L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

Quatrième table ronde sur L'EXIL, RENAISSANCE ET CONSTRUCTION DE SOI - Vendredi 15 novembre 2002

Participent à la table ronde :

Henri LOPES, écrivain, ambassadeur du Congo (Brazzaville)

Nedim GURSEL, écrivain

Masao HAIJIMA, peintre

Françoise MORECHAND, essayiste et productrice d'émissions de télévision

Nicolas PETROVITCHNJEGOSHde MONTÉNÉGRO

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA, Premier ministre de Bulgarie.

La table ronde était animée par Philippe GARBIT.

Philippe GARBIT

La première table ronde nous a fait prendre conscience à quel point les itinéraires personnels, psychologiques, géographiques étaient variés et aussi que le fait de parler de quelqu'un d'autre était une manière de parler de soi, comme avec Victor Hugo par exemple. Ces manières de se raconter ne sont pas frontales mais sont tout aussi émouvantes.

Nous avons été confrontés à des exils subis, il y en a d'autres qui sont choisis et qui marquent le début d'une renaissance de soi. De quelle culture se nourrit-on pour se reconstruire après l'exil ? Faut-il privilégier à tout prix la fidélité aux racines familiales, ancestrales ? Comment tous ces allers-retours, ou parfois allers simples, se manifestent-ils dans l'Histoire ? Nedim Gürsel, vous êtes né en Turquie et vous y avez publié une vingtaine d'ouvrages. Vous êtes traduit dans le monde entier, vous écrivez en turc et aussi en français. Vous habitez en France et vous vous rendez fréquemment en Turquie. Est-ce qu'un écrivain est partout chez lui parce qu'il écrit, comme nous le suggèrent les premiers témoignages ? Cessez-vous d'être un exilé ?

Nedim GÜRSEL

L'exil fut au début une contrainte pour moi et non un choix. En 1971, après le coup d'État du 12 mars - nommé curieusement le "mémorandum des généraux" - j'ai été dans l'obligation de quitter Istanbul, ma ville bien-aimée dont je parle beaucoup dans mes livres. J'ai été en effet poursuivi pour avoir écrit un article sur Gorky dans une revue titrée Ami du peuple. Le titre n'était pas innocent mais mon article n'était qu'un essai sur un écrivain russe.

J'ai ma propre histoire par rapport à l'exil - comme tous - et je profite de l'occasion pour réfléchir sur l'exil des écrivains. Vous avez précisé que j'habite Paris et aussi un peu Istanbul. J'écris dans les deux langues : j'écris mes nouvelles et romans relevant de la fiction en turc ; mes essais sont écrits dans les deux langues. Ma maison familiale se trouve sur les berges du Bosphore, sur la rive asiatique. Il y a beaucoup de bateaux qui passent et, de temps en temps, l'un d'entre eux heurte les vieilles maisons. Un second pont reliant les deux continents a été construit par les Japonais juste à côté de notre vieille demeure familiale. Il gâche le paysage mais je m'identifie à lui. Ce pont relie aussi les cultures et les hommes entre eux. Bien que j'habite Paris depuis longtemps, je porte mon pays en moi. Et s'il est un pays pour un écrivain, c'est bien sa langue. Des écrivains ont changé de langue, par exemple Cioran, Ionesco... Comme eux je me sens à cheval entre deux cultures, deux langues.

Dans la tradition populaire turque, la condition sine qua non pour devenir poète est de partir en exil. Les poètes ambulants de l'Anatolie appellent cela le gourbet. Il faut quitter son village natal et chanter la nostalgie de son foyer. Dans la tradition populaire turque, l'exil est une lamentation. Pour moi, l'exil peut être une forme extraordinaire d'enrichissement. J'ai bien sûr connu des souffrances réelles. Suite au second coup d'État militaire du 12 septembre 1980, deux de mes livres ont été saisis pour offense à l'armée et à la morale publique. Tout cela vous prive de votre pays et de vos proches, mais cela vous offre aussi la possibilité de rencontrer d'autres personnes, d'aller dans un autre pays et d'y être bien accueilli. Maintenant je peux rentrer en Turquie, mes livres sont publiés. Cela est possible grâce à l'évolution de ce pays, qui est officiellement candidat à l'Union européenne. L'exil peut être vécu comme une expérience enrichissante et non pas uniquement comme une lamentation.

Philippe GARBIT

Vous connaissez d'autres exilés turcs, iraniens ou indiens... ?

Nedim GÜRSEL

Oui, Paris est une ville cosmopolite. L'Exil est un mot pluriel pour moi. Je pense notamment aux écrivains américains de la génération perdue, qu'il s'agisse d'Hemingway, d'Henry Miller... Ils ont quitté leur pays non pas par contrainte politique, mais bien parce qu'ils ne supportaient pas le puritanisme de la société américaine. Selon moi, le vrai exil est celui de l'écrivain marginalisé dans son propre pays ou qui a simplement envie de partir. Le véritable rapport de l'écrivain à l'exil est pour moi langagier. J'espère que nous aurons l'occasion d'en reparler une prochaine fois, mais je ne voudrais pas monopoliser la parole.

Philippe GARBIT

Vous ne monopolisez absolument pas la parole. Je suis persuadé qu'Henri Lopes sera d'accord avec vous. M. Lopes est né à Léopoldville, ex-Congo belge, et assume aujourd'hui les fonctions d'ambassadeur du Congo Brazzaville. Vous avez dû vivre beaucoup de péripéties liées à l'exil au préalable à votre ascension.

Henri LOPES

L'un des adages de notre peuple est le suivant : "Quand tu prends la parole, aie pitié de ceux qui t'écoutent". Je vais tâcher d'être charitable. J'ai beaucoup de réticences à me raconter. Je suis ambassadeur et écrivain ; je me considère en outre comme un exilé. Non seulement les contradictions de ma double appartenance m'habitent, mais à cela s'ajoute mon apparence. Lorsque je suis présenté à quelqu'un - Henri Lopes, congolais - cette personne regarde ma couleur de peau ainsi que la sonorité de mon nom et conclue que je suis un usurpateur. Je pense qu'ici se trouve la source de mon premier exil. Mes grands-parents ne suivaient pas les règles de leur communauté et j'en suis le résultat. Ma mère est issue d'une mère congolaise et d'un père corse. Au lieu de rechercher ses racines africaines, elle se marie avec un homme issu d'un père inconnu - certainement belge.

Je ne sais pas comment le nom Lopes s'est imposé, mais dès le départ, je ne ressemblais pas à mon pays. Je reprends à mon compte la formule d'Aragon - par ailleurs grand admirateur de Hugo : "J'étais en étrange pays dans mon pays lui- même". Le métissage est mon premier exil. Le second intervient après la guerre, au Congo français. Je suis envoyé à l'âge de onze ans en France pour être éduqué. C'est commun aujourd'hui, mais à l'époque le Congo était très différent de ce que nous connaissons. Il n'y avait pas de télévision, très peu de cinémas et surtout, la ségrégation - des quartiers pour les Blancs, d'autres pour les Noirs - était une réalité. Il y avait des cinémas pour les Blancs et les Noirs pouvaient regarder le film en plein air, assis sur les murs ou dans les arbres. Les Blancs jouaient au football avec des chaussures et les Noirs étaient pieds nus.

On m'a dit que cet exil vers la France était pour mon bien. Je débarque dans un pays où les Blancs font aussi des travaux manuels. Métis, donc Blanc pour les uns mais Noir pour les autres, je craignais pour ma sécurité. Or, je me fais des amis, je joue au football, je flirte à 16 ans avec une blonde... Il s'agit de la nouvelle image de l'exil. Parfois l'histoire des décolonisations en Afrique noire est enjolivée. En fait, la conscience "patriotique" n'était pas développée dans ces pays. L'on souhaitait avant tout devenir Français, alors que nous ne l'étions pas. Or, en France nous sommes traités comme des citoyens français. Lorsque nous revenons en vacances, nous nous transformons en agitateurs, afin de faire évoluer le pays.

Je n'ai pas préparé de texte pour cette rencontre. Un personnage de l'un de mes romans a décidé de vous parler à ma place. Il est présent dans la salle et souhaite prendre la parole. Je ne la lui donnerai pas à moins que le débat nous en donne l'occasion. Merci.

Philippe GARBIT

Merci Henri Lopes. J'avais noté que vous avez été Premier ministre de la République Populaire du Congo, ancien directeur au sein de l'Unesco, membre du Haut Conseil de la Francophonie et du Conseil Supérieur de la Langue française, lauréat du grand prix de la Francophonie de l'Académie française décernée pour l'ensemble de vote oeuvre. Tout cela est-il exact ? Vous disiez que vous alliez inventer légèrement votre biographie.

Henri LOPES

Il y a un mélange de la réalité et de mes fantasmes.

Philippe GARBIT

En ce cas, alors nous choisirons ce qui nous plaira.

Henri LOPES

Vous voulez que mon personnage vous lise deux pages.

Philippe GARBIT

Tout à l'heure. Masao Haijima, vous êtes artiste peintre. Vous êtes ancien élève de l'école des Beaux-arts de Tokyo. Vous êtes venu un jour à Paris pour ne jamais en repartir. Votre histoire est originale par rapport à celles que nous avons entendues au cours de cette table ronde. Ceci me donne l'impression que l'intérêt de votre expérience réside dans ce non-retour, plutôt que dans les raisons de votre venue.

Masao HAIJIMA

Après dix-sept ans de vie en France, je suis rentré une fois au Japon pour raison familiale, en 1990.

Philippe GARBIT

Vous êtes venu étudier la peinture française et européenne et vous êtes devenu un peintre français et européen ?

Masao HAIJIMA

Oui, c'est vrai. C'est difficile à exprimer. Je suis peintre et ne m'exprime pas par les mots, donc je vais lire le papier que j'ai préparé.

Philippe GARBIT

Vous n'allez pas sortir un tableau...

Masao HAIJIMA

Non, non. Je vais lire les raisons pour lesquelles je suis venu en France. Je suis arrivé à Paris en 1973, à l'âge de 24 ans. Je venais de terminer mes études sur la peinture occidentale à l'école de Sokei à Tokyo. C'est pourquoi j'ai naturellement eu l'idée de me rendre en Occident, berceau de cette technique. Pourquoi en France précisément alors que durant mes études, je me suis concentré sur l'art des primitifs flamands ? J'aurais donc pu aller en Belgique et, en amateur de Léonard de Vinci, j'aurais pu me rendre en Italie. En réfléchissant à l'histoire de la culture occidentale, j'ai eu l'impression que Paris était au centre de l'Europe, ne serait-ce que par l'importance de ses musées et le nombre de ses galeries d'art. J'ai donc décidé de venir à Paris et d'intégrer l'école des Beaux-Arts de Paris, qui baigne dans cet environnement culturel unique.

Mon départ volontaire résultait d'un choix conscient et personnel. Lorsque je suis parti, je n'imaginais pas rester aussi longtemps à Paris. Mes études à l'école des Beaux-Arts m'ont beaucoup aidé à m'intégrer dans la société française. J'y ai rencontré des professeurs et des étudiants avec lesquels j'ai tissé des liens très forts. Mon expérience m'a également aidé à comprendre la culture française et m'a persuadé de rester en France.

Ma venue en France a profondément marqué ma peinture. J'ai eu une révélation grâce aux impressionnistes. Au Japon, ma peinture était influencée par les peintres classiques. Après avoir visité le Louvre, je suis allé au musée des Impressionnistes où j'ai été frappé par la beauté et la légèreté des oeuvres. J'ai perçu l'importance du traitement de la lumière et du travail d'après nature. Trente ans après, mes oeuvres continuent à être marquées par cette révélation. Le goût artistique est probablement conditionné par l'environnement, l'ambiance de mon atelier, les couleurs des immeubles, du ciel et la lumière de Paris. Tous ces éléments influencent ma peinture.

On me pose souvent la question de l'influence respective de l'art japonais et l'art occidental dans ma peinture. Personnellement, je ne me pose plus la question de savoir si je suis un peintre français ou japonais. Je peins. Je renvoie cette question aux spectateurs en leur demandant s'ils ressentent la culture japonaise à travers mes tableaux.

Pour conclure cette brève présentation, je m'avoue incapable d'analyser les raisons pour lesquelles je suis resté en France et je n'ai pas éprouvé le besoin de retourner au Japon. Le débat qui va suivre me permettra peut-être d'éclairer ces raisons.

Philippe GARBIT

Merci Masao Haijima. Françoise Morechand, vous avez fait le trajet inverse. Vous êtes née à Paris rive Gauche et à 18 ans vous avez décidé de quitter la France, pour le Japon. Vous vous êtes exilée, expatriée ?

Françoise MORECHAND

Non, cela ne s'est pas déroulé exactement comme cela. Je vais également parler de mes racines car elles ont certainement eu une grande influence. Je ne suis pas exilée au Japon, j'habite dans ce pays. J'y suis venu pour la première fois il y a 42 ans et je l'ai quitté pendant 10 ans. J'ai passé presque 33 ans au Japon et ai pu voir l'évolution de ce pays, bien que cela ne soit pas notre propos.

Mon arrière-grand-père, Gaétan Domanski, était polonais. Il a quitté la Pologne pour s'exiler. En 1861 ou 1863, il y a eu, comme d'habitude, un soulèvement contre les Russes. Il y a participé et, comme d'habitude, les Polonais ont perdu. Il était à Cracovie et avait le choix entre la pendaison ou la Sibérie - j'y suis passée l'année dernière avec une télévision et j'ai vu les photos, les boulets... Il s'est enfui en passant par les Carpates. Je suis heureuse à ce propos d'avoir entendu ici que le coeur de l'Europe est dans les Balkans, les Carpates, et que le cerveau est à Paris. C'est formidable, je suis européenne... Et je suis européenne au Japon.

Il est arrivé à Paris, célibataire, et a épousé une Française. Cette branche de la famille est dès lors devenue française. Ma grand-mère était donc franco-polonaise. Elle s'appelait Gabriella Domanska - jusqu'au jour de son mariage où elle a pris le prénom de Marie. Elle s'est mariée avec un Normand qui travaillait dans le drap et le boeuf. Lors de ma petite enfance, elle m'a raconté sa vie à Zakopan, à Cracovie... Elle pouvait y retourner à une époque, lorsque la Pologne était libre et en paix avec la Russie. Elle me racontait ses souvenirs des traîneaux, des petits chevaux, des grandes maisons en bois qui ont vu passer les Russes et les Allemands et qui ont conservé leurs vitres intactes.

Ma mère vient des Pyrénées, elle est née dans une ferme très pauvre et ses parents ne savaient ni lire ni écrire. À l'âge de deux ans, elle est transportée à Paris et donc exilée dans son propre pays. Lorsqu'elle était petite, elle continuait à "barrer les oies" alors qu'elle vivait dans un appartement parisien. Avec beaucoup de travail et en gagnant des concours, elle est devenue peintre et professeur aux Beaux-Arts. Elle est morte aujourd'hui et je lui dois beaucoup car elle ne m'a jamais empêchée de partir à l'étranger, bien que je sois fille unique.

Après la guerre, j'ai fait mes études au collège Sévigné, où les juifs, les catholiques et les non-croyants coexistaient déjà à cette époque J'ai été élevée dans l'idée que l'on pouvait aller ailleurs pour ses idées. Je suis partie, mais je n'ai pas choisi le Japon. Je voulais être interprète internationale, je voulais aller loin. Dès mes 2 ans, dans le jardin du Luxembourg, je partais seule, ma mère me cherchait, les gardes me retrouvaient et, à force, finissaient par me reconnaître. Ma mère me reprenait et me demandait : "Mais Françoise, pourquoi es-tu partie sans le dire à maman ?" Et je lui répondais : "Parce que je veux aller loin." J'avais 2 ans, donc évidemment lorsque, âgée de 18 ou 20 ans, je lui ai dit que je voulais partir au Japon, elle n'a pas été étonnée.

J'ai aujourd'hui 66 ans ; j'avais entre 5 et 8 ans durant la guerre. Mes parents ont fait de la résistance, donc nous étions des exilés à Paris, puisque nous étions entourés de collaborateurs. Il fallait être très vigilant. Dès l'âge de 6 ans, j'ai appris à me taire et à ne pas répondre exactement aux questions que l'on pouvait me poser. Par ailleurs, mes grands-parents ne parlaient que le patois ; lorsque je revenais dans les Pyrénées, j'étais confrontée à des grands-parents que je ne comprenais pas, mais que j'aimais. Cela m'a appris à ne pas comprendre obligatoirement les gens et à les aimer malgré tout. À 5 ans et demi j'entendais des réflexions sur le manque de savoir-vivre des Allemands qui mangeaient des pommes de terre à la place du pain. J'étais très étonnée de ces commentaires, malgré mon jeune âge. Je sais que la nourriture a de l'influence sur les cellules du corps, mais tout de même ! En parallèle, j'entendais les critiques des Allemands à l'égard des Français. La maison de ma grand-mère était occupée et lorsque les officiers rentraient le soir, c'était réellement Le silence de la mer. Qui connaît encore Le silence de la mer ?

Philippe GARBIT

Tout le monde.

Françoise MORECHAND

Cela me fait plaisir. Les officiers allemands tentaient de discuter avec ma grand- mère, qui ne leur répondait pas. Elle tricotait, pour nous nourrir. Ils lui disaient : "Vous savez, on aime bien les Français. Vous êtes tellement légers, vous avez de l'humour, du Champagne... Mais vous n'êtes pas sérieux !" J'étais sidérée par une telle incompréhension. J'étais très petite et ne comprenais pas les vraies raisons économiques ou autres.

Toujours est-il que cette incompréhension renforçait dès cette époque mon désir d'aller loin quand je serai plus grande. Qu'est-ce que cela signifiait-il ? Cela voulait dire aller dans un pays qui a une autre culture. À cet égard, la Belgique - pays doté de grandes qualités - ne m'intéressait pas. J'aurais pu aller en Afrique, en Chine... Talleyrand disait que l'Asie commence après Vienne, donc il fallait au moins que j'aille au-delà de cette ville. Je voulais, dans le pays où j'irais, montrer avec mon coeur - je ne suis pas restée assez longtemps à Paris pour penser avec mon cerveau - que l'on pouvait s'aimer même si l'on est différent.

Après mes études en langues orientales, je suis partie à 22 ans et depuis je fais énormément de travaux. On m'a demandé de le dire moi-même, ce qui est extrêmement gênant.

Philippe GARBIT

Non, non, je vais le lire pour vous.

Françoise MORECHAND

Oh, s'il vous plaît...

Philippe GARBIT

Vous êtes déléguée pour l'Asie du Nord du Conseil Supérieur des Français de l'Étranger. Vous faites également de la télévision...

Françoise MORECHAND

Nous sommes au Sénat, parlons du Conseil Supérieur des Français de l'Étranger...

Philippe GARBIT

Vous êtes devenue une petite Française exotique au Japon ?

Françoise MORECHAND

Au début, c'était cela. J'enseigne les cultures comparées à l'Université. Il est préférable que je lise ma carte de visite. Je suis conseiller du Commerce extérieur et membre du Conseil d'Administration de l'Unesco, organisation dans laquelle je m'occupe de l'héritage culturel. Je fais également beaucoup d'émissions de télévision et j'ai écrit 26 livres en japonais. J'aurais souhaité avoir le temps de vous parler de la différence du sens des mots : par exemple, le mot "amour" a une signification différente pour Confucius et pour les judéo-chrétiens. Cela nécessite donc énormément d'adaptation, d'affection et d'amour, ainsi que des nerfs solides. Il y a quinze ans de cela, j'ai eu une dépression nerveuse en essayant de mettre en relation les judéo-chrétiens avec les gens d'Asie, généralement des confucéens, des zens. Ce n'était pas évident.

Depuis, je suis guérie de cette dépression nerveuse, aidée par quelques conseils et remarques. Ainsi, j'ai une charmante amie japonaise âgée de 75 ans, Mme Mishima, qui a été élevée en France. Elle est secrétaire et écrit le français mieux que moi. À ce propos, lorsque j'ai des lettres de château à écrire, chaque jour en fait, je lui demande de les rédiger pour moi. Un jour elle m'a dit : "Oh, écoutez Mme Morechand ! On vous aime beaucoup, vous les Français. Mais vous êtes fatigants..." Je m'en doutais un peu et je lui ai posé la question de savoir pourquoi. Elle m'a répondu : "Vous comprenez, vous voulez tout comprendre. Vous êtes incapables de laisser le psychisme et les actions des gens se dérouler comme passe la rivière. "La rivière ne remonte jamais son cours- ce qui serait d'ailleurs inquiétant." Ne pouvez-vous pas laisser les choses se faire ?", me demanda-t-elle. Depuis, je me suis remariée à un Japonais, Tatsuji Nagataki, ce qui signifie Cascades Éternelles - je m'appelle Madame Cascades Éternelles, je vous prie de le retenir, s'il vous plaît. C'est pour le nom que je me suis remariée avec ce monsieur...

Philippe GARBIT

Ce n'est pas votre voisin...

Françoise MORECHAND

Non, non, mais j'aime aussi beaucoup M. Haijima. Il est japonais, il comprend que je fais de l'humour, comme tout le monde d'ailleurs...

Mon mari m'a aussi dit un jour d'arrêter de lire les journaux à 8 heures du matin, et de m'énerver contre les communistes et autres aussi tôt dans la journée. Il m'a conseillé d'attendre 14 h 30 pour cela. Maintenant, je me sens bien avec eux et avec les autres car j'accepte les choses telles qu'elles sont. Par exemple, dans les grandes lignes, pourquoi les Japonais ne sont-ils "pas encore..." ? Mais que cela signifie-t- il ? Et bien, ils ne sont pas encore modernes. Pourquoi cela ? Parce qu'ils ne sont pas encore comme nous. Nous pourrions en débattre longuement. Il s'agit d'une question très importante, car nous questionnons la source du racisme. Mes parents n'ont pas été résistants durant la guerre pour que j'oublie cette idée-là.

Pour conclure, je dirai que je voudrais que l'on s'entende même si l'on ne se comprend pas, même si l'on ne parle pas le même langage. Mes activités ont pour objectif que l'on s'entende même si l'on est différent.

Philippe GARBIT

Merci Françoise Morechand. Nous accueillons son Excellence Siméon de Saxe- Cobourg Gotha, Premier ministre de Bulgarie, nommé aussi Siméon Borisov, Siméon Rilsky. Autant de noms pour un seul homme, car lorsqu'on a été exilé, il faut se reconstruire le plus vite possible. 1996 a été l'année de votre retour au premier plan. Vous aviez alors déclaré : "L'exil m'a appris l'humilité, à ne jamais ruminer le passé. J'ai conquis l'anonymat, l'indépendance et cela n'a pas de prix." Il y a eu ensuite un voyage historique et des élections, mais nous pourrions remonter jusqu'en 1946...

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

L'anonymat reste tout aussi important aujourd'hui pour moi. Ce n'est peut-être pas le sujet, mais lorsqu'on a vécu cinquante ans moins trois mois en exil, c'est quelque chose malgré tout. On apprend beaucoup, mais ma vie n'a rien d'extraordinaire, comparée à celle d'autres personnes qui ont vécu de façon plus difficile ou dramatique que moi. Il faut accepter de regarder les choses telles qu'elles sont, accepter la réalité et faire de son mieux.

Philippe GARBIT

Malgré tout, vous appartenez à l'Histoire. Tous les exils peuvent être tragiques et certains anonymes doivent affronter d'énormes problèmes, parfois durant leur vie entière. Vous appartenez à un "roman familial" qui s'inscrit dans l'Histoire et à un royaume. Vous êtes roi très jeune, durant trois ans.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

De six à neuf ans.

Philippe GARBIT

C'est une expérience impossible à oublier. Vous avez appris à vos enfants ce qu'est la Bulgarie...

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Oui, par respect pour l'Histoire, mais sans plus. J'ai voulu les élever comme des citoyens normaux et ils ont réussi en partie grâce à cela.

Philippe GARBIT

Vous souvenez-vous, Excellence, des derniers sons, des derniers parfums de la Bulgarie, des conditions de votre départ ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Oui, je m'en suis souvenu durant les cinquante ans de mon exil. Il est difficile d'évoquer cela aussi subitement. On pourrait croire que je cherche à faire de la littérature ou à improviser. Être obligé de quitter subitement son pays alors que l'on est un enfant, que l'on y a toujours vécu et que l'on y est attaché à quelque chose d'impressionnant. Des questions sur l'injustice de l'exil se posent alors dans la tête de cet enfant, même élevé plus sévèrement que les autres.

Philippe GARBIT

Mais qui vous a dit que vous deviez partir ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Il s'agit de la personne chargée par le ministre des Affaires étrangères d'annoncer le résultat du référendum concernant le maintien ou non de la monarchie. Si l'on intègre les cinq siècles sous domination ottomane, le pays a connu treize siècles de monarchie. Les résultats ont été de 94 % pour son abolition. Dès lors, ma mère, ma soeur et moi nous avons quitté le pays. Nous sommes allés en Égypte rejoindre mes grands-parents.

Philippe GARBIT

C'était la première étape. Même s'il n'y a pas de ressentiment, une certaine psychologie se forme pour un enfant de neuf ans qui vit une telle situation. Comment accepte-t-on de quitter ce que l'on vous a peut-être présenté comme un paradis ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

L'enfant voit les choses d'une manière plus pratique. Il ne faut pas dramatiser.

Philippe GARBIT

Lors de votre retour en 1996 en Bulgarie, vous craigniez vos larmes et vous appréhendiez de décevoir vos compatriotes. J'imagine que votre retour a été très émouvant pour vous, mais n'avez-vous pas craint d'être déçu par vos compatriotes ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Je craignais de les décevoir, oui, mais certainement pas d'être moi-même déçu par mes compatriotes.

Philippe GARBIT

Pouvez-vous nous expliquer brièvement comment s'est passé votre retour en 1996 ? Comment cela s'est-il passé dans votre coeur ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Dans mon coeur il se passe des choses curieuses. Pour satisfaire votre désir de détails, je dirai que ce qui m'a pris véritablement au coeur, ce n'est pas tellement l'énorme foule qui couvrait la route de l'aéroport à Sofia, ni revoir les monuments. Le véritable moment indescriptible s'est produit avant, lorsque l'avion a atterri. C'est peut-être stupide au regard des moments beaucoup plus extraordinaires que j'ai connus par la suite, mais ce détail m'a énormément frappé.

Philippe GARBIT

La terre patrie...

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Oui, j'ai senti qu'après cinquante d'exil, j'atterrissais dans ce pays.

Philippe GARBIT

Était-ce une forme de fin d'exil ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Tout à fait.

Philippe GARBIT

Il existe un mot pour qualifier la fin de l'exil : le "retour". Mais le terme est moins fort.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Le retour est tout à la fois un retour aux racines, à une certaine justice, à la satisfaction. C'est une grande joie.

Philippe GARBIT

Ayant vécu votre exil en Égypte puis en Espagne, vous avez décidé de servir votre pays, de reprendre l'Histoire là où elle s'était arrêtée.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Toutes ces années d'exil, je me posais la question de savoir comment être utile pour le pays. Nous l'étions modestement, mais malgré tout nous l'étions. Le sort me permet de contribuer au développement de ce pays.

Philippe GARBIT

Vous avez précisé que vous n'aviez pas éduqué vos enfants dans l'idée qu'ils étaient des exilés.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Non, car cela crée des complexes.

Philippe GARBIT

Ils sont donc espagnols.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Ce sont de braves citoyens.

Philippe GARBIT

Mais de quelle nationalité sont-ils ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Ils sont espagnols. Leur mère est espagnole et ils sont nés en Espagne. Nous étions déchus de notre nationalité.

Philippe GARBIT

Vous êtes apatride.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Je suis resté apatride avant de découvrir en 1991 - soit cinq avant mon retour - que l'on ne m'avait pas retiré la nationalité bulgare et de récupérer immédiatement mon passeport. Je dois avouer qu'il s'est agi d'une très grande satisfaction.

Philippe GARBIT

Il n'y a jamais eu d'abdication non plus ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Non. Mais c'est un détail technique.

Philippe GARBIT

C'est important malgré tout. J'ai appris que vous étiez l'arrière arrière-petit-fils d'un roi des Français, Louis-Philippe, qui est lui aussi un exilé.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Oui. Il y a de nouveau une similitude.

Philippe GARBIT

Avant de devenir roi des Français, il avait changé de nom. Il prenait un nom d'emprunt pour donner des cours de langue et de mathématiques en Suisse.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Je suis allé au Cap Nord pour voir son buste. Il avait été maître d'anglais là-bas.

Philippe GARBIT

Il travaillait sous le nom de Chabaud-Latour.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

À l'image des alias que j'ai utilisé.

Philippe GARBIT

Ces noms d'emprunt étaient-ils indiqués quelque part ? C'était pour les affaires, pour passer incognito ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Oui. Mon passeport était de convenance car je me suis bien gardé d'adopter une autre nationalité. Mes collègues de cette table ronde trouveront aussi que le passeport devient terriblement important. C'est l'unique source d'identification sans laquelle nous ne pouvons pas nous déplacer. Nous dépendons d'un bout de papier car sans lui nous n'existons pas. Ceci est curieux aussi.

Philippe GARBIT

Ayant été roi, puis exilé et maintenant Premier ministre de Bulgarie, vous devez certainement comprendre les problèmes des sans papiers.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

On comprend certainement beaucoup de choses, on comprend certains drames, et l'on devient plus indulgent.

Philippe GARBIT

À une époque, vous disiez que vous n'aviez pas de baguette magique pour réduire le malheur de vos compatriotes. Je sais bien que vous êtes en visite de travail en France et que vous n'avez peut-être pas envie d'en parler, mais...

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Nous avons la chance d'avoir un peuple très doué et une équipe formidable. Après, il s'agit d'une question de travail qui remplace la baguette magique. Le résultat est sans doute moins rapide, mais peut néanmoins se matérialiser.

Philippe GARBIT

Nous parlions de l'Europe. Nedim Gürsel précisait que la Turquie était candidate à l'intégration. Il en va de même pour la Bulgarie. Cela peut-il faire plaisir aux exilés qui sont en France ou ailleurs ? Ou cela peut-il empêcher des exils ? Vous n'avez sans doute pas envie que vos compatriotes quittent le pays.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Le Bulgare n'est pas un exilé ou un émigrant volontaire. Il quitte son pays si les conditions de vie sont mauvaises. Notre objectif est de rendre le pays suffisamment attrayant pour que les migrants puissent rentrer et gagner leur vie convenablement. Nous voudrions aussi qu'ils contribuent à la reprise du pays avec leur know-how et leur épargne.

Philippe GARBIT

Merci. Siméon de Saxe-Cobourg Gotha, je ne vous présente pas Nicolas Petrovitch Njegosh de Monténégro, vous vous connaissez.

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Nous sommes cousins.

Philippe GARBIT

Le destin de Nicolas Petrovitch Njegosh de Monténégro est aussi une histoire singulière. Vous êtes né en France.

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

Tout à fait. Je suis né à Saint-Nicolas du Pélem dans les Côtes d'Armor.

Philippe GARBIT

Vous êtes breton, votre mère est bretonne et vous travaillez en France.

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

Oui, et mon père, qui est décédé, était le dernier roi de Monténégro. Il a régné pendant quelques mois, lors de l'exil du roi Nicolas en France. À l'âge de dix ans, il a été officiellement roi de Monténégro en exil pendant six mois. Je ne souhaite pas parler à titre personnel de l'exil. Je ne peux que parler de l'exil de ma famille. Le Monténégro est un petit pays qui a joué un rôle en Europe pendant des siècles. C'était un bastion de résistance à l'occupation ottomane - cher occupant ottoman...

Philippe GARBIT

Vous dites cela en regardant Nedim Gürsel...

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

On se respecte entre ennemis. J'ai découvert très tard que j'étais porteur d'un exil que je ne soupçonnais pas, puisque j'ai passé ma jeunesse dans l'euphorie de cette génération parisienne de l'après-guerre. Cette génération a certainement bénéficié des meilleures conditions de vie du XX e siècle. J'étais donc quelque peu insouciant. Mais lors de l'hiver 1989, un appel téléphonique de l'ambassadeur de Yougoslavie a totalement modifié le regard que je portais sur mon environnement. Il sollicitait un rendez-vous avec le ministre de la Culture de la République de la République Socialiste Fédérative de Monténégro. Je m'y suis rendu. Il me demanda l'autorisation de rapatrier le corps du roi Nicolas - mon arrière-grand-père - de la reine Milena et de deux princesses du Monténégro enterrées à l'église russe de San Remo. Le ministre voulait faire un retour et un enterrement officiels au Monténégro. À l'époque, je ne soupçonnais pas les menaces et les nuages qui s'accumulaient sur l'ex-Yougoslavie et je trouvais l'idée honorable. Il me semblait donc de bon augure de donner mon accord, en tant que chef de famille apte à autoriser la levée du corps par les autorités italiennes. Grâce à cela, j'ai redécouvert mon pays. Alors étudiant, je m'y étais rendu en auto-stop en 1967.

Philippe GARBIT

Vous étiez alors incognito.

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

Oui, j'étais totalement incognito. J'avais un sac à dos...

Philippe GARBIT

Il s'agit là d'un vrai roman ! Le fils du roi qui revient incognito...

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

Vous savez, j'étais étudiant. Je connaissais l'histoire de ma famille, mais c'était comme une légende pour moi. Si vous découvriez que vous êtes le descendant de Clovis, cela ne bouleverserait pas votre vie.

Philippe GARBIT

Merci de me l'apprendre, néanmoins...

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

C'était pour moi une histoire légendaire : le petit Monténégro, qui avait toujours lutté contre les Ottomans, était relayé de nos jours par une Yougoslavie dont le socialisme - vu de Paris - apparaissait éclairé, autogestionnaire, porteur de la stratégie tiers-mondiste. Ce pays était incontestable et incontesté et l'histoire du Monténégro était ancienne pour moi.

J'ai évidemment participé au retour des corps et j'ai été surpris par l'importance que les Italiens accordaient à ce rapatriement. Le protocole de l'enterrement d'un chef d'État a été respecté, de San Remo à Bari, où les cercueils ont été embarqués sur un bateau de guerre italien. L'armée et la fanfare étaient présentes, les populations de San Remo et de Gênes - où nous sommes passés - étaient dans la rue. Il y eut une magnifique cérémonie religieuse, oecuménique, orthodoxe, catholique, à Bari. Les bateaux de guerre ont tiré au canon pour saluer le départ du roi Nicolas. Toute cette démonstration a été très impressionnante. Le plus surprenant fut l'arrivée au Monténégro le lendemain matin. J'étais déjà venu en tant qu'étudiant, mais les circonstances étaient évidemment très différentes. J'étais paré de mon titre et je tenais absolument à être accompagné par mes enfants et par ma mère. Elle était atteinte du cancer et décéda un mois plus tard. Le trajet entre le port de Bar et la petite ville de Cettigné, l'ancienne capitale, fut un moment incroyable. Tout au long de la route montagneuse - le " serpentino " -, normalement désertique, se trouvaient des milliers de personnes qui acclamaient le convoi. À Cettigné, ville de 15 000 habitants, nous étions attendus par 200 000 personnes. Les gens étaient sur les toits, dans les arbres... Cela m'a profondément bouleversé.

L'exil est la souffrance de celui qui part et de ceux qui restent, dans ce cas précis. Le Monténégro était en voie d'oubli. À l'école, tout le monde pensait que cela se situait en Amérique latine. Personne ne connaissait la dynastie qui a régné pendant deux cent cinquante ans. Le problème, qui se rapporte à la renaissance d'une seconde moitié de moi-même, était difficile : comment répondre à cette ferveur ? Quelques semaines après, le mur de Berlin tombait. En tant qu'architecte, je suis étroitement lié à différents courants culturels. Dès lors, j'ai compris que, par la culture, je pouvais contribuer à aider la Yougoslavie, à faire connaître la petite ville de Cettigné et à la revitaliser, afin de répondre à l'amitié des Monténégrins. Tout cela a commencé comme un conte de fées et a fini comme un cauchemar.

J'ai passé une grande partie de mon temps durant ces dix années à tenter, à travers la culture et la défense des droits de l'Homme, de comprendre, d'aider et d'assister, l'ex-Yougoslavie. J'ai monté un projet de biennale d'arts contemporains en 1991, qui s'est ouverte le 7juin. Trois semaines plus tard, la Yougoslavie implosait et la guerre civile éclatait, marquant le début d'une terrible décennie. Cette biennale a été durant toute cette période d'embargo la seule fenêtre vers l'extérieur pour le Monténégro, permettant brièvement aux gens d'échanger et d'appartenir aux mouvements culturels européens ou universels. J'ai aussi monté une structure juridique de défense des victimes de discrimination ethnique afin d'apporter un soutien aux militants des droits de l'Homme dans les différentes Républiques de l'ex-Yougoslavie. J'ai redécouvert mon pays, mes racines, à travers des événements tragiques. J'ai redécouvert mes concitoyens de l'ensemble de la Yougoslavie dans des contextes dramatiques. Quatre millions de personnes ont été déplacées ; elles sont donc en exil.

Ma conclusion n'est pas liée à la question de l'exil. La culture peut jouer un rôle important ; preuve en est le panel réuni autour de cette table pour parler de l'exil. La culture permet de rétablir le dialogue entre les peuples. Je suis très déçu de constater que dans les grandes opérations internationales et dans la diplomatie internationale, l'on ne s'appuie pas plus sur la culture afin de prévenir et régler les conflits. Les gens de culture sont les plus aptes à avoir ce langage commun, à l'instar de notre ami peintre, qui n'est ni japonais, ni français, mais peintre. Avec des moyens modestes, la culture peut aider. Malheureusement, le pacte de stabilité des Balkans ne comporte pas de volet culturel, ce qui est scandaleux.

Philippe GARBIT

Merci Nicolas Petrovitch Njegosh de Monténégro. Nedim Gürsel, l'écrivain est bien sûr d'accord.

Nedim GURSEL

J'ai été le premier à prendre la parole et en conséquence j'ai très peu parlé et je me sens un peu frustré. Moi aussi, j'ai envie de parler de mes parents, comme la plupart des intervenants.

Philippe GARBIT

Étendez-vous sur le divan.

Nedim GÜRSEL

Cela concerne les Balkans. Mais avant, je voudrais raconter une petite anecdote. En 1989, la Yougoslavie existait encore, avec ses six Républiques et ses deux Régions autonomes. J'étais invité à Belgrade pour participer à une rencontre internationale d'écrivains. Milosevic avait fait son fameux discours dans le "Champ des Merles" où il évoquait la Grande Serbie. Nous étions réunis, à l'occasion du 600 e anniversaire de la bataille du Kosovo, pour parler de la mémoire collective dans nos pays respectifs. L'animateur du débat m'a présenté au public en tant que vainqueur de cette bataille.

Philippe GARBIT

Vous faites beaucoup plus jeune.

Nedim GÜRSEL

J'ai répondu que je n'étais pas le vainqueur de la bataille du Kosovo, mais plus prosaïquement écrivain d'un pays qui existait depuis 1923. Je suis citoyen turc, écrivain turc. Il a fallu une guerre sanglante, en Croatie puis en Bosnie, pour comprendre à quel point la mémoire collective était présente dans nos esprits. Nous avons assisté à cette guerre par écrans de télévision interposés et en ce qui me concerne de manière plus directe, puisque je suis allé à Sarajevo lorsque la ville était assiégée.

Je voudrais profiter de la présence de son Excellence pour rappeler que dans ma famille il y a aussi beaucoup d'histoires d'exils et d'exodes. J'ai évoqué rapidement mon expérience d'exilé à Paris. J'ai connu l'exil et je n'étais pas le seul. Je suis en grande partie des Balkans. Ma grand-mère maternelle était originaire de Bulgarie, ma grand-mère paternelle de Macédoine, etc. Lorsque Valéry Giscard d'Estaing dit que notre capitale ne se trouve pas en Europe, il a peut-être raison, mais notre histoire - et mon histoire familiale - se trouve en Europe, dans les Balkans. Ma grand-mère, qui m'a élevé, était une "rapatriée des Balkans". Elle a toujours dit beaucoup de bien de son pays d'origine et de ses voisins. C'est la raison pour laquelle je me suis intéressé aux littératures balkaniques. J'en ai beaucoup parlé dans mon pays car nous avons tendance à oublier nos voisins au profit de l'Europe. Il y a peut-être des raisons à cela, mais je suis heureux que l'on ait évoqué les Balkans ici. Il aurait fallu aussi parler des tragédies que cette région a connues pour que cela ne se reproduise plus.

J'ai écrit un ouvrage en 1993, intitulé Retour dans les Balkans. Il y a un chapitre sur Sofia où se trouve la phrase suivante : "Les têtes couronnées sont de retour dans les Balkans." En Bulgarie, cela sera peut-être un jour la réalité. Chaque écrivain a peut- être une part de prémonitions. Ma prémonition s'est réalisée, ce qui est positif, mais sans référence à la Monarchie.

Philippe GARBIT

Merci Nedim Gürsel. Comment réagit le Premier ministre de Bulgarie à la dernière petite phrase de Nedim Gürsel ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Je pense qu'il faut mettre l'accent sur le bon voisinage et sur le fait que c'était une prémonition qui s'est avérée exacte.

Philippe GARBIT

Êtes-vous d'accord avec l'idée de votre cousin selon laquelle la culture doit être plus présente dans les négociations internationales, afin de servir la paix ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Je pense que qu'il s'agit d'une excellente idée. La culture est un vecteur qui peut réellement apaiser, enseigner et unir les gens.

Philippe GARBIT

Concrètement, cela passe par des échanges d'écrivains...

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Oui, et cela nécessite une traduction des littératures respectives. Il faut aussi encourager des écrivains et ceux qui appartiennent au monde littéraire à se positionner de manière plus active dans les négociations politiques.

Philippe GARBIT

Avez-vous nommé des écrivains, des gens de culture, dans votre Gouvernement ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Il y a des gens de culture autour du gouvernement, mais ils n'ont pas été choisis spécifiquement pour cette raison car cela risquerait d'être de la discrimination à l'envers.

Philippe GARBIT

Henri Lopes, vous êtes ambassadeur et écrivain. Êtes-vous un homme politique ?

Henri LOPES

Je vous ai dit que j'avais plusieurs vies. Pour en revenir au thème, j'ai oublié de préciser que l'histoire que j'ai racontée illustre ceci : lorsque ma génération est venue en France, nous avons fait le voyage prométhéen. Il s'agissait d'un exil d'enfants placés en pension où l'on découvre le feu. Nous le prenons et allons semer les brandons dans les esprits de nos populations. Je pense que cela rejoint l'une de mes théories, si vous me pardonnez ce petit péché d'orgueil.

Je dis toujours que j'ai trois identités. La première est mon identité originelle, celle qui me rattache à mes ancêtres les Bantous. Pour ne pas rester uniquement à la culture de village, je dois affirmer ma deuxième identité par un acte volontaire. Il s'agit de mon identité internationale, que j'ai commencé à trouver ici, en jouant au football au lycée. On me disait que j'étais différent des autres Africains, ce qui me déplaisait. J'avais perdu mon accent, mais il se retrouve dans mon écriture. Mon identité internationale me rattache, notez-le, à mes ancêtres les Gaulois, bien que je sois descendant de Belges et de Corses. C'est par le biais de cette identité internationale que nous avons été conduits à faire émerger au sein de nos populations la volonté d'indépendance, afin de permettre la naissance d'une identité nationale encore plus forte, capable de s'imposer sur la scène internationale. La troisième identité est personnelle : nous sommes tous pareils et tous différents. Il s'agit de trois cordes de guitare. Il ne faut peut-être pas les jouer simultanément, mais si l'une d'entre elles se brise, le résultat n'est plus harmonieux et produit des grandes tragédies personnelles ou internationales.

Philippe GARBIT

Merci Henri Lopes. Françoise Morechand, vous allez repartir très vite au Japon, je crois.

Françoise MORECHAND

Oui, ce soir.

Philippe GARBIT

Vous n'allez pas convaincre votre voisin de repartir au Japon, et vous n'avez pas à le faire...

Françoise MORECHAND

Je trouve cela étrange qu'il ne rentre pas plus souvent au Japon. Personnellement, je rentre très souvent en France.

Philippe GARBIT

Au moins en touriste...

Françoise MORECHAND

Nous ne sommes pas des exilés dans le sens négatif. Nous avons choisi. J'ai un petit pécule et mon banquier m'a demandé ce que je comptais faire à la fin de ma vie. Il souhaite savoir où je compte vivre mes derniers jours. Je ne sais pas. Je suis incapable de choisir. Un joli tombeau m'attend au Japon car mon mari est fils de bonze, de Kyoto, l'un des plus beaux temples. C'est l'une des raisons pour lesquelles je me suis remariée avec lui, pour le temple, le tombeau. Je peux rester là-bas. J'ai aussi un tombeau à Paris. Pourtant, j'ai besoin des deux pays et le choix sera pour moi une amputation.

Nous parlons d'identité. Mon arrière-grand-père était un exilé politique. Selon ma grand-mère, il en a beaucoup souffert à la fin de sa vie. Zakopan, la neige, la Pologne lui manquaient. Dans ma vie, j'ai voulu aller vers les gens, je suis née pour cela. C'est sans doute la raison pour laquelle je travaille dans la communication. J'ai essayé de m'identifier totalement à eux dans les années 1970. Ce fut un échec complet. Ils ont refusé mon attitude, car ils n'attendaient pas cela de moi. Vous avez dit que j'avais peut-être été un jouet ou plus exactement vous n'avez pas dit cela exactement.

Philippe GARBIT

Non, je ne vous ai jamais traitée de jouet...

Françoise MORECHAND

J'ai dû l'être. Lorsque l'on fait de la télévision, on est souvent manipulé. Le Japon ne fait pas exception, d'autant plus que j'étais une jeune étrangère. Je suis assez pragmatique, je l'ai utilisé tant que cela était possible, jusqu'à trente ans environ. Ensuite, ceux qui vous appréciaient parce que vous êtes un jouet commencent à vous mépriser pour la même raison. Il faut savoir changer tous les dix ans...

Philippe GARBIT

J'avais dit exotique...

Françoise MORECHAND

Oui. Je le suis forcément. En France nous avons l'habitude de côtoyer des étrangers. Mon mari - Cascades Éternelles - était à Paris depuis cinq jours. À Saint-Germain-des-Prés, quelqu'un l'arrête pour lui demander l'heure. En tant que Japonais, sa surprise fut immense - si bien qu'il a raconté cette anecdote trois ans après, lors de son retour au Japon. Je lui ai précisé que de très nombreuses nationalités coexistent à Paris, alors que les Japonais vivent sur une île...

Pour survivre, un exilé doit normalement essayer de se fondre dans l'identité du pays qui l'accueille. Au Japon, c'est l'inverse. Il ne faut pas "passer la ligne" selon l'expression que Boris Vian utilise dans J'irai cracher sur vos tombes. Je voulais passer la ligne alors que je ne suis pas japonaise et que je ne suis pas née là-bas. Je suis judéo-chrétienne et non pas confucéenne. Il faut assumer sa propre personnalité et, dès lors, les Asiatiques vous respectent. Entre-temps se produisent des souffrances épouvantables, mais la reconstruction de soi-même passe généralement par la souffrance. La situation est terrible lorsque l'on essaie d'aller vers eux et qu'ils nous rejettent, dès lors nous sommes trop repliés sur nous-mêmes. Le Japon est à cet égard certainement plus ardu que la Chine. Le Japon est une île. Pendant deux cent cinquante ans ils se sont retirés chez eux - le sakoku. Si un Japonais tentait de sortir et si un étranger essayait de rentrer au Japon, les deux avaient la tête coupée. Ils sont donc restés entre eux durant tout ce temps. Cela s'est fortement ressenti dans l'art. L'art japonais, d'un extraordinaire raffinement, n'a pas été inspiré par des apports extérieurs artistiques. Les Japonais ont parfait à l'extrême leurs techniques héritées du XVII e siècle. L'art japonais est l'une des raisons pour lesquelles je suis restée. On peut tomber amoureux de l'art japonais avant de tomber amoureux des Japonais, qui sont généralement rudes.

Philippe GARBIT

Ce n'est pas très gentil de dire cela.

Françoise MORECHAND

Je suis mariée à un Japonais et je vis là-bas ; j'ai le droit de le dire.

Philippe GARBIT

Mais Masao Haijima n'a peut-être pas de tombeau à vous offrir...

Henri LOPES

Si vous permettez... Pour apaiser les tourments de Monsieur Cascades Éternelles, je voulais vous signifier que si on lui a demandé l'heure c'est parce qu'actuellement les meilleures montres sont japonaises.

Françoise MORECHAND

S'il n'y avait que les montres qui étaient les meilleures !

Philippe GARBIT

Vous travaillez pour...

Françoise MORECHAND

Je suis conseillère pour Nissan. Il y a une équipe de Français extraordinaire autour du Président.

Nous vivons au XXI e siècle. L'exil ou le fait de vivre à l'étranger doit servir à soi- même et aussi à son pays. On retient beaucoup la Culture, mais n'oublions pas les styles de vie. J'aimerais que l'on se rende compte que si l'on veut vendre des produits français au Japon ou en Chine, il faut au préalable exporter la culture, les styles de vie. Concrètement, pour qu'un étranger monte dans un avion Air France, il faut qu'il s'y sente en France. Sur le plan technologique, les caractéristiques sont proches d'un appareil à l'autre. Les moteurs sont identiques - de marque Rolls- Royce je crois.

Philippe GARBIT

Qui vous paie ? Nissan, Rolls-Royce ?

Françoise MORECHAND

Personne, donc je peux parler de tout le monde. Il faut vendre notre style de vie pour pouvoir faire du commerce extérieur. C'est peut-être trivial, mais c'est le nerf de la guerre.

Philippe GARBIT

Merci Françoise Morechand. Henri Lopes, vous avez la parole.

Henri LOPES

Madame, vous avez eu raison de souligner le drame qui peut survenir au moment de la mort. Dans l'exil, qu'il soit géographique ou intérieur, on arrive à croire que l'on est devenu multiculturel, équilibré, mais au moment de la naissance, du mariage et de la mort, la question du choix se pose. Faut-il circoncire son fils ? Selon quels rites le mariage va-t-il être célébré ? Où se faire enterrer ? La culture la plus ouverte n'a pas trouvé de réponse à ces souffrances.

Françoise MORECHAND

Merci Monsieur. Il a raison.

Philippe GARBIT

Une dernière parole, Françoise Morechand ?

Françoise MORECHAND

J'ai les larmes aux yeux, ce qui prouve que j'ai été touchée. Ces questions sont graves et rejoignent un questionnement intérieur.

Philippe GARBIT

Nous n'allons pas rester sur cette idée de mort, même si elle est d'importance. Avez- vous des conclusions à apporter à ces tables rondes ? Vous avez raconté des histoires individuelles, ce qui ne couvre pas tous les exils possibles. Souhaitez-vous ajouter un dernier élément ?

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

Je pense qu'il faudrait insister sur l'apport que l'exil procure à un pays. Paris est considéré comme une capitale culturelle parce que tous les étrangers y sont allés. Les étrangers sont très précieux pour les pays d'accueil.

Philippe GARBIT

Pas uniquement les gens de culture, d'ailleurs...

Nicolas PETROVITCH NJEGOSH de MONTÉNÉGRO

Non. Que l'on pense aux restaurants ! C'est un enrichissement pour l'urbanisme, pour notre mode de vie. L'exil n'est pas uniquement négatif.

Philippe GARBIT

Cette constatation était en filigrane. Nous recevons des exilés et c'est une chance pour la France. Nedim Gürsel, souhaitez-vous ajouter un dernier mot ?

Nedim GÜRSEL

Je dois beaucoup à la France. Elle m'a accueilli lorsque dans mon pays, pour reprendre l'expression d'un grand poète turc, "les loups entraient dans les villes sur des tanks." J'ai beaucoup rêvé de Paris lorsque j'étais interne au lycée francophone d'Istanbul. J'y ai découvert la littérature française. Je rêvais des filles et de Paris. Mais j'y suis sous contrainte. La France est un pays d'accueil et j'espère qu'il ne se transformera pas, par fantasme sécuritaire, en un pays hostile à l'immigration et aux exilés qui souffrent beaucoup.

Philippe GARBIT

Merci Nedim Gürsel. Excellence, qu'avez-vous à ajouter ?

Siméon de SAXE-COBOURG GOTHA

Ce que viens de dire M. Gürsel est tellement juste qu'il n'y a pas beaucoup à ajouter. Je disais hier en entretien que la France avait toujours accueilli nos compatriotes, à la différence d'autres pays. Nous devons un grand merci à la France.

Philippe GARBIT

Merci Excellence. Merci à tous.

INTERVENTION
DE SON EXCELLENCE SIMÉON DE SAXE-COBOURG GOTHA, PREMIER MINISTRE DE BULGARIE

Je tiens tout d'abord à rendre un vibrant hommage à la mémoire d'un des plus illustres et des plus grands humanistes du XIX e siècle. C'est bien son humanisme qui est la raison pour laquelle Victor Hugo appartient, et ceci depuis longtemps, à la France et au patrimoine français. Par son oeuvre, il est merveilleusement présent dans la littérature universelle. C'est pourquoi son bicentenaire s'est transformé en un événement culturel pour le monde civilisé.

Monsieur le Président,

Je m'empresse de vous exprimer mes remerciements pour l'invitation que vous m'avez adressée, de prendre part au colloque organisé par cette auguste institution, d'autant plus que le thème « Exil et tolérance » est d'actualité à un moment où les fondements de notre civilisation sont menacés par les formes drastiques que prend le terrorisme. D'une part, une radicalisation odieuse, souvent au nom de la foi mal interprétée, et d'une autre, les conséquences qui se traduisent souvent en réfugiés, par centaines de milliers. L'exil ce n'est pas seulement la misère physique, c'est aussi la tristesse, la nostalgie et une révolte lancinante contre l'injustice et très souvent l'indifférence.

Mon destin, tant personnel que politique, m'a plus d'une fois placé devant « l'exil et la tolérance », comme l'on peut s'imaginer. C'est pourquoi je serais vraiment heureux si le XXI e siècle, prometteur mais aussi plein de contradictions inquiétantes, nous permettait de délaisser à jamais toute forme d'exil par l'intolérance politique aussi bien que religieuse.

Je suis persuadé que le langage de la tolérance est celui de l'avenir. Être tolérant signifie avant tout connaître l'autre, le différent de soi. Nous connaître mutuellement est une condition nécessaire, surtout dans une société de plus en plus massifiée.

C'est pourquoi, du haut de cette tribune, j'éprouve une satisfaction toute particulière d'appartenir à un peuple qui au cours de son histoire a laissé des traces irréfutables de tolérance ethnique et religieuse.

Le peuple bulgare n'aime pas se faire remarquer et encore moins, imposer aux autres ses valeurs. Cependant je tiens à souligner que la tolérance est assise dans l'acte fondateur de l'État bulgare. Lorsqu'en cette lointaine année 681, les tribus proto- bulgares du khan Asparouh, réputées pour leur puissance militaire, déferlent sur les Balkans pour se rallier aux tribus slaves autochtones, ils créent une communauté solide et vitale, fondée non pas sur la peur de l'adversaire commun, mais sur le respect et la sauvegarde de l'autre, de sa langue, des traditions, voire même des diverses divinités, des différents cultes.

La propagation du christianisme en Bulgarie et dans les terres slaves fut, comme vous le savez, la mission de toute une vie des saints frères Cyrille et Méthode - ces ecclésiastiques si instruits, qui prêchaient une doctrine révolutionnaire pour son temps, fondée, elle aussi, sur la tolérance. Ce sont eux qui réfutent le dogme obscurantiste des trois langues, selon lequel la messe ne pouvait être célébrée que dans les trois langues inscrites sur la croix du Christ - l'hébreu, le latin et le grec. C'est ainsi que pour la première fois dans l'histoire du christianisme ils introduisent le principe démocratique, que la spiritualité et la culture se penchent vers l'homme ordinaire. Ils défendent leur grande idée de façon simple et compréhensible. Je cite : « Le soleil ne brille-t-il pas de la même façon pour tous ? Et le Seigneur n'envoie-t-il pas de la même façon à tous les peuples de la pluie et sa grâce divine ? » Lors de sa visite en Bulgarie en 1984, l'ancien secrétaire général de l'ONU, Javier Pérez de Cuellar, avait déclaré que le principe de l'égalité et de l'autodétermination des peuples, énoncé dans la Charte de l'ONU, fut proclamé pour la première fois par les apôtres slaves Cyrille et Méthode.

Et plus tard, lorsque au XIV e siècle les Bulgares se trouvent sous le joug ottoman, et ceci pour une période de cinq siècles, ils font preuve de tolérance ethnique. Au cours d'une centaine d'insurrections, les Bulgares ne manifestent pas leur juste colère contre la population turque. Ceci peut paraître invraisemblable, mais c'est un fait. Même lors du grand soulèvement d'avril 1876, il n'y a pas de massacres de Turcs. Ainsi donc notre héros national, Vassil Levski, prône que « l'adversaire ce n'est point le Turc ordinaire mais les zaptiés » - c'est-à-dire la police ottomane. Ce qui explique qu'à la libération en 1878, un grand nombre de Turcs restent en Bulgarie. Et l'homme dont nous commémorons aujourd'hui le bicentenaire avec tant d'admiration comme étant la conscience de son temps, va prononcer, ici, à Paris, à la Chambre des députés, des paroles élogieuses pour mon peuple.

Aujourd'hui encore, lorsque les Balkans sont de nouveau censés être la « poudrière » de l'Europe, la Bulgarie reste pratiquement le seul État dans cette région non seulement épargné de tout conflit militaire ou civil, mais elle est citée, et pour cause, comme un « îlot de stabilité ». Aujourd'hui encore, sur nos terres, Bulgares et Turcs cohabitent en paix et avec un respect mutuel édifiant, et lors de la fête musulmane, la bayram (l'Aïd pour d'autres), chrétiens et musulmans se mettent à table ensemble. Il en est souvent de même lors des fêtes chrétiennes.

Pour nous Bulgares, la tolérance est un état d'esprit naturel et un élément de notre conception de la vie. C'est Hitler lui-même qui en fit l'expérience, lorsque la Bulgarie fut, avec le Danemark, le seul État qui prit la protection de ses Juifs, interdisant qu'ils soient extradés vers les camps d'extermination. Ce furent l'Église, des députés, le souverain, les Bulgares ordinaires qui prirent leur défense.

Chers amis,

Toute promenade dans l'histoire, pour brève qu'elle soit, et tout réconfort que l'on cherche en elle, ont leur sens s'ils servent le présent et l'avenir. Je veux bien croire que nous tous trouverons la force et les moyens, au nom de la mémoire de personnalités comme Hugo, et au nom de l'avenir d'un monde plus humain, de défendre les principes de l'égalité et de la tolérance. Ce sera là un signe sûr que les leçons de l'histoire sont devenues celles de l'avenir.

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