L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. L'AVIS DU JUGE INTERPRÈTE - VIE DU DROIT

Le droit pénal actuel réserve toute « autorité » à la loi. L'interprétation se voit refuser tout accès à une quelconque autorité, au titre d'un accès privilégié à la vérité ou d'un pouvoir de contrainte au sein de la société. Elle est condamnée par la Constitution et par le Code pénal à être rejetée en dehors des sources de droit. Cependant, une évolution européenne insidieuse entraîne la France à reconnaître un statut particulier à l'interprétation jurisprudentielle. La loi pénale se trouve complétée par le concept de norme, désignant la règle matérielle, et donnant lieu à un élargissement permettant d'englober en son sein l'interprétation. Une observation attentive de l'oeuvre juridique française démontre que le personnage central du système est le juge et non le législateur 228 ( * ) . La question qui se pose depuis près d'un siècle est de savoir quels sont les procédés utilisés par le juge lorsqu'il est amené à statuer.

Le droit positif dégage une nouvelle conception du pluralisme juridique mettant en cause la souveraineté exclusive de la loi car elle repose sur un postulat artificiel qui ne suffit plus à la légitimer. Le juriste doit avoir le courage de dire la vérité au pouvoir en place, quitte à lui déplaire 229 ( * ) . De très nombreux auteurs civilistes ont incorporé la jurisprudence aux sources du droit (Sav atier 230 ( * ) , Ripert 231 ( * ) , Mazeaud 232 ( * ) , Cornu 233 ( * ) , Ghestin et Goubeaux 234 ( * ) ). Cependant, ces éminents auteurs n'ont jamais renié le formalisme, ils ont simplement incorporé la jurisprudence à travers la catégorie des sources matérielles du droit en utilisant une méthode motivée par la recherche de la règle de droit consacrée.

Dans le sillage de la doctrine civiliste ayant admis l'interprétation prétorienne au sein des sources du droit, le droit pénal semble entamer une révolution de ses principes fondateurs. La Cour européenne des droits de l'homme a consacré une conception matérielle des sources de la légalité applicable à la matière pénale. Cette atteinte directe au principe traditionnel de la légalité pénale semble incompatible avec la structure du droit français. La jurisprudence ne peut devenir l'égale ou l'alter ego de la loi. Incorporée aux sources du droit, elle permet à la loi de vivre et de se développer, mais ne peut la concurrencer ou lui faire ombrage. L'interprétation ne peut revêtir une autorité absolue, mais doit se contenter de l'autorité relative. En effet, « le droit savant ne doit pas être ennemi du droit vivant » 235 ( * ) . La raison des interprètes ne peut revêtir l'autorité réservée à la loi.

A. L'AVIS DES INTERPRÈTES - LA RAISON

En appliquant la loi, le juge recherche sa raison d'existence et son adéquation avec l'équité contemporaine, sans référence au droit naturel. A ce titre, l'interprétation peut revêtir trois formes 236 ( * ) .

D'une part, l'interprétation peut être une forme de soumission totale à la loi. Le juge applique la loi dans tous ses éléments et ne peut corriger que les erreurs formelles. L'incrimination de viol est générale et s'applique à tous les individus, y compris ceux qui sont liés par les liens du mariage. Cependant, une certaine interprétation de la cohérence des règles pénales et civiles a créé un doute sur l'application de cette qualification pénale aux époux. Le Code pénal reconnaît l'existence de la cause d'irresponsabilité pénale fondée sur l'ordre ou la permission de la loi (l'article 122-4 C.P.). Or, selon la loi civile, le mariage implique une communauté de vie, se caractérisant par le devoir conjugal d'avoir des relations charnelles. Il se crée ainsi un conflit de lois entre le droit civil, imposant des relations charnelles aux époux, et le droit pénal, caractérisant le viol en l'absence du consentement d'un des partenaires. Aucune excuse n'étant prévue pour les époux, les règles générales du droit pénal s'appliquent. L'incrimination pénale prévaut sur les dispositions civiles. Le viol n'a d'autre fin que de protéger la liberté de chacun et n'exclut pas de ses prévisions les actes de pénétration sexuelle entre personnes unies par les liens du mariage, lorsqu'ils sont imposés dans les circonstances prévues par ce texte 237 ( * ) . Malgré certaines réticences de la doctrine qui se fondent sur la facilité de rompre les liens du mariage en cas de désaccord profond 238 ( * ) , la Cour de cassation a définitivement consacré le viol entre époux. La présomption de consentement des époux aux actes sexuels accomplis dans l'intimité de leur vie conjugale est une présomption simple ne valant que jusqu'à preuve du contraire 239 ( * ) .

La loi du 4 avril 2006 a incontestablement consacré cette interprétation à l'article 222-22. L'alinéa premier a subi une modification tenant compte spécifiquement du cadre du mariage, en précisant que « le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu'ils sont imposés à la victime (...), quelle que soit la nature des relations existant entre l'agresseur et sa victime, y compris s'ils sont unis par les liens du mariage ». L'alinéa 2 dispose « la présomption des époux à l'acte sexuel ne vaut que jusqu'à preuve du contraire ». Le mariage constitue une présomption simple de consentement à l'acte sexuel. La preuve contraire peut conduire à la qualification du viol. La preuve contraire consiste en la violence, la contrainte, la menace ou la surprise constituant à la fois le rôle d'un élément constitutif de l'incrimination générale et l'élément de preuve spécifique dans le cadre du viol entre époux.

Cependant, il peut choisir une voie détournée de formuler des observations quant aux imperfections de la loi et la voie du rapport de la Cour de cassation semble la plus adéquate. L'application de l'incrimination de viol aux mineurs en représente une illustration imparfaite. Si la jurisprudence traditionnelle semblait illustrer une résistance de la part des juges, résistance conçue afin d'obliger le législateur à modifier la loi, un infléchissement récent de sa rigueur semble indiquer un ajustement de l'interprétation guidée par la recherche finaliste des objectifs répressifs du texte.

Le viol est constitué par un acte de pénétration sexuelle imposée par violence, surprise, menace ou contrainte. La minorité constitue une cause d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité pénale du fait de l'inexistence ou de la diminution du discernement de l'auteur de l'infraction. S'il est incontestable que le jeune âge de la victime peut indiquer une absence de consentement, la question s'est posée de savoir s'il représentait une variante de la contrainte permettant de caractériser le viol. La Cour de cassation a retenu une interprétation différente de la lettre du texte et de l'analyse de droit pénal général. Dans un contexte particulier de relations sexuelles entretenues avec un mineur et continuant après sa majorité, les juges du fond ont qualifié le viol en raison du jeune âge de la victime, de son manque d'indépendance et du lien d'autorité existant, l'enfant s'est trouvé dans un état de dépendance affective caractérisant à son encontre la contrainte morale qui s'est maintenue tout au long des relations sexuelles. La Chambre criminelle a cassé cet arrêt de renvoi devant la juridiction criminelle en refusant de retenir le viol en l'absence d'un de ses éléments constitutifs 240 ( * ) . Les juges du fond, pour caractériser l'élément moral de violence, menace, contrainte ou surprise, ne peuvent se fonder sur l'âge de la victime. Cet élément constitue une circonstance aggravante du viol et ne permet la qualification du crime lui-même. Devant la vive résistance des juridictions du fond, la Chambre criminelle 241 ( * ) et l'Assemblée plénière 242 ( * ) ont réitéré cette position de principe, afin d'obliger les juges à qualifier la totalité des éléments constitutifs de l'infraction.

Malgré de nombreuses critiques émanant de la doctrine ou de certains magistrats, notamment, des juridictions du fond, la Cour de cassation s'abrite derrière le principe d'interprétation stricte de la loi pénale afin de maintenir sa jurisprudence. La définition légale du viol repose sur les éléments de violence, contrainte, menaces ou surprise. En revanche, les agressions sexuelles connaissent deux degrés de répression. D'une part, le législateur a incriminé les agressions sexuelles avec violence, contrainte, menace ou surprise. D'autre part, ce même comportement matériel commis sans violence, contrainte, menace ou surprise fait l'objet d'une autre qualification d'atteinte sexuelle. Ces hypothèses n'ont pas été spécifiquement incriminées pour les agressions sexuelles par le législateur lors de la rédaction du nouveau Code pénal, traduisant une orientation de la politique criminelle. L'interprétation téléologique pousse ces conclusions encore plus loin car, lors des discussions parlementaires, a été soulignée l'utilité de garder une incrimination générique et de ne pas punir spécifiquement l'inceste.

Le Conseil Constitutionnel a qualifié la prohibition de l'inceste de règle d'ordre public régissant le droit des personnes 243 ( * ) . Cependant, l'incrimination n'existe pas de façon autonome en droit français 244 ( * ) , contrairement au droit anglo-saxon 245 ( * ) . L'inceste, comportement d'une grande complexité sociale doit être transposé dans le moule du viol par la jurisprudence. Sous la pression de certains juges 246 ( * ) , une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée Nationale le 4 novembre 2004 247 ( * ) , donnant lieu à un rapport parlementaire 248 ( * ) . Il est proposé d'insérer un article 222-23-1 qualifiant « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur un mineur de quinze ans par son ascendant légitime, naturel ou adoptif d'inceste ou de viol incestueux. L'inceste est présumé ne pas avoir été consenti par le mineur de quinze ans, jusqu'à preuve du contraire ». L'infraction constitue un crime puni de vingt ans de réclusion criminelle et permet de faire échec à la jurisprudence actuelle. La mission de réflexion propose un mécanisme à double détente afin de rendre la qualification opérationnelle immédiatement. Une loi interprétative pourrait être votée afin de rétroagir et régir les situations créées antérieurement et éviter tout problème de droit transitoire. Cette nouvelle disposition insérerait un nouvel article 222-22-21 afin de définir la double nature de la contrainte pouvant être physique ou morale. Une mesure spécifique préciserait que la « contrainte morale peut résulter de la différence d'âge existant entre une victime mineure de quinze ans et l'auteur des faits et de l'autorité de droit ou de fait qu'il exerce sur cette victime. » Ces propositions n'ont pas encore été transposées en droit positif, même si des lois récentes se sont penchées sur d'autres aspects voisins. Constatant le peu d'écho de son interprétation restrictive de l'élément moral du viol sur mineur, la Chambre criminelle en a tiré les conséquences et a entrepris de faire évoluer son analyse.

Une évolution majeure de l'oeuvre prétorienne est intervenue dans le domaine des agressions sexuelles pouvant recevoir application dans le cadre du viol, en tant que composante de la catégorie générique des agressions sexuelles. L'élément moral constitue le pivot de l'infraction, car il permet d'effectuer la ligne de partage avec les qualifications voisines. Traditionnellement 249 ( * ) , le défaut de consentement de la victime ne peut résulter de la seule constatation du jeune âge de la victime ou de l'autorité induite du lien de parenté entre la victime et l'auteur de l'infraction 250 ( * ) . La minorité de quinze ans est une circonstance aggravante du délit et le même fait ne peut être retenu, à la fois, comme élément constitutif et comme circonstance aggravante, en vertu de l'application du principe général « non bis in idem ».

L'analyse de la Cour de cassation semble évoluer, car elle a affirmé récemment que « l'état de contrainte ou de surprise résulte du très jeune âge des enfants qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés » 251 ( * ) . Le prévenu a été condamné pour avoir commis des agressions sexuelles avec contrainte et surprise résultant du très jeune âge des victimes, « suffisamment peu élevé pour qu'elles ne puissent avoir aucune idée de ce qu'est la sexualité, ce qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés ». En l'espèce, les trois victimes étaient âgées de 18 mois à cinq ans. Le pourvoi critiquait cette confusion aboutissant à la qualification d'un élément constitutif du délit, alors qu'il s'agissait simplement d'une circonstance aggravante. La Cour de cassation rejette cette argumentation en reprenant à son compte l'argument selon lequel « l'état de contrainte ou de surprise résulte du très jeune âge des enfants qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés ». L'âge contient intrinsèquement la preuve d'une absence de discernement. Cette interprétation ne malmène pas la lettre du texte, car le législateur, en décrivant « la violence, la contrainte, la menace, la surprise », a décrit les modalités de faire échec au consentement de la victime. La philosophie répressive retient comme élément central de la répression l'absence de consentement. Par définition, le consentement est inexistant lorsque la victime est dépourvue de faculté de discernement. Cette présomption d'absence de consentement tirée de la contrainte est conforme aux exigences européennes. Les présomptions favorables à l'accusation sont admissibles lorsqu'elles sont enfermées dans des limites raisonnables et qu'elles admettent la preuve contraire 252 ( * ) . L'interprétation téléologique de la définition du viol permet de revenir à sa véritable nature. Le pivot central de la qualification est l'absence de consentement, la violence, surprise, menace ou contrainte ne constituant que différentes manifestations.

Cette solution a été confirmée implicitement, par la Cour de cassation à travers un raisonnement a contrario 253 ( * ) . Un couple a été poursuivi pour agression sexuelle aggravée sur mineur de quinze ans. Les juges requalifient les faits en atteintes sexuelles sans violence car l'adolescente de treize ans a consenti à ces rapports, qu'elle avait refusés par le passé. En refusant cette relation, elle avait démontré sa capacité de discernement. Si les jeunes enfants sont privés de consentement, les adolescents ont la capacité de résister aux sollicitations. Seuls les éléments de violence, contrainte, menace, surprise permettent la qualification des agressions sexuelles à leur égard.

Le viol, inscrit par le législateur dans la catégorie des agressions sexuelles, pourrait bénéficier de la même interprétation traduisant un assouplissement de la qualification des actes sexuels imposés aux jeunes enfants conforme à la finalité répressive du texte et à la tendance générale de protection des personnes vulnérables par le droit pénal.

D'autre part, l'interprétation peut se heurter à la loi, tout au moins, dans sa forme. Une mise en garde est nécessaire. En adoptant cette forme expresse de résistance, les juges souhaitent déclencher une modification de la loi. L'évolution de l'interruption volontaire de grossesse est une des meilleurs exemples de recherche d'adéquation entre les moeurs d'une société et sa législation. Si le Code pénal de 1810 punissait l'avortement comme un crime, l'infraction est correctionnalisée en 1923 en raison du grand nombre d'acquittements prononcés par les jurys des cours d'assises. Malgré l'adoucissement de la répression, une importante distorsion entre la réalité et la loi est constatée dans les années soixante-dix. Alors qu'il se pratiquait plusieurs centaines de milliers d'avortements par an, le nombre des condamnations est en chute libre. Le procès de Bobigny de 1972 a accéléré la modification de la législation. Une jeune fille de 16 ans, violée par un camarade de classe, subit un avortement avec l'aide de sa mère. La mineure, poursuivie devant le tribunal pour enfants, est relaxée car elle a souffert de « contraintes d'ordre moral, social, familial auxquelles elle n'avait pu résister ». Si le courage de la décision est souligné, l'ambiguïté de l'argumentation démontre la faiblesse du système juridique. Quatre adultes, la mère, la « faiseuse d'anges » et les deux intermédiaires, mobilisent des soutiens puissants et d'origines diverses (médicale, religieuse, juridique). Leur avocate, Maître Gisèle Halimi et l'association « Choisir » font valoir que « désobéir à une loi injuste, c'est faire avancer la démocratie ». Le procès quitte sa dimension purement judiciaire et devient un procès politique proclamé « cause générale de lutte contre l'injustice et l'inadéquation de la loi ». Le Tribunal correctionnel de Bobigny prononce des peines symboliques, admettant, de fait, que la loi de 1923 n'est plus applicable en l'état.

Le législateur tire les conclusions s'imposant de cette affaire. La loi du 16 janvier 1975, dite loi Weil, du nom du ministre de la Santé l'ayant inspirée, autorise l'interruption de grossesse dans deux cas limitativement définis 254 ( * ) : si elle est pratiquée avant la dixième semaine de grossesse ou s'il y a un péril pour la mère ou une affection incurable de l'enfant. La loi est valable pendant cinq ans et est reconductible en cas de bons résultats. Devant le succès de l'encadrement de l'interruption volontaire de grossesse, la loi du 31 décembre 1979 rend le système légal définitif.

Enfin, l'existence d'une doctrine de la Cour de cassation présenterait la voie médiane. « Non consciente de trancher des litiges, et par là d'élaborer des règles de droit », la Cour reconnaîtrait cette part de nécessité conceptuelle qui est à l'origine de ses interprétations, et qui relève d'une véritable doctrine » 255 ( * ) . La doctrine de la Cour de cassation a été visée comme source d'inspiration par plusieurs arrêts rendus par l'Assemblée plénière 256 ( * ) et les Chambres réunies, liant, de fait, toutes les chambres de la Cour de cassation. La Chambre criminelle s'efforce de formuler des règles afin de combler des lacunes du droit positif. Après la constatation de l'insuffisance du droit français au regard des exigences européennes en matière d'écoutes téléphoniques, la Cour de cassation a récapitulé dans un arrêt de principe la totalité des garanties offertes aux individus 257 ( * ) . Cette déclaration de principe présentait une qualité suffisante, car elle était prévisible et accessible, même si sa source judiciaire ne correspondait pas à la définition constitutionnelle de la légalité.

La loi, source formelle du droit, s'accompagne de son interprétation, devenant ainsi un moyen d'action sur la société s'éloignant de son image passive totalement détachée de la réalité. La Cour européenne des droits de l'homme a considéré que l'interprétation judiciaire fait corps avec la loi interprétée et qu'elle accède, à ce titre, au statut de source du droit. Elle privilégie ainsi la conception matérielle réaliste par rapport à la définition juridique formelle.

Au stade de la formulation de la règle, le droit est déclaration de la volonté. Il ne prend forme qu'à travers son application et son interprétation. Le produit du système parlementaire devient réalité à travers l'interprétation. Le droit mort figé de la loi prend vie à travers les interprètes. Ainsi, Pygmalion, le célèbre sculpteur grec acheva une statue en ivoire d'une beauté inégalée. Il passa ses nuits et ses jours auprès de sa statue afin de rendre de plus en plus belle et en tomba éperdument amoureux. Il la baptisa Galatée. Mais la statue glacée et figée ne pouvait lui rendre ses sentiments. Touchée par cet amour dévoué et impossible, Aphrodite, déesse de l'amour, décida d'insuffler vie à la statue. Galatée prit vie sous les yeux de Pygmalion.

Tel un Pygmalion, le législateur façonne son oeuvre. Pendant des nuits et des jours, les navettes parlementaires l'améliorent constamment. Mais il est lettre morte tant qu'il ne commence pas à être interprété par ceux qui sont chargés de son application.

B. LA VIE DU DROIT - L'AUTORITÉ ?

Le droit pénal fait appel à des sources protéiformes et ses bases s'en trouvent ébranlées conduisant à de nouvelles questions inattendues. La solution ne repose plus exclusivement sur la loi, mais sur la norme désignant la règle applicable. Le changement de terminologie démontre une évolution importante au sein du droit. La légalité s'est transformée et a fait place à la normativité aux contours flous et extensibles.

Le système juridique ne repose plus exclusivement sur les sources formelles. L'image du droit positif formé d'un corpus de textes se transforme en un système de règles présentant trois propriétés essentielles : l'univocité (l'idéal des idées claires et distinctes garantit la vérité et l'efficacité), la cohérence (respect du principe de non-contradiction de normes pouvant coexister au sein d'un même ordre juridique), la complétude (le système fournit une seule solution à un problème de droit donné) 258 ( * ) .

L'interprétation de la loi constitue « la viva vox juris » 259 ( * ) , représentant la voix vivante du droit. Le droit est « avant tout le droit jurisprudentiel, c'est-à-dire celui qui se réalise pour faire de la science, non du roman. La jurisprudence constitue la matière première sur laquelle doivent s'exercer les recherches, le droit est tel qu'elle le comprend et l'aménage, les documents législatifs n'étant que certains des matériaux dont l'assemblage et la mise en oeuvre lui sont confiés » 260 ( * ) .

L'interprétation conduit à un développement du concept même de droit en l'étendant au-delà de ses frontières légales traditionnelles. Le Doyen Carbonnier affirme que « le droit est plus grand que l'ensemble des sources formelles du droit » 261 ( * ) lui permettant de dégager « la norme des normes », qui est la loi naturelle issue des multiples relations entre les individus différents à l'intérieur de divers réseaux normatifs. Cette vision évolutive lui permet de désigner le droit positif comme « le droit qui vit » 262 ( * ) et de refuser la « glaciation légale » du droit positif ramenant le droit à une collection de codes et jurisprudences nécessitant une mémoire d'ordinateur. Le « droit qui vit » est un pullulement de corpuscules en mouvement (les centaines de milliers de décisions de justice) tenant compte de l'épaisseur des lois dans leur histoire, de l'infinité des interprétations concevables d'une position jusqu'à son diamétral contraire. Le nouveau concept de normativité englobe le droit qui vit et se détache du carcan formel de la légalité pénale.

Le juge judiciaire a été encouragé par ces signes favorables à l'extension de ses pouvoirs d'interprétation et, surtout, à l'autorité de son interprétation. Plusieurs arguments plaident dans ce sens.

Premièrement, le législateur lui-même a indirectement reconnu une valeur à l'interprétation de la loi pénale à partir du moment où il a admis la procédure permettant de demander des avis interprétatifs à la Cour de cassation. Les articles 706-64 à 706-70 du Code de procédure pénale 263 ( * ) permettent aux juridictions pénales, à l'exception des juridictions d'instruction et de la cour d'assises ou lorsque la personne est placée en détention provisoire ou sous contrôle judiciaire, de solliciter un avis en posant une question de droit. Le juge sursoit à statuer jusqu'à la réception de l'avis car la Cour de cassation doit se prononcer dans un délai de trois mois. Selon les principes généraux de droit, l'avis est facultatif, non susceptible de recours et ils ne lient pas le juge du fond l'ayant sollicité. Sa nature juridictionnelle semble s'imposer. Cependant, deux arguments plaident en faveur d'une valeur supérieure et quasi-contraignante pour les juridictions inférieures. D'une part, si l'avis n'a pas de valeur obligatoire, en principe, il s'impose au juge du fond, de facto . Connaissant la position théorique de la Cour de cassation, le juge essaie de s'y conformer afin d'éviter la censure de sa décision. D'autre part, le législateur lui-même a reconnu une valeur de principe à l'avis en prévoyant la possibilité de la publier au Journal Officiel de la République française. Les décisions judiciaires ne sont pas publiées dans ce recueil réservé aux sources de la légalité.

Le deuxième argument repose sur l'internationalisation et la diversification des sources de la légalité. Selon l'article 55 de la Constitution, les traités internationaux ont une valeur supérieure à la loi. Cependant, le Conseil constitutionnel refuse de juger la conformité de la loi au traité. Les juridictions doivent assurer directement l'application de l'article 55 de la Constitution et assurer la primauté du traité international sur la loi interne contraire au traité, que celle-ci soit antérieure ou postérieure au traité. Cependant, les juges ne disposent pas du pouvoir d'abroger la loi. En cas de doute, le juge doit demander le sens de l'interprétation ou la satisfaction de la condition de réciprocité de l'application au ministre des affaires étrangères. En principe, il n'appartient à l'autorité judiciaire d'interpréter un traité. Cependant, en 1995, la Cour de cassation s'est inspirée de la jurisprudence administrative et s'est affranchie de cette limite à son pouvoir de contrôle. Ainsi, la Chambre criminelle interprète elle-même les conventions internationales, sans imposer de renvoi au ministre des Affaires étrangères. De manière générale, les textes supra-législatifs peuvent susciter des conflits avec les normes internes et leur interprétation peut être incompatible avec l'appréciation des principes traditionnels. Ces règles deviennent interdépendantes et les juridictions en charge de leur application adoptent des solutions analogues, afin d'assurer une interaction des systèmes. Cependant, des conflits peuvent apparaître car le juge pénal peut être confrontée à trois listes de droits fondamentaux 264 ( * ) : la première est fondée sur le droit national, la deuxième sur la CEDH et la troisième résulte de la jurisprudence communautaire. Si un conflit naît entre la loi interne et les principes de l'Union, les exigences communautaires l'emportent sur le principe d'interprétation stricte de la loi pénale car elles sont primordiales 265 ( * ) . Le second type de conflit est plus avantageux pour les pouvoirs d'interprétation du juge pénal.

Le Conseil constitutionnel examine la conformité des lois par rapport à la Constitution exclusivement et ne se prononce nullement par rapport aux autres sources du droit. Il ne possède pas le moyen formel de sanctionner une éventuelle violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La garantie de son respect ne fait pas partie de ses missions, même si la plupart de ses décisions sont empreintes de la philosophie de cette dernière en procédant à une « application furtive » de ses principes. Le juge pénal est chargé d'exercer le contrôle de conventionalité de la loi pénale en assurant la conformité des règles appliquées par rapport aux principes consacrés par la CEDH. En vertu de la séparation des pouvoirs, il est dépourvu du contrôle de constitutionnalité, dévolu exclusivement au Conseil Constitutionnel. Pourtant, cette situation constitue un embryon de contrôle constitutionnel accordé au juge pénal, à cause de l'identité de certaines règles émanant en égale mesure de la Constitution ou du bloc de constitutionnalité et de la CEDH. Si le juge pénal en fait un usage modéré actuellement, ce mécanisme renverse le rapport des pouvoirs au sein de notre société. La Cour de cassation peut se détacher des solutions exprimées par le Conseil constitutionnel, même si des oppositions flagrantes ne sont pas à déplorer 266 ( * ) . L'interprétation du juge et son appréciation de la conventionalité du texte priment en autorité sur la loi elle-même, dont l'application peut être écartée.

Le troisième argument fait écho à la polémique actuelle portant sur l'application des revirements de jurisprudence dans le temps. Le Code pénal, en écho à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, incorporée au bloc de constitutionnalité, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, à la Déclaration Universelle des droits de l'homme de 1948, au Pacte international relatif aux droits civiles et politiques de 1966, édicte le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale de fond plus sévère 267 ( * ) nuancée par la rétroactivité in mitius de la loi de fond plus douce. Par un parallélisme de traitement, certains revirements ne font pas naître de difficultés quant à leur application temporelle. Lorsque la jurisprudence infléchit sa position et se montre moins sévère avec la personne poursuivie, la règle plus favorable bénéficie immédiatement à l'individu. Deux arguments consolident cette solution. D'une part, la rétroactivité in mitius de la loi pénale de fond plus douce contamine la règle de droit et aboutit à son application immédiate à une procédure en cours. D'autre part, le juge est toujours autorisé à faire de l'interprétation in favorem .

Seul le revirement de jurisprudence risquant de porter tort à la personne poursuivie cause une difficulté quant à son application dans le temps. La Chambre criminelle applique immédiatement le revirement de jurisprudence, même lorsqu'il aggrave le sort de la personne poursuivie 268 ( * ) . « Attendu qu'en l'absence de modification de la loi pénale, et dès lors que le principe de non rétroactivité ne s'applique pas à une simple interprétation jurisprudentielle, le moyen est inopérant ». Pourtant, le pourvoi reposait sur une argumentation juridique solide issue de la nouvelle acception de la légalité selon la définition européenne incorporant la jurisprudence aux sources du droit. A ce titre, elle se trouve soumise aux mêmes exigences que les autres sources. L'application rétroactive d'une interprétation jurisprudentielle plus sévère de la loi afin d'aggraver le sort du prévenu constitue une violation du principe de la non rétroactivité de la loi pénale et indirectement du principe de la légalité pénale. Cette application rétroactive des revirements de jurisprudence, indépendamment de leur nature plus ou moins douce pour les parties, a été généralisée au sein des autres branches du droit 269 ( * ) .

Si la question de l'application dans le temps des revirements de jurisprudence est évoquée dans toutes les matières actuellement (civile, sociale et commerciale), elle se pose avec une grande acuité en droit pénal du fait de son influence considérable sur les libertés individuelles essentielles. Un groupe de travail, présidé par le professeur Nicolas Molfessis, s'est penché spécifiquement sur cette question et remis son rapport, le 30 novembre 2004, au Premier Président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet 270 ( * ) . Le revirement rétroactif change la solution dans une affaire que la Cour de cassation juge et dont les faits ont déjà eu lieu, étant antérieurs à l'arrêt qu'elle va rendre. Le principe nouveau qu'elle consacre régit des comportements commis sous l'empire de l'ancienne interprétation. Selon le rapport, le revirement déjoue les anticipations légitimes des justiciables et met en cause la sécurité juridique. Le Groupe de travail propose que la Cour de cassation accepte de limiter dans le temps les effets des revirements, dès lors qu'ils entraînent des conséquences néfastes pour les plaideurs. La Cour de cassation doit elle-même définir les critères selon lesquels elle doit moduler l'application dans le temps des revirements. Deux facteurs doivent être pris en considération - la situation du justiciable et l'intérêt général. Ces termes s'appliquent à la totalité des branches juridiques, mais il semble évident qu'en droit pénal, une cohérence est souhaitable : le critère de l'aggravation du sort de la personne poursuivie doit être privilégié. Cette nouvelle théorie de l'application dans le temps des revirements de jurisprudence a pour effet secondaire de raffermir la thèse selon laquelle la jurisprudence est source de droit. Le juge n'a pas un pouvoir créateur, mais un pouvoir d'interprétation qui lui permet de fixer les limites de l'application de la norme. Accepter de limiter dans le temps ce pouvoir aboutit à créer une déontologie des revirements.

Cette approche « réaliste » 271 ( * ) a été critiquée car elle s'oppose aux principes fondamentaux de l'organisation judiciaire. L'article 4 du Code civil ne permet au juge d'édicter des règles que pour la cause qui lui est soumise, alors que l'article 5 prohibe les arrêts de règlement. Les règles posées par la jurisprudence ne sont pas créées ex nihilo par le juge, mais il y procède par petites touches successives, en vue d'améliorer le système. Le revirement de jurisprudence constitue une amélioration de la règle de droit, qui devrait s'appliquer immédiatement à tous. « Le juge n'est pas le rival du Parlement » 272 ( * ) . A ce titre, il interprète chaque cause qui lui est soumise et seul le Parlement a le pouvoir de modifier la règle. Il n'appartient pas au juge de limiter dans le temps l'application de la jurisprudence, fût-elle issue d'un revirement de jurisprudence.

Cette application pure et formelle des principes fondamentaux heurte directement le principe de sécurité juridique reconnu par les juges européens. Le juge communautaire a recouru à la notion de revirement pour l'avenir au titre des « considérations impérieuses du principe de sécurité juridique ». La CEDH a consacré la même technique du revirement pour l'avenir au nom « de la sécurité juridique, nécessairement inhérente au droit de la convention et au droit communautaire ». De plus, la Cour de cassation jouirait d'un double privilège exorbitant 273 ( * ) . D'une part, en tant que juridiction suprême, elle n'est soumise à aucun contrôle. D'autre part, grâce au contrôle de conventionalité de la loi, elle peut écarter toute mesure législative ou réglementaire qu'elle considère comme étant contraire au principe de sécurité juridique consacré par la CEDH. Une parade était concevable afin de pallier l'ensemble des inconvénients consistant en la généralisation du mécanisme de révision mis en place par la loi du 15 juin 2000 en matière pénale. Le recours devant la Cour de cassation après constatation de la violation de la CEDH par la France pouvait être ouvert à toutes les matières 274 ( * ) .

Le Conseil d'Etat a consacré la solution proposée par le groupe de travail et a limité l'application d'une nouvelle règle d'origine prétorienne uniquement pour l'avenir 275 ( * ) . Une nouvelle jurisprudence conduisant à annuler les actes valablement formés sous l'empire d'une solution jurisprudentielle antérieure influence exclusivement la validité des actes commis postérieurement à sa formulation. La Cour de cassation a suivi cette même réflexion 276 ( * ) en fixant un cadre légal du revirement pour l'avenir uniquement, en application de l'article 6 CEDH et du droit à un procès équitable. La nouvelle règle prétorienne ne s'applique qu'aux actes ou aux instances introduites postérieurement à l'arrêt. Si les autres branches juridiques pouvaient facilement transposer cette règle, le domaine pénal serait « le domaine scabreux » 277 ( * ) pour son application. Il conviendrait de s'inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de distinguer deux types de revirements à l'intérieur de la même catégorie de revirements aggravant la situation de la personne poursuivie. Lorsque le changement est perceptible 278 ( * ) dans l'évolution du droit interne ou international 279 ( * ) , il peut être appliqué rétroactivement. Si le revirement institue une nouvelle peine ou incrimination totalement imprévisible, il ne peut agir que pour l'avenir et ne saurait être appliqué aux faits commis antérieurement à son énoncé par la Cour.

Cette analyse attrayante, car mariant les avantages des garanties de la sécurité juridique et d'évolution du droit, présente un inconvénient majeur en accordant au juge le pouvoir créateur d'infraction ou peine. Lorsqu'il sent une évolution importante au sein de la répression, le juge pourrait procéder par obiter dictum , comportant une affirmation générale en dehors de la cause dont il est précisément saisi. Cette technique permettrait d'assurer une prévisibilité à son revirement et de lui accorder une application rétroactive dans les causes suivantes. L'application des revirements de jurisprudence exclusivement pour l'avenir constitue une atteinte directe au principe de la légalité, reposant sur le postulat de l'assimilation de la règle prétorienne à la règle légale 280 ( * ) . La Cour de Cassation a franchi le Rubicon 281 ( * ) , en procédant à un revirement pour l'avenir et en reconnaissant, de facto , à son interprétation la même autorité qu'à la loi. La loi pénale de fond plus sévère est soumise au principe de non-rétroactivité. Soumettre l'interprétation judiciaire au même régime d'application de la loi dans le temps aboutit à assimiler le pouvoir normatif du juge à celui du législateur. Si le pouvoir normatif du juge existe, il est d'une essence différente de celui du législateur. Si « le législateur impose l'observation d'une règle en vertu d'un pouvoir, le juge, en vertu de son autorité, dit le juste pour départager les plaideurs » 282 ( * ) . Il est impossible de souscrire à la consécration du partage du pouvoir législatif entre les représentants du peuple et les magistrats.

CONCLUSION

L'interprétation judiciaire repose sur la loi et doit être contenue dans les limites de la loi. Si le recours aux objectifs de la loi pénale permet aux juges une certaine liberté d'interprétation, il faut toujours garder présent à l'esprit le fait que la loi est impérative, alors que l'objectif n'est que directionnel. « Objectif n'est point loi » 283 ( * ) . Le législateur garde le pouvoir de briser 284 ( * ) une jurisprudence non-conforme à ses objectifs à l'aide d'une loi (la loi dispensant le ministère public de sa présence lors de l'audience d'homologation dans le cadre de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité contraire à l'avis interprétatif de la Chambre criminelle) et les juges ne peuvent refuser de l'appliquer, sous peine de violer le principe de la légalité pénale.

Si la méthode téléologique offre un grand pouvoir d'interprétation juridique au juge quant aux définitions obscures ou au champ d'application d'un texte, elle sauvegarde une limite essentielle s'imposant au juge : le principe de la légalité pénale. Il n'a pas de pouvoir créateur d'incriminations et de peines. Les rares exemples de création ex nihilo se trouvent dans le cadre des causes d'irresponsabilité pénale et se justifient par le principe de l'interprétation in favorem (l'état de nécessité 285 ( * ) ). De plus, le législateur consacre l'essentiel des interprétations prétoriennes dans des textes de loi afin de se conformer strictement au principe de légalité, mais aussi pour affirmer la primauté de son autorité au sein du droit pénal.

Il est nécessaire de distinguer au sein du droit pénal entre les techniques constitutives d'incriminations et les techniques déclaratives. La loi pénale crée le droit, alors que l'interprétation, guidée par la ratio legis , en assure l'application. Si « on ne peut nier la parfaite complémentarité de ces deux directions, on doit veiller à toujours respecter le clivage juridique qui les sépare et que l'interprète, dans sa tâche d'explication et d'application du droit, ne peut faire que de traduire » 286 ( * ) . Le juge est traducteur du législateur, même s'ils participent tous deux à assurer le respect de la règle dans la société. Ce principe essentiel du droit pénal ne saurait accepter de dérogation. Les dérives actuelles de lois déclaratives et d'interprétations prétoriennes constitutives portent atteinte aux fondements du droit pénal. Or, dans cette matière plus que dans toute autre, il faut faire nôtres les mots de Bentham selon lesquels « les paroles de loi doivent se peser comme des diamants ». Le juge interprète doit les manier avec respect, crainte, admiration, mais sans le désir de se les approprier. Toute conduite contraire le conduirait à trahir sa mission et à participer au renforcement de l'adage « traductore traditore » 287 ( * ) . La jurisprudence est la sagesse appliquée au droit au sens propre du terme. Une bonne interprétation en est la manifestation de base, car de sa source découlent les autres actes fondateurs de la Justice. Le juge utilise en premier sa balance, l'interprétation, avant de sortir son glaive, la décision.

François Gény définissait l'interprétation à l'aide d'un jeu simple utilisé par les jeunes enfants. L'interprète prend les points isolés par le droit positif et les relie de façon à former une figure de société. Cette méthode remontant à la nuit des temps a permis aux hommes de baptiser les constellations nous permettant de nous guider dans la nuit. Et si certaines nuits, le ciel révèle des étoiles de moindre luminosité en temps normal, l'astronome peut se prendre à imaginer d'autres figures, d'autres constellations, d'autres noms. Ce pouvoir d'interprétation est dévolu au juge pénal. Il peut relier les différents points, scruter le ciel juridique cher à Ihering, observer, découvrir, explorer d'autres constellations. Si nul homme n'a le pouvoir de créer les étoiles, nul juge pénal n'a le pouvoir de créer des incriminations et des peines, il n'en est que l'interprète.

Intervention du Président Jacques FOYER

Chère collègue, merci de cet exposé. Vous nous avez montré que l'interprétation de la loi pénale est à la fois une opération semblable aux autres mais peut-être aussi une mécanique différente dans la mesure où son objet est la privation de liberté et la condamnation des coupables. Or, ce que vous nous montrez, ce qui en tout cas me convainc, c'est la supériorité de la loi qui malgré tout laisse une indiscutable liberté au juge. Mais on aurait pu reprendre dans ce que vous avez dit, la terminologie qu'on utilise pour la coutume et parler d'une interprétation infra-legem, contra-legem ou supra legem. Ces trois catégories peuvent se retrouver, me semble t-il aisément. On a donc une interprétation qui, comme aurait dit mon collègue Picard, rencontre des limites. C'est ce mélange de limites et de libertés qui me parait essentiel parce qu'au-delà de l'interprétation, il y a l'application de la peine. Ceci étant, comme nous le savons tous, cette interprétation de la loi, de toutes les lois est désormais soumise au contrôle de la Cour européenne des droits de l'homme qui exerce un rôle grandissant dans ce domaine. Notre collègue Frédéric Sudre a utilisé l'adjectif « dynamique » qui me plaît particulièrement pour comprendre l'interprétation de la Cour européenne des droits de l'homme. C'est ce dynamisme que je l'invite à développer.

* 228 JAMIN CH., François Gény, d'un siècle à l'autre, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique , Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 3.

* 229 TANCELIN M., Pour en finir avec le mythe de la modernité de Gény, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, op.cit., p. 373.

* 230 SAVATIER R., Cours de droit civil, 2e éd., LGDJ, 1947, p. 11.

* 231 RIPERT G. et BOULANGER J., Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, 1950, p. 48.

* 232 MAZEAUD L. et MAZEAUD J. et CHABAS F., Leçons de droit civil, Montchrestien, 1983, p. 102

* 233 CORNU G., Droit civil, Montchrestien, 1990, p. 140.

* 234 GHESTIN J. et GOUBEAUX G., Traité de droit civil. Introduction générale, LGDJ, 1994, p. 389.

* 235 ROLLAND L., Les abstractions logiques et les pratiques juridiques comme sources de droit », in « François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 161.

* 236 LAFAY F., La modulation du droit par le juge. Etude de droit privé et de sciences criminelles, P.U.A.M. 2006, p. 514.

* 237 Crim. 5 septembre 1990, Bull. n° 313, D. 1991, p. 13, note ANGEVIN, JCP 1991, II, 21269, note RASSAT, Gaz. Pal. 1991, 1, p. 58, note DOUCET, RSC 1991, p. 348, obs. LEVASSEUR.

* 238 RASSAT : « Droit pénal spécial », Précis Dalloz, 2006, n° 517.

* 239 Crim. 11 juin 1992, Bull. n° 232, D. 1993, p. 117, note RASSAT, JCP 1993, II, 22043, note GARE, RSC 1993, p. 330 et 780, obs. LEVASSEUR.

* 240 Crim. 21 octobre 1998, Bull. n° 274, D. 1999, jp., p. 75, note MAYAUD, JCP 1998, II, 10215, note MAYER.

* 241 Crim.  3 mars 2001, Juris Data n° 011717.

* 242 Ass. Plén. 8 juillet 2005, Bull. n° 1 ; D. 2005, IR, p. 2242 ; D. 2006, panorama de droit pénal, p. 1654, obs. MIRABAIL.

* 243 C.C. n° 99-419 du 9 novembre 1999, relative au PACS, D. 2000, somm., p. 424, obs. S. GARNERI.

* 244 MAYER D., La pudeur du droit face à l'inceste, D. 1988, chron. p. 33.

* 245 ROMAN D., Le corps a-t-il des droits que le droit ne connaît pas ? La liberté sexuelle et ses juges : étude de droit français et comparé, D. 2005, chron., p. 1508.

* 246 PORCHY M.-P.,  Les silences de la loi - un juge face à l'inceste, Hachette, 2003.

* 247 Proposition de loi n° 1896 déposée par M. Ch. ESTROSI le 4 novembre 2004 à l'Assemblée Nationale.

* 248 Rapport parlementaire remis au Garde des Sceaux par M. le député ESTROSI le 27 juillet 2005.

* 249 Voir supra le viol.

* 250 Crim. 4 février 2004, Dr. pén. 2004, comm. n° 105, obs. VERON : l'autorité ne découle pas du seul constat d'un lien de parenté entre le prévenu et sa victime (ici, grand-oncle). Les juges doivent la rechercher dans les éléments de fait qui établissent un exercice réel d'une autorité à l'égard de la victime.

* 251 Crim. 7 décembre 2005, Bull. n° 326 ; D. 2006, IR, p. 175 et panorama de droit pénal, p. 1655, obs. GARE ; AJ Pénal 2006, p. 81, obs. SAAS ; Dr. pén. 2006, comm. n° 31, obs. VERON ; RSC 2006, p. 319, obs. MAYAUD.

* 252 CEDH 7 octobre 1988, Salabiaku c/ France, RSC 1989, p. 167, obs. PETTITI et TEITGEN.

* 253 Crim. 29 mars 2006, AJ Pénal 2006, p. 310, obs. ROUSSEL.

* 254 Crim. 27 novembre 1996, Bull. n° 431.

* 255 LIBCHABER R., Une doctrine de la Cour de cassation, RTDCiv. 2000, p. 197.

* 256 Ass. Plén. 29 novembre 1985, Bull. Civ. 1985, n° 10.

* 257 Crim. 15 mai 1990, BACHA, JCP 1991, I, 21541.

* 258 FRYDMAN B., Le sens des lois, p. 205.

* 259 DEMOLOMBE, Cours de Code civil, Paris, Durand, 1865, p. V.

* 260 JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, Paris, Sirey, 1929, p. VII.

* 261 CARBONNIER J., Flexible droit. Textes pour une sociologie du droit sans rigueur , L.G.D.J., Paris 2001, p. 21.

* 262 CARBONNIER J., Essai sur les lois, p. 328.

* 263 Loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001, JO 26 juin 2001, p. 10119.

* 264 GARRON F., l'interprétation des normes supra-législatives en matière pénale, RSC 2004, p. 773.

* 265 IDOT L., RSC 2005, p. 148.

* 266 Ass. Plén. 10 octobre 2001, La Cour de cassation et le statut pénal du Président de la République (à propos de l'arrêt de l'Assemblée Plénière du 10 oct. 2001), DELALOY G., Dr. pén. 2002, étude n° 1.

* 267 Le principe s'applique aux lois de fond visant les incriminations et les peines, à l'exception de mesures de sûreté reposant sur la dangerosité de l'individu et nullement sur sa culpabilité : C.C. 8 déc. 2005, 2006, jur., p. 966, note ROUVILLOIS F.

* 268 Crim. 30 janvier 2002, Bull. n° 16 ; Dr. Pén. 2002, comm. n° 43, obs. VERON ; RSC 2002, p. 581.

* 269 Soc. 7 janvier 2003, D. 2004, jp., p. 1761 : « la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable prévu par l'article 6 CEDH, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence immuable, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit ».

* 270 Communiqué, D. 2004, rapp., p. 3148.

* 271 HEUZE V. A propos du rapport sur les revirements de jurisprudence. Une réaction entre indignation et incrédulité, JCP 2005, I, 130.

* 272 Idem.

* 273 Ch. RADE, De la rétroactivité des revirements de jurisprudence, D. 2005, chron., p. 988.

* 274 Idem.

* 275 CE, 11 mai 2004, AJDA 2004, p. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica.

* 276 2e Civ. 8 juillet 2004, D. 2004, jp., p. 2956.

* 277 MORVAN P., Le revirement de jurisprudence pour l'avenir : humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon, D. 2005, chron., p. 247.

* 278 CEDH 22 nov. 1995, C.R. contre RU, série A, n° 335 BC. Le revirement aboutissant à ériger un acte en infraction ne rméconnaît pas l'article 7 CEDH dès lors que l'incrimination nouvelle « constitue une étape raisonnablement prévisible » de l'évolution de la loi, car les juges ne font que « parachever une tendance perceptible dans l'évolution de la jurisprudence ».

* 279 CEDH Grande Chambre 22 mars 2001, Streletz, Kessler et Krenz c/ Allemagne : une condamnation est justifiée si les agissements constituaient « une infraction définie avec suffisamment d'accessibilité et de prévisibilité par les règles du droit international relatives à la protection des droits de l'homme ».

* 280 DROSS W., « la jurisprudence est-elle seulement rétroactive ? (à propos de l'application dans le temps des revirements de jurisprudence), D. 2006, chron., p. 472.

* 281 MORVAN P., Le revirement de jurisprudence pour l'avenir, humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon, D. 2005, chron., p.247.

* 282 DROSS W., op. cit. supra note n°.

* 283 DI MARINO G., op. cit. supra note n°.

* 284 BONNEAU Th., Variations sur la jurisprudence « Source du droit triomphante mais menacée », in « Ruptures, mouvements et continuité du droit, Autour de Michelle Gobert , Economica 2004, p. 127.

* 285 Crim. 25 juin 1958, D. 1958, p. 693.

* 286 MAYAUD Y.,  Ratio legis et incrimination, RSC 1983, p. 597.

* 287 Le traducteur traître

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