Actes du colloque Vive la Loi


Table ronde conclusive

La table ronde était animée par M. Jean-Pierre ELKABBACH, Président directeur général de Public Sénat

Ont participé à cette table ronde :

M. François EWALD, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers ;

Mme Elisabeth ROUDINESCO, Directrice de recherche, université Paris VII ;

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX, Directrice de recherche, CNRS-CEVIPOF ;

Me Laurent COHEN-TANUGI, avocat, essayiste ;

M. Jean-Paul JACQUIER, ancien Secrétaire national de la CFDT, Président de l'Institut régional du Travail de Midi-Pyrénées ;

M. Brice TEINTURIER, Directeur du département politique et Opinion, TNS Sofres ;

M. Alain DELEU, Vice-président du Conseil économique et social.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Je remercie les participants de la salle et les intervenants de cette table ronde, qui permettent de conclure une journée riche et intéressante. Il est toujours difficile de s'exprimer après un colloque où les positions défendues ont été aussi diverses. Les derniers intervenants, qu'ils soient psychanalystes, philosophes ou juristes, ont montré que la loi pouvait être une réponse à l'angoisse des hommes et une valeur symbolique pour leur dépassement.

Le colloque a pour titre : « Vive la loi ». On aurait pu être plus provocateur et l'intituler « A bas la loi ! ». Chacun a en effet son propre slogan. Proclamer aujourd'hui « Vive la loi », est-ce le signe que la loi a tout envahi, ou bien que l'on en a peur ? Et si oui, de quoi ? Est-ce qu'elle ne joue plus son rôle ? Nous nous situons aujourd'hui dans la maison du législateur, là où la loi se conçoit et où l'on prend conscience que la procédure législative demande parfois à être expliquée aux citoyens - ce que les différents intervenants ont fait tout au long de cette journée et ce qui représente, en outre, la tâche quotidienne de la jeune équipe de journalistes de Public Sénat.

Le colloque a, semble-t-il, symbolisé une sorte de schizophrénie citoyenne, en rapportant le rapport ambivalent que les Français entretiennent à la loi. Ce matin, il était question de la loi contrariée, concurrencée, contrôlée et contestée par les citoyens, par les juges et par les syndicats, tandis que cet après-midi, ont été évoquées, au contraire, la loi sans frontière et la loi plébiscitée. S'il a pu être question de la valeur symbolique et morale de la loi, il n'a peut-être pas été fait mention des lois européennes que sont les directives ou des lois non écrites de l'économie.

On peut s'interroger, quoi qu'il en soit, sur les causes de cette demande forte de loi, ainsi que sur la manière dont le législateur pourrait profiter des réflexions qui ont émaillé ce colloque.

J'adresserai la première question à François Ewald et à Laurent Cohen-Tanugi, qui ont tous les deux engagé une réflexion sur le monde juridique et politique, profitant du recul que leur confèrent leurs activités respectives. J'aimerais leur demander s'ils pensent que cette attractivité de la loi est un particularisme français ou si elle correspond à une nécessité inhérente à toutes les sociétés démocratiques.

M. François EWALD

Notre conception de la loi (au sens juridique) est aujourd'hui marquée par une incertitude. Entre la vision de la loi et la pratique que nous en avons aujourd'hui, d'une part, et la vision et la pratique que développait le Code civil il y a deux siècles, d'autre part, la différence est profonde.

Il convient tout d'abord de prendre en considération le fait que la loi peut être la meilleure des choses - lorsqu'elle libère l'individu -, comme la pire - lorsqu'elle se fait destructrice de liberté. A chaque époque, le législateur a été confronté à la difficulté majeure de devoir trouver le point d'équilibre entre ces deux tendances.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Pourriez-vous nous donner des exemples actuels ?

M. François EWALD

La loi sur les trente-cinq heures est un bon exemple. La fonction primordiale de la loi civile est en effet de permettre à la vie sociale de s'épanouir indépendamment de la vie politique, et ce, en privatisant des droits et des formes d'existence. A l'inverse, lorsque la loi est utilisée comme un instrument visant à organiser des formes d'existence, elle l'empêche de se déployer en toute indépendance et est, dès lors, destructrice de liberté. La loi civile a pour principe de constituer des droits par rapport auxquels le pouvoir politique - sauf exception - n'aura pas à intervenir. Le fondement de la loi politique est, au contraire, d'être sans limites.

Dans le discours préliminaire du Code civil, Portalis développe précisément le rôle du législateur à cet égard, en indiquant qu'il doit toujours viser l'autolimitation. Lorsque le législateur considère que son pouvoir est sans limites, la loi civile tombe sous le joug de la loi politique et, au lieu d'être un instrument de liberté, devient un instrument d'asservissement.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Il s'agit là d'un point de vue politique. Il serait donc intéressant d'entendre des syndicalistes répondre.

M. Jean-Paul JACQUIER

A l'interrogation relative à la passion pour la loi, la France fait effectivement figure d'exception en matière sociale. Dans le vaste chantier du droit du travail, notre pays est celui qui fait le plus couramment intervenir la loi, comme mode d'animation du changement social. La plupart des pays européens privilégient la négociation. Lorsque des lois sociales sont promulguées, elles ne sont ni initiées, ni appliquées de la même manière qu'en France. La France est ainsi le seul pays d'Europe à avoir inventé une loi sur les trente-cinq heures ou même des lois en général sur la durée du travail. Cette exception française est si forte que lors de la promulgation de la loi sur les trente-cinq heures, les autres mouvements syndicalistes européens ont été surpris, voire amusés. Je pense, pour ma part, que l'on peut célébrer la loi, mais qu'il faut savoir raison garder.

M. Alain DELEU

Le Conseil économique et social, que je représente ici, ne s'est pas exprimé sur les trente-cinq heures.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Il ne faut considérer les trente-cinq heures que comme un exemple, même s'il revient sur le devant de l'actualité. Je suppose en effet que les deux syndicalistes ici présents préfèrent un accord syndical, après négociation entre les partenaires sociaux, à une loi imposée.

M. Alain DELEU

Cette question est malgré tout intéressante, car elle a conduit chacun à prendre position. Face au problème majeur que représentait le chômage de masse, le projet d'une loi sur les trente-cinq heures a été avancé. Aussi, parmi ceux qui critiquent aujourd'hui le dispositif, nombreux sont ceux qui ont soutenu le projet à ses prémisses.

Il est frappant, en revanche, que le débat social qui aurait dû entourer cette question, n'ait pas eu lieu comme il aurait dû, avant le vote de la loi. Le législateur lui-même n'a sans doute pas écouté autant qu'il aurait fallu l'avis des partenaires sociaux.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Pensez-vous que la leçon servira et qu'aujourd'hui, sur d'autres types de problème, nous saurons passer par la discussion et la concertation, pour éviter la loi ou pour aller vers une loi, qui soit la conclusion d'une réflexion collective ?

M. Alain DELEU

Il a toujours été plus pertinent de préparer la loi avec les organisations concernées avant de la voter. C'est d'ailleurs l'une des fonctions du Conseil économique et social que de participer à la réflexion. Dans le contexte actuel de désenchantement démocratique et de complexification de nos sociétés, il me semble que cette nécessité d'un travail préparatoire pris en charge par la société civile et les partenaires sociaux est encore plus forte que par le passé. Il me paraît donc important que l'un des axes de réflexion de cette table ronde conclusive s'intéresse au rôle que la société civile peut jouer face au législateur.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

J'imagine que Laurent Cohen-Tanugi préfère le modèle anglo-saxon, où c'est le contrat qui, presque seul, fait la loi.

Me Laurent COHEN-TANUGI

En réaction au titre du colloque « Vive la loi », je souhaiterais souligner le spectaculaire retour de la loi auquel on assiste aujourd'hui. Dans les années 80, la France avait connu une révolution juridico-politique, marquée par la montée en puissance du droit, la loi s'insérant alors dans un système de normes beaucoup plus vaste. Il existait déjà des normes supérieures à la loi, telles que la jurisprudence constitutionnelle, le droit communautaire, le droit international, auxquelles s'ajoutaient une nouvelle série de normes, telles que la jurisprudence, liée à la montée en puissance du juge, le contrat, la régulation des autorités administratives indépendantes, etc. Finalement, la loi, qui était, dans la tradition française, l'expression de la volonté générale et, partant, l'instrument juridique suprême, se fondait dans un ensemble de normes, dont certaines lui étaient de fait supérieures. C'était une véritable révolution.

Aujourd'hui cette métamorphose semble avoir fondu. La question de la loi est abordée comme il y a vingt ans. On peut toutefois se demander s'il s'agit d'une véritable régression ou simplement d'une pause dans l'évolution.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Vous posez sans doute la question parce que vous détenez la réponse.

Me Laurent COHEN-TANUGI

Non, je ne connais pas la réponse. Il faut s'interroger sur les raisons pour lesquelles on constate ce reflux, tant de la jurisprudence constitutionnelle, que du droit européen. On constate en outre une forte demande de loi, dans le sens le plus classique du terme. L'exemple récent le plus net est le débat qui a entouré la loi sur la laïcité et le voile islamique. Il est des moments où la population ressent le besoin d'une loi, en tant qu'expression de la nation, de la République.

L'intérêt de cet exemple réside dans le fait que la demande de loi a succédé à un avis du Conseil d'Etat, dont la tentative d'application avait créé de nombres difficultés. C'est donc face au relatif échec de la jurisprudence que l'appel à la loi s'est imposé. Les problèmes qui entourent actuellement la rédaction de la circulaire d'application de la loi montrent d'ailleurs que l'on retombe dans la même impasse.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

La loi a malgré tout eu pour avantage de contribuer à calmer le climat, en engageant un débat national.

J'aimerais demander à Brice Teinturier ce que les Français attendent de la loi, dans la mesure où ils sont à la fois critiques et demandeurs de lois.

M. Brice TEINTURIER

Les Français retrouvent à l'heure actuelle l'une des intuitions formulées par Hobbes, aux termes de laquelle la loi est fille de la peur. Nous vivons en effet dans une société inquiète. La demande de loi correspond d'abord à une demande de protection face à un monde vécu comme instable.

Une deuxième dimension est à l'oeuvre dans la demande de loi. Les Français attendent en effet de la loi qu'elle dise la norme, le sens, la signification face à une multitude de repères. Les citoyens se plaignent souvent « qu'il n'y a plus de repères ». Or le problème vient surtout de la quantité pléthorique de repères qui nous entourent. Il faut savoir trier parmi les différents modèles qui se succèdent et se superposent. La loi a donc également cette fonction de signifier les valeurs et les repères.

Ces deux facteurs expliquent pour l'essentiel la résurgence de la demande de loi depuis deux ou trois ans.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Cela signifie-t-il que ceux qui seraient normalement chargés d'indiquer la voie juste et de calmer les angoisses de leurs concitoyens ne remplissent pas leur office ?

M. Brice TEINTURIER

Ce phénomène est en effet lié à une crise de leadership. Les Français ont du mal aujourd'hui à se reconnaître dans des leaders, qu'il s'agisse de l'élite politique, institutionnelle ou intellectuelle. Il n'existe plus de grandes figures, comme il y en avait il y a dix ou quinze ans, qui donnent le sens. Il faut toutefois remarquer que les Français n'ont pas envie pour autant que de grandes figures viennent leur imposer un sens d'en haut.

De même, l'ambivalence du rapport à la loi doit être notée. Les Français demandent en effet que la loi soit coproduite. C'est à cette seule condition désormais qu'ils la reconnaissent comme légitime. Loin de leur être imposée, elle doit être élaborée en collaboration avec les citoyens. Cette évolution souligne les difficultés actuelles que rencontre la démocratie représentative. Celle-ci reste avant tout nécessaire, mais elle doit résoudre une crise essentielle.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Qui fait la loi désormais : le législateur, les victimes, les mouvements sociaux ?

M. Brice TEINTURIER

D'une certaine manière, les trois sont impliqués. Il revient en effet au législateur de prendre en compte les peurs de la société et d'en faire des lois. La société lui demande cependant de ne pas imposer un modèle qui serait perçu comme plaqué de l'extérieur.

L'exemple de la loi sur les trente-cinq heures est emblématique de cette demande. Celle-ci peut en effet être analysée comme une demande de protection dans un cadre de travail que les Français ressentent comme de plus en plus violent, mais aussi comme un carcan rigide, ne tenant pas compte des spécificités du terrain, ce qui la rend contre-productive et peu légitime.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Cette loi est cependant finalement peu à peu acceptée, au-delà de ses conséquences sur l'organisation du travail et de son poids économique et financier. Il est par ailleurs probable que les chefs d'entreprise commencent à regretter les premières années de la loi, lorsqu'en 2005, les onze milliards d'euros consacrés à sa mise en oeuvre seront supprimés.

M. François EWALD

Je suis choqué de ce que nous venons d'entendre. J'appartiens à une génération qui a vécu avec intensité le soutien aux mouvements de dissidents soviétiques. Comme le rappelait Laurent Cohen-Tanugi, cette génération avait une vision du droit comme facteur de liberté. Elle a d'ailleurs réinventé le droit par opposition à la loi, c'est-à-dire à la loi totalitaire. Or il est dit aujourd'hui que la légitimité de la loi tiendrait dans sa capacité à répondre à la peur des citoyens et qu'elle se situerait désormais sous l'égide de Hobbes. Or le régime de Hobbes n'est pas producteur de grandes libertés, loin s'en faut.

La loi serait ainsi placée sous une menace, que les citoyens ne cherchent plus à penser, tant ils ont perdu le sentiment du droit et de l'Etat de droit. Ils vivent sous le sceau de ce que j'appelle une « évidence sécuritaire ». En exprimant une demande de loi qui vise à les rassurer, ils risquent toutefois de s'annihiler la liberté.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

M. Ewald fait de M. Teinturier un complice des régimes totalitaires !

M. Brice TEINTURIER

Je ne reçois pas cette remarque de la sorte. Je ne faisais qu'exprimer les conclusions que l'on peut tirer des inquiétudes manifestées par les Français. Je n'entendais faire ni la critique, ni l'apologie de la philosophie de Hobbes. L'analogie avec les propos de ce philosophe anglais découle de l'observation du comportement des Français, qui, depuis quelques années, se situent dans une perception de la loi, qui, de leur point de vue, n'est pas oppressante, mais libératoire, car vécue comme libératrice. Cette demande d'ordre et de régulation s'accompagne cependant d'une demande de liberté dans une société parcourue également par un puissant courant individualiste et libertaire.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Selon François Ewald, que signifierait cette forte demande de loi qu'exprime la société française ?

M. François EWALD

La société demande de la loi, parce qu'elle a perdu le sens du droit. La demande de loi peut en effet correspondre à une peur.

Cette vision est toutefois également liée à un fonctionnement politique qui consiste à promulguer des lois pour réformer la société en permanence. Il existe cependant une autre vision de la loi, qui est parcimonieuse, sa vocation première étant de créer des institutions durables pour la société. Le droit, pour se développer dans ce cadre puissant, n'a plus alors besoin de la loi, mais utilise des auxiliaires que sont, en particulier, la coutume et la jurisprudence.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Pourriez-vous appuyer votre réflexion sur un exemple récent ? Un débat vient, par exemple, d'être lancé sur le mariage entre personnes de même sexe. Un parti a immédiatement considéré, soit pour calmer le débat, soit pour le récupérer, que la meilleure solution était de préparer une proposition de loi. Comment interprétez-vous cette démarche ?

M. François EWALD

On voit là que la loi détruit la loi. Si la loi a vocation à créer des institutions, elle ne peut en même temps les remettre en cause. Elle ne peut à la fois instituer le mariage et indéfiniment en créer des variantes dérogatoires. Ce processus législatif correspond précisément à l'inverse de celui que je décrivais, puisqu'il dissout les institutions. Or la demande de loi vient sans doute en substitut du manque d'institutions dont souffre la société.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

J'aimerais savoir comment Elisabeth Roudinesco, en tant que psychanalyste et historienne de la psychanalyse, réagit à ce rapport ambivalent que les Français entretiennent avec la loi, dans un environnement social caractérisé à la fois par l'individualisme et le souci de normes communes.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Je pense qu'il ne faut ni un excès de loi, qui détruirait la loi, ni une hostilité systématique à la loi, par crainte de détruire les institutions. S'agissant de la question du mariage des homosexuels, il n'est pas utile de tenir des discours apocalyptiques, car il n'est pas question de détruire une institution, mais simplement de mener une réforme liée aux réalités sociales. Il ne faut certainement pas que la loi colle systématiquement aux réalités, mais il ne faut pas non plus qu'elle s'en éloigne trop. Or on sait bien aujourd'hui que l'institution du mariage doit être réformée.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Sur quelles certitudes vous fondez-vous pour affirmer « qu'on le sait bien » ? Existe-il un mouvement social et culturel si fort qu'il faille nécessairement changer la loi ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Il existe en effet un mouvement social profond, qui se développe depuis trente ans. Je me fonde également sur des évidences sociologiques : les Français se marient beaucoup moins souvent et divorcent beaucoup plus souvent. Or il n'en résulte pas pour autant, comme l'avaient annoncé un certain nombre de réactionnaires apocalyptiques, que la famille est détruite - au contraire.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

En déduisez-vous que l'institution du mariage se trouve, au contraire, renforcée lorsque des personnes de même sexe souhaitent en faire partie ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO

On constate un double mouvement, qui consiste à fonder des familles, d'une part, en dehors du mariage, d'autre part, indépendamment de la différence des sexes. Compte tenu des évolutions liées au mariage et au divorce, les réformes apparaissent comme indispensables, sans que l'on puisse parler de destruction de la famille.

En revanche, il est une loi avec laquelle je ne suis pas d'accord : celle sur les psychothérapies. Elle a en effet été votée à la va-vite, sans concertation.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Vive la loi... quand elle me défend !

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Cette loi étant relative aux psychothérapies, je ne suis pas concernée à titre personnel.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Voulez-vous dire que le psychanalyste se sent exclu de la loi ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Il s'agit avant tout d'une loi injuste à l'égard des psychothérapeutes. Il est également choquant qu'une même loi vise à réglementer quatre professions en même temps (les psychologues, les psychiatres, les psychanalystes et les psychothérapeutes), ainsi que huit millions de patients. Cette loi prétend éliminer des charlatans et n'y parviendra pas. Elle correspond typiquement à ces lois qui sont votées par peur. Elle a en outre amené des corporations à accentuer encore davantage leurs divisions. Cette loi est injuste, car elle se fait au détriment des psychothérapeutes, tandis qu'elle favorise les psychanalystes. J'en appelle donc au législateur, qui doit veiller à la justice des lois qu'il promulgue. Il convient aujourd'hui de remettre à plat l'ensemble du dispositif envisagé.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Il faut malgré tout une loi.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Ce n'est pas certain. Il faut d'abord étudier la réalité du terrain.

M. François EWALD

La loi évoquée se situe dans un régime particulier, qui est celui de la santé publique. Dans ce domaine, les lois ne régissent pas des institutions, mais organisent des pouvoirs administratifs et de police. L'intérêt de la loi sur les psychothérapies est ainsi de s'interroger sur les limites de la loi, lorsqu'elle vise à réglementer la totalité de la société, en instaurant une sorte de tutelle étatique sur des corps sociaux, sans leur laisser la possibilité de se réguler eux-mêmes. La santé publique est le domaine par excellence où la loi se transforme en règlement et se développe dans les retranchements les plus infimes du corps social. La loi Kouchner avait déjà commencé à résorber les dernières poches de résistance des professions médicales. Cette nouvelle loi s'attaque aux rares professions de la sphère thérapeutique, qui échappaient encore à la sphère de la santé publique. Ces lois témoignent de cette tendance de l'Etat à étendre ses pouvoirs de police - ce que la société accepte, voire réclame, au nom de la sécurité. Il est impératif de s'interroger sur cette « évidence sécuritaire ».

M. Jean-Paul JACQUIER

A envisager tous les domaines que recouvre la loi, on établit des confusions. Dans certains domaines, il existe en effet un « acharnement législatif » qui a pour effet de paralyser l'action. Le législateur a, par exemple, voté trois lois en faveur de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Pourtant, les écarts de salaires persistent, la mixité des emplois reste très relative, les femmes cadres supérieurs sont encore minoritaires, etc. Cet acharnement se révèle improductif, car le législateur confond le principe et le processus d'action, c'est-à-dire l'objectif et la manière de l'atteindre. Il sous-entend que la loi rassemble les hommes, alors qu'il serait plus judicieux de permettre à l'action de remplir cette fonction. Le législateur et les partenaires sociaux devraient mettre en place des processus qui leur permettent d'oeuvrer ensemble à l'application des principes sur lesquels ils sont parvenus à un consensus.

M. Brice TEINTURIER

La position que vous défendez est tout à fait respectable. Je me demande cependant pourquoi, selon vous, il existe une telle pesanteur et une telle demande sociale de loi. Il convient en effet de comprendre pourquoi le législateur préfère passer par la loi et « envahir la sphère privée » et pourquoi la société a perdu le sens du droit, comme vous le regrettez.

M. François EWALD

La raison réside notamment dans le fonctionnement politique actuel.

M. Brice TEINTURIER

Ce n'est pourtant pas l'offre qui crée la demande sociale !

M. Jean-Paul JACQUIER

Le législateur est en effet tout à fait en mesure d'opposer son refus à une demande de loi qu'il estime minoritaire. Lorsqu'en 1979, a émergé une demande sur la réduction de la durée du travail, les partenaires sociaux se sont rassemblés et ont discuté pendant trois mois. Un médiateur a été nommé, mais sans résultat. Raymond Barre, alors Premier ministre, a donc décidé qu'en l'absence de majorité claire en faveur d'une position, il ne déposerait pas de projet de loi sur la question.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Pourriez-vous, Jean-Paul Jacquier, énumérer les thèmes que vous n'aimeriez pas voir faire l'objet de lois ?

M. Jean-Paul JACQUIER

J'inclurais toutes les règles relatives à la négociation collective, celles relatives à l'organisation des syndicats et du patronat, ainsi que l'ensemble du système de représentation collective dans l'entreprise.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Je souhaiterais que Mme Roudinesco explique, en tant que psychanalyste, ce qui se passe dans l'esprit du législateur, au moment où il conçoit une loi.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Je ne me permettrais pas de faire la psychanalyse du législateur. Comme l'a indiqué Julia Kristeva précédemment, le rôle de ce dernier est de trancher de façon symbolique sur un sujet. En l'absence de loi, les hommes vivent dans l'anarchie ; en présence d'un trop-plein de loi, le législateur participe à la destruction de la loi. Il doit donc trouver un juste équilibre et ne doit pas répondre à la peur. Comme François Ewald le soulignait, la loi sur les psychothérapies est un exemple de loi votée sous la pression de la peur, selon un principe sécuritaire. Il est, en revanche, d'autres domaines, où il convient de répondre aux transformations des moeurs, tels que le mariage des homosexuels. La loi doit alors être discutée sans passion.

La loi sur les signes religieux est, quant à elle, très différente. Elle réaffirme la laïcité, dans un pays où cette valeur est fondatrice. Elle est néanmoins difficile à faire comprendre dans d'autres pays, comme en Amérique latine, où je me suis rendue récemment. La loi peut cependant être particulière à une nation, sans remettre en cause pour autant son appartenance à un ensemble plus vaste comme l'Union européenne.

La loi offre ainsi un ancrage symbolique, joue un rôle structurant pour le sujet, même si un excès de loi ne peut que provoquer des effets pervers sur la valeur même de la loi. Le poids des cartables, par exemple, ne doit pas être soumis à un régime législatif, tout comme les psychothérapies.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Pourquoi s'adresse-t-on à la loi comme à la protection d'un père ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Cette attitude est tout à fait compréhensible dans un Etat de droit. Elle ne s'explique pas nécessairement par une logique de peur. Elle est le signe dans le peuple d'un désir de loi, qui n'est pas forcément malsain. Le législateur doit savoir répondre à une demande qui ne soit pas seulement sécuritaire. La sécurité est nécessaire, mais la loi doit avant tout faire l'objet d'une position équilibrée.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

J'aimerais connaître la réaction de Jacqueline Costa-Lascoux, quant à la remarque d'Elisabeth Roudinesco relative aux incompréhensions dans d'autres pays, dont fait l'objet le choix fait par la France d'une loi sur la laïcité.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Je me suis rendue récemment au Liban et la compréhension de cette loi a été totale. Pendant longtemps les deux pays cités en exemple pour souligner les bienfaits du communautarisme institutionnel étaient le Liban et l'ex-Yougoslavie.

Les membres de la commission Stasi ont d'ailleurs veillé à ne pas limiter leur étude à l'Hexagone, en se rendant à La Haye, à Berlin, à Rome, à Bruxelles et à Londres.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Le documentaire réalisé par Dorothée Thénot, qu'a diffusé Public Sénat, a clairement montré l'élaboration du rapport de la commission Stasi.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Sur les vingt personnes que réunissait la commission, une seule était au départ en faveur d'une loi. Un changement profond s'est donc produit sur la base du débat démocratique qui s'est instauré. Il témoigne du principe même de l'élaboration législative. A partir d'auditions, de l'étude des textes existants, du droit comparé, de l'opinion, des polémiques, dix-neuf personnes ont fini par changer d'avis. L'un des facteurs essentiels qui a contribué à ce changement a été la prise de conscience de la gravité de la situation. La plupart des membres ne mesuraient pas en effet que les revendications identitaires religieuses se mêlaient d'atteintes aux personnes, en particulier d'atteintes sexistes aux femmes, mais aussi racistes, à l'école, dans l'entreprise, à l'hôpital et même à la Défense, d'attitudes tout à fait contraires à la démocratie. Lorsqu'une personne soutient qu'elle préfère ne pas apprendre les premiers gestes de secours qui pourraient sauver une vie pour ne pas toucher un corps impur, il n'est plus possible de ne pas voir la remise en cause de droits fondamentaux.

La commission Stasi a également pris en compte l'Europe dans ses débats, lorsque le Vice-président de la Cour de Justice européenne, M. Costa, a exprimé sa réprobation quant à la réglementation de libertés fondamentales par le biais de simples circulaires ministérielles. De fait, les enseignants ne savaient plus sur quels principes se fondait la laïcité et répondaient de la façon la plus anarchique aux problèmes rencontrés. Au sein d'un même établissement scolaire, les réponses pouvaient varier selon les classes et les professeurs. La loi n'étant plus comprise, elle ne s'appliquait plus.

Il ne suffit pas de dire que la jurisprudence du Conseil d'Etat ne remplissait pas son office, car la réalité sociale avait changé. Un délégué de classe lycéen a ainsi pu affirmer devant la commission qu'il ne reconnaissait qu'une loi, celle du Livre. Nous vivons aujourd'hui dans une société multiculturelle, qui exige que la loi soit l'objet d'un travail pédagogique, que les agents de la fonction publique reçoivent eux-mêmes une formation juridique élémentaire. Les auditions ont en effet démontré une situation grave, voire de chaos, à laquelle la réponse n'était apportée que par des règlements intérieurs.

L'élaboration de la loi est un processus complexe et subtil et le débat démocratique permet de faire évoluer les positions des uns et des autres.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Vous êtes fière, apparemment, d'avoir participé à cette commission. Public Sénat a, pour sa part, retransmis 65 heures d'auditions.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Je ne suis pas fière de tout. Je regrette, en particulier, le traitement médiatique qui a été réservé aux travaux, ainsi que le grand malentendu dont a fait l'objet la loi, y compris au sein de la classe politique.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

La commission a en effet été enfermée dans un débat sur le voile.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Nous ne débattions pas du voile, mais des signes religieux. Surtout, nous entendions développer une vision de la laïcité dans le service public (l'Education, la Justice, la Défense). Le public ne sait pas cependant que l'application de la loi dans l'Education nationale dépendait d'un calendrier, qui obligeait la commission à se prononcer avant mars 2004 pour permettre de débloquer la situation dès la rentrée 2004 et éviter d'attendre la rentrée suivante. La Justice et la Santé sont elles-mêmes au coeur de grandes réformes. La commission avait ainsi à gérer de nombreuses contraintes pour pouvoir mettre en oeuvre la grande loi sur la laïcité qu'elle souhaitait.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Il a été dit à plusieurs reprises que « trop de lois tue la loi ». En voulant mettre en oeuvre la réforme dès la rentrée prochaine, n'êtes-vous pas en train d'affaiblir la loi en procédant par circulaire et en revenant progressivement sur les fondements de la loi ?

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Ce n'est pas le cas, puisque la circulaire est précisément une circulaire d'application. Celle-ci démontre d'ailleurs que la cohérence de la loi a été comprise, en ce qu'elle pose d'abord un principe de protection. L'élaboration législative en France est en effet confrontée à un danger démocratique grave, dans la mesure où les citoyens vivent la loi non pas comme une protection, mais comme une punition. Or la commission Stasi a été saisie de milliers de demandes de citoyens qui attendaient d'elle une protection. Par exemple, de nombreuses personnes de confession musulmane ont affirmé ne plus vouloir subir de pressions et de menaces. Plusieurs membres de la commission ont d'ailleurs eux-mêmes été menacés de mort. La situation actuelle est donc lourde de conflits et les citoyens attendent que la loi les protège.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

François Ewald est-il convaincu par cet exemple ?

M. François EWALD

Non, je ne le suis pas. Ce débat est celui de la laïcité comme institution, qui est vécue et comprise presque naturellement. Cette institution ayant perdu son sens, n'étant plus comprise, étant source de conflits, le législateur cherche à travers une loi sur le voile à la retrouver par le biais d'un large dispositif.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Il ne s'agit pas d'une loi sur le voile, mais d'une sur les signes religieux à l'école. Elle ne concerne pas non plus le signe lui-même, mais le port du signe religieux. Cette distinction est très importante.

M. François EWALD

Je ne remets pas en cause la légitimité de cette loi, mais je pense qu'elle ne suffit pas à reconstituer l'institution de la laïcité.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Il est évident qu'aucune loi n'a ce pouvoir.

M. François EWALD

Je souhaiterais insister sur le problème posé par la place que la loi doit occuper dans la politique du droit. Il convient de s'interroger, face aux difficultés que rencontre la laïcité, sur la place que doit occuper la loi, d'une part, et celle qu'il faut confier à d'autres actions.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Les personnes qui sont en charge de l'élaboration législative et de la rédaction de la circulaire sont les premières à travailler, notamment au sein de la commission Thélot, sur la pédagogie de la loi, sur un enseignement civique et sur un débat démocratique, qui doivent permettre de faire comprendre que la laïcité ne se réduit pas à sa fonction d'organisation du religieux et du civil, mais représente également une garantie pour les droits fondamentaux des personnes.

M. Jean-Paul JACQUIER

Je souhaiterais réagir à la remarque de Jacqueline Costa-Lascoux sur la disparité des réponses des enseignants d'une même école face aux problèmes posés par le voile. Je signale qu'en Suède, dans chaque école, l'ensemble du personnel éducatif doit se mettre d'accord sur une échelle des sanctions, afin d'harmoniser les réactions des adultes face à une palette de situations. Cette démarche a pour effet de créer une solidarité du corps enseignant. Elle est renforcée par un autre principe : tout enseignant en difficulté doit pouvoir compter sur la solidarité de ses collègues. Or ce système repose sur des principes d'action et non pas sur des lois.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Ces principes d'action ne peuvent être édictés que parce qu'ils sont soutenus par une loi. J'espère, en outre, que vous soutiendrez la proposition de la commission Thélot, qui vise à souligner l'importance d'une communauté éducative dans chaque école, afin d'apporter une réponse cohérente lorsqu'il s'agit d'appliquer les principes de la laïcité.

M. Alain DELEU

Je suis enseignant dans un établissement privé catholique sous contrat avec l'Etat. Ce sujet m'intéresse par conséquent d'autant plus que la communauté éducative est une pratique que l'enseignement public a héritée de l'enseignement privé sous contrat.

Lorsque le débat sur la laïcité a émergé, je me positionnais plutôt contre l'interdiction du voile, car les conséquences étaient, de mon avis, hasardeuses. En étudiant de plus près la question, il est apparu qu'une telle loi était probablement inévitable. La liberté religieuse, qui est une valeur fondamentale de toute démocratie, est une liberté de la personne. La laïcité à la française garantit et doit garantir cette liberté religieuse.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Je ne souhaite pas que nous entamions à nouveau le débat sur la laïcité.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Ayant été auditionnée par ces commissions, je souhaiterais tout d'abord souligner le grand travail qu'elles ont accompli, qui a permis à plusieurs personnes de faire évoluer leur position. J'insiste ensuite sur le fait que l'interdiction du voile à l'école n'était nécessaire que parce qu'il s'agissait d'enfants. Jamais il n'a été question d'opposer une telle interdiction aux étudiants dans les universités. Dans notre conception, l'école doit permettre aux enfants d'acquérir leur liberté en étant soustraits à l'emprise des familles. C'est sur la base de cet argument essentiel que je défends cette loi à l'étranger.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

La loi française n'est-elle pas prise entre le droit communautaire et les lois du marché mondial, ce qui donne à notre débat un caractère quelque peu « provincial » ?

Me Laurent COHEN-TANUGI

La loi française s'intègre en effet dans un ensemble de normes juridiques et extra-juridiques. Alors que le système français avait en cela accompli d'importantes avancées, je ne peux que regretter la régression actuelle, qui aboutit, par exemple, à organiser aujourd'hui un débat sur la loi, comme si elle était encore la norme suprême et ultime. On peut toujours débattre de la propension trop grande du Parlement français à légiférer et de l'habitude de chaque gouvernement à émettre des projets de loi pour justifier sa mandature. Il est cependant plus urgent de débattre des raisons de cette régression dans le cadre de la démocratie qui est la nôtre.

Il apparaît ainsi que les excès de la mondialisation, le scandale Enron, les attentats du 11 septembre 2001 ont contribué à instaurer un nouveau paradigme de type sécuritaire, qui explique le retour du politique, de l'Etat et donc de la loi.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Dans ce temple de la loi où se déroule ce colloque, peut-on rêver d'un avenir de la loi qui soit le règne de grandes lois et non celui de la multiplication de règles et de contraintes ?

M. François EWALD

Plusieurs politiques du droit et de la loi sont possibles. La politique actuelle confond le droit et la loi. Elle s'explique notamment par des raisons purement institutionnelles, qui conduisent chaque majorité à marquer la réalité de son empreinte par une nouvelle loi. Les trois lois qui se sont succédé sur l'égalité professionnelle correspondent ainsi à trois alternances de Gouvernement.

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Les lois sont également votées pour résoudre des conflits d'intérêts. Elles sont en outre devenues nécessaires dans une société multiculturelle comme la nôtre, où les étrangers peuvent se réclamer d'un statut personnel et se voir appliquer le droit de leur pays d'origine par les tribunaux français. La mobilité des personnes empêche désormais notre société de se limiter à quelques principes et valeurs théoriquement partagés par tous. De nouvelles questions se posent également avec les progrès constants que connaissent les nouvelles technologies, qui ont notamment des incidences sur la protection de la vie privée.

La situation actuelle ne peut donc pas se résumer par un problème d'inflation législative. Elle met en évidence la manière dont la société tente de se positionner face à des enjeux nouveaux.

Me Laurent COHEN-TANUGI

Les arguments que vous avancez sont précisément ceux qui avaient servi à justifier la mise en oeuvre d'un système juridique plus décentralisé et le passage de la loi comme norme suprême à un Etat de droit consolidé par des normes constitutionnelles. La loi étant l'expression de la majorité, elle ne peut plus prévaloir au sein d'une société désormais multiculturelle ; l'évolution des technologies étant très rapide, il est préférable de s'en remettre aux instances de régulation ou à la jurisprudence, etc.

M. Jean-Pierre ELKABBACHL

Les grandes lois, qui ont marqué l'évolution de la société, telles que celles sur la contraception, le divorce, la peine de mort, la bioéthique, etc., sont-elles derrière nous ?

Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX

Il y aura toujours de grandes lois. Il ne s'agit cependant plus de placer la loi au sommet de l'Olympe, mais de tenter de penser la cohérence législative, entre les principes constitutionnels et le droit communautaire. Cette nouvelle façon de faire la loi se trouve toutefois confrontée au problème du temps législatif, qui est souvent précipité par le temps médiatique ou celui des échéances électorales, qui sont ceux de l'urgence.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Je propose à la salle de poser ses questions.

De la salle

Il a été question de la peur qui agite nos démocraties, qui est notamment suscitée par la mondialisation. La décentralisation a par ailleurs peu été évoquée, or les collectivités locales ont un nouveau rôle à jouer dans ce cadre. Le slogan « Vive la loi » est de ce point de vue particulièrement pertinent, car la loi ne s'applique pas seulement dans le temps, mais aussi dans l'espace. La loi est ainsi plus que jamais nécessaire au niveau local, comme au niveau international.

M. Alain DELEU

Si la loi a été souvent abordée dans cet échange du point de vue des libertés, elle l'a peu été du point de vue du champ économique et social 2 ( * ) , qui est pourtant considérable. Le besoin de lois correspond ici à l'inquiétude forte que manifestent les travailleurs à l'égard d'un système dont ils ne se sentent pas acteurs. Il convient donc d'imaginer de nouvelles formes d'élaboration de la loi dans le domaine économique et social.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

J'entendais il y a quelques jours, sur Europe 1, Jack Lang préconiser une loi « contre les inégalités ». J'aimerais savoir ce que cette formule inspire à François Ewald.

M. François EWALD

Je ne vois pas bien comment concevoir une telle loi. Il faudrait déjà être capable de définir le concept d'égalité.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Jack Lang n'a bien entendu pas voulu proposer une loi contre les inégalités. Il souhaitait certainement souligner l'importance de la lutte contre toutes formes d'inégalité.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Il a tout de même utilisé l'argument de la loi !

M. François EWALD

Quoi qu'il en soit, toutes les inégalités ne sont pas mauvaises. L'article 1 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen stipule que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » et ajoute - ce que la plupart des gens oublient - que « les distinctions s'accordent au mérite ». La Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen indique ainsi clairement que toutes les inégalités ne sont pas contraires au droit et que certaines sont même parfaitement justifiées. Pour ma part, je n'entends par conséquent pas combattre toutes les inégalités. Je suis favorable à l'existence d'une élite.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Je suis d'accord sur le principe. Il ne faut cependant plus parler d'inégalités. L'accès à l'élite se gagne et n'est pas acquis dès la naissance.

Mme Nathalie BOUQUET

Je suis Secrétaire national Justice à l'UMP. Je tiens à signaler que ma précédente question visait surtout à interroger la désobéissance à la loi comme facteur éventuel de progrès. Elle n'avait donc pas de couleur politique particulière.

En tant que praticien de la loi, je constate par ailleurs que la première attente des citoyens est celle de la sécurité juridique.

Mme Elisabeth ROUDINESCO

Le droit à la sécurité juridique était auparavant qualifié de droit à la sûreté.

Mme Nathalie BOUQUET

J'ai animé un groupe de travail à l'UMP, au cours duquel nous avons auditionné de nombreux praticiens du droit. Nous avons, sur cette base, formulé un certain nombre de propositions. J'aimerais connaître les quelques réformes que Me Laurent Cohen-Tanugi considère comme susceptibles de répondre au besoin de sécurité des citoyens.

Me Laurent COHEN-TANUGI

Votre première question me permet d'apporter de nouveaux arguments au débat sur le droit et la loi. Il est en effet des cas où il faut désobéir à la loi, car il n'y a pas identité entre le droit et la loi. La loi est un texte juridique voté par une majorité politique et peut être contraire à des principes supérieurs du droit. La mise en place d'un Conseil constitutionnel a été un grand progrès en France, car il a développé une jurisprudence permettant de s'assurer que la loi ne déroge pas aux grands principes de la République, notamment ceux édictés par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Les tribunaux peuvent, quant à eux, déclarer illégale une loi qui contreviendrait au droit européen ou au droit international. L'une des réformes que j'appelle de mes voeux consisterait, par exemple, à ouvrir aux citoyens l'accès au Conseil constitutionnel.

Par ailleurs, si tous les citoyens aspirent à la sécurité juridique, il faut tenir compte du monde de plus en plus complexe dans lequel nous vivons. Le prix de la liberté est aussi celui d'un univers juridique plus complexe. Un arbitrage doit donc être effectué entre ce besoin de sécurité et cette plus grande complexité. Dans ce cas, des améliorations sont nécessaires, notamment pour permettre au plus large public d'accéder à cette législation complexe, en particulier par des mécanismes qui facilitent l'accès au droit aux plus démunis, aux associations, etc.

M. Jean-Paul JACQUIER

Je rappelle que les premiers délégués syndicaux se sont développés dans les entreprises dans la plus pure illégalité. Ils n'ont été reconnus par la loi que quinze ans après leur apparition. En droit du travail, de nombreuses conquêtes ont été réalisées sans le support de la loi.

Le retour de la loi reflète toutefois une certaine régression des acteurs sociaux. La loi prend la place que les représentants collectifs ont peu à peu perdue. Plus les acteurs sociaux sont faibles, plus l'Etat est fort, mais plus il intervient, plus la loi s'affaiblit.

M. Jean-Pierre ELKABBACH

Je remercie l'ensemble des intervenants d'avoir participé à ce colloque. Le Président Poncelet a eu raison de consacrer une journée entière de débats à la loi. Je ne sais s'il faut la conclure en s'exclamant « Vive la loi ! ». Dans ce contexte de crise du politique et de mondialisation, alors que le lien doit être resserré entre la société, les institutions et les citoyens, il est utile que de tels colloques se tiennent.


* 2 Voir notamment la position du bureau du Conseil économique et social adoptée le 14 mai 2002 sur la problématique des relations entre société civile et institutions politiques.

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