Mardi 13 juillet 2021

- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de MM. Pierre Delalande, directeur des affaires publiques France et Benelux d'Uber, Julien Lavaud, directeur affaires publiques France de Deliveroo et Hervé Novelli, président de l'Association des plateformes d'indépendants (API)

Mme Martine Berthet, présidente. - Dans le cadre de notre mission d'information sur le thème de l'uberisation de la société et de l'impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi, nous accueillons aujourd'hui M. Pierre Delalande, directeur des affaires publiques France et Benelux d'Uber, M. Julien Lavaud, directeur affaires publiques France de Deliveroo et M. Hervé Novelli, président de l'Association des plateformes d'indépendants (API). Nous avions organisé le 6 mai une table-ronde, après le rapport de la commission des affaires sociales sur la protection sociale des indépendants, qui appelle à une nouvelle définition juridique du travail indépendant. Cependant, notre mission d'information n'entend pas en rester à ces questions juridiques mais bien s'intéresser au modèle économique des plateformes numériques, au management par algorithme, pour évaluer en particulier comment les emplois traditionnels vont en être affectés. Je signale qu'une plateforme est ouverte sur ces questions sur le site du Sénat jusqu'au 31 juillet, pour recueillir les témoignages et analyses des salariés des plateformes numériques.

Je vous cède la parole pour un propos liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous interrogerons.

M. Pierre Delalande, Directeur des affaires publiques France et Belgique d'Uber. - Merci pour cette invitation, je salue les travaux que le Sénat a réalisés ces dernières années, avec plusieurs missions et rapports importants sur la numérisation de l'économie et ses enjeux. Votre mission recouvre des sujets très larges et nous sommes heureux de vous faire part de notre expérience.

Les plateformes numériques créent de l'emploi flexible et accessible : environ 25 000 chauffeurs et 50 000 livreurs travaillent déjà dans ce cadre, et le potentiel de développement est important en France puisque l'offre en transport partagé se situe encore en-deçà d'autres pays voisins. Cet emploi fonctionne aussi comme un tremplin professionnel, il est très accessible puisqu'on n'y demande aucun diplôme. Il permet un accès à l'emploi de ceux qui en sont éloignés, pour des emplois qui bénéficient d'un cadre juridique précis. C'est assurément un vecteur d'intégration sociale. Ces emplois offrent des possibilités de formation. Nous y encourageons, via des partenariats avec des associations comme Chance, pour que les chauffeurs et livreurs puissent poursuivre leur expérience. La question du statut de l'emploi, sur laquelle le débat public se focalise, ne traite pas cet aspect très important d'intégration sociale. La flexibilité - qui passe parfois pour un gros mot - offre la possibilité de travailler sans horaires imposés ni poste fixe, donc un accès à l'emploi.

Ensuite, le modèle des plateformes n'est pas figé. Il a connu des évolutions récentes pour plus de transparence, en particulier pour plus de choix sur les offres de travail, sur la tarification, sur les procédures d'information, et plus de contradictoire, de dialogue social. La moitié de tous les livreurs ont répondu à notre dernière consultation sociale interne. Nous mettons en place un dialogue institutionnalisé pour le premier semestre de l'an prochain. C'est un engagement fort d'Uber : nous sommes convaincus que les plateformes et les travailleurs ont besoin d'un dialogue de qualité. C'est aussi pourquoi nous attendons avec impatience l'évolution du cadre réglementaire et la mise en place des élections professionnelles. Nous voulons travailler avec toutes les parties prenantes, pour que ce dialogue social de qualité fasse avancer les discussions. Ce mécanisme que nous mettons en place est pionnier en Europe. Les améliorations de ces dernières années attestent de la capacité des plateformes à écouter les parties prenantes, la société civile et le Parlement.

Enfin, nous sommes convaincus qu'il faut renforcer la protection sociale des travailleurs des plateformes. Le débat porte beaucoup sur le statut mais les travailleurs pensent d'abord protection. Notre système social crée un différentiel de protection, et ce malgré les lois récentes. En résumé, plus vous cotisez, moins vous êtes protégé. Il faut donc modifier les règles, en commençant par débattre de l'existant et des options, pour nourrir la réflexion à l'échelon européen.

Le potentiel d'emploi des plateformes est une chance pour la société française, surtout en sortie de crise sanitaire. Nous sommes convaincus que le développement de cet emploi passe par plus de dialogue avec les travailleurs, pour plus de protection dans l'emploi.

M. Hervé Novelli, président de l'Association des plateformes d'indépendants (API).- La « plateformisation » va se développer dans les années qui viennent, c'est le sens de la révolution numérique, qui porte la rencontre entre le demandeur et l'offreur de services, ceci dans tous les secteurs de la société. L'API a été créée en novembre 2019, après que des représentants de plateformes étaient venus me dire leurs incertitudes, car des plateformes nouvelles n'étaient pas représentées, donc pas défendues. Or, la représentation est souhaitable, pour le dialogue social. C'est ce qui a été fait, l'API compte 22 membres, et même 30 avec nos partenariats.

Une précision de vocabulaire : ce qu'on appelle la « plateformisation » est plus large que l'uberisation, allant bien au-delà des mobilités et englobant des services à la personne mais aussi aux entreprises.

Je prône une vision d'ensemble. Notre pays compte 3,5 millions de travailleurs indépendants, sous des formes traditionnelles - artisans, commerçants, professions libérales - et des formes nouvelles, par la micro-entreprise dérivée de l'auto-entreprenariat. Il y a dix ans, notre pays comptait environ 2 millions d'indépendants, et très peu de micro-entrepreneurs. Désormais, les micro-entrepreneurs comptent pour 40 % des indépendants et, au rythme des créations d'entreprises, ils pourraient être majoritaires demain. C'est une mutation très importante. On dénombre environ 100 000 travailleurs indépendants dans le secteur de la mobilité. Ils représentent un tiers des travailleurs entrant directement dans la « plateformisation » où l'on compte également des services à la personne et aux entreprises. Vous avez ainsi auditionné la plateforme Wecasa, adhérente à l'API, elle met en relation avec 45 000 coiffeurs professionnels, tous micro entrepreneurs.

Il faut donc veiller à ce que les nouvelles règles ne soient pas définies seulement pour ces travailleurs indépendants des plateformes, mais pour tous les travailleurs indépendants, ou bien les pouvoirs publics créeront une catégorie parmi eux qui disposera du dialogue social tandis que les autres n'y auront pas accès. L'ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation, prend ce risque, d'autant que le champ en a été limité par le Conseil d'État aux seuls travailleurs du secteur des mobilités, et qu'elle laisse de côté la représentation des plateformes. De même, la création de l'Autorité de régulation du dialogue social doit être accompagnée d'un mécanisme de financement, mais rien n'a été arrêté en la matière - il faut entendre les plateformes sur le sujet.

Je crois donc qu'il faut se garder d'une vision tronquée, qui nous empêcherait de voir l'ensemble du sujet, lequel englobe la totalité du travail indépendant. C'est pour cela que j'apprécie le titre de votre mission. Le phénomène à traiter est bien plus large que la seule uberisation qui ne viserait que la mobilité.

Je pense également que la réforme à marche forcée est délicate. On parle d'élections professionnelles pour l'an prochain. Cela semble très difficile à tenir juste avant l'élection présidentielle. Si l'on était en fin de processus, on pourrait l'envisager, mais nous ne sommes en réalité qu'au début d'une construction commune.

La « plateformisation » doit être analysée dans son ensemble, de même que sa régulation - mais je suis au regret de dire que ce n'est pas la voie prise et que, même, rien n'est encore pensé à cette échelle. La clarification du statut juridique des travailleurs des plateformes doit s'intégrer dans une définition globale du travail indépendant, que j'appelle de mes voeux. Le droit du travail ne vise pas que les salariés, mais aussi les indépendants et ce droit reste à écrire dans sa plus grande part.

M. Julien Lavaud, responsable affaires publiques de Deliveroo. - Merci pour votre invitation, il me parait essentiel que toutes les parties prenantes soient entendues, nous sommes heureux de contribuer à vos travaux.

Deliveroo est née au Royaume-Uni en 2013, elle est arrivée en France en 2015, et nous sommes devenus un acteur de la restauration, avec notre réseau de livreurs et de restaurants partenaires. La crise sanitaire a accéléré la demande de livraison. Deliveroo est passé de 11 000 travailleurs à 14 000 et de 12 000 restaurants partenaires à 20 000, sur l'ensemble du territoire français. Nous nous sommes diversifiés en proposant, grâce à notre partenariat avec des supermarchés, la livraison de courses. C'est une caractéristique commune aux plateformes : elles sont dynamiques et se développent en proposant des services qui sont demandés.

Nos métiers comptent parmi les rares activités sans barrière à l'emploi. L'accès est facile. C'est l'une des forces du secteur. Dans les enquêtes que nous avons réalisées auprès des travailleurs, ils nous disent, à 80 %, que la flexibilité est le premier critère qui leur a fait choisir de travailler avec nous. Nos emplois ont un rôle d'intégration, parce que les livreurs sont souvent éloignés des formes traditionnelles d'emploi. Nos emplois servent aussi de tremplin vers d'autres situations professionnelles, d'où le fait que les livreurs restent le plus souvent moins d'un an avec nous.

L'accompagnement des plateformes est un enjeu important pour que le dialogue social se structure. Nous avons mis en place, en 2019, un forum des livreurs, avec 25 livreurs élus par leurs pairs ; nous le réunissons tous les trois mois, pour débattre de tous les sujets relatifs au travail des livreurs, la discussion est sincère et ouverte. Ce dialogue social est suivi, investi par les travailleurs. C'est pourquoi nous nous réjouissons de l'ordonnance du 21 avril, nous attendons sa finalisation, en particulier sur la représentation. La mise en place des institutions du dialogue social est prévue pour fin 2022, nous avons dit que l'enjeu est que chacun se sente libre de créer son syndicat pour être autour de la table et que toutes les opinions soient dûment représentées. Nous voulons aussi nous engager sur la protection sociale. Nous sommes disposés à débattre pour améliorer les outils, en complément des assurances volontaires que nous proposons à Deliveroo, contre les risques de maladie et d'accident. L'enjeu capital est d'allier sécurité et flexibilité, pour accompagner le développement de nos activités, qui sont demandées par les consommateurs et par les travailleurs de nos plateformes.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Notre mission vise effectivement la « plateformisation » plutôt que la seule uberisation, et je tiens à souligner que le développement des plateformes ne nous apparaît pas comme un problème en soi, d'autant que les plateformes sont bien différentes entre elles. En réalité, je crois qu'il faut parvenir à clarifier certaines notions. Vous parlez d'emplois, mais ce terme recouvre des situations bien différentes. Il y a les salariés de vos plateformes et les personnes « en activité ». Les statuts et les formes de rémunération n'ont rien à voir dans les deux cas. Vous vous félicitez de faire accéder à de l'activité des personnes sans diplôme. Cependant, vous les employez sans statut ni même de contrat de travail, ce n'est pas anodin. Si nous pouvons entendre vos réserves sur le statut salarial, nous nous interrogeons sur l'absence de statut. Nous posons la question directement : qu'est-ce qui lie le travailleur à la plateforme de travail ?

Quelles sont, également, les conséquences de ce développement de l'auto-entreprenariat sur les rémunérations ? La plupart des auto-entrepreneurs toucheraient moins que le SMIC, est-ce vrai ?

Comment se passe concrètement la gestion par les algorithmes, en particulier le dialogue social ?

Quelles sont les différences entre ces relations de travail et celles qui existent avec les sociétés d'intérim ?

L'algorithme est le moyen reconnu de subordination. Comment fonctionne-t-il, quels sont les critères principaux de son fonctionnement pour atteindre vos objectifs ? Un seul algorithme est-il utilisé pour gérer les commandes et le personnel ? Comment l'expliquez-vous aux travailleurs, qu'en connaissent-ils concrètement ? Quelle part l'algorithme prend-t-il dans l'évaluation des travailleurs ? Quelle est la place de l'intervention humaine ? Quels risques avez-vous repérés ? À travers ces questions, nous nous demandons comment aider à ce que cet algorithme si important dans le management, respecte bien le cadre des droits et des devoirs correspondant à notre droit social.

M. Hervé Novelli. - Vous avez raison de parler de plateforme de travail, c'est leur facteur commun, qu'elles interviennent sur la mobilité, sur les services aux entreprises ou sur les services à la personne. Il faut voir aussi que ces plateformes aident à trouver de nouveaux clients. Ce sont des accélérateurs de clientèle pour les entreprises. C'est pour cela qu'elles les intéressent, par exemple les restaurants. Le statut de l'auto-entreprise a facilité le développement d'une activité personnelle non salariée ouvrant droit à des prestations. L'acte II, c'est la capacité des plateformes à générer des clients. Un coiffeur, par exemple, trouve de nouveaux clients grâce à la plateforme : c'est pour cela qu'il s'y inscrit. Les plateformes génèrent des clients pour des tâches qui ne sont pas facilement effectuées par un travail normé et posté tel qu'il existe dans le salariat. L'évolution est comparable avec ce qui s'est passé avec l'introduction de l'intérim. Rappelez-vous les polémiques auxquelles sa naissance a donné lieu. Nous avons désormais l'occasion d'adapter des normes qui sont mises en difficulté par la technologie et par l'évolution de notre société. L'intérim aurait été incapable de fournir les personnes qui ont été nécessaires pour effectuer les tests du Covid-19. Ces tests n'ont pas été effectués par des salariés ni des intérimaires, mais par des étudiants en médecine mobilisés par des plateformes. Elles offrent des opportunités, elles ont été saisies dans la crise sanitaire et c'est heureux.

D'une manière générale, les plateformes et le numérique génèrent des activités nouvelles. Il faut les développer tout en les encadrant. J'appelle de mes voeux que le législateur joue son rôle dans ce mouvement. On ne contraint pas une technologie qui s'impose, le problème est mondial. Je souhaite que la présidence française de l'Union européenne donne le « la » de cette régulation qui n'interdit pas, qui protège mieux et forme mieux les travailleurs des plateformes et du travail indépendant.

En réalité, le travail indépendant reprend de la vigueur après un long déclin, celui qui a vu le salariat se développer, puis s'imposer au XXème siècle, comme le modèle de référence. Depuis dix ans, la part des indépendants a doublé quasiment, ce rebond n'est pas conjoncturel mais correspond à une aspiration des jeunes pour l'autonomie, leur souhait de travailler quand ils le veulent, pour faire autre chose à côté. Je le constate autour de moi auprès des jeunes : ils rejettent un cadre salarial trop contraint.

Il faut partir du fait qu'il y a de l'emploi non salarié, que l'emploi ne peut pas être que salarié. Regardez aussi du côté des diplômés, beaucoup se tournent vers le free lance, car ils veulent justement éviter le lien de subordination. Quand un ingénieur en informatique travaille dans une entreprise, lui est-il subordonné ? Cela se discute. Je crois qu'il faut légiférer sur le cadre juridique du travail indépendant.

La rémunération des auto-entrepreneurs augmente. Nous sommes autour du SMIC, un peu en-deçà.

Enfin, je veux souligner que l'API est engagée pour le renforcement des droits sociaux dans le travail indépendant : depuis la création de l'API, nous avons annexé une charte sur l'instauration d'un dialogue social, ainsi que sur l'amélioration de la formation et de la protection sociale.

M. Julien Lavaud. - L'algorithme n'évalue pas le livreur. Nous n'avons pas de notation interne, contrairement à ce qui est dit ici ou là. En réalité, l'algorithme calcule la capacité à faire la course, en fonction d'un ensemble de critères : la capacité du restaurant à réaliser la commande dans un temps raisonnable, le temps d'attente du consommateur, un prix de course qui doit rester attractif - c'est ce que calcule et agrège l'algorithme. Il y a des humains qui créent l'algorithme, le suivent, l'améliorent, mais aucune décision n'est prise sur le fondement unique de l'algorithme. En cas de non-respect d'un contrat, la décision est prise par un humain. L'algorithme gère la façon dont les courses sont assignées, il ne fait aucun contrôle sur la façon dont le livreur accomplit la tâche et le livreur est libre d'accepter ou non la tâche, sans conséquence pour lui, autre que celle sur son revenu. Le livreur peut utiliser l'itinéraire qu'il souhaite, il peut effectuer une commande chez un concurrent, il peut se connecter où il le souhaite. Quant à la connaissance de notre plateforme, tout livreur peut joindre et demander des éclaircissements, nous en discutons avec les livreurs partenaires notamment dans le forum des livreurs.

M. Pierre Delalande. - La finalité de l'algorithme, c'est la mise en relation entre le travailleur et le client, pour optimiser l'offre et la demande. La technologie est neutre Elle ne fait qu'ajuster le tarif selon l'offre et la demande - et c'est ce qui permet que l'offre soit disponible. La loi d'orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019 a renforcé la prévisibilité, avec l'obligation d'afficher le prix et la distance de la course avant l'acceptation par le livreur. La loi interdit toute sanction en cas de refus de la course. Nous sommes allés plus loin chez Uber, et avons revu l'ensemble de notre communication en particulier pour éviter les risques en matière de sécurité routière. Nous nous engageons à consulter les travailleurs avant tout changement important dans l'algorithme. Nous le faisons régulièrement, avec un effort d'explication du fonctionnement de la plateforme et de l'algorithme, par des documents publics accessibles à tous.

Toute décision concernant un livreur fait l'objet d'une analyse spécifique. Il existe ensuite un comité d'appel, avec des pairs. Le sujet est encadré juridiquement, en particulier par le règlement du 20 juin 2019 promouvant l'équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d'intermédiation en ligne, dit Platform to Business, qui interdit aux plateformes de suspendre ou fermer des comptes de vendeurs sans motiver de façon claire leur décision et sans offrir de possibilité de recours effectif. Nous apportons le maximum d'information aux travailleurs. L'algorithme se focalise en réalité sur l'adéquation de l'offre et de la demande, pour que le service rendu soit de la meilleure qualité possible.

Enfin, je confirme que plusieurs statuts de travail coexistent sur les plateformes. Le revenu médian net des chauffeurs chez Uber est de 1617 euros par mois.

Mme Dominique Vérien. - Uber ne serait pas rentable, nous dit-on, son modèle économique ne dégagerait pas de bénéfice. Si c'est le cas, est-ce que cette perspective est durable, prévoyez-vous une rentabilité un jour ? Et quel modèle de société une telle entreprise non rentable porte-t-elle ? Vous parlez de dialogue chez Uber, ce n'est pas le retour que j'en ai. Les livreurs disent ne pas savoir à qui s'adresser, et, tout simplement, qu'ils ne peuvent s'adresser qu'à leur machine et qu'il n'y a pas de relai humain : qu'en pensez-vous ? Ensuite, quelle est la part des femmes parmi vos livreurs ? Enfin, vous dites que la forte rotation des livreurs, le fait qu'ils ne restent pas plus d'un an chez vous, attesterait la fonction de tremplin de vos emplois : n'est-ce pas plutôt que les conditions y sont telles, que les livreurs ne veulent pas y rester davantage ?

M. Pierre Delalande. - Le modèle d'Uber n'est pas encore rentable. Il devrait l'être d'ici la fin de l'année, c'est notre objectif - il a déjà été atteint dans d'autres pays. La rentabilité d'une entreprise se construit dans le temps, entre secteurs, et rien ne s'oppose intrinsèquement à la rentabilité de nos activités.

Je suis désolé d'entendre ces retours négatifs sur le dialogue interne à l'entreprise. Il existe pourtant des équipes pour répondre aux questions des chauffeurs et des livreurs. Nous avons des postes dédiés à la relation avec les syndicats et au dialogue avec les chauffeurs. Notre directrice générale elle-même a fait un tour de France à la rencontre de chauffeurs lors de sa prise de fonction. Nous avons des sessions d'information régulières, dans les deux sens, c'est un investissement fort de notre part.

Je n'ai pas la réponse sur le nombre de femmes qui travaillent avec nous. Le chauffeur de VTC s'est professionnalisé, le profil type est un homme de 39 ans de qualification bac +2 ; les livreurs sont plus jeunes, moins diplômés, et souvent en double activité.

M. Julien Lavaud. - Il y a certainement des choses à améliorer, mais nous avançons sur cette question du dialogue interne. Nous avons mis en place une application avec un canal de discussion où les livreurs partenaires peuvent entrer en contact avec nos équipes, et il y a le forum des livreurs qui se réunit tous les trois mois. Une équipe dédiée accompagne au quotidien les livreurs partenaires, pour qu'ils ne soient pas seuls dans leur activité.

Je n'ai pas de chiffre non plus sur la part de femmes. Les métiers que nous représentons sont plutôt effectués par des hommes. Une femme est cependant élue au forum des livreurs, elle y est très impliquée.

Je crois qu'il faut croiser le critère de l'ancienneté avec celui de l'âge : les trois-quarts de nos livreurs partenaires ont moins de 35 ans, c'est pour nous le signe que cette activité est d'appoint pour avancer sur une autre activité de plus long terme.

Mme Martine Berthet, présidente. - Comment travaillez-vous sur les algorithmes, comment sont-ils adaptés aux retours que les livreurs leur font ? Comment les travailleurs peuvent-ils accéder à leurs données ?

M. Julien Lavaud. - Dans les limites de confidentialité, je peux vous dire que notre algorithme compose avec de nombreux critères, parmi eux la distance, la ville, le climat, le temps d'attente au restaurant - et que les paramètres de la course et son prix sont adaptés en fonction de ces critères. Nos équipes sont très attentives au retour d'expérience, l'objectif étant la satisfaction du restaurant, du client et du livreur. Nous en discutons dans le forum, les livreurs nous disent les pistes d'amélioration. Ensuite, l'accès aux données est encadré par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Je pourrai y revenir dans notre contribution écrite.

M. Pierre Delalande. - Notre fonctionnement est très similaire, nous tenons compte des retours d'expérience en continu et adaptons notre algorithme, qui est réalisé en interne, nous avons également ouvert des forums de consultation. Le processus est internalisé, notre objectif est de parvenir à la meilleure adéquation de l'offre avec la demande, c'est le coeur de notre business model.

M. Pierre-Emmanuel Froissart. - Nous voulons que les critères de l'algorithme soient connus, d'autant qu'ils n'entrent pas dans l'évaluation des livreurs - car nous n'évaluons pas les livreurs, malgré ce qu'on en entend dire. La LOM va dans le bon sens pour que le livreur ou le chauffeur puissent rejeter la proposition de mission sans être sanctionnés. Sur les données personnelles, nous avons la chance d'avoir une réglementation très claire eu Europe, l'une des meilleures du monde, nous la respectons entièrement.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je vous remercie mais je demeure dans le flou : vos réponses me paraissent confondre les données personnelles et les données professionnelles, alors qu'elles ne se recouvrent pas. L'algorithme manie des éléments qui peuvent relever de la loi, c'est pourquoi nous devons travailler ensemble, pour parvenir - vous parlez de transparence - à une transparence des responsabilités, de la chaîne des responsabilités.

Vous dites que la réglementation européenne est claire. Je n'en suis pas si certain, en particulier sur l'usage de l'intelligence artificielle. La Commission européenne distingue les indépendants et les travailleurs des plateformes, pour que les uns et les autres soient couverts indépendamment de leur statut d'emploi. Comment anticipez-vous les évolutions en cours du droit européen ?

M. Hervé Novelli. - Vous avez raison de souligner le sujet européen. La Commission européenne travaille sur deux textes, l'un sur la protection des plateformes, l'autre sur les règles de la concurrence, pour qu'une fédération soit possible entre indépendants. Ces deux textes pourraient aboutir lors de la présidence française, c'est important pour la régulation des activités et la protection de ceux qui y concourent.

M. Pierre Delalande. - J'avoue mon ignorance du détail de ces projets européens, je vais inclure ces précisions dans notre contribution écrite.

M. Pierre-Emmanuel Froissart. - Le RGPD donne une définition des données personnelles, c'est le cadre de référence pour individualiser les données. Chez Uber, le travailleur a accès à toutes les données dès lors qu'elles sont personnelles.

M. Julien Lavaud. - Nous faisons la même lecture chez Deliveroo. Quant à l'intelligence artificielle, nous y travaillons. Les données que nous conservons sont celles que les livreurs nous communiquent lors de leur inscription, par exemple leur numéro de K-bis et les autres documents utiles à l'établissement de leur dossier.

Mme Martine Berthet, présidente. - Êtes-vous satisfait de ces réponses, Monsieur le rapporteur ?

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Elles me donnent la position de nos invités et je les en remercie. Je trouve pour ma part que l'article 22 du RGDP n'est pas univoque sur les données personnelles, et qu'il y a matière à débat.

La réunion est close à 10 h 10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -

La réunion est ouverte à 14 heures

Audition de MM. Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy, chercheurs à l'Institut psychodynamique du travail (sera publiée ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

La réunion est close à 15 h 30.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 15 juillet 2021

- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de Mme Marie-Anne Dujarier, professeure de sociologie à l'université de Paris et membre du Laboratoire de changement social et politique (LSCP)

Mme Martine Berthet, présidente. - Notre mission d'information travaille sur l'impact du développement des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi.

Vous êtes sociologue du travail, professeure de sociologie à l'université de Paris, membre du Laboratoire de changement social et politique, parmi de nombreuses autres responsabilités universitaires centrées sur l'encadrement social de l'activité humaine.

Vos enquêtes cliniques qualitatives et quantitatives dans de grandes organisations privées et publiques rendent compte des transformations du travail des prescripteurs, des dirigeants et des cadres, des dispositifs de management fabriqués et diffusés et de la manière dont les travailleurs et les consommateurs les expérimentent et les transforment.

Pour vous, le travail, loin de n'être qu'un « facteur de production » ou une simple exécution, est une activité : un « faire au monde » aux enjeux matériels, sociaux mais aussi existentiels.

Nous nous interrogeons sur l'impact de cette désincarnation du management avec le recours aux algorithmes. C'est un sujet que vous connaissez bien, avec votre ouvrage de 2015 sur Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail.

Loin de « désincarcérer » le travailleur d'une possible aliénation, vision qui ne doit pas occulter l'aspect libérateur du travail, ces nouveaux outils numériques dégradent-ils, et dans quelle mesure, « l'idéal » du travail ?

Après votre propos liminaire d'une vingtaine de minutes, le rapporteur de la mission d'information, mon collègue Pascal Savoldelli, pourra vous poser des questions, de même que les autres sénateurs qui participent à cette audition.

Mme Marie-Anne Dujarier, professeure de sociologie à l'université de Paris et membre du Laboratoire de changement social et politique. - Je vous remercie de votre présentation. Je suis essentiellement sociologue du travail. Le métier de sociologue consiste à faire des enquêtes à partir du réel.

Je commencerai par une étude de cas qui, sans doute, m'amènera à m'éloigner des quatorze questions que vous m'avez suggéré de traiter, notamment parce que je suis embarrassée par le terme d'uberisation, qui ne m'aide ni à penser ni à agir. Je ne suis pas convaincue non plus que la société soit uberisée. Il me semble que les choses sont un peu plus compliquées. Je vais essayer de le démontrer en revenant au terrain.

Dans le champ de la sociologie, nous sommes en quelque sorte face à une tension entre des écrits qui font état de généralités sur l'uberisation, comme dans les années 2015. On était alors dans une logique de globalisation de la pensée à propos de ces phénomènes. Depuis cinq ans, on assiste à une multiplication de monographies qui démontrent que tout ceci constitue une constellation de pratiques qui peuvent difficilement être regroupées sous un seul parapluie sémantique.

L'enquête que j'ai faite a été réalisée dans le secteur du bricolage, terme qui, en soi, montre la non-professionnalisation de cette affaire.

Il existe de très nombreuses places de marché dans ce secteur. Pour ma part, je ne parle pas de plateformes mais de places de marché, ou marketplaces en anglais, terme qui me semble être plus précis. Il s'agit de sites où l'on peut faire se rencontrer des offres et des demandes de tous ordres - objets, services, relations -, comme LinkedIn, Facebook ou Meetic. Ces places de marché offrent de mettre en lien des offres et des demandes de services de bricolage pour monter un meuble, fixer une tringle à rideau, repeindre un pan de mur. Cette pratique sociale préexistait au numérique - l'être humain bricole depuis longtemps - mais était exercée soit par des artisans déclarés qui, en plus de leur activité professionnelle, pouvaient donner un petit coup de main, soit par des travailleurs au noir ou dans le cadre d'un marché de don contre don.

Qu'est-ce qu'une place de marché ? C'est une sorte de supermarché, un lieu numérique plus que physique qui permet d'organiser le monopole de la concurrence et de mettre en forme en temps réel une concurrence élargie et, grâce au numérique, très atomisée. Comme un supermarché, ces places de marché référencent des produits - ici des bricoleurs -, les « packagent », si je peux employer cet anglicisme, les labellisent, les mettent en vitrine numérique, et ce de manière stratégique, afin d'accroître leur propre profit.

Ces places de marché affichent des prix et mettent en concurrence visible des offres plus ou moins équivalentes. Ces sites aident surtout le client ou la cliente à faire des comparaisons entre ces offres pléthoriques et l'accompagnent jusqu'à passer à l'acte d'achat de services.

Comme dans un supermarché, ces places de marché offrent de l'impersonnalité. L'échange de service se fait en toute impersonnalité, exactement comme lorsqu'on va acheter une bouteille d'eau dans un supermarché : on ne connaît pas la vendeuse ni le manutentionnaire qui l'a déplacée, ce qui peut être vu comme un avantage ou un inconvénient.

En tout état de cause, cela rend la transaction difficile, car échanger un service défini par son caractère quelque peu aléatoire, qui mélange des dimensions civique, technique et marchande en toute impersonnalité, suppose de mettre en place de nombreux dispositifs de confiance pour permettre la transaction.

Ces places de marché formalisent d'une certaine manière et étendent la mise en concurrence entre bricoleurs. Cette mise en concurrence favorise évidemment une baisse des prix, parfois jusqu'à l'auto-dumping d'après mes entretiens, jusqu'à perdre de l'argent dans la réalisation de la tâche.

Ce nouvel intermédiaire, qui fait de la concurrence à d'anciens intermédiaires de marché comme les concierges, le bouche-à-oreille, les fournisseurs de matériel, les petites annonces dans les boulangeries ou sur Internet, qui faisaient déjà, d'une certaine manière, fonction de place de marché, arrive sur un marché déjà existant, celui des intermédiaires.

Que fait l'outil numérique dans cette intermédiation marchande ? Il a comme caractéristique de mettre instantanément en lien les offreurs et les demandeurs et permet ou promet une optimisation de la rencontre en termes de qualité et de fiabilité, notamment par des algorithmes et des appariements plus justes.

Notons que ces places de marché sont aujourd'hui essentiellement des entreprises privées, quel que soit le type de produits et de services échangés, car les associations et les services publics ont pratiquement totalement déserté cette intermédiation marchande.

Il n'y a d'ailleurs aucune fatalité à ce que les associations et les services publics ne soient pas présents, mais on s'est aperçu, en dix ans, que c'est en réalité plutôt le secteur marchand qui a développé ces places de marché.

La notion de place de marché est quelque peu subtile : il s'agit d'entreprises qui vendent du marché. Elles sont elles-mêmes sur un marché des entreprises qui vendent du marché, donc elles-mêmes en concurrence. Des entreprises comme Uber et d'autres sont en quasi-monopoles ou oligopoles mais, par exemple, les places de marché du bricolage constituent encore un marché très éclaté. Il existe beaucoup d'intermédiaires vendeurs de places de marché.

Ces places de marché promettent aux consommateurs et aux consommatrices d'offrir un service immédiat à un tarif extrêmement bas - l'argument tarifaire est très explicite -, qui sera réalisé par un inconnu, inconnu qui est présenté comme supposément passionné. La rhétorique de la passion est omniprésente dans ces startups : ce bricoleur sera content d'être à leur service.

Évidemment, les conditions sociales qui permettent d'obtenir cette convocation « au sifflet » d'hommes immédiatement disponibles, compétents, prêts à travailler sans protection sociale ni droit pour des sommes dérisoires, sont tues dans la communication en direction des consommateurs et des consommatrices. On pourrait dire de ce point de vue, pour prendre un terme marxiste, que le fétichisme de la marchandise bat son plein dans les services. Toutes les conditions sociales qui font qu'il est possible de solliciter sur-le-champ quelqu'un de compétent et heureux d'intervenir pour un tarif dérisoire sont évidemment cachées.

Notons que ces places de marché créent deux types d'emplois plus ou moins nouveaux -il n'y a là pas grand-chose de nouveau. Tous les emplois salariés dans les jeunes entreprises d'intermédiation, que certains appellent startups, sont de jeunes diplômés, qui vivent l'aventure entrepreneuriale, mais avec toutes les sécurités du salariat, et qui organisent un marché du travail pour d'autres types de travailleurs qui travaillent à la tâche.

L'enquête montre que la tâche est rémunérée, mais cache en réalité de très nombreuses autres tâches qui ne le sont pas formellement. Il en existe une quinzaine. Ceux qui remplissent ces tâches doivent par exemple se former techniquement. Cette formation n'est prise en charge que par eux seuls. Ils doivent surtout devenir des produits, sur un marché hyperconcurrentiel et réaliser ce qu'on appelle un marketing de soi, ou self-branding. Ils doivent se photographier, rédiger des textes, parler d'eux-mêmes comme de gens désirables, rassurants et compétitifs, sur les étagères virtuelles du supermarché numérique.

Ce marketing de soi est une tâche difficile, que tous n'arrivent pas à remplir, quelles que soient leurs compétences en bricolage par ailleurs.

Ils doivent également réaliser des tâches commerciales, c'est-à-dire répondre « du tac au tac » quand une offre tombe, faire des devis gratuits dans un marché très incertain, puisque les offres sont rédigées en général par des gens peu doués pour le bricolage et pas toujours très compétents pour décrire le besoin et la réalité de la tâche à réaliser.

Ils doivent également réaliser des tâches de gestion, quel que soit leur statut. Il y a derrière tout cela beaucoup de logistique, pour des tâches payées à des tarifs assez bas, de l'ordre de 20 à 30 euros pour certaines. La rentabilité de ce service va donc aussi dépendre du temps de transport et de l'argent qui doit être investi en termes de carburant ou de frais de déplacement. La dimension logistique est donc extrêmement importante pour optimiser leur propre tournée de service, si je puis dire.

Ils doivent, en plus de la tâche, trouver des collectifs formateurs pour maintenir leurs compétences et leur santé mentale. Surtout, la plupart de ces bricoleurs, qui sont des hommes ayant des statuts hors salariat, doivent organiser eux-mêmes la solidarité dont ils sont privés d'une certaine manière, soit en passant par du portage salarial, soit en allant chercher des assurances privées, soit en comptant sur les assurances familiales au sens large. Je n'ai pas le temps de développer mais, si cela vous intéresse, vous pourrez lire tout cela.

Outre qu'ils doivent acheter et entretenir leur équipement, assurer eux-mêmes la prévention de leur santé et se soigner en cas de « bobos » - il y en a beaucoup dans cette activité -, ils doivent aussi savoir repérer les bonnes offres sur le site, celles qui leur permettent, a minima, de ne pas perdre d'argent. Vous aurez compris que, finalement, ils investissent beaucoup de leur temps et de leur argent avant même d'avoir commencé à travailler.

Ces bricoleurs, sociologiquement, viennent là essentiellement pour gagner de l'argent. Ils sont très majoritairement peu qualifiés et majoritairement exclus du premier marché de l'emploi, du salariat ou du fonctionnariat.

En réalité, les choses sont un petit peu plus compliquées, car on trouve sur ces plateformes de bricolage des tranches d'âge très diverses, de qualifications plutôt basses, mais aussi des gens très qualifiés, voire des artisans. On a donc affaire à des statuts très variables. Certaines personnes n'ont pas de statut, voire pas de papiers, d'autres le font à titre personnel - c'est un non-statut -, d'autres ont un statut d'autoentrepreneurs, d'autres sont des salariés ou des fonctionnaires qui font cela pour accroître leurs revenus, d'autres sont bénéficiaires de la redistribution - boursiers, chômeurs ou autres -, et cherchent à s'occuper ou à arrondir leurs fins de mois, comme certains retraités qui préfèrent cela plutôt que d'être seuls chez eux. Ces profils extrêmement variés ont quand même en commun d'être plutôt des personnes en quête de revenus.

Je ne peux détailler davantage faute de temps, mais vous voyez bien que cette pratique sociale fait la promotion explicite de l'entrepreneuriat de soi, dans lequel un individu-marchandise se débat dans une compétition incessante, bâtie sur une évaluation quantitative abstraite de l'activité concrète.

Évidemment, ces bricoleurs - vous connaissez le système - sont notés par les clients à l'aide d'étoiles. C'est une configuration qui favorise les mieux notés : plus on a de bonnes notes, plus on aura de missions, ce qui veut dire que ce système prolonge et renforce la norme du mérite personnel et le sentiment de responsabilité individuelle dans l'interprétation que l'on fait de son propre destin.

La norme de flux tendu, de disponibilité totale, un éthos héroïque du travail vont de pair avec une subjectivation particulière dans laquelle le rapport à soi, en tant que capital et produit, se conjugue à une disponibilité étendue.

Aussi, loin d'être disruptive, cette organisation prolonge en fait les structures de la marchandisation en régime capitaliste et actualise les pratiques et normes sociales néolibérales. Pour dire les choses un peu brutalement, il n'y a pas selon moi vraiment disruption, comme disent les acteurs locaux. Il n'y a pas vraiment grand-chose de nouveau.

Quatre principaux faits sociaux sont mélangés et potentialisés dans ces systèmes. Le premier est un fait social que tout le monde connaît : les entreprises capitalistes cherchent à produire au meilleur coût. Vous connaissez l'invention humaine en matière de quête de main-d'oeuvre quasiment gratuite. L'histoire en est pleine. Ici, le système de travail à la tâche permet de baisser considérablement les coûts, non seulement parce qu'ils sont peu payés, mais aussi parce qu'ils doivent payer tous les coûts annexes de la tâche elle-même. Tous les coûts et tous les risques sont reportés sur l'individu. C'est un système très pratique pour les non-employeurs que sont les plateformes numériques, qui sont intermédiaires.

Le deuxième fait social réside dans les promesses enchanteresses faites par les entreprises qui veulent vendre. Cela s'appelle du marketing. L'enchantement consumériste promet tout, tout de suite, avec une qualité totale, pour pas cher. Ici, cet enchantement consumériste se combine avec ce que j'ai appelé le « travail du consommateur », c'est-à-dire le fait que les consommateurs et consommatrices sont de plus en plus outillés et équipés par les fournisseurs pour juger et noter le travail des premières lignes, les mettant dans une situation de contremaîtres, beaucoup plus efficacement que s'il fallait en mettre un derrière chacun des travailleurs.

Le troisième fait social est prolongé ou potentialisé dans ces systèmes réside dans la promotion de l'auto-entreprenariat, si explicite dans le néolibéralisme, dans une société qui maintient, de manière assez hypocrite, une norme d'emploi qui veut qu'on ne soit rien sans emploi, alors qu'il n'en existe pas pour tout le monde.

Le quatrième fait social en jeu dans cette affaire est ce que j'appelle le management désincarné. Je l'ai constaté dans les grandes organisations, mais qui est aussi tout à fait à l'oeuvre dans ces petites organisations. Il s'agit de l'encadrement de l'activité humaine par des dispositifs plus que par des relations de proximité. Le management désincarné vous dit quoi faire, comment le faire et pourquoi le faire, instaurant alors un rapport social, mais sans relations qui empêchent la régulation au fil de l'activité.

Je finirai en soulignant mon embarras avec le terme d'uberisation. Vous avez compris, avec le cas du bricolage, qu'un bricoleur qui effectue quelques missions dans la semaine avec sa perceuse et sa truelle n'est pas du tout dans la même situation qu'un chauffeur Uber surendetté, qui a passé maints examens pour arriver là, de la même manière qu'une babysitteuse qui passe par ces plateformes ou quelqu'un qui loue son appartement sont dans des situations à chaque fois singulières.

Dit rapidement, la part du capital et du travail dans chacun des secteurs détermine ou non un endettement, qui rend l'activité plus ou moins occasionnelle, et donc un rapport objectif et subjectif différent à l'activité. La nature de la tâche est aussi très variable : elle est plus ou moins taylorisable, plus ou moins prescriptible, plus ou moins contrôlable. Par exemple, le bricolage est difficile à théoriser et à contrôler, contrairement à une livraison de pizzas.

On voit aussi que tout cela varie selon la possible délocalisation de la tâche. Le bricolage, par définition, n'est pas délocalisable, contrairement à des tâches de traitement numérique dans le microtasking.

Bien évidemment, comme j'ai essayé de le souligner, les utilisateurs de ces plateformes ont des trajectoires sociales très diverses, sont plus ou moins victimes de discrimination sur le marché du travail, ont des qualifications, des âges et des sexes variables et sont des personnes qu'on ne peut homogénéiser facilement d'un point de vue sociologique.

Pour conclure, ces systèmes de bricolage relèvent de la débrouille. Pour les travailleuses et les travailleurs qui y recourent, c'est mieux que rien. Le fait d'être son propre patron peut être vécu dans un premier temps positivement, comme certains le disent, mais ils n'y croient pas longtemps. En réalité, l'extension de cette forme d'emploi ressemble de plus en plus à ce qui se passe dans les pays du Sud, où le salariat n'est pas dominant. J'encadre des thèses d'Haïtiens : cela fait penser au marché du travail en Haïti. C'est le système de la débrouille permanente où, si l'on a un petit talent ou une petite compétence, on peut réaliser une tâche ou une autre, tout cela en dehors des systèmes de solidarité, évidemment de la sécurité sociale, majoritairement aussi de l'impôt et des solidarités professionnelles ou des collectifs.

Parler d'uberisation me semble donc compliqué. Ce terme pourrait nous faire croire que toutes les places de marché fonctionnent comme Uber, ce qui est vrai techniquement mais faux sociologiquement. Vous aurez compris aussi que tout cela n'est pas très nouveau. Si on prend un peu de recul sociologique, cela prolonge des faits sociaux anciens.

Je n'ose vous faire de recommandations, mais je vous conseille d'affiner votre pensée pour quitter ce terme d'uberisation et envisager que les régulations et les politiques publiques puissent être pensées davantage au cas par cas, parce que la réalité est elle-même très diverse. Si nous ne le faisons pas, nous-mêmes, chercheurs, et vous-mêmes, représentants du service public de l'État, nous risquons d'assister à un report de la régulation sur le domaine judiciaire, c'est-à-dire au cas par cas. C'est aujourd'hui surtout le juge qui exerce la régulation politique, tendance sociologique que l'on peut aussi observer ailleurs. Pourquoi pas ? C'est un choix que l'on peut discuter.

Mme Martine Berthet, présidente. - Merci pour cet exposé, qui nous apporte une vision très complémentaire par rapport ce que nous avons entendu jusqu'à présent. Je laisse sans plus tarder la parole au rapporteur. Si vous n'avez pas pu nous transmettre tout ce que vous souhaitiez, je pense que vous en aurez l'occasion au fil des questions qui vont vous être posées. Vous pourrez quoi qu'il en soit, si vous le souhaitez, nous transmettre des éléments écrits à la suite de cette audition.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Nos précédentes auditions ont été très centrées sur les plateformes de travail de la mobilité. Ici, on aborde les plateformes de services à domicile, qu'il faut, je l'ai bien compris, appeler plateformes de marché.

Mme Marie-Anne Dujarier. - Vous pouvez employer les termes que vous souhaitez, monsieur le rapporteur !

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Pourriez-vous nous aider à discerner les similarités qui peuvent exister avec les plateformes des mobilités ? Quel est le tronc commun et quelles sont les différences ? Vous avez parlé d'une constellation de pratiques. Il existe en effet sûrement une grande diversité de services, etc.

Par ailleurs, vous évoquez dans l'un de vos articles le fait que l'économie collaborative a entraîné un passage de l'utopie à la dystopie. Pourquoi et comment ? Quelle analyse faites-vous de ce modèle économique pour l'avenir des métiers et de l'emploi ?

La France cultive une forte originalité sur cette question : il y a par exemple, dans le milieu de l'artisanat, autant de métiers que de professions.

J'ai bien compris en vous écoutant qu'il existait un capitalisme de plateforme. Le capital produit du capital, mais où réside le coût du travail dans ces plateformes de marché ?

Nous poserons la question à des économistes, mais je pense que la réponse peut être intéressante du point de vue des sciences que vous pratiquez. Existe-t-il toujours un coût du travail ? Comment peut-il se définir ?

Enfin, la politique appartient à tout le monde, chacun dans ses fonctions, mais plus on la définit ensemble, plus elle fait l'objet d'un débat, et meilleure est la loi. La loi a toujours ses limites d'appropriation démocratique. Que faut-il faire pour réguler ce qui dysfonctionne en termes de droit du travail et de protection sociale ?

Mme Marie-Anne Dujarier. - Je risque de vous décevoir, car il y a beaucoup de questions sur lesquelles je n'ai pas particulièrement enquêté. Je fais partie des sociologues qui essayent de ne parler que de ce qu'ils ont étudié. Je vais néanmoins essayer de répondre à vos questions.

Le parallèle avec la mobilité m'embarrasse d'entrée de jeu, car il existe à ma connaissance dans la mobilité deux ou trois modèles. Uber est l'arbre qui cache la forêt avec ses VTC. Il existe également toute la mobilité à vélo ou à scooter et trottinette. Vous pouvez comme moi observer la diversité des objets roulants dans Paris pour effectuer les livraisons. La livraison de repas à vélo ne repose pas du tout sur le même modèle qu'Uber. Ce n'est même pas la même sociologie. On le voit à l'oeil nu : les livreurs à vélo sont essentiellement des sans-papiers qui sont dans le système de marchandage. Ils utilisent des adresses faites par d'autres, qui sous-traitent à des gens sans papiers. Ce n'est pas le cas d'Uber, à ma connaissance. Uber représente un investissement très important. On revient là sur l'importance du capital face au travail dans la création de valeurs. Un vélo, c'est quand même moins cher. Tout cela détermine la sociologie des offreurs. Le système de la mobilité lui-même n'est donc pas homogène. Je renvoie toujours à la singularité des modèles.

On pourrait considérer que le tronc commun à tous ces systèmes, c'est l'utilisation de places de marché numériques. Je vous renvoie la question : quand vous parlez d'uberisation, quel est le plus petit dénominateur commun que vous vous voyez apparaître derrière ce terme ? Pour ma part, je n'en vois pas.

Si c'est l'outil, cela veut dire que Facebook, Uber et Airbnb représentent la même chose. Or, ce n'est pas le cas. Si c'est le fait d'avoir recours à du travail à la tâche, Uber et l'université représentent la même chose. Peut-on dire que l'université est uberisée parce que 70 % des cours sont donnés par des vacataires, payés beaucoup moins bien qu'Uber d'ailleurs, quand ils sont payés ? Beaucoup de travaux intellectuels se font déjà sous forme de travail à la tâche. Le travail à la tâche n'est pas un phénomène nouveau.

Si ce n'est pas du travail à la tâche, peut-on considérer qu'on est dans le discours que les startups tiennent à propos d'elles-mêmes, un peu héroïque et qui dit créer de l'emploi, ce qui est faux ? En réalité, les startups créent de l'activité rémunérée, mais pas de l'emploi, en tout cas pas au sens de salariat, ou très peu.

Je vous retourne donc la question. Vous me demandez de définir un tronc commun : je ne suis pas sûr qu'il en existe un.

On est en train de débattre là de nos catégories de pensées, qui sont aussi des catégories de pensées juridiques. J'ai dit que le mot d'uberisation m'empêche de penser - et c'est peut-être le principal message que j'essaye de faire passer : si l'on continue à chercher à établir des catégories qui mélangent des réalités économiques et sociologiques très diverses, on va être en difficulté pour penser, réguler et faire de la politique.

Je n'ai peut-être pas réussi à vous convaincre mais, en tout cas, la diversité des usages sociaux de l'outil numérique que sont les places de marché, de mon point de vue, ne permet pas de créer une catégorie homogène qui nous aiderait à penser et à réguler cela politiquement.

Je suis de ce point de vue en désaccord avec mes collègues juristes qui parlent d'uberisation. Nous avons beaucoup de débats à ce sujet. On peut réguler Uber. Uber est très particulier. La diversité des régulations politiques et juridiques autour d'Airbnb, Uber, Deliveroo, pour ne pas les citer, est à chaque fois singulière. Ce ne sont pas les mêmes problèmes, ce ne sont pas les mêmes personnes, ce ne sont pas les mêmes secteurs d'activité, ce ne sont pas les mêmes professions. Je vous renvoie donc volontiers la première question : vous-même, quel tronc commun voyez-vous dans l'uberisation ? Que met-on dans ce terme ? Moi, je ne vois rien. Je vois Uber, mais je ne vois que cela.

J'ai en effet écrit un article sur l'économie collaborative dans la Revue française de socio-économie (RFSE), si je me souviens bien, qui analyse des usages de l'expression d'économie collaborative. Cet article est déjà périmé. Il fut une époque, il y a une dizaine d'années, où l'on parlait d'économie collaborative. Il y a eu, à propos de ces places de marché, un discours extrêmement confiant sur le fait qu'on allait créer de nouvelles horizontalités, dans des échanges écologiques, sympathiques, de proximité. Tout était soudain devenu rose.

Internet est un « marronnier ». Internet, ne l'oublions pas, a une double origine, militaire, d'une part, et plutôt libertaire, d'autre part. À chaque fois qu'une innovation intervient sur le réseau, un discours libertaire dit qu'on a résolu les problèmes de rapports de force, de hiérarchie, d'exploitation ou de dégâts écologiques.

Très vite, on s'aperçoit qu'en régime capitaliste, sans aucune surprise, ces plateformes deviennent des entreprises capitalistes. C'est d'une logique absolument implacable. L'économie collaborative qui promettait de l'intermédiation de marché sans profit a été dévorée, écrasée, laminée par les entreprises capitalistes qui avaient des investisseurs et des moyens infiniment plus grands pour mettre ces systèmes en place.

Je reste très étonnée que des services publics n'organisent pas des plateformes de taxis aussi performantes qu'Uber dans les villes. Pourquoi les services publics ne le permettent-ils pas ? Ce sont des places qui n'ont pas été prises. Il y a sans doute à cela plein de raisons que j'ignore. Ce n'est pas forcément une critique, mais on pourrait imaginer que les services publics deviennent des intermédiaires non marchands entre des offres et des demandes de services publics. Cela ne me choquerait pas. Or vous le savez comme moi, être dans une organisation marchande ou non change beaucoup le destin du service rendu.

Oui, on est passé de l'utopie à la dystopie, puisque ces intermédiaires de marché, qui se sont très vite constitués en oligopole, voire en monopole, ne payent pas d'impôts - le Sénat a fait un très bon rapport à ce sujet -, développent du travail à la tâche hors des solidarités, alors qu'il fut une époque où l'on était dans un discours très utopique et élogieux sur ce sujet.

Vous l'aurez compris, je ne suis pas techno-déterministe : je ne pense pas que les techniques déterminent les rapports sociaux. Tout mon exposé a tenté de vous démontrer que cette nouvelle technologie ne fait que reproduire et poursuivre des faits sociaux.

Cela me permet d'effectuer une transition parfaite à propos de votre troisième question : comment l'uberisation change-t-elle les emplois et les métiers ? En posant cette question, vous mettez l'uberisation en cause dans la transformation des emplois et des métiers. Pour moi, l'analyse est inverse : je pense que les politiques publiques concernant l'emploi et les métiers favorisent l'émergence d'entreprises comme Uber. J'inverse profondément le raisonnement : Uber ne pourrait exister sans des politiques publiques qui en permettent l'existence. Par exemple, ce qui fonctionne très bien sur ces places de marché réside dans le fait que de nombreuses personnes se battent pour y travailler. Supprimer le chômage, il n'y a plus de telles places de marché ni de travail à la tâche !

Ce sont plutôt les conditions sociales qui font que ce type d'organisation du travail peut exister sans entrer dans les politiques publiques qui les précèdent, nationales comme mondiales. On est pris là dans quelque chose de plus grand que la dimension nationale.

Finalement, ces formes d'entreprises et de mise au travail sont des résultantes de faits sociaux beaucoup plus profonds. L'éloge de l'entrepreneuriat de soi et le fait que chacun se considère comme un capital ou une entreprise ont été signalés en 1979 par Michel Foucault. Ce sont donc des choses assez anciennes. Ce sont des faits sociaux de fond.

S'agissant du coût du travail, j'ai envie de vous renvoyer la question : s'agit-il du coût pour l'État, pour l'employeur, pour celle ou celui qui travaille, pour le conjoint ou la conjointe, qui sont également concernés en général ? Il est pour moi très difficile de répondre. Pour l'employeur, j'ai essayé de démontrer que ce système permet d'externaliser tous les coûts invisibles de la mise à disposition d'une force de travail efficace - formation, solidarité, santé, périodes de sous-emploi. Cela réduit considérablement le coût du travail.

C'est d'ailleurs une technique d'emploi très utilisée dans l'Europe précapitaliste, sous forme de domestic system. Cette embauche à la tâche se pratiquait beaucoup dans le textile. On fournissait le tissu et on demandait tant de pièces. Femmes, enfants, vieillards, tout le monde à la maison s'y mettait, et on était payé à la pièce. C'est donc un système très ancien, qui permet de réduire considérablement le coût de l'emploi par rapport au salariat qui, grâce aux luttes sociales, a permis d'intégrer la formation, l'organisation, la prise en charge des questions de santé, des accidents du travail, etc. Ici, les gens sont nus. Ils n'ont que leur force de travail et doivent prendre en charge tout le reste.

On peut aussi parler du coût du travail pour l'État. Combien coûte à l'État le fait d'avoir affaire à des classes populaires qui sont dans des systèmes qui les rémunèrent très mal en les faisant travailler beaucoup et en les exposant à tous les risques ? N'y a-t-il pas un coût pour la société et pour l'État en particulier ? On peut aussi se poser la question du point de vue des conjointes : on sait bien que, bien souvent, le travail domestique non rémunéré permet de reproduire la force de travail des hommes qui sont embauchés par les entreprises, qui bénéficient au fond de ce travail domestique gratuit. Je vous renvoie en particulier aux travaux de Maud Simonet sur ce point.

Je suis d'accord avec vous à propos de la régulation collective : la politique est une affaire commune. Je suis embarrassée car, pour réguler quelque chose, il faut avoir un point de vue sur la question. Je pense qu'il existe aujourd'hui beaucoup de régulations de ces systèmes, qui sont porteurs de politiques publiques très explicites. Par exemple, l'État, les collectivités locales et les ministères sont très élogieux concernant les startups et la création d'entreprises et en financent beaucoup. Nombre de subventions publiques sont accordées à ces systèmes. C'est donc déjà une politique publique de régulation, une régulation qui vise une certaine conception politique du monde.

Quelle régulation mettrais-je en place si j'étais aux manettes ? Il s'agit là de mon opinion personnelle. Elle n'a pas d'intérêt ici. C'est votre métier...

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - C'est une activité, non un métier !

Mme Marie-Anne Dujarier. - Vous avez raison, nous sommes d'accord. On peut débattre - d'ailleurs tout le monde débat -, mais il m'est difficile de répondre à la question des régulations si je ne sais pas quelle est leur visée politique. Si je veux développer l'entrepreneuriat populaire, la régulation actuelle fonctionne très bien. Si je veux étendre la sécurité sociale à toutes les femmes et tous les hommes qui travaillent ou qui ne travaillent pas, jeunes ou vieux, qualifiés ou non, je régulerai les choses autrement. Cela dépend aussi de mes options politiques. Je ne peux pas répondre à la question de la régulation tant que je ne sais pas quelle politique il s'agit de réguler.

En tant que sociologue, j'observe que la tendance est de confier de plus en plus ces régulations au juge, qui a justement la capacité de juger des cas singuliers. Or chaque cas est particulier. Le bricolage, ce n'est pas le microtasking. Ce n'est pas Deliveroo, ce n'est pas Uber, ce n'est pas Airbnb. Ce sont des choses différentes, avec des enjeux financiers très différents.

Je n'ai pas répondu à la question des professions. Le terme de « profession », en sociologie, est peu maniable, mais j'ai le sentiment que ces places de marché attirent plutôt des gens qui n'ont pas de profession, ou dont les professions peinent à se vendre sur le marché de l'emploi salarié. Ce sont plutôt des gens sans qualification et prêts à changer de tâches et d'activités, sans être dans une appartenance professionnelle forte.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Cette mission a commencé début juillet et doit remettre son rapport fin septembre. Nous travaillons en accéléré. Nous essayons donc de trouver des éléments de continuité et sommes en mouvement perpétuel.

Je trouve qu'on ne débat pas tellement de l'uberisation et de la mise en plateforme de la société. C'est une opinion personnelle. L'uberisation est cependant un cheval de Troie, et vous avez raison de nous conseiller de ne pas en faire une cible unique. Ce qui nous occupe, c'est le nouveau management.

Ce dernier peut se réaliser sur les mêmes fondamentaux qu'il y a un siècle, mais si on ne le décortique pas, on ne risque guère de le contester. C'est pourquoi nous travaillons aussi sur la question du management algorithmique. Peut-être n'était-ce pas clair dans mon propos.

Mme Marie-Anne Dujarier. - Si, tout à fait.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - J'entends que vous me renvoyiez ma question, mais vous avez trouvé la réponse, en tous cas à mes yeux. Vous avez parlé de marketplaces numériques : c'est là le tronc commun. Il nous faut dégager des pistes qui interrogent le droit du travail, le politique, le sociologue, les questions de la santé au travail. C'est le but.

Mme Marie-Anne Dujarier. - Je suis dubitative à propos de l'hypothèse que nous serions dans une uberisation de la société. Il ne faut pas oublier que le salariat et le fonctionnariat restent un statut extrêmement majoritaire, 84 % de l'activité si je me souviens bien. On n'est pas encore tous uberisés, loin de là !

Je ne suis donc pas à l'aise avec l'expression d'uberisation de la société. Il y a en France 30 000 chauffeurs Uber sur 29 millions d'actifs. Ce n'est pas une majorité. Je pense que c'est plutôt la société qui fabrique Uber, non l'inverse. C'est mon point de vue.

Je pense qu'il est dangereux d'en faire une généralisation : ce n'est pas parce que quelques secteurs de l'économie sont en train de mettre en place ce système qu'il est amené à se répandre dans toute la société. On n'a pas eu le temps d'en parler, mais ce système a plein de limites endogènes. Il ne fonctionne pas si bien. Les marketplaces ne gagnent pas tant d'argent. Il n'est pas certain que ce soit amené à se développer dans toute la société.

Un mot sur le management algorithmique : vous comme moi sommes, en tant que travailleuses et travailleurs, mais aussi consommateurs et consommatrices, de plus en plus amenés à voir notre activité encadrée par des dispositifs. Vous achetez un billet de train dans une gare, quelque chose sur Internet ou vous scannez vos courses dans un supermarché : nous sommes de plus en plus à avoir affaire à des choses plus qu'à des gens dans l'encadrement de notre activité en tant que travailleurs et consommateurs.

Tout cela est rendu possible par des machines dites intelligentes, qui nous amènent à être de façon croissante dans du management sans relation, un management à distance, un management désincarné qui, quand il est bien fait, d'une certaine manière, offre une certaine facilité mais qui, dès qu'il y a un aléa, une incertitude, une situation non pensée par l'algorithme, devient cauchemardesque parce qu'on se retrouve face à une machine. Cela donne lieu d'ailleurs à des scènes cocasses que vous connaissez tous : qu'on soit consommateur ou travailleur, on se met à insulter une machine, à lui donner des coups. Je l'ai constaté, dans les gares notamment. Quelqu'un qui insulte la machine ou lui donne un coup, c'est quelqu'un qui essaye de réguler quelque chose, mais qui a affaire à une machine et non à de l'intelligence humaine. Ce sont des rapports sociaux sans relation qu'Uber et les marketplaces mettent en place, c'est-à-dire qui instaurent un rapport social très fort dans l'encadrement de l'activité, avec des enjeux financiers importants, sans relation humaine, donc sans régulation interpersonnelle. Cela crée évidemment de la violence.

Notons que l'intelligence artificielle n'est précisément pas très intelligente. Il existe toute une tradition d'analyse de l'automatisme chez Simondon, Leplat, que Cassilli poursuit à propos des algorithmes, etc. L'intelligence artificielle n'est en tout cas pas encore aussi intelligente que nous, et n'a par ailleurs rien d'artificiel. Un algorithme est fabriqué et utilisé par des humains. Le management algorithmique intervient à travers des écrans, qui cachent les personnes qui élaborent l'algorithme et ne montrent que le résultat de leur travail. N'oublions jamais qu'il y a derrière des professionnels, qui prennent d'ailleurs une place sociale de plus en plus importante. Peut-être y aurait-il des choses à faire de ce côté.

M. Olivier Jacquin. - Madame Dujarier, il est enthousiasmant de vous entendre. Vous êtes véritablement disruptive par rapport aux propos convenus qu'on entend et qui provoquent un certain nombre de confusions.

Je reviens sur votre critique de la définition du mot d'uberisation. Vous avez bien compris que ce qui nous intéresse, c'est l'impact sur le travail. Je viens de rechercher la définition d'uberisation. Le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) ne l'a pas encore enregistré et propose « upérisation », qui est un processus de stérilisation des produits alimentaires. Cependant, le Larousse, très classiquement, donne une définition d'uberisation relativement claire, et parle de l'arrivée d'un nouvel acteur sur le marché et de ses impacts sur le travail notamment.

C'est ce qui nous intéresse particulièrement, et c'est en cela que l'uberisation est devenue un mot commun. Vous avez raison : il ne faut pas tout regrouper sous ce terme, parce qu'on arrive à une grande confusion, et vous venez de nous démontrer qu'il est impossible de réguler les choses autrement qu'au cas par cas.

Ne pouvez-vous nous aider à donner une définition plus précise des plateformes de marché et d'intermédiation, que nous appelons, nous, des plateformes de travail, qui impactent le travail au XXIe siècle ?

Par ailleurs, vous demandiez, avec une douce provocation, pourquoi la sphère publique ne s'est pas saisie d'algorithmes et ne propose pas de services publics à base de systèmes d'intermédiation. Je retourne la question à la sociologue qui est devant moi : pourquoi, selon vous, la sphère publique, dans ces dernières décennies, ne s'est pas véritablement saisie de ces nouveaux outils, de ces nouveaux potentiels ?

Celui qui vous parle est agriculteur. Je constate que, dans un champ très pointu, la distribution des aides de la politique agricole commune (PAC) a été complètement numérisée, dans une profession qui n'était pas spécialement encline à l'utilisation d'algorithmes. Or la fonction publique a produit nombre de modèles pour accéder à l'outil informatique, jusqu'à se déplacer chez des personnes qui refusent ledit outil. C'est donc une question de volonté politique. Quand on veut tuer le Trésor public, on met en place des plateformes assez efficaces et fonctionnelles, et tant pis pour ceux qui sont frappés d'illectronisme !

M. Ludovic Haye. - Certains cherchent clairement le profit avec l'uberisation, alors que d'autres souhaitent simplement simplifier le marché du travail et l'adapter à notre société. Exploitation et adaptation sont deux thèmes très importants à distinguer.

Mme Marie-Anne Dujarier. - Je reste dubitative quant au fait de dire que les marketplaces numériques constituent votre tronc commun : Facebook, ce n'est pas Uber, ce n'est pas Airbnb. Ce ne sont pas les mêmes problèmes. Je ne suis pas sûre qu'il existe de tronc commun. Peut-être faut-il renoncer à trouver un chapeau pour regrouper ces nouvelles pratiques sociales.

Je partage tout à fait le point de vue de M. Jacquin sur les problèmes d'illectronisme, qui constituent un véritable drame. L'utilisation qui peut être faite des dispositifs numériques dans les services publics exclut les demandeurs d'emploi ou les postulants à la retraite de manière tragique. Je ne sais pas si c'est l'objectif, mais cela permet en tout cas de faire de grosses économies sur les services publics, et c'est un problème.

J'ai évoqué la possibilité pour les services publics de devenir intermédiaires de marché afin de ne pas laisser la main aux seules entreprises capitalistes en matière d'intermédiation marchande et d'offres et de demandes de services, que ce soit des services de transport à la personne ou autres. Le numérique n'est pour moi qu'un moyen et non le chapeau qui relierait toutes ces pratiques.

S'agissant de l'impact sur le travail, le mot travail lui-même est très compliqué. Nous arrivons à un moment de notre civilisation où ce terme mériterait peut-être d'être « déplié ». Il charrie tellement de significations et de valeurs qu'il amène beaucoup de quiproquos. Si on déplie le mot travail en considérant qu'il recouvre à la fois la notion d'emploi, d'activité et de production, on pourrait dire que ces places de marché qui emploient des hommes et des femmes à la demande, pour réaliser des tâches très mal payées, créent un emploi à la demande, payé à la tâche, en dehors de toute solidarité nationale. Du point de vue de l'activité, derrière la tâche visible, il existe beaucoup d'autres tâches invisibles, qui doivent être réalisées sous la contrainte de la temporalité du marché. C'est le marché qui dicte le rythme de l'activité. Notons par ailleurs que le temps de l'activité productive déborde largement le temps de l'activité rémunérée.

Enfin, il existe une dernière dimension du travail qu'on a tendance à oublier, à une époque où pourtant la question se pose de manière très importante : l'utilisation de cette main-d'oeuvre prête à beaucoup voire à tout par besoin financier peut amener à produire des choses qui ne vont pas forcément dans le sens d'une révolution écologique, à laquelle les sociétés aspirent de plus en plus.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Nous restons à votre disposition pour recueillir des réponses à des questions que nous n'avons pas posées ou que nous avons mal posées. Vous pourrez prendre connaissance de notre rapport le 29 septembre. Il comportera tout un champ d'investigations à partir des questionnements que nous aurons récoltés, car ceux-ci font sens. Nos conclusions revêtiront bien entendu une forme politique Un certain nombre d'éléments vont s'inviter au débat dans les mois qui viennent.

Notre mission dressera un diagnostic et établira des préconisations. Ceci doit à mes yeux mobiliser plusieurs commissions permanentes du Sénat, car on touche à des domaines très différents. Il serait bon qu'une sorte de « navette » intelligente s'instaure entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur ces questions. Ce n'est pas un problème d'enjeu idéologique, mais je pense que ces sujets méritent d'être traités de façon politique.

La réunion est close à 10 heures 15.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Sophie Taillé-Polian, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Audition de Mmes Aurore Vitou, adjointe à la sous-directrice des relations de travail à la direction générale du travail (DGT), Stéphanie Cours, cheffe du bureau du pilotage du système d'inspection du travail à la DGT et M. Bastien Espinassous, chef du département stratégie de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP)

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je vous prie d'excuser Martine Berthet, présidente de notre mission d'information, qui est retenue.

Notre mission d'information est chargée d'examiner l'impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi - donc bien au-delà de ce qu'on appelle l'uberisation.

Après avoir auditionné des chercheurs, des sociologues, des représentants des plateformes et des travailleurs indépendants, il nous a paru nécessaire d'entendre les administrations chargées des relations de travail, du contrôle du respect de la réglementation du travail et de la formation professionnelle. Vous représentez, Mesdames, la sous-direction des relations de travail de la direction générale du travail et son bureau du pilotage du système d'inspection du travail. Quant à vous, Monsieur, vous dirigez le département stratégie de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle.

Notre mission d'information avait souhaité entendre aujourd'hui des représentants de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), mais celle-ci a décliné notre invitation, prétendant ne pas disposer de données récentes sur le sujet qui nous intéresse. Nous pourrons renouveler l'invitation mais, d'ores et déjà, nous nous étonnons de ces lacunes, qui illustrent la difficulté de la tâche entreprise. En effet, les travailleurs des plateformes ne sont généralement pas comptabilisés à part du reste des travailleurs indépendants, ce qui rend difficile d'évaluer précisément l'ampleur de la « plateformisation » de l'économie.

Dans le cadre de nos travaux, nous nous intéressons tout particulièrement aux conséquences du management algorithmique sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes en termes de risques professionnels, physiques comme psycho-sociaux.

Nous étudions également le cadre de l'activité de ces travailleurs, c'est-à-dire la façon dont le tarif de leurs prestations est fixé, leurs perspectives d'évolution professionnelle, la portabilité de leurs données personnelles exploitées par les plateformes - je pense en particulier, mais c'est encore un point à débattre, qu'il y a une confusion entre les données personnelles et professionnelles à l'article 22 du règlement général sur la protection des données (RGPD) -. Nous nous intéressons également aux conditions du dialogue social avec les plateformes. Dans notre rapport, nous dresserons un état des lieux de l'environnement dans lequel évoluent toutes celles et tous ceux qui mettent à disposition leur force de travail au travers des plateformes et formulerons des propositions d'amélioration de leur condition.

Je vous propose, pour commencer, de nous présenter, sous forme de propos liminaire, les principaux éléments que vous pouvez porter à notre connaissance.

M. Bastien Espinassous, chef du département stratégie de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). - Les éléments dont nous disposons sur l'uberisation ont été rendus publics, en particulier l'étude de la Dares d'août 2017 et le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) de mai 2016. Si l'on constate une augmentation du nombre de travailleurs indépendants, cette catégorie reste minoritaire, même si des secteurs sont affectés dans leur ensemble - via les nouveaux modèles économiques de la numérisation, et la désintermédiation, qui crée un service plus rapide. Le secteur de la formation, par exemple, est directement touché par ces deux aspects, numérisation et désintermédiation.

Il est difficile de déterminer si les travailleurs accèdent à la formation à partir de leur expérience sur les plateformes. Environ 3 millions de comptes personnels de formation (CPF) ont été ouverts, dont 98 000 par des travailleurs non-salariés, mais nous ne connaissons pas la part des travailleurs des plateformes. Nous ne disposons pas non plus de données précises sur les reconversions professionnelles de ces travailleurs.

Cependant, il y a des initiatives dans ce domaine. Je pense au groupe de travail sur les Future work skills présidé par les PDG d'Uber et d'Orange, qui s'intéresse aux évolutions concrètes du travail à l'heure digitale, pour définir un référentiel commun et favoriser les transitions professionnelles. Je pense également à une initiative d'Uber et de la RATP qui tend à établir des passerelles entre les métiers des deux structures, pour favoriser les transitions entre les deux entreprises.

Voilà, en quelques mots, nous en sommes à défricher ces nouvelles formes d'emplois et les façons dont elles s'organisent.

Mme Stéphanie Cours, cheffe du bureau du pilotage du système d'inspection du travail à la direction générale du travail (DGT). - Les activités concernées par l'irruption de plateformes sont diverses. Pour la restauration, on pense surtout à la livraison de repas, mais il y a aussi la fourniture d'extras. Dans le transport, il y a notamment le déménagement. L'aide à la personne, aussi, s'organise autour de plateformes de mise en relation, pour la garde d'enfants ou l'aide aux personnes âgées, voire l'assistance aux animaux. Même l'enseignement à titre onéreux de la conduite de véhicules est concerné ! Dans le secteur du tourisme, il arrive que des visites guidées soient organisées via des plateformes. Je pense également au transport maritime, mais aussi à l'aviation, où se développent des systèmes comparables au covoiturage, qui organisent la mise en relation entre des clients et des skippers ou des pilotes d'avions privés. Dans le bâtiment, et notamment pour le bricolage chez les particuliers, des plateformes se développent. Dans le secteur de la collecte de données, enfin, on voit se développer des plateformes de mise en relation entre des marques, des annonceurs, et des personnes sélectionnées pour procéder à des enquêtes marketing.

Les risques professionnels auxquels sont exposés les travailleurs des plateformes sont les mêmes que ceux auxquels seraient, ou sont, exposés les salariés dans ces secteurs. Le risque routier pèse sur toute la population de livreurs à vélo. Même chose pour les ports de charges : nous voyons tous ces livreurs passer avec d'énormes sacs sur le dos. Les troubles musculo-squelettiques existent aussi, puisque ces livreurs prennent toujours les mêmes postures. Une durée du travail excessive fait également courir des risques pour la santé. Je pense aussi à la charge mentale et aux risques psychosociaux, que vous évoquiez au travers des conséquences de la gestion par un algorithme. La charge mentale est liée aux délais de livraison, à la gestion de la déconnexion, et aux risques liés à l'activité. Il est difficile de dresser un état des mesures prises par les plateformes pour la prévention des risques professionnels. La charte - facultative - qu'elles peuvent mettre en place y fait clairement référence.

Quelle est l'action de nos services sur ce sujet ? Elle dépend de la réalité du statut de travailleur indépendant. S'il s'agit réellement d'un travailleur indépendant, le cas ne relève plus du contrôle de l'inspection du travail, dont l'axe de compétences tient au statut de salarié. Nous devons donc vérifier la réalité de ce statut d'indépendant et, le cas échéant, lorsque les conditions du travail indépendant ne sont pas réunies, engager les suites, notamment pénales, qui mènent à la requalification, que l'inspection du travail ne peut prononcer d'elle-même. Nous avons donc une action de contrôle.

Au premier semestre 2021, nous l'avons concentrée sur les livreurs de repas à vélo, qui constituent une part importante de l'activité des plateformes, où se conjuguent beaucoup des risques professionnels que j'évoquais à l'instant. Nous avons ainsi conduit une vingtaine d'opérations de contrôle, ce qui est assez lourd, puisque cela consiste à aller contrôler les livreurs directement sur la route. Ces opérations, menées en concertation avec un certain nombre de partenaires, ont mis en lumière un certain nombre de points. Outre la remise en cause, parfois, du statut d'indépendant, nous avons détecté des dérives ou des écarts par rapport à la règle, qui sont en train de faire l'objet de suites pénales.

Mme Aurore Vitou, adjointe à la sous-directrice des relations de travail à la DGT. - L'une des priorités du Gouvernement, pour réguler le secteur des plateformes, est de s'appuyer sur le dialogue social, notamment sectoriel. L'ordonnance du 21 avril 2021, qui détermine les modalités de représentation des travailleurs des plateformes, constitue une première brique de la construction d'un dialogue social structuré. Elle est centrée sur les plateformes de la mobilité qui ont une responsabilité sociale, c'est-à-dire celles qui fixent les prix et les caractéristiques de leurs prestations. En effet, ce sont celles qui présentent les déséquilibres les plus importants dans les relations commerciales. L'objectif initial était de viser toutes les plateformes, et de renvoyer à un décret, mais le Conseil d'État a considéré qu'il était plus sûr de renvoyer à la catégorie des plateformes de la mobilité, qui a été reconnue par le Conseil constitutionnel comme une catégorie objective. Pour les autres, on n'a pas encore identifié de plateformes qui fixent à la fois le prix et les caractéristiques de leurs prestations. Rien n'empêchera dans l'avenir un élargissement à d'autres secteurs d'activité.

C'est une première brique, qui doit être complétée. Un projet de loi d'habilitation est examiné cette semaine en Conseil des ministres à cet effet. Il habilitera le Gouvernement à définir les modalités de représentation des plateformes au niveau sectoriel et les règles du dialogue social.

Ces propositions, inspirées par des travaux antérieurs, doivent encore faire l'objet d'une concertation avec l'ensemble des parties prenantes pour déterminer le contenu de l'ordonnance. La durée de l'habilitation étant de dix-huit mois, nous aurons le temps de conduire une concertation approfondie. Pour le dialogue social par plateforme, l'idée est de s'appuyer sur les propositions qui pourront être faites par les représentants des plateformes et des travailleurs au niveau sectoriel.

L'ordonnance du 21 avril 2021 a créé une autorité de régulation des relations sociales des plateformes d'emploi, qui devrait être mise en place de manière effective à l'automne. Elle organisera les élections concernant les travailleurs des plateformes mais aussi la protection des représentants des travailleurs. Les textes d'application doivent encore être rédigés mais, opérationnellement, le Conseil d'État n'a pas identifié de problème juridique. D'ailleurs, le nombre de représentants des travailleurs devrait être relativement limité.

Sur les algorithmes, cette autorité devrait avoir un rôle à jouer. Pour l'instant, elle est très centrée sur le dialogue social, mais le projet de loi adopté cette semaine en Conseil des ministres complète ses missions en lui donnant un rôle de médiateur, en cas de différend entre les travailleurs des plateformes et les plateformes, et une fonction d'observatoire, pour formuler des propositions favorisant la transparence dans les algorithmes. Elle devra se doter d'une expertise en la matière.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Merci pour ce panorama global, qui élargit notre vision au-delà des activités liées à la mobilité : il y a bien un impact sur les métiers et l'emploi ! Pour moi, toutefois, il n'y a pas des plateformes qui auraient des responsabilités sociales et d'autres qui n'en auraient pas.

Mme Aurore Vitou. - Juridiquement, une plateforme à une responsabilité sociale si elle fixe le prix et les caractéristiques de la prestation. Il s'agit d'un concept juridique spécifique.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - J'insiste : il y a des contrats de travail, commerciaux, et toute une série de secteurs où les activités sont peu couvertes par de tels contrats. C'est un sujet complexe, avec un certain vide juridique... Vous avez abordé la question du dialogue social, et mentionné le récent texte adopté en Conseil des ministres, ainsi que les travaux de la mission confiée à M. Jean-Yves Frouin, et le rapport de M. Bruno Mettling. De quels pouvoirs l'agence de régulation des plateformes sera-t-elle dotée ? Ce projet de loi mettra-t-il la question de la rémunération des travailleurs des plateformes dans le dialogue social ?

Quels droits pourraient être renforcés pour ces hommes et ces femmes en activité économique dans des plateformes de travail ou de marché ? Quelle est la nature des discriminations dans le management algorithmique ? Je comprends qu'il est difficile pour l'inspection du travail d'intervenir quand le statut du travailleur est indépendant. Mais dans mon expérience, j'ai rencontré aussi bien des hommes et des femmes qui avaient ce statut de travailleur indépendant que d'autres qui n'avaient quasiment aucun statut, et un contrat très peu avantageux. Comment, concrètement, l'inspection du travail intervient-elle dans ces communautés de travail souvent éclatées et isolées ?

Mme Aurore Vitou. - L'ordonnance publiée en avril 2021 donne à l'autorité de régulation un rôle centré sur le dialogue social : elle est chargée d'organiser l'élection des représentants des travailleurs pour les plateformes de VTC et de livraison. Sa deuxième mission sera de favoriser le dialogue social. L'idée est d'accompagner les plateformes et les représentants pour les amener à dialoguer ensemble et favoriser la négociation collective, lorsque celle-ci sera possible. L'autorité sera aussi habilitée à autoriser la rupture des relations commerciales entre une plateforme et un représentant des travailleurs, lorsque cette rupture sera prise à l'initiative de la plateforme, en veillant à ce que ce ne soit pas un motif discriminatoire qui la motive. Elle aura aussi un rôle de collecte de statistiques relatives à l'activité des travailleurs des plateformes, pour les transmettre aux représentants des travailleurs, afin que ceux-ci disposent d'un niveau d'information comparable à celui de leurs interlocuteurs - ce qui est indispensable si l'on veut un dialogue social équilibré.

Le projet de loi complétera ces missions par un rôle de médiation. Un médiateur sera chargé d'intervenir en cas de différend entre un travailleur et une plateforme, ce qui peut être une mission lourde. L'autorité aura aussi un rôle d'observatoire du secteur, notamment en matière de pratiques numériques et d'algorithmes, et elle sera chargée de faire des propositions d'amélioration. Elle aura le pouvoir d'exiger des données et de recevoir les personnes qui sont nécessaires à l'exercice de sa mission. Pour qu'elle puisse favoriser la transparence des algorithmes, dans le respect du secret des affaires bien entendu, il faudra qu'elle puisse ouvrir les boîtes noires. Elle devra mesurer le poids des organisations des plateformes au niveau sectoriel. Toutes ces missions devront faire l'objet d'une ordonnance complémentaire après l'adoption du projet de loi par le Parlement.

Mme Dominique Vérien. - Pour requalifier des contrats en salariat, qui doit saisir le juge ? Si, lors d'un contrôle, vous trouvez un vrai lien de subordination - d'ailleurs, comment ce lien est-il établi ? - est-ce au livreur de saisir le juge pour faire requalifier son contrat ? Il risque de ne jamais le faire... Ou avez-vous la possibilité de le faire ? Il y a plusieurs plateformes : Doctolib n'interviendra pas sur les conditions de travail du médecin, alors que Uber peut le faire. Là où vous sentez l'obligation de créer un dialogue social, c'est probablement qu'il y a une espèce de salariat aménagé façon auto-entrepreneur...

M. Olivier Jacquin. - Estimez-vous disposer de données de qualité pour évaluer la population de travailleurs relevant des différents statuts, indépendant ou salarié ? L'arrêt du 4 mars 2020 de la Cour de cassation a laissé entendre qu'il y avait des indépendants fictifs. Il y a maintenant des contrôles de l'inspection du travail, tant mieux ! En 2015, l'Urssaf avait gagné contre Uber pour récupérer des cotisations sur des sommes assez considérables. Mais après qu'Uber a gagné en appel, l'Urssaf n'est pas allée plus loin, et je n'ai pas connaissance d'actions de l'Urssaf pour aller rechercher des cotisations auprès des différentes plateformes, surtout celles qui sont susceptibles de recourir à des indépendants, qualifiés de fictifs par la Cour de cassation.

Comment les plateformes utilisent-elles les données qu'elles collectent sur les travailleurs ? Un syndicat de VTC vient de faire une enquête, qui évoque l'utilisation des données de manière non conforme au RGPD. Une plainte vient d'ailleurs d'être déposée auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) contre Uber pour détournement de données et envoi de ces informations aux États-Unis.

L'ordonnance sur le dialogue social a été contrainte par la problématique des ententes entre travailleurs indépendants. Vous n'avez guère répondu à la question du dialogue autour des rémunérations. Comment comptez-vous avancer sur cette question sensible, qui intéresse prioritairement les travailleurs ? Certains nous disent qu'ils ne veulent pas être salariés dans de mauvaises conditions.

M. Bastien Espinassous. - Les différents rapports montrent qu'avoir une vision claire et continue du périmètre exact des travailleurs des plateformes est complexe. Les données dont on dispose sont organisées en catégories plus larges, qui ne recoupent pas nécessairement la distinction entre les travailleurs des plateformes et les autres.

Mme Stéphanie Cours. - Nous ne disposons pas non plus de données spécifiques à ces travailleurs. Il s'agit d'une catégorie mouvante, et pour l'instant fondue dans celle des travailleurs indépendants. Nous n'avons pas fait de constats de discrimination dans le management par algorithme. L'intervention de l'inspection du travail consiste en un contrôle de la réalité du statut de travailleur indépendant. Selon quelle méthodologie ? Il n'y a pas, comme dans l'entreprise, un lieu de travail, où l'on puisse se rendre pour sonner à la porte et voir ce qui se passe. Cela implique des méthodologies différentes. Nous réalisons donc des contrôles sur la voie publique, en partenariat avec les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement et les contrôleurs des transports terrestres. La requalification potentielle de la relation de travail implique pour nous des suites en matière de travail illégal. Depuis 2014, nous avons créé des unités régionales de contrôle spécialisées en travail illégal : ce sont elles qui sont mobilisées, en partenariat avec tous les acteurs concernés.

Ce n'est pas l'inspection du travail qui prononce la requalification. Elle se borne à analyser la situation. L'établissement du lien de subordination se fait par la mise à jour d'un faisceau d'indices ; au final, c'est le juge pénal qui statue. Il y a deux solutions : soit le travailleur saisit les prud'hommes pour faire requalifier sa situation de travail - avec les limites que vous avez évoquées. Soit la requalification fait suite à une procédure de l'inspection du travail.

Mme Aurore Vitou. - Actuellement, il y a une présomption d'indépendance pour les travailleurs de ces plateformes. Nous souhaitons toutefois promouvoir un dialogue social équilibré. Vous évoquez la rémunération, mais l'ordonnance d'avril 2021 ne parle pas des règles du dialogue social, car le champ de l'habilitation ne le permettait pas. Il y a un problème d'articulation avec le droit de, l'Union européenne, qui considère que la négociation collective entre indépendants est une forme d'entente. La Commission a pris une initiative sur le sujet afin de permettre de la négociation collective, du moins pour les travailleurs des plateformes, qui devrait aboutir à des lignes directrices d'ici la fin de l'année. La rémunération est un point de crispation très important, et la préconisation des missions antérieures est donc de faire figurer ce sujet parmi les thèmes obligatoires de dialogue social. L'instauration d'un prix minimal, ou d'un mécanisme de revenu garanti, pourrait être envisagée.

L'autorité devra autoriser la rupture des relations commerciales des représentants des travailleurs et elle aura aussi un rôle à jouer en cas de baisse d'activité : sans aller jusqu'à la déconnexion, la plateforme peut se contenter de ne plus donner de prestations aux travailleurs. L'autorité pourra vérifier si cette baisse d'activité s'explique par des raisons objectives et non des motifs discriminatoires.

Vous faites état d'une utilisation des données non conforme au RGPD par les plateformes. L'autorité aura un rôle d'observatoire et d'expertise afin de pouvoir saisir la CNIL au besoin.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - La discrimination dans le management algorithmique ne touche pas que les plateformes de travail et de marché. À cet égard, je me permets de vous recommander de tenir compte d'un avis du 2 juin 2020 de la Défenseure des droits et de la CNIL, car certaines discriminations sont identifiées.

Vous nous dites que l'orientation choisie par l'exécutif national, dans le projet de loi, est de partir de la présomption d'indépendance. Donc, vous régulez déjà le sujet, en encourageant la présomption d'indépendance. Tout le reste en découle : le texte ne dit rien des rémunérations... Vous avez parlé de médiation. Si l'on commence à réguler, cela veut dire qu'on veut organiser une médiation en fonction de ses propres conceptions. Comment faites-vous la différence entre médiation et régulation ? Merci, aussi, d'avoir réalimenté le débat que nous avions essayé d'esquiver, sur la question du statut ! Dans votre travail, vous devez tenir compte de la réalité  du statut d'indépendant, qui existe et a fait l'objet d'un travail remarquable par le Sénat, et qui n'est pas la même chose que des femmes et des hommes qui considèrent qu'ils travaillent indépendamment.

Mme Aurore Vitou. - Il existe des obligations des plateformes de la mobilité pour garantir l'indépendance, que le projet de loi vise à compléter. Cela n'empêche pas les contrôles. La médiation est une des missions de l'autorité, et ce n'est pas une mission de régulation. Elle s'exercera en cas de différend entre un travailleur et une plateforme, et son champ reste à déterminer. Le médiateur recevra les parties et, à partir des informations qu'il pourra obtenir et des entretiens qu'il pourra mener, il proposera une solution au litige en fonction du droit applicable, qui ne s'imposera pas aux parties.

M. Olivier Jacquin. - Pour l'Urssaf, dès lors qu'il y a d'indépendance fictive, il y a des pertes de recettes. Or, le Président de la République s'inquiète sur les cotisations retraite... Les manques à gagner sont sans doute considérables. Faute de données fiables, il est difficile de les évaluer, alors qu'une étude d'Uber estimait il y a quelques années le nombre de créations d'emplois à plus de 70 000. Je ne peux pas me satisfaire des réponses que vous, ministère du travail, donnez à ce problème énorme du salaire différé et des absences de cotisations. Pourriez-vous nous donner par écrit des éléments beaucoup plus précis ?

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - C'est une vraie question : alors que d'autres acteurs économiques assument leur responsabilité sociale, on observe depuis une dizaine d'années un bouleversement de l'organisation du travail dans un certain nombre d'activités et de secteurs. Nous interrogerons directement l'Urssaf, ainsi que la Dares : il nous faut des réponses. L'impatience et l'exigence concernent à bon droit les politiques, mais nous devons aussi en avoir vis-à-vis des acteurs économiques.

M. Olivier Jacquin. - Avez-vous prévu de contrôler le numéro trois de la livraison, plateforme qui fonctionne avec un modèle très différent et avec des CDI ?

Mme Stéphanie Cours. - Je comprends votre frustration, mais nous ne sommes pas en mesure de vous répondre. Sachez toutefois que l'ensemble des procédures pénales qui sont diligentées par l'inspection du travail en matière de travail illégal sont communiquées aux Urssaf, qui peuvent engager des procédures de redressement. Plusieurs enseignes ont déjà fait l'objet de contrôles, et d'autres feront l'objet aussi de contrôles : je ne peux vous répondre sur tel ou tel cas particulier. D'ailleurs, Uber aussi a recours à des salariés.

La réunion est close à 12 h 20.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.