L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

VICTOR HUGO ET L'ABOLITION

M. le président. La parole est à M. Badinter.

M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je préfère commencer par un aveu : je suis hugolâtre ! (Sourires.) Et quand on a, comme moi, une telle passion, il est difficile de s'en tenir aux dix minutes imparties.

Nous parlons de l'homme public, pas de l'homme Hugo, pourtant si attachant, pas de l'écrivain, non, de l'homme public. Je suis parti à la recherche de ce qui donne à une si étonnante destinée son unité profonde. Comme l'a rappelé Pierre Fauchon, cette unité est difficile à trouver au départ, dans son parcours politique.

J'ai retrouvé cette formule, non destinée à la publication, dans laquelle Hugo, cet ancien royaliste - nous sommes en 1849 - s'interroge et se définit : « Je suis libéral, socialiste, démocrate, républicain. » Reconnaissons qu'il faut être un poète pour écrire ces choses ! (Rires.) Mais il n'en deviendra pas moins, comme l'a si bien dit Jack Ralite, le symbole même de la République, dans ce qu'elle a de meilleur et de plus pur.

Alors, à la recherche de l'unité de cette destinée tumultueuse, je crois avoir trouvé la clef. La clef, chez Victor Hugo, c'est la passion de la justice. Plus qu'aucun homme public, à ma connaissance et certainement dans son siècle, Hugo a été le champion d'une autre justice, d'une justice plus humaine, d'une justice plus fraternelle.

Ces passions-là, il faut tenter d'en trouver la source cachée, généralement profondément enracinée dans l'enfance ou dans l'adolescence. Hugo nous livre, çà et là, des indications sur sa vie. Il avait dix ans lorsque, traversant Burgos, renvoyé à Paris par son père, le général Hugo, avec Mme Hugo et son frère Eugène, Hugo assiste aux préparatifs d'une exécution capitale et voit un homme que l'on emmène vers l'échafaud pour y être garrotté entre des capucins masqués en inquisiteurs.

Il avait à peine seize ans, et c'est lui-même qui le narre, lorsqu'il passe sur la place du palais de justice, à Paris. Et là, il voit, comme cela se faisait à cette époque de la Restauration, une servante, une malheureuse, qui avait volé deux mouchoirs à sa patronne, marquée au fer rouge par le bourreau. « J'ai encore dans l'oreille », écrit-il quelque cinquante ans plus tard, « et j'aurai toujours dans l'âme, l'épouvantable cri de la suppliciée. C'était une voleuse. Pour moi, ce fut une martyre. Je sortis de là déterminé à combattre à jamais les mauvaises actions de la loi. »

De cette violence injuste de la justice, Hugo s'attaquera d'abord à l'expression la plus sanglante, la plus insupportable aussi : la peine de mort. Il n'est pas d'écrivain qui ait dénoncé la peine de mort avec autant de passion, parfois même autant de génie que Victor Hugo. « Cette loi du sang pour le sang, je l'ai combattue toute ma vie », écrivait-il, en 1862, au pasteur Bost, de Genève. C'est vrai, et c'est pourquoi je parlais d'unité.

Il l'a combattue tout au long de son oeuvre, depuis Le Dernier Jour d'un condamné, en 1829, sous la Restauration, jusqu'à Quatre-vingt-treize en 1874, sous la Troisième République, roman dont la guillotine est une sorte de héros fatal.

Il l'a combattue à la tribune, en 1848, à l'Assemblée constituante, dans une intervention passionnée - écrite, mais improvisée, si vite allait-il dans le cours du débat constitutionnel - qu'il conclut ainsi : « Je vote pour l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort. », paroles qui n'ont jamais cessé de m'habiter et auxquels je me permettrai simplement d'ajouter le mot « universelle ».

Il l'a combattue, mais cela se sait moins, devant la cour d'assises où il défendait, comme on pouvait le faire à l'époque, son fils Charles, accusé d'avoir manqué au respect dû aux lois en stigmatisant, dans un article, la guillotine. Il n'a pas été trop bon avocat, puisque son fils fut condamné à six mois de prison.

Il l'a combattue inlassablement, en tout lieu et en toute occasion, en intervenant auprès de tous les pouvoirs pour demander la grâce des condamnés, qu'ils fussent parmi les plus célèbres politiques ou, au contraire, d'obscurs anonymes.

En 1839, prévenu de l'exécution imminente de Barbes, il fait porter une supplique en vers au roi Louis-Philippe. Barbes sera gracié.

En 1854, en exil, il écrit, dans des termes plus que vifs qui compromettaient sa sûreté, eu égard au ministre de l'intérieur de l'Angleterre de l'époque, lord Palmerston, pour obtenir la grâce de Tapner.

En 1859, il demande aux États-Unis celle de John Brown.

En 1862, il supplie avec succès, en Belgique, pour les sept condamnés de Charleroi ; en 1867, il intercède pour les Fenians irlandais. Il intervient auprès du tsar de Russie, et sa correspondance en fait foi, auprès de l'empereur d'Autriche, auprès de la reine d'Angleterre, auprès du président Juarez du Mexique pour que Maximilien, vaincu, et qui, tant s'en faut, n'appartenait pas à sa famille politique, soit épargné.

En un mot, partout où l'échafaud est dressé, Victor Hugo est présent pour le combattre, mais rarement avec succès, je dois le dire. Comme il le constatait avec mélancolie, évoquant cette inlassable lutte : «J'ai quelquefois réussi. Souvent échoué. »

À cet égard, il se leurrait. Certes, le voeu superbe qu'il exprimait, lorsqu'il déposait son ultime proposition de loi au Sénat en faveur de l'abolition de la peine de mort et qui se concluait par cette espèce de rêve : « Heureux si l'on peut dire de lui : en s'en allant, il emporta la peine de mort. », ne s'est pas accompli. Mais je suis convaincu que, pendant un siècle et demi, à l'instant décisif où les jurés devaient engager leur conscience en décidant du sort de l'accusé dont était demandée la tête, bien des hommes ont échappé à la peine de mort parce que ces jurés, à cet instant-là, se souvenant du Dernier Jour d'un condamné, n'ont pas voulu voter la mort.

Hugo a-t-il mieux réussi s'agissant de cet autre outrage à la conscience humaine qu'est le bagne ?

Dès 1824, Hugo avait demandé à un ami de le documenter sur le bagne de Toulon. Il s'y rendra lui-même en 1839, et il visitera de même le bagne de Brest. Et, surtout, en 1827, il assiste, en compagnie du grand David d'Angers, au ferrement des forçats à Bicêtre, quand, rassemblés dans la cour de la prison, ils voyaient leurs chaînes scellées pour un long transport qui les emmenait vers le Sud à travers la France. Cela durait vingt-sept jours. Cela s'appelait la cadène. C'était l'effroyable chaîne des galériens.

Vingt-cinq ans plus tard, la vision hantait encore Hugo. On en trouve les traces quand Cosette, rencontrant la cadène à côté du Luxembourg, s'adresse ainsi à Jean Valjean : « Père, est-ce que ce sont encore des hommes ? », « Quelquefois, dit le misérable ». Étaient-ils encore des hommes, ceux que la société traitait ainsi et dont Hugo disait qu'ils étaient les « damnés de la loi humaine » ?

Pour dénoncer le scandale du bagne, Hugo, en mai 1848, élu à l'Assemblée constituante, lance cette provocation sublime, qui fera ricaner tous les bien-pensants : « J'aurais voulu que l'on eût fait voter les bagnes et être le candidat choisi par les galériens. »

Il combat avec la même force, en 1850, la déportation des condamnés politiques, qu'il appelait « cette guillotine sèche ». Après 1871, comme l'a rappelé notre collègue Jack Ralite, il dénoncera la transportation des Communards, ce qui lui valut, on l'ignore trop souvent, des attaques furieuses et jusqu'à des assauts contre sa demeure - à Bruxelles, où il s'était rendu après la mort de son fils Charles - parce qu'il avait offert l'asile politique aux Communards proscrits.

Et toujours, tout au long de son oeuvre, il dénonce l'inhumanité de nos prisons. Il visite la Conciergerie et la Roquette, accumule des notes et rédige, pour la Chambre des pairs, un discours sur la réforme pénale. Il refuse les peines perpétuelles, parce que, écrit-il, « il est un droit qu'aucune loi ne peut entamer, qu'aucune sentence ne peut retrancher : le droit de devenir meilleur ».

Il condamne ainsi le régime pénitentiaire : « Messieurs, tirez le peuple de ces affreuses vieilles prisons, écoles de vice, ateliers de crime, dans lesquelles le froid et la faim sont employés comme moyen de répression et comme auxiliaire du geôlier, dans lesquelles la mortalité, grâce à de hideux abus, est de un sur onze, quelquefois de un sur sept ».

Les liens profonds qui, toujours, ont uni dans l'histoire de nos sociétés la misère, l'ignorance et le crime, Hugo les a dénoncés, dès 1834, dans Claude Gueux. Ne l'oubliez pas, c'était un homme comblé par la gloire, la fortune, le bonheur et le génie. Eh bien, pour lui, il n'existait pas de classe dangereuse.

Ce pair de France, cet académicien choisira de déclarer à la Haute Assemblée d'aristocrates et de nantis dans laquelle il siège, entre le comte de Montalembert et le maréchal Soult : « Messieurs, je le dis avec douleur, le peuple, dans l'état social tel qu'il est, porte aussi, plus que toutes les autres classes, le poids de la pénalité. Ce n'est pas sa faute. Pourquoi ? Parce que les lumières lui manquent d'un côté, parce que le travail lui manque de l'autre. D'un côté, les besoins le poussent, de l'autre, aucun flambeau ne l'éclaire. De là les chutes... ! ».

Certains souriront de cette simplicité. Moi pas.

Que c'est beau un écrivain de génie découvrant la question sociale par la question pénale et se dressant contre la misère comme il s'est élevé contre la guillotine et contre la prison ! Dans la démarche de Hugo, cet élargissement progressif de la réflexion - de la réforme des peines à la réforme de la société - me paraît comme une ascension. Le refus de l'injustice individuelle le conduit naturellement à refuser l'injustice collective.

On comprend, dès lors, pourquoi le monarchiste qui siégeait à droite, à la Chambre des pairs, s'est retrouvé, vingt-cinq ans plus tard, assis à ce qui était déjà l'extrême gauche du Sénat, sous la III e République.

Le chemin politique qu'a parcouru Victor Hugo est assurément rare. Il est, dans son cas, d'autant plus admirable. Celui qui écrivait, en 1847, que la loi en discussion sur les prisons serait « une grande loi, parce qu'elle est une loi pour le peuple » pouvait avec fierté dire, en demandant pour la troisième fois, en 1880, l'amnistie pour les Communards : « Il y a trente-quatre ans, je débutais à la tribune française... à cette tribune. Dieu permettait que mes premières paroles fussent pour la marche en avant et pour la vérité, il permet aujourd'hui que celles-ci, les dernières peut-être, si je songe à mon âge, que je prononcerai parmi vous, soient pour la clémence et pour la justice... ! »

Merci, Victor Hugo ! (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)

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