Jeudi 19 juillet 2018

- Présidence de M. Yves Daudigny, président -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Audition de représentants de France Assos Santé

M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux par l'audition de France Assos Santé, un collectif représentatif de soixante-dix-huit associations agréées d'usagers du système de santé. Merci d'avoir répondu à notre invitation.

La voix des usagers est déterminante dans notre analyse du problème des pénuries de médicaments et de vaccins puisque chaque rupture ou tension d'approvisionnement pèse sur la qualité des soins et suscite angoisse et détresse légitimes chez les patients et leurs proches. À l'évidence, la qualité de l'information est encore bien insuffisante, les professionnels de santé étant rarement en mesure d'identifier la date de retour prévisionnelle d'un médicament indisponible. La mise en place d'un traitement alternatif, quand il est possible, reste un exercice délicat, car il peut déboucher sur une perte de chance qui n'est jamais acceptable, ni pour le patient ni pour l'équipe soignante.

Quelle évaluation faites-vous de notre dispositif de prévention et de gestion des situations de pénurie, notamment de la mise en place encore récente des plans de gestion de pénurie (PGP) ? Comment analysez-vous les stratégies commerciales de certains laboratoires et leur impact sur la disponibilité des médicaments essentiels ?

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Je me réjouis d'entendre la voix des patients, confrontés aux pénuries de médicaments. Cela constitue le point de départ de la réflexion et des investigations que nous menons dans le cadre de cette mission d'information.

Vous avez déjà reçu un questionnaire qui pourra servir de trame à notre audition, et je vous invite à déposer une contribution écrite. Permettez-moi de vous poser quelques questions spécifiques. Quelles sont les situations de pénurie ou de tensions d'approvisionnement qui vous ont paru les plus marquantes au cours des dernières années ? Selon vous, la situation s'est-elle dégradée depuis dix ans ? Les patients français sont-ils plus touchés que leurs voisins européens ? Vous paraissent-ils suffisamment informés des situations de pénurie ou de tensions d'approvisionnement ? Comment jugez-vous l'action des pouvoirs publics en la matière ? Quelles sont les actions à mettre prioritairement en oeuvre pour assurer la bonne prise en charge des patients, qui sont au centre de nos préoccupations, mais également pour répondre à leur angoisse légitime dans de telles situations ?

M. Daniel Bideau, vice-président de l'UFC-Que Choisir et membre du bureau de France Assos Santé. - Vice-président de l'Union fédérale des consommateurs -Que choisir, je parlerai au titre de France Assos Santé dont je suis membre du bureau. Cette association représente les quatre-vingts plus grandes associations en France de patients et d'usagers - nous avons d'abord des usagers, qui peuvent être parfois des patients.

Ce collectif d'associations est un réservoir de réflexions. Nous ne reviendrons pas sur les propos de vos précédents interlocuteurs, et nous nous concentrerons sur l'intérêt de l'usager-patient qui se retrouve parfois dans des situations extrêmement difficiles, et qui a du mal à comprendre les crises de pénurie pouvant survenir sur notre territoire.

Mme Clarisse Fortemaison, coordinatrice du collectif TRT-5. - Le collectif TRT-5 (« Traitements et recherche thérapeutique ») rassemble dix associations de lutte contre le virus d'immunodéficience humaine (VIH), dont les missions sont la représentation des personnes et l'information des personnes vivant avec le VIH et population cible.

M. Yann Mazens, chargé de mission à France Assos Santé. - Chargé de mission à France Assos Santé, je répartirai la parole entre les différents membres de notre délégation. Nous vous avons transmis une note commune à France Assos Santé et TRT-5 qui répond à vos questions tout en prenant quelques libertés. Nos observations concernent davantage l'indisponibilité dans les pharmacies d'officine, même si le sujet est plus global et concerne aussi les hôpitaux. Mes collègues détailleront davantage les conséquences pour les personnes malades, en insistant sur certains témoignages.

Le changement de traitement n'est pas la solution facile, car il entraîne parfois des difficultés. Les conséquences économiques sont importantes : individuellement, en cas d'incapacité de travail et de perte de salaire ou d'hospitalisation ; et collectivement, lorsqu'un antibiotique à spectre étroit est en rupture de stock et est remplacé par un antibiotique à large spectre, ce qui pose des problèmes de santé publique et détruit tout le travail d'information et de sensibilisation mené en la matière. Il existe aussi des risques de transmission, et des problèmes spécifiques liés aux vaccins.

Mme Catherine Simmonin, secrétaire générale de la Ligue nationale contre le cancer. - J'interviendrai davantage sur les hôpitaux et la prise en charge des malades du cancer. Il y a deux types de pénurie : une pénurie qui est organisée, notamment pour le BICNU® qui soigne les hémopathies et les glioblastomes - les cancers du sang et du cerveau. Il coûtait 30 euros les 100 grammes. Avec cette pénurie, il coûtait quatre ans après 900 euros, puis 1 450 euros les  100 grammes... Il y a eu ensuite les pénuries d'Endoxan®, d'Alkéran®, de Chloraminophène®, chimiothérapies per os dont le prix a été multiplié par trois à cinq après le rachat par d'autres laboratoires. Cette pénurie est organisée pour augmenter les prix.

Deuxième type de pénurie, les trente-cinq molécules de base en oncologie sont fabriquées en Orient, notamment en Chine, par trois fabricants. Les lignes de fabrication sont contrôlées par la Food and Drug Administration (FDA, agence américaine de la sécurité des aliments et des médicaments) qui arrête la fabrication en cas de problème de sécurité ou d'anomalies. Brusquement, la matière de base disparaît alors du monde entier. Aucun façonnier dans un laboratoire ne peut la fabriquer, alors qu'elle sert au quotidien en oncologie et ne peut être remplacée par des innovations. Avec l'Aracytine® et la cytarabine, on traite 1 500 à 2 000 personnes en six mois pour des hémopathies. Ces molécules ne sont pas substituables, ce qui peut provoquer potentiellement des décès. De même, est concerné le 5-fluorouracile (5-FU), utilisé pour soigner entre 80 000 et 100 000 patients par an de cancers digestifs, en association avec l'oxaliplatine, qui fait également l'objet de ruptures. Le 5-FU a disparu en Afrique, notamment du Nord, provoquant de nombreux décès, en raison de l'impossibilité pour certains pays de payer. Qu'en sera-t-il en France dans les prochaines années ? En l'absence de traitement, plus d'espoir, nous déplorerons aussi des décès.

En cas de rupture dans les pharmacies d'hôpitaux, le pharmacien essaie de trouver une substitution, mais l'information n'est pas toujours donnée au patient. Celui-ci peut aussi subir des effets indésirables en raison de la substitution, comme pour le lymphome de Hodgkin qui touche des personnes jeunes. La survie à deux ans a baissé de 88 % à 75 % avec cette substitution, sachant qu'elle conditionne la survie à dix ans.

Mme Catherine Vergely, secrétaire générale de l'Union nationale des associations de parents d'enfants atteints de cancer ou de leucémie. - Je représente les associations de parents d'enfants atteints de cancer ou de leucémie. Les médicaments ont très peu d'autorisations de mise sur le marché (AMM) à indication pédiatrique, si bien que la plupart des médicaments chez les enfants sont prescrits hors AMM, que ce soit pour un cancer ou non.

Pour chaque spécialité de la pédiatrie, il n'y a pas forcément plusieurs molécules qui détiennent une AMM. En cas de substitution, on peut alors passer d'un médicament avec une indication pédiatrique à un médicament hors AMM. La pénurie est d'autant plus grave que les conséquences de la substitution ne sont pas étudiées chez l'enfant : on traite la maladie, mais pas forcément les effets secondaires.

Les enfants traités pour un cancer sont souvent immunodéprimés. On incite alors la famille à se vacciner contre des maladies infantiles, comme la rougeole. Lors d'une pénurie de vaccins, ces enfants doivent alors rester dans des zones protégées, voire ne peuvent pas rentrer chez eux, si leurs parents, frères ou soeurs n'ont pu être vaccinés à temps, avec un impact important sur leur qualité de vie. Or certaines pénuries sont organisées, notamment pour tous les vaccins non obligatoires - même si cela risque de changer désormais. Ces vaccinations non obligatoires sont quand même toxiques pour des enfants immunodéprimés.

Mme Clarisse Fortemaison. - Le collectif TRT-5 s'est intéressé à ce dossier en 2009, alerté par un nombre croissant d'alertes de rupture d'antirétroviraux. Le constat est pluriel : les ruptures sont multiples, hétérogènes, territorialisées et parfois organisées. Elles résultent de problématiques d'approvisionnement, sont lourdes de conséquences - individuelles mais aussi collectives - pour les personnes vivant avec le VIH. Individuellement, les conséquences sont immunologiques avec des rebonds de la charge virale ou des mutations de résistance lorsqu'il n'y a pas un taux suffisant de molécules dans le sang. Cette pathologie nécessite une observance. Ces ruptures ont participé à l'altération de la relation thérapeutique. Une personne nous a écrit sur l'observatoire ouvert par le TRT-5 : « On m'assassine, aujourd'hui la France m'assassine, je ne sais pas si c'est un homicide volontaire ou involontaire. » Conséquence collective, cela met à mal la notion de Treatment as Prevention selon laquelle une personne sous traitement est indétectable et ne peut pas transmettre le VIH. Aujourd'hui, les pénuries sont à la baisse et sont localisées, elles n'entraînent plus d'interruption de traitement comme auparavant. Elles résultent spécifiquement de stratégies d'approvisionnement - notamment de grossistes-répartiteurs - de stratégies de spécialisation sur certaines molécules et sur des antirétroviraux (ARV) intéressants économiquement, avec des stratégies de niches et d'exportation.

En 2013, la production d'un vieil antibiotique, l'Extencilline®, a été arrêtée, alors qu'il était utile pour traiter la syphilis. Il y avait donc un risque de relance d'une épidémie, préoccupation de santé publique majeure. Les autorités ont donc importé un produit italien, mais qui ne pouvait pas être injecté avec de la Xylocaïne®, ce qui provoque d'importantes douleurs, et parfois des évanouissements, d'où des déperditions de soins. En 2016, un industriel français en a reproduit. Nous pensions la situation stabilisée, mais en novembre 2017 il nous a alertés sur des problèmes de production, avec un risque de tensions sur l'approvisionnement, voire une rupture sèche à l'échelle mondiale. Pour pallier ces risques majeurs, les autorités françaises se sont organisées : elles ont importé, contingenté et informé les professionnels de santé. Début 2018, un nouveau producteur est arrivé sur le marché, mais il a annoncé la semaine dernière qu'il se retirait. Tout notre travail est réduit à néant.

Nous avons toujours fait état de nos constats et de nos interrogations : les ruptures d'approvisionnement pèsent sur toute la chaîne du médicament, et les usagers sont les premières victimes.

Malgré l'engagement de nos associations notamment sur les décrets de 2012 et 2016, nous constatons l'échec flagrant de la politique en matière de gestion des risques de rupture en France. Nous exigeons une politique forte, afin que tous les acteurs de la chaîne prennent leurs responsabilités.

Mme Selly Sickout, directrice de SOS Hépatites. - Je centrerai mon propos sur la politique vaccinale, avec le cas d'école de la pénurie de vaccin contre l'hépatite B et l'information des usagers et des professionnels de santé.

En situation de pénurie, c'est un véritable scandale : patients et usagers sont ballotés, c'est le système D ! De qui se moque-t-on ? À l'hépatite B, tout le monde le sait, est associé le spectre de la sclérose en plaques. Certes, nous travaillons avec les autorités pour faire évoluer le système afin qu'il soit plus efficace.

L'année dernière, nous avons connu une pénurie de vaccins contre l'hépatite B pour les adultes. Les autorités ont mis en place un plan de rationnement avec des priorisations. Cette organisation a été positive, mais avec un contingentement lié à l'arrêt de l'approvisionnement dans les pharmacies de ville, en réservant les vaccins aux hôpitaux. Ont été mis à disposition, à titre exceptionnel et transitoire, des vaccins initialement destinés aux Pays-Bas. Le rationnement a été proposé par le Haut Conseil de la santé publique avec identification de personnes prioritaires. Les recommandations relatives à l'utilisation des vaccins pédiatriques ont été révisées. Il est parfois délicat de bien informer les patients.

La vaccination avec le Pneumo 23 - qui n'est pas contre l'hépatite B - pour les personnes qui sont en situation immunitaire fragile, qui était recommandée tous les ans, est passée à tous les cinq ans en cas de pénurie. Révise-t-on les recommandations vaccinales à l'issue de la pénurie ?

La révision vaccinale du vaccin pédiatrique contre l'hépatite B a abouti à diviser les doses par deux, afin de continuer à vacciner les enfants nés de mères porteuses du virus - c'est vital pour eux, sinon ils ont plus de 90 % de risques d'avoir une hépatite B chronique, avec une évolution beaucoup plus importante. Pourquoi ne change-t-on pas les recommandations ? Le schéma vaccinal était fondé sur trois doses, désormais deux doses suffisent en cas de pénurie. Notre président, médecin, ne comprend pas ces changements, qui alimentent les militants anti-vaccins. Ayons des recommandations cohérentes et transparentes, au bénéfice des professionnels de santé et des usagers !

Nous avons alerté : ce plan de rationnement n'est pas bon pour la santé publique, parce que, derrière, certaines structures adoptaient d'autres plans de rationnement. Dans le cadre de la priorisation, on sacrifiait les adolescents et les personnes vulnérables ou dans les centres d'hébergement d'urgence. Mais derrière, d'autres restrictions se sont mises en place. Attention à ces plans officieux. Nous devons améliorer l'information envers les professionnels et surtout les usagers, ballotés d'officine en officine.

M. Yann Mazens. - Dans cet exemple significatif, les autorités ont complètement perdu la main et sont obligées d'aligner une série de mesures pour gérer la pénurie. Dès qu'un plan de priorisation, c'est-à-dire de rationnement, est mis en place, certaines structures instaurent des priorisations différentes sur des critères beaucoup plus subjectifs. J'ai ici une note d'un hôpital parisien en ce sens...

M. Daniel Bideau. - Les usagers-patients sont mal informés, désinformés ou sous-informés, par toutes les structures - État, professionnels de santé - avec des messages contradictoires. Il en résulte un manque de confiance, que l'on constate pour la politique vaccinale ou lors de la mise en place de certains médicaments, par exemple contre les effets du cancer de la thyroïde. Comment rétablir cette confiance ?

Il faut avoir un pilote prenant de l'altitude dans l'avion de la gouvernance publique. Au niveau de l'État, au niveau des industriels et de toutes les structures de distribution du médicament, ayons une véritable prévision à long terme de la politique du médicament. Des intérêts commerciaux ont prévalu sur la santé publique. Les laboratoires, structures privées avec une nécessité de rentabilité ont décentralisé dans des pays économiquement plus intéressants, et souvent avec des normes environnementales et sociales plus « avantageuses ». Désormais, ces molécules sont fabriquées en Inde, en Chine, voire au Pakistan, ce qui pose des problèmes de flux : si une seule usine ferme, un médicament disparaît du circuit.

Nous avons besoin, dans le cadre de la politique du médicament, d'une structure d'observation indépendante de la fabrication et de la distribution. Ni les industriels ni les professionnels de santé ne peuvent pas le faire. Cela relève de l'État, qui doit prendre la hauteur nécessaire, sans s'arrêter aux mandats présidentiels, ministériels ou parlementaires. Un service avec une visibilité sur tous les circuits pourrait ainsi être rattaché au ministère de la santé.

Il est du rôle de la représentation nationale de prévoir annuellement dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) ainsi qu'à bien plus long terme une politique du médicament qui ne soit plus à courte vue, faite de rustines, mais une politique de prévision, en toute transparence. C'est essentiel non seulement pour le circuit français, mais également aux niveaux européen et mondial.

Il faudrait aussi une bonne information ascendante et descendante dans tout le circuit, depuis les industriels fabricants jusqu'aux pharmaciens, interlocuteurs directs du patient-usager, qui peuvent rétablir ce lien avec des traitements cohérents et une certaine compétence.

En cas de problème particulier de pénurie d'un médicament à long terme et de doutes sur la notion d'intérêt qui prévaut à l'arrêt du médicament, il faut communiquer auprès des usagers et des professionnels pour une bonne information sur la crise et rétablir la confiance.

Mme Catherine Simmonin. - Sur l'équité en termes d'accès sur les territoires, la négociation pour les hôpitaux en France est segmentaire. Mieux vaudrait une négociation centralisée. Doit-elle être assurée par le Comité économique des produits de santé (CEPS) ? Selon nous, le comité n'est pas en mesure d'assumer cette tâche, mais il faudrait regrouper les différentes structures pour une négociation centralisée. Lorsque vous êtes pris en charge dans un hôpital rural, vous n'avez pas les mêmes chances que dans un grand centre d'oncologie.

Il faut aussi relocaliser la production des molécules de base irremplaçables - environ trente-six en oncologie - sur un site européen contrôlé par la puissance publique européenne.

Parfois, les prix ne baissent pas forcément pour les biosimilaires, notamment pour l'imatinib qui a été génériquée. Le princeps standard homologué coûte 30 000 euros pour un an de traitement, contre 10 000 euros pour le biosimilaire, alors que le coût de production est de 150 à 200 euros. Les entreprises du médicament (LEEM) demandent une augmentation du prix des génériques. Mais, avec les prix consentis sur les innovations, les entreprises s'orientent davantage vers des productions innovantes, qui ne remplaceront pas les produits de base utilisés au quotidien en oncologie.

Mme Catherine Vergely. - Nos associations sont organisées en comités européens et internationaux. Les problèmes sont communs à tous les pays européens. Les pénuries dépendent des prix des médicaments.

L'Europe a encore des industries de chimie fine, agréées par l'Union notamment en matière écologique. Appuyons-nous sur cette industrie pour produire les molécules princeps. Les pays de l'Est ont aussi des fabricants de chimie fine capables de produire les produits pharmaceutiques ; recensons-les et appuyons-nous sur eux.

Mme Clarisse Fortemaison. - Des outils existent depuis le décret de 2016 obligeant les industriels à fournir des plans de gestion des risques. Toutefois, il faut s'assurer de leur création, de leur qualité et qu'ils soient contrôlés en amont du risque de rupture.

Des mesures préventives et curatives sont nécessaires, comme la multiplication des sites de production, des lignes de production parallèles ou la constitution de stocks. Nous avons les moyens de cette politique pour prévenir des risques sur la santé publique et améliorer la qualité de vie de nos concitoyens.

M. Yann Mazens. - Sur les stratégies commerciales des laboratoires, je vous renvoie au rapport de la Haute Autorité de santé de décembre 2017 sur la pénurie de vaccins contre les infections à pneumocoque. « Cette pénurie fait suite à des choix stratégiques des laboratoires Sanofi Pasteur et MSD Vaccins ». « Un arrêt de commercialisation du vaccin Pneumo 23 a conduit à un déficit de la couverture des besoins de vaccination des populations concernées. » Ce vaccin aurait dû être remplacé par un autre, mais cela n'a pas été le cas, ou il a été insuffisamment remplacé.

M. Yves Daudigny, président. - Merci pour ces interventions très denses et toutes ces informations.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - On pourrait, préventivement, gérer la fabrication au niveau européen. Les laboratoires vont chercher des matières premières en Chine et en Inde, sous prétexte qu'elles n'existent pas en Europe. Sommes-nous dépendants ?

Récemment, le Gouvernement a reçu les laboratoires et leur a promis davantage de budgets pour leurs innovations. Or, selon vous, il faudrait maintenir les produits existants ayant fait leurs preuves... Il n'y a pas de solution ?

Mme Catherine Simmonin. - La fabrication a été délocalisée en Orient en raison de moindres coûts. La FDA arrête des chaînes de production en cas de non-respect des normes sanitaires ou de sécurité des personnes. Certains choix stratégiques répondent à un appât vers l'innovation, très lucrative aujourd'hui, au lieu de répondre à l'objectif premier de produire des médicaments à des fins de santé publique.

Mme Véronique Guillotin. - Médecin, j'ai vacciné de nombreuses personnes avec le Pneumo 23. Je n'ai jamais reçu d'indications de vaccination tous les ans ni vu cela dans les AMM. Il faut faire un vaccin et un rappel tous les trois ans. Les dernières préconisations faisaient état d'une vaccination tous les trois à cinq ans. Quel est le lien de causalité entre l'écart entre le rappel tous les trois ans et celui tous les cinq ans et la pénurie ? Cette durée repose sur des études médicales.

Mme Selly Sickout. - Je connais moins bien le dossier Pneumo 23 que celui de l'hépatite B. Dans cet exemple, les recommandations ont été mises de côté lors de la pénurie : il faut remettre cela dans son contexte.

M. Yann Mazens. - Nous avons des témoignages. En cas de pénurie, il y a des recommandations vaccinales particulières. Les gens ne comprennent plus. Il est plus compliqué de stabiliser une politique vaccinale dans ce contexte.

Mme Véronique Guillotin. - Je partage le fait qu'il faut informer les patients en cas de pénurie, mais attention à ne pas créer de liens de causalité. Les obligations vaccinales ont été modifiées en raison du manque de confiance. Il est nécessaire d'avoir une information transparente et juste.

M. Yann Mazens. - Certains patients ont témoigné avoir « bidouillé » en coupant des médicaments pour l'épilepsie afin de les donner à leurs enfants, ou commandé leurs médicaments à l'étranger ; cela pose des problèmes de sécurité sanitaire.

Mme Sonia de la Provôté. - Que pensez-vous de la distribution de médicaments en dehors des pharmacies ? Les usagers y sont-ils favorables ? Nous-mêmes sommes persuadés de la plus-value du conseil des pharmaciens...

Vos propos sur l'AMM, qui frisent l'accusation, me conduisent à m'interroger. Il faudrait se saisir de ce sujet. Cela dépend d'une agence de l'État. Nous devrions établir un état des lieux des agences publiques et parapubliques pour, éventuellement, les regrouper en une seule. Dans ce milieu, les interlocuteurs sont nombreux.

M. Daniel Bideau. - La commercialisation hors officine doit être sécurisée pour les usagers-patients. Sur internet, il peut y avoir de tout : certains circuits, dépendant directement des officines, sont sécurisés. D'autres ne le sont pas du tout, avec aucune garantie d'obtenir la bonne molécule.

Nous devons avoir une certaine transparence et évaluer la commercialisation sur internet, à court et long terme, en matière de sécurité, de prix et de quantité vendue. Si les circuits sont sécurisés pour les officines françaises, ce n'est pas le cas à l'étranger.

Mme Catherine Simmonin. - En oncologie, nous avons quelques difficultés avec les AMM. La Ligue a demandé la liste des autorisations temporaires d'utilisation (ATU) par indication, pour un meilleur accès à l'innovation. Une fois l'AMM posée et que le laboratoire demande une autre indication, il n'est plus possible d'avoir une ATU par indication.

Autre problème, l'analyse génomique des tumeurs : des chimiothérapies innovantes sont ciblées sur le mélanome, et la même cible de la tumeur est rencontrée sur le cancer du poumon. Les patients sont au courant par leur oncologue que cette cible répondrait avec un traitement qui a une AMM sur le mélanome, mais qu'ils ne peuvent en bénéficier... La Ligue a raisonné sur une ATU nominative pour ces personnes laissées sur le bord de la route ? Cette personne de cinquante-cinq ans nous a écrit un message poignant : elle n'est pas à la fin de sa vie, mais elle a un cancer du poumon qui a cette cible, sans avoir accès à ce traitement...

Mme Catherine Vergely. - C'est exactement ce que connaissent tous les enfants atteints de cancer, qui ont des indicateurs de thérapies souvent très différents de ceux des adultes. Néanmoins, certains sont communs et les enfants n'ont pas accès à ces molécules innovantes puisque, par définition, ils ne sont pas dans l'indication pour laquelle l'AMM a été déposée. Nous demandons des extensions systématiques pour les enfants. Les AMM et les ATU doivent être faites en fonction des cibles et non plus de l'âge ou de la pathologie. En pédiatrie, 65 % des molécules utilisées chez l'enfant ne sont pas couvertes, au niveau européen, par une AMM pédiatrique. Un règlement pédiatrique européen, incitatif, a été mis en place. Les industriels se sont saisis du sujet, car le prix des médicaments est suffisamment élevé ; grâce au règlement, l'industriel bénéficie de six mois de protection supplémentaires sur son brevet et sur toutes les formes du médicament, y compris celles pour les adultes. Compte tenu du prix des molécules innovantes contre le cancer, c'est très intéressant financièrement !

L'AMM pose un problème global, mais imposons rapidement aux industriels des AMM pédiatriques systématiques, mais cela nous éloigne du sujet des pénuries.

Mme Véronique Guillotin. - Dans le rapport que j'ai réalisé avec Catherine Deroche et Yves Daudigny, nous avons bien pris en compte l'élargissement possible des ATU vers des extensions d'indications. Ces propositions ont été reprises.

Mme Catherine Simmonin. - Il s'agit d'ATU nominatives.

M. Yann Mazens. - Quelle est l'innovation ? La définition n'est pas la même pour l'industriel et le patient... L'accès à l'innovation ne doit pas saper l'évaluation du médicament. Il faut un aspect précoce amélioré, notamment l'ATU, mais cela ne doit pas devenir un argument des industriels pour sabrer le dispositif d'évaluation du médicament, qui doit plutôt être renforcé.

Mme Catherine Simmonin. - L'évaluation en vie réelle est indispensable et n'est pas forcément très bien menée. Cela nous manque pour sécuriser l'innovation.

M. Yves Daudigny, président. - Merci pour toutes ces contributions, même si nous aurions souhaité disposer de plus de temps pour cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Auditions du docteur Michèle Surroca, responsable du département des produits de santé à la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) et de Mme Paule Kujas, adjointe à la responsable

M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux par l'audition de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), représentée par le Dr Michèle Surroca, responsable du département des produits de santé, et son adjointe, Mme Paule Kujas. Je tiens à vous remercier, mesdames, d'avoir répondu à notre invitation.

Cette audition sera l'occasion d'appréhender ensemble le coût que peuvent représenter les ruptures de stock de médicaments pour l'assurance maladie, notamment en raison de la mise en place de traitements alternatifs ou de recours à des importations de produits qui doivent être reconditionnés. Il nous faut déterminer si une action sur les prix des médicaments s'impose pour prévenir la multiplication des tensions d'approvisionnement consécutives à des arrêts de commercialisation, par exemple dans le cas de médicaments anciens ou génériques.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Je vous remercie moi aussi, mesdames, de votre présence. Vous avez reçu un questionnaire qui pourra servir de trame à cette audition et vous pourrez aussi, si vous l'acceptez, nous faire parvenir une contribution écrite afin que nous fassions la synthèse la plus complète possible d'ici à la fin du mois de septembre.

Je ne reviendrai pas sur la question du coût de ces pénuries, M. le président l'a évoquée. Quelle est votre appréciation des mesures de substitution prises dans certaines situations de pénurie ? Vous paraissent-elles présenter toutes les garanties en termes de sécurité et d'efficacité pour les patients concernés - le patient doit être remis au centre des préoccupations -, mais aussi d'efficience pour les finances sociales ?

Au cours des auditions, des représentants des professions pharmaceutiques ont évoqué comme un mode de gestion envisageable des situations de pénurie la possibilité, semble-t-il déjà mise en oeuvre au Québec, d'autoriser les pharmaciens à effectuer une substitution de molécule ou de traitement en cas d'indisponibilité du médicament prescrit par le médecin. Que pensez-vous de ce mécanisme ? Quelles sont, selon vous, les actions à mettre prioritairement en oeuvre pour assurer la bonne prise en charge des patients dans de telles situations ?

Dr Michèle Surroca, responsable du département des produits de santé à la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam). - Vous parlez d'une alternative au système actuel qui fait appel aux autorisations d'importation, gérées par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Dans ce cadre, la Cnam intervient en aval pour garantir la facturation de ces produits dans de bonnes conditions. Nous ne sommes pas les acteurs qui autorisent la commercialisation de ces produits pharmaceutiques ou apprécient la qualité de ceux-ci. Nous n'avons pas à porter de jugement sur la possibilité pour les autorités compétentes de dresser des listes de médicaments considérés comme parfaitement équivalents et présentant toutes les garanties nécessaires en matière de sécurité, à l'instar de ce qui se passe aujourd'hui pour les génériques, en vue d'élargir le panel de produits disponibles, dès lors qu'il n'y a pas de surcoût pour la collectivité.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Vous pouvez nous donner votre avis sur ce point...

Dr Michèle Surroca. - Comme je l'ai dit, dès lors qu'il s'agit d'un produit parfaitement équivalent - vous l'avez très justement souligné, le patient doit avoir le même accès à des produits de qualité -, sans surcoût, l'idée pourrait être tout à fait intéressante.

M. Yves Daudigny, président. - Pouvez-vous répondre de manière générale aux questions qui vous ont été adressées ?

Mme Paule Kujas, adjointe au responsable. -Vous avez sollicité la Cnam pour avoir des données sur l'évolution du prix concernant quatre classes thérapeutiques ; nous vous les transmettrons dans le courant de la semaine prochaine.

Dr Michèle Surroca. - Nous n'aurons pas la profondeur de 2003, car il y a eu des modifications dans le suivi de ces molécules. Aussi, nous remonterons aussi loin que possible pour que vous ayez connaissance de l'évolution.

Mme Paule Kujas. - Nous n'avons pas connaissance des prix des médicaments hospitaliers : les médicaments sont achetés directement par les pharmaciens via des appels d'offres ; ils sont inclus dans les groupes homogènes de séjours (GHS). Pour plus de visibilité, vous pouvez prendre attache auprès de l'Agence technique de l'information sur l'hospitalisation (ATIH), qui réalise une enquête annuelle sur les prix des médicaments hospitaliers.

Concernant les surcoûts dans la gestion des ruptures de stock de médicaments, le prix de certains produits importés est effectivement supérieur au prix du médicament en rupture ; l'exemple récent est le BCG (bacille de Calmette et Guérin) intra-vésical, dans le cadre de la rupture de stock de l'ImmuCyst®, un produit utilisé dans le traitement du cancer de la vessie. Les prix demandés par les laboratoires peuvent être supérieurs, et ils le sont très souvent. En revanche, dans le cadre des négociations avec les laboratoires, une clause prévoit que ces derniers fournissent l'intégralité des demandes du pays, sauf à voir le prix baisser.

Vous nous avez interrogés sur le coût annuel estimatif pour l'assurance maladie des ruptures de stock et tensions d'approvisionnement. Lorsque la France importe un produit, la réglementation exige que celui-ci soit fourni non plus par les pharmacies de ville, mais par les pharmacies à usage intérieur des établissements de santé autorisés à la rétrocession, en vertu de l'article L. 5126-8 du code de la santé publique. La pharmacie facturera le produit à l'assurance maladie via un code générique, le PHI. Ainsi, 8 millions d'euros de produits ont été rétrocédés en 2017, sachant que ce chiffre est probablement sous-évalué, car certaines pharmacies utilisent d'autres codes génériques.

M. Gérard Dériot. - Ce n'est pas un surcoût pour l'assurance maladie ; c'est une rétrocession.

Mme Paule Kujas. - Le prix est librement fixé par l'industriel, avec une marge de vingt-deux euros environ pour l'établissement : lorsque le prix est inférieur à vingt-deux euros, une circulaire précise qu'il n'y pas de marge.

M. Yves Daudigny, président. - Vous parlez des produits importés, avec l'accord de la Cnam dans les cas de pénuries ou de tensions ?

Mme Paule Kujas. - Exactement. En cas de pénurie, l'ANSM recherche un produit équivalent disponible dans les autres pays européens, elle donne alors une autorisation d'importation et le produit ne sera disponible que dans les pharmacies à usage intérieur (PUI). On parle de surcoût parce que, comme je l'ai dit, le prix est un peu plus élevé que le produit initial français.

Mme Sonia de la Provôté. - Systématiquement ?

Mme Paule Kujas. -Très souvent.

Mme Sonia de la Provôté. - La question est importante.

Mme Paule Kujas. - Je ne serai pas aussi catégorique, mais je dis qu'il est très souvent supérieur. Nous n'avons pas encore toutes les données, mais, au vu des derniers exemples, les produits sont effectivement plus chers.

M. Gérard Dériot. - Cela prouve que les médicaments français sont moins chers.

M. Yves Daudigny, président. - Est-ce la même molécule ou une autre ?

Mme Paule Kujas. - C'est souvent la même molécule, mais avec un conditionnement, des résumés de caractéristiques de produit ou un dosage différent de celui qui est disponible en France. Dans tous les cas, il faut fournir aux patients une notice en français.

Mme Sonia de la Provôté. - Et les autorisations de mise sur le marché (AMM) sont aussi différentes ?

Mme Paule Kujas. -Tout à fait. Les laboratoires décident de déposer des AMM comme ils le veulent.

Vous avez aussi évoqué la problématique des marchés hospitaliers.

M. Yves Daudigny, président. - Plus les marchés sont importants, plus les hôpitaux ont la possibilité d'avoir des prix intéressants, avec deux conséquences : le marché est moins intéressant pour l'industriel et, surtout, les productions sont concentrées sur un faible nombre de laboratoires, voire un seul. En cas d'incident, il y a donc pénurie. On en arrive à une injonction contradictoire : on demande aux hôpitaux de se regrouper pour avoir des prix plus bas, mais avec le risque plus grand de connaître une pénurie.

Mme Paule Kujas. - La massification des achats fait que les prix sont tirés vers le bas. Si l'industriel ne peut pas fournir, cela pose effectivement le problème de l'approvisionnement.

M. Yves Daudigny, président. - Dans le cadre de cette mission, on nous parle de prix trop bas.

Mme Paule Kujas. - Dans les achats hospitaliers, il faut distinguer les produits en monopole - en l'absence de concurrent, les prix ne baissent pas -...

Mme Sonia de la Provôté. - Ils relèvent d'un savoir-faire particulier.

Mme Paule Kujas. - Ce n'est pas là une critique.

Mme Sonia de la Provôté. - Un laboratoire n'a pas le monopole pour rien.

Mme Paule Kujas. - Il faut donc les distinguer des produits en concurrence.

Dr Michèle Surroca. - Dans ce cas, cela peut poser problème.

Mme Paule Kujas. - Concernant les achats hospitaliers, c'est le laboratoire qui, dans le cadre d'un appel d'offres, propose son prix.

M. Gérard Dériot. - Avec la création des groupements hospitaliers de territoire (GHT), les prix devraient baisser.

Mme Paule Kujas. - L'objectif est d'avoir un livret du médicament commun dans les établissements faisant partie du GHT. Mais il y avait déjà des groupements d'achats régionaux et nationaux ; le réseau UNICANCER achète pour les centres de lutte contre le cancer. Cette massification existe maintenant depuis une dizaine d'années.

M. Yves Daudigny, président. - On demande aux hôpitaux de se regrouper, mais ils n'auront plus qu'un seul gros fournisseur. En cas d'incident sur la chaîne de fabrication, il y a pénurie.

Mme Sonia de la Provôté. - À force de vouloir le prix le plus bas, on va arriver à un moment à l'os. À l'image du numerus clausus, on défendait l'idée qu'un nombre moindre de médecins entraînerait une baisse des dépenses de santé. On ne peut pas massifier les malades, si je puis dire. À un moment, on ne pourra pas faire plus. Où s'arrête-t-on ? Il faudra peut-être se dire que l'on ne veut plus être confronté à ces problèmes délétères, avec la rupture de prise en charge thérapeutique, les pénuries plus ou moins prévues. Il s'agit là d'un véritable sujet de santé publique.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - Mon propos va dans le même sens. La problématique, c'est celle du prix juste. Comment peut-on l'évaluer ? Du fait du monopole de laboratoires sur certains médicaments, ceux-ci coûtent très cher de façon injustifiée, ce qui crée des surcoûts importants.

M. Hugues Saury. - Ce raisonnement pour le médicament hospitalier peut-il être étendu au médicament de ville ? Vous avez dit précédemment que vous imposiez le prix du médicament remboursable...

Dr Michèle Surroca. - Non.

M. Hugues Saury. - Le prix du médicament vendu dans les officines est fixé par certaines autorités, dont la Cnam ?

Par ailleurs, en matière de prix, comment se place notre pays par rapport aux pays européens ? Le fait d'avoir contraint le prix des médicaments ne nous met-il pas dans une situation défavorable ? Cela n'incite-t-il pas les industriels à produire davantage pour les pays où le prix est plus élevé ?

Dr Michèle Surroca. - Sur la question du prix, nous intervenons parce que nous sommes membres du Comité économique des produits de santé (CEPS) au sein duquel ont lieu les discussions sur la tarification et la fixation des prix, sur la base d'une évaluation de la Haute Autorité de santé (HAS). L'article L. 162-16-4 du code de la sécurité sociale prévoit dans son 6° que nous devons nous inspirer de l'existence de prix ou de tarifs inférieurs pratiqués dans d'autres pays européens présentant une taille totale de marché comparable, à savoir l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie et le Royaume-Uni.

Par ailleurs, l'accord-cadre signé entre le CEPS et le LEEM (syndicat professionnel Les entreprises du médicament) prend en considération des situations particulières : lorsque le coût de production a été augmenté ou lorsque des classes thérapeutiques doivent être maintenues sur le marché pour répondre à des exigences de sécurité sanitaire ou environnementale. Au moment de la fixation du prix et dans le suivi du prix, des garde-fous ont été prévus pour éviter l'arrêt de la production dans ces cas. Il s'agit d'une régulation subtile pour pouvoir garantir l'accès à la fois à des produits innovants plus coûteux, notamment les biothérapies, mais avec une véritable valeur ajoutée, et à des produits un peu plus anciens, génériqués, à un tarif moindre. C'est effectivement le juste prix.

Mme Paule Kujas. - Les laboratoires ne manquent pas de demander des hausses de prix pour des produits anciens, dont le prix de production est important.

Mme Sonia de la Provôté. - Répondez-vous souvent par l'affirmative ?

Mme Paule Kujas. - Oui, bien sûr.

Dr Michèle Surroca. - Dès lors que l'argumentation est fondée, la demande est examinée par le comité.

Mme Paule Kujas. - Bercy travaille justement à l'élaboration d'un document normalisé pour tous les laboratoires.

Permettez-moi de revenir sur les médicaments hospitaliers. L'hôpital se trouve actuellement dans un équilibre assez instable dans la mesure où le produit ne doit pas dépasser 30 % du tarif du GHS. La régulation à l'hôpital et en ville est diamétralement opposée.

Mme Sonia de la Provôté. - C'est un autre sujet.

Mme Paule Kujas. -Exactement. L'établissement répond en général au mieux-disant dans les appels d'offres.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - Comment expliquez-vous que le prix du BICNU®, qui avait disparu, soit passé de 30 euros à 1 500 euros aujourd'hui ? Vous dites que des laboratoires remettent sur le marché certains médicaments, sous réserve qu'ils puissent en augmenter le prix. Mais là on est dans des extrêmes incroyables !

Mme Paule Kujas. - Il y a des laboratoires qui ont toujours commercialisé le produit et arguent de l'augmentation des coûts de production. Concernant le BICNU®, la situation est complètement différente : le laboratoire a été repris par un autre. Nous partageons votre constat, mais ce produit est nécessaire pour traiter les mélanomes et les métastases cérébrales.

M. Yves Daudigny, président. - Les laboratoires délivrent des quantités déterminées aux grossistes-répartiteurs, qui ne correspondent pas obligatoirement aux demandes des pharmacies. Qui décide des quotas ? L'industriel ? Quel rôle joue la Cnam en la matière ? Existe-t-il éventuellement des accords entre les industriels et la Cnam ?

Dr Michèle Surroca. - La Cnam n'intervient pas du tout sur la question du contingentement.

M. Yves Daudigny, président. - Ce sont les industriels qui prévoient les quantités.

Mme Paule Kujas. - C'est l'ANSM qui traite cette question avec les laboratoires.

Mme Sonia de la Provôté. - Une dernière question : qui, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale, décide qu'une part du médicament ou des soins de ville doit contribuer à la diminution des dépenses ? Il y a forcément des échanges avec la Cnam. Au vu de la situation actuelle, est-il encore raisonnable de diminuer la part de la dépense relative au médicament ?

M. Gérard Dériot. - C'est le ministre qui prend cette décision.

Mme Paule Kujas. - Oui, les projections de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam) sont faites par le ministère de la santé.

Mme Sonia de la Provôté. - Rassurez-moi, c'est aussi en lien avec la Cnam ?

Mme Paule Kujas. - Oui, bien sûr, nous sommes au courant.

Dr Michèle Surroca. - Les objectifs sont discutés. Quant aux moyens de les atteindre...

Mme Paule Kujas. - Cela ne concerne pas que la baisse des prix. Sont aussi évoqués un meilleur usage, le volume... Mais je suis d'accord, depuis quelques années, les baisses de prix sont très importantes.

Mme Sonia de la Provôté. - Les déremboursements...

Dr Michèle Surroca. - C'est un autre sujet. Il y a une gestion sur les tarifs et une gestion sur les volumes par des actions de pertinence et d'amélioration du bon recours ; nous intervenons sur ces aspects. On est dans le juste prix, mais aussi dans le juste soin.

Concernant les déremboursements, doit être posée la question de savoir pour quelles raisons la collectivité paie. Cela passe par un processus de réévaluation. Il s'agit de mesurer la valeur ajoutée d'un produit pour la collectivité, considérant que le paysage thérapeutique et les alternatives ont changé.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - Travaillez-vous en liaison avec les administrations médicales des autres pays européens ? Existe-t-il des critères communs ? Des offres sont-elles négociées ? Y a-t-il une première approche de négociation européenne ?

Dr Michèle Surroca. - Il y a une volonté de mutualiser des évaluations de technologie de santé - médicaments, dispositifs médicaux - et de partager des critères communs ; le projet EUnetHTA, European Network for Health Technology Assessment, le réseau européen en matière d'évaluation de technologies de santé, avait pour objet de conduire des évaluations communes avec des critères d'appréciation communs de la valeur ajoutée. Concernant les tarifs, les prix et l'accès au remboursement, chaque État membre a ses propres critères, contrairement à l'AMM où il existe un processus d'autorisation européenne. Or ce dispositif pourrait être intéressant pour les négociations de prix qui examinent le prix facial et le prix net remisé.

M. Yves Daudigny, président. - Nous vous remercions de vos interventions, mesdames.

Dr Michèle Surroca. - Nous vous enverrons les données chiffrées.

La réunion est close à 12 h 30.

- Présidence de M. Yves Daudigny, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition conjointe de représentants de centrales d'achats de produits de santé en milieu hospitalier

M. Yves Daudigny, président. - Nous accueillons des représentants de centrales d'achats de produits de santé en milieu hospitalier : l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), le groupement de coopération sanitaire UniHA et le club des acheteurs de produits de santé (Claps). Nos travaux ont mis en lumière les fragilités nées de la massification des appels d'offres passés par les hôpitaux publics. Les entreprises candidates ont tendance à se regrouper pour faire baisser les prix et proposer ainsi le dossier le plus compétitif. Cette concentration n'est pas saine, puisque le défaut du titulaire du marché a, le cas échéant, des conséquences lourdes pour nombre d'hôpitaux, qui doivent s'approvisionner auprès de fournisseurs hors marché, libres de pratiquer des tarifs bien supérieurs. Comment remédier aux effets délétères de ces appels d'offres massifs ? Les clauses d'achat pour compte sont-elles efficaces et respectées ? Faut-il réglementer les prix des médicaments acquis dans le cadre d'appels d'offres ? Serait-il possible d'imposer des capacités de réserve aux fournisseurs ou de généraliser l'attribution de marchés à plusieurs entreprises ?

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Nous entendons hélas rarement vos organismes, alors que leur rôle est crucial dans la chaîne de distribution du médicament. Nicole Poisson, de l'Ageps, nous a fourni d'ores et déjà un éclairage précieux sur le fonctionnement d'une centrale d'achats de médicaments, que vous pourrez utilement compléter. Le questionnaire qui vous a été envoyé, et que je souhaite compléter par quelques interrogations supplémentaires, constituera la trame de nos échanges. Êtes-vous fréquemment confrontés à des situations de pénurie ou de tension d'approvisionnement ? Quelles les situations vous ont paru les plus marquantes au cours des dernières années par leur durée ou par le risque encouru pour les patients ? Les phénomènes de pénurie ont-ils un coût pour les finances hospitalières ? Les conditions tarifaires de l'achat de médicaments aux industriels par les établissements de santé contribuent-elles à la création de situations de pénurie ? Quel regard portez-vous sur les exportations parallèles et sur le contrôle auquel elles sont soumises ? Quelles actions devraient, enfin, prioritairement être menées pour assurer la meilleure prise en charge des patients dans des situations de rupture ?

M. Bruno Carrière, directeur général d'UniHA. - Je suis accompagné du docteur Marc Lambert, pharmacien à l'Assistance publique de Marseille, qui a la particularité de piloter un marché important d'anticancéreux qui pèse plus d'un milliard d'euros en volume annuel. Vous avez évoqué, monsieur le président, un lien entre massification des achats et ruptures d'approvisionnement. Notre problématique d'acheteur consiste à assurer la continuité entre les producteurs, dont dépend la situation économique de l'offre, et les besoins des prescripteurs de médicaments. Or, le marché pharmaceutique se caractérise par une importante concentration des firmes industrielles, qui adaptent leur stratégie mondiale en fonction de l'attractivité des territoires en matière, notamment, de prix ou encore de stabilité des réglementations dont la fiscalité. Nous travaillons ainsi avec une cinquante d'entreprises, mais l'étroitesse du marché recouvre des situations fort hétérogènes entre simples distributeurs de produits, qui ne maîtrisent pas les phases amont de développement de produit et de mise sur le marché, ni les phases aval d'industrialisation - et à ce niveau les acheteurs apprécient l'influence ou le poids que pèse le distributeur dans un processus européen de centre de décision sur l'allotissement des volumes de production -, des entreprises pharmaceutiques qui sont des gestionnaires d'actifs - brevets et autorisations de mise sur le marché (AMM) - dont la démarche apparaît assez souvent uniquement patrimoniale, et désormais des entreprises pharmaceutiques qui épousent le plus souvent un périmètre incluant des activités de marketing, de mise sur le marché, de développement, voire de surveillance de fournisseurs auxquels on sous-traite la recherche et le développement avec des stratégies d'acquisition lorsque cela s'avère pertinent. À côté de cela, vous avez des façonniers, c'est-à-dire des industriels spécialisés dans la production des médicaments, parfois des principes actifs, qui peuvent travailler pour différentes enseignes pharmaceutiques.'' Comme il s'agit d'une activité globale, interviennent des stratégies de localisation des centres de production de médicaments et de principes actifs : lorsqu'une usine de principe actif connaît une difficulté de production, elle peut bloquer plusieurs mois l'ensemble de la chaîne de distribution. Les acheteurs doivent, en conséquence, être capables d'appréhender la diversité des situations, qui pourraient se présenter. Les ruptures, en effet, relèvent de causes multiples : un problème de qualité peut conduire à l'arrêt de la production dans une usine, et dans ce cas, lorsqu'une seule usine alimente le marché européen, c'est toute l'Europe qui, pendant plusieurs mois, sera confronté à l'indisponibilité du produit ; des problèmes de qualité peuvent se déduire des contrôles opérés 'par les autorités sanitaires - la Food and Drug Administration (FDA) a ainsi fait récemment fermer plusieurs usines de production de poches de perfusion, créant une pénurie du produit aux États-Unis - ; l'arbitrage entre pays en fonction du prix des médicaments - je pense notamment à 'l'albumine -, d'où une concurrence entre les nations sur les prix d'achat ; existent également des intermédiaires qui organisent la distribution et peuvent aussi polluer le circuit en réaffectant quelques volumes de médicaments initialement destinés à certains pays pour les réorienter vers d'autres pays plus rémunérateurs. Nous devons intégrer les différents risques associés à nos interlocuteurs à nos cahiers des charges pour aboutir au meilleur compromis entre contraintes économiques du marché et besoins des hôpitaux.

Mme Claire Biot, directrice de l'Ageps. - Bruno Carrière ayant présenté avec clarté les différentes origines des ruptures de stock, je limiterai mon propos à la force d'organisation en la matière de l'Assistance-publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), qui représente environ 10 % de l'hospitalisation en France. L'Ageps poursuit, dans le cadre de son rôle central dans l'approvisionnement des produits de santé, cinq missions : l'évaluation des produits de santé aux fins de leur référencement et de recommandations sur leur bon usage, l'achat de produits dans le cadre de marchés, l'approvisionnement centralisé et la livraison des hôpitaux parisiens, le développement et la fabrication de médicaments indispensables pour des besoins non couverts par les laboratoires privés et la gestion pharmaceutique d'essais cliniques lorsqu'ils sont promus par l'AP-HP. Nous pensons tirer une vraie force cette approche intégrée de l'évaluation à l'approvisionnement en passant par l'achat, qui nous permet de disposer d'une vision centralisée pour le compte de tous les hôpitaux de l'Assistance publique, dans la gestion des situations de tension d'approvisionnement qui sont nettement plus fréquentes depuis les dernières années qu'auparavant. Dans ces circonstances, l'Ageps recherche des alternatives de traitement pour les patients et émet les recommandations afférentes. Notre plateforme logistique, que l'on appelle « service approvisionnement distribution », gère, en outre, les situations de pénurie en vue de livrer de manière contingentée les produits concernés aux hôpitaux, de sorte que nous puissions disposer de stocks pendant un certain temps, alléger la charge de travail des hôpitaux et assurer au mieux la continuité des traitements.

M. Éric Tabouelle, vice-président du Claps, président d'Helpevia. - Je suis venu accompagné de M. Christophe Pitré, membre du bureau du Claps, pharmacien coordinateur du groupe Vivalto. Je partage l'analyse de Bruno Carrière sur le rôle des phénomènes externes à l'oeuvre à l'échelle mondiale sur les ruptures de stock. Le volume de consommation de médicaments ne cesse de croître, notamment dans les pays dits BRICS - Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud - et, désormais, l'Europe ne représente plus que le troisième marché, après l'Asie, pour l'industrie pharmaceutique, avec une logique démographique de besoins de santé absolument majeure qui monopolise l'attention des industriels en termes de débouchés économiques. Elle fait évidemment les frais de ce report de consommation à l'est de la planète, mais également des stratégies de sous-traitance et de délégation de ces grands opérateurs mondiaux qui se sont démunis de leurs propres outils industriels afin de peser sur des sous-traitants desquels ils sont aujourd'hui victimes lorsque ceux-ci connaissent quelques difficultés. Le même phénomène est observé en matière de raréfaction des matières premières : lorsqu'un produit n'est fabriqué que dans un ou deux sites de production, le risque de rupture est élevé.

Le Claps représente près de 90 % des acheteurs hospitaliers, publics et privés, de produits de santé. À l'été 2017, nous avons mené auprès de nos membres une enquête sur les ruptures les plus fréquentes et les perturbations occasionnées sur l'activité des établissements de santé et la prise en charge des patients, compte tenu des alternatives proposées, voire, parfois, des reports de traitement imposés. L'étude a montré que 52 % des  260 cas de rupture différents recensés en quatre mois concernaient cinq laboratoires et trois domaines thérapeutiques : l'antibiothérapie injectable, avec quatorze molécules, soit 80 % de l'arsenal thérapeutique courant, proportion rendant complexe le recours à des alternatives ; l'oncologie avec seize molécules et l'anesthésie avec huit molécules. Depuis le printemps, nous menons une nouvelle enquête, dont les résultats seront connus à la fin du mois de septembre, sur l'analyse des risques afférents à ces ruptures pour les établissements et pour les patients.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Quel est l'impact financier des situations que vous décrivez que les établissements de santé ?

M. Éric Tabouelle. - Les représentants de l'UniHA et de l'Ageps vous répondront mieux que je ne pourrais le faire. Le dispositif d'achat pour compte dans le cadre des commandes publiques, a priori vertueux, est, en réalité, perverti par les industriels, qui surfacturent scandaleusement les produits lorsque le titulaire d'un marché se trouve défaillant. Voyez la gemcitabine, molécule d'oncologie : alors que le prix du marché était fixé à 8 euros, le produit a été facturé 200 euros par un laboratoire concurrent ! Il n'est pas rare de voir des prix augmentés de 500 % à 2 000 % par rapport au prix du marché ! Un autre produit, du fer injectable, actuellement en rupture, est facturé 20 euros alors que le prix du titulaire du marché était fixé à 2 euros. Dans le contexte, la différence semble presque raisonnable... Il est donc indispensable de mieux réguler le marché en encadrant davantage les majorations pratiquées dans le cadre des clauses d'achat pour compte : soit en référence du prix de marché de l'établissement et du fournisseur titulaire du marché, soit en référence du prix initialement proposé par le laboratoire qui n'a pas été retenu. Les laboratoires doivent cesser d'utiliser cet outil comme un élément de stratégie concurrentielle, afin de mettre à mal le concurrent avec des indices de surfacturation qui représentent annuellement des centaines de milliers voire des millions d'euros de surfacturation !

M. Yves Daudigny, président. - Avec de telles différences de prix, le titulaire défaillant du marché paie-t-il réellement le laboratoire concurrent ?

M. Marc Lambert, pharmacien, chef de service à l'Assistance publique-hôpitaux de Marseille, coordonnateur d'achats, secrétaire général de la commission des pharmaciens de centres hospitaliers universitaires (CHU). - En 2012, le laboratoire israélien Teva, spécialiste des génériques, a été retenu, dans le cadre d'un appel d'offres pour UniHA, pour la fourniture de la molécule anticancéreuse Oxaliplatine®, initialement princeps de Sanofi. Or, après un problème de production, la clause d'achat pour compte a dû être activée à un prix 1 127 fois plus élevé ! Je parle au nom de six coordonnateurs qui pèsent 2,5 milliards d'euros d'achats de médicaments. Les ruptures de stocks représentent davantage un danger pour les enfants et les personnes âgées, plus vulnérables. Des alternatives de traitement demeurent généralement possibles, mais tous les établissements de santé de disposent pas en la matière d'une expertise équivalente à celle dont bénéficient les CHU qui intègrent des commissions du médicament et des dispositifs médicaux stériles (Comédims). Depuis quatre ans, la loi de financement de la sécurité sociale oblige, dans le cadre du programme « Performance hospitalière pour des achats responsables » (Phare), les hôpitaux à des économies drastiques sur les achats de médicaments - la dernière prévoyait une diminution de 900 millions d'euros de l'enveloppe allouée - au risque de tensions sur le marché des médicaments et, prochainement, des dispositifs médicaux, comme les endoprothèses aortiques dont le prix est quatre fois 'plus élevé en Allemagne et en Italie qu'en France. Prenons garde au tarissement de l'offre par les prix ! La France a la chance de bénéficier de champions nationaux, qui travaillent pour des multinationales du médicament et pourraient produire pour le marché français et européen. Nous devons les soutenir ! Entre le 1er janvier et le 13 juillet, les hôpitaux ont enregistré  332 messages de rupture de stock. C'est extrêmement chronophage, au moins un équivalent temps plein est consacré, dans les établissements, notamment les CHU, 'à la recherche de sources alternatives d'approvisionnement.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Je suis convaincu qu'il n'existe pas de solution unique pour remédier à votre constat. Estimez-vous notamment pertinent de créer un laboratoire public de production des molécules les plus utiles ?

M. Marc Lambert. - Je ne crois pas en des solutions d'avant mai 2017 ! L'administration n'est pas capable de mobiliser les fonds pour produire à l'échelle industrielle des médicaments d'extrême qualité. Cette compétence relève des laboratoires privés. En 1988, un inspecteur général des affaires sociales était venu m'interroger sur la pertinence de la production, par l'AP-HP, de solutés massifs. Cette époque est révolue ! La production doit être du ressort des industriels. Les ruptures de stock sont souvent liées aux exigences, croissantes, des agences sanitaires, notamment américaine, européenne et japonaise, qui conduisent à la fermeture, pour plusieurs semaines ou mois, de sites de production en Inde et en Chine.

M. Éric Tabouelle. - Il convient de favoriser la production des molécules essentielles sur le territoire européen en relocalisant des sites. L'augmentation des cas de rupture depuis 2011 est due à la fois au développement de la sous-traitance de la production et à la vente de portefeuilles de produits à des laboratoires secondaires incapables d'assurer le maintien des volumes de production. Il faut certes saluer la rigueur des conditions d'AMM, qui garantit la qualité des produits, mais il apparaît à tout le moins surprenant qu'il n'existe aucun dispositif pour assurer la fourniture du territoire national en molécules de référence et en médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et éviter, à leur endroit, le monopole, risqué, d'un laboratoire.

M. Yves Daudigny, président. - Il me semble que l'Ageps fabrique des médicaments ?

Mme Caroline Biot. - Nous produisons effectivement quarante-quatre références, dont trois avec AMM, le reste des préparations ayant un statut de préparation hospitalière. Nous représentons l'unique laboratoire civil public dans ce cas. Nous en produisons 50 % directement en interne, l'autre moitié étant sous-traitée, notamment la fameuse production de solutés massifs - il s'agit plus exactement des matières premières qui entrent dans la fabrication de nutrition parentérale à façon -.' Pour les mêmes raisons que les industriels privés, notamment les exigences réglementaires de plus en plus contraignantes des agences sanitaires et les difficultés de fourniture de certaines matières premières, nous connaissons également des aléas de stocks, avec cinq à six ruptures de produits sur un portefeuille de 45 et entre dix et quinze références qui disposent de moins de trois mois de couverture de stock. Il est extrêmement difficile pour une structure publique de tenir la cadence, en raison des exigences réglementaires croissantes qui nous a demandé un travail considérable de remise à niveau depuis 2013 avec l'Agence nationale de sécurité du médicaments et des produits de santé (ANSM), travail qui n'est pas terminé puisque nous devons encore nous adapter à d'autres normes telles que la sérialisation. Nous sommes également tributaires des fournisseurs de matières premières : nous avons connu des ruptures de stock assez longues sur certains produits au cours des dernières années dès lors que nous n'avions qu'un unique fournisseur ou seulement deux fournisseurs dont la matière ne pouvait être agréée en raison d'une contamination microbienne. Nous subissons les mêmes aléas que les entreprises privées mais nous sommes potentiellement moins bien armés pour y répondre puisqu'il est difficile de faire évoluer notre outil. Aux côtés des industriels privés, les laboratoires publics pourraient être incités à produire, en séries limitées, des références peu rentables pour des maladies rares ou pour des indications en pédiatrie et en gériatrie. Ainsi, lorsque les pouvoirs publics ont appris dans les années 2008-2009 l'arrêt de la production de Mexilétine® par le laboratoire, médicament en cardiologie, il existait des alternatives pour l'indication principale. En revanche, pour une utilisation hors AMM à destination d'une cible spécifique de patients, seule la Mexilétine® semblait indiquée. L'Ageps 'a alors repris le produit pour le fournir aux patients dans le cadre d'une indication particulière pour laquelle il n'existait pas de traitement alternatif.

M. Charles Revet. - Un pourcentage élevé des médicaments consommés en France, voire certaines molécules, sont produits en Inde et en Chine. La douane française est souvent amenée à détruire, pour défaut de qualité, des conteneurs de produits en provenance de ces pays. De tels problèmes de fabrication, accompagnés d'un grave risque sanitaire, ne se posent-ils pas pour les médicaments ?

M. Marc Lambert. - Nous avons, en France, la chance de bénéficier du monopole pharmaceutique sur l'ensemble de la chaîne du médicament, qui évite tout risque de contrefaçon. L'Europe devrait s'inspirer du modèle français ! Hélas, elle envisage plutôt de développer les ventes de médicaments over the counter (OTC) en grandes surfaces...

Aujourd'hui, le territoire français est protégé. Les professionnels de santé, médecins et pharmaciens, veillent à verrouiller les exigences. Il nous est d'ailleurs reproché de privilégier la note technique par rapport à la note économique. Nous choisissons les médicaments les mieux-disants. Il faut augmenter la pondération de la sécurité d'approvisionnement, plutôt que de rechercher l'économie à tout prix. Néanmoins, la pression économique est énorme.

Mme Claire Biot. - Dans nos consultations d'appels d'offres, nous introduisons dans la note de qualité un critère évaluant la manière dont l'industriel se prépare à la gestion d'éventuelles pénuries. Cette approche nous paraît de nature à éviter les pénuries de manière plus pragmatique que par un recours généralisé aux marchés multiattributaires, qui nous posent des difficultés d'organisation conséquentes.

M. Marc Lambert. - Les appels d'offres en zone géographique, les marchés multiattributaires sont très complexes. Nous nous mettons juridiquement en porte à faux dans le respect des contrats.

M. Christophe Pitré, membre du bureau du Claps, pharmacien coordinateur du groupe Vivalto. - Schématiquement, le marché du médicament comprend les molécules sous monopole de l'AMM, protégées par un brevet, pour lesquelles les ruptures sont exceptionnelles ; les produits génériqués, pour lesquels existaient auparavant cinq à dix fournisseurs différents pour la même molécule avec pour conséquence une concurrence assez sauvage qui a fait baisser les prix, et que désormais se partagent deux ou trois fournisseurs reprenant la main sur les prix de marché ; les produits matures, en situation de monopole par défaut car il s'agit de produits peu chers, pour lesquels les laboratoires envisagent au bout de quelques années un arrêt de commercialisation, ou qu'ils rebasculent vers des sous-traitants, ou dont ils cèdent le brevet, ou encore dont ils augmentent le prix.

Le problème de la délocalisation de la production des matières premières est majeur. Je me trompe peut-être mais il me semble qu'il n'y a aujourd'hui quasiment plus de site de production en France de médicament en tant que tel. J'entends par là la production de matière première, et non de mise en forme ou de conditionnement. 'Pour l'Augmentin®, un antibiotique injectable majeur encore fabriqué voilà quelques années sur un site à Mayenne doté d'un réacteur qui produisait la matière première. Aujourd'hui, il n'existe plus de site de production de la matière première en France pour l'Augmentin®, mais bien un seul génériqueur qui détient la matière première pour l'ensemble de l'Europe. Sanofi, qui couvrait 90 % des besoins français d'héparine, un anticoagulant essentiel, n'en fabrique plus que 10 %. Pour l'anecdote, la matière première, issue d'intestins de porc, provient de Chine. Les fournisseurs ne maîtrisent plus la production de matière première et ne font que conditionner et vendre le produit fini.

La maîtrise du marché nous échappe, un certain fatalisme s'installe, à tel point que les laboratoires nous fournissent des notes hebdomadaires de ruptures. C'est devenu habituel. Un accord doit être passé avec les fournisseurs afin que l'AMM soit aussi soumise à un contrôle des arrêts de commercialisation. Il faudrait lier les autorisations au retrait.

Mme Véronique Guillotin. - Le constat est inquiétant. Concernant les antibiothérapies, de plus en plus résistantes, les molécules ne sont pas interchangeables. Des cas graves peuvent également se produire en secteur hospitalier périphérique, et un délai de six heures dans la prise en charge d'un patient peut être fatal en cas de choc septique. N'oublions pas les patients derrière la mécanique : les éventuels effets secondaires, les incidents graves liés à des défauts d'approvisionnement sont-ils comptabilisés ?

Par ailleurs, les pharmacies hospitalières offrent une liste de médicaments limitée, en fonction de leur budget, dans laquelle le médecin ne trouve pas forcément le médicament le mieux adapté au patient et se voit régulièrement contraint de trouver des équivalences. Plus les budgets sont contraints, plus ces pratiques, qui ne sont pas idéales, vont se développer.

M. Marc Lambert. - Depuis une quinzaine d'années, des systèmes de vigilance nous permettent de faire remonter très rapidement les problématiques rencontrées sur le terrain.

Je ne suis pas trop inquiet pour les CHU, mais pour les autres établissements de santé ou pour mes collègues isolés dans un établissement, où la situation est compliquée. Il faut absolument renforcer la diffusion de l'information par les  135 groupements hospitaliers de territoire, les GHT.

Nos collègues du CHU de Lille ont observé les ruptures d'approvisionnement entre le 1er octobre 2012 et le 1er juillet 2014 : 72 % des spécialités en rupture étaient des produits princeps et seulement 28 % des molécules concurrentielles. Toutes les situations sont possibles. Le système post-Mediator a mis à plat les professionnels de santé : il faut aider les spécialistes de la pharmacie industrielle en France. Et ce n'est pas le Comité économique des produits de santé qui résoudra le problème.

En tant que secrétaire général de la conférence des pharmaciens de CHU, je vous rappelle que nous réclamons officiellement la transparence des prix du médicament. Les médicaments Sovaldi® ou Harvoni® ont coûté 32 millions d'euros, en 2016, à l'AP de Marseille, mais personne ne dit que le laboratoire Gilead a versé 550 millions d'euros à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale, l'Acoss, sur le milliard d'euros dépensé. Et l'on nous qualifie de mauvais gestionnaires !

M. Yves Daudigny, président. - Nous ne connaissons pas le prix après remise. Cela fait partie, à tort ou à raison, de la protection des données économiques des laboratoires.

Certaines stratégies financières des laboratoires provoquent-elles des ruptures au détriment de la sécurité des patients ? Nous pensons à certains médicaments anciens qui disparaissent pour réapparaître ultérieurement à un prix bien plus élevé. Dans le cas des hôpitaux, en revanche, le laboratoire n'a pas intérêt, semble-t-il, à payer le différentiel en cas de rupture et se met en situation de faiblesse par rapport à d'éventuels concurrents.

M. Éric Tabouelle. - Les laboratoires n'ont plus la maîtrise de la chaîne logistique de fabrication ; ils ont tout délégué à des entreprises indépendantes auxquelles ils donnent des ordres de commande. Ils prennent donc des engagements qu'ils ne sont pas sûrs de tenir.

M. Bruno Carrière. - Pour prendre un exemple, un cyclone a touché l'année dernière la région chinoise où sont fabriqués la très grande majorité des pansements, ce qui a provoqué une rupture d'approvisionnement. La situation se renforce avec des distributeurs qui s'engagent sur des volumes pour lesquels ils ne sont pas toujours capables d'assurer la continuité et la qualité. Nous devons ajuster nos techniques d'achats à ces nouvelles situations.

L'achat en sortie de chaîne est utilisé dans certaines industries de haute technologie pour des éléments stratégiques. Le regroupement des acheteurs permet de mobiliser des modalités de cette nature.

Les acheteurs doivent accompagner une éventuelle politique industrielle de relocalisation au sein de l'Union européenne. Le code des marchés publics n'interdit pas d'accompagner la montée en charge d'alternatives.

Sur les coûts internes liés aux ruptures d'approvisionnement, nous vous adresserons des indications précises. Plusieurs événements indésirables liés à des problèmes de dosage ou de mauvaise utilisation ont été provoqués par une substitution de conditionnement à l'occasion d'une rupture d'approvisionnement. Le personnel chargé de la dispensation, le personnel soignant le plus souvent, peut se tromper et confondre deux présentations. Les pharmaciens y sont attentifs dans les appels d'offres. C'est une conséquence indirecte.

Des enjeux de politique économique peuvent intervenir dans la négociation globale entre le CEPS et le laboratoire ; nous n'en connaissons pas les termes. Nous intervenons après, dans le cadre de nos appels d'offres, où nous observons parfois des choses singulières.

Mme Sonia de la Provôté. - Selon quels critères les hôpitaux choisissent-ils tel ou tel laboratoire ?

M. Marc Lambert. - L'espace-temps des consultations et les volumes ! La création du réseau d'achat groupé UniHA en 2005 a permis la professionnalisation de l'achat. L'Ageps est également un élément crucial. Il est maintenant essentiel de développer les bonnes pratiques de substitution, y compris dans les petits établissements.

M. Éric Tabouelle. - Des choix différents peuvent être conduits par des règles d'arbitrage, de pondération des différents critères. Les cahiers des charges intègrent maintenant des clauses d'achats responsables. Nous pouvons donc pondérer favorablement des sites de production européens. Autant de critères qui peuvent, demain, changer la donne des attributions de marchés.

L'enquête lancée par le Claps sur les effets indésirables, dont les résultats sont attendus fin septembre, devrait nous permettre de disposer de données fiables sur l'incidence économique de la gestion des ruptures et sur les effets indésirables graves.

M. Nicolas Lallemand, directeur des achats de produits de santé UniHA. - La massification doit rester limitée pour maintenir une concurrence durable. Il y a dans la variabilité des prix en fonction des appels d'offres une dimension de calendrier importante : un fournisseur refusé dans le cadre d'un marché d'UniHA sera tenté, après avoir eu connaissance des prix du résultat, de faire une offre plus intéressante dans un second marché.

Nous assistons depuis une dizaine d'années à un fort mouvement de professionnalisation. Le programme Phare est fondé sur la réalisation de gains d'achats au niveau des établissements hospitaliers, mais aussi sur l'échange des bonnes pratiques. L'AP, personne morale unique, est en avance dans ce domaine grâce à une organisation centralisée au niveau de l'Ageps. Les acheteurs travaillent avec la communauté médicale à travers la Commission du médicament et des dispositifs médicaux stériles, la Comédims, et les groupes d'experts.

Nous apportons en outre de la visibilité aux fournisseurs. Le fait que des montants minimum et maximum encadrent le déroulement de l'exécution du marché est un point essentiel.

Des pharmaciens à temps plein, soutenus par des équipes administratives, travaillent à l'évaluation, à l'achat et au suivi de l'exécution. Un site intranet doté d'un progiciel de gestion intégrée actualisé en temps réel grâce au réseau des pharmaciens hospitaliers nous permet d'être réactifs.

Les situations de tension ou de rupture d'approvisionnement ont été multipliées par dix depuis 2008. Heureusement, nous sommes capables, même si cela nous prend beaucoup de temps, de trouver des solutions de gestion des stocks pour limiter les ruptures et les substitutions. C'est tout l'intérêt de la plateforme logistique intégrée sur le site de Nanterre.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Dans une communication de juin 2017, la Cour des comptes préconisait de confier au Comité économique des produits de santé la fixation des prix des médicaments hospitaliers. Seriez-vous favorable à cette évolution pour réduire le différentiel entre le prix du titulaire du marché et le prix pratiqué par un autre fournisseur en cas de rupture ? Elle appelait également de ses voeux le développement des stocks déportés mutualisés entre centrales d'achats afin de limiter les conséquences des ruptures d'approvisionnement. Cette mesure est-elle, selon vous, pertinente et praticable dans votre situation ?

M. Christophe Pitré. - Le tarif hospitalier présenté par les laboratoires, nous en avons parlé, ne veut absolument rien dire. Nous connaissons tous des histoires de surfacturation, comme ce flacon, facturé 23 euros par le titulaire défaillant, qui atteint 500 euros.

S'agissant de l'administration des prix en établissement de santé, les prix étant libres, je ne suis pas persuadé de l'intérêt économique pour la France. Les besoins peuvent varier selon les types d'établissements. Des stocks déportés mutualisés induisent une différence de traitement des besoins. En outre, les établissements privés ne sont pas intégrés dans les GHT. Je ne suis pas dogmatique, ayant été pharmacien dans le public pendant dix-huit ans, mais il y a de fortes chances pour que les stocks soient localisés au niveau des CHU, qui devront gérer la demande et la distribution.

Pour en revenir aux tarifs des médicaments, je pense qu'un tarif maximal de remboursement serait une bonne solution. Le laboratoire peut le vendre moins cher, mais le prix est encadré sans être administré. C'est déjà le cas, pour les hôpitaux, des produits dits remboursables dans les établissements de santé, c'est-à-dire ceux de la liste en sus, ou de ceux qui sont dispensés en ambulatoire.

M. Bruno Carrière. - Je ne suis pas certain que la Cour des comptes ait réalisé toutes les études d'impact sur sa proposition de confier au CEPS la fixation des prix. Le développement de stocks mutualisés dont le laboratoire resterait propriétaire ne me semble pas nécessairement opérant. Nous avons besoin d'apporter de la lisibilité et de sécuriser les volumes de production. Je crois plus à des engagements sur des volumes plus construits, financés par des centrales d'achat et préaffectés à des ensembles d'hôpitaux qu'à des stocks sécurisés dont il faudrait gérer la répartition.

Je tire cette conclusion de discussions que nous avons dans d'autres secteurs économiques avec des opérateurs mondiaux. Ce sont des entreprises avec lesquelles il est possible de construire des contrats de partenariats assez avantageux dès lors que nous représentons une force économique suffisante.

M. Yves Daudigny, président. - Nous vous remercions.

La réunion est close à 15 h 15.

Vendredi 20 Juillet 2018

- Présidence de M. Yves Daudigny, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition Mme Alexandra Leche, pharmacienne (Eure-et-Loir), M. Patrice Vigier, pharmacien (Nord), et M. Albin Dumas, président de l'Association de pharmacie rurale

M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux par l'audition de pharmaciens de territoires : Mme Alexandra Leche, pharmacienne de l'Eure-et-Loir, M. Patrice Vigier, pharmacien du Nord, et M. Albin Dumas, président de l'Association de pharmacie rurale. Les ruptures de stock et les tensions d'approvisionnement de médicaments peuvent avoir des conséquences très pénalisantes dans des zones rurales peu denses où, bien souvent, seules une ou deux pharmacies assurent un rôle de proximité essentiel auprès de nos concitoyens éloignés des centres hospitaliers. Si les ruptures affectant le territoire national font l'objet d'une surveillance régulière de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), nous serions curieux de connaître si des mécanismes d'alerte et d'intervention existent pour faire face à des problèmes d'approvisionnement plus ponctuels et concentrés au niveau local. Quel est, en particulier, votre sentiment sur la capacité des grossistes-répartiteurs de vos régions à assurer l'approvisionnement continu de vos officines dans des délais raisonnables ?

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Je suis particulièrement heureux de vous recevoir aujourd'hui : vous n'ignorez pas que le Sénat est la chambre des territoires et, si nous avons souhaité vous entendre, c'est pour que vous portiez la voix des « petites pharmacies », qui n'en sont pas moins essentielles au maillage sanitaire de notre territoire. Les pharmaciens exercent non un métier mais une mission.

Pourriez-vous nous dresser, à grands traits, un tableau des difficultés d'approvisionnement auxquelles vous êtes quotidiennement confrontés ? Comment cela impacte-t-il votre exercice quotidien ?

Avez-vous déjà été confronté à la facturation de frais de livraison lorsque vous vous adressez à des grossistes autres que ceux auxquels vous recourez habituellement ? De quel type d'informations estimez-vous avoir besoin pour gérer au mieux les situations de tensions d'approvisionnement ? Par quel canal devraient-elles vous parvenir ?

Mme Alexandra Leche, pharmacienne (Eure-et-Loir). - Je suis pharmacienne dans une commune de 2 500 habitants, la pharmacie la plus proche est à 7 kilomètres. J'ai une relation privilégiée avec mes patients. Je suis confrontée au quotidien à des difficultés d'approvisionnement. Le grossiste est un partenaire. Comme notre logiciel métier est connecté en temps réel avec les stocks de nos grossistes, nous savons en temps réel si un médicament est en rupture de stock ou indisponible. Nous perdons toutefois beaucoup de temps ensuite en cherchant à savoir si la rupture sera longue et comment nous procurer le produit. Nous devons appeler le grossiste pour obtenir l'information, mais celui-ci reste souvent imprécis, car il a peur de ne pas pouvoir tenir ses promesses, dans la mesure où il dépend des laboratoires qui ne tiennent pas toujours leurs engagements. Si la pénurie est due à des quotas, nous devons appeler le laboratoire directement et nous pouvons parfois être livrés deux ou trois jours après. Cela peut être problématique en cas d'urgence.

Dans tous les cas, c'est frustrant car nous ne pouvons pas toujours informer de manière faible nos patients. Nous avons parfois des informations directement des laboratoires, mais c'est rare. Nous cherchons toujours à trouver une solution : en renvoyant le patient chez un confrère, en appelant un grossiste secondaire, en appelant le médecin pour voir avec lui si un autre traitement serait possible, etc. Cela reste anxiogène pour le patient qui n'imaginait pas être confronté à une telle situation en France.

Davantage de transparence serait souhaitable. Les laboratoires entretiennent l'opacité sur les causes et la durée des indisponibilités, car ils craignent que les prescriptions ne soient reportées sur d'autres médicaments de laboratoires concurrents. En cas de rupture de stock, nous pouvons aussi diriger le patient vers un confrère, chez qui il devra aller acheter directement son traitement, ce qui signifie que nous perdons un client car la rétrocession de médicaments entre pharmaciens est interdite. Pour garantir notre approvisionnement, nous travaillons aussi souvent avec un grossiste secondaire, à côté de notre grossiste principal qui nous accorde des remises. Mais les grossistes secondaires nous imposent soit un minimum de chiffre d'affaires par mois sans aucune remise, soit des frais de livraison.

M. Patrice Vigier, pharmacien (Nord). - Je suis pharmacien dans une commune de 8 000 habitants à proximité de l'agglomération lilloise. Je souscris aux propos de ma consoeur. Les ruptures d'approvisionnement sont un problème récurrent.

DP-Ruptures permet aux pharmaciens de signaler les ruptures d'approvisionnement par l'intermédiaire de leur logiciel ou sur le site. En retour, nous avons accès aux informations du laboratoire, du moins dans la mesure où celui-ci veut bien nous donner une information claire, ce qui n'est pas toujours le cas. Tous les laboratoires ne sont pas non plus adhérents à DP-Ruptures. Au final, il nous manque beaucoup d'informations pour savoir ce qu'il faut faire. Les durées d'indisponibilité sont toujours assez floues. Nous ne sommes informés qu'après coup, quand la pénurie est constatée. En définitive, c'est le patient qui est pénalisé et les démarches sont chronophages pour les pharmaciens. Entre pharmacies, on arrive, bon an mal an, à se dépanner et à assurer le service. Les grossistes font leur travail. Lorsqu'ils indiquent sur le bon de livraison « pénurie », cela signifie que le produit est délivré en petites quantités, sur demande, par appel téléphonique, afin qu'une pharmacie ne concentre tous les stocks du produit. À cet égard, le grossiste fait bien son travail.

J'ai aussi installé dans ma pharmacie le système Vigirupture®, mis en place par une société privée, OffiSanté, qui permet d'accéder à une cartographie précise, via Internet, indiquant les officines qui détiennent le produit en stock. La carte est mise à jour quotidiennement toutes les nuits. Toutefois seules 25 % des pharmacies sont adhérentes. C'est un système privé, à la différence de DP-Ruptures qui a été mis en place par l'Ordre des pharmaciens.

M. Yves Daudigny, président. - Comment alimentez-vous le système ?

M. Patrice Vigier. - L'alimentation est automatique par notre système informatique dès lors que l'on est adhérent. Le système permet de savoir si une officine a le produit, même si on ne connaît pas son stock. C'est une information précieuse qui permet de se dépanner entre collègues.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Mais les rétrocessions sont interdites ?

Mme Alexandra Leche. - Oui, pour garantir la traçabilité des médicaments. Le système français est très sécurisé avec un suivi des livraisons des numéros de lots.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - Comment expliquer que seules 25 % des pharmacies soient adhérentes à Vigirupture ?

M. Patrice Vigier. - Le système est récent. Tout le monde ne connaît pas son existence. Je l'ai découvert par hasard. Certaines pharmacies peuvent aussi ne pas vouloir communiquer ce genre d'informations.

M. Yves Daudigny, président. - Les informations sont-elles transmises automatiquement ?

M. Patrice Vigier. - Oui, si on devient adhérent de Vigirupture. Dans le cadre de DP-Ruptures, on déclare une pénurie. Dans le cas de Vigirupture, on déclare que l'on possède un produit en stock ; dans ce cas, le pharmacien en rupture de stock envoie le patient chez le confrère car la rétrocession de médicaments entre officines est interdite.

M. Albin Dumas, président de l'Association de pharmacie rurale. - Les frais de livraison sont légaux. Certes, ils ne sont pas très élevés, huit euros par commande, mais dans la mesure où les bénéfices sont très faibles, cela suffit à rendre l'opération nulle du point de vue économique. C'est fait pour dissuader et cela marche ! L'essentiel à mon sens est que le pharmacien puisse avoir recours à plusieurs grossistes dans sa zone de chalandise. Les pharmaciens ruraux sont très attachés à la mutualisation des frais de livraison, sur le modèle du timbre-poste, dont le prix est identique en zone urbaine dense comme en zone rurale. Il est important de pouvoir faire appel à plusieurs canaux de diffusion.

La rétrocession est une question importante. Nous sommes en conflit sur ce sujet avec les grossistes-répartiteurs qui craignent que la rétrocession ne devienne industrielle. Comme les pharmacies sont des lieux de vente au public, elles n'ont pas le droit de se substituer aux grossistes. C'est pour cela, plus que pour garantir la traçabilité, que la rétrocession est interdite. La traçabilité n'est pas mise en oeuvre de façon complète en pharmacie. La sérialisation, d'ailleurs, qui complique notre tâche, ne vise pas à renforcer la traçabilité pour le patient : c'est bien un service aux industriels.

Il est difficile de parler globalement des pénuries et des ruptures. Face aux pénuries, nous faisons appel à toutes nos ressources, à tous nos réseaux médicaux, pour satisfaire le patient, y compris en lui conseillant d'aller à l'hôpital.

Les pharmacies rurales sont petites, en moyenne. Elles ont donc mécaniquement tendance à réduire leur nombre de fournisseurs pour concentrer les volumes et obtenir les meilleures conditions d'achat, même si le médicament en France a un prix unique, ce à quoi nous sommes très attachés. Si la plupart des officines font appel à deux fournisseurs, les pharmacies rurales ne peuvent souvent faire appel qu'à un seul, car le second grossiste leur propose des conditions de livraison qui ne sont pas satisfaisantes.

De même, vu sa taille, la pharmacie rurale peut moins aisément avoir un recours direct au fournisseur. C'est pour cela que la rétrocession pourrait être précieuse pour les officines rurales, qui pourraient ainsi s'approvisionner collectivement en se regroupant. Cela ne nous empêche pas d'être attachés à la répartition, mais nous sommes aussi en concurrence dans le cadre d'une enveloppe globale, et l'argent qui va à l'un ne va pas à l'autre... La répartition doit continuer à irriguer le territoire français : nous souhaitons que les pharmacies puissent se voir garantir un minimum de livraisons sans frais, afin que toutes les officines puissent s'alimenter. C'est crucial car leur pérennité dépend du service rendu au patient. Lorsque le service se dégrade, le patient redevient un consommateur et va ailleurs.

Les ruptures sont différentes. Elles dépendent rarement de l'organisation de la chaîne pharmaceutique, même si cela peut se produire, mais cela ne dure guère car l'entreprise OCP Répartition a une organisation nationale qui lui permet de mobiliser ses stocks plus rapidement que les répartiteurs, qui ont une implantation plus régionale, comme les CERP, même si leur périmètre peut être vaste. Il peut y avoir des petits blancs ou des délais dans la chaîne d'approvisionnement, par exemple lorsque les cartons s'empilent chez le grossiste avant d'être enregistrés.

En répartition, les flottes de véhicules sont dédiées et cela va très vite. En approvisionnement direct en milieu rural, en revanche, les colis passent souvent par plusieurs transporteurs successivement entre le laboratoire et la pharmacie, sauf, évidemment, des produits devant respecter la chaîne du froid, car la rentabilité est trop faible pour un acheminement direct. L'idéal serait que l'information sur les ruptures ou les délais parte des laboratoires, mais c'est une contrainte de plus pour eux...

L'Ordre des pharmaciens a créé DP-Ruptures. Une entreprise a créé Vigirupture qui permet aux pharmaciens de déclarer les produits qu'ils ont peur de ne pas vendre. Le système est encore en phase de démarrage. Il est encore peu connu ; il a un intérêt pour les produits qui ne sont pas très demandés, mais est moins intéressant, vu sa pénétration sur le marché, pour des produits recherchés par des patients pour des urgences médicales.

M. Yves Daudigny, président. - Quels sont les médicaments en situation de pénurie ou de rupture : s'agit-il de médicaments princeps ou de génériques, de médicaments récents ou anciens, chimiques ou biologiques ?

Mme Alexandra Leche. - Cela dépend. C'est très variable d'une période à l'autre. Les ruptures peuvent durer deux à trois jours ou plusieurs semaines. Les manques liés aux quotas pourraient être supprimés, ils concernent surtout les médicaments récents et les médicaments chers. Ils sont dus non à des difficultés de fabrication, mais à des enjeux économiques. Les grossistes et les fabricants se renvoient la responsabilité. Les laboratoires donnent une certaine quantité de médicaments aux grossistes au niveau national qui les répartissent ensuite de manière pyramidale entre leurs agences locales, donc pas toujours à parts égales. C'est ce qui explique, dans ce cas, que nous puissions être livrés sans problème si nous appelons le laboratoire directement, alors que le grossiste ne peut nous approvisionner. Les laboratoires limitent-ils d'eux-mêmes les stocks parce que ces volumes auraient été fixés en lien avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) et qu'ils ne veulent pas dépasser l'enveloppe ? Est-ce aussi parce que les grossistes, acculés à une certaine époque par les exportations parallèles même si désormais j'ai le sentiment qu'ils n'y ont recours que très peu, restent contraints par les laboratoires qui ne souhaitent pas que leurs médicaments soient revendus ailleurs en Europe ? Quoi qu'il en soit c'est le patient qui trinque.

M. Yves Daudigny, président. - Il s'agit donc des médicaments récents.

Mme Alexandra Leche. - Récents et chers. J'ai eu le cas la semaine dernière pour un anticancéreux à 3 000 euros. Ces retards ne font que renforcer l'anxiété du patient déjà inquiet par sa maladie. Ce n'est pas normal. Je ne sais pas si les laboratoires limitent les volumes à cause des enveloppes fixées par le Comité économique des produits de santé (CEPS) ou s'ils le font pour éviter les exportations parallèles des grossistes en Europe, même si ce phénomène a quasiment disparu. Dans tous les cas, ce sont les patients qui trinquent !

M. Yves Daudigny, président. - Ces quotas sont-ils ceux fixés par l'ANSM ?

Mme Alexandra Leche. - C'est difficile à dire, on n'a jamais le fin mot de l'histoire...

M. Albin Dumas. - En effet !

Mme Alexandra Leche. - Je pense malgré tout que c'est plus lié au CEPS.

Mme Sonia de la Provôté. - Il semblerait qu'il y ait des objectifs convergents entre les laboratoires et le CEPS. Quand on regarde comment le contingentement est géré à l'hôpital, on voit que le laboratoire est en contact direct avec le pharmacien de l'hôpital pour distribuer, ou non, le médicament en fonction de l'indication, que le laboratoire exige parfois de pouvoir juger...

M. Albin Dumas. - Il y a pléthore de marques de génériques, mais, en réalité, les façonniers sont peu nombreux et dès qu'il y a un problème, ce sont plusieurs marques qui manquent.

M. Yves Daudigny, président. - Je croyais que la moitié des génériques étaient fabriqués en France, à la différence du Royaume-Uni, où l'essentiel est fabriqué à l'étranger.

M. Albin Dumas. - 50 % en France, 50 % en Europe.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - Les témoignages des pharmaciens de mon département corroborent tout à fait vos propos. Une pharmacie est adossée à un centre commercial avec une clientèle beaucoup plus importante : comme par hasard, les ruptures d'approvisionnement ont disparu... Les coopératives pharmaceutiques sont-elles un moyen de compenser les difficultés de trésorerie des pharmacies, vu la faiblesse des marges et la difficulté à stocker ?

M. Albin Dumas. - J'en doute, ou alors à la marge. Les CERP sont des coopératives. Les statuts des circuits d'approvisionnement sont très divers : les dépositaires, le direct, les grossistes de nature capitalistique, les grossistes sous forme de coopérative, etc. Des groupements ont pris le statut de répartiteur.

La pharmacie adossée à un centre commercial permet peut-être de constater une amélioration, mais je ne pense pas qu'elle ait une relation bien meilleure avec son grossiste que la plupart des officines. Je ne voudrais pas accréditer l'idée que les petites officines sont victimes d'une discrimination par rapport aux grosses pharmacies ; les répartiteurs ne peuvent pas se le permettre. Ils outrepassent un peu leurs prérogatives, mais tant mieux, en répartissant les produits sous tension. Sans doute est-il possible de les faire fléchir si on les harcèle au téléphone et que l'on représente des volumes conséquents, mais cela ne va pas plus loin. Si les officines rurales sur le territoire français sont un peu moins bien loties, c'est pour des raisons multiples et objectives.

Il faut être vigilant sur les points stratégiques. Les pharmacies rurales doivent continuer à exister. Pour cela, il faut que l'exercice éthique de la délivrance de médicaments et la chaîne d'approvisionnement soient rentables, avec suffisamment de diversité. Nous ne sommes pas fonctionnarisés, nous n'avons pas de revenus garantis.

M. Yves Daudigny, président. - La raison de vivre des grossistes-répartiteurs, c'est bien le réseau des officines rurales ! S'il ne restait que les grosses pharmacies des galeries commerçantes des supermarchés, cela encouragerait les livraisons directes des laboratoires aux pharmacies.

Mme Sonia de la Provôté. - Le nombre de pharmacies rurales a-t-il diminué ?

Si l'on cumule absence d'officines et de médecins et pénurie de médicaments, une partie de la population française finira par avoir un accès plus limité aux soins et aux médicaments que celle qui vit dans les grandes villes ou à proximité.

M. Albin Dumas. - La prolongation de la politique actuelle de santé nous y conduit tout droit. Nous sommes dans un domaine où chaque acteur cherche son bénéfice personnel. Un cercle vicieux peut s'installer entre le banquier, qui ne recommande pas de s'installer en milieu rural car cela présente un risque, et le pharmacien, qui estime alors qu'il vaut mieux ne pas ouvrir d'officine en milieu rural parce que le banquier lui a déconseillé de le faire... Ce jeu de miroirs est catastrophique.

Nous luttons contre ces mauvaises prévisions, mais le système est soumis à une tension croissante - les belles années sont derrière nous. Par exemple, sur une boîte d'oméprazole, une officine faisait 8 euros de marge il y a 20 ans, contre 3,80 euros aujourd'hui, malgré les remises du génériqueur qui peuvent atteindre 40 %. Cela vous donne une idée de la diminution des chocs alors que les volumes n'ont pas varié.

Les officines comme la mienne délivrent à des patients âgés généralement des médicaments génériqués dont le prix est très bas. Les produits auxquels on a fixé des prix importants sont délivrés à l'hôpital. Or ces produits sont comptabilisés, au niveau de l'Ondam, dans la même enveloppe au titre des dépenses de médicaments.

Mme Alexandra Leche. - Quand un médicament manque, il faut trouver une solution pour le patient. On passe du temps à appeler nos confrères et à envoyer le patient chez eux. Mais le temps c'est de l'argent : or on en a perdu sans rien gagner.

M. Yves Daudigny, président. - Cela joue dans les deux sens !

Mme Alexandra Leche. - Quand un médicament ne figurant pas dans le répertoire des génériques est manquant, mais qu'il existe la même molécule avec le même dosage sous un autre nom de spécialité, nous n'avons pas le droit de faire le remplacement sans avoir l'accord du médecin. Nous perdons du temps à appeler le praticien, et même s'il nous donne cet accord, que nous notons sur l'ordonnance, nous sommes pénalement responsables en cas de problème.

Il faudrait réintégrer le pharmacien dans son rôle de spécialiste du médicament au service du patient.

M. Yves Daudigny, président. - Les médecins que nous avons auditionnés ont émis des avis très opposés sur la question.

Je préférerais, pour ma part, donner plus de responsabilités aux professionnels autres que les médecins.

Mme Sonia de la Provôté. - Il faut dégager complètement la responsabilité du médecin si le pharmacien est autorisé à remplacer de son propre chef un médicament.

Mme Alexandra Leche. - Actuellement, nous avons le droit de le faire pour les médicaments qui figurent dans le répertoire des génériques.

Nous avons eu récemment une rupture de l'aspirine, à petit dosage, sous forme de comprimés. Nous l'avons remplacée par la forme sachet, mais nous devons légalement à chaque fois appeler le médecin. Certaines pharmacies très tatillonnes renvoient les patients chez le médecin pour obtenir une nouvelle ordonnance avec le nom du produit de remplacement, car la mention « substitution avec accord du médecin » n'a aucune valeur : quelle perte de temps pour le patient et le médecin et quel coût pour la sécurité sociale !

Je parle de l'Aspirine Protect®, dosée à 100 milligrammes, en comprimés, qui existe sous forme d'Aspégic®, à 100 milligrammes, et Kardégic, à 75 ou 150 milligrammes. Nous ne pouvons pas faire la substitution, alors que c'est de l'aspirine dans tous les cas.

M. Patrice Vigier. - En cas de pénurie, des recommandations pourraient autoriser le pharmacien à opérer une substitution avec des produits alternatifs nommément cités, de manière ponctuelle, sans avoir à appeler le médecin.

Pour certains produits, il est plus délicat de mettre en place des recommandations types : les antihypertenseurs par exemple.

Par ailleurs, le médecin n'est pas toujours joignable, par exemple le samedi.

M. Yves Daudigny, président. - Avez-vous d'autres préconisations ?

M. Patrice Vigier. - Je veux évoquer la préparation des doses à administrer (PDA). Il faut faciliter la possibilité de déconditionner. Actuellement, la PDA ne peut se faire que de façon « éventuelle », au cas par cas. Les bonnes pratiques n'ont jamais été officialisées : les pharmaciens qui y ont recours engagent leur responsabilité. Il serait temps de les valider !

Les pharmaciens pourraient faire du déconditionnement pour gérer la pénurie. Il faut tout de même respecter la traçabilité et assurer la sécurité des piluliers, ce qui représente un investissement pour les pharmaciens.

Les PDA sont faites à grande échelle dans les maisons de retraite par des officines équipées du matériel nécessaire. Ce sont quelquefois des robots qui préparent les piluliers, ce qui est très onéreux. Nous pouvons le faire de façon plus artisanale, manuellement, mais la PDA exige du temps et du personnel, et nous ne sommes pas rémunérés pour cela.

La PDA pourrait être officialisée dans le cadre d'une pénurie.

M. Albin Dumas. - La PDA est intéressante dans un cadre de santé publique et de meilleure observance du traitement. Dans le cadre d'une pénurie, elle peut avoir une utilité marginale. La délivrance « perlée » est une solution - actuellement, un dispositif médical sous tension est le capteur Freestyle Abbott®, qui permet aux diabétiques de mieux suivre leur glycémie. Nous les délivrons boîte par boîte, et non par deux boîtes, comme c'est la norme habituellement, pour satisfaire la demande. Les livraisons sont perlées, car la production du laboratoire permet tout juste de faire face à la consommation en temps réel.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Qui pourrait vous confier cette prérogative en matière de PDA ?

M. Patrice Vigier. - La PDA est autorisée, mais seulement au cas par cas.

M. Albin Dumas. - La PDA est « shadockienne » dans un modèle à la boîte ! Les règles prévoient les inscriptions sur l'envers des blisters, l'adjonction d'une notice et la boîte autour du produit. Avec la PDA, on renonce à tout cela !

M. Yves Daudigny, président. - Je vous remercie de votre participation.

Audition de M. Maurice-Pierre Planel, président du Comité économique des produits de santé (CEPS)

M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux avec l'audition de M. Maurice-Pierre Planel, président du Comité économique des produits de santé (CEPS).

Nos précédentes auditions ont mis en lumière l'impact du prix de remboursement des médicaments sur les stratégies commerciales des laboratoires pharmaceutiques, dont certains peuvent être amenés, faute de rentabilité jugée suffisante, à arrêter la vente en France de médicaments anciens ou génériques, ou à se reporter sur d'autres marchés européens plus attractifs. En outre, la massification des appels d'offres entraîne une forte pression à la baisse sur les prix des médicaments en milieu hospitalier.

Une revalorisation du prix de certains produits essentiels serait-elle donc, selon vous, de nature à préserver la multiplicité des fournisseurs ? Faut-il également réfléchir à des mesures facilitant le transfert de production d'un médicament essentiel vers une autre entreprise ou une structure publique en cas de retrait inéluctable ?

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Vous avez reçu un questionnaire sur lequel nous souhaiterions, pour assurer la bonne qualité et l'utilité de nos travaux, recevoir des réponses écrites avant la fin du mois de juillet. Je souhaiterais vous poser quelques questions complémentaires.

Estimez-vous que le niveau du prix des médicaments fixé en France peut être à l'origine de situations de pénuries ou de difficultés d'approvisionnement par rapport à nos voisins européens ? Y a-t-il, de ce point de vue, une différence entre les médicaments innovants et les produits les plus anciens ?

Avez-vous déjà été conduits à réviser le prix d'un médicament particulier face à un risque de pénurie ?

D'une manière plus générale, une action sur les prix ne s'impose-t-elle pas pour prévenir les arrêts de commercialisation de certains médicaments anciens et génériques ?

Que penseriez-vous de la mise en place d'un prix plancher à l'hôpital, qui serait fixé par le CEPS, pour éviter la massification des marchés hospitaliers et les difficultés d'approvisionnement qui en découlent bien souvent ?

De quelles données disposez-vous sur le phénomène des exportations parallèles ? Celui-ci vous paraît-il faire l'objet d'un contrôle suffisant ?

M. Maurice-Pierre Planel, président du Comité économique des produits de santé. - Le CEPS est un comité interministériel composé de représentants du ministère de la santé et des affaires sociales, du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, des caisses d'assurance maladie du régime obligatoire et des assureurs complémentaires en santé, ainsi que de deux personnalités qualifiées : son président et son vice-président. Il comporte une section des dispositifs médicaux et une section du médicament.

Vos questions renvoient à la question des compétences du CEPS. Une série de prix échappe à la compétence du CEPS : les prix intra-GHS, qui figurent dans les groupes homogènes de séjour servant à tarifer les activités hospitalières, sont négociés directement entre les établissements et les laboratoires.

Le CEPS est compétent sur un champ large, mais délimité : il s'agit des médicaments remboursables inscrits sur la liste en sus, les médicaments dits « de rétrocession » distribués en pharmacie hospitalière, essentiellement destinés au traitement du virus d'immunodéficience humaine (VIH) et du virus de l'hépatite C (VHC), et les médicaments de ville. Ils représentent 32 milliards d'euros. Les médicaments non remboursables, dits OTC (« over the counter »), ont un prix libre.

La question des critères de fixation du prix en France se pose depuis la création de la sécurité sociale et la décision de rembourser les médicaments. À la Libération, les prix étaient administrés pour la quasi-totalité des secteurs de l'économie. Le médicament y a été soumis, et le prix est fixé en fonction du coût de production du produit, majoré de l'inflation et de quelques dépenses administratives accordées aux laboratoires.

Ce système de fixation du prix perdurera jusqu'aux ordonnances Jeanneney de 1967. Entre 1967 et 1999, on bascule progressivement vers le facteur de la valeur thérapeutique du produit. Le critère du coût de production est abandonné parce qu'il ne favorise pas l'innovation et qu'il est inflationniste -il suffit de faire augmenter les coûts de production pour obtenir un prix élevé. Par ailleurs, on quitte le monde historique de la construction de l'industrie pharmaceutique en France -le pharmacien devenu un industriel qui a l'habitude de travailler avec les autorités publiques nationales et de leur transmettre des informations- pour entrer dans un monde globalisé, dans lequel les groupes internationaux n'ont pas le décompte par pays de leurs activités de recherche et développement, ce qui pose le problème de la transmission des éléments relatifs au coût de production.

Le système actuel date de 1999, et on peut à juste titre s'interroger aujourd'hui sur sa pertinence et son efficacité. Il repose sur le double système du service médical rendu -l'inscrit-on, ou non, au remboursement ?- et d'amélioration du service médical rendu (ASMR) -quelle est sa valeur par rapport à ce qui existe déjà ?-.

Les critères de fixation du prix des médicaments sont fixés dans la loi : la valeur thérapeutique, c'est-à-dire l'ASMR ; la population à traiter ; l'utilisation en vie réelle, qui consiste notamment à vérifier que les médicaments sont bien utilisés selon les indications pour lesquelles ils sont vendus ; l'évaluation médico-économique, critère introduit en 2004 et renforcé en 2012, pour les médicaments supposés innovants et ayant un impact budgétaire supérieur à 50 millions d'euros.

Ce dernier critère ne s'applique donc qu'à une partie des médicaments examinés par le CEPS. La France se distingue des pays anglo-saxons, dans lesquels l'évaluation médico-économique se fait pour l'inscription au remboursement et pas pour la fixation du prix, avec des seuils : si le prix est en dessous d'un certain seuil, il est inscrit au remboursement, sinon il ne l'est pas. Un médicament innovant peut ne pas être inscrit au remboursement au Royaume-Uni.

Le médicament a une vie, notamment tarifaire : son prix est le plus élevé lors de sa première commercialisation puis tout au long de sa vie il ne cesse de baisser, sous l'influence de différents facteurs : l'arrivée de concurrents et l'ancienneté d'inscription, avec la perte de la propriété intellectuelle sur la molécule.

Le CEPS n'est pas un acheteur : il fixe les prix. Il ne peut pas dire à un laboratoire qu'il ne fixera pas le prix d'un produit, même si c'est le vingtième produit dans une même aire thérapeutique. L'unique levier à sa disposition, c'est de dire au dernier arrivé que le seul moyen d'entrer sur le marché est d'être moins cher que les autres. Le code de la sécurité sociale précise que, quand un médicament n'apporte pas d'ASMR, il doit permettre de faire des économies. Ce sont les ASMR V, qui entrent avec un prix moins cher sur le marché et font ainsi baisser les prix des produits déjà présents.

M. Yves Daudigny, président. - Certains médicaments anciens, dont les prix sont très bas, gardent un intérêt thérapeutique, mais les laboratoires peuvent décider d'arrêter leur production car ils ne gagnent plus d'argent. Ces médicaments peuvent alors réapparaître un ou deux ans plus tard à un prix deux ou trois fois plus élevé. Ne faudrait-il pas en augmenter les prix pour éviter dans ruptures et conserver un médicament assez peu onéreux ?

Mme Véronique Guillotin. - Des études peuvent montrer qu'un médicament dont l'indication thérapeutique était intéressante il y a 15 ou 20 ans l'est aujourd'hui beaucoup moins. Le prix est-il régulièrement réévalué en fonction des études ? Je pense notamment au fer injectable.

M. Maurice-Pierre Planel. - On peut y ajouter les médicaments qui ne sont plus commercialisés qu'en France.

Qui définit les critères, c'est-à-dire la valeur thérapeutique d'un produit, la population et l'usage ? C'est la Haute Autorité de santé (HAS), une autorité indépendante et collégiale composée d'experts. Elle formule des avis que le CEPS suit.

La HAS réévalue chaque produit tous les cinq ans. Il est néanmoins très rare que la HAS réévalue un produit à la baisse, car l'objectif principal de la réévaluation quinquennale est de savoir si un produit est maintenu ou non à l'inscription. Elle a ainsi proposé l'arrêt de la prise en charge des médicaments anti-arthrosiques à action lente il y a deux ans et des médicaments anti-Alzheimer cette année.

Il peut y avoir des réévaluations intermédiaires, notamment provoquées par l'arrivée de concurrents. Cela a été le cas pour le traitement de l'hépatite C dont le prix a été réévalué deux fois en cinq ans. La dernière génération de médicaments fonctionne pour les quatre génotypes, contrairement aux précédentes. Par conséquent, la HAS a réévalué la totalité des produits et de la stratégie.

Les produits injectables, notamment de chimiothérapie à l'hôpital, ne sont pas tarifés par le CEPS.

La loi ne prévoit que la révision du prix, à la hausse ou à la baisse. Mais dans l'accord-cadre qui lie l'État, via le CEPS, et les industriels, via leur syndicat, Les entreprises du médicament (Leem), une disposition spécifique prévoit que ces derniers peuvent demander une majoration du prix des médicaments indispensables. Cela concerne moins de dix dossiers par an.

M. Yves Daudigny, président. - Il existe des cas où des laboratoires arrêtent de fabriquer un produit puis la molécule réapparaît sous un nouveau conditionnement bien plus cher.

M. Maurice-Pierre Planel. - Je n'ai pas connaissance de tels cas.

Je rappelle que je n'ai pas de visibilité sur l'intra-GHS.

Si la commercialisation d'un médicament est arrêtée et reprend deux ou trois ans plus tard, nous reprenons le dossier là où nous l'avions laissé. En effet, les changements d'exploitants de produits sont fréquents et, traditionnellement, le nouvel exploitant vient directement nous voir pour dire que les conditions tarifaires ne lui conviennent pas.

En France, je n'ai pas connaissance de cas, comme aux États-Unis, où le tarif est multiplié par 55 en une nuit.

Mme Sonia de la Provôté. - Ces cas concernent des produits d'oncologie plutôt à l'hôpital, où il n'y a pas de fixation du prix.

M. Yves Daudigny, président. - Les pharmaciens soulignent que les quotas sont une source de difficultés. Par qui sont-ils fixés ? Avec qui le laboratoire décide-t-il de limiter la livraison d'un médicament ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Le laboratoire le décide seul.

M. Yves Daudigny, président. - Et le contingentement ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Notre action sur les volumes se limite à vérifier contractuellement que le laboratoire ne dépasse pas le volume correspondant à la population fixée par la HAS. Par exemple, si la HAS déclare qu'une maladie rare concerne 32 personnes en France, nous nous assurons que le laboratoire produit bien pour 32 personnes et non 40, sinon cela signifie que le médicament sert à autre chose et qu'il n'y a pas de raison de le payer au prix décidé pour la maladie rare évaluée par la HAS.

Ensuite, il y a des seuils de volume. Ainsi, une remise est accordée lorsque le seuil de 10 000 boîtes est dépassé, une deuxième à 20 000 boîtes, et ainsi de suite.

M. Yves Daudigny, président. - Vous évoquez le cas où le laboratoire limite les livraisons en-deçà de la demande du grossiste répartiteur. La décision du laboratoire est-elle prise en concertation avec les partenaires publics ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Le régime est organisé par la réglementation européenne et le laboratoire n'a aucunement l'obligation de commercialiser son produit en France, même si des associations de malades déplorent parfois que tel médicament soit vendu seulement à l'étranger.

Les délais du CEPS sont longs, c'est vrai. Mais le laboratoire dépose le dossier quand il le souhaite. Une fois que la HAS a donné son avis sur le remboursement, si le laboratoire ne veut pas fixer son prix avec le CEPS ou s'il n'est pas d'accord avec ce dernier, il peut décider de ne pas commercialiser son produit en France.

M. Yves Daudigny, président. - Disposez-vous d'exemples de médicaments non commercialisés en France ?

M. Maurice-Pierre Planel. - À ma connaissance, ce n'est le cas pour aucun médicament indispensable. Le marché français n'est pas connu, aujourd'hui, pour souffrir de l'absence de médicaments importants.

M. Yves Daudigny, président. - Ces propos sont précieux. En effet, nous devons éviter de construire une règle générale à partir d'un exemple.

M. Maurice-Pierre Planel. - Il ne faut pas confondre la non-commercialisation sur le marché français et le délai avant la commercialisation. Parfois, le produit peut arriver sur le marché français six mois ou un an après un autre marché. Or les malades échangent sur les réseaux sociaux et vont parfois acheter leur médicament à l'étranger.

M. Yves Daudigny, président. - Dans ce cas, la sécurité sociale les rembourse-t-elle ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Oui, c'est la réglementation européenne.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Tout se fait suivant des accords transfrontaliers et dans le Nord, avec le groupement européen de coopération territoriale (GECT), c'est comme s'il n'y avait pas de frontières.

Avez-vous des données sur les exportations parallèles ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Je n'en ai pas. Le parallel trade existe, mais le CEPS n'a pas de données et, à titre personnel, je n'ai jamais réussi à obtenir de réponses précises.

Sur le prix plancher, la situation est radicalement différente à l'hôpital et en ville. À l'hôpital, le paiement est au forfait ou à l'épisode et le prix du médicament est compris dedans. Il faudrait donc inclure le prix plancher dans le tarif. Il me semble qu'une proratisation du tarif est réservée au médicament, mais vérifiez-le avec la direction générale de l'offre de soins. La vraie question est : sur quel fondement construire le prix plancher ? Ce serait plutôt sur les coûts de production, qu'il faudrait expertiser.

Pourquoi un prix plancher en France dans un marché mondialisé ? Dans ce cas, que feront les autres pays ? En Europe, les prix sont administrés dans les pays latins, libres dans les pays anglo-saxons et l'Allemagne tandis que, dans les pays nordiques, les appels d'offres sont nationaux. Il y a donc une grande hétérogénéité. Le chemin sera long vers un prix unique.

Sur les produits matures et génériqués, le CEPS répond au coup par coup selon les demandes des industriels.

Mme Sonia de la Provôté. - Il y a eu une remise à plat complète de l'arsenal médicamenteux lors de l'arrivée des médicaments génériques. Comment expliquer que des princeps soient moins chers que des génériques ou au même prix ? Y a-t-il eu un travail de fond sur ce point ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Le caractère global et mécanique de la fixation du prix des génériques ne date que de fin 2015. Depuis, la règle de droit commun est la suivante : à l'arrivée d'un générique, le prix du princeps baisse de 20 % et celui du générique est fixé 60 % plus bas que celui du princeps avant décote.

Nous gérons le flux avec succès et travaillons sur le stock de génériques deux fois par an, avec le comité de suivi des génériques.

M. Yves Daudigny, président. - La décote n'est pas la même pour les biosimilaires ?

M. Maurice-Pierre Planel. - En effet. Nous sommes en cours de négociation avec les industriels.

Les baisses de 20 % et de 60 % portent sur les prix en ville. À l'hôpital, le générique et le princeps ont le même prix -celui du princeps décoté- pour pouvoir répondre aux appels d'offres. La concurrence se fait ensuite sur les rabais consentis aux établissements. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) y est très attentive.

En ville, la décote est différente pour le produit biologique de référence et son biosimilaire. Notre souhait est d'obtenir une baisse de 20 % pour le premier et de 40 % pour le second. Les pharmaciens doivent gérer le signal prix à la caisse, ce qui est très compliqué. Le produit sans brevet doit être moins cher. À l'hôpital, la décote serait commune, mais son montant n'est pas encore fixé.

M. Yves Daudigny, président. - On annonçait que les biosimilaires assureraient des milliards d'euros d'économies. Est-ce le cas ?

M. Maurice-Pierre Planel. - Des économies substantielles sont effectuées. En 2018, trois biosimilaires de produits qui réalisaient ensemble un milliard d'euros de chiffre d'affaires sont arrivés sur le marché, ce qui a entraîné des décotes de 20 % et 40 %.

Les biosimilaires sont aujourd'hui une réalité.

Mme Sonia de la Provôté. - Quand un médicament indispensable est régulièrement en pénurie ou en contingentement, réévaluez-vous son prix ? Ces manques sont de plus en plus fréquents.

M. Maurice-Pierre Planel. - Les critères de fixation des prix sont définis par la loi.

Je dois souligner que ce sont plutôt les industriels qui m'alertent sur les pénuries. Si d'aventure un produit cumule en même temps rupture de stock ou d'approvisionnement et demande de baisse de prix, l'industriel le souligne immédiatement.

M. Yves Daudigny, président. - Merci beaucoup. Nous vous écoutons toujours avec beaucoup de plaisir.

Audition de Mmes Catherine Bourrienne-Bautista, déléguée générale, Susana Chamorro, directrice des affaires scientifiques et pharmaceutiques, Marie-Claude Laubignat, responsable de la commission des affaires pharmaceutiques et M. Pierre Banzet, représentant des industriels (Synerlab) de l'association Générique Même Médicament (Gemme)

M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux par l'audition de représentants de l'association Générique Même Médicament, plus communément appelée le Gemme. Je tiens à les remercier d'avoir répondu à notre invitation.

Le développement des médicaments génériques participe non seulement d'une politique de maîtrise des prix, mais également d'un mouvement de diversification des fournisseurs de produits essentiels pour nos concitoyens. Or il est apparu, à la lumière de nos précédentes auditions, que notre système d'autorisation de commercialisation et de fixation des prix des médicaments atteint ses limites dans la garantie d'un nombre suffisant de médicaments équivalents pour une même spécialité : un certain nombre de médicaments anciens comme de génériques peuvent être amenés à disparaître du marché en raison d'une rentabilité jugée insuffisante, les fabricants privilégiant d'autres marchés européens plus attractifs.

Votre approche sur ces sujets nous sera particulièrement précieuse dans notre réflexion.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Vous avez déjà reçu un questionnaire auquel nous souhaiterions recevoir des réponses écrites avant la fin du mois de juillet - nos délais sont très contraints.

Quelles sont, selon vous, les causes majeures des phénomènes de tension d'approvisionnement ou de pénurie de médicaments ? C'est tout le coeur de cette mission.

J'accorde une très grande importance à ma deuxième question : plusieurs des intervenants que nous avons déjà entendus nous ont indiqué que les pénuries pouvaient résulter de phénomènes de marché, les laboratoires privilégiant la vente de leurs produits dans les pays leur en offrant le meilleur prix. Confirmez-vous ce constat ?

Selon vous, le phénomène des exportations parallèles joue-t-il un rôle dans les pénuries de médicaments constatées sur notre territoire ? Disposez-vous d'une estimation de leur importance ?

Enfin, de l'avis de plusieurs des personnes auditionnées, les premiers plans de gestion des pénuries (PGP) mis en place à la suite de la loi Santé de 2016 seraient très peu opérationnels, voire vides. Quelles sont les difficultés rencontrées par les laboratoires dans leur mise en place ?

Mme Catherine Bourrienne-Bautista, déléguée générale de l'association Générique Même Médicament (Gemme). - Merci d'avoir sollicité le Gemme. Nous n'aborderons pas le cas du vaccin qui n'est pas dans le périmètre du médicament générique.

Le sujet des pénuries de médicaments est particulièrement sensible et important pour les laboratoires, quelles que soient les spécialités qu'ils commercialisent.

Les laboratoires de médicaments génériques commercialisent des spécialités plus anciennes, qui font très souvent partie des standards de la pharmacopée et dont il n'est pas possible de se passer. Pour certains, ce sont des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur pour lesquels il n'existe pas d'alternatives récentes. Un approvisionnement continu et équilibré du marché national est une priorité pour les laboratoires.

Le Gemme et les laboratoires ont été largement impliqués avec les autres acteurs de la chaîne dans l'élaboration des derniers textes réglementaires, notamment celui qui définit les PGP. Le travail collectif sur les ruptures se poursuit actuellement avec les fabricants, les grossistes-répartiteurs, les pharmaciens, les hospitaliers et l'administration. Une mesure du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) porte spécifiquement sur la gestion des pénuries et des tensions d'approvisionnement pour les médicaments anciens que sont les antibiotiques et les anticancéreux. Ces travaux seront porteurs pour l'ensemble des produits.

La question des ruptures n'est pas spécifiquement française. Elle est européenne, voire mondiale. Le Gemme collabore avec Medicines for Europe dans le cadre des travaux de l'Agence européenne des médicaments (EMA). Partout en Europe, les inquiétudes sur les ruptures comme les moyens d'action sont communs, sauf le PGP, qui est une spécificité française.

Il existe différents types de ruptures : les ruptures de stock, qui concernent la disponibilité du médicament chez le fabricant, et les ruptures d'approvisionnement, au niveau de la chaîne de distribution. Nous nous concentrerons sur les premières.

M. Pierre Banzet, représentant des industriels (Synerlab) de l'association Générique Même Médicament (Gemme). - Il existe plusieurs causes aux ruptures de stock. Premièrement, la mondialisation de la fabrication des substances actives entraîne une raréfaction des fournisseurs de principes actifs. Deuxièmement, des contraintes économiques et environnementales ont mené à une forte délocalisation des industries hors d'Europe, ce qui complique la chaîne logistique. Troisièmement, il peut exister des difficultés de production dans cette industrie. Quatrièmement, la nouvelle demande en provenance des pays émergents, très forte, déstabilise le marché puisque les capacités de production ne sont plus adaptées. Cinquièmement, la contrainte économique associée à la pression constante sur les dépenses de santé peut amener les fabricants à prendre la décision stratégique de cesser la production d'un médicament ; ce n'est plus possible de la poursuivre, à perte, quand son prix baisse alors que les contraintes réglementaires augmentent. Enfin la multiplication des étapes de fabrication, liée à la mondialisation, fragilise le processus : il suffit qu'un petit ingrédient manque pour que toute la production soit arrêtée. Pour les spécialités plus anciennes, les contraintes économiques sont de plus en plus fortes. Le prix de revient peut devenir supérieur au prix de vente, le fabricant n'est alors plus en capacité de fabriquer le produit à un prix qui lui permette de le revendre sans connaître de perte.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Les modalités des appels d'offres des achats hospitaliers ne sont pas spécifiques au médicament, elles sont les mêmes pour l'ensemble des achats hospitaliers ; par conséquent, elles ne sont pas adaptées, notamment pour le délai entre la conclusion de l'appel d'offres et la date à laquelle le laboratoire doit fournir les médicaments. On manque de visibilité sur les quantités.

M. Pierre Banzet. - Les génériques ne sont pas un facteur de rupture, au contraire. Ils réduisent le risque puisque davantage d'acteurs peuvent combler les défaillances des uns et des autres, sauf si le fabricant de la substance active est le même pour tous.

Les produits injectables sont souvent les plus concernés par le risque de rupture car le processus de fabrication en lui-même est très complexe.

Mme Marie-Claude Laubignat, responsable de la commission des affaires pharmaceutiques de l'association Générique Même Médicament (Gemme). - On a mis en place des plans de gestion de pénuries qui rassemblent l'ensemble des mesures préventives et correctives qui permettent d'anticiper ou de minimiser les conséquences de l'éventuelle rupture de stock d'un médicament essentiel, d'intérêt thérapeutique majeur. Toutefois, ces plans ne règlent pas le problème quand la demande est supérieure à la capacité de production. Nous élaborons les PGP à partir de la liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur établie par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), publiée par décret. Nous constituons aussi des stocks de sécurité. Le contingentement, s'il n'est pas une solution satisfaisante, limite tout de même l'impact du manque pour les patients.

M. Yves Daudigny, président. - Qu'est-ce que le contingentement exactement ? Qui le décide ?

Mme Marie-Claude Laubignat. - La décision est toujours prise en lien avec l'ANSM. Celle-ci a créé un pôle de surveillance extrêmement efficace dans la conduite, le suivi et la coordination avec les industriels, notamment en ce qui concerne les stocks et l'identification. Nous, les industriels du générique, pouvons pallier la défaillance d'un concurrent ou du médicament princeps. Une solution peut aussi être l'importation, en lien avec l'ANSM, avec réétiquetage ou reconditionnement. Nous envoyons également des courriers d'accompagnement aux pharmaciens hospitaliers, auprès desquels il faut réagir très vite, parfois en livrant par taxi. Les PGP incluent aussi des sites alternatifs de fournisseurs de principes actifs ou de produits finis. Comme cela prend du temps, une des mesures futures serait d'accélérer le processus de validation des sites de principes actifs ou de produits finis, afin de disposer d'au moins deux sites alternatifs.

Mme Susana Chamorro, directrice des affaires scientifiques et pharmaceutiques de l'association Générique Même Médicament (Gemme). - La communication entre les différents opérateurs concernés doit être optimisée pour que toutes les informations sur la rupture -causes, laboratoires concernés, état et évolution des stocks d'urgence, durée potentielle- soient fournies le plus rapidement possible aux professionnels de santé. Elle doit être précoce, dès l'alerte.

Certaines mesures existent déjà aujourd'hui, notamment depuis la mise en place des PGP en janvier 2017. Il semble toutefois que les PGP ne couvrent pas toutes les problématiques de la crise. Une réflexion commune entre les industriels et l'ANSM sur la nécessité d'harmoniser cet outil a débuté. Une surveillance de la couverture de soins des médicaments à intérêt thérapeutique majeur va également être mise en place avec les autorités, afin d'établir une liste des produits à risque, le nombre d'acteurs concernés, l'historique des causes de rupture et les difficultés d'approvisionnement constatées. Ainsi, on pourra définir ensemble l'outil de suivi régulier des stocks sous la responsabilité des laboratoires concernés.

Pour ce qui est du champ réglementaire, il faudrait instaurer des procédures accélérées pour les produits en pénurie afin qu'ils soient plus vite mis à disposition des malades grâce à davantage de flexibilité. Les contraintes réglementaires se sont multipliées et les délais sont trop longs et trop variables entre les pays, sachant que la production peut être localisée dans un site unique qui fournit beaucoup de pays. Quand la procédure d'enregistrement est trop longue, on peut attendre plusieurs mois, voire plusieurs années.

Nous demandons des mesures incitatives pour que les industriels rapatrient la production des principes actifs et des produits finis en Europe. Les premiers sont plutôt fabriqués en Chine, en Inde ou dans le Sud-Est asiatique. Il serait nécessaire d'intégrer tous les surcoûts de la fabrication en Europe. On assurerait ainsi notre indépendance sanitaire.

Enfin, en ce qui concerne les mesures économiques, le Gemme plaide pour une révision des modalités actuelles des appels d'offres hospitaliers afin d'en améliorer la lisibilité et l'anticipation. Il faudrait allonger le délai entre l'obtention de l'appel d'offres et le début effectif de l'exécution du marché. Nous plaidons aussi pour un découpage régional et une multiplicité des fournisseurs de médicaments, qui apporteraient de la souplesse ainsi qu'une solution de repli.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Ces dernières années, nous avons assisté au regroupement des achats des hôpitaux. Or n'avoir qu'un seul attributaire du marché fragilise l'approvisionnement.

Mme Sonia de la Provôté. - C'est le principe des groupements hospitaliers de territoire (GHT).

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Aujourd'hui, il n'y a que quelques acheteurs très centralisés bien plus larges que les GHT. Des appels d'offres émis à l'échelle des GHT offriraient une plus grande flexibilité.

M. Yves Daudigny, président. - Nous avons auditionné les acheteurs de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et de l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM).

Mme Susana Chamorro. - Pour les produits hospitaliers, nous plaidons pour la fixation d'un prix soutenable qui prenne en compte les mesures de prévention mises en place en amont par les laboratoires, lors de la soumission du marché.

M. Yves Daudigny, président. - Lors de précédentes auditions, on nous a dit qu'il serait difficile de fixer un prix plancher en France dans un marché mondialisé. Pourquoi les industriels ne refusent-ils tout simplement pas de répondre à des appels à bas prix ?

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Nous souhaitons que des critères autres qu'économiques soient intégrés dans le prix du médicament, par exemple des mesures de stock ou de multiplicité de fournisseurs.

Mme Sonia de la Provôté. - Voulez-vous un cahier des charges unique national ?

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Nous souhaitons une valorisation des critères de sécurisation dans le prix, qui est souvent le critère prédominant de l'attribution d'un appel d'offres.

En ville, nous souhaitons une revalorisation des prix pour pouvoir poursuivre l'exploitation d'un produit quand le coût des principes actifs augmente tout comme celui des contraintes, telles que la sérialisation et les pictogrammes.

M. Yves Daudigny, président. - Les fabricants ont toujours la possibilité de demander une modification du prix, or il y a peu de demandes.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - L'article 16 de l'accord-cadre s'applique plutôt aux produits en situation de monopole, puisque la demande émane du laboratoire. C'est plus compliqué lorsqu'il y a plusieurs opérateurs, ce qui est le cas des génériques.

M. Yves Daudigny, président. - Cette demande relève davantage du domaine conventionnel, entre les laboratoires et le CEPS, que du domaine législatif.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Tout à fait. Il faudrait rendre l'article 16 plus opérationnel.

Mme Sonia de la Provôté. - Vous donnez l'impression que la pénurie n'existe pas dans les génériques. Ce n'est pas le cas.

Votre industrie est-elle capable d'accompagner l'Europe dans une démarche de réindustrialisation ? Les médicaments génériques existent parce qu'ils ont été portés par les politiques publiques. Ce serait un retour vertueux.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Nous y travaillons dans le cadre du CSIS avec les fabricants de principes actifs rassemblés au sein du syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos). La réflexion sur les antibiotiques et les anticancéreux, menée par le CSIS, bénéficiera à toute l'industrie.

Nous devons travailler sur l'ensemble du champ, y compris sur les contraintes de coûts et les contraintes environnementales.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Lorsqu'un fabricant sait qu'il va arrêter la production d'un principe actif, il pourrait l'annoncer afin qu'il soit possible de trouver un autre fabricant. Des mesures incitatives pourraient-elles être prises pour que l'entreprise s'installe en Europe, voire en France ?

Mme Marie-Claude Laubignat. - Le fabricant d'un principe actif qui a l'intention d'en arrêter la production a l'obligation de nous en avertir entre douze et dix-huit mois avant, afin que nous ayons le temps de qualifier une nouvelle source, de l'auditer puis de faire réaliser les trois lots de validation du produit fini. La réglementation européenne et française, extrêmement contraignante, rend nécessaire un délai de douze à vingt-quatre mois pour valider un médicament. C'est pourquoi, dans les PGP, nous plaidons auprès des usines pour qu'elles qualifient un deuxième fournisseur de principes actifs.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Des délais existent aussi quand un laboratoire souhaite arrêter la commercialisation d'une spécialité.

Mme Marie-Claude Laubignat. - Pour les médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur, nous discutons de l'arrêt de la commercialisation avec l'ANSM un an avant, afin de voir ce qui peut être fait, comme céder l'autorisation de mise sur le marché à un autre acteur pour faire travailler d'autres sites de production, ou rediscuter du prix pour que le fabricant ne produise plus à perte.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Revenons sur le caractère angoissant du générique, lorsqu'un médecin écrit « non substituable » sur l'ordonnance et que le pharmacien n'en tient pas compte. Je suis président bénévole d'une maison de retraite. Les personnes âgées sont angoissées lorsque leurs comprimés varient de couleur ou de forme. N'est-il pas possible d'écrire une charte imposant la même couleur et la même forme, voire le même conditionnement, à tous les médicaments identiques ?

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Nous avons bien analysé cet axe. Pour limiter ce changement que vous qualifiez d'angoissant, la convention pharmacien prévoit de stabiliser le patient sur le même produit - l'avantage des personnes âgées étant qu'elles sont peu nomades.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Vous demandez les efforts aux autres.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - La nécessité d'une même taille, forme et couleur que le médicament princeps a été introduite dans la loi, mais la mise en oeuvre est freinée par son caractère spécifiquement français, dans un marché mondial. Ce serait plus efficace si c'était plus largement étendu.

Mme Sonia de la Provôté. - Quelle est la part du générique dans le médicament et que représentent ses laboratoires, économiquement ? Plus on pèse lourd, plus on peut modifier la chaîne de fabrication et faire revenir la production en Europe.

Mme Catherine Bourrienne-Bautista. - Le médicament générique représente 36 % du volume du marché pharmaceutique remboursable en France, contre plus de 50 % pour la moyenne européenne. Nous vous préciserons ces données par écrit.

M. Yves Daudigny, président. - Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de représentants des syndicats des personnels de Sanofi

M. Yves Daudigny, président. - Notre mission d'information poursuit ses travaux par l'audition de représentants des formations syndicales de l'entreprise Sanofi. Je tiens à remercier nos intervenants d'avoir répondu à notre invitation.

Notre mission d'information s'attache à faire la lumière sur les causes de pénurie de médicaments et de vaccins et l'exemple de votre entreprise nous est particulièrement précieux dans la mesure où Sanofi est leader en France dans la production de vaccins, au travers de sa filiale Sanofi Pasteur. Or il apparaît sur le site de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) que plusieurs vaccins, dont certains commercialisés par Sanofi, ont connu des ruptures de stock depuis 2016. La relance de la politique vaccinale suppose que nos capacités d'approvisionnement puissent satisfaire les besoins de notre population, notamment dans un contexte où il appartient tant aux pouvoirs publics qu'aux laboratoires de reconquérir la confiance de nos concitoyens dans les vaccins. Il nous sera utile de savoir si vous pensez que, parmi les onze valences désormais obligatoires, celles qui sont commercialisées par votre entreprise pourront être approvisionnées sans difficulté.

Je vous propose donc que nous échangions pendant environ une demi-heure sur votre analyse des causes qui peuvent expliquer les ruptures de stock et les tensions d'approvisionnement affectant les vaccins.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Quelles sont, selon-vous, les principales causes des situations de pénurie ou de tension d'approvisionnement constatées au cours des dernières années pour votre entreprise ? Pour quelles raisons la production de vaccins est-elle particulièrement touchée ?

Plusieurs des intervenants que nous avons déjà entendus nous ont indiqué que les pénuries pouvaient résulter de phénomènes de marché, les laboratoires privilégiant la vente de leurs produits dans les pays leur en offrant le meilleur prix. Confirmez-vous ce constat ?

Quels sont les maillons de la chaîne de production pharmaceutique qui vous paraissent aujourd'hui les plus fragiles ? Pour quelle raison ?

Quelles sont les solutions que vous souhaiteriez voir mises en oeuvre pour prévenir et gérer au mieux les situations de pénurie ?

M. Yann Tran, délégué syndical (CFDT) Sanofi R&D (Recherche et Développement). - Pour l'ensemble des médicaments, au-delà des seuls vaccins, les situations de pénuries peuvent résulter de plusieurs facteurs. En premier lieu, les industriels cherchent à réduire au maximum les coûts de production : ils privilégient la production à flux tendus en raison du caractère coûteux de la constitution et de la gestion de stocks. Une deuxième raison réside dans la nécessité de se fournir en matières premières auprès d'acteurs éloignés de la France -ce constat n'étant pas valable seulement pour Sanofi, mais pour l'ensemble du secteur. De leur côté, les fournisseurs de matières premières ont tendance à se concentrer pour atteindre une taille critique, ce qui contribue à alimenter les difficultés de l'ensemble de la chaîne de fabrication en cas de problème survenant chez l'un de ces fournisseurs. Enfin, une troisième raison résulte des stratégies mises en oeuvre par les entreprises pharmaceutiques, qui choisissent de ne pas investir dans la création d'usines usines doublons qui permettraient de pallier la défaillance d'un site de production. L'usine Sanofi n'échappe pas à ce modèle industriel qui vaut pour l'ensemble du secteur.

M. Humberto De Sousa, délégué syndical (CFDT) Sanofi Pasteur. - Mes propos porteront davantage sur l'activité de production de vaccins. Il s'agit d'un marché en forte progression, avec une demande accrue. Les temps de fabrications des produits étant très longs, l'industrie des vaccins est cependant peu réactive. Une combinaison pédiatrique comportant cinq valences peut nécessiter jusqu'à 36 mois de fabrication, entre le moment où le lot est mis en production et sa commercialisation. Un grain de sable dans les rouages de la fabrication de l'une ou l'autre de ces valences peut entraîner des délais importants pour la mise à disposition du produit fini. Nous travaillons sur un matériau vivant et biologique, ce qui emporte des aléas de fabrication spécifiques par rapport à d'autres industries exploitant des matières inertes -je pense par exemple au secteur de la métallurgie, dans lequel j'ai précédemment travaillé. C'est un élément à garder en tête dès lors que l'on se penche sur le problème des ruptures de stock.

À cela s'ajoute que l'entreprise peut mettre en oeuvre une stratégie d'optimisation des coûts afin de concentrer ses efforts sur ceux de ses produits qui ont la plus forte valeur ajoutée. Il me semble cependant qu'un équilibre doit être trouvé entre cette recherche de valeur ajoutée et les impératifs de santé publique.

Mme Sonia de la Provôté. - Qu'entendez-vous par vaccins à plus forte valeur ajoutée ? Y a-t-il des critères objectifs en la matière ?

M. Humberto De Sousa, délégué syndical (CFDT) Sanofi Pasteur. -.Certains vaccins sont plus rentables que d'autres parce qu'ils permettent de dégager davantage de marge brute. Un vaccin comportant cinq valences nécessite plus de travail et de temps que d'autres produits ; son prix est déterminé en conséquence. Vous pourrez poser directement la question à la direction. Nous constatons en tous cas, je le répète, que certains aspects de santé publique ne sont pas suffisamment pris en compte dans la stratégie industrielle de l'entreprise.

M. Yann Tran, délégué syndical (CFDT) Sanofi R&D (Recherche et Développement). - Certains vaccins peuvent rapporter davantage en volume ou en prix, notamment par rapport à des produits plus anciens ou visant une population plus petite, que l'entreprise peut dès lors choisir de ne plus fabriquer. Certains marchés sont plus rentables que d'autres. Ces facteurs stratégiques, qui ne sont pas propres à l'entreprise Sanofi, entrent en jeu dans les décisions d'investissement des laboratoires.

M. Jean-Luc Chatelard, délégué syndical (CFTC) Sanofi Pasteur. -.Il faut garder à l'esprit la spécificité de la chaîne de fabrication et de mise à disposition du vaccin. Nous travaillons sur du vivant, qu'il s'agisse de bactéries ou de virus, ce qui implique des exigences et des contrôles de plus en plus importants et des compétences spécifiques. Le maintien d'un milieu stérile et aseptique sur l'ensemble de la chaîne complexifie les processus. Nous devons par ailleurs respecter la chaîne du froid du début de la fabrication à l'administration du produit au patient. Ce sont autant de facteurs qui différencient l'activité de production des vaccins de celle d'autres médicaments.

Comme l'a souligné mon collègue, les processus de fabrication sont extrêmement longs, et varient entre 18 et 36 mois en fonction des produits. Plus les vaccins sont complexes et combinés, plus ils requièrent de technicité et d'attention tout au long de la chaîne de fabrication et de contrôle. En moyenne, 70 % du temps de fabrication, jusqu'à la fabrication des lots, est consacré aux opérations de contrôles.

J'en viens plus précisément à la question des ruptures de marché. Il est important pour les industriels d'avoir une vision claire des besoins des différents États à moyen terme, dans la mesure où la longueur des temps de fabrication rendent difficiles les changements d'orientation des chaînes de fabrication en fonction de la demande. Une meilleure vision des besoins en amont permet de provisionner la demande au moyen d'un lissage de la supply chain afin de faire face aux besoins. Quoique Sanofi soit une entreprise française, sa chaîne de fabrication est organisée de manière internationale : nous devons donc avoir une vision des besoins français pour pouvoir y satisfaire -d'autant que les maladies ne s'arrêtent pas aux frontières.

Pour les vaccins sur lesquels il existe un produit concurrent, les choix d'allocation aux marchés sont faits en fonction notamment du prix de vente. C'est une évidence et une réalité.

Mme Michelle Anclin, déléguée syndical (CFTC) Sanofi Pasteur. - Le nombre de fabricants de vaccins disposant d'un portefeuille important de produits et capables de couvrir la demande mondiale est réduit. En outre, peu d'entreprises, à l'échelle mondiale, sont capables de franchir les fortes barrières à l'entrée de l'activité de production de vaccins. De ce fait, la croissance de la demande mondiale de vaccination emporte de fortes sollicitations sur les industriels du secteur, dont la capacité de production est limitée. Sanofi et Sanofi Pasteur privilégient encore dans une certaine mesure la France et l'Europe, mais il est difficile de ne pas répondre à la demande des autres pays : les préoccupations de santé publique n'existent pas qu'en Europe et dans les pays développés ! Dans cette perspective, les difficultés et les problèmes de production concernent tout le monde.

Lorsque nous avons pris des engagements contractuels sur des programmes publics de vaccination, nous les respectons ; nous sommes cependant ensuite obligés de faire des allocations. Il est vrai que, une fois que nous avons servi nos engagements contractuels, la société privilégie les marchés sur lesquels les prix sont les plus élevés. C'est une réalité économique que tout le monde peut constater.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Vous parlez beaucoup de facteurs économiques. Il nous a été reporté que, dans le cadre des marchés hospitaliers, la défaillance d'un laboratoire pouvait entraîner la reprise du marché par une autre entreprise, qui pratique alors des prix allant de 500 à 2000 % de celui initialement consenti. Il faut aussi savoir reconnaître que la santé publique est financée par de l'argent public.

Mme Michelle Anclin, déléguée syndical (CFTC) Sanofi Pasteur. - De telles situations ne concernent pas les vaccins.

Mme Nadine Grelet-Certenais. - Comment les garanties des engagements contractuels pris dans le cadre des programmes de vaccination sont-elles déterminées ? Qui s'engage sur les volumes et les coûts, notamment ?

Mme Michelle Anclin, déléguée syndical (CFTC) Sanofi Pasteur. - Les industriels prennent des engagements ; il n'y a cependant pas de garantie qu'ils puissent effectivement y répondre. Le problème est celui de l'adéquation entre la demande et l'outil de production. Nous sommes des industriels responsables ; mais même si nous faisons tout ce qu'il faut pour que les choses se passent bien, il y a toujours des aléas de production, pour l'ensemble des producteurs de vaccins.

Mme Sonia de la Provôté. - La contractualisation perd de son intérêt pour des produits aux processus de fabrication aussi longs et complexes ! Si je comprends bien, il faudra trois ans avant que l'on sache si l'industrie pourra répondre au nouveau calendrier vaccinal ? L'outil industriel n'est-il pas sous-dimensionné ?

M. Jean-Luc Chatelard, délégué syndical (CFTC) Sanofi Pasteur. - Entre le moment où la décision de construction d'un nouveau site industriel ou d'une augmentation de capacité sur une chaîne de production est prise et la libération du premier vaccin issu de cette chaîne, il peut s'écouler 5 à 10 ans. Aux impératifs industriels s'ajoutent les contraintes liées aux procédures d'agrément par les autorités. Comme dans toute industrie, un industriel pharmaceutique qui engage des millions d'euros sur de nouvelles unités de production a besoin d'avoir des engagements de volumes et de prix. Il est important qu'il y ait un dialogue resserré entre les industriels et les États, pour garantir une visibilité à tous.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Permettez-moi de relayer une interrogation d'un membre de notre mission d'information, qui ne peut malheureusement pas être présent aujourd'hui. Votre entreprise recourt semble-t-il à un nombre significatif de salariés en contrats courts pour répondre aux situations de surcroît d'activité. Ce type d'emploi permet-il selon vous de garantir la qualité de la production des médicaments et des vaccins ? Nous savons que les situations de pénurie peuvent découler du rejet de lots défectueux.

M. Patrick Rojo, délégué syndical (CGT) Sanofi Winthorp industrie (Swi). - Les ruptures peuvent être dues à une hausse de la demande, à une décision politique de la part de l'entreprise de restriction de ses capacités de production, ou à une stratégie de rupture visant à maintenir le niveau des prix. Le tableau est complexe. Nous défendons la satisfaction des besoins de santé publique, sur le territoire français en priorité -où la sécurité sociale est payeur-, et la place de la France dans la stratégie industrielle mondiale.

Prenons l'exemple du Lovenox®, qui est un anticoagulant injectable. Ce produit est vendu à un prix bas sur le marché français, mais élevé en Allemagne ou aux États-Unis. Alors que les deux usines qui en assurent la production sont situées en France, nous constatons une tension pour ce produit sur le marché français. Cela signifie que l'entreprise a fait le choix d'alimenter les marchés les plus rémunérateurs.

Il n'y a plus de politique de stock en raison des coûts associés à l'immobilisation. Ce choix est critiquable, dans un contexte de difficultés d'approvisionnement générales et de désinvestissement de la production.

Les tensions viennent des choix politiques effectués par l'entreprise. Notre outil industriel est vieillissant ; les plans sociaux successifs ont fait baisser le nombre de salariés et posent la question du maintien de la compétence ; la multiplication des contrats courts et de la sous-traitance celle de la qualité de la production. Je ne suis pas compétent dans le domaine des vaccins ; sur les autres médicaments, je constate que l'industrie pharmaceutique prend des risques. Nous avons de plus en plus de lots à retraiter, et nous observons un retour des réclamations des pharmaciens, des hôpitaux et des patients. Les procédures ont été réduites sur certains produits. Si l'on appliquait le même modèle de gestion à l'aviation civile, nous assisterions à des catastrophes aériennes à répétition ! Et, alors que l'industrie aéronautique se sert des catastrophes pour enrichir sa check-list, on observe dans la période récente une évolution contraire pour la production de médicaments.

La réunion est close à 12 h 30.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Yves Daudigny, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de représentants de Sanofi

M. Yves Daudigny, président. - Cette audition sera l'occasion de mieux comprendre la stratégie de Sanofi pour assurer une production de vaccins et de médicaments capable de répondre aux besoins de notre population.

Plusieurs ruptures ou tensions d'approvisionnement listées sur le site de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) concernent des vaccins, dont certains commercialisés par Sanofi. Or les pouvoirs publics et les laboratoires doivent regagner la confiance de nos concitoyens dans les vaccins. À votre connaissance, les onze valences obligatoires ont-elles été épargnées ? Que mettez-vous en oeuvre pour relocaliser certaines unités de production en France et en Europe et mieux sécuriser l'approvisionnement en vaccins ?

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - En introduction, permettez-moi de vous poser quelques brèves questions, parallèlement au questionnaire que vous avez reçu. Quelles sont les principales causes des situations de pénurie ou de tension d'approvisionnement constatées au cours des dernières années pour votre entreprise ? Pour quelles raisons la production de vaccins est-elle particulièrement touchée ? Plusieurs intervenants nous ont indiqué que les pénuries pouvaient résulter de phénomènes de marché, des laboratoires privilégiant la vente de leurs produits dans les pays leur offrant le meilleur prix. Confirmez-vous ce constat ? Quels sont les maillons de la chaîne de production pharmaceutique qui vous paraissent les plus fragiles et pour quelles raisons ? Les nouvelles obligations découlant de la sérialisation ont-elles un effet sur les chaînes de production de votre entreprise ? Enfin, si le site de Mourenx restait fermé plusieurs mois, n'y aurait-il pas un risque de rupture concernant la Dépakine® ?

M. Neil Bernard, directeur aux relations gouvernementales France. - Assurer l'approvisionnement est un sujet majeur pour toute la chaîne du médicament, mais également extrêmement complexe. Une multiplicité d'acteurs intervient, avec une dimension mondiale. Les causes de ruptures sont en outre multifactorielles.

Sanofi compte plus de 100 000 collaborateurs dans 36 pays, 81 sites de production. La France est une plateforme d'excellence tant pour nos activités de recherche et de développement que pour nos activités de production, avec 25  400 collaborateurs, 35 sites implantés dans 10 des 13 régions métropolitaines, dont 18 sites de production, une centaine de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur incluant nos 15 vaccins. Nous investissons chaque année près de  250 millions d'euros dans nos capacités de production afin de rester compétitifs et de garantir l'approvisionnement tout au long de l'année.

Mme Nathalie Le Meur, pharmacien responsable de Sanofi-Aventis France. - Le sujet est complexe en ce qu'il est à la fois multiacteurs et multicauses.

Les industriels du médicament doivent se conformer aux réglementations européenne et française. Nos sites de fabrication et d'exploitation sont soumis à des autorisations d'ouvertures, à des procédures de certification de fabrication et de distribution, à la qualification des fournisseurs, à la vente à des clients habilités et à des inspections. Depuis 2012 s'ajoute l'obligation de fournir en continu le marché pharmaceutique. Les fabricants de substances actives font l'objet d'obligations différentes. Le milieu de la répartition s'est beaucoup diversifié et fragmenté ces dernières années : les grossistes, les dépositaires, les groupements, les centrales d'achats. Les acteurs de la répartition doivent ainsi doivent avoir quinze jours de stocks et couvrir 90 % des références de médicaments sur le territoire national. Les habitudes de prise en charge thérapeutique des professionnels de santé peuvent également varier d'un pays à l'autre. Les autorités sont très présentes. Les avis de l'Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et de la Haute Autorité de santé (HAS) peuvent diverger sur le caractère essentiel ou important de telle ou telle spécialité pharmaceutique. Viennent enfin les dispensateurs que sont les pharmacies hospitalières ou les officines. En tant qu'industriels du médicament, nous jouons un rôle, mais c'est toute la chaîne pharmaceutique qu'il faut considérer dans son ensemble.

Les causes de ruptures sont elles-mêmes multifactorielles. Une enquête du syndicat Les entreprises du médicament (Leem) de 2013 en relève trois : l'augmentation des besoins et les capacités associées, les techniques de production et les substances actives.

Les besoins mondiaux croissent de 6 % par an et les capacités de production peinent à s'ajuster. La chimie des substances actives s'est largement délocalisée voilà une quinzaine d'années vers l'Inde ou la Chine pour des raisons de coût et d'environnement. Elle se raréfie et nous souffrons parfois d'un manque cruel de certaines molécules. Nous pourrions l'illustrer avec l'affaire des héparines contaminées qui remonte à plus de dix ans : la falsification des produits avait entraîné un certain nombre d'inspections dans les pays incriminés et d'arrêt de la production chez plusieurs fournisseurs de substances actives. On assiste désormais à un phénomène inverse, avec le développement de normes environnementales dans les pays asiatiques qui se conjugue à la raréfaction des fournisseurs de substances actives. À cela s'ajoute la fragmentation des chaînes de production et de distribution, avec des augmentations de temps de cycle qui obligent à prévoir des stocks à chaque étape, ce qui complexifie l'enchaînement. L'accès aux soins se développe et la prévisibilité des marchés est difficile à anticiper ; or il faut garantir une équité de traitement pour tous les patients. Je prends pour exemple l'expression d'un vrai besoin sur la classe des antituberculeux dans le contexte des mouvements migratoires que nous observons aujourd'hui. Des problèmes sur un produit peuvent provoquer un effet domino sur l'ensemble d'une classe concernée. C'est ce qui s'est produit avec les antibiotiques, à la suite de la fermeture d'usines chinoises. Les aléas sont beaucoup plus importants que par le passé.

Dans le cadre de l'affaire du Lévothyrox®, Sanofi a été sollicité pour pallier cette difficulté temporaire qui nous a amenés avec une mobilisation maximale et rapide à importer de la L-thyroxine allemande avant de l'enregistrer en France.

L'industrie pharmaceutique est en outre une industrie de pointe très réglementée pour la sécurité du patient. Les lots rejetés lors des contrôles sont jetés, ce qui peut avoir des conséquences. Tout changement dans la chaîne de production fait l'objet d'une approbation par les autorités de santé, suivant de longs processus différents d'un pays à l'autre. Il faut deux à trois ans pour changer un site de production. La fabrication de produits stériles faisant intervenir des actifs délicats à manipuler demande des ateliers dédiés et des usines très spécialisées. Les temps de cycles sont parfois très longs : un an pour le Lovenox®, deux ans pour un corticoïde injectable, parfois plus pour les vaccins. L'industrie du médicament favorise un dialogue étroit avec les autorités de santé pour conserver une certaine souplesse d'adaptation aux contraintes réglementaires en fonction de situations critiques.

Pour finir, le contexte économique peut aussi alimenter des situations de rupture, avec des prix des médicaments qui sont en France, en règle générale, inférieurs à ceux pratiqués dans d'autres pays européens.

M. Yves Daudigny, président. - Les prix pratiqués en France sont-ils bas par rapport aux autres pays, au-delà des cinq pays européens habituellement cités ?

Mme Nathalie Le Meur. - En règle générale, nous nous situons plutôt dans une fourchette basse.

M. Neil Bernard. - Les comparaisons dépendent de la classe thérapeutique, du niveau de maturité des produits et de leurs conditions d'évaluation. Le corridor de prix européens s'applique essentiellement aux médicaments dont l'ASMR, l'amélioration du service médical rendu, attribuée par la Commission de la transparence est de niveau élevé, soit des ASMR I à III. Les produits matures sont antérieurs à ces évaluations et leur fourchette de prix ne s'y réfère pas. Il est donc difficile de vous répondre de manière générale : le prix varie en fonction des situations d'antériorité sur le marché, des niveaux d'évaluation, de la disponibilité au sein des différents pays.

Mme Nathalie Le Meur. - Pour certaines classes thérapeutiques, en particulier des molécules anciennes de référence en termes de valeur médicale, les prix sont relativement bas. La question de la soutenabilité plus que de la rentabilité se pose pour maintenir un équipement industriel aux normes. Pour les antibiotiques, par exemple, nous sommes dans une logique de préservation de petits volumes correspondants à des traitements particuliers. Dans ce contexte, le modèle économique est peut-être à revoir. À l'hôpital, il faudrait passer d'une logique purement économique à une logique de santé publique dans les appels d'offres pour les médicaments essentiels, avoir plusieurs fournisseurs, des engagements de volumes contractuels, pour adapter en conséquence la logistique hospitalière et l'améliorer. Enfin, il faut tenir compte des aléas de la distribution pharmaceutique sur l'ensemble du territoire.

M. Philippe Juvin, pharmacien responsable de Sanofi-Pasteur SA. - La fabrication des vaccins à partir de micro-organismes vivants possède des spécificités. Les industriels fabricants doivent relever le défi de la durée de fabrication et de la variabilité liée au vivant, mais aussi celui de l'environnement réglementaire et du marché mondial, d'où leur besoin d'anticiper fortement les décisions.

Sanofi-Pasteur compte 12 établissements industriels dans le monde. Le plus gros établissement pharmaceutique de recherche et développement et de production de vaccin au monde est situé en région Rhône-Alpes ; un autre est implanté en Normandie. Plus de 6  000 personnes travaillent sur ces deux sites, qui font l'objet d'investissements considérables. La fabrication du vaccin, notre coeur de métier, est extrêmement longue, allant de 6 mois pour un vaccin contre la grippe à trois ans pour certaines combinaisons pédiatriques.

Il faut compter jusqu'à trois ans entre le lancement de la fabrication et la disponibilité des doses. L'anticipation est donc indispensable dans nos métiers. Une centaine de matières premières entrent dans la fabrication, notamment comme réactifs, et nous avons recours à plus de cent méthodes de contrôle pour garantir la qualité. Pour mettre à disposition un vaccin hexavalent, il faut qu'il ait passé quelque 1 200 tests. Les pharmaciens de nos usines attestent de la qualité, ou refusent la mise sur le marché. Avec les produits dérivés du sang, les vaccins sont les seuls produits faisant l'objet, en plus, d'un contrôle systématique et d'une libération par l'ANSM. Or, le contrôle de qualité consomme déjà 60 % du temps. De plus, les péremptions sont relativement courtes et il faut garder les produits au froid, ce qui rend plus difficile la constitution de stocks importants.

Ajoutons que la demande mondiale est aussi fluctuante que difficile à prédire. Outre les épidémies, il arrive que les autorités d'un pays disposent soudainement de moyens pour lancer des campagnes de vaccination. Ainsi, à la suite d'épidémies en 2014, la demande mondiale de vaccins pédiatriques a augmenté, en 2015, de 50 % car dix-sept États ont lancé des campagnes de vaccination et ont provoqué de ce fait une rupture. Pour compenser, nous avons accru la cadence, passant aux trois huit, parfois sept jours sur sept - mais, comme nous ne sommes que deux fabricants -compte tenu des prix et de l'écosystème mondial- à assurer la fabrication des vaccins pédiatriques qui contiennent l'antigène de la coqueluche, et que l'autre a rencontré des difficultés, il a fallu plusieurs mois. Ces tensions ont été douloureuses pour tout le monde - même pour nous, qui sommes aussi parents... - mais nous avons évité toute situation critique.

En matière de vaccins, les normes ne sont pas uniformisées dans le monde, non plus que les pharmacopées, qui précisent les spécifications auxquelles doivent répondre les vaccins et les tests applicables. C'est un véritable casse-tête ! Quant à l'AMM, à chaque fois que l'industriel améliore ses installations ou ses méthodes, il doit déposer une demande de variation. Selon les pays, le contenu de cette demande, et le délai de traitement, varient énormément. La reconnaissance mutuelle entre 27 pays européens est une bonne chose, mais nous servons  150 pays... Avec des réglementations en complexification constante, cela devient mission impossible. Quoi qu'il en soit, nous investissons constamment dans les compétences et l'amélioration des processus : un milliard d'euros depuis dix ans, et nous maintiendrons le même rythme -147 millions d'euros très récemment sur notre établissement de Val-de-Reuil afin de doper nos capacités de production de vaccin contre la grippe-, tout en continuant à coopérer avec les autorités de santé.

M. Yves Daudigny, président. - Parmi les médicaments que vous fabriquez, certains ont-ils été en rupture ? En tension ? En pénurie ? Si oui, pour quelle raison principale ? Le contingentement est une décision prise par les autorités de santé et les industriels. L'instauration de quotas, elle, est le fait des seuls industriels. Pouvez-vous nous éclairer sur cette pratique ?

M. Philippe Juvin. - Il n'y a aucune inquiétude sur les vaccins obligatoires. Pour le reste, je n'ai pas de statistiques précises, mais les causes ne peuvent être que celles que j'ai décrites. Par exemple, pour le vaccin contre la rage, la demande augmente continument, et plus rapidement que notre capacité à accroître l'offre, d'où des tensions régulières. Il peut aussi y avoir des effets domino : si l'autre fabricant rencontre une difficulté, celle-ci se répercute sur nous. Ainsi, pour l'hépatite A, Sanofi-Pasteur n'est qu'un petit fournisseur en volume, mais nous sommes régulièrement en tension car le fournisseur principal a des difficultés. En 2017, en tous cas, la fourniture de vaccins s'est mieux passée qu'en 2015.

Mme Nathalie Le Meur. - Les signalements faits à l'ANSM n'amènent pas tous à des ruptures, grâce à l'anticipation. Pour le Lovenox®, la cause est la raréfaction de la matière première, liée à une hausse des besoins dans les marchés émergents. Nous avons pu faire enregistrer un site alternatif de production, ce qui a évité la rupture. Pour la fludarabine, nous avons évité la rupture à l'hôpital alors que nous n'en sommes qu'un petit producteur.

Le contingentement ou l'application de quotas permettent le pilotage des stocks pour garantir l'équité de traitement.

M. Yves Daudigny, président. - En concertation avec l'ANSM ?

Mme Nathalie Le Meur. - Oui. Les pharmaciens responsables que nous sommes sont systématiquement associés.

M. Philippe Juvin. - Le contingentement est établi en parfait accord avec l'autorité de santé. Il s'agit de réserver les doses aux populations à risque, et les allocations par pays sont faites uniquement selon des critères de santé publique : le pays dispose-t-il d'un vaccin alternatif ? Est-ce un programme de primo-vaccination ? Public ? Le produit est-il déjà lancé ? Telles sont les règles éthiques qui prévalent, à l'exclusion de toute considération sur les prix. Les contingentements sont des composantes majeures des PGP, qui prévoient de prévenir, pallier et communiquer.

M. Alain Dutilleul, directeur des affaires publiques pour la France. - La concertation avec les autorités de santé se fait à plusieurs niveaux. À l'échelle nationale, l'anticipation est primordiale, notamment pour un nouveau produit. Quand une nouvelle vaccination entre dans le calendrier vaccinal, il est indispensable que nous ayons pu anticiper cette modification pour nous adapter. Au niveau européen, l'action commune à venir est une belle opportunité pour accroître la soutenabilité des vaccins. La Joint Action on Vaccination est une belle opportunité à saisir, car elle vise notamment à travailler ensemble sur la soutenabilité de la production vaccinale pour prévenir les maladies infectieuses.

Nous travaillons sur la question de la double libération des lots : est-elle indispensable ? Nous réfléchissons aussi à une harmonisation des calendriers vaccinaux européens, et des délais réglementaires. De plus, pour fluidifier le marché européen, il faut homogénéiser les conditionnements et les notices. Enfin, il faut mieux gérer les exportations parallèles et garantir un cadre propice aux investissements.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Si le site de Mourenx fermait pendant plusieurs mois, y aurait-il un risque de pénurie sur la Dépakine® ? En juin 2017, la Cour des comptes appelait au développement des stocks déportés mutualisés entre centrales d'achat hospitalières. Cette mesure vous paraît-elle pertinente et applicable ?

Mme Nathalie Le Meur. - À Mourenx, nous avons des stocks suffisants, et nous préparons la continuité d'approvisionnement avec les autorités de santé.

M. Philippe Juvin. - Sur les stocks déportés, je suis partagé, car il nous serait difficile d'accepter d'être responsables de produits qui ne seraient plus sous notre contrôle direct. Pour le vaccin, la chaîne du froid impose des conditions de stockage spéciales.

Mme Nathalie Le Meur. - Nous y travaillons déjà, pour les anticancéreux et les antibiotiques, mais des stocks déportés ne semblent pas une solution à court terme. Mieux vaudrait que l'État incite à rapatrier des usines et à établir une cartographie précise des sources alternatives. Déjà, à l'occasion du CSIS de 2013, étaient évoqués des engagements de l'État pour créer des conditions économiques de rapatriement éventuel d'usines. Pour les fabricants de substances actives qui rentrent dans la fabrication de produits essentiels qu'il faudrait prioriser, ils pourraient s'acquitter d'une déclaration obligatoire afin de nourrir une cartographie mondiale qui permettra d'actionner plus efficacement des sources alternatives en cas de difficulté. Quant à l'industrie elle-même, elle doit conduire un travail pédagogique poussant ses acteurs à mieux anticiper les ruptures et, le cas échéant, travailler avec les sociétés savantes sur des protocoles alternatifs.

M. Yves Daudigny, président. - Vous avez parlé d'un cadre propice aux investissements. Pensez-vous aux mesures générales comme le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ou le crédit d'impôt recherche (CIR), ou à la fiscalité spécifique du médicament, voire à des mesures encore plus ciblées ?

Mme Nathalie Le Meur. - L'un n'exclut pas l'autre...

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Audition de représentants de la pharmacie centrale des armées

M. Yves Daudigny, président. - Nous entendons à présent M. François Caire-Maurisier, pharmacien en chef et Mme Annick Bourrel, chef d'établissement du laboratoire, au sein de la pharmacie centrale des armées, qui est une structure unique en Europe : vous êtes la seule pharmacie publique qui ait la capacité de produire et de concevoir des médicaments destinés à couvrir les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques. Vous vous rapprochez, en cela, du Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda), le laboratoire public américain qui approvisionne les militaires en médicaments et produits de santé. Nos précédentes auditions nous ont fait prendre conscience de l'importance des réserves stratégiques et de la nécessité de relocaliser en France et en Europe une partie de notre approvisionnement en matières premières et de nos capacités de production pour des médicaments critiques. En particulier, nous nous interrogeons sur la possibilité, pour faire face à des arrêts de commercialisation de produits essentiels, d'en transférer la production à une autre entreprise ou à une structure publique. Votre analyse sur ce point nous sera donc particulièrement précieuse.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre organisme, ses missions et son mode d'organisation ? La pharmacie centrale des armées fait-elle face également à des difficultés d'approvisionnement en produits finis ou en matières premières et principes actifs ? Quelles en sont les raisons ? Quelles solutions déployez-vous dans ce type de situation ? Vous paraîtrait-il pertinent de mettre en place un laboratoire public destiné à la production de molécules particulièrement importantes pour la prise en charge des patients ? Si oui, votre structure serait-elle capable d'assurer une telle mission ? D'une manière générale, quelles solutions préconiseriez-vous de mettre en oeuvre face aux phénomènes de pénuries de médicaments constatés sur le territoire français ?

M. François Caire-Maurisier, pharmacien en chef de la pharmacie centrale des armées. - La pharmacie centrale des armées est un établissement pharmaceutique fabriquant à vocation industrielle, dont l'ancêtre est le magasin général des médicaments de 1794 et qui, dans sa forme actuelle, d'importateur et d'exploitant d'autorisations de mise sur le marché (AMM), date de 1994, avec la loi sur l'amélioration de la veille sanitaire. L'établissement pharmaceutique fabriquant alors créé a révélé un certain nombre d'insuffisances, ce qui a conduit à reconstruire un établissement selon les derniers standards de la profession vers l'an 2000. Ainsi disposons-nous, depuis 2003, après une phase de qualification et de validation, d'un outil industriel pour produire à la fois des médicaments stériles et des médicaments non stériles au même endroit.

La vocation de la pharmacie centrale des armées est le développement et la production de médicaments spécifiques aux besoins des armées. Nous développons de nouveaux produits, assis sur des nouvelles molécules, ou nous revisitons des molécules dont l'usage médical est anciennement établi, mais dont la présentation n'est pas adaptée aux besoins opérationnels. Implantée sur le camp militaire de Chanteau, la pharmacie centrale des armées occupe plus de 8 000 mètres carrés, dispose de douze lignes de fabrication et est armée par 118 personnels, pour l'essentiel des civils du ministère des armées. Neuf pharmaciens y assurent l'encadrement des opérations pharmaceutiques. Le pharmacien en chef Bourrel, qui m'accompagne, dirige le département de contrôle qualité ; je suis le pharmacien responsable au sens du code de la santé publique et le chef de l'organisme au sens militaire.

Nous produisons des contremesures médicales des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, mais aussi des médicaments qui répondent à des besoins opérationnels particuliers : amélioration de la vigilance, prise en charge de blessures de guerre graves qui présentent des tableaux hémorragiques importants et des douleurs fortes. Nos recherches portent sur l'amélioration de la prise en charge de la douleur du blessé hémorragique sur zone de combat.

Pourrions-nous absorber la production d'autres médicaments ? Depuis 2015, nous avons une stratégie d'ouverture, prescrite par le programme de transformation du service de santé des armées 2020, vers la coopération interministérielle et internationale. Résultat : nos volumes de production ont considérablement augmenté et, depuis le mois de mai, nous devons fonctionner dans un régime de deux fois huit heures. Nous ne disposons donc pas de capacités suffisantes pour absorber de nouvelles productions, non plus que de l'environnement de confinement et des équipements de production nécessaires à la fabrication d'antibiotiques, de vaccins ou de produits à visée oncologique.

Nous produisons un unique médicament antibiotique, une spécialité à base de doxycycline monohydrate dosée à 100 mg qui appartient à la classe des tétracyclines et dont l'objet est d'assurer la chimio-prophylaxie antipaludique des forces armées déployées dans les zones endémiques du paludisme ainsi que la contremesure médicale de référence contre la maladie du charbon. Pour autant, nous n'aurions pas la capacité de produire des pénicillines dans la configuration actuelle de l'établissement.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Vous parlez de capacité physique. Intellectuellement, en seriez-vous capables ?

M. François Caire-Maurisier. - Je parlais de l'environnement technique : confinement, configuration des locaux et des équipements...

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Mais vous avez les moyens intellectuels.

M. François Caire-Maurisier. - Il faudrait des investissements considérables, même si nous avons déjà des opérateurs aptes à évoluer dans un environnement ultra-propre en répartition aseptique, qui implique des procédés de filtration stérilisante et qui correspond à la configuration la plus contraignante sur le médicament chimique. Cela dit, tous nos locaux sont occupés par des lignes de production et ne sont pas adaptés pour la production de médicaments cytotoxiques, sensibilisants ou de produits de nature biotechnologique ou hormono-cytotoxique. Notre vocation première est de servir les forces armées... Un investissement visant à l'élargir prendrait plusieurs années. Ainsi, l'idée de reconstruire la pharmacie centrale des armées a émergé en 1995, et l'unité opérationnelle n'a été mise en service qu'en 2003.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Nous comprenons votre réserve. Pensez-vous qu'on puisse encourager nos entreprises à relocaliser leur production en France ou en Europe ? Ce serait une parade contre le monopole des pays d'Asie.

M. François Caire-Maurisier. - Oui, ce serait absolument fondamental pour la souveraineté nationale. Déjà, je me bats depuis cinq ans pour relocaliser la production de nos substances actives sur le territoire national ou, au moins, européen. Malgré un double sourcing pour chacune, il est arrivé que la fourniture, notamment pour la doxycycline, s'arrête à la suite d'un durcissement des normes sanitaires en Chine et du retrait de l'agrément de la Food and Drug Administration (FDA) consécutivement à une inspection en Inde. S'en est suivie une véritable bataille pour les stocks encore disponibles, et nous avons dû nous rabattre sur l'unique fabricant restant. Cela éclaire vivement la nécessité de rapatrier un certain nombre de sources de substances actives, pour être sûr qu'elles répondent aux standards et aux exigences de bonnes pratiques désormais obligatoires. Même, un partenaire européen nous a mis en difficulté pour le développement d'un produit en fermant une source pour se rapprocher d'un autre acteur, si bien que la France est aujourd'hui, dans un des domaines de contremesures contre le risque nucléaire et radiologique, dépendante d'un laboratoire étranger. Nous ne devons pas rester dépendants de laboratoires étrangers car, en cas de tensions, nous serons servis en derniers. Or, actuellement, plus de 80 % des substances actives sont produites en Inde et en Chine et, chaque jour, le site d'alertes de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) signale une nouvelle rupture. Il serait bon que l'État acquière un site de production chimique fine - l'équivalent de la pharmacie centrale des armées mais pour la production de substances actives.

M. Yves Daudigny, président. - Il y a diverses substances actives : sont-elles produites sur différents sites ?

M. François Caire-Maurisier. - Les capacités industrielles doivent être pensées en fonction des volumes de production attendus et du nombre d'étapes envisagé. Si l'industrie chimique avait déjà la possibilité de réaliser les étapes finales de synthèses complexes, avec des précurseurs plus ou moins avancés, on sécuriserait le processus. Et tous les industriels sont à même de produire sur un même site différents produits, à condition que les procédures de nettoyage soient parfaitement rigoureuses.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - La production est-elle réservée aux militaires, ou pourrait-elle être mise sur le marché, à destination des hôpitaux et des pharmacies civils ? Combien de médicaments disposent d'une AMM attestant l'égalité technique de vos produits ?

M. François Caire-Maurisier. - La pharmacie centrale des armées détient six AMM, principalement pour des contremesures médicamenteuses touchant les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC). Les produits ne sont pas réservés à l'usage militaire, l'un de nos plus gros clients est le ministère de la santé, via la direction générale de la santé et son agence Santé publique France, qui constitue des stocks stratégiques pour faire face aux crises sanitaires. Des substances telles que l'iodure de potassium 65 milligrammes, le calcium DTPA 250 milligrammes par millilitre en solution injectable ou encore la pyridostigmine sont mis à la disposition d'organismes appartenant à la sphère du ministère de la santé. Par ailleurs, l'iodure de potassium est également fourni aux exploitants d'installations nucléaires : EDF nous achète ainsi des comprimés ; mais tout le réseau pharmaceutique y a accès également. L'ordonnance n° 2018-20 du 2 janvier 2018 qui traite de l'organisation du service de santé des armées consacre un chapitre à la mise à disposition de nos médicaments et confirme ce principe.

La pharmacie centrale des armées bénéficie d'une exonération d'AMM pour les médicaments qui correspondent à des besoins spécifiques des armées, en l'absence de spécialités équivalentes sur le marché. Mais l'ordonnance va plus loin : nos médicaments hors AMM peuvent être mis à disposition des organismes publics ou privés, dans des circonstances particulières, notamment face à des risques NRBC. C'est ainsi que nous fournissons des services hospitaliers, des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS), en médicaments pour les blessés de guerre, blessés hémorragiques, y compris sur le territoire. On songe au Bataclan...

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Votre gestion des stocks repose sur l'anticipation. Je suppose que les médicaments ne sont pas, après un certain temps, jetés, mais mis sur le marché ?

M. François Caire-Maurisier. - Fort heureusement, ils ne sont pas utilisés : notre principal consommateur pour les risques NRBC est... la péremption ! Les services de Mme Bourrel étudient la stabilité des produits - le cycle de vie est compris entre deux et sept ans généralement. Il importe de continuer à produire, d'entretenir les relations avec nos partenaires industriels. La chaîne du ravitaillement sanitaire constitue et gère des stocks stratégiques ; les produits sont injectés dans le service courant, pour les opérations extérieures (OPEX) ou dans les hôpitaux d'instruction des armées ou centres médicaux des armées.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Subissez-vous des inspections régulières ?

M. François Caire-Maurisier. - Bien sûr, tous les deux à trois ans. Nous en avons eu en 2010, 2011, 2012, 2014, 2016, nous en aurons donc une prochainement, sans doute, comme tout établissement pharmaceutique. Les inspecteurs sont habilités confiance et défense.

M. Yves Daudigny, président. - Nous vous remercions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de représentants de LOGSanté

M. Yves Daudigny, président. - M. Frédéric de Girard, vice-président, et du docteur Olivier Mariotte, chargé de communication publique, représentent la fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques, plus connue sous le nom de LOGSanté.

Ce sera pour nous l'occasion de mieux cerner le rôle des dépositaires pharmaceutiques dans le circuit de distribution du médicament en France. Car les grossistes-répartiteurs sont plus connus. On parle rarement de vous ! Quels sont vos outils pour piloter les flux de distribution des stocks confiés par les entreprises pharmaceutiques vers les points de répartition ? Face à une tension d'approvisionnement, quels mécanismes pouvez-vous mettre en oeuvre pour prévenir ou retarder les ruptures effectives de stock ? Ce sont quelques-unes de nos interrogations.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre profession, ses missions et son mode d'organisation ? De quelles marges de manoeuvre disposez-vous pour adapter l'approvisionnement de vos clients en situation de tension ?

Votre positionnement dans la chaîne de distribution pharmaceutique vous place à la fois au contact des laboratoires et des grossistes-répartiteurs. Quel est selon vous l'impact des pratiques commerciales de ces acteurs sur les pénuries constatées en France ? Les laboratoires choisissent-ils de vendre leurs produits aux pays qui leur en offrent le meilleur prix, au détriment du marché français ? Les exportations parallèles ont-elles un effet notable sur l'approvisionnement du marché français ? Et quelles solutions préconiseriez-vous face aux phénomènes de pénuries de médicaments ?

M. Frédéric de Girard, vice-président de LOGSanté, pharmacien responsable de CEVA Logistics. - Notre profession est sans doute méconnue, mais elle joue un rôle intéressant dans la supply chain des médicaments, et elle a pris toute sa force depuis vingt ans, lorsque les laboratoires ont décidé d'externaliser plusieurs de leurs services, dont la production mais aussi la distribution. Nous exerçons auprès d'eux, qui sont des donneurs d'ordre, un métier de sous-traitant. Nous intervenons, en vertu d'un contrat, pour ordre et pour le compte de laboratoires et sommes rémunérés pour des prestations. Nous n'achetons pas les produits et n'avons pas de stocks. Un laboratoire nous confie contractuellement la distribution de tels médicaments sur la France, en Europe ou dans le monde. Mon groupe par exemple couvre l'Europe.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Manipulez-vous les produits ? Vous n'effectuez pas le boîtage ?

M. Frédéric de Girard. - Si ! Nous sommes sous-traitants pour la logistique de A à Z. Nous recevons les produits de l'usine, les contrôlons, les stockons et les distribuons. Alors que le grossiste achète et revend les produits, nous vendons un service. Nos établissements sont des établissements pharmaceutiques au sens du code de la santé publique, avec toutes les contraintes de distribution qui s'y attachent, dont les bonnes pratiques de distribution européennes ; ils sont animés par des pharmaciens responsables (ce que je suis). Nous sommes fabricants au sens du code, limité au conditionnement secondaire, et respectons à ce titre les bonnes pratiques de fabrication. Nous allons pouvoir modifier, préparer, « upgrader » une unité vente pour le marché français ou un autre pays.

Docteur Olivier Mariotte, chargé de communication publique, LOGSanté. - Le conditionnement primaire, c'est le blister ; le secondaire, c'est la boîte. Une des caractéristiques de notre métier, c'est que nous gérons 67 % des flux de produits de santé, beaucoup plus que les grossistes-répartiteurs, et 95% des flux de médicaments destinés aux hôpitaux. La constitution des groupements hospitaliers territoriaux pose d'ailleurs question : y aura-t-il 135 centres de commande et une logistique interne pour la répartition dans ces ensembles ?

Une remarque : le coût de notre activité n'a pas d'incidence sur les comptes sociaux, puisque ce sont les laboratoires qui la rémunèrent. Les grossistes-répartiteurs, eux, perçoivent une marge de distribution qui est une partie du prix de vente. S'y ajoute une marge de dispensation au profit des pharmaciens.

M. Yves Daudigny, président. - Mais les grossistes-répartiteurs ont des obligations de service public ?

M. Frédéric de Girard. - Nous aussi, elles sont inscrites dans le code : obligations de moyens, bonnes pratiques de distribution, etc. Nous sommes aussi soumis aux inspections de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Nous assurons la permanence des livraisons, y compris la nuit et le week-end, pour des commandes inopinées de produits vitaux.

M. Yves Daudigny, président. - Les laboratoires gèrent en direct 35 % des flux ?

M. Frédéric de Girard. - Oui, vers les hôpitaux et les officines. Nous sommes astreints à des obligations de service public. En cas de rupture au sein d'une pharmacie hospitalière ou officinale, nous disposons d'équipes de permanence de nuit et de week-end pour servir les commandes inopinées de produits vitaux.

M. Olivier Mariotte. - Les grossistes-répartiteurs ne sont pas implantés sur tout le territoire national ; nous nous caractérisons par la mutualisation et l'optimisation des flux. Le dépositaire intervient partout au départ de ses structures de stockage. C'est important, en cas de tensions sur un produit ou de phénomène de pré-rupture, le dépositaire a la possibilité de gérer pour le territoire national, sans aucune priorisation économique, les hôpitaux ou les officines de manière séparée : ainsi en 2010, nous avons pu livrer l'anticancéreux Zanosar®, indiqué dans le traitement de cancers du pancréas et qui se retrouvait en situation de tension extrême, à chaque client, en ajustant les livraisons -à la boîte ou au traitement- en fonction des demandes de chacun des quatre clients, au lieu de livrer mécaniquement une grosse quantité aux gros hôpitaux qui aurait pénaliser la couverture des autres hôpitaux. Grâce aux dépositaires, des allocations plus petites, un suivi des flux plus précis, permettent d'éviter les ruptures.

M. Frédéric de Girard. - Tout ceci en accord avec le contrat passé avec le donneur d'ordre, les stocks ne nous appartenant pas. Il est possible, si l'on dispose d'un stock européen, de modifier le conditionnement d'un pays étranger (avec l'accord de l'ANSM), de traduire la notice, et de distribuer le produit en France.

M. Yves Daudigny, président. - Vous gérez donc l'approvisionnement et le stockage en fonction des commandes reçues par le laboratoire ? Vous pratiquez le stockage de matières premières.

M. Frédéric de Girard. - Oui, le laboratoire peut nous demander de gérer les composants, y compris ceux qui sont soumis au statut sous quarantaine et au recontrôle analytique à leur arrivée en Europe.

M. Olivier Mariotte. - Point crucial, en raison des politiques comptables en particulier sur les produits matures, il n'y a plus de fabrication de matières premières en France. Sur les médicaments d'intérêt thérapeutique essentiel, antibiotiques injectables par exemple, le prix de production en France n'est pas tenable. Nos laboratoires sont tributaires de producteurs chinois, indiens, coréens. C'est au fabricant français de trouver un fabricant de principes actifs, de le qualifier en lui indiquant les bonnes pratiques pour qu'il obtienne l'agrément européen.

Les prix sont de plus en plus tirés vers le bas, si bien que le fabriquant étranger préfèrera servir le marché vétérinaire, comme en matière d'antibiotiques pour le saumon, plutôt que les hôpitaux français s'il trouve sur le marché vétérinaire un meilleur prix. La France est confrontée à la raréfaction des fournisseurs de matières premières, la diversité de la demande mondiale, et à tous les aléas, problèmes sur la chaîne de production, usine endommagée par un incendie, etc. Si en Chine, comme dans la province de Beijing qui a développé sa réglementation écoresponsable, une usine doit cesser la production pendant six mois pour cause de dépassement d'un niveau de pollution, comme cela est déjà arrivé, il faut trouver une alternative. L'administration s'étonne que l'on ne produise plus de matières premières en France : mais c'est que les investissements nécessaires, au regard du prix de vente du produit, sont trop coûteux. C'est impossible !

M. Yves Daudigny, président. - Sauf si les pouvoirs publics décidaient que c'est une exigence pour le pays.

M. Olivier Mariotte. - Cela reviendrait à nationaliser la production, mais pourquoi ? L'assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour certaines molécules, s'efforce de créer des partenariats avec des entreprises, car ce n'est pas son métier de fabriquer des principes actifs, cela exige des réacteurs ou d'autres installations.

Il faudrait en revanche une vraie politique industrielle. Sur des petits marchés, pour des produits matures, avec des prix soumis à appel d'offres et une grande rigidité de négociation, la situation n'est pas tenable longtemps, et c'est là que réside le risque de rupture, plus que dans les pratiques commerciales.

Bien sûr, les laboratoires vendent au plus offrant... mais aussi au marché le plus facile et rapide d'accès. Quand vous avez une politique de prix avec des négociations qui sont très dures pour des marchés dont l'accès est simple, le prix est un prix net où le fabricant peut se retrouver. L'accès au marché est en Allemagne de 110 jours, contre 530 ou 560 en France : nos voisins seront forcément mieux servis.

Sur le Remicade®, médicament biothérapique, la discussion que la filiale France du laboratoire a eue avec la direction générale de la santé portait sur la disponibilité des produits : la position de la filiale française au sein du groupe a permis à son président de demander au groupe une priorité de distribution en France. Plus la part de la filiale française diminue dans un groupe pharmaceutique, plus se réduit la possibilité pour le pays d'être servi en priorité.

M. Yves Daudigny, président. - Des prix trop bas seraient donc la cause essentielle des ruptures ?

M. Olivier Mariotte. - L'absence de politique industrielle du médicament, surtout ! Les entreprises du secteur sont considérées comme des vendeurs purs, or elles assurent un ensemble de services qui vont bien au-delà, production, logistique... qui ne sont pas rémunérés.

M. Yves Daudigny, président. - Des prix trop bas, donc.

M. Olivier Mariotte. - Sur les produits matures, c'est la seule cause ! D'autant que l'on impose au laboratoire sélectionné à l'appel d'offres des stocks qui peuvent varier entre moins 50 et plus 200 par rapport à la quantité demandée. L'allotissement à une seule entreprise n'est pas raisonnable pour la sécurité. Une multi-attribution serait préférable, en privilégiant aussi les circuits courts et en ayant à l'esprit qu'une usine d'antibiotiques injectables ne peut produire sur la même chaîne des comprimés, des pommades, pas même d'autres antibiotiques parfois : il faut en tenir compte.

M. Yves Daudigny, président. - La sécurité sociale allemande est à l'équilibre, parce que les cotisations, si un exercice se termine en déficit, augmentent dès l'année suivante. Mais elle ne concerne pas toute la population... Il y a un devoir de vigilance, lorsque les médicaments sont payés par la solidarité nationale : la sécurité sociale ne peut prendre en charge le financement de la politique industrielle.

M. Olivier Mariotte. - Certes, mais l'industrie pharmaceutique est une industrie d'avenir, innovante, elle représente 100 000 emplois, soutient des start-ups, comme les med-tech. Le rayonnement de la France a longtemps reposé sur le BTP ou l'aéronautique, mais la santé aussi est un fleuron aussi, et un secteur exportateur ! Il existe encore des producteurs de vaccins en France, et heureusement, car en cas de crise de type H1N1, les États-Unis, l'Allemagne ou le Royaume-Uni serviront d'abord leurs propres réseaux de soins. C'est une chance pour la France de produire encore ces vaccins. Je croyais que le Conseil stratégique des industries de santé s'y pencherait vraiment.

M. Yves Daudigny, président. - Ce n'est pas le cas ?

M. Olivier Mariotte. - Beaucoup de bonnes intentions ! Seront-elles mises en oeuvre ? Je l'ignore. Mais l'intention politique est intéressante.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Revenons à votre schéma d'organisation et votre travail, comparé à celui des grossistes-répartiteurs.

M. Frédéric de Girard. - Les génériques ont stimulé les ventes directes des laboratoires aux officines. À l'hôpital, la demande est devenue atomisée, granulométrique, alors qu'une gestion plus centralisée fournissait une vision plus claire des besoins. Cela crée de fausses ruptures.

M. Olivier Mariotte. - Le dépositaire livre à la boîte, sept jours sur sept, il dispose de tous les moyens de logistique adaptés. Le grossiste-répartiteur aussi, mais notre mutualisation nous rend plus réactifs.

M. Yves Daudigny, président. - Sont-ils des concurrents ?

M. Olivier Mariotte. - La gestion des flux est plus fine chez nous, or les ruptures menacent plutôt des produits de niche - qui deviennent de plus en plus nombreux avec l'hyperspécialisation des médicaments. Certains cancers touchent 280 malades en France, 5 000 en Europe. Vendre aux grossistes-répartiteurs, sur ces produits très sophistiqués, entraîne un risque de sur-stockage et de mauvaise répartition. Les dépositaires, dans ces créneaux, sont des interlocuteurs importants.

M. Yves Daudigny, président. - La commercialisation des médicaments se fait soit par votre intermédiaire, soit par les grossistes-répartiteurs, soit en direct. Il y a donc trois circuits. Et cela fonctionne aussi ainsi pour les hôpitaux ?

M. Frédéric de Girard. - Oui.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Pour les pharmacies d'officine, quel est le circuit le plus intéressant du point de vue économique et du point de vue éthique ?

M. Olivier Mariotte. - Les deux types d'établissements sont régis par le code de la santé publique, et dirigés par les pharmaciens responsables. Ils observent des règles déontologiques et éthiques identiques. Tous sont inscrits à l'ordre national des pharmaciens.

M. Frédéric de Girard. - Après la guerre, les grossistes-répartiteurs ont été créés dans le but d'assurer une bonne répartition des médicaments. Puis de nouveaux acteurs sont apparus autour, centrales d'achat, pour grouper les commandes et obtenir un meilleur prix (comme devraient le faire les hôpitaux), ou groupements de pharmacies.

M. Yves Daudigny, président. - Les grossistes-répartiteurs, dans l'avenir, pourraient disparaître ?

M. Olivier Mariotte. - La chaîne fonctionne, aujourd'hui, et les grossistes-répartiteurs ne sont pas menacés. Je suis heureux que les pharmacies d'officine subsistent sur le territoire, comme chez moi au nord de la Côte d'Or, car il n'y a plus qu'eux dans nos villages ! Si l'on veut tout rationaliser et fusionner, on en verra les conséquences...

M. Yves Daudigny, président. - La distribution au détail, à la boîte, que vous assurez n'est-elle pas dans les missions des grossistes-répartiteurs ?

M. Frédéric de Girard. - Notre spécificité est que nous sommes sous contrat avec des laboratoires (entre un à 200 ou 300, selon les dépositaires) ; mais pas sur toutes les gammes de produits. Les grossistes-répartiteurs ont l'obligation de les avoir toutes en portefeuille.

M. Olivier Mariotte. - Un dépositaire peut travailler avec un seul laboratoire mais gérer une plateforme qui dessert toute l'Europe.

M. Frédéric de Girard. - Mon établissement a mis en place pour un grand groupe mondial quatre plateformes en Europe, dont une en France qui assure 60 % du chiffre d'affaires du laboratoire en Europe. Nous recevons les produits des diverses usines dans le monde. C'est le seul exemple de distribution centralisée de médicaments remboursés - il ne s'agit pas de produits OTC (« over the counter ») ni de diagnostic.

M. Yves Daudigny, président. - Pratiquez-vous également une distribution OTC ?

M. Frédéric de Girard. - Pour la France uniquement. Si le laboratoire a externalisé la distribution auprès de dépositaires, la commande passée par le grossiste-répartiteur nous est renvoyée et nous la traitons.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Et pourtant on ne parle jamais que des grossistes-répartiteurs.

M. Olivier Mariotte. - Ils font sans doute un lobbying plus intensif ! En fait, « grossiste-répartiteur » est presque un terme générique, on l'emploie pour désigner tout le segment intermédiaire de la distribution de médicaments...

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Votre réseau est-il plus présent dans le monde rural qu'en ville ?

M. Frédéric de Girard. - Nous couvrons la France entière, de façon systématique, avec les pharmacies pour lesquelles les laboratoires prennent les commandes en direct, soit, sur 22 000 pharmacies, 15 000 environ - les plus grosses en volume de consommation.

Nous livrons pour la semaine chaque médicament, à la différence des grossistes-répartiteurs, qui livrent matin et après-midi, ce qui est très coûteux. Il n'est pas possible de livrer un médicament pour le lendemain sans que cela engendre des coûts... Or les patients ne comprennent pas qu'un médicament ne soit pas disponible immédiatement. Ce n'est pas dans les mentalités.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Certaines pharmacies travaillent à la fois via un groupement, avec les grossistes, avec vous, et en direct.

M. Olivier Mariotte. - Il y a une concurrence indéniable entre les acteurs. En 2009 un décret a rendu possible la création de centrales d'achat pharmaceutique (CAP), uniquement pour les produits OTC. Les grossistes-répartiteurs ont reçu la faculté de travailler par ordre et pour le compte de ces centrales, autrement dit, de jouer à l'égard de celles-ci un rôle de dépositaire. Or les dépositaires ont été exclus ! La présidente du conseil de l'ordre d'alors avait protesté auprès du ministre. Le décret devrait être revu...

Il faudrait que le statut des dépositaires soit modifié et que ceux-ci puissent travailler pour ordre et pour le compte de tout établissement pharmaceutique. Le pharmacien chef du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rouen a innové en sous-traitant à un dépositaire, pour les pondéreux, la logistique au sein de l'hôpital. Il profite de notre expertise sur l'optimisation des flux. Dans les groupements hospitaliers de territoire, nous aurions la capacité de résoudre les tensions qui apparaîtront inévitablement.

M. Frédéric de Girard. - L'hôpital se concentrerait sur les patients, avec une logistique et une gestion des stocks améliorées.

M. Olivier Mariotte. - Il n'est guère rationnel, pour un hôpital, de construire comme à Lyon un stockage à 5 millions d'euros, à côté de l'entrepôt d'un dépositaire...

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. - Votre rôle est occulté.

M. Frédéric de Girard. - Nous travaillons dans l'ombre des laboratoires. Notre force de vente se substitue parfois entièrement à la leur, depuis la prise de commande dans les pharmacies, la réponse aux appels d'offre hospitaliers, jusqu'à la livraison.

M. Yves Daudigny, président. - Les grossistes-répartiteurs sont accusés de provoquer des pénuries en exportant une partie du volume de médicaments vendu par les laboratoires pour le marché français. Êtes-vous concernés par le « commerce parallèle » ? Les grossistes répondent que cela ne concerne que 2 % de l'ensemble. Mais c'est peut-être beaucoup plus sur un produit sensible...

M. Olivier Mariotte. - Dans les années 2000, je me souviens d'un médicament sur lequel 20 % de la production partait immédiatement par l'intermédiaire d'un grossiste-répartiteur dans le pays de la maison mère. Cela, avec l'exportation parallèle, posait problème, y compris à la filiale française, car ce qui était vendu en France rapportait moins à la maison mère. Cela concernait des block busters, dont le trading était très rentable : il l'est moins aujourd'hui sur les génériques. Aujourd'hui, ce phénomène n'a moins d'incidence que les problèmes d'approvisionnement.

M. Frédéric de Girard. - L'avènement des produits génériques a freiné cette tendance ; mais l'absence d'harmonisation des prix en Europe soutient ce phénomène.

M. Yves Daudigny, président. - Si le laboratoire externalise la production et la distribution, que lui reste-t-il à faire ?

M. Frédéric de Girard. - La recherche !

M. Yves Daudigny, président. - Ils rachètent des start-ups, c'est que la recherche a été également externalisée ! J'ai à l'esprit une grande enseigne de laboratoire suisse sur une usine : le laboratoire est-il le fabricant ?

M. Olivier Mariotte. - Les Suisses fabriquent, y compris en France : les laboratoires ne sont pas seulement des comptoirs de vente. Dans le passé, il y avait une prime - non pas financière, plutôt dans les relations avec les pouvoirs publics - à travailler avec la France. Aujourd'hui, dans les stratégies d'accès au marché, la France est toujours le dernier pays servi, avec plus de 500 jours de délai...

M. Yves Daudigny, président. - Jusqu'à 700.

M. Frédéric de Girard. - Que font les laboratoires, demandez-vous ? Ils ont investi lourdement dans des usines très spécialisées à travers le monde. Sur une gamme donnée, comme le respiratoire, la cardiologie, l'antibiotique, l'anticancéreux, ils ont souvent deux usines, pour continuer à fournir en cas de problème sur une chaîne.

M. Yves Daudigny, président. - Pfizer lui-même produit plutôt ailleurs qu'en France...

M. Frédéric de Girard. - La France a été désaffectée...

M. Olivier Mariotte. - Il en irait différemment s'il y avait une vraie politique industrielle, comme pour Airbus ; nous sommes passés de la première à la sixième place, en production et en recherche : ce n'est pas normal. D'autant moins que la dépense de médicaments est maîtrisée.

M. Yves Daudigny, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 16 h 35.