'avoir fait un effort et de se retrouver avec un certificat quelconque qui ne vaut rien.

L'autonomie vient du fait que l'on peut faire des choix. Il peut y avoir une conditionnalité, mais ce n'est pas l'élément principal.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Je vous remercie de votre synthèse. Vous nous permettez d'avoir une vision plus globale du problème. Nous devons faire le tri entre des demandes et des objectifs divers. Il était important de recadrer l'objet qu'est le revenu de base, car il répond à des problèmes présents et à des potentialités futures.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Je pense qu'il ne faut pas exagérer les difficultés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Votre intervention nous confirme ce que nous avait dit Daniel Cohen : les chiffres sont incertains.

Audition de M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, ancien haut commissaire aux solidarités active

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - C'est un honneur de vous entendre, Monsieur Martin Hirsch, car vous êtes un peu le père du revenu de solidarité active (RSA) et que vous en connaissez l'application peut-être mieux que nul autre, de par vos fonctions passées de Haut-commissaire aux solidarités actives. M. Lionel Stoléru a rappelé devant nous qu'il avait fallu vingt ans pour que l'idée du RMI passe dans les faits, puis dix ans pour celle du RSA, et il a estimé qu'il faudrait probablement dix ans encore pour accréditer celle d'un revenu de base : c'est dire l'horizon dans lequel nous nous plaçons.

Si la lutte contre la pauvreté est le premier objectif du revenu de base, notre mission d'information y ajoute celui d'un retour à l'emploi ou, à tout le moins, d'une insertion via l'activité, en particulier pour les jeunes - qui ont été malheureusement écartés du RSA, sauf ceux qui ont travaillé au moins deux ans. Nous voulons clarifier la notion de revenu de base, examiner ce qu'elle recouvre et quel est le chemin pour l'acclimater dans notre pays ; votre expérience du RSA nous est très précieuse à ce titre. Je me souviens de vos propos devant la mission d'information qu'avait présidée notre collègue Mme Valérie Létard, en particulier l'idée que le revenu du travail devait rester supérieur aux revenus d'assistance, pour ne pas désinciter au travail : le revenu de base aplanit cette difficulté en étant distribué à tous, tout en donnant de l'autonomie aux plus pauvres.

Notre mission s'est rendue en Finlande, où le revenu de base devrait être expérimenté à une échelle réduite, quelque deux mille personnes, surtout des chômeurs en difficulté ; le Parlement finlandais doit décider de cette expérimentation qui pourrait être plus étendue, et qui n'est pas celle du revenu de base universel puisqu'elle ne vise qu'un échantillon spécifique de la population : qu'en pensez-vous ?

M. Daniel Percheron, rapporteur. - C'est un privilège de vous auditionner, Monsieur Hirsch, car vous êtes un prophète à la française en affirmant que, face au scandale que constitue la pauvreté, personne ne doit rester au bord du chemin ; c'est là l'ambition démesurée et sympathique du revenu universel...

M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, ancien Haut-commissaire aux solidarités active. - C'est un honneur pour moi de m'exprimer devant votre mission et je sais d'expérience comment les réflexions du Sénat peuvent se traduire en réformes, puisque la plupart de celles auxquelles j'ai pris ma part ont été précédées par des travaux de la Haute Assemblée : le RSA, avec la mission de Mme Létard, le service civique, issu d'une proposition de loi sénatoriale, l'Agence sanitaire, elle aussi née sous les auspices de votre assemblée.

Le revenu de base ne me pose aucun problème en théorie : si j'étais gouverneur de la planète Mars et qu'il fallait y implanter une politique de revenus, j'opterais pour le revenu universel sans hésiter. En revanche, dans un pays tel que le nôtre, le coût de transition serait tel, que la mise en place du revenu universel nous conduirait à s'écarter de réformes nécessaires : les réserves que j'exprimerais sont donc d'abord d'ordre pratique.

Le revenu de base a trois objectifs principaux : lutter contre la pauvreté ; intégrer socialement les individus, en facilitant le recours à l'activité quelle qu'elle soit, bien au-delà du seul travail salarié ; simplifier, harmoniser et rendre plus équitable notre système de prestations et d'aides sociales. Nous partageons tous le constat que, sur chacun de ces trois objectifs, il y a beaucoup de travail à faire dans notre pays. Nous consacrons une part record de notre richesse nationale à la lutte contre la pauvreté, mais notre pays compte autant sinon davantage de pauvres que dans les pays comparables. Sur l'emploi et l'activité, le constat est le même : celui d'un rendement faible de nos politiques publiques. Enfin, la simplification de notre système est un impératif, auquel nous nous étions déjà attelé avec le RSA.

Quand nous avions conçu le RSA, nous étions partis du constat que la lutte contre la pauvreté ne dépendait pas que de l'État mais aussi des entreprises et des collectivités publiques dans leur ensemble - qui, chaque ensemble pris séparément, proposaient des mesures contradictoires entre elles ; nous avions donc commencé par réunir ces diverses parties autour d'une même table et le consensus s'était alors établi sur l'idée que le système devait être neutre sur le coût du travail et que chaque heure travaillée devait rapporter des revenus supplémentaires, quel que soit le niveau de revenu ; nous avions constaté que les règles d'alors ne répondaient pas à ces exigences et nous avions réfléchi aux façons d'y parvenir, pour être plus efficace contre la pauvreté, pour l'insertion par le travail et l'activité - et pour que l'ensemble de notre système soit plus simple et lisible.

Nous avions amorcé la simplification en regroupant dans le RSA l'ex RMI, des primes, l'allocation spécifique de solidarité (ASS) et l'allocation aux adultes handicapés (AAH), mais pas la prime pour l'emploi (PPE) ni les aides personnalisées au logement (APL). Nous avions pourtant souligné combien toutes ces aides avaient des temporalités et des modes de calcul différents, au prix d'un décalage avec les faits générateurs et d'effets indésirables - le plus connu étant l'effet inflationniste des APL sur le niveau des loyers : des études académiques ont démontré que les trois-quarts du montant des APL étaient captés par la hausse des loyers, ce qui pousse à prendre des mesures correctives comme l'encadrement des loyers, avec les polémiques que l'on sait et qu'on a encore vues dans le cadre de la loi Duflot. De leurs côtés, le calcul de l'ASS ne prend pas en compte la situation familiale et celui de l'AAH dissuade l'activité puisque les revenus ne sont pas cumulables.

La fusion des différentes aides paraissait aller de soi, elle faisait consensus, puis les oppositions se sont agrégées, de droite comme de gauche, pour des raisons parfois opposées, au point de laisser la réforme entre deux eaux.

Dans ces conditions et fort de cette expérience, je peux résumer ainsi mon propos : si le rapprochement et la rationalisation des aides sont indispensables pour rendre plus efficace la lutte contre la pauvreté et bien l'articuler avec l'activité et l'emploi, ces réformes sont complexes à conduire - bien trop complexes pour croire qu'on pourrait les traiter en passant à un revenu universel qui concernerait 60 millions de Français et le transfert de centaines de milliards d'euros. Il est paradoxal, du reste, de voir le revenu de base être proposé par des gens qui s'opposent à toute simplification de notre système, voire aux minimaux sociaux eux-mêmes...

M. Jean Desessard. - Ah oui ? Par qui ?

M. Martin Hirsch. - Je n'ai pas à livrer de noms...

Le débat actuel me semble se polariser entre ceux qui prônent le revenu universel pour toute la population, et ceux qui proposent de commencer par rationaliser, harmoniser et simplifier nos règles actuelles : je rejoins le second pôle parce qu'il me paraît plus efficace, mais aussi parce que j'ai toujours été gêné, dans le revenu universel, par l'idée que des revenus suffiraient à lutter contre la pauvreté, alors que l'action me paraît devoir passer par plusieurs leviers et d'abord la formation, l'emploi, l'accompagnement social. Je pêche peut-être par excès de pragmatisme, mais je crains dans le grand « chamboule tout » du revenu universel - on déplace quelque 400 milliards d'euros, ce n'est pas rien... - une diversion par rapport aux réformes nécessaires à la lutte contre la pauvreté, qui concernent l'éducation, la formation, l'accompagnement social. Harmonisons d'abord les revenus de solidarité, puis examinons la question du revenu universel : c'est dans cet ordre qu'il me semble préférable de procéder.

Enfin, je crois qu'il faut prendre garde à ne pas inverser la place des revenus du travail et celle des revenus de solidarité : dans le revenu universel, les revenus du travail peuvent apparaître accessoires, alors qu'il faut leur conserver leur place de premier plan ; des problèmes se posent incontestablement avec le modèle du salariat, nos règles sociales sont contournées, y compris par le statut de l'auto-entrepreneur, mais ce n'est pas une raison pour placer les revenus du travail au second plan et faire passer les revenus de solidarité en premier.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Vous êtes à la fois prophète et praticien et je vous rejoins parfaitement quand vous nous dites que la France n'est pas prête au grand « chamboule tout » - nous devons éviter, même, le véto de l'opinion publique, qui instruirait vite un procès d'intention contre toute réforme d'envergure à court terme, on l'a vu à la suite des annonces récentes de réforme fiscale... Je partage également votre position sur la nécessaire traçabilité des aides publiques : la France compte parmi les républiques sociales les plus avancées, mais nous ne traçons pas bien les aides sociales, bien moins que, par exemple, la vache folle : c'est pourtant un aspect capital des aides de solidarité. Il faut donc, comme vous nous y encouragez, commencer par y voir plus clair, faire mieux, éviter les confusions - et, éventuellement, expérimenter.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Le taux de non recours au RSA est important, du fait de la complexité des procédures ; vous étiez pourtant passé par une phase d'expérimentation, qui avait probablement anticipé des difficultés : quelles recommandations feriez-vous pour le cas où nous expérimenterions le revenu de base ?

M. Martin Hirsch. - Effectivement, le taux de non recours atteint 30 % pour le RMI, 30 % pour le RSA « socle » et 60 % pour l'ancien RSA « activité » ; il atteint même 85 % pour l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé... Pour le RSA « activité », un tel niveau a été voulu et maintenu sciemment : en 2008, la hantise était l'excès de recours et la pression était très forte pour instaurer des verrous, ce qui a été fait par décret. J'ai été ensuite en désaccord ouvert, quand on m'a refusé de lever ces verrous : il suffisait de rendre possible une levée annuelle, plutôt que trimestrielle, pour distribuer davantage de droits. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? Il y avait la querelle de l'assistanat, mais aussi le fait que, grâce à la prime pour l'emploi, la PPE, quelques milliards d'euros ont pu être « récupérés » sur le dos des travailleurs pauvres.

Nous avions prévu de fusionner le RSA et la PPE : cela m'a été refusé. Nous avons ensuite proposé d'arrêter l'indexation sur trois ans, ce qui représentait un levier de 800 millions d'euros, afin d'abonder le RSA : nouveau refus, mais on nous a cependant accordé la moitié. Cette séquence représente un véritable hold-up : les gouvernements successifs ont littéralement volé les travailleurs pauvres en toute impunité - mais avec des effets réels pour les personnes lésées. Les malfaçons signalées n'ont pas été corrigées, au point qu'on est allé contre les objectifs initialement affichés - avant que la prime pour l'activité ne change la donne.

La question du non recours est complexe et se pose pour de nombreuses prestations, ce qui offre bien des marges de progression. Un exemple : on a choisi de ne pas passer par l'employeur pour le RSA « activité », ceci pour éviter de diffuser l'information, alors que ç'aurait été garantir l'accessibilité ; mais une solution technique était possible, qui concilie mieux l'exigence de discrétion et l'accessibilité aux droits.

S'agissant de l'expérimentation, j'y suis bien sûr favorable pour toutes les politiques publiques fondées sur des hypothèses qui reposent sur des comportements sociaux. Nous avons expérimenté le RSA pendant dix-huit mois, et la mission conduite par M. François Bourguignon a conclu que c'était un puissant levier de retour à l'emploi - je me souviens que le rapport estimait que les effets positifs sur le retour à l'emploi étaient dus « à 80% » au RSA. Autre exemple d'expérimentation et d'évaluation utiles : la Cour des comptes, après avoir examiné l'effet sur l'emploi du subventionnement du permis de conduire pour quelque 10 000 jeunes, a conclu qu'il était préférable de réformer le permis de conduire plutôt que de continuer à le subventionner...

Cependant, l'expérimentation du revenu de base me paraît difficile sur le plan méthodologique même, car il est censé produire des effets sur les salaires, ce qui suppose une application généralisée, de même que sur les prix - ce qui a son importance sachant que les plus pauvres paient davantage que les autres certains services, comme par exemple l'assurance. L'expérimentation risque bien de ne présenter qu'une partie des effets, ce qui en limite l'intérêt.

M. Yves Rome. - Vous proposez donc de poursuivre sur la voie du RSA, avant de créer un revenu universel ?

M. Martin Hirsch. - Oui, d'autant que des réformes utiles sont possibles, dans un agenda raisonnable

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Pensez-vous qu'il faille étendre le RSA aux 18-25 ans ?

M. Martin Hirsch. - Dans la commission consultative que j'avais mise en place, à laquelle participaient des parlementaires, nous avions été unanimes contre une ouverture du RSA dès 18 ans...

M. Jean Desessard. - C'est que vous ne m'aviez pas invité, car vous n'auriez alors pas eu l'unanimité...

M. Martin Hirsch. - ... mais nous avions souligné aussi que la situation des 18-25 ans connaissait des ruptures inacceptables - c'est pourquoi, entre autres, nous avions prévu une ouverture des droits au RSA à compter de quelques mois de travail, et pas de deux années comme c'est devenu la règle. Plutôt qu'ouvrir le RSA à 18 ans, nous avions préféré chercher des solutions aux problèmes tels qu'ils se posaient : c'est le sens du dixième mois de bourse, que nous avons obtenu. Soit dit en passant, l'exclusion du RSA « activité » pour les jeunes salariés me paraît constituer une rupture d'égalité de nature inconstitutionnelle, même si le Conseil constitutionnel n'a pas eu à en connaître...

Nous avions également réfléchi à une solution d'ensemble, avec la dotation d'un capital à 18 ans, qui serait fonction du revenu familial et qui donnerait lieu à une contractualisation pour un parcours de formation.

Je suis pragmatique et, dans cette séquence, je me suis souvenu de ce qui s'était passé en 1994 avec le projet de SMIC jeune : il s'agissait d'autoriser l'embauche des jeunes à 70 % du SMIC, le projet a fait descendre un million de personnes dans la rue, il a été abandonné et, résultat, on a vu se multiplier les stages payés...à 30% du SMIC. Je crois qu'il faut subventionner l'emploi des jeunes plutôt qu'ouvrir le RSA dès 18 ans, car une telle ouverture aurait des conséquences directes sur le comportement des employeurs, qui n'iraient certainement pas dans le sens de l'insertion des jeunes dans l'emploi...

Mme Chantal Deseyne. - Que pensez-vous d'une réforme consistant à remettre à plat les revenus de solidarité, puis à définir une allocation unique avec une seule année de référence ?

M. Martin Hirsch. - Cela me paraît une réforme complexe, mais possible et, même, nécessaire. Des solutions techniques existent, où l'on tiendrait compte des revenus du travail, des charges de famille, du coefficient de handicap...

M. Jean Desessard. - Lorsque vous prépariez le RSA « activité », Monsieur Hirsch, je vous avais alerté de vos faibles chances de réussir face à tous ceux qui dénonçaient une « trappe à inactivité » et je vous avais prévenu qu'une allocation trimestrielle serait peu commode pour les précaires; vous m'aviez répondu que les caisses d'allocations familiales, les CAF, devaient être maîtres d'oeuvre et que cela exigeait cette temporalité : c'est une conséquence technique, mais le taux de non recouvrement atteste aujourd'hui que ce choix n'était pas le bon !

Je vous avais prévenu, ensuite, des effets de seuil et des risques de conflit avec les smicards, en tout cas pour les RSA les mieux lotis : vous ne m'avez toujours pas répondu sur ce point, alors que l'un des grands avantages du revenu de base, c'est qu'étant servi à tous, il ne provoque pas de jalousie. Vous rétorquez aujourd'hui qu'un grand « chamboule tout » à plus de 400 milliards d'euros ne pourrait aboutir, que c'est trop difficile; mais la Sécurité sociale, qui représente 594 milliards, a pourtant été instituée, elle n'a pas toujours existé et c'est bien la preuve que c'est possible.

Enfin, nous avions constitué une mission d'information sur la précarité des jeunes, dont le rapporteur appartenait au groupe UMP et qui avait été unanime dans son constat que les jeunes étaient en moyenne plus pauvres que les autres classes d'âge, qu'il fallait envisager une extension du RSA aux 18-25 ans. Mais une fois cette mission achevée, les logiques partisanes ont repris le dessus, et on a raté l'occasion. Aujourd'hui, vous nous dites être défavorable à une telle extension : mais pourquoi tenir les 18-25 ans en dehors de ce droit, hors du système général ? Pourquoi un jeune de 18 ans n'aurait-il pas le droit de toucher un revenu s'il est pauvre ? L'argument paternaliste consiste en général à dire que le jeune risquerait de dépenser cet argent au café, à mauvais escient - mais chacun connaît des plus de 25 ans qui le font, l'argument ne tient pas ! Ce revenu doit être accessible dès 18 ans, c'est un moyen direct de lutter contre la pauvreté !

M. Martin Hirsch. - Je vous rejoins parfaitement sur les difficultés liées au versement trimestriel : nous les avions signalées, mais les CAF ont fait valoir les coûts de gestion de calculs mensuels qui en aurait résulté ; la conséquence, ce sont les non recours importants dont j'ai parlé.

Sur les effets de seuil, ensuite, je rappelle que le RSA est dégressif et que je ne suis pas favorable à ce qu'il soit servi au-delà du SMIC - sachant que les deux tiers des travailleurs pauvres travaillent à temps plein, avec des charges familiales élevées. Je crois que le revenu de base accentuerait les effets de seuil : avec 1 000 euros pour tous...

M. Jean Desessard. - Les hypothèses hautes tournent plutôt autour de 700 à 800 euros...

M. Martin Hirsch. - Même à ce niveau, je suis prêt à parier que, rapidement, les employeurs distingueront davantage encore qu'aujourd'hui les salariés qualifiés, qu'ils continueront à payer correctement, et les salariés non qualifiés, qu'ils encourageront au bénévolat sous diverses formes - et vous aurez alors un écart de richesse et des effets de seuil plus importants qu'aujourd'hui, en particulier pour les jeunes.

Sur l'extension du RSA aux 18-25 ans, enfin, il est complexe de distinguer les revenus des jeunes de la solidarité familiale : les mécanismes de charge familiale pourraient conduire à payer deux fois, le sujet n'est pas simple. Et il faut compter aussi avec les effets d'adaptation du marché du travail, aussi bien qu'avec l'impact sur les parcours de formation : les revenus des jeunes posent des questions complexes, je n'en connais pas les bonnes réponses mais je crois qu'il faut être prudent et que l'expérimentation nous aidera à trancher nos différends.

M. Jean Desessard. - En demandant de l'expérimentation, vous faites plaisir à notre président...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - La question n'est pas de faire plaisir, mais de rechercher le meilleur chemin pour parvenir à nos objectifs...

M. Daniel Percheron, rapporteur. - L'exclusion des jeunes du RSA « activité » vous paraît inconstitutionnelle, vous êtes pour la subvention du travail des jeunes, vous êtes sceptique face à l'idée d'expérimenter le revenu de base; pour autant, vous ne contesterez pas que, depuis un quart de siècle au moins, notre nation dépense toujours moins pour sa jeunesse, tandis qu'elle accorde une part plus importante à ses seniors. Comment cette situation est-elle tenable, dans une société vieillissante ? Ne devons-nous pas cibler davantage la jeunesse de notre pays ? La question se pose au législateur et aux élites...

M. Martin Hirsch. - Oui, les politiques publiques conduites depuis plusieurs décennies ont lésé les jeunes, c'est un constat. Si j'avais 20 milliards d'euros à redistribuer en direction de la jeunesse - je prends un ordre de grandeur -, je consacrerais 6 milliards à compenser le coût du travail, 6 milliards à abonder un système de dotation dégressive à l'entrée dans la vie active, sur projet, et le reste à améliorer la formation et l'éducation. Ces choix me paraissent meilleurs, contre la pauvreté, que l'extension du RSA « socle » aux 18-25 ans.

M. Jean Desessard. - Pourquoi ?

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Selon vous, la solidarité familiale peut apporter de la confusion et conduire à une allocation inutile d'argent public ?

M. Martin Hirsch. - Exactement, avec le reproche d'être inéquitable. La question peut se résoudre cependant, via les parts fiscales, mais c'est complexe.

Pour répondre à M. Desessard, j'entends et je comprends l'argument consistant à dire que les jeunes sont des citoyens à part entière, des adultes libres d'arbitrer ; cependant, une dotation sur projets ouverte dès 18 ans et dégressive en fonction des revenus familiaux, me paraît préférable.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Dans notre pays, la majorité politique est à 18 ans, mais pas la majorité sociale : le revenu de base présente l'avantage de mettre fin à ce hiatus; quelle est, de votre point de vue de praticien, la meilleure piste pour y parvenir ?

M. Jean Desessard. - Ce qu'on constate aujourd'hui, c'est que le RSA « activité » n'a pas fait ses preuves. Vous dites qu'il faut baisser le coût du travail des jeunes, mais c'est vrai pour le travail peu qualifié dans son ensemble, pas seulement pour les jeunes. C'est là votre faiblesse de praticien : vous vous focalisez sur votre secteur particulier, alors qu'il faut voir plus large et appréhender les mécanismes dans leur ensemble pour lutter contre la pauvreté.

M. Martin Hirsch. - Je reconnais volontiers mes faiblesses... Mais ce que tout le monde constate, c'est que l'absence d'expérience professionnelle peut justifier un coût du travail moindre, et que l'emploi des jeunes augmente quand on peut compenser cet écart.

M. Jean Desessard. - Au détriment des autres catégories d'actifs...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Ce point est à préciser : le Centre des jeunes dirigeants est favorable à un subventionnement.

M. Martin Hirsch. - Le marché du travail et les politiques d'emploi se focalisent sur le travail à forte productivité, c'est cela qu'il faut corriger, je le constate dans mes fonctions actuelles : il faut faire un effort particulier pour les emplois à faible productivité, accessibles en particulier aux jeunes. Je crois aussi utile de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, il faut agir sur plusieurs leviers ; ou bien, on en arrive à des décalages comme celui-ci, parmi tant d'autres : on relance sans arrêt la formation en alternance, tout le monde est pour, mais les jeunes trouvent difficilement des stages, au risque de compromettre leur parcours...

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Vous apportez là des arguments au revenu universel...

M. Martin Hirsch. - Non, parce que je pense qu'il faut se concentrer sur l'accès à l'emploi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Les 6 milliards d'euros que vous mentionnez pour une dotation aux jeunes, correspondent au montant que Jean Pisani-Ferry estime nécessaire au versement d'un revenu de base pour les quelque 6 millions de jeunes qui ne sont pas en formation : comment aller jusqu'à une expérimentation ? Nous recherchons le chemin... Le revenu de base est une idée généreuse, certains disent géniale - mais le génie est toujours plus facile avec le portefeuille des autres... Je retiens que vous proposez d'harmoniser les revenus de solidarité, puis, éventuellement, d'expérimenter de nouvelles pistes pour les jeunes - mais nous n'oublions pas non plus les seniors, qui se sentent « largués », inutiles...

M. Jean Desessard. - Il y a matière à débat. La catégorisation conduit aux demi-mesures : en période électorale, il est facile de s'intéresser aux jeunes, d'annoncer des mesures catégorielles dans leur direction, parce qu'on sait pouvoir toucher les familles dans leur ensemble. Mais encore faudrait-il démontrer que ces mesures catégorielles ne nuisent pas aux autres catégories sociales, ou encore que d'autres mesures ont une incidence bien plus importante sur les jeunes - voyez le recul de l'âge de la retraite, qui freine l'accès des jeunes à l'emploi : il faut penser global !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Le lien du revenu de base à l'emploi n'a pas été établi par Pôle emploi...

M. Jean Desessard. - C'est que ces praticiens ne savent pas évaluer cette hypothèse, trop loin de leurs pratiques...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Ce que l'on sait cependant, c'est que la perte de la complémentaire maladie universelle, la CMU, quand on atteint le SMIC, par exemple, désincite au travail ; nous avions pris position sur la question lors du RSA. Comment éviter de tels effets de seuil ?

M. Martin Hirsch. - Par l'harmonisation et par l'instauration d'une allocation unique, dégressive. Je rappelle que si le seuil pour la CMU a été fixé sous le minimum vieillesse, c'est pour éviter qu'un million de bénéficiaires âgés supplémentaires ne se présentent...

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Au cours des quinze dernières années, nous sommes parvenus à assurer, en plus, un million de chômeurs, un million de retraités et cinq cent mille fonctionnaires des collectivités territoriales, ceci sur la même base d'emplois marchands : c'est donc qu'il y a des marges d'action. En Finlande, l'expérimentation est clairement ciblée sur l'emploi des jeunes ; mais, de notre côté, nous ne parviendrons pas à établir un lien entre le départ à la retraite et l'effet de levier du revenu de base sur l'emploi des jeunes, si nous ne parvenons pas, comme les Finlandais, à ce que 69% des personnes en âge de travailler, soient effectivement au travail...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Merci à chacun pour ce débat.

La réunion est levée à 16h40.