Mercredi 29 septembre 2021

- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -

La réunion est ouverte à 11 h 30.

Examen du rapport de la mission d'information

Mme Martine Berthet, présidente - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, constituée à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste le mardi 22 juin dernier à 14 heures 30, notre mission d'information a débuté ses travaux avec une première audition le même jour, dès 15 heures 30. La perspective de l'interruption de l'été et la nécessité d'adopter des conclusions avant le 30 septembre, date d'expiration de la session durant laquelle la mission d'information a été constituée, commandaient un rythme soutenu, jusqu'au 28 juillet et dès le 7 septembre, ce qui a bousculé nos agendas.

Avec 11 auditions plénières, dont 6 tables rondes, réunissant 34 personnes, auxquelles se sont ajoutées 18 auditions du rapporteur, M. Pascal Savoldelli, qui ont réuni 32 personnes, ce sont plus d'une soixantaine d'auditions qui ont été réalisées en deux mois de travail effectif.

Ce travail d'information s'inscrit dans la continuité des précédents travaux du Sénat consacré aux plateformes, notamment le rapport de la commission des affaires sociales réalisé par Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat en mai 2020 et intitulé Travailleurs des plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? ou encore le rapport du 8 juillet dernier de la délégation aux entreprises relatif aux nouveaux modes de travail et de management, que j'ai rédigé avec Michel Canévet et Fabien Gay. Dans ce rapport, nous avons fait le constat que, « au-delà de l'enjeu des critères définissant le travail indépendant, la véritable question sous-jacente est davantage celle de la protection sociale de ces micro-entrepreneurs que celle de leur statut. Et sur ce point, les attentes et les enjeux dépassent largement les livreurs des plateformes numériques. »

Cette question de la protection sociale et des conditions de travail des travailleurs a mobilisé notre attention. Elle a rapidement été rejointe par celle de l'utilisation des algorithmes dans le management.

C'est ce travail considérable de notre assemblée sur ce sujet qui m'a conduite à interpeller, lors d'une audition organisée la semaine dernière conjointement avec notre délégation aux entreprises, présidée par Serge Babary, la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion, Élisabeth Borne. Pourquoi organiser le dialogue social au sein des plateformes de mobilité ? Pourquoi passer par l'ordonnance et déposséder ainsi le Parlement d'un sujet qu'il s'est approprié ?

Je remercie M. le rapporteur de son travail intense, ainsi que certains de nos collègues, qui ont été particulièrement assidus.

Ce rapport, dont les conclusions s'inscrivent dans une certaine continuité, n'est qu'une étape, compte tenu de l'importance de nos débats sur le statut des travailleurs des plateformes, donc de la protection sociale qui y est attachée. En effet, nous sommes tous persuadés que le sujet est loin d'être clos. Le Sénat aura à se pencher de nouveau sur cette question, sous la forme de l'évaluation comme de la législation. D'autres publications suivront très rapidement.

Je précise que les groupes politiques ont été invités vendredi dernier à adresser leur contribution, d'ici à vendredi midi. Ces contributions ne devront pas dépasser quatre pages.

Notre réunion va se dérouler en trois étapes : une présentation générale par le rapporteur de ses propositions ; une discussion, qui permettra à chaque membre de la mission de s'exprimer ; l'adoption du titre du rapport et de son contenu.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Madame la présidente, mes chers collègues, les auditions menées dans le cadre de cette mission d'information ont permis de cibler les enjeux clefs des problématiques auxquelles nous tentons de répondre. Ces enjeux sont nombreux, tant ils affectent tous les secteurs d'activité et interrogent l'adaptation de notre arsenal juridique. Les appréhensions des uns en matière de droit commercial ou de concurrence ont trouvé écho dans celles des autres, qui ont été davantage relatives aux aspects sociaux.

Depuis vingt ans, l'économie se transforme profondément et durablement. La révolution numérique se traduit par l'irruption de nouveaux acteurs, de nouveaux modèles économiques, comme les plateformes numériques, qui contestent, concurrencent et, bien souvent, finissent par remplacer des entreprises traditionnelles, lesquelles invoquent une concurrence déloyale.

Au-delà des plateformes de mobilité ou de livraison de repas, des pans entiers de l'économie, d'emplois et de secteurs traditionnels seront, à terme, concernés. Ces plateformes organisent leur activité à l'aide d'algorithmes, dont la rapidité et l'accélération des processus entérinent leur succès organisationnel et favorisent leur développement économique. Ainsi, de nombreuses autres entreprises s'inspirent de plus en plus de ces méthodes et utilisent de plus en plus ces outils numériques, aussi bien pour le recrutement que pour la gestion des ressources humaines.

Toutefois, les plateformes de mobilité utilisent leurs algorithmes pour contrôler les éléments essentiels de la relation de travail qui les lie à leurs travailleurs pourtant indépendants, consacrant ainsi l'utilisation des algorithmes comme une prérogative d'employeur.

La plateformisation de l'économie, vecteur de transformation des entreprises, des métiers et de l'emploi, est un phénomène pluriel, source à la fois de modernisation et de déconstruction du modèle classique de l'entreprise par l'externalisation, favorisée par le statut d'autoentrepreneur créé en 2008.

Les plateformes numériques permettant d'accéder à des services fournis par des tiers ont émergé au cours des années 2000 grâce à la démocratisation du numérique, à l'émergence de besoins spécifiques aux urbains et la recherche croissante de nouvelles sources de revenus.

Ces entreprises d'un genre nouveau soutiennent entre elles et face aux acteurs traditionnels de leur secteur d'activité une intense concurrence par les prix et recourent, à cet effet, en lieu et place de salariés, à des travailleurs juridiquement indépendants, dont la plupart exercent sous le régime de la microentreprise. En s'exonérant de la sorte du paiement des cotisations sociales dues par les employeurs et des garanties dont bénéficient les travailleurs, certaines plateformes leur transfèrent le risque économique et social traditionnellement supporté par l'employeur.

Cette dynamique, dont les effets sur l'économie et la société sont encore insuffisamment étudiés, doit désormais faire l'objet d'un suivi renforcé de la part des services de recherche et de prospective de l'État, anormalement dépourvu de données objectives essentielles.

La prolifération de plateformes de services aux particuliers présente des risques importants en matière de garantie de la qualité des prestations réalisées et de déstabilisation des professionnels établis sur le marché. Un meilleur contrôle de la qualification de leurs travailleurs est nécessaire, ainsi qu'une valorisation du travail et des conditions dans lesquelles il s'exerce.

Les auditions menées nous conduisent à constater que la plateformisation de l'économie ébranle notre modèle social, avec une polarisation accrue du marché du travail, entre des travailleurs effectivement indépendants ayant librement choisi ce statut et des travailleurs faiblement qualifiés qui pâtissent d'une situation de grande précarité. En effet, si les plateformes permettent à des publics écartés du marché du travail traditionnel de s'y intégrer, elles placent souvent leurs travailleurs en position de dépendance économique, en exerçant sur eux, dans les faits, un pouvoir de direction plus ou moins affirmé, notamment par la fixation unilatérale du tarif de la prestation et des conditions de sa réalisation.

Tel est le constat qui m'amène à vous présenter 17 recommandations.

Comme l'a souligné le rapport de la délégation aux entreprises du 8 juillet dernier sur les nouveaux modes de travail et de management, la véritable question, sous-jacente à celle du statut, est celle de la protection sociale de ces travailleurs, exposés à des risques professionnels avérés. Nous avons tous souligné l'importance de leur octroyer de meilleures garanties en matière de sécurité au travail.

Au-delà de ce point, sur lequel je souligne les efforts de notre présidente afin d'aboutir à une position partagée, il n'est pas proposé de recommander de nouvelles garanties sociales aux travailleurs des plateformes, car elles conduiraient à consolider un tiers-statut, entre le salariat et l'indépendance, et des inégalités économiques et concurrentielles.

La mise en oeuvre du dialogue social avec les plateformes se heurte à l'isolement de leurs travailleurs et au droit à la concurrence. En dépit de l'atomisation et de l'isolement des travailleurs des plateformes et de leur absence de culture syndicale, des collectifs dédiés émergent progressivement, tandis que certaines centrales syndicales traditionnelles s'ouvrent progressivement à eux.

L'ordonnance du 21 avril 2021 a ébauché le cadre d'un dialogue social entre les plateformes de mobilité et leurs travailleurs et a créé l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE), chargée d'organiser le scrutin et placée sous la tutelle des ministères chargés du travail et des transports. Ces missions auraient toutefois été mieux assurées par une autorité entièrement indépendante. De plus, le texte ne concerne que les plateformes de mobilité.

Dans la lignée des travaux de la Commission européenne amorcés en 2020, la mission d'information encourage un processus visant à garantir que les règles du droit de la concurrence, notamment l'interdiction des ententes, ne font pas obstacle à la conduite d'un dialogue social entre des travailleurs indépendants et leurs clients. Il est nécessaire que ces démarches aboutissent, la première désignation de représentants devant avoir lieu au début de l'année 2022. Le Gouvernement devra s'en assurer dans le cadre de la prochaine présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Le cadre du dialogue social ainsi prévu demeure incomplet. La priorité en la matière consiste en la fixation de thèmes obligatoires, parmi lesquels doit figurer la question de la tarification et des revenus des travailleurs - notre modèle économique traditionnel connaît très bien ces impératifs. La marge de manoeuvre est toutefois restreinte, le Conseil d'État ayant rappelé que les dispositions retenues ne devront pas porter d'atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre. Il faut être vigilant sur ce sujet.

Il importera également de prévoir, en sus des accords de secteur, la négociation d'accords de plateformes qui ne pourraient primer sur les premiers que lorsqu'ils seraient plus favorables aux travailleurs.

Les auditions conduites par la mission ont souligné l'ampleur prise par le management algorithmique dans la détermination des conditions de travail et de rémunération des travailleurs de plateformes, donc la nécessité de son encadrement.

En France, les premiers jalons d'un encadrement juridique de l'utilisation des traitements automatisés de données ont été fixés par la loi du 6 janvier 1978. Ces traitements automatisés de données n'ont plus fait l'objet d'une régulation. En effet, les algorithmes sont au coeur du modèle économique des plateformes numériques et leur utilisation est protégée par le secret des affaires, ce qui tend à réduire les efforts des plateformes en matière de transparence, de loyauté et d'explicabilité des décisions prises en vertu de traitements automatisés de données.

Toutefois, la réglementation applicable aux algorithmes privés tend à se développer sous l'angle de la protection des données personnelles, en particulier grâce aux dispositions du règlement général sur la protection des données (RGPD), qui facilite et consacre le droit pour une personne de ne pas faire l'objet d'une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé de données.

Si certaines plateformes se présentent comme simples intermédiaires pour masquer leur responsabilité, la mission d'information a acquis la conviction que le management algorithmique contribue, au contraire, à déterminer les conditions de travail et de rémunération des travailleurs, bien au-delà d'une simple mise en relation entre offre et demande.

Les algorithmes de tarification, les mécanismes d'incitation et les systèmes de notation ont des effets directs sur le comportement des travailleurs des plateformes, modifiant leur organisation et leur temps de travail et ne leur permettant pas de disposer d'une visibilité sur leurs revenus ni sur leur projet professionnel. In fine, le management algorithmique contribue à renforcer la subordination vécue par les travailleurs des plateformes et à précariser leurs conditions de travail. Il s'agit désormais d'appréhender le management algorithmique comme une chaîne de responsabilité humaine, en dénonçant ses effets subordonnants ou discriminatoires.

La dernière série de recommandations comprend des mesures favorisant l'explicabilité des algorithmes. Au-delà d'un objectif de transparence, qui n'est pas forcément réaliste pour les algorithmes des plateformes, il est aujourd'hui indispensable de développer les mesures favorisant l'explicabilité de ces algorithmes, en particulier auprès des travailleurs et de leurs représentants.

La garantie de l'intelligibilité des algorithmes pour les travailleurs et leurs représentants est une première étape indispensable pour faire du contenu de l'algorithme un véritable objet de négociation et permettre que ces sujets intègrent le dialogue social.

Voilà le cap que nous proposons sur cette question très contemporaine.

Mme Martine Berthet, présidente - Je vous remercie, monsieur le rapporteur.

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, cette question des plateformes regroupe une multiplicité de cas. Nous avons privilégié la question du dialogue social, en train d'être mis en place, ainsi que celle des algorithmes, qui a un fort impact sur les conditions de travail des travailleurs indépendants.

M. Pierre Cuypers. - Je remercie les auteurs du rapport pour le travail énorme qu'ils ont mené en si peu de temps.

Mme Frédérique Puissat. - Ce rapport nous apporte une vision plus haute que celle qu'on a l'habitude d'avoir sur la question, y compris dans notre hémicycle.

Je note un certain nombre de convergences dans les travaux du Sénat, notamment sur la nécessité de mieux connaître le phénomène des plateformes, qui présentent un spectre varié d'activités et de situations sociales.

Nous avons quelques divergences, par exemple sur la proposition n° 10, qui vise à effacer l'historique des notes. Je serai plus prudente, car nous avons eu un certain nombre de difficultés, notamment s'agissant des taxis.

Concernant les algorithmes, nous nous heurtons à des difficultés très opérationnelles. Il s'agit à la fois de difficultés de compréhension et de difficultés pour obtenir des experts indépendants.

Deux sujets me paraissent aller au-delà des recommandations. D'une part, il s'agit de définir l'arrête qui nous permet de dire qu'on ne passe pas sur un troisième statut. Où fixe-t-on cette limite, si tant est qu'on puisse se mettre d'accord à ce sujet, notamment en dissociant les indépendants et les salariés ?

D'autre part, on sait que ces plateformes regroupent entre 100 000 et 200 000 personnes. Nos activités législatives relatives à cette minorité ne se font-elles pas au détriment de la majorité ?

Mme Dominique Vérien. - Le phénomène que nous avons observé a plus d'ampleur que ce que nous pourrions supposer, car les algorithmes se glissent maintenant partout. Il s'agit d'une nouvelle façon de travailler, qui nous impose un nouveau regard. Nous ne reviendrons pas en arrière. Il faut donc penser à une nouvelle façon d'organiser le dialogue social. Je ne sais pas si cela passera par le statut, mais ces travailleurs sont des indépendants sans l'être et doivent bénéficier d'une protection sociale.

À l'occasion de ce travail, j'ai beaucoup appris sur les algorithmes, et je salue en particulier les propositions nos 11 et 15, qui visent à rendre plus transparents ces dispositifs pour les travailleurs. Ces derniers doivent savoir comment les algorithmes fonctionnent avant de s'y soumettre, comme un nouvel employé doit lire son contrat avant de le signer. Il en va de même pour les entreprises qui les achètent, parfois sans bien comprendre les biais qu'ils induisent et les effets qu'ils emportent et qu'elles ne maîtrisent pas. C'est le sens de la proposition n° 15.

J'ai découvert qu'une intelligence artificielle apprenait au fur et à mesure et finissait donc par agrandir les biais les plus fins. Les discriminations induites ne peuvent ainsi que s'amplifier. Or, comme vice-présidente de la délégation sénatoriale aux droits des femmes, je suis particulièrement sensibilisée à ces biais et aux conséquences en spirale de leur amplification. Les femmes, par exemple, se connectent moins ; elles sont donc moins sollicitées et finissent par être moins payées. C'est pourquoi il me semble important que la chaîne de responsabilité soit considérée comme humaine, même si le fonctionnement repose sur une machine : personne ne saurait discriminer en se cachant derrière une machine.

Le travail de la mission d'information a été difficile à suivre, en raison des contraintes de temps et du contexte, et nous n'avons pas fini de discuter du sujet.

M. Olivier Jacquin. - Je salue votre intelligence collective et le compromis qui a été trouvé : il constitue une avancée. Certes, nous n'abordons pas la difficile question du statut, mais ce travail nous permet d'exprimer des convergences sur lesquelles il convient de travailler plus avant. Cet équilibre est appréciable et aboutit au présent point d'étape.

Il est vrai que les conditions de travail de la mission ont été difficiles, en plein été, mais je vous remercie d'avoir accepté d'organiser plusieurs auditions que j'avais recommandées. J'ai toutefois un gros regret : j'avais proposé que nous nous intéressions à ce qui se passe ailleurs en Europe et que nous auditionnions Mme Sylvie Brunet, députée européenne, qui a fait passer, le 16 septembre, à une très large majorité, une résolution européenne très importante sur ce sujet. Mme Borne en est d'ailleurs très embêtée, car, sur l'initiative de Monique Lubin et de moi-même, nous avons discuté au mois de mai d'une proposition de loi sur la présomption de salariat, et c'est finalement une députée européenne LREM qui la fait voter, à une majorité énorme ! Quand j'avais évoqué le sujet avec elle, Mme Borne avait affirmé qu'elle travaillait sur la solution allemande d'inversion de la charge de la preuve. Or j'ai fait expertiser les deux propositions : elles sont rigoureusement identiques.

J'ai rendu compte à notre rapporteur d'un entretien que j'ai eu avec les dirigeants de Gorillas, nouvelle entreprise de livraison de courses à domicile. Ceux-ci ont procédé à une analyse de la plateformisation et ont constaté que le service était dégradé lorsqu'il était effectué par des travailleurs mal payés. Pour garantir la qualité de leur offre, ils ont donc fait le même choix que celui de Just Eat : employer des livreurs en contrat à durée indéterminée.

Je souhaite poser deux questions à M. le rapporteur.

S'agissant de la proposition n° 3, il me semble que le contrôle des conditions de travail des travailleurs des plateformes fait déjà partie des missions de l'inspection du travail. Peut-être devrions-nous apporter une précision ?

Enfin, au sein du titre 3, concernant la mise en place d'un revenu minimum, vous avez pris en compte l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et ses évolutions possibles pour permettre les discussions entre travailleurs indépendants dans certains secteurs, mais ne va-t-on pas tout de même incidemment vers un tiers-statut ?

Un autre point de satisfaction est pour moi le consensus qui s'est établi autour de la nécessité de réguler l'algorithme. Nos propositions sont, certes, généralistes, mais ne pensez-vous pas que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pourrait avoir un rôle intéressant en la matière ? Elle a réalisé un travail exceptionnel sur le RGPD et je travaille à une proposition visant à lui conférer de nouvelles attributions et de nouveaux moyens pour valoriser son expertise. Mme Borne crée une nouvelle autorité, en affirmant qu'il revient aux travailleurs d'aller chercher leurs droits, mais nous savons d'expérience qu'une autorité indépendante a besoin de temps pour monter en puissance et en expertise. Ce n'est pas le bon tempo au regard de la situation dégradée de certains secteurs et de ce cheval de Troie que constitue le cyberprécariat.

M. Ludovic Haye. - Je souhaite évoquer le droit à la déconnexion, qui est une incitation, et non une obligation, pour les plateformes comme pour les autres métiers. La proposition n° 4 propose des vérifications supplémentaires. En raison de la multiplication des plateformes, rien n'empêche certains employés de travailler pour plusieurs d'entre elles. Il est dès lors très difficile de vérifier le respect du droit au repos et à la déconnexion, qui permet d'éviter les phénomènes de burn-out.

Peut-être pourrions-nous également envisager une proposition contre les abus ? Les personnes étrangères, en particulier, reçoivent souvent comme première proposition de se faire exploiter dans ces métiers. Certains intermédiaires en abusent, presque comme dans le proxénétisme, en s'attribuant une marge financière non négligeable... Je suis absolument favorable à l'intégration par le travail, mais ces emplois ne devraient pas être les premiers que l'on se voit proposer.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Le temps dont nous disposons a, certes, des conséquences qualitatives. Nous sommes, de fait, allés très vite.

Madame Puissat, la quantité de travailleurs concernés est difficilement chiffrable : cette information relève plutôt de la prospective de l'État. Il faut toutefois garder à l'esprit qu'une partie de ces plateformes - pas toutes - sont en train de créer de nouvelles valeurs de marché. Nous en avons déjà parlé : la plupart d'entre elles ne sont pas rentables et ne constituent donc pas des activités économiques à profitabilité durable - je sais combien ces mots vous plaisent...

C'est une vraie question, car ce secteur est très fragile ; certaines entreprises ont disparu aussi vite qu'elles ont été créées, avec les travailleurs qui s'y connectaient. Le patron de Deliveroo a indiqué que son entreprise ne comptait que 350 véritables employés, à côté de tous les livreurs qui se connectent. Ce sont de nouvelles valeurs parce que les investisseurs du numérique, dont les Gafam, leur ont consacré des fonds.

Au-delà de la question de la quantité de travailleurs concernés, une autre touche à la financiarisation de cette économie. En outre, la plateformisation va toucher les services publics, dans le cadre de la réforme de l'État, ainsi que, très vite, les collectivités territoriales, dans les missions que celles-ci exercent directement comme dans les délégations de service public. Ce phénomène va se diffuser dans la société.

Nous avons retenu la proposition n° 10, car il existe un danger d'externalisation du pouvoir de l'entreprise vers le client, s'agissant particulièrement des chauffeurs, le client qui met une note devenant l'employeur. Les témoignages que j'ai collectés m'ont ainsi permis de prendre conscience qu'il était quasiment impossible pour une femme d'exercer cette activité, parce que le principe de notation emporte d'autres sollicitations que le seul déplacement d'un point à un autre. C'est inacceptable, et ce n'est pas traçable - les vérifications sont impossibles. Certaines plateformes qui sont non pas des plateformes numériques de travail, mais seulement des plateformes de mise en relation, comme Airbnb, posent moins de problèmes sur ce point, mais, dans certaines filières, il n'y a pas de vérification possible, ce qui fragilise celui qui va être noté. Nous avons donc été vigilants notamment en ce qui concerne l'externalisation de la responsabilité : celle-ci ne peut être transférée à un client ; elle revient à celui qui dirige l'activité.

La proposition n° 3 vise à autoriser l'inspection du travail à transposer aux plateformes sa compétence de contrôle dans le monde salarial.

Mme Frédérique Puissat. - C'est déjà le cas !

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - C'est vrai pour le contrôle de la qualification de la relation de travail, et Deliveroo vient d'en faire les frais, pour avoir recouru au salariat déguisé entre 2015 et 2018. Nous demandons que l'inspection du travail y consacre une attention particulière. Peut-être faut-il alors lui donner de nouveaux moyens...

M. Olivier Jacquin. - Tout à fait !

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - La présidente et moi avons pris des engagements sur le tiers-statut et nous nous y tiendrons jusqu'à la fin : aucune recommandation n'ouvre la porte à cette évolution. Nous aurons toutefois beaucoup d'occasions d'y revenir, ne serait-ce que dans le projet de loi de finances, puisque Bercy propose une taxe sur les plateformes de VTC et de livraison pour financer les élections professionnelles et le fonctionnement de l'ARPE. Or, nous savons bien que, lorsqu'un financement est mis en place pour financer une représentation, même à travers une autorité, cela ouvre la possibilité d'un statut.

De même, cette question va surgir à l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, comme des dispositions concernant la protection sociale des indépendants contenues dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Je suis personnellement intéressé par une réflexion, au sein d'un groupe de travail, sur la question d'un tiers-statut ; à défaut, nous risquons de nous retrouver en situation d'opposition, sans pouvoir émettre de proposition. Nous devons nous investir sur le contenu du dialogue social pour répondre à cette question, qui n'est pas idéologique.

Si nous parvenons à avancer sur la rémunération et la responsabilisation sociale de l'algorithme, une partie du chemin sera faite. Nous examinerons ensuite les autres sujets, sachant que différents pays ont choisi différentes voies, certains en étant revenus. Je suis disponible pour travailler.

Mme Martine Berthet, présidente. - Mes chers collègues, je vous propose de voter sur le titre du rapport. Nous proposons : « Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale. »

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Il est issu d'un excellent amendement de Mme la présidente.

Le titre du rapport est adopté à l'unanimité.

La mission d'information en autorise la publication.

La réunion est close à 12 h 25.