Actes du colloque "LES QUESTIONS SOCIALES AU PARLEMENT (1789 - 2006)"



Palais du Luxembourg - 31 mars 2006 en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique

CONCLUSION DE M. GÉRARD LARCHER

Ministre Délégué à l'emploi, au Travail
et à l'Insertion Professionnelle des Jeunes

Monsieur le président, Monsieur le ministre, Mesdames et Messieurs, ma journée est consacrée aux étudiants puisqu'en début d'après-midi, je partageais avec les étudiants d'un IUT l'ouverture d'un colloque et d'une exposition sur la question des seniors, qu'ils avaient organisés comme « trame » de leur année, et je suis heureux de saluer les étudiants qui sont présents ici.

Revenons donc vers le Sénat, une maison dont j'ai pu apprécier récemment, après 18 ans en son sein, les charmes et le rôle de « balancier stabilisateur » des institutions, pour reprendre la formule d'un de mes maîtres, professeur de droit, Marc Lauriol, qui fut à la fois un grand parlementaire et un des rédacteurs de la Constitution de la V e République. Mon intérêt pour le débat social n'est plus un secret. Ma conviction profonde est que ce débat ne peut s'organiser de manière constructive, c'est-à-dire aboutir à un modèle social commun vivant, sans un travail préalable sur les fondements de notre histoire sociale. Un modèle social n'est-il pas avant tout un facteur d'identité, un socle de principes communs autour desquels chacun retrouve ce qui, à ses yeux, est essentiel dans la construction des valeurs de son pays ou, au-delà, d'un horizon nouveau comme l'Union européenne ? Comment faire l'économie d'une réflexion sur les bases de cette identité, sur son évolution au fil des éléments de l'histoire et sur la physionomie qu'elle doit prendre aujourd'hui ?

C'est Raymond Aron qui avait coutume d'écrire que les hommes font l'histoire, même s'ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. Les réflexions proposées sur les premières lois sociales de notre pays, sur la création de nos institutions sociales au travers des péripéties des 150 dernières années, me semblent des outils qui vont à l'encontre de la position défendue par Raymond Aron. C'est précisément en réfléchissant aux grandes étapes de notre histoire, en les connaissant et en les analysant, que nous nous donnerons les moyens de construire une histoire et une identité conformes à ce qui est pour nous essentiel. Ce travail de réflexion doit être présent en chacun de nous, à chaque moment.

Au-delà de la question de l'identité, il me semble que la réflexion historique se doit également d'être le fondement de toute action. C'est par une connaissance profonde des motivations propres à un contexte historique que l'on peut comprendre les outils que nous lègue l'histoire et la façon dont il faut y recourir. Pardonnez-moi de m'appesantir un moment sur l'histoire, mais il est toujours instructif de s'y référer. C'est ainsi, par exemple, que lorsque j'ai exercé pendant longtemps d'autres fonctions à la présidence des hôpitaux publics de ce pays, je me suis nourri également des valeurs puisées dans l'histoire même de l'Hôpital public. Marc Bloch souhaite que l' Apologie pour l'histoire soit perçue comme « le mémento d'un artisan qui a toujours aimé à méditer sur sa tâche quotidienne, le carnet d'un compagnon qui a longuement manié la toise et le niveau. » Cela se révèle, me semble-t-il, particulièrement vrai en politique. Le souvenir de l'Histoire, l'importance de la discipline historique, doivent toujours être présents à nos côtés pour éclairer nos actes.

Je ne vais pas répéter devant vous ce que des orateurs beaucoup plus éminents vous ont sans doute dit durant cette journée. Permettez-moi simplement de vous présenter la façon dont les fondements proposés par vos réflexions peuvent servir de modèle et de moteur à notre modèle social actuel.

Ces fondements peuvent tout d'abord servir de moteur à notre modèle social, en dirigeant sa modernisation et en définissant les lignes directrices selon lesquelles cette modernisation doit pouvoir se faire. Le ministère du Travail va fêter son centenaire cette année. Si cet anniversaire doit être une célébration, une commémoration des évolutions accomplies au cours de ce siècle, je souhaite qu'il soit surtout l'occasion d'un nouveau regard prospectif. La prise de conscience des fondements historiques de nos institutions doit nous aider à les moderniser. Le droit social a la particularité de devoir constamment s'adapter à la réalité en éternelle évolution du monde du travail et de l'emploi. Dans ce domaine, ce qui était valable et souhaitable hier ne l'est plus toujours aujourd'hui. C'est pour cette raison que le gouvernement s'efforce de mettre en oeuvre une modernisation réelle du droit social, qui lui permette de continuer à réguler efficacement les rapports sociaux et à favoriser le développement de l'emploi. Je crois que nous devons moderniser le droit social pour avoir des règles plus opérationnelles, garantissant tout à la fois la nécessaire protection des salariés et la sécurisation juridique des entreprises. Il ne s'agit aucunement de revenir sur les principes fondants notre ordre public social, mais au contraire de les consolider en les adaptant aux réalités d'aujourd'hui.

Je voudrais être concret et prendre un premier exemple : la nécessité de la modernisation de l'Inspection du Travail, sujet particulièrement délicat, que Jean Auroux connaît sans doute parfaitement et qui ne fait pas partie des sujets les plus « porteurs » quand on accède à la responsabilité de ministre délégué au Travail et à l'Emploi. Notre droit du travail, pour être appliqué, doit aussi être contrôlé. Cette modernisation me paraît donc essentielle. Il convient de retrouver les principes fondamentaux de l'Inspection du Travail et de se donner les outils d'une action efficace dans un contexte moderne, naturellement dans le respect très strict des principes de la convention n° 81 de l'Organisation internationale du Travail, qui garantit le principe d'indépendance. Je me suis personnellement impliqué pour redonner plus de sens à la mission de l'Inspection. Un plan de modernisation et de développement sera mis en oeuvre dès cette année, après 18 mois d'écoute et de concertation et les moyens accompagneront cette modernisation (50 % de postes en plus en quatre ans) parce que, naturellement, il nous faut des moyens pour assurer l'effectivité de contrôle du droit et notamment l'effectivité de réponse à la complexification, notamment, des process industriels et de la connaissance scientifique.

Il en va de même pour la lutte contre le travail illégal. Cette infraction constitue assurément une des violations les plus graves du droit du Travail. Des êtres humains sont employés dans des conditions qui mettent en danger leurs droits les plus élémentaires, parfois même qui sont attentatoires à la dignité humaine. En lançant un plan d'action 2004-2005, en doublant le nombre de contrôles, nous voyons que proportionnellement, après 18 mois, le nombre d'entreprises en infraction tend vers la diminution. Nous poursuivrons notre effort au cours de l'année 2006 - 2007, en essayant de répondre à de nouveaux défis notamment des défis d'ouverture européenne et mondiale, qui rejoignent les principes et les préoccupations de la modernisation de l'Inspection du Travail. Quand on n'enseigne pas encore la stratégie de Lisbonne à l'Institut national du Travail, de l'Emploi et de la Formation professionnelle, nous voyons bien que nous sommes en décalage dans les réponses qu'on peut apporter. Il faut savoir qu'en 2003, seules 67 entreprises étrangères en France ont fait l'objet de contrôles. Elles étaient 720 dans l'année 2005, mais nous sommes encore « loin du compte », si nous voulons assurer, y compris à nos entreprises, des règles de concurrence équilibrée en évitant le dumping social. Je crois qu'il y a une manière, non pas toujours de faire consensus, mais de conjuguer un certain nombre d'intérêts.

Ces actions renouvellent le souffle historique des institutions qui ont façonné notre modèle social, mais, pour pouvoir faire face aux enjeux du futur, à la nécessité de la modernisation, le droit du travail doit être lisible et équilibré. Le droit du travail régit les rapports quotidiens entre employeurs et salariés. Il doit être clair et réellement exhaustif. Tous les acteurs doivent pouvoir s'en saisir dans des conditions qui limitent au maximum la part d'incertitude sur des sujets dont nous mesurons tous ici l'importance. Or, force est de constater que le Code du travail, dans sa rédaction actuelle, ne répond qu'imparfaitement à ces enjeux. Sa version d'aujourd'hui remonte à 1973. Il a fait l'objet de très nombreuses modifications et ajouts, en quelque sorte des stratifications, qui ont parfois directement touché sa logique, sa structure, son contenu, de sorte qu'il ne répond plus qu'imparfaitement aux exigences qui doivent être les siennes : rassembler de manière structurée, lisible et exhaustive l'ensemble de la réglementation du travail. Voilà pourquoi nous avons souhaité engager le chantier de la recodification à droit constant. C'est un exercice, je le reconnais, quelque peu ésotérique pour beaucoup, un « travail de bénédictin » pour ceux qui en ont la charge, mais il me paraît fondamental et, je dois vous le dire, le travail est désormais bien engagé.

J'en viens à la nécessité d'un droit équilibré. Il m'apparaît en effet que, dans certains domaines, notre droit n'est plus forcément adapté à l'évolution des relations du travail et peut parfois desservir l'emploi plutôt qu'en favoriser le développement au bénéfice de tous. Je crois que nous pouvons le moderniser pour avoir des règles plus opérationnelles, garantissant tout à la fois la nécessaire protection des salariés et cette sécurisation juridique des entreprises que j'évoquais tout à l'heure. Pour cela, je crois qu'il faut d'abord nous fixer une méthode. C'est le rôle du dialogue social, qui n'est pas uniquement le rapport avec le gouvernement, mais aussi le dialogue entre les partenaires sociaux. Il faut savoir agir pour élargir la place de la négociation collective ou pour procéder aux adaptations nécessaires qu'elle n'a pas été en mesure de mettre en oeuvre.

Cette idée de négociation, à mes yeux, ne signifie en aucune manière une diminution de l'importance du rôle du législateur, notamment sur les fondamentaux. Il conserve un rôle et une responsabilité essentiels et il est nécessaire qu'il prenne pleinement ses responsabilités. Toutefois, une articulation entre la négociation et le travail du législateur me paraît indispensable. Ainsi peut être obtenue une souplesse qui permet de faire face aux réalités multiples et variées du monde du travail.

C'est le sens d'un certain nombre de réformes législatives auxquelles j'ai participé en tant que ministre délégué en charge du Travail. Je pense, à la suite de l'échec de la négociation entre les partenaires sociaux sur la réforme du droit du licenciement économique, à la loi de cohésion sociale de janvier 2005. Je pense aussi à la réforme sur le temps de travail, fruit d'une volonté politique. En fait, ces lois ont étendu le champ de la négociation collective, permettant aux partenaires sociaux d'adapter les règles à la réalité « de terrain ». Dans tous ces cas, notre souci a été de trouver un nouvel équilibre, offrant tout à la fois de nouvelles possibilités pour les entreprises et de nouvelles garanties pour les salariés. Je suis convaincu que ces réformes étaient nécessaires. Nous nous devons de faire évoluer nos règles et nos comportements. Il faut constamment se maintenir en phase avec les nouveaux équilibres du marché du travail.

Par ailleurs, cette perpétuelle recherche d'équilibre conduit à poser une question essentielle, qui acquiert tout son sens en étant formulée en ce lieu et à l'occasion de ce colloque. Comment, en effet, construire cette harmonisation dans une réalité fluctuante, tout en maintenant un équilibre entre l'action du Parlement et les souhaits des partenaires sociaux ?

Permettez-moi de prendre un exemple que j'ai vécu ici même, il y a un peu moins d'un mois. Une négociation a été engagée entre les partenaires sociaux, à l'initiative d'ailleurs du président de la République et d'un certain nombre de partenaires sociaux, sur le respect de la diversité, car la discrimination à l'embauche est une réalité quotidienne. Cette discrimination se fait en direction des jeunes peu ou pas qualifiés d'un certain nombre de quartiers en difficulté, mais elle porte aussi sur des jeunes très qualifiés provenant de ces quartiers ou ayant des noms dont la consonance ressemble moins à l'origine normande qui est la mienne. Dans l'action que nous avons engagée en faveur de 6 000 jeunes diplômés des quartiers, que nous conduisons actuellement avec l'ANPE, nous mesurons la nécessité de faire de la lutte contre les discriminations, au-delà des mots, une véritable exigence collective de la République. Or, au moment où la négociation s'engage, avec une volonté du législateur d'intervenir, il y a un amendement sur le CV anonyme, alors que les partenaires sociaux sont engagés dans la négociation. On voit bien que nous n'avons pas encore toujours trouvé cette articulation et cet équilibre. Jean Auroux le sait, il y a la tentation permanente du législateur, parfois aussi des partenaires sociaux, à se débarrasser du problème quand on ne peut pas le traiter. Cela a été le sujet des mutations économiques. Après 11 réunions, des mois de travail, cela a été finalement un constat d'échec.

Il faut donc que nous réfléchissions à cette nouvelle articulation, mais revenons à la modernisation et à cette question qui se pose avec une vigueur toute particulière dans ce contexte de l'ouverture des marchés. La réflexion sur l'histoire de notre droit social conduit naturellement à nous interroger sur son avenir dans l'économie mondialisée du XXI e siècle.

Depuis 25 ans, l'environnement économique dans lequel se régulaient les questions sociales a totalement basculé. Lorsque l'industrialisation s'est imposée dans notre pays, tous les paramètres s'inscrivaient dans un cadre national : le marché des biens et du travail, l'État qui fixait les règles économiques et sociales, le Parlement qui en était l'expression démocratique. Aujourd'hui le pouvoir des États n'est plus adapté à un marché qui dépasse leur territoire et ce rôle n'a pas été repris, jusqu'ici, par les instances internationales qui ne sont naturellement pas investies de la même légitimité. L'Europe et la mondialisation nous contraignent à repenser la question sociale et sa régulation. Il y a d'abord l'Europe et son marché. Dans ce marché commun désormais achevé, les biens, les capitaux, les services et les travailleurs circulent librement ou vont bientôt le faire.

Or, si le principe de liberté du marché intérieur est au coeur de l'Europe, le principe de l'harmonisation dans le progrès social me paraît tout aussi fondamental à sa construction. Il est dans la « matrice » originelle de l'Europe et il guide, en tout cas, les positions que les gouvernements français ont prises dans le cadre de la politique sociale européenne. À Bruxelles, l'Espagne, la Belgique appartiennent à ce « noyau dur » qui continue à croire à l'existence d'un modèle social, d'une Europe qui, certes, a fait le choix de l'économie de marché, mais avec des régulateurs, et qui met autant d'exigences à construire une dimension sociale à l'Europe qu'à parachever une Europe du marché, de la circulation des biens, des capitaux et des personnes. Un socle législatif social a été construit, véritable Code du Travail européen en devenir, avec, pour base, un ensemble de directives. Il est indispensable aujourd'hui de consolider cet effort. Les directives, notamment sur la protection de la santé et de la sécurité au travail, sur le temps de travail, sur la prestation de services doivent garantir au salarié une protection minimale « décente ». J'utilise ce terme volontairement, parce qu'il a une acception anglo-saxonne particulière qui permet au moins de rappeler quelques réalités.

Quel est le sens de notre engagement européen ? La proposition de directive sur les services dans le marché intérieur me paraît assez emblématique d'une nécessaire conciliation entre l'impératif de compétitivité et la préservation de notre modèle social. La première version de ces propositions, présentée en janvier 2004 par la commission, a fait l'objet de multiples critiques. Les opinions publiques, et notamment la nôtre, y ont vu l'outil de mise en place d'une Europe par trop libérale, peu soucieuse de ses valeurs sociales, et l'ont globalement rejetée. Ces critiques, et c'est sans doute une grande première, ont été entendues d'une manière particulière et attentive par le Parlement européen, dont je voudrais saluer ici le travail remarquable, et, au-delà, par les groupes qui forment la majorité et la minorité, ce qui a abouti au vote du 16 février 2006, dont est issu un tout autre texte.

Le nouveau texte fait de la dimension sociale un moteur du fonctionnement du marché des services et non pas un avatar de ce fonctionnement. La libre prestation de service doit respecter les règles, par exemple, du détachement des travailleurs qui garantissent l'application du droit social du pays d'accueil, d'où la nécessité d'adapter notre système d'inspection pour faire respecter, tout simplement, les règles du Code du Travail. La « remise à plat » demandée par la France est donc bien engagée, mais, une fois cette garantie créée en droit, nous devons la promouvoir en pratique. Voilà pourquoi nous avons entrepris de développer des accords avec nos partenaires européens pour lutter contre les fraudes transnationales au droit du travail, notamment avec les pays du groupe de Visegrád, présidé en ce moment par la Hongrie, sans doute le pays qui, en matière de droit du travail et de principes de régulation, a la plus grande tradition et la plus grande culture.

Par ailleurs, l'Europe aujourd'hui n'est plus l'ultime frontière sociale et il faut prolonger l'effort de régulation sociale du marché européen vers le marché mondial. Le marché européen n'est plus un marché protégé, ce que nos concitoyens ont parfois du mal à comprendre. Il s'insère dans un marché mondial. Des voies doivent être explorées avec plus de vigueur, comme la promotion et la rénovation de normes internationales du travail, d'organisations internationales du travail.

Je voudrais mentionner un exemple encore assez peu connu car très récent, dans lequel la France, en présidant la commission, a joué un rôle tout à fait essentiel : il s'agit de la convention du travail maritime, qui a été adoptée en février dernier à Genève et qui crée un cadre global pour la protection de plus d'un million de marins dans le monde. C'est un des secteurs les plus mondialisés qui soient. C'est un sujet majeur, qui va d'ailleurs s'appliquer également aux pays n'ayant pas adopté la convention, sous réserve d'un pourcentage minimal de pays l'ayant adoptée. Un certain nombre de pavillons de complaisance - je ne citerai pas les États mais vous les avez tous en tête - seront dans l'obligation d'aborder notamment les ports des pays développés et de subir des contrôles qui permettront d'imposer des normes sociales d'abord de respect et de dignité pour les marins et les travailleurs embarqués sur ces navires et qui, en même temps, seront une forme de régulation d'un dumping que nous connaissons par trop.

La deuxième voie est celle d'une coordination renforcée des institutions internationales, pour les inciter à promouvoir ces normes dans leurs domaines de compétence, en veillant à ce qu'aucun aspect de leur politique ou programme ne fasse obstacle à leur application, ce qui est loin d'être le cas actuellement : il faut que nous « imbibions » de la dimension sociale de la mondialisation l'ensemble des grandes organisations mondialisées, qu'elles soient à caractère d'organisation des marchés ou à caractère financier ou monétaire, si nous voulons progresser dans cette dimension sociale de la mondialisation. Enfin, nous devons être attentifs à ce qui se fait au sein d'entreprises à dimension mondiale, en matière de responsabilité sociale ou au travers des accords cadres internationaux négociés avec les fédérations syndicales internationales. Certes, il s'agit encore d'ébauches s'inscrivant dans des démarches volontaires, mais elles sont de moins en moins isolées.

Voilà, Mesdames et Messieurs, quelques-uns des enjeux auxquels est confronté le droit social, pris dans une nécessité de modernisation et d'adaptation avec la réalité économique de notre pays. Il me semble que le droit social doit aujourd'hui faire face aux enjeux de l'harmonisation européenne, mais aussi aux enjeux de la mondialisation. Sans aucun doute, notre pays fut parmi les premiers, mais il ne fut pas le seul. Nous avons parfois une propension à imaginer que nous avons été les seuls créateurs du monde. Puisque nous fêtons le centenaire du ministère, puisque nous avons 150 ans d'histoire sociale derrière nous, il me paraît tout à fait essentiel que nous ne soyons pas nostalgiques de cette dimension passée du droit social, mais que nous l'adaptions en le faisant vivre.

Voilà pourquoi, tout en sacralisant les valeurs fondamentales, il ne faut pas faire d'un code une sacralisation : cela nous empêcherait de progresser et de protéger des valeurs auxquelles nous croyons pour aujourd'hui et pour demain, au-delà même de nos frontières. Je vous remercie de votre attention.

Échanges avec la salle

De la salle

Monsieur le ministre, Monsieur le Président, bonsoir. J'ai écouté et entendu votre conclusion sur le colloque. Ma question sera brûlante d'actualité, je m'en excuse. Pour reprendre le concept de « société fluide » qui apparaît de plus en plus, à l'heure actuelle, dans le débat, vous avez cité la dimension sociale de la mondialisation. Je ne sais pas trop ce que c'est, j'ai un peu de mal à voir quelle est la part sociale de la mondialisation. Vous avez aussi parlé de l'importance du dialogue social avant les négociations et pour influencer le rôle du législateur. Je me demandais si, dans le contexte présent, la modernisation ou la modification des droits du travail dans le but de l'adapter à la modernité, n'avait pas amené une confusion entre la flexibilité et la précarité et s'il y a véritablement une différence entre ces deux termes. Si cette différence est reconnue à l'heure actuelle, quelles sont les garanties sociales que la loi pourrait mettre en place pour permettre, dans le cadre d'un changement de législation, de rester dans une idée de flexibilité, sans tomber dans la précarité ? Merci.

Gérard Larcher

Il faudrait presque 8 heures et beaucoup d'humilité pour répondre à cela. J'ai été frappé par deux articles de La Croix écrits par un sociologue, Bernard Perret, qui faisait une analyse assez intéressante qui m'a marquée, parce qu'on est chacun construit avec ses propres histoires et son propre cheminement. Pour lui, depuis 30 ans, nous avons inventé un système de protection de l'emploi, dans notre pays, au point qu'on a cru, à un moment, qu'on pouvait interdire de licencier.

Je ne pense pas qu'on l'ait fait d'une manière malhonnête. Je crois que l'on a sincèrement pensé cela. Ce système, en fait, a protégé les « protégés » et nous a conduits à précariser deux classes d'âge de notre population active. La première de ces classes d'âge est celle des seniors. Nous avons cru collectivement qu'ils étaient la meilleure variable d'ajustement de nos plans sociaux. Les préretraites, jusqu'en 2003, ont été une variable entre les mains du ministre du Travail, qui a oscillé chaque année entre 50 000 et 80 000 financements par la collectivité nationale de dispositifs de dégagement des entreprises, c'est-à-dire que nous avons conduit une classe d'âge à sortir de l'activité, en la finançant. D'un autre côté, on a précarisé la classe d'âge des moins de 25 ans, en ayant un système qui retarde l'entrée dans le monde du travail. Même l'université a été l'alliée de ce système : les abus de stages sont commis par les entreprises, mais parfois aussi par l'université ; un certain nombre de chaires y voient le moyen de faire perdurer des étudiants. Dans l'enquête que le ministère a conduite avec les inspecteurs généraux, nous voyons que les torts sont assez largement partagés.

Je suis né en 1949, j'appartiens à la génération qui a des enfants entre 20 et 25 ans. Nous voyons bien que la génération d'aujourd'hui est beaucoup moins bien traitée que ne l'était la mienne, naturellement dans un contexte de croissance plus fort, où l'on avait imaginé le mythe de la relève, vieux mythe de notre histoire. Le monde du travail ne ressemble plus à celui de mon grand-père, petit industriel textile en Normandie qui, d'après les livres de l'entreprise, avait des salariés qui entraient à 13 ou 14 ans, puisque l'obligation scolaire a été reculée, et qui en sortaient à 65 ans, quand leur santé le leur permettait, parce que nous avions à la fois une absence de santé au travail et une faible espérance de vie. L'effectif était stable à 75 % au cours de la carrière professionnelle.

Ce monde-là a changé, la garantie dans l'emploi a progressivement disparu depuis 20 ans. Face à cette flexibilité, la judiciarisation de la difficulté de licencier n'est pas une réponse satisfaisante parce que cela nous a conduits, finalement, à perdre des emplois, à complexifier les rapports du travail et à les judiciariser. La réponse se trouve dans la formation, dans la mobilité, y compris dans le logement. Nous sommes une société très peu mobile parce que nous sommes d'abord une société marquée par le profond héritage de la ruralité et que les ruraux sont attachés à la ferme. Je suis un arrière-petit-fils de rural : l'espace du territoire, de quelques hectares en Normandie, faisait partie de l'espace vital dans lequel la famille était construite.

La réponse vis-à-vis de la précarité, au-delà de la formation tout au long de la vie, c'est de faire en sorte que la période où l'on change d'entreprise ou de métier ne soit plus une période de « drame absolu ». Le premier des dispositifs que nous avons essayé de mettre en place s'appelle la convention de reclassement personnalisé. Elle est imparfaite parce que, tant que nous n'aurons pas remis totalement à plat notre système de régime d'assurance-chômage, les éléments de réponse à la précarité seront insuffisants. Il faut avoir le courage de dire les choses : notre système favorise des processus d'exclusion, par rapport à un régime qui ne peut pas accueillir tout le monde. Je vous rappelle que les cadres consomment à eux seuls 30 % du régime d'assurance chômage. La deuxième réponse tient dans le contrat de transition professionnelle que nous allons mettre en place. Au lieu de replacer les personnes à la « case chômage », il s'agit de les accompagner pour les préparer aux mutations économiques, à la revitalisation des bassins d'emploi.

Par rapport à l'actualité et au contrat nouvelle embauche, nous n'avons pas un recul suffisant pour savoir si la construction de l'accompagnement, grâce notamment à l'indemnité de cessation de contrat et à la mise en place de la convention de reclassement personnalisé, expressément présente dans le contrat nouvelle embauche, suffira à résorber la précarité. Je pense pour ma part qu'il va falloir construire d'autres sécurités. Nous ne sommes qu'au début d'un processus de construction. Il faut qu'on y réfléchisse avec les partenaires sociaux et qu'on le construise avec eux. Je disais tout à l'heure que le texte sur les mutations économiques avait été le fruit de l'échec du dialogue des partenaires sociaux entre eux. En revanche, la convention de reclassement personnalisé est le fruit d'un dialogue entre le gouvernement et les partenaires sociaux : le gouvernement a mis en place la convention de reclassement personnalisé et a confié aux partenaires sociaux le soin de construire cette convention. Les partenaires sociaux ont également adopté le principe du contrat de transition professionnelle.

Voilà pourquoi je pense que nous avons encore à définir ensemble cette dimension. Les pays qui ont instauré une sécurisation des parcours professionnels l'ont construite depuis longtemps, pour un certain nombre d'entre eux, en y mettant des moyens, mais en les répartissant différemment par rapport à nous : nous avons mis beaucoup d'argent dans le maintien des emplois existants, nous avons assez peu investi vers les nouveaux emplois et vers l'accompagnement des hommes et des femmes. Voilà une réflexion qui mériterait d'être poursuivie, car j'ai bien le sentiment d'être à la fois imprécis, de ne faire qu'ouvrir quelques pistes et de ne pas les refermer.

De la salle

Monsieur le ministre, Monsieur le Président, ma question sera brève : les conférences de ce colloque ont démontré toute l'importance et la pertinence du débat parlementaire dans la discussion et l'adoption des lois sociales. L'utilisation d'une procédure comme le 49-3 par votre gouvernement, procédure limitant le débat et réduisant le travail parlementaire, ne contredit-elle pas cette appréciation issue des travaux exposés aujourd'hui ? Je vous remercie.

Gérard Larcher

J'ai été parlementaire pendant 18 ans. J'ai été, dans cette maison, successivement vice-président, pendant 5 ans, et président de la commission des Affaires économiques. L'avantage du Sénat est qu'il n'y a pas de 49-3. Le débat sur la loi sur l'égalité des chances, en durant près de 100 heures - dont j'ai dû en assurer 94 à moi seul, je vous renvoie au JO - a démontré que le débat parlementaire était fondamental.

Le 49-3 a été prévu dans la Constitution de la V e République pour éviter les détournements et les abus du débat parlementaire dont la IV e République s'était fait une spécialité. La III e République l'avait pas mal cultivé également, au point qu'elle fut parfois dans l'incapacité de prendre un certain nombre de décisions dont le pays aurait eu besoin, à des moments dramatiques, dans le domaine de la politique étrangère et dans la politique de défense. Pour moi, vétérinaire, le 49-3 est un « remède de cheval » qui ne correspond pas à ma vision du débat parlementaire. Pour revenir à l'actualité, l'amendement 3 bis qui portait création du contrat première embauche n'a pas fait l'objet d'un 49-3, mais a fait l'objet, à lui seul, de 20 heures de débat à l'Assemblée Nationale. Le sujet qui fait débat dans le pays, aujourd'hui, n'a donc pas fait l'objet d'un 49-3, mais a fait l'objet d'un double débat parlementaire à l'Assemblée nationale et au Sénat. Pourtant, la dimension de la discrimination n'a pas fait l'objet d'un double débat. Si cela avait été le cas, il aurait été rappelé que, comme dans les Pyrénées, la vérité et l'erreur se trouvent des deux côtés et qu'il faut se souvenir que la part de la négociation entre les partenaires sociaux doit être respectée par le législateur et inversement.

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