L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

VICTOR HUGO ET L'ENFANT

M. le président. La parole est à M. About.

M. Nicolas About. « Laissez. Tous ces enfants sont bien là... »

Monsieur le président, ce propos ne s'adresse pas aux collégiens que vous avez invités : c'est par ce poème qu'en mai 1830 Victor Hugo ante pour la première fois l'innocence et le pouvoir des petits êtres.

Le génie de Hugo n'est pas d'avoir écrit sur les enfants, mais d'avoir aussi chanté le chaos, le ciel, Jupiter, Dieu, Homère. Il est sûrement l'un de nos seuls poètes à pouvoir aussi aisément passer du plus magnifique lyrisme et de l'épopée la plus pathétique au ton simple, proche et touchant qui est le sien quand il parle des enfants.

Hugo parle des enfants, il parle aussi des siens : Charles, François-Victor, Adèle, ses petits-enfants Jeanne et Georges. Mais c'est surtout la grâce et l'innocence de Léopoldine qui nous restent en mémoire : Hugo a écrit beaucoup de vers pour elle, il en a écrit plus encore sur elle.

Les lieux communs de la littérature et du monde depuis des siècles faisaient de l'enfant un être inachevé et tendaient, par l'éducation et l'instruction, à l'amener à une plénitude adulte.

L'enfant, selon Hugo, loin de ce schéma réducteur, porte en lui, pour le temps de son existence terrestre, l'avenir de l'humanité.

L'enfant, c'est cet être dont l'horizon est encore ouvert, celui dont on peut dire : « Un jour il sera grand ». Un avenir glorieux l'attend : il sera sculpteur, nouveau Michel-Ange, il sera grand stratège militaire, « comme Bonaparte ou François 1 er », il découvrira des astres ou des mondes, comme Christophe Colomb, ou bien, mieux encore, il sera poète.

La petite enfance est image de bonheur. Cosette a trois ans quand sa mère, Fantine, la confie aux Thénardier. Elle est joufflue, heureuse, elle rit. Les enfants sont des êtres de lumière.

Avec leurs beaux grands yeux d'enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !

Tel est le mystère de l'enfance, nous dit Hugo : ces petits êtres sont grands, ils contiennent Dieu.

Les enfants sont partout dans la poésie de Hugo : en se promenant dans un vallon

« charmant ;

Serein, abandonné, seul sous le firmament,

Plein de ronces en fleurs... »,

on rencontre une jeune chevrière, aux yeux bleus, aux pieds nus.

Hugo a bien noté les gestes des enfants, leurs mots, leurs façons de s'amuser, leurs petits chagrins ; il s'y attarde complaisamment, il est leur peintre, leur peintre le plus optimiste, leur peintre le plus flatteur.

Les poèmes de Hugo sur les enfants sont d'une poésie ténue, brillante, indéfinissable, mais si vivace et si forte que, à côté, les plus beaux vers éloquents perdent de leur charme et ne nous paraissent plus que de la prose rythmée et rimée.

Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine

Qui des plus douces fleurs embaume son haleine

Quand vous la respirez...

Au milieu de la tempête politique - on est en 1831 -, Hugo chante l'enfant par des vers intimes, empreints d'une douce mélancolie.

Il nous dit sa pitié pour les enfants, pour « les mille objets de la création qui souffrent et languissent autour de nous » ; il nous confie ses joies de père. Quand il parle de l'enfant, dans Les Voix intérieures en particulier, on entend la voix de l'homme, qui parle au coeur.

Mais Hugo aborde souvent la mort des enfants.

La mort de Léopoldine, ne l'oublions pas, fait douter Hugo de sa mission ; elle lui fait connaître la tentation de la révolte et du blasphème. La douleur du père est immense, toutes ses certitudes s'effondrent. Pour la première fois, il ne trouve plus ses mots, ne peut plus jeter sur le papier que des bribes de vers, aucune strophe complète, aucun poème, aucune méditation suivie.

Le malheur s'est jeté sur moi, brusque et terrible,

Ainsi que l'ennemi par la brèche d'un mur...

O Dieu ! Je vous accuse !

Il ne peut rien écrire sur son deuil, lui qui s'était défini, en tant qu'artiste, comme un « écho sonore », une « âme de cristal » que tout souffle, tout rayon faisait luire et vibrer. La mort de son enfant l'a rendu muet, même pour ce qui lui était le plus cher, ou plutôt parce que cette enfant lui était le plus cher.

Les années 1844 et 1845 sont absentes des Contemplations. Le souvenir de sa fille n'est évoqué que trois ans après le deuil et à cause de la mort d'une autre enfant, Claire Pradier, la fille unique de Juliette Drouet, décédée le 21 juin 1846. Belle comme Léopoldine, comme elle, elle n'avait pas fait le mal, n'avait nui à quiconque ; comme Léopoldine, elle a été frappée par Dieu en pleine jeunesse.

Qu'est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi

Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?

Essayant de consoler Juliette Drouet, Hugo retrouve toutes ses questions, toute sa détresse. Le premier poème qui suit le sinistre page blanche marquée « 4 septembre 1843 » est intitulé Trois Ans après. Il exprime la même révolte qu'au premier jour. Simplement, cette fois, Hugo peut achever le poème.

À ses yeux, la mort des enfants pose la question du triomphe de l'injustice : pourquoi la mort des innocents, pourquoi la misère et le chagrin ? Qui oserait dire que l'enfant pauvre, l'enfant esclave, l'enfant mort étaient coupables ?

Dieu n'est pas seulement incompréhensible à Hugo s'il fait ou laisse souffrir et mourir les enfants, les innocents, les êtres purs ; il est incompréhensible également s'il ne punit pas comme ils le méritent les coupables, les tyrans, les criminels et les lâches.

L'enfant, chez Hugo, porte souvent une dénonciation politique.

Dans les yeux bleus - chez Hugo, à une exception près, les enfants ont tous les yeux bleus -, on ne lit pas seulement la gaieté et l'innocence, on lit aussi une critique féroce de l'injustice sociale et de l'exploitation politique.

Hugo retire du massacre perpétré par les Turcs dans l'île de Chio la vision d'un enfant grec aux yeux bleus, assis « seul près des murs noircis ».

La Grèce réduite en esclavage par les Turcs, c'est un enfant à la « tête humiliée », un enfant aux pieds nus sur le roc anguleux, un enfant aux yeux orageux de larmes, aux chagrins nébuleux.

L'expression de la paix, du bonheur et de l'innocence de l'enfance fait ressortir les images de la guerre et de la destruction.

Dans Les Châtiments, Hugo dénonce :

L'enfant avait reçu deux balles dans la tête......
...Sa bouche,
Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son oeil farouche

L'oeil farouche, est-ce celui de l'enfant ? Non, c'est celui de l'opposant à un régime qui a exilé et étouffé la République. Dans ce pamphlet, la dénonciation est d'une force fulgurante.

« Est-ce qu'on va se mettre à tuer les enfants maintenant ? », crie la vieille grand- mère. Le poète lui répond que Napoléon « aime les palais », veut « des chevaux, des valets... »

C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand'mères,
De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

L'enfant est transformé en symbole et en mythe porteur de valeurs morales exemplaires.

Par l'association de la tonalité familière, dans la réalité présentée, et de la tonalité épique, dans la dramatisation, Hugo touche au sublime. Son ton se fait vigoureux, réaliste, compréhensif quand il parle du malheur des enfants, notamment ceux qui parcourent tant de chapitres des Misérables.

Dans cette oeuvre, la dénonciation de l'atrophie de l'enfant par la nuit n'est pas moins flamboyante que la condamnation de l'homme par le prolétariat ou de la déchéance de la femme par la faim. L'enfant est la principale victime d'une société injuste et égoïste, le bonheur de la petite enfance dure peu et la misère en ternit vite la gaieté et l'insouciance.

Hugo n'est peut-être pas l'inventeur en littérature du mot « gamin », mais cela correspond à une réalité effectivement nouvelle et perçue comme telle par ses contemporains. Avant Gavroche, on peut penser aux petits Savoyards, évoqués par Voltaire ou Mercier.

Gavroche fait l'objet d'une longue présentation, trempée dans la même veine que les chapitres sur Waterloo ou sur les égouts de Paris, présentation dont le rôle est d'inscrire l'histoire dans l'Histoire, de faire des Misérables le roman de l'Histoire.

Gavroche n'est presque plus un enfant, à peine encore un adolescent : il a à peu près douze ans quand il meurt sur la barricade.

Gavroche a fait de la rue sa maison, son école, c'est l'incarnation du gamin de Paris décrit par Balzac et peint par Delacroix dans La Liberté guidant le peuple.

Débrouillard, inventif, pas toujours très honnête, il collabore à l'évasion d'un prisonnier, vole une bourse... à un voleur. Mauvaise tête et grand coeur, il déteste la bourgeoisie qu'il critique pour son égoïsme. C'est un révolté qui casse les réverbères et se bat sur la barricade en héros.

Sa meilleure arme est pourtant le langage : il a le goût des jeux de mots et le sens de la répartie.

Gai, impertinent, ses plaisanteries démystifient et démythifient l'autorité : « Son rire est une bouche de volcan qui éclabousse toute la terre. »

L'enfant dans sa petitesse devient l'incarnation de Paris, Paris la capitale, Paris la géante. Gavroche reste pourtant humain ; tour à tour tendre et brutal, il touche le lecteur qui voit s'envoler à regret « cette petite grande âme ».

On se souvient de la mort de Gavroche, sur les barricades : le voilà « tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient ». Les balles le manquent. Une, deux, trois, quatre, il continue à chanter : « Je ne suis pas Voltaire, je ne suis pas notaire, je suis petit oiseau. » Le spectacle est à la fois épouvantable et charmant.

Gavroche, fusillé, taquine la fusillade. Il a l'air de s'amuser beaucoup. À chaque décharge, il répond par un couplet. La barricade tremble, lui, il chante. Gavroche n'est plus un enfant. C'est un gamin fée, un enfant feu follet. La mort de Gavroche, c'est le peuple qu'on assassine. Pour Hugo, l'enfant victime, c'est aussi l'enfant exploité.

Dans Mélancholia, il dénonce le travail des enfants.

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?

Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?

Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;

...

O servitude infâme imposée à l'enfant !

L'enfant apparaît à nouveau comme un personnage à dimension symbolique, dans une poésie qui n'est pas un ornement, qui n'est pas un divertissement : c'est une arme au service d'un combat.

Dans L'Année terrible, il dénonce la répression de la Commune, qui l'atterre. Un des plus beaux récits du livre reproduit une histoire poignante, qui bouleverse le poète.

L'enfant est superbe et vaillant qui préfère

À la fuite, à la vie, à l'aube, aux jeux permis,

Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis.

La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore !

Voilà qui montre la vraie mission du poète : il est le seul à pouvoir donner aux actes sublimes qui, sans lui, seraient vite oubliés, leur récompense impérissable.

Mes chers collègues, guider les hommes, leur apporter un message d'amour et d'attention aux enfants : telle est la fonction que Hugo assigne au poète dans Les Rayons et les Ombres. Le poète est celui qui nomme, qui donne une voix à ce qui n'en a pas. La certitude du pouvoir des mots préside ainsi aux écrits polémiques et politiques de Hugo. Les mots peuvent tout, ce sont les « clairons de la pensée », devant lesquels tombent les murailles de l'ignorance, du mal et de la tyrannie.

C'est à Hugo que l'on doit l'entrée de l'enfant dans la littérature ; l'enfant ne devait plus en sortir : Cosette et Gavroche sont vite rejoints par Rémi, le héros de Sans famille, d'Hector Malot, ou encore par Jacques, L'Enfant de Jules Vallès. Les enfants le lui ont bien rendu, puisqu'il est l'un des auteurs les mieux connus des enfants, l'un des poètes les plus lus à l'école. Cosette des Misérables et le Petit Paul de La Légende des siècles vivront longtemps dans les mémoires et donneront pour longtemps raison à leur génial créateur, qui nous lance une nouvelle fois cet appel : « Peuples ! Écoutez le poète ! » (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)

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