Mardi 8 mars 2011

- Présidence de M. Jean Arthuis, président -

Prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne - Présentation du rapport de la Cour des comptes

La commission entend la présentation par M. Didier Migaud, premier président, du rapport de la Cour des comptes sur les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne.

M. Jean Arthuis, président. - Nous avons l'honneur d'accueillir Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes. M. Migaud est un invité récurrent de la commission des finances du Sénat : nous l'avons reçu le 5 octobre 2005 avec Alain Lambert lorsqu'ils avaient rendu compte, l'un et l'autre, de leur rapport au Gouvernement sur la mise en oeuvre de la loi organique sur les lois de finances. Nous l'avons également accueilli en tant que premier président de la Cour des comptes le 26 mai 2010 pour qu'il nous présente le rapport relatif à la certification des comptes de l'État et à l'exécution budgétaire pour 2009. Enfin, il est venu devant nous le 23 juin 2010, en préalable au débat d'orientation des finances publiques.

Merci donc, monsieur le premier président, de venir nous présenter votre rapport sur les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne. La Cour a en effet dressé un état des lieux et, par un heureux concours de circonstances, ce travail a répondu aux souhaits exprimés par le Président de la République. Ce rapport nous éclairera sur ce que pourrait être la convergence des prélèvements obligatoires en France et en Allemagne.

Je salue à vos côtés Christian Babusiaux, président de la première chambre, ainsi que Raoul Briet, rapporteur général.

M. Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes. - Je vous remercie de me permettre de présenter dans des délais très courts et devant votre commission le rapport public thématique portant sur les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne.

J'ai remis vendredi ce rapport au Président de la République et nous l'avons rendu public dans la foulée. Je rappelle que le Président de la République avait exprimé en août dernier le souhait d'un vaste travail de comparaison fiscale entre les deux pays. Nous avons décidé d'inscrire cette enquête au programme de la juridiction. Elle a été conduite en s'appuyant sur les méthodes et procédures habituelles de la Cour : nous avons donc travaillé dans le respect des principes de contradiction avec les administrations et de collégialité. Nous avons également un peu innové en interne en mettant en place un groupe ad hoc d'experts pour éclairer les travaux de la juridiction et en organisant de très nombreuses consultations et auditions de responsables économiques, d'experts, sans oublier les partenaires sociaux, organisations d'employeurs et syndicats de salariés. Autant de méthodes que nous souhaitons désormais appliquer plus systématiquement en matière d'évaluation des politiques publiques. D'ailleurs, par certains aspects, ce rapport est un peu une évaluation comparée des politiques fiscales.

Il ne s'agit pas d'un rapport conjoint avec la partie allemande, à savoir le ministère fédéral des finances. Certes, nous avons eu des échanges techniques fructueux et confiants avec nos partenaires allemands, mais le rapport est établi sous notre seule responsabilité. Il s'inscrit d'ailleurs dans la continuité des travaux de la Cour, qu'il s'agisse de nos rapports sur la situation et les perspectives des finances publiques, du rapport public annuel de février 2011, des rapports sur la sécurité sociale ou encore des rapports du Conseil des prélèvements obligatoires sur la fiscalité du patrimoine ou la comparaison des prélèvements obligatoires.

Le rapport couvre l'ensemble des prélèvements tant fiscaux que sociaux. Nous avons souhaité une approche large, qui ne se limite pas aux questions étroitement fiscales. Il faut bien voir en effet que la fiscalité est un outil, et que, dans des sociétés anciennes et complexes comme les nôtres, elle ne peut être dissociée d'un arrière-plan institutionnel, historique, économique et social. Le fédéralisme allemand, son tissu économique, notamment l'importance des entreprises de taille intermédiaire, le Mittelstand, son modèle économique tourné vers l'exportation, sa pratique politique de coalition dans la période récente, sont autant de caractéristiques qui expliquent la fiscalité allemande. Nous nous sommes efforcés de prendre en compte cet arrière-plan dans notre analyse.

De plus, l'outil que constitue la fiscalité peut être mis au service de plusieurs objectifs. Traditionnellement, les objectifs assignés à la fiscalité sont le rendement, l'efficacité économique et la justice. C'est pour cette raison que la simple transposition ou importation de « morceaux » de fiscalité étrangère ne peut vraiment fonctionner : la fiscalité n'a de sens que dans un contexte, et en fonction d'objectifs fixés au préalable. Le rapport n'invite donc pas à copier ou à transposer un système qui serait intrinsèquement meilleur. Il n'y a pas de hiérarchie ou de classement à chercher dans le rapport. En revanche, la comparaison produit une sorte d'effet miroir et invite à s'interroger sur les conceptions et les pratiques.

Nous avons donc procédé à une comparaison des principaux impôts, mais aussi à une comparaison des politiques fiscales menées dans les deux pays depuis une dizaine d'années, de façon à appréhender le contexte et les objectifs poursuivis. A ce titre, il ressort de notre enquête que l'attractivité et la compétitivité globale d'un pays ne dépendent que partiellement de la fiscalité, qui n'est qu'un des leviers possibles. Si l'on s'attache à la situation respective de la France et de l'Allemagne, la fiscalité n'apparaît pas comme un facteur décisif. En toute rigueur, avant de comparer les dispositions fiscales, il fallait les resituer dans un cadre économique, financier et social plus large afin de pouvoir analyser les interactions entre le système fiscal et cette toile de fond.

Le chapitre premier du rapport est consacré à ce sujet. Cela a été une partie délicate pour plusieurs raisons, notamment d'ordre méthodologique : il faut être toujours prudent lorsque l'on interprète des statistiques. En effet, les classifications sont conventionnelles et parfois discutables. Par exemple, pour Eurostat, la taxe d'habitation est en partie une imposition du capital alors même que les locataires l'assimileraient vraisemblablement plutôt à une charge de consommation, voire à une imposition sur le revenu. Surtout, les statistiques diffèrent d'une source à l'autre. Quand nous avons voulu comparer les taux de prélèvements obligatoires entre les deux pays, nous nous sommes aperçus que l'OCDE et Eurostat ne donnaient pas le même chiffre pour l'Allemagne, ou encore que le périmètre de la protection sociale obligatoire, qui n'est pas le même entre les deux pays, avait un fort impact.

Deuxième obstacle : les statistiques françaises se sont révélées beaucoup plus nourries que les statistiques allemandes sur des sujets comme la redistribution et les inégalités, rendant de ce fait difficiles les comparaisons approfondies sur ces sujets.

Troisième précaution nécessaire : le choix du point de départ de notre comparaison n'est pas neutre. Selon que l'on choisisse 1990, date de la réunification allemande, ou 2000, ou encore 2005, on peut aboutir à des lectures différentes des tendances et des trajectoires. De façon générale, nous avons choisi de nous référer au début des années 2000, mais nous avons aussi pris du recul sur certains sujets qui le nécessitent, tel celui du coût du travail.

Venons-en au diagnostic lui-même, qui fait apparaître certaines caractéristiques avec clarté. Tout d'abord, pour les finances publiques, l'écart est manifeste : le déficit structurel de la France est supérieur de plus de trois points de produit intérieur brut (PIB) à celui de l'Allemagne. Ces trois points-là nous semblent bien plus importants et graves que ceux qui séparent les deux taux de prélèvements obligatoires, qui s'expliquent surtout par les périmètres différents des systèmes de protection sociale.

Cette différence entre les deux déficits structurels date d'avant la crise économique : l'Allemagne a profité de la période de croissance relativement forte qui a précédé la récession pour réduire son déficit public. En 2008, la France abordait la crise avec un déficit public de 3,3 % du PIB, l'Allemagne avec un excédent de 0,1 %. Cet écart structurel est à l'évidence une donnée qui contraint fortement la politique future de la France en matière de prélèvements.

Seconde caractéristique : en matière de redistribution et d'inégalités, la comparaison n'est pas au désavantage de la France à la fois dans l'absolu et en dynamique. Ainsi, le taux de pauvreté relative a augmenté de moitié en Allemagne entre 2000 et 2009, alors qu'il diminuait de 20 % en France.

Le diagnostic économique appelle de notre part discernement et lucidité. S'il est certain que la croissance potentielle allemande de long terme est réduite, étant donné que son vieillissement démographique très rapide pèsera davantage sur ses finances publiques et sa croissance, il n'en demeure pas moins qu'après le choc de la réunification, l'Allemagne s'est engagée résolument et de façon continue dans une politique de restauration de sa compétitivité, et ce dès la fin des années 1990. Cette stratégie, fondée sur un mélange de mesures fiscales, de restructuration du marché du travail et de modération salariale, paraît aujourd'hui avoir porté ses fruits. Qu'il s'agisse de balance commerciale, de chômage ou de croissance, de nombreux indicateurs sont aujourd'hui positifs pour l'Allemagne. Nos contacts avec nos interlocuteurs allemands nous ont montré toute l'importance qu'ils attachent à persévérer dans cette voie. Pendant ce temps-là, notre industrie a perdu l'avantage « coût » d'environ 10 % qu'elle avait au début des années 2000, et nos parts de marché à l'exportation ont régressé très sensiblement : elles ont perdu trois points entre 2000 et 2009 pendant que l'Allemagne en gagnait trois. Le fait que les autres pays de la zone euro soient dans une situation voisine de la nôtre en termes d'évolution de la compétitivité coût n'enlève rien à ce constat, d'autant que nous sommes plus sensibles que d'autres pays à l'évolution de notre compétitivité coût vis à vis de l'Allemagne : nous sommes souvent concurrents à l'exportation et sur les marchés nationaux. Pendant longtemps, notre compétitivité coût a compensé en partie notre handicap en termes de compétitivité hors coût, c'est-à-dire les insuffisances structurelles de l'offre industrielle française. La disparition de l'avantage coût est donc une donnée majeure, même si le niveau absolu des coûts est aujourd'hui comparable.

Ce diagnostic est l'occasion de faire apparaître deux lignes qui devraient guider la politique de prélèvements future de la France. Je ne surprendrai personne ici en disant que cette politique fiscale doit avant tout contribuer à réduire les déficits et à relever le potentiel de croissance à long terme de la France en améliorant sa compétitivité.

Au chapitre II du rapport, nous avons procédé à une analyse aussi précise que possible par grands blocs de prélèvements. L'impôt sur le revenu, la CSG et les cotisations tout d'abord. En Allemagne, l'impôt sur le revenu est un peu plus progressif : le taux marginal supérieur est de 45 %, porté à 47,5 % du fait de la surtaxe de solidarité, contre 41 % en France. Mais surtout son assiette est plus large, ce qui s'explique par le penchant français pour des niches fiscales nombreuses et coûteuses. La France a en revanche un prélèvement social que l'on peut estimer plus solidaire, ou du moins privilégiant davantage la justice fiscale : les prélèvements sur les revenus du travail sont plafonnés en Allemagne, un peu moins en France. Existe, en outre, la CSG qui porte sur tous les revenus, y compris ceux du patrimoine et sans aucun plafond. Si l'on regarde l'impact global sur les revenus du travail et la progressivité de ces prélèvements, on constate qu'ils sont en fait très proches entre les deux pays. On mesure cet impact par ce que l'on appelle le « coin socio-fiscal » ou « coin fiscalo-social » : il s'agit tout simplement de l'écart entre le coût salarial global pour l'employeur et ce qui reste au salarié après cotisations, CSG et impôt sur le revenu. Cela nous montre bien qu'il faut avoir une approche d'ensemble si l'on veut que la comparaison ait un sens. On voit ainsi qu'en matière de redistribution, les deux pays n'utilisent pas les mêmes leviers : l'Allemagne a préservé un impôt sur le revenu fort, qui y est le symbole de la redistribution, mais elle taxe très peu la détention du patrimoine - 0,46 % du PIB, contre 1,13 % pour la moyenne de l'OCDE - et elle a un prélèvement social clairement dégressif.

Si l'on s'attache aux effets redistributifs, il ne faut pas oublier non plus que les prestations sont importantes, et même plus importantes que les prélèvements en termes de redistribution : deux tiers pour les prestations et un tiers pour les prélèvements. Le prochain rapport du Conseil des prélèvements obligatoires développera cette analyse. La comparaison en matière d'assurance maladie est à cet égard éclairante : l'assurance maladie française couvre à titre obligatoire toute la population et elle est financée par tous les revenus alors que dans le cas de l'assurance maladie allemande, financée par les seuls salaires sous plafond, les 10 % de la population ayant les revenus les plus élevés peuvent ne pas s'affilier.

En ce qui concerne l'imposition du patrimoine, nos pays ont fait des choix très différents. L'Allemagne a choisi de taxer principalement les revenus du patrimoine. La France a voulu taxer tant la détention que les revenus et la transmission du patrimoine. En matière de taxation de la détention du patrimoine, le principal écart ne provient pas de l'ISF - 3,6 milliards en 2010 - mais bien des taxes foncières - 33 milliards.

La situation allemande est particulière : l'évaluation du foncier qui, comme en France, se caractérise par un certain archaïsme, est à l'origine de la suspension de l'imposition globale de la fortune en Allemagne, consécutive à la décision de la Cour constitutionnelle. D'aucuns pensent que cette jurisprudence pourrait menacer également la solidité constitutionnelle des taxes foncières existantes. Il faut en outre conserver à l'esprit que l'impôt sur la fortune allemand incluait dans son assiette les bien professionnels et était dû tant par les ménages que par les sociétés. Ce n'est pas le cas de l'ISF qui, s'agissant du foncier, est assis sur la valeur vénale et repose donc sur des bases plus solides. Il souffre cependant d'une assiette étroite. D'autre part, on peut légitimement se demander si les taux sont fixés au bon niveau : le taux actuel de la tranche supérieure, qui se monte à 1,8 %, est plus élevé qu'à sa création en 1982, alors même que le rendement nominal des placements financiers et l'inflation ont été divisés par près de quatre : en 1982, le taux des emprunts d'État s'élevait à 16 %, contre 3,3 % en 2010. La taxation des revenus du patrimoine est particulièrement complexe en France, parce qu'elle est le fruit d'une juxtaposition de multiples régimes spécifiques, et il est loin d'être avéré que la fiscalité de l'épargne soit en cohérence avec les objectifs prioritaires du pays.

Pour l'imposition sur les sociétés, les différences sont moindres et les rapprochements plus facilement envisageables. Le travail que nous avons entamé avec le ministère fédéral des finances allemand a permis d'identifier précisément une quinzaine de différences en matière d'assiette, mais, en définitive, les résultats sont assez voisins. De fait, nous pensons qu'il y a de réelles possibilités de faire converger à terme les assiettes, même si le crédit d'impôt-recherche est une différence substantielle entre les deux pays. Il nous paraît indispensable que le travail prometteur que nous avons engagé avec le ministère fédéral des finances, se poursuive maintenant directement au niveau des ministères concernés.

La spécificité française tient d'ailleurs moins à l'imposition du résultat des sociétés qu'à l'importance des prélèvements qui, en amont, grèvent le résultat et qui n'ont pas d'équivalent en Allemagne : ils représentent environ 58 milliards d'euros en 2008, dont 26 assis sur la masse salariale. Il s'agit de la taxe sur les salaires, de la contribution économique territoriale (CET), du versement transport, de la C3S, du versement au Fonds national d'aide au logement et de divers autres prélèvements qui s'ajoutent aux cotisations de sécurité sociale. Tous ces prélèvements, sauf la CET récemment réformée, sont en outre « dynamiques ». Le débat sur les charges des entreprises doit donc sortir du seul champ traditionnel des cotisations de sécurité sociale, qui ont d'ailleurs été déjà considérablement allégées pour les bas salaires, pour un coût de plus de 30 milliards d'euros. Un inventaire précis, une analyse de la dynamique et de la pertinence de ces prélèvements, dont certains sont assis sur les salaires, seraient bien utiles.

La taxe sur la valeur ajoutée n'a pas évolué de la même manière de part et d'autre du Rhin. Si l'on prend pour base 1990, l'Allemagne a augmenté de cinq points son taux normal de TVA, essentiellement pour réduire les déficits et, pour une part plus faible, alléger les charges pesant sur le facteur travail. Dans le même temps, la France a augmenté son taux d'un point. Dans la période la plus récente, alors que l'Allemagne a augmenté son taux de trois points, la France a, par phases successives, baissé le produit de la TVA. Cette dernière représentait en 2008 18 % des recettes fiscales en Allemagne contre 16,4 % en France alors qu'en 1995, la situation était inverse. Ces évolutions contrastées s'expliquent pour une large part par le fait que les exceptions au taux normal sont sensiblement plus importantes en France, sans que, pour autant, le prélèvement de TVA y soit plus juste : appliquer le taux réduit aux travaux de rénovation et à la restauration, deux consommations qui ne sont pas principalement le fait des ménages modestes, n'est pas à proprement parler une mesure de justice fiscale. Si l'on se contentait d'un simple alignement, en France, sur le niveau et le périmètre du taux réduit - 7 % - appliqués en Allemagne, la France disposerait d'une recette supplémentaire de 15 milliards d'euros. Les deux tiers de cette moindre recette proviennent des taux réduits sur les travaux dans les logements et dans la restauration, qui n'existent pas en Allemagne.

Plus généralement, la France apparaît en la matière comme une singularité : les pays du Nord de l'Europe, et tout récemment le Royaume-Uni, qui a relevé son taux normal de 2,5 points pour un produit d'environ 15 milliards d'euros, sollicitent davantage la TVA et n'hésitent pas à la modifier.

Enfin, nous avons comparé la fiscalité environnementale qui, dans les deux pays, se situe à un niveau inférieur à celui constaté en Europe. Les politiques menées sont divergentes : l'Allemagne a alourdi progressivement, mais de manière continue, la taxation des carburants alors que notre TICE, la taxe intérieure sur les consommations énergétiques, qui a remplacé la TIPP, a vu son rendement stagner. Quant à l'utilisation des véhicules particuliers, elle est moins taxée en France depuis la suppression de la vignette au début des années 2000.

J'en viens aux principaux enseignements que nous pouvons tirer de ce travail de comparaison et qui font l'objet du chapitre III.

Il ne s'agit pas d'appliquer ou de copier un modèle, mais de réfléchir à la politique française de prélèvements, à ses finalités et à ses évolutions possibles. Il appartient à la Cour de contribuer à éclairer le débat, mais il revient naturellement au Gouvernement et au Parlement de décider.

La première leçon que nous pouvons tirer de cet exercice comparatif porte sur les principes, sur la conception même de la politique fiscale. L'Allemagne attache une priorité plus forte au rendement budgétaire, à la préservation de la recette, en un mot à l'équilibre de ses finances publiques. Elle préfère aussi des mesures fiscales qui soient neutres économiquement et ne distordent pas l'activité, alors que la France a souvent tendance à pratiquer une forme d'interventionnisme fiscal et à agir dans un même domaine à la fois par des dépenses budgétaires et des régimes fiscaux dérogatoires. La France a trop tendance à considérer l'impôt comme un outil de politique économique aux objectifs multiples et souvent mal définis, ce qui conduit à la multiplication des niches fiscales et sociales, tandis que la fiscalité allemande fait moins de place aux exceptions et aux niches. Toujours dans cette même logique, le gouvernement allemand vient d'ailleurs d'engager une démarche pour délimiter de façon encore plus stricte le champ d'application du taux réduit de TVA.

Deuxième remarque : le principe d'unité et d'intégration de la politique des prélèvements est plus fort en Allemagne. Alors même qu'il s'agit d'un pays fédéral, la règle veut que les impôts soient partagés entre l'État, les Länder et les collectivités territoriales, tandis que le pouvoir fiscal est partagé entre Bundestag et Bundesrat. En France, au contraire, l'autonomie des collectivités territoriales se mesure traditionnellement au poids de leurs recettes fiscales propres, si bien que le pouvoir fiscal est partagé entre l'État et les collectivités territoriales.

En matière de finances sociales, l'Allemagne refuse de laisser la sécurité sociale en situation durable de déficit : à défaut d'autre solution, les déficits sont compensés par le versement d'une subvention du budget général, alors qu'en France, nous maintenons une séparation de principe entre les comptes sociaux et les comptes de l'État et admettons un déficit permanent des comptes sociaux qui débouche sur une dette croissante.

S'il fallait résumer l'approche allemande de la fiscalité, je dirais, sans chercher pour autant à idéaliser, que l'Allemagne préfère une politique fiscale plus lisible, plus prévisible, plus neutre et plus stable, ce qui présente bien des avantages pour les acteurs économiques.

Quels enseignements concrets pouvons-nous tirer, en France, de ces éléments de comparaison ? Au-delà des débats en cours sur la fiscalité du patrimoine, sur le rapprochement éventuel, et délicat en termes d'assiette, de l'impôt sur le revenu et de la CSG, le rapport relève que, si l'on s'en tient à la comparaison entre la France et l'Allemagne c'est, au-delà de la nécessaire réduction des niches fiscales et sociales, en matière de TVA et de fiscalité environnementale qu'existent les plus fortes marges de rapprochement possible.

Le rapport souligne aussi la nécessité d'inscrire durablement la politique fiscale dans une double perspective : réduction des déficits et amélioration de la compétitivité et du potentiel de croissance de notre économie. Il mentionne enfin la voie à explorer : engager un processus progressif qui substituerait un financement universel à un financement professionnel assis sur le seul facteur travail pour des politiques publiques qui ne sont pas toujours en lien direct avec l'entreprise : on peut penser à la politique familiale, mais aussi à celles du transport ou encore du logement. Cela rejoint la préoccupation d'une neutralité économique des prélèvements.

Nous sommes conscients qu'il s'agit d'un débat vaste, sensible, qui appelle expertise et concertation. La Cour ne prétend pas le trancher mais elle est convaincue qu'il est nécessaire et qu'il n'est pas synonyme d'un renoncement aux préoccupations de justice qui, dans la situation actuelle, sont légitimes, et qui peuvent prendre la forme soit d'aménagements des prestations sociales, soit d'une plus grande progressivité de l'impôt.

En tout cas, la France a besoin d'une stratégie fiscale de moyen terme claire et cohérente avec sa stratégie en matière de finances publiques, qui ne saurait se réduire au seul volet dépenses. Pourquoi ne pas inclure à l'avenir dans les lois de programmation des finances publiques ayant force contraignante, des dispositions guidant la politique en matière de prélèvements fiscaux et sociaux et qui interdiraient les déficits sociaux ?

Troisième et dernier point : comment poursuivre la convergence fiscale entre les deux pays ? La France et l'Allemagne ne sont, en aucun domaine, des concurrents fiscaux. La comparaison met inévitablement l'accent sur les différences, c'est la loi du genre. Cela ne saurait faire oublier que ce qui rapproche les deux pays est beaucoup plus important que ce qui les sépare, dès lors qu'on élargit le champ de l'analyse et que l'on resitue le couple franco-allemand par rapport à la zone euro et a fortiori à l'Union européenne.

Pour que la France et l'Allemagne continuent sur la route du rapprochement et de la convergence, le rapport suggère trois voies : tout d'abord, faire progresser la convergence au quotidien, en identifiant puis en résolvant les problèmes pratiques qui subsistent pour ceux qui exercent une activité dans les deux pays, en particulier les chefs d'entreprise. On pourrait ainsi harmoniser les délais de déclaration fiscale ou les modalités d'évaluation des biens en cas de succession ou de transmission d'entreprises, qui sont aujourd'hui sources de complexité et de difficultés. Ensuite, il faudrait parvenir à la définition d'éléments d'assiette commune en matière d'impôt sur les sociétés. Les deux pays devraient pouvoir s'accorder sur l'essentiel, voire la totalité de ces règles. Ce serait un pas important dans la perspective d'une assiette commune au niveau de l'Union européenne dont la Commission vient de relancer le projet. Le couple franco-allemand, dans ce domaine comme bien d'autres, peut avoir un rôle d'entraînement.

Enfin, il faut veiller à mieux inclure les politiques fiscales dans la coordination économique renforcée dont la France, l'Allemagne et, au-delà, la zone euro, ont besoin. Le Conseil économique franco-allemand pourrait naturellement en être le pivot.

J'espère vous avoir convaincus que nous avons besoin d'une stratégie fiscale de moyen terme. La Cour souhaite par ce rapport contribuer à éclairer le débat fiscal des mois et des années à venir, débat dont chacun mesure l'importance pour notre pays.

M. Jean Arthuis, président. - Merci pour cette communication alors même que ce rapport vient tout juste d'être rendu public. La France a une politique fiscale, mais elle est implicite et elle gagnerait à être présentée sous forme de stratégie. D'après votre analyse, si la convergence portait sur les dépenses publiques, la France économiserait 150 milliards d'euros, ce qui faciliterait l'équilibre de nos comptes publics.

Vous souhaitez interdire le déficit de la protection sociale, mais chaque année, des recettes fiscales passent du budget de l'État à celui de la sécurité sociale. Ne serait-il pas préférable de consolider les prélèvements obligatoires et d'étatiser certaines recettes de la protection sociale ?

M. Didier Migaud. - Une grande partie des réponses vous appartient ! C'est le Parlement qui vote l'impôt.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Cet exercice est extrêmement utile : il apporte le recul dont nous avons besoin pour éviter des débats trop parcellaires, techniques, circonstanciels.

Après avoir rappelé l'importance d'une stratégie fiscale globale, j'en viens à la TVA. D'après vous, un alignement sur le régime allemand des taux et des périmètres de la TVA aboutirait à un surcroît de recettes de plus de 15 milliards d'euros et vous précisez que le taux réduit dans les secteurs du logement et de la restauration représente à lui seul les deux tiers de l'enjeu total. Comment êtes-vous parvenu à ce chiffre ? Résulte-t-il d'un calcul macroéconomique ou d'une définition produit par produit, service par service ?

Suggérez-vous d'abroger le taux réduit applicable aux travaux dans les logements et à la restauration ? Comme la Cour préconise de réduire l'imposition du travail, fait-elle partie de ceux qui sont convaincus des bienfaits d'une TVA sociale ?

Avez-vous examiné les conséquences d'une fiscalité environnementale sur la compétitivité industrielle et sur l'efficacité énergétique ?

Concernant l'impôt sur les sociétés, un travail d'analyse en partenariat avec le ministère fédéral des finances allemand se poursuit. Il devrait aboutir au premier semestre dans la perspective des discussions relancées par la Commission européenne en matière d'assiette commune consolidée pour l'imposition sur les sociétés. Pourriez-vous développer ce point en relation avec la question de la converge économique et fiscale dans la zone euro ?

M. Didier Migaud. - Une stratégie fiscale globale est souhaitable. Pour y parvenir, il faut des lois de programmation qui aient force contraignante sur les lois de finances et de financement de la sécurité sociale.

La Cour ne rentre pas dans le débat sur la TVA sociale : elle formule un certain nombre de constats à partir de la comparaison de ce qui se passe en Allemagne et en France s'agissant de la TVA. Quand nous évoquons 15 milliards d'euros de recettes supplémentaires, nous prenons en compte à la fois le taux réduit de TVA pratiqué en Allemagne et son champ d'application. Nous observons que la France use et abuse du taux réduit, ce qui fait perdre du rendement à cette imposition, ce qui n'est pas dans la culture allemande. Sur le transport intérieur, nous avons un taux à 5,5 % alors que les Allemands ont un taux à 19 %. Même remarque pour les services de restauration, les services à la personne, les travaux sur les logements... Pour les Allemands, la TVA n'est pas obligatoirement l'outil le plus adapté pour faire de la redistribution et de la justice fiscale. Pour eux, la TVA doit apporter du rendement et moins il y a de niches, mieux c'est.

M. Jean Arthuis, président. - C'est raisonnable.

M. Didier Migaud. - En tout cas, cela mérite réflexion. Pierre Méhaignerie nous disait ce matin que la France avait sans doute un des régimes de protection sociale les plus efficaces en Europe mais que, paradoxalement, son impôt sur le revenu était plus faible que dans bien d'autres pays. Les pays nordiques ont un régime substantiel de protection sociale, mais aussi un impôt sur le revenu plus progressif et une TVA plus importante qu'en France. Tout cela doit nous pousser à réfléchir sur la répartition des impositions entre le travail, la consommation et le patrimoine.

En ce qui concerne l'impôt sur les sociétés, la comparaison avec les Allemands est intéressante : ils ont fait des réformes qui ont réduit à deux reprises les taux mais, parallèlement, ils en ont élargi sensiblement l'assiette. Au-delà de quelques différences que nous avons identifiées, lorsqu'on additionne le taux national et le taux local, on se retrouve assez près de celui pratiqué en France. Des convergences ne seront pas trop difficiles à obtenir sur cet impôt. Il reste quand même de grandes différences : ainsi, une grande partie des entreprises allemandes relèvent de l'impôt sur le revenu. De plus, nous avons en France, à côté de l'impôt sur les sociétés, un nombre impressionnant de taxes et de prélèvements qui pèsent sur les coûts de production, c'est-à-dire sur le travail, de façon beaucoup plus prononcée qu'en Allemagne. La France fait payer un certain nombre de politiques publiques par des prélèvements qui pèsent sur le travail, alors que nombre d'autres pays ont recours à des prélèvements de type universel. Tout cela mérite réflexion et devrait inciter le Parlement et le Gouvernement à y travailler.

En ce qui concerne l'impôt sur les sociétés, les Allemands souhaitent avancer sur la définition d'une assiette commune possible qui pourrait faire l'objet d'une initiative franco-allemande à l'occasion de prochains sommets. Le sujet nous paraît plutôt mûr, étant entendu que, s'il y a une proposition franco-allemande, celle-ci doit recueillir l'accord de tous les pays membres.

Sur la fiscalité environnementale, nous constatons que la France et l'Allemagne sont plutôt en deçà de ce que font d'autres pays, mais les Allemands expriment une préoccupation plus forte à propos de l'environnement, ce qui se traduit par une fiscalité qui se « verdit » en substitution d'autres prélèvements. Les Allemands ont réussi ce que nous avons échoué à faire pour la TGAP et pour la taxe carbone.

M. Jean-Jacques Jégou. - S'il demeurait le moindre doute quant à l'utilité de cet important travail, votre exposé l'écarterait, monsieur le premier président, et l'on est impressionné par la simplicité du système allemand, en regard de notre inextricable fiscalité ! Nous avons combattu âprement, lors des derniers débats budgétaires, pour obtenir le retour au taux de TVA de 19,6 % sur la restauration. Le Gouvernement nous a fait chaque fois une réponse fallacieuse, alors que rien n'est technique dans cette affaire et que tout est politique. En Allemagne, le taux réduit ne s'applique à aucun secteur de la restauration. Mais nous avons perdu 3 milliards d'euros en abaissant le taux sur la restauration traditionnelle - et nous perdions déjà des recettes considérables sur la restauration rapide, à 5,5 % !

Pourquoi le seul fait d'envisager une hausse de la TVA comme une réponse aux déficits ou un allègement du coût du travail produit-il en France une tétanie immédiate ? Nos voisins comprennent-ils de tels blocages ? On redoute par-dessus tout de freiner ainsi la consommation, dans laquelle nous mettons tous nos espoirs de croissance. Ailleurs, on n'hésite pas à augmenter la TVA, non d'un point, ni de deux, mais de trois - sans conséquence notable sur les prix.

La CRDS est un impôt destiné à financer la dette sociale. La commission des finances s'est battue pour l'augmenter, afin de ne pas laisser le fardeau s'accumuler sur les générations futures. En Allemagne, une réforme a réglé le problème des déficits des dépenses maladie. Chez nous, 6,5 milliards d'euros sont prélevés mais ils ne règlent rien ! Et l'on va ajouter 132 milliards de dette jusqu'en 2021.

M. Jean Arthuis, président. - Il n'y a pas de déficit en Allemagne, car les comptes doivent être à l'équilibre.

M. Didier Migaud. - Le déficit est comblé par une subvention du budget fédéral.

Les Allemands ne s'interrogent pas sur la TVA, ils n'ont aucun doute à son sujet, quelle que soit leur sensibilité politique. Ils réfléchissent même à la façon de réduire encore le champ du taux réduit, pour le réserver aux produits alimentaires et à la culture.

M. Jean Arthuis, président. - Formidable !

M. Didier Migaud. - Ils n'envisagent pas de taux intermédiaires. Enfin, on n'a pas observé chez eux de hausse des prix due à la hausse du taux de TVA, mais il est vrai que la conjoncture ne prête guère à des renchérissements de prix.

Mme Nicole Bricq. - Je remercie les équipes de la Cour qui ont mené un travail fort utile. Je félicite M. le premier président pour sa prudence quand il présente ses conclusions en tenant compte de la conjoncture. Les grands fondamentaux sont différents en France et en Allemagne, nos voisins ayant des finances publiques saines, un tissu industriel solide, qu'ils ont su préserver, et une culture de la négociation. Ces trois caractéristiques font défaut chez nous.

C'est une habitude bien française que de rechercher des modèles. C'est à raison que l'on reste prudent, car nous en sommes à notre énième modèle en quinze ans... Nos philosophies en matière d'impôt sur les sociétés sont très différentes. Nombre de sociétés allemandes acquittent l'impôt sur le revenu. Or, il est indiqué page 162 que les statistiques disponibles ne permettent pas de déterminer le montant d'impôt sur le revenu acquitté par les sociétés de personnes. C'est ennuyeux ! Est-ce dû à un manque de temps pour approfondir votre étude ? Ou bien la lecture des statistiques pose-t-elle problème ? Le travail va se poursuivre : pensez-vous pouvoir obtenir cette donnée ?

M. Didier Migaud. - Elle n'existe pas ! On nous a donné un ordre de grandeur, entre 12 et 15 milliards d'euros. Mais nous avons interrogé des chefs d'entreprise, tous nous disent que le régime fiscal est neutre sur le plan économique ; ce n'est visiblement pas un handicap de payer l'un plutôt que l'autre de ces deux impôts. Les entreprises françaises qui ont des unités en Allemagne estiment que la fiscalité n'est pas déterminante dans la décision d'implantation : si elles préfèrent s'installer en Allemagne, c'est plutôt en raison d'une culture de la négociation. Les développements que notre rapport public annuel consacre au Grand port maritime de Marseille montrent que c'est l'absence de dialogue et la multiplicité des blocages qui ont finalement provoqué les difficultés économiques que l'on sait.

M. Serge Dassault. - Quelle est votre position sur le maintien de l'ISF en France, alors qu'il a été supprimé en Allemagne ?

M. Didier Migaud. - Il n'appartient pas à la Cour de répondre à cette question ! L'ISF n'a pas été supprimé mais suspendu par les Allemands, car les bases de calcul ont été considérées comme inéquitables, fondées sur les seules valeurs cadastrales - autrement dit sur les seuls biens immobiliers.

Ce n'est pas l'imposition du patrimoine qui détermine la compétitivité d'un pays mais s'il y a chez nous un problème d'assiette et de taux de l'ISF, on peut envisager d'appliquer des taux différents... La décision relève du seul politique. La comparaison avec l'Allemagne est-elle pertinente ? Les Allemands taxent très peu la détention de capital, les Français beaucoup : mais entre les deux il y a les États-Unis, le Royaume-Uni et d'autres.

M. Serge Dassault. - L'ISF fait partir ceux qui le paient, il n'y aura bientôt plus personne pour le payer...

M. Jean-Pierre Fourcade. - Depuis 1975, année lors de laquelle nous avons mené une grande comparaison franco-allemande, la situation de notre pays s'est beaucoup dégradée !

Avez-vous pris en compte le travail dissimulé, c'est-à-dire l'ensemble des secteurs qui oublient de payer l'impôt ? Quels sont les mécanismes de contrôle et de vérification ? Quelle importance revêt la fraude dans chacun des deux pays ?

Pour établir des comparaisons internationales, ajoutez-vous la CSG à l'impôt sur le revenu, ainsi qu'ont tendance à le faire de jeunes économistes, M. Piketty par exemple ? Ou la considérez-vous comme un impôt sur la consommation, affecté au champ social ?

M. Didier Migaud. - Nous n'avons pas pris en compte le travail dissimulé, qui par définition n'est pas visible dans les statistiques. Nous avons envisagé la CSG sous ces deux aspects, à la fois comme impôt direct sur le revenu et comme financement de la protection sociale.

La totalité des actifs patrimoniaux en France - après déduction des passifs - se monte à 9 200 milliards d'euros, dont 3 800 d'actifs financiers. Les actifs ont plus augmenté en France, malgré l'ISF, qu'en Allemagne où l'on n'applique plus l'impôt sur la fortune.

M. Jean Arthuis, président. - Mais la hausse pour l'essentiel est due aux plus-values immobilières latentes. Il suffit que les taux d'intérêt baissent pour que les prix de l'immobilier s'envolent ! Il s'agit d'une inflation des actifs.

M. Didier Migaud. - C'est là qu'apparaît la limite des comparaisons.

M. François Marc. - Le document est très précis et sera très utile pour la réflexion sur la fiscalité. J'en remercie toute l'équipe. M. Migaud a souligné l'importance de disposer de statistiques fiables. On en a fait l'expérience ces dernières semaines. Rexecode a utilisé des chiffres qui n'étaient pas exacts pour établir des comparaisons avec l'Allemagne. Les chiffres de l'Insee ne sont pas clairs non plus. L'impôt sur le revenu fondé sur une progressivité réelle a du sens. Les Allemands ont le sentiment que leur fiscalité est juste.

L'impôt sur les sociétés est comparable dans les deux pays, mais en France les niches ont une large place et les dispositifs dérogatoires sont étendus. Nous présenterons une proposition de loi sur le sujet.

Avez-vous des éléments sur les sources de minoration de l'impôt ? En France le taux légal de l'impôt sur les sociétés est de 33 1/3 % mais les entreprises du CAC 40 payent en moyenne 8 % et Total presque rien ! Observe-t-on une marge de variation similaire en Allemagne ? Il en résulte une vraie inégalité devant cet impôt. Et ce sont les PME qui sont pénalisées.

M. Didier Migaud. - L'écart est moins important en Allemagne puisque le taux est moins élevé et l'assiette plus large. On ne constate pas de tels écarts. Vous trouverez des éléments à l'annexe 6 sur ce sujet.

M. Christian Babusiaux, président de la première chambre de la Cour des comptes. - La principale différence tient dans les reports en avant des déficits, qui ne sont pas limités dans le temps.

M. François Marc. - N'a-t-on pas réduit à cinq ans le report ?

M. Christian Babusiaux. - Pas en Allemagne. Il existe, par année, un système de quotas, mais le report est illimité. Il se traduit par 500 milliards d'euros de dette latente.

M. Jean Arthuis, président. - Si ses comptes devaient être certifiés, l'État allemand devrait passer une provision équivalente...

M. Christian Babusiaux. - Cela représente 376 milliards d'euros en France.

M. Philippe Dominati. - On ne pense qu'harmonisation par le haut, mais où sont les minorations d'impositions ? Nous avons par rapport aux Allemands trois points de plus de prélèvements obligatoires, or la croissance allemande est de 3 % et la nôtre de 1 %. Quel est le taux d'imposition raisonnable pour conforter la compétitivité d'un pays ?

M. Didier Migaud. - On réduit le déficit lorsque l'on agit à la fois sur les dépenses et les recettes. Les Allemands n'ont pas hésité à comprimer certaines dépenses et à augmenter les prélèvements. Si des réformes de la fiscalité doivent intervenir en France, je recommande qu'elles aient lieu à rendement constant. Il faut aussi agir sur une période suffisamment longue pour parvenir à combler les déficits.

M. Adrien Gouteyron. - Votre document est remarquable et précieux pour nous. En France, avez-vous rappelé, on conçoit l'autonomie des collectivités locales comme fiscale avant tout. Quel est l'effet de cette autonomie sur la distorsion observée entre la France et l'Allemagne ? Y a-t-il un effet répulsif de la fiscalité locale, lorsque les entreprises ont à faire un choix d'implantation ?

M. Didier Migaud. - Le pilotage est plus facile en Allemagne puisque tout est fait au niveau de l'État fédéral. C'est un paradoxe pour un pays fédéral mais c'est ainsi ! Et l'on ne considère pas l'autonomie fiscale comme la condition de fortes responsabilités locales. Donc, en Allemagne, le pilotage est plus intégré.

Le facteur important pour les entreprises, c'est la taxe commerciale, à peu près l'équivalent de notre ancienne taxe professionnelle. La Gewerbesteuer varie fortement d'un Land à l'autre.

M. Raoul Briet, conseiller-maître à la Cour des comptes, rapporteur général du rapport. - Avec un taux plancher pour éviter le dumping...

M. Jean-Claude Frécon. - La contribution économique territoriale française et la taxe commerciale sont-elles du même ordre ? Ont-elles le même type d'assiette ?

M. Didier Migaud. - Pas du tout : la taxe allemande pèse, comme l'impôt sur les sociétés, sur les bénéfices. En général, les taxes françaises s'imputent avant résultat ! C'est une différence fondamentale.

M. Jean Arthuis, président. - Pouvez-vous nous dire un mot de la fiscalité sur la transmission des entreprises, des fonds de commerce et des droits sociaux ? En Allemagne, on assure la fluidité en n'imposant pas la transmission, mais ce régime est assorti de conditions quant au maintien des emplois et de l'activité, me semble-t-il. La France pourrait s'en inspirer pour une réforme...

M. Didier Migaud. - La fiscalité est faible mais la conditionnalité forte, en termes de masse salariale et d'emplois.

M. Jean Arthuis, président. - Les plus-values sont-elles exonérées ?

M. Didier Migaud. - Oui ! Le régime est favorable, mais sous conditions.

M. Jean Arthuis, président. - En cas de délocalisation, on subit une taxation. Voilà une imposition anti-délocalisation ! Nous pourrions tous cosigner une proposition de loi, qui illustrerait en outre un changement de mentalités et un progrès du consensus !

Votre étude a sans doute passionné les Allemands ?

M. Didier Migaud. - Ils en attendent la traduction ! Nous vantons la simplicité du modèle fiscal allemand, mais les Allemands, eux, le jugent peu clair, trop complexe.

M. Jean Arthuis, président. - Le système français est compliqué parce que les Français sont très intelligents ...

M. François Marc. - Alors ils devraient avoir l'intelligence de le simplifier !

M. Jean Arthuis, président. - Il y a en Allemagne presque un consensus...

M. Didier Migaud. - Au moins une culture du dialogue entre les forces politiques, entre patronat et syndicats...

M. Jean Arthuis, président. - Monsieur le premier président, nous vous remercions.

Mercredi 9 mars 2011

- Présidence de M. Jean Arthuis, président -

Marché des quotas d'émission de gaz à effet de serre - Table ronde

La commission procède tout d'abord à l'audition conjointe de MM. Rachid Benyakhlef, directeur général de Lafarge Ciments, Pierre-Franck Chevet, directeur général de l'énergie et du climat, Pierre Ducret, président directeur général de CDC Climat, Christian de Perthuis, professeur associé à Paris-Dauphine, président du conseil scientifique de la chaire économie du climat, Michel Prada, président du conseil de normalisation des comptes publics (CNOCP), Philippe Rosier, président d'Orbeo, et François-Xavier Saint-Macary, président directeur général de BlueNext, dans le cadre d'une table ronde sur le marché des quotas d'émission de gaz à effet de serre.

M. Jean Arthuis, président. - Mes chers collègues, permettez-moi de souhaiter la bienvenue aux membres de la table ronde organisée par notre commission sur le marché européen du carbone.

La commission des finances a eu l'occasion de se forger une expertise propre des enjeux associés à ce marché, grâce aux investigations du groupe de travail sur la fiscalité environnementale, placé sous la présidence de notre collègue Fabienne Keller, et dont les travaux ont abouti à la rédaction des rapports d'information n° 543 (2008-2009) et n° 300 (2009-2010). Depuis lors, elle procède régulièrement à des travaux de suivi sur ce sujet.

C'est ainsi que nous avions organisé, il y a tout juste un an, deux tables rondes pour faire le point, en particulier, sur l'articulation entre une taxation des émissions de carbone et les quotas d'émission au niveau européen, à la suite de la censure de « la taxe carbone » par le Conseil constitutionnel.

Des imperfections demeurent sur le fonctionnement des enchères, la régulation et la surveillance des marchés. La commission des finances souhaite donc revenir plus particulièrement sur les enjeux du marché européen du carbone, à la lumière des évolutions survenues au cours de 2010 et en janvier 2011.

D'une part, en effet, une fraude de grande ampleur a conduit à la fermeture du marché le 19 janvier dernier. Celui-ci ne fonctionne toujours pas normalement, puisque, à la date d'aujourd'hui, la Commission européenne n'a autorisé que quinze pays à reconnecter leurs registres nationaux au système européen d'échange de droits d'émissions, considérant que les mesures de sécurité prises par ces pays sont suffisantes.

D'autre part, le marché du carbone doit prochainement changer de dimension, avec, en particulier, la mise aux enchères des quotas à compter de 2013, qui remplacera la règle de l'allocation gratuite aux industriels.

Pour évoquer ces évolutions majeures et les enjeux économiques et juridiques qui s'y rapportent, nous avons choisi de procéder en deux séquences. La première sera principalement consacrée à l'encadrement et à la régulation du marché. Je remercie de leur présence :

- M. Pierre Ducret, président directeur général de CDC Climat ;

- M. Michel Prada, président du conseil de normalisation des comptes publics, dont le rapport sur la régulation des marchés du carbone a fait date en France comme au niveau de l'Union européenne ;

- M. Philippe Rosier, président d'Orbeo, filiale commune de Rhodia et de la Société générale, et l'un des principaux participants du marché des quotas ;

- M. François-Xavier Saint-Macary, président-directeur général de BlueNext, leader européen des bourses d'échanges de quotas au comptant.

La seconde séquence se concentrera sur la finalité du marché du carbone et l'enjeu de la compétitivité des entreprises concernées. Je remercie donc de leur présence :

- M. Rachid Benyakhlef, directeur général de Lafarge Ciments ;

- M. Pierre-Franck Chevet, directeur général de l'énergie et du climat ;

- M. Christian de Perthuis, professeur associé à Paris Dauphine, directeur de recherche en économie du climat.

Nous avons souhaité privilégier un découpage de nos travaux en deux temps afin d'assurer une meilleure fluidité du débat. Cependant, il sera bien sûr tout à fait loisible à l'ensemble de nos invités d'intervenir à tout moment.

J'indique que notre débat est ouvert à la presse et retransmis en direct sur le site du Sénat.

J'invite maintenant nos quatre premiers intervenants à effectuer, l'un après l'autre, une brève présentation introductive avant que le rapporteur général et Fabienne Keller, ancienne présidente du groupe de travail dédié de notre commission des finances, puis l'ensemble des sénateurs présents, les interrogent pour approfondir les différents sujets évoqués.

M. Ducret, vous avez la parole. Au vu de l'actualité récente, peut-être pourriez-vous commencer par revenir sur le vol de quotas qui a paralysé le marché européen ces dernières semaines, et faire un point sur la sécurité du registre de la France et de nos partenaires européens.

M. Pierre Ducret, président directeur général de CDC Climat. - Je remercie la commission des finances du Sénat pour l'organisation de cette table ronde sur le jeune marché du carbone. Il s'agit d'un marché pionnier sur lequel CDC Climat fait elle-même figure de pionnière. La « finance carbone » est l'une des idées les plus intelligentes produites par l'Europe ces dernières années et elle est avant tout, ne l'oublions pas, un outil de l'action publique ; issu de la volonté des pouvoirs publics, le marché du carbone nécessite un encadrement ad hoc.

Des mafias ont attaqué ce marché en profitant des points faibles qui lui viennent de sa jeunesse. Le vol auquel le président Arthuis a fait référence ne concerne qu'un volume de quotas relativement faible, ne représentant que 0,25 % des quotas alloués aux industriels, mais il pose un grave problème de confiance aux acteurs du marché, qui craignent d'acquérir des quotas dérobés.

Il faut d'ailleurs souligner l'exemplarité de la France, où aucun quota n'a été volé et dont le registre a rouvert très vite après le déclenchement de la crise.

Sans entrer, à ce stade, dans un niveau de détail excessif, j'estime que nous pourrons sortir de la présente situation de blocage en mettant en oeuvre trois types de solutions :

- changer les « méthodes de gouvernement » du marché. A cet égard, le rapport de la commission présidée par Michel Prada, l'année dernière, a été d'une grande utilité et fait référence à Bruxelles. La France est d'ailleurs en pointe en la matière. Ce chapitre inclut également la nécessité d'une meilleure coordination entre les Etats membres en matière de droit pénal, que la Commission européenne pourrait impulser, même si c'est délicat ;

- réduire l'accès au marché, le temps ayant montré les limites de « l'utopie initiale » selon laquelle chacun devrait pouvoir en être acteur ;

- enfin, établir des règles en matière d'indemnisation. A titre personnel, j'estime qu'on ne sortira pas de la crise de confiance actuelle sans la mise en place d'un régime qui s'apparenterait à la responsabilité sans faute, que le marché lui-même pourrait financer.

Tout cela nécessite l'appui des Etats et de la Commission européenne et, hélas, réclamera sans doute du temps alors même que le problème de confiance se pose immédiatement.

Enfin, profitant de l'écoute des parlementaires, j'insiste sur la nécessité d'un fort soutien politique à ce marché, qui permet la poursuite efficace de nos objectifs environnementaux tout en préservant les finances de l'Etat.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Notre commission a toujours été intéressée par ce sujet, mais nous sommes parfois un peu seuls...

M. Michel Prada, président du conseil de normalisation des comptes publics (CNOCP). - Moins d'un an après la remise du rapport de ma mission sur la régulation des marchés de quotas de CO2, je me félicite des mesures prises par la France dans le cadre de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière mais je ne peux que déplorer la lenteur de l'échelon communautaire, alors même que les premières alertes remontent déjà à un certain temps.

En effet, la déstabilisation du marché du carbone est préoccupante et il est absolument nécessaire de rétablir la confiance afin de préserver ce marché. Car, sur le fond, j'estime, moi aussi, que ce système de « cap and trade », dans lequel la puissance publique fixe un plafond d'émissions à atteindre de manière impérative matérialisé par des unités échangeables entre les acteurs du marché, est très intelligent et pourrait d'ailleurs, à l'avenir, être adapté à d'autres domaines de l'action politique. Certains ont eu l'illusion de penser que nous pourrions « laisser faire la nature » sur un marché aussi innovant mais, le temps passant, la nécessité de l'organiser s'impose désormais à tous.

A cette fin, il me paraît indispensable :

- d'adopter une définition unique des quotas au niveau européen. J'estime qu'une définition sui generis serait préférable, les quotas étant une catégorie nouvelle, des « autorisations administratives négociables » ;

- d'encadrer l'accès au marché, comme l'a souligné Pierre Ducret ;

- de renforcer l'infrastructure dépositaire des quotas (car c'est de là qu'est venue la crise) ainsi que la responsabilité des teneurs de registres ;

- de mieux organiser le marché lui-même, en lui appliquant certaines règles pertinentes régissant déjà les marchés financiers (comme, par exemple, les manipulations de cours) et en créant des règles ad hoc en réponse à la problématique très particulière de l'accès à l'information ;

- de mettre en place une surveillance idoine du marché. La France a fait sa part dans le cadre de la loi du 22 octobre 2010 précitée, en organisant une collaboration entre l'Autorité des marchés financiers (AMF) et la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Ce processus devrait, à l'évidence, être rapidement transposé au niveau européen, à l'approche de la mise en place des enchères sur les quotas, à compter de 2013 ;

En conclusion, nous devons tout faire pour sortir de la crise actuelle, certes marginale en termes de quantité de quotas volés, mais destructrice pour la confiance. Les techniques existent pour améliorer les choses à l'avenir, par exemple des mécanismes d'assurance, mais il faudra, au préalable, solder le passé.

M. Jean Arthuis, président. - Merci pour le rappel de ces principes. L'inertie initiale autour de ce sujet, que notre commission a déjà souligné depuis un certain temps, s'est révélée particulièrement dommageable.

M. Philippe Rosier, président d'Orbeo. - Je dirige à la fois Orbeo et Rhodia energy services, deux sociétés leaders sur le marché du carbone.

Je tiens, moi aussi, à souligner au préalable que le système communautaire d'échange de quotas d'émission (SCEQE) est un succès déjà copié dans plusieurs endroits du monde (Nouvelle-Zélande, Californie, Tokyo, des Etats du nord-est des Etats-Unis ou la Corée), la Chine nous observant aussi avec intérêt, tant il est vrai que ce système a permis à l'Europe d'être la seule entité au monde à s'inscrire dans la trajectoire fixée à Kyoto.

Ceci étant rappelé, les opérateurs ont actuellement besoin d'être rassurés. Je partage ce qui a été dit jusqu'à présent, mais j'insisterai particulièrement sur l'importance capitale du signal politique. Soyez conscients que c'est le premier signal que regardent tous les acteurs car le SCEQE est une pure création politique. Ce soutien passe par le verbe, les pouvoirs publics ne devant pas donner l'impression d'hésiter entre ces deux outils que sont les quotas et une « taxe carbone » qui s'appliquerait aux industriels du marché, et il passe aussi par la promotion du SCEQE au niveau international. Tandis que des outils du même type peuvent émerger dans le monde, la voix de l'Europe est essentielle et, le cas échéant, il faudra imaginer des connexions entre ces différents systèmes.

M. François-Xavier Saint-Macary, président directeur général de BlueNext. - Comme vous le savez, BlueNext est une « bourse du carbone » créée en décembre 2007 par NYSE-Euronext et la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Notre société compte actuellement une trentaine d'employés et cent vingt participants, échangeant soit des quotas d'émissions européens soit des crédits issus du marché international d'émission mis en place par le Protocole de Kyoto.

Comme l'ont déjà exprimé plusieurs intervenants, ces quotas ont prouvé qu'ils étaient des outils efficaces pour diminuer nos émissions d'origine industrielle sans pénaliser la compétitivité des acteurs. En outre, ils permettent d'établir un signal-prix qui est une référence dans le monde.

Il faut donc préserver le système, ce qui passe par :

- le maintien d'un marché anonyme et sécurisé ;

- l'amélioration de l'encadrement du marché, ce qu'illustrera prochainement la reconnaissance de BlueNext en tant que marché réglementé ;

- la préparation de l'étape importante que constituera, en 2013, l'allocation d'une partie des quotas au moyen d'enchères. Notre statut d'entreprise de marché nous autorise à répondre à l'appel d'offres de la Commission européenne pour la gestion de la plateforme commune d'enchères.

S'agissant des derniers incidents, après une première alerte, en décembre 2010, sur le registre roumain, le vol que vous connaissez s'est produit le 19 janvier de cette année. BlueNext a rouvert le 4 février, après une quinzaine de jours d'interruption totale, avec des intervenants circonspects : 95 % de ceux que nous avons sondés réclament un filtre, c'est-à-dire une identification claire de l'ensemble des quotas volés. Mais, malgré nos pressions sur la Commission européenne, nous n'avons pas pu obtenir de liste exhaustive afin d'isoler ces quotas.

M. Jean Arthuis, président. - Des quotas volés ont-ils transité par votre plateforme ?

M. François-Xavier Saint-Macary. - Oui. Nous avons pu le vérifier à partir de numéros de série de quotas volés, les quotas étant, je le rappelle, identifiables individuellement par ce moyen.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Et qu'avez-vous fait ?

M. François-Xavier Saint-Macary. - Dès que nous avons pu identifier de tels quotas, nous les avons isolés, soit en les retournant aux membres qui les détiennent, soit en les plaçant sur un compte séquestre, de sorte qu'ils ne puissent plus réintégrer la plateforme.

M. Jean Arthuis, président. - Mais comment le détenteur des quotas peut-il se rendre compte du larcin dont il a été victime ?

M. François-Xavier Saint-Macary. - A partir du numéro de série ou par d'autres moyens propres.

M. Jean Arthuis, président. - Et comment les voleurs ont-ils procédé ?

M. François-Xavier Saint-Macary. - Ils ont pu avoir accès au registre et se faire verser les quotas.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Cela s'apparente à un vol de valeurs mobilières au porteur.

M. Jean Arthuis, président. - Oui, mais sans que le détenteur légitime s'en aperçoive.

M. Pierre Ducret. - En fait, tout le système est en ligne. Les quotas sont des unités, qui disposent, chacune, d'un numéro individuel (ce qui les différencie d'ailleurs des instruments financiers), attribué à un allocataire industriel dont le compte figure dans un registre national.

A partir de là, le vol a pu se produire soit par effraction du registre (« hacking »), soit par hameçonnage, qui est une escroquerie consistant, par exemple, à se faire remettre des quotas en se faisant passant auprès de l'allocataire pour une autorité de marché.

Dans tous les cas, les voleurs ont revendu les quotas immédiatement sur le marché et en ont encaissé le produit, qu'ils ont envoyé vers des destinations exotiques. Quant aux titulaires, ils s'aperçoivent du larcin à partir de la position de leur compte dans le registre.

Les failles ont été, principalement, des défauts de règles de sécurité, d'ordre administratif (par l'exemple l'absence de double habilitation sur les signatures) ainsi que, plus marginalement, une fragilité de certains systèmes d'accès aux registres dans un certain nombre de pays.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Quelles que soient les causes, il n'en reste pas moins que les acquéreurs de ces quotas sont des receleurs d'un point de vue pénal.

M. Pierre Ducret. - Telle est bien la crainte des acteurs du marché ! Au mieux, ils risquent de voir ces quotas saisis. Au pire, ils pourraient être poursuivis avec, de surcroît, une différence de traitement pénal notable selon les pays.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Le droit pénal ne relevant pas du champ communautaire, en France, le devoir de l'autorité judiciaire est d'engager des poursuites selon nos règles. Nous n'allons pas innover en matière juridique pour traiter des quotas !

Mme Fabienne Keller, rapporteure spéciale. - De fait, le marché a la solidité du point le plus faible en Europe.

M. Jean Arthuis, président. - M. Saint-Macary, enquêtez-vous sur l'identité des personnes actives sur votre marché ?

M. François-Xavier Saint-Macary. - Nous disposons de procédures visant à connaître nos clients. En particulier, nos procédures d'enregistrement sont assez lourdes et prennent plusieurs semaines. Cela est donc assez strict mais ne saurait empêcher que nos membres se retrouvent avec des quotas volés, qu'ils auraient pu, par exemple, négocier de gré à gré.

Pour entrer davantage dans la technique, il faudrait :

- soit aboutir rapidement à une harmonisation européenne autour de procédures suffisamment robustes. La confiance reviendrait alors. Mais, pour l'heure, nos filtres ne suffisent pas car si les quotas qui ont été publiquement déclarés volés sont bien identifiés et mis à l'écart, mais si certains détenteurs ne s'apercevaient du vol que dans quelques semaines, des quotas volés pourraient être mis en circulation dans l'intervalle ;

- soit, et je dis cela avec prudence car nous sommes engagés dans des discussions complexes avec nos membres, faire en sorte que tous les quotas circulant sur BlueNext soient traçables.

M. Jean Arthuis, président. - Ne faudrait-il pas une chambre de compensation pour clarifier les choses ?

M. François-Xavier Saint-Macary. - Une chambre de compensation serait confrontée aux mêmes problèmes de traçabilité que nous ! Soit dit en passant, le problème se posera aussi au terme des contrats futurs donnant lieu à livraison, même si, pour le moment, tout le monde se focalise sur le marché au comptant. Notre action, si elle aboutit, permettra de sécuriser également ces contrats.

Comme BlueNext ambitionne de développer son activité dans ce domaine, nous espérons pouvoir aboutir à un contrat « propre », parfaitement sûr pour les acteurs, le sous-jacent pouvant être suivi depuis son origine. Cela dit, je ne vous cache pas la lourdeur des discussions en cours.

Si demain, nous avions en Europe un cadre solide, tel que défini par Michel Prada, tout cela serait inutile. Mais comme nous nous doutons que cela prendra du temps, il est plus prudent d'avancer vers la mise en place d'une solution qui nous serait propre.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Je précise que l'organisation de la présente table ronde et de mon récent déplacement à Prague a été décidée avant la survenance des vols de quotas d'émissions de gaz à effet de serre. Je porte donc à votre connaissance la position du ministère tchèque de l'environnement. Il m'a été précisé que le vol de ces quotas est le résultat d'une attaque mafieuse qui s'est produite la veille de la mise en oeuvre de nouvelles mesures de sécurité. Certainement très bien informés, les cybercriminels ont, en outre, mis à profit une alerte à la bombe pour pénétrer dans le registre des quotas d'émission tchèques. Je tiens donc à souligner que, quels que soient les subtilités et les éléments techniques mis en avant pour expliquer un tel détournement, nous nous trouvons bien dans le domaine de la criminalité. Aussi, il appartient à l'Union européenne et à chaque Etat membre d'accélérer la lutte contre cette nouvelle délinquance économique. Ce n'est pas qu'un sujet technique !

Par ailleurs, la République tchèque, mais aussi la France, sous l'impulsion du Sénat, ont mis en place des dispositifs destinés à tirer des ressources budgétaires de l'allocation des quotas en 2011 et 2012, avant qu'elle ne devienne payante en 2013. Les Tchèques, au vu de la fermeture de la Commission européenne sur l'attribution de quotas à titre onéreux au cours de la présente période 2008-2012, ont décidé de mettre en place une taxe sur les quotas gratuits. Ce système s'applique depuis le 1er janvier 2011 sans que mes interlocuteurs se soient montrés inquiets quant à la conformité de ce dispositif au droit communautaire.

Le cabinet de Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l'écologie, du développement durable, du transport et du logement, a confirmé mes informations tout en doutant de la bienveillance de la Commission européenne à l'égard de la solution tchèque. Il ne souhaite donc pas s'engager dans cette voie afin de remédier à la suspension de l'application de l'article 64 de la loi de finances pour 2011, qui tend à ce qu'une fraction des quotas délivrés par la France en 2011 et en 2012 le soit à titre onéreux. En effet, le Conseil d'Etat, très déférent à l'égard de la position de la Commission européenne, a rendu un avis négatif sur le décret d'application et le Gouvernement a choisi de ne pas passer outre cet avis, et donc de ne pas respecter la volonté du législateur. Le ministère dit rechercher d'autres solutions « plus robustes d'un point de vue juridique » mais je doute qu'il y parvienne avant la prochaine loi de finances rectificative.

Ces éléments de contexte ayant été rappelés, j'en arrive à mes interrogations.

Le blocage actuel du marché est d'autant plus grave qu'il est propice au développement de la criminalité économique et de nature à participer à une vision négative de l'opinion publique sur l'action de l'Union européenne.

L'absence de définition partagée au niveau européen de la notion de quotas et l'absence de règles d'encadrement adéquates participent d'un constat d'impuissance et ne sont pas à l'honneur de la Commission européenne. Au niveau national, elles reflètent également un déficit de coordination entre les différents ministères compétents. S'il avait été mis en oeuvre en son temps, le rapport Prada aurait pu contribuer à l'assainissement du marché. Compte tenu de l'urgence et de l'insécurité en matière pénale qui pèse sur les acteurs du marché, je me demande s'il ne faudrait pas sortir de la logique d'établissement d'un nouveau modèle afin d'envisager de choisir un formule robuste, simple et éprouvée pour assurer l'encadrement et la régulation du marché de quotas.

D'où mes questions. Quelles initiatives recommanderiez-vous au pouvoir exécutif et au Parlement pour rendre effectives les mesures de la loi de régulation bancaire et financière adoptée l'automne dernier ? Quel bilan dressez-vous de l'application de cette loi et de la coopération entre l'AMF et la CRE ?

Je tiens à souligner l'importance de pouvoir énoncer clairement le droit dans cette affaire de quotas volés, tant pour les délinquants que pour les acheteurs de bonne foi. Il semble que sur une matière aussi concrète, il faille se concentrer sur les moyens d'action, sans avoir à créer de nouveaux concepts juridiques qui ne feraient que rendre plus complexe le problème.

M. Michel Prada. - S'agissant du dispositif français de régulation des quotas, je ferai les observations suivantes :

- il convient de mettre en oeuvre rapidement, et d'étendre aux quotas d'émissions de gaz à effet de serre, les recommandations de la commission que j'ai présidée, ainsi que celles énoncées dans le rapport « Charpin » ;

- le livre 7 du règlement général de l'AMF est en cours de mise à jour ;

- la reconnaissance de BlueNext, en tant qu'opérateur de marché, sera très prochainement acquise ;

- enfin, l'accord de coopération entre l'AMF et la CRE a été signé le 10 décembre 2010.

De ce point de vue, nous pouvons considérer que la France a fait le nécessaire. La faiblesse du dispositif actuel réside donc dans le déficit de sécurité des registres nationaux. C'est pourquoi il faudrait reconstituer au niveau européen un marché sécurisé. Les deux priorités que nous devons poursuivre sont, d'une part, la consolidation des infrastructures dépositaires - c'est à dire sécuriser les dispositifs d'enregistrement - et, d'autre part, le règlement du contentieux issu des vols de quotas.

M. Pierre-Franck Chevet, directeur général de l'énergie et du climat. - Je rappelle que la régulation du marché français des quotas relève de la double compétence du ministère de l'écologie, du développement durable, du transport et du logement et du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie. Même si notre dispositif est reconnu au niveau international, il n'y a pas lieu de s'opposer, par principe, aux recommandations tendant à renforcer la sécurité des plateformes d'échanges. Je tiens à préciser qu'il n'y a pas de débat interne concernant les recommandations du rapport Prada, celles-ci étant soutenues par le Gouvernement. La problématique réside davantage dans le fait de promouvoir, au niveau européen, ces recommandations et de convaincre les « maillons les plus faibles » des autres Etats européens de mettre en place des solutions techniques de sécurisation.

Nous travaillons actuellement à l'identification et à la mise sous séquestre des quotas volés. Or, certains pays n'ont toujours pas publié les numéros de série de ces quotas, ce qui représente un obstacle majeur à la transparence et à la confiance dans le marché.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Cela signifie-t-il que des quotas, dont l'origine est incertaine, peuvent être cotés sur le marché français ?

M. Pierre-Franck Chevet. - Oui.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Mais en pareil cas, ne conviendrait-il pas de fermer le marché ?

M. Michel Prada. - Certes, mais le marché des quotas est très différent de celui des marchés financiers, dans la mesure où il ne présente qu'une seule catégorie de produits, chacun de ceux-ci étant identifiés par un numéro de série. Donc, contrairement aux places sur lesquelles sont échangés des titres au porteur non identifiés, la fermeture du marché des quotas serait extrêmement pénalisante pour l'ensemble des acteurs de bonne foi, alors même que le vol ne porte que sur une très faible fraction du marché.

Pour que la fermeture du marché des quotas se justifie, il faudrait imaginer que le registre central soit « attaqué » à un point tel que l'on ne parviendrait plus à identifier les menaces, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Il serait plus simple et efficace de mettre en place des mécanismes techniques d'identification, mais, pour cela, il faudrait que la Commission européenne et certains Etats membres durcissent considérablement leurs mécanismes d'enregistrement.

M. Jean Arthuis, président. - La question de la fermeture du marché doit rester posée car celui-ci a déjà fait l'objet d'une escroquerie à la TVA en 2009 et l'Union européenne ne réagit toujours pas, même après des épisodes de vols caractérisés.

M. Christian de Perthuis, professeur associé à Paris-Dauphine, président du conseil scientifique de la chaire économie du climat. - Il convient de rappeler que, sur le plan historique, le principe de réalité politique a confié à chaque Etat membre la responsabilité de constituer un registre national afin de préparer la mise en place d'une plateforme commune prévue à l'horizon 2013. En d'autres termes, s'il n'avait pas été décidé de décentraliser les marchés à l'origine, il n'y aurait pas eu de marché du tout. La problématique réside donc dans la phase de transition que nous vivons. Le rendez-vous de la conformité, prévu le 11 avril prochain, sera un test pour le marché puisque chaque opérateur devra être en mesure de restituer les quotas correspondant à ses émissions vérifiées en 2010. Le risque auquel nous nous exposerions si nous mettions fin à la flexibilité du marché européen actuel serait de bloquer tout le processus mis en place par la politique européenne des émissions de gaz à effet de serre. Cela reviendrait à remettre en cause un grand succès de l'Europe.

Aussi, le problème ne réside pas dans le marché, mais plutôt dans les systèmes de sécurité qui se situent en amont qui ne concernent que les quotas échangés « au comptant ». Il s'agit donc de sécuriser les échanges dits « spots » et non les marchés à terme qui ne sont pas concernés par le vol.

Pour en revenir au fond du débat, il faut rappeler que la création des marchés de quotas doit permettre, grâce à l'Europe, la réduction de 60 à 75 millions de tonnes d'émissions de carbone. Tout l'enjeu est donc que ce marché soit crédible à long terme, en particulier dans la production d'électricité et d'acier. Or, seul le pouvoir politique peut donner de la crédibilité nécessaire à cette vision à long terme. Aussi, je remercie la commission des finances du Sénat qui est la seule instance à assumer le portage politique de ce sujet.

M. Pierre Ducret. - Trois mesures à court terme doivent être recommandées :

- il convient de lever au plus vite les risques contentieux car, même s'ils ne portent que sur 0,25 % des allocations d'émissions de gaz, ils paralysent aussi bien la Commission européenne que les Etats membres et les acteurs du marché. A l'instar de la solution trouvée à la crise de la TVA sur les quotas, la solution devra passer par une modification de la réglementation ;

- ce sujet doit être élevé du plan technique au niveau politique et être abordé dans le cadre du prochain Conseil européen de l'environnement ;

- il est important d'examiner dans l'urgence, avec l'intervention du Parlement européen, la modification des directives européennes relatives à l'échange des quotas.

Mme Fabienne Keller, rapporteure spéciale. - Je voudrais d'abord faire remarquer que, si nous ne sommes pas en capacité d'organiser un marché robuste, il sera, de fait, inutile d'approfondir une quelconque démarche de réduction des émissions de gaz à effets de serre. En effet, la sécurité d'un système n'est jamais plus élevée que celle du plus faible de ses maillons, en l'espèce certains Etats européens. Mes questions sont les suivantes :

- quel cheminement vers un marché centralisé doté d'une chambre de compensation et d'une autorité commune disposant d'un réel pouvoir de sanction pouvez-vous préconiser pour sortir de cette crise par le haut ?

- le marché pourra-t-il survivre à l'épreuve de la conformité, prévue en avril prochain, malgré la présence de quotas douteux ?

M. Pierre-Franck Chevet. - La France interviendra auprès de la Commission européenne pour soutenir les recommandations des rapports Prada et Charpin. Il s'agit de promouvoir le principe d'une plateforme centralisée dans le cadre du prochain Conseil européen de l'environnement et la perspective d'élaborer un texte pour la fin 2011.

M. Pierre Ducret. - Les contrats d'échange à terme des quotas ne présentent pas les mêmes risques que les marchés au comptant. Or, les prix constatés sont essentiellement soutenus pas les contrats à terme. Il n'y a donc pas de crise à prévoir dans l'exercice de la conformité.

M. Philippe Rosier. - Je confirme qu'à l'échéance d'avril, les acteurs industriels seront en capacité de restituer les quotas qu'ils détiennent pour régler leurs émissions de l'année 2010. En revanche, une incertitude pèsera sur la livraison des quotas pour l'avenir. Le marché « spots » est quasi gelé, les seules transactions observées se faisant actuellement de gré à gré entre les entreprises.

Mme Nicole Bricq. - Je remercie le rapporteur général pour la confirmation qu'il apporte de la non-application par le Gouvernement de l'article 64 de la loi de finances pour 2011, que le groupe socialiste avait voté.

Je profite de cette occasion pour exprimer le souhait que cette table ronde se prolonge par l'audition de l'autorité de régulation, en l'occurrence de Jean-Pierre Jouyet, président de l'AMF.

Pour en venir à mes questions, en matière de régulation, je soutiens les choses simples. Si les quotas avaient été définis au niveau européen comme des instruments financiers, la situation serait plus claire et nous n'aurions pas à nous en remettre à la Commission européenne afin d'établir un cadre. Je crains d'ailleurs, à cet égard, que les ministres de l'environnement ne soient pas « taillés pour la bataille » et le Conseil risque donc de ne pas être plus fort que la Commission.

Enfin, pour la période post-2013, nous avons choisi de mettre en place une plateforme commune d'enchères à laquelle des Etats vont pouvoir déroger. Il en résultera une telle complexité qu'elle laissera libre court à tous les montages, voire à la criminalité.

M. Michel Prada. - La France a fait le choix d'un cadre juridique clair : les quotas sont des biens meubles. En revanche, il faut faire face à une hétérogénéité de définitions sur le territoire de l'Union. Ainsi, la Roumanie a considéré qu'il s'agissait d'instruments financiers. Comme je vous l'ai indiqué et comme cela a été expliqué dans mon rapport, une définition sui generis recueille ma préférence.

M. Pierre Ducret. - Je précise que le crime n'est pas abstrait et que les criminels sont bien des personnes physiques. La question se pose donc en termes d'efficacité des poursuites, la cybercriminalité touchant tous les domaines. Il faut toutefois noter que le marché des quotas présente un avantage qui est l'identification de chaque droit d'émission par un numéro de série, ce qui n'est pas le cas des titres au porteur.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Cela révèle d'autant plus notre impuissance, et c'est pourquoi il faut dépasser le stade du simple constat.

M. Pierre Ducret. - Il sera d'autant plus important que les politiques abordent cette question au prochain Conseil européen de l'environnement.

M. Jean-Pierre Fourcade. - L'idée d'appliquer un système unique aux vingt-sept États membres n'est pas nouvelle. Il se trouve que l'on a aujourd'hui trois systèmes. D'un côté, les vingt-sept, qui font des efforts, bien que je doute de la capacité des ministres de l'environnement de traiter de ce sujet de façon satisfaisante. De l'autre, il y a l'Eurogroupe, qui pourrait s'emparer de cette question à laquelle il est directement intéressé. Enfin, il y a les quinze pays pour lesquels la Commission européenne a autorisé la réouverture des registres. Ne pourrait-on essayer, en attendant de parvenir à un vaste accord, de mettre en place un système au niveau de ces quinze pays ? Un accord à ce niveau constituerait une impulsion significative.

M. Jean Arthuis, président. - Messieurs, nous avons bien compris votre message. Le politique doit porter la problématique et assumer ses responsabilités, car il n'y a rien de pire que l'image de l'impuissance, qui tend à susciter le désenchantement chez les citoyens.

Je vous propose de passer à la seconde séquence. Après avoir étudié le fonctionnement du marché du carbone, il est temps de revenir sur la finalité de ce marché et sur l'enjeu de la compétitivité des entreprises concernées. En effet, alors que le SCEQE, a été créé selon la logique du Protocole de Kyoto, afin que les grands industriels européens respectent leur « part du contrat » de Kyoto, que va-t-il advenir lorsque, après 2012, le Protocole aura expiré ? La réduction des émissions de CO2 va-t-elle devenir une spécificité européenne ? Comment assurer, dans ce contexte, la compétitivité de nos industriels, seuls au monde à devoir acquitter le « prix du carbone » ?

J'invite donc nos trois intervenants, MM. Rachid Benyakhlef, directeur général de Lafarge Ciments, Pierre-Franck Chevet, directeur général de l'énergie et du climat, et Christian de Perthuis, professeur associé à Paris Dauphine, directeur de recherche en économie du climat, à s'exprimer.

M. Rachid Benyakhlef, directeur général de Lafarge Ciments. - Je voudrais commencer par vous présenter rapidement mon groupe. En France, Lafarge Ciments représente dix-neuf sites industriels, dont dix cimenteries relevant du système ETS. Dès le début des années 2000, Lafarge Ciments s'est engagé, au niveau mondial et volontairement, dans une démarche de réduction de ses émissions à la tonne de ciment. Nous avons atteint l'objectif que nous nous étions fixé, en réduisant de 20 % nos émissions de gaz à effet de serre sur la période 1990-2009.

En ce qui concerne la finalité de ce marché et la compétitivité des entreprises, je voudrais maintenant vous fournir quelques éléments de contexte, qui vous aideront à mieux comprendre la situation de notre société. Depuis fin 2007, nous avons enregistré une chute de nos volumes de l'ordre de 25 %. De plus, notre environnement concurrentiel est en pleine évolution, en raison de l'augmentation des importations terrestres européennes, avec des surcapacités aux frontières, et de l'installation de projets de station de broyage sur les ports. Ces nouvelles installations ont pour vocation d'importer des matériaux produits hors de l'Union européenne, qui ne sont pas, par conséquent, soumis aux contraintes du SCEQE. En outre, les parts du marché mondial du ciment sont de 10 % pour l'Europe, 10 % pour l'Amérique du Nord et 80 % pour les pays émergents, dont 50 % pour la seule Chine. Ces derniers exercent une forte pression sur notre activité. Enfin, le marché français était de 25 millions de tonnes en 2007. Il est aujourd'hui de 18 millions de tonnes, alors même que les capacités potentielles totales de production (usines françaises et stations de broyage des importateurs) s'élèvent à 30 millions de tonnes.

Le SCEQE, au cours de ses deux premières phases (2005-2007 puis 2008-2012) a atteint l'un de ses principaux objectifs : donner une valeur au carbone. Lafarge a intégré cette valeur du carbone tant dans ses choix d'investissement que dans le management de ses activités. Ces choix et investissements portent sur les vingt prochaines années : nous continuons donc à nous préparer pour les phases 2013-2020 et post-2020.

Une cimenterie requiert des investissements lourds, de l'ordre de 300 millions d'euros, avec un horizon d'amortissement d'une trentaine d'années environ. Il apparaît souhaitable, pour ce faire, de disposer d'une visibilité et d'une stabilité appréciables dans la réglementation relative à nos activités, afin d'investir plus sereinement dans des outils de production plus modernes et plus efficaces énergétiquement.

Il est donc fondamental de créer les conditions d'un environnement favorable aux investissements de performance, seuls à même de nous permettre de rester dans la course mondiale. Le SCEQE va précisément dans ce sens, avec cependant deux échéances proches qui créent de nouvelles incertitudes. D'une part, la liste des secteurs soumis au risque de fuite carbone sera revue en 2014. Quel sera le statut de l'industrie cimentière en Europe à partir de 2015 ? L'impact de cette révision sur le niveau d'allocations gratuites pourrait être relativement important. Elle pourrait même totalement changer la donne économique pour notre secteur.

D'autre part, pourrons-nous mettre en place le mécanisme d'inclusion carbone (MIC), qui soumet les importations aux mêmes obligations environnementales que les productions domestiques ? Nous le souhaitons, et sommes heureux que la Commission européenne considère cette option dans sa communication du 26 mai 2010.

Pour conclure, je voudrais rappeler que Lafarge est fortement engagé dans la problématique du développement durable, qui a apporté une dimension nouvelle à nos performances. Nous sommes favorables à l'approche du marché carbone et du SCEQE, qui visent à réduire les volumes d'émissions de CO2. Néanmoins, nous estimons que cette approche aura davantage de succès si elle favorise plus significativement l'investissement et la croissance.

M. Pierre-Franck Chevet. - Je voudrais tout d'abord revenir sur ce qui a été dit dans la première partie et insister sur un point qui me paraît essentiel : le système européen d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre fait référence au niveau international. Nous parlions tout à l'heure de signal politique. Je rappelle à cet égard que ce système est l'un des points importants du paquet énergie-climat, qui s'est conclu sous la présidence française de l'Union européenne. La mobilisation de l'ensemble du Gouvernement était totale pour la négociation de ce paquet important, dont les enjeux sont aussi sociaux et économiques, et pas seulement environnementaux.

Ce système de référence est un succès pour deux raisons principales. Il a tout d'abord permis de former un prix du carbone et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Sur la première période 2005-2007, dans le cadre du premier programme national d'allocation des quotas (PNAQ 1), nous avons réalisé un gain environnemental de l'ordre de 3 % à 4 % dans le secteur industriel. Sur la période actuelle, 2008-2012, qui correspond au PNAQ 2 et qui s'est caractérisée par une baisse des émissions à cause de la crise, si l'on exclut ce facteur particulier, le système a permis un gain de plus de 4 %. Autrement dit, sur l'ensemble de la période de huit ans, nous avons réalisé un gain environnemental de 6 % à 7 %.

J'en viens maintenant au prix du CO2. Nous sommes dans un marché administré. L'un des enjeux est de réguler l'information, notamment publique, de façon à ce que le marché puisse fonctionner correctement dans les conditions habituelles. Il est vrai qu'il y a eu des erreurs de communication qui ont eu des impacts immédiats visibles. Ainsi, notre façon de communiquer est un facteur essentiel pour la crédibilité des marchés et pour éviter des fraudes. Au passage, je souligne que nous approuvons totalement les propositions de MM. Prada et Charpin sur la nécessaire consolidation des marchés du carbone, qui ne sont pas seulement des marchés environnementaux, mais aussi des marchés essentiels pour nos économies.

Le SCEQE est un système qui a fait ses preuves sur les deux premières périodes, et que l'on veut améliorer et durcir, sur la période 2013-2020. En effet, l'ambition a été doublée, puisque l'on souhaite atteindre 14 % de réduction en sept ans. Un point très important est l'horizon de temps, dans lequel on définit les règles. Aujourd'hui, nous avons devant nous une période de huit ans. C'est l'une des réponses à la demande de constance et de visibilité des règles du jeu, mais ce n'est pas la seule. En outre, il est probable que, pour la suite des événements, nous recourrons sans doute dès 2020 à des mesures plus radicales. Plus ce sera le cas, plus il faudra laisser du temps aux industriels pour que les investissements se fassent de manière optimale.

Le troisième aspect important est la mise aux enchères. Avec la troisième phase, c'est la fin du système de quotas gratuits, et l'on entre dans un système d'enchères progressives : 80 % des quotas seront encore gratuits en 2013, contre 30 % en 2020. De plus, un certain nombre de secteurs dits exposés feront l'objet d'un traitement particulier. Deux sujets sont essentiels à cet égard : la robustesse du marché de CO2 et les questions de compétitivité. Dans le cadre du paquet énergie-climat, pour les secteurs dits exposés, c'est-à-dire ceux qui sont potentiellement soumis à une concurrence internationale et qui sont susceptibles de se délocaliser, il a été convenu de trouver des réponses adaptées.

La première réponse est de les exclure du mécanisme d'enchères et de travailler sous forme de quotas gratuits. Je rappelle, à cet égard, que la gratuité des quotas ne signifie pas que cela n'a pas un coût pour l'entreprise.

Mme Fabienne Keller, rapporteure spéciale. - J'imagine que ce message s'adresse plus au Conseil constitutionnel qu'à nous-mêmes...

M. Pierre-Franck Chevet. - Je connais vos analyses sur cette question.

En tout cas, la manière dont on fixe le cap est essentielle, car elle mesure la pression que l'on met sur le secteur. Le travail est largement avancé au niveau européen sur ces sujets. La règle du jeu est de donner des quotas gratuits à hauteur de 10 % des meilleures performances dans l'industrie concernée. Cela signifie que les autres devront acheter le complément. En moyenne, au-delà des quotas gratuits qui seront distribués, ces entreprises devront acheter 30 % de quotas payants.

On parle actuellement d'un éventuel passage à 30 % de réduction contre 20 % aujourd'hui. Dans les deux cas, il existe un risque potentiel de fuite carbone, qui n'est pas uniquement un risque économique mais aussi un risque d'intégrité environnementale. Du point de vue strictement environnemental, si vous refusez l'implantation d'une usine, vous perdez les emplois, mais vous bénéficiez d'un gain environnemental. Or, pour le CO2, cela fonctionne différemment. Si la politique environnementale est mal ajustée, vous perdez à la fois les emplois et le bilan carbone, car la production sera délocalisée, dans des conditions qui seront a priori plus mauvaises.

M. Jean Arthuis, président. - Cela peut mettre en péril des usines qui fabriquent du ciment en respectant la réglementation des quotas. Les municipalités sont très promptes à accueillir des plateformes où l'on utilise du ciment venu d'ailleurs.

Mme Fabienne Keller, rapporteure spéciale. - Où en sont les travaux européens sur ce sujet ?

M. Pierre-Franck Chevet. - La France a proposé le mécanisme d'inclusion carbone dès 2008. Le principe est qu'un importateur qui voudrait venir sur le marché européen se verrait appliquer le traitement moyen appliqué au secteur considéré. Cela paraît simple à énoncer mais pose de redoutables difficultés de mise en oeuvre. Où en est-on ? L'option, qui figure dans les textes du paquet énergie-climat, est sur la table et doit être étudiée au niveau européen.

Actuellement, nous bénéficions d'un soutien fort de l'Italie, ainsi que d'un accord de principe de la chancelière allemande pour étudier ce sujet. Une réunion prochaine aura lieu avec les Néerlandais, qui ont également fait part de leur intérêt sur le MIC. Les Britanniques travaillent davantage sur les notions de prix plancher et de prix plafond pour sécuriser les investissement industriels, mais celles-ci n'ont pas vocation à traiter le problème de la concurrence internationale. C'est un autre sujet. Cependant, plusieurs cercles de réflexion britanniques partagent l'idée d'avancer sur le MIC.

Enfin, j'estime qu'il convient d'opérer une distinction entre les secteurs où le MIC pourrait s'appliquer assez facilement et positivement, sans effet adverse, et les autres. La cimenterie relève du premier cas. En revanche, pour l'acier ou la chimie, ce serait beaucoup plus complexe, du fait du recours à des produits intermédiaires notamment. Il s'agit donc d'observer ces effets complexes afin d'affiner le dispositif, ce que nous sommes en train de faire.

En tout cas, ce qui est une question importante dans le cadre d'un objectif de réduction de 20 % le serait d'autant plus si on passait à un objectif de 30 %. Cela dépendra aussi de la répartition des efforts entre l'industrie et la non-industrie. Si un effort supplémentaire est demandé à l'industrie, il sera d'autant plus urgent et important de disposer d'un mécanisme aux frontières.

M. Christian de Perthuis. - Je voudrais dire quelques mots sur la chaire économie du climat, qui a été créée en octobre 2010. Elle prend la suite du programme de recherche en économie du climat. Elle permet une diffusion des questions liées au marché du carbone dans le monde académique. Je voudrais également attirer votre attention sur deux rendez-vous importants. D'une part, le 22 mars, une audition aura lieu au Parlement européen sur ce sujet. En tant que personnalité auditionnée, je m'efforcerai de porter à la connaissance des instances européennes les travaux français, et notamment ceux de la commission des finances du Sénat. Je persiste à penser que la Commission européenne méconnaît vos travaux. D'autre part, les 12 et 13 mai prochains, aura lieu à Florence une conférence sur la question de la régulation du marché du carbone, co-organisée par l'institut universitaire de Florence.

Pour répondre à Fabienne Keller, qu'en est-il actuellement des registres au niveau européen ? La Commission, même si elle n'a qu'un pouvoir limité en la matière, a durci les règles sur les registres. Elle contribue ainsi au renforcement de la sécurité. Si quinze registres seulement sur vingt-sept sont ouverts, c'est que les autres pays ne se sont pas encore adaptés aux nouvelles règles de sécurité mises en place au niveau européen. Le système progresse donc, même si l'on est encore loin de l'objectif.

Sur les enjeux de moyen terme et sur la compétitivité, je dirai trois choses.

Premièrement, il existe une connexion très forte entre les signaux que l'on pourra envoyer à court terme sur la sécurité des instruments, et les décisions de moyen et long terme. Les industries ont besoin de visibilité et de sécurité sur le dispositif à long terme. Il ne faut donc pas dissocier l'urgence du court terme et les enjeux de moyen terme. Cette restauration de la confiance est urgente et conditionne la réussite du système pour la suite des événements.

Deuxièmement, sur l'enjeu de compétitivité, nous pensons à la compétitivité des secteurs historiques de l'économie qui entrent dans le SCEQE avec une contrainte flexible, mais supplémentaire. Cela dit, il me semble qu'il faudrait adopter une vision plus large de la compétitivité de notre économie. L'instauration d'un prix du carbone dans l'économie permet en effet aux anciens secteurs de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre au moindre coût, et c'est bien l'intérêt du dispositif. Parallèlement, le prix du carbone incite aussi d'autres industriels à investir dans de nouveaux procédés et dans les transitions vers une économie à bas carbone. Donc, il me semble que du point de vue politique, il faut considérer l'enjeu de compétitivité sous son angle global, c'est-à-dire effectuer les restructurations industrielles indispensables dans les anciens secteurs de l'industrie, tout en veillant à ce que des instruments économiques nouveaux stimulent les industries bas carbone innovantes.

J'en viens au troisième point, sur le passage aux enchères. Il s'agit à mon avis d'une révolution majeure dans le fonctionnement du système. J'ai le sentiment que beaucoup d'acteurs croient que le passage aux enchères va résoudre tous les problèmes, ce qui ne sera pas le cas. 30 à 40 milliards d'euros autrefois alloués gratuitement seront désormais gérés par la puissance publique. Encore faudra-t-il que celle-ci effectue les bons choix en termes d'affectation de cette nouvelle ressource. Ce point est très important. L'usage du produit des enchères doit être alloué efficacement, sous l'angle macroéconomique et environnemental.

Enfin, je voudrais faire part de ma crainte quant à l'évolution du dispositif, qui devient à mon avis beaucoup trop complexe, avec des règles qui ne seront pas les mêmes partout. Pour qu'un système soit crédible, il doit être transparent et compréhensible. Un marché efficace est un marché où les règles sont simples.

M. Philippe Marini, rapporteur général. - Ce que nous a dit Christian de Perthuis demande à être prolongé et nous serions heureux de travailler avec vous pour y voir plus clair et tracer des perspectives. Ma question concerne le financement de la réserve des nouveaux entrants en 2011. J'y faisais allusion, l'article 64 de la loi de finances est suspendu. Le Conseil constitutionnel l'avait pourtant validé expressément. Le Conseil d'État, dans sa fonction consultative, a émis un avis défavorable, qu'a aussitôt suivi le Gouvernement.

Je m'adresse à M. Chevet : pouvez-vous nous confirmer que le Gouvernement travaille sur d'autres pistes pour financer l'abondement de la réserve ? Quelles sont ces pistes ? Et surtout, d'où viendra l'argent ? On doit avoir conscience des effets économiques pernicieux qui se produiraient si ce problème n'était pas réglé. En effet, le marché des quotas n'est pas qu'une affaire purement conservatrice de répartition entre les acteurs déjà présents. Il doit également traduire un dynamisme du tissu économique, qui évolue, qui se déforme, des sites se fermant et d'autres se créant. Il faut que ce marché puisse répondre à de telles évolutions. Pour notre part, nous attendons la prochaine loi de finances rectificative pour traiter de cette question rapidement.

Mme Fabienne Keller, rapporteure spéciale. - En complément de la question du rapporteur général, avez-vous travaillé sur l'idée de récupérer des quotas sur les entreprises dont l'activité baisserait significativement ?

Sur le MIC, je me félicite que le nombre de soutien augmente. Quant à la difficulté de mise en oeuvre sur les produits transformés, je vous invite à regarder ce qui se passait sur les marchés agricoles du temps où les prix étaient régulés. Je m'occupais alors des céréales. Ce sont de vieux sujets bien connus, avec des effets pervers qui ont été analysés. Pourquoi ne pas partir de cet existant pour le décliner sur une industrie, certes différente ?

Troisième sujet, qu'en est-il des plateformes ?

Mme Nicole Bricq. - Le passage aux enchères rapportera de 30 à 40 milliards d'euros, soit une somme conséquente. Le paquet climat-énergie de la fin 2007, négocié à l'initiative de la France, prévoyait une nationalisation possible du produit, qui faisait partie du compromis, ce que j'ai regretté, étant partisane de l'attribution du produit à l'Europe, dans la perspective notamment de la révision du budget européen. Cela aurait constitué un bon outil d'action à la taille du marché européen. Où en sont les réflexions sur l'affectation de ce produit ?

M. Pierre-Franck Chevet. - Sur la réserve des nouveaux entrants, cela fait un an et demi que nous avons identifié le problème. A l'époque, nous avions rencontré la Commission à plusieurs reprises, avec l'idée que vous avez portée. Mais la Commission nous avait sèchement répondu, nous menaçant de poursuite en justice. Les Tchèques ont fait exactement ce que nous proposions et encourent la même menace, bien réelle. Effectivement, le Gouvernement a suspendu le processus à ce stade. Nous étudions différentes pistes et voies de taxation, pas assises sur les mêmes critères, sans perdre de vue l'objectif de justice environnementale.

Nous sommes confrontés à un problème de « trou » ponctuel sur les trois ans à venir, alors même que l'on attend d'ici 2013 la rentrée du produit des enchères. Peut-on faire quelque chose, avoir un mécanisme de trésorerie ? Si oui, dans quelles conditions ? Comment cela impacte-t-il le déficit de l'État ? Nous sommes en train d'expertiser ces questions pour trouver des solutions. L'enjeu du déficit de la réserve des nouveaux entrants se pose en ces termes : nous avons trois ans à solder (2010, 2011, 2012). L'ensemble du problème représente 30 millions de tonnes de CO2, mais la partie concernant l'échéance immédiate d'avril 2011 est de 10 %, ce qui est relativement faible. Nous avons donc décidé de la prendre en gestion sur les déficits dans le compte de commerce dédié, pour un montant approximatif de 50 millions d'euros, si l'on se base sur une hypothèse de 15 euros par tonne de CO2. Nous devrons solder l'année 2010 en avril. Il faudrait trouver une solution d'ici la loi de finances rectificatives. Si, dans ce délai, nous obtenons un retour de l'expérience tchèque, nous pourrons ajuster nos propositions et en revenir éventuellement au dispositif imaginé avec davantage de confiance.

S'agissant du produit des enchères, la décision politique avait été prise de l'européaniser. Un nombre important d'Etats membres s'y étant opposés, le produit des enchères est finalement national. Il existe une clause dans le paquet énergie-climat, qui prévoit que la moitié de cette réserve peut être affectée à la croissance verte.

Enfin, je rappelle que nous avons obtenu, après un combat acharné, la mise en commun du futur produit des enchères, que l'on appelle la réserve européenne pour les nouveaux entrants. 200 millions de tonnes de CO2 ont ainsi été mises de côté, collectivement, au niveau communautaire, pour payer en tonnes de CO2 les démonstrateurs des futures technologies dont nous avons besoin. Ce processus est en cours. Une première tranche fait l'objet d'un appel d'offre pour des démonstrateurs industriels européens. Je précise que les investissements d'avenir, qui sont aussi à l'oeuvre, doivent nous permettre d'appuyer les projets que l'on veut voir réussir au niveau européen. Cette réserve peut être évaluée à 6 milliards d'euros, et l'on peut s'attendre à avoir des retombées en France.

M. Christian de Perthuis. - Sur les enchères, j'ajouterai que les règles de bonne conduite sont les mêmes, que le système soit géré au niveau européen ou national. Le produit des enchères doit être géré dans une double optique :

- macroéconomique, en considérant que c'est un quasi-impôt. Il faut donc se demander quel autre type d'impôt cette recette peut faire baisser. C'est la question du double dividende ;

- et celle de l'utilisation du produit des enchères. En effet, une affectation de ces sommes à la politique climatique n'est justifiée que si elles servent à financer des dépenses en capital supplémentaires qui n'auraient pas été financées autrement. En revanche, le financement de dépenses de fonctionnement me semblerait dangereux. De ce point de vue, la grande marge de manoeuvre laissée aux États membres, qui débouchera nécessairement sur des situations très différentes, me semble dommageable.

Je voudrais maintenant réagir aux propos de Mme Keller sur les produits agricoles. Il se trouve que j'ai étudié la nomenclature des produits de volaille à un moment où se posait la question des répercussions du prix du grain sur le prix du poulet. Je pense que le MIC, en théorie, est très facile à défendre et à justifier. Mais, dans la pratique, il faut veiller à deux choses. D'une part, il ne faut pas se lancer dans des usines à gaz pratiques qui aboutissent à des déplacements de protection, c'est-à-dire protéger l'amont de l'industrie au détriment de l'aval. Par exemple, dans l'acier, vous pouvez protéger la production de tôle d'acier mais où ferez-vous les voitures ? Cela est très important. Le deuxième point est la question de la simplicité. Si l'on veut des mécanismes efficaces, il faut qu'ils soient simples.

M. Jean Arthuis, président. - Tout cela fait naître des interrogations qui ne nous étaient jamais venues à l'esprit. Par exemple, on peut utiliser beaucoup de quotas pour faire de l'acier, mais toute la partie valeur ajoutée est ailleurs.

M. Christian de Perthuis. - Nous avons discuté de cette question au moment des débats sur la taxe carbone. Il y avait ainsi deux conceptions. Soit on taxe le carbone en amont, soit on le taxe au niveau final. Si on le taxe au niveau final, cela implique de calculer le contenu carbone de l'objet concerné. Or, il n'y a pas de comptabilité carbone dans les flux de l'économie. Plus on est en amont dans l'industrie, plus il est facile de compter. C'est pour cela que l'on a mis les industries lourdes dans le système des quotas et pas les industries à l'aval. Mais l'industrie lourde fournit l'aval. Nous achetons des produits transformés. Si l'on instaure un MIC, il faudra donc ne pas négliger la difficulté liée à la comptabilisation carbone des produits transformés, et veiller à ne pas pénaliser les secteurs en aval.

C'est un peu ce qui s'est passé dans le secteur agricole, au sein duquel j'ai travaillé pendant dix ans. J'ai ainsi eu à gérer le problème de la montée en puissance des importations de volaille en Europe depuis l'Égypte et le Brésil. La protection intérieure du prix du blé, sur un mécanisme très voisin du MIC, a eu pour conséquence que les Brésiliens se sont mis à faire des poulets avec du soja qu'ils ont importé, tandis que les Égyptiens achetaient du blé européen avec restitution à l'exportation, puis montaient des ateliers de volaille qu'ils réexportaient en Europe. On peut donc imaginer un tel phénomène dans le secteur de l'acier.

M. Jean Arthuis, président. - Il serait intéressant que le commerce extérieur puisse être chiffré non pas en valeur brute mais en valeur ajoutée. Cela permettrait peut-être d'engager à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) des négociations d'une manière plus intelligente...

Si j'ai bien compris, nous disposons d'environ 2 milliards de tonnes de quotas de CO2 pour l'Europe, soit entre 30 et 40 milliards d'euros de valeur. Si une partie de ces quotas est payante dans le cadre de la troisième phase, cela suscitera des ressources susceptibles de rééquilibrer nos budgets. Cependant, une partie de ce coût pour les entreprises se répercutera dans les prix des produits offerts aux consommateurs, sauf à bénéficier de forts gains de compétitivité. Cela s'apparentera ainsi à une taxe de consommation, car tout est finalement payé par le consommateur.

Je remercie nos intervenants d'avoir éclairé notre commission. Nous avons été sensibles à vos propos reconnaissant notre commission comme un lieu engagé pour organiser et susciter la confiance sur le marché des quotas de CO2. Cette audition a été particulièrement intéressante et elle a fait naître le souhait de vous entendre à nouveau dans quelques mois. En attendant, nous allons solliciter des réponses du Gouvernement et peut-être pourrons nous prendre une résolution pour interpeller les autorités européennes.

Nomination d'un rapporteur

La commission désigne ensuite M. Philippe Dominati en qualité de rapporteur sur la proposition de loi n° 321 (2010-2011) de M. François Marc et des membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, tendant à améliorer la justice fiscale, à restreindre le « mitage » de l'impôt sur les sociétés et à favoriser l'investissement.

Questions diverses

M. Jean Arthuis, président.  Avec l'accord des rapporteurs, les deux communications que nous devions entendre aujourd'hui, sur les grands projets d'usine de traitement du nickel en Nouvelle-Calédonie et sur les conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse de Paris et Lyon, sont reportées à notre séance du mercredi 23 mars.