Mercredi 13 mars 2013

- Présidence de M. Joël Bourdin, président-

Réunion de la délégation : audition du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) sur les travaux relatifs au développement de la télévision sociale

M. Joël Bourdin, président. - Je suis heureux d'accueillir Françoise Laborde et notre ancien collègue Nicolas About, tous deux conseillers au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), que je remercie d'avoir accepté de venir nous parler de la « télévision sociale », appellation qui reste encore pour moi quelque peu mystérieuse. Ils sont accompagnés de Nicolas Bouy, chargé de mission.

Je leur indique que la délégation à la prospective du Sénat, créée en 2009, a pour objet de dégager des lignes de force et d'établir des scénarios d'évolution dans de multiples domaines en vue d'éclairer le Sénat. À ce titre, nous nous efforçons de choisir des thèmes de travail qui traduisent des préoccupations partagées.

Notre dernier rapport a porté sur l'avenir des campagnes. J'ai moi-même réalisé pour le compte de la délégation une étude sur les conséquences économiques et financières du développement du commerce Internet à dix ou vingt ans : certaines de nos prévisions sont déjà en train de se réaliser, ce qui montre que nous étions finalement dans le court terme ! Il y a quelques temps, Fabienne Keller nous avait présenté un rapport sur l'avenir des « années collège » dans les quartiers sensibles, auquel une suite sera donnée prochainement. Je citerai encore le rapport sur l'urbanisme des villes du futur de Jean-Pierre Sueur.

Ainsi, il est naturel que nous nous intéressions à l'avenir de la télévision et aux nouveaux processus mis en place. Je laisse donc la parole à Françoise Laborde, qui préside, au sein du CSA, le groupe d'étude sur le développement de la télévision sociale.

Mme Françoise Laborde, conseillère au CSA et présidente du groupe d'étude sur le développement de la télévision sociale. - En vous écoutant, je m'aperçois qu'effectivement ce terme de télévision sociale mériterait peut-être d'évoluer. La télévision sociale est très différente de ce que nous appelons un cas social dans le langage commun. Nous devrions plutôt dire « la télévision des réseaux sociaux ». C'est par facilité de langage que nous l'appelons ainsi. Par ailleurs, cette étude présente davantage une vision concrète avec les usages actuels de la télévision, qu'une vision prospective.

Nicolas About étant à l'initiative de cette étude très intéressante, je lui laisse le soin de vous la présenter.

M. Nicolas About, conseiller au CSA. - Je tiens tout d'abord à remercier le président Bourdin pour cette invitation à présenter devant vous cette étude sur la télévision sociale, que nous avons rapportée il y a moins d'un mois devant l'assemblée plénière du CSA.

Un rapport complet vient de vous être distribué. Néanmoins, comme celui-ci est assez volumineux, nous allons nous concentrer sur sa synthèse.

Le terme de « télévision sociale » ou « social TV » est utilisé pour désigner des technologies qui apportent un enrichissement des contenus, ainsi qu'une interaction aussi bien entre les spectateurs et le contenu qu'ils regardent ou qu'ils souhaitent regarder - cette notion est importante -, qu'entre les spectateurs eux-mêmes autour de ce contenu. Le terme recoupe différentes modalités d'interactions. Celles-ci peuvent être un commentaire - j'aime, je n'aime pas -, une recommandation, une participation à un jeu ou à un vote pour des candidats, ou encore dans certains cas une possibilité de piloter un programme : par exemple, pour certains matchs de tennis, le téléspectateur peut, sur son second écran, regarder le match sous un angle différent, c'est assez extraordinaire.

La définition se décline d'abord sur des modalités d'interactions. Ensuite, elle peut se réfléchir dans des acceptions différentes selon la vision portée : soit avec une vision resserrée, considérant uniquement la télévision et les réseaux sociaux ; soit avec une vision plus large, comprenant tous types de services qui offrent un enrichissement et des interactions possibles avec les contenus télévisuels : télévision de rattrapage - MyTF1, Youtube -, reconnaissance des oeuvres musicales avec Shazam ou encore des applications vous permettant d'entrer directement en relation avec les personnes regardant la même émission - TV check -. Ainsi, la définition de télévision sociale n'est pas figée.

De plus, l'économie de ce secteur est en train de se construire. Tout évolue rapidement, nous allons d'un téléspectateur engagé vis-à-vis du programme à un éditeur qui tente de reprendre l'initiative sur l'activité sociale liée à ces contenus.

Nous avons choisi de vous présenter deux cas pratiques, le premier français, le second américain.

Le premier est The Voice saison 2, qui illustre le déroulement du processus de la télévision sociale en trois temps.

Le premier temps ou « avant l'émission ». Dès la fin de la saison 1, l'éditeur stimule les réseaux sociaux autour de l'actualité des membres du jury ou de l'ouverture du casting de la nouvelle saison. Cela permet de faire monter la pression, comme ce fut le cas lors de cette saison 2 sur MyTF1, Facebook et Twitter. Cent trente-deux bandes annonces ont été diffusées sur TF1 entre le 11 janvier 2013 et le 2 février 2013, plus une campagne publicitaire tous supports (affichage, presse radio, etc.) la semaine précédant le retour de l'émission. Ainsi, les moyens engagés pour essayer d'attirer les téléspectateurs vers la deuxième saison ont été importants. Le coût global net de l'opération est estimé entre 300 000 et 500 000 euros.

Le deuxième temps ou « pendant l'émission ». Lors de ce temps, les téléspectateurs sont invités, à travers les réseaux sociaux, à commenter les prestations des candidats, à faire des pronostics, à voter et à sélectionner des extraits de programmes pour les publier sur Facebook et Twitter. Par exemple, sur le second écran, où il faut préalablement vous connecter à l'application, vous pouvez vous synchroniser avec le contenu, puis accéder à des outils d'interaction pour ainsi extraire une partie de l'émission afin de partager par la suite cette vidéo avec tous vos amis, qui eux-mêmes la renverrons, etc. C'est un phénomène connu.

Le troisième temps ou « après l'émission ». Ce temps permet de poursuivre la relation avec le spectateur. Ainsi, grâce à la rubrique « commerce », les meilleures prestations des candidats peuvent être téléchargées au coût de 1,29 euro. Nous n'avons pas encore d'idée sur l'impact de cette dernière partie puisque ce processus a été mis en place pour la première fois lors de cette émission.

Pour résumer, l'intérêt des éditeurs pour le séquençage de la relation avec les téléspectateurs est le suivant :

- avant l'antenne, le but est de promouvoir le programme : comme dans toute opération de communication, l'évènement est annoncé pour créer un premier cercle de public ;

- pendant l'antenne, il s'agit de conserver l'audience pour éviter que les téléspectateurs zappent, d'agréger les publics, ou encore d'enrichir les programmes de télévision ;

- après l'antenne, l'objectif est de fidéliser le public en prévision des saisons à venir et d'élargir l'audience à de nouveaux publics en reformatant le contenu pour sa mise en ligne comme nous l'avons vu tout à l'heure avec les enregistrements proposés pour The Voice.

Le Super Bowl est le second cas d'école. C'est l'évènement ayant la plus forte audience télévisuelle au monde avec 108 millions de téléspectateurs. Pendant la finale du championnat du Super Bowl, 24,1 millions de tweets ont été échangés. À titre d'indication, lors de l'émission The Voice, nous avons compté 218 000 tweets, score élevé pour la France mais qui reste à un niveau faible au regard de celui suscité par le Super Bowl. Autre point remarquable, l'année dernière alors qu'il était diffusé sur une autre chaîne, le Super Bowl avait rassemblé 111,3 millions de téléspectateurs mais produit seulement 13,7 millions de tweets. D'une année sur l'autre, le nombre de tweets a pratiquement doublé alors que le nombre de téléspectateurs a baissé, c'est dire l'importance de ce phénomène.

Il va de soi qu'au CSA nous n'employons pas le terme tweet, nous parlons de « gazouillis » !

Mme Françoise Laborde. - On peut aussi citer la Flotus - la First Lady of the United States, Michelle Obama - qui a « tweeté » : « je regarde le Super Bowl avec ma famille et mes amis. Beyonce est absolument phénoménale. Je suis si fière de vous ». Cela illustre l'importance du phénomène politique autour de l'usage du tweet.

M. Nicolas About. - Effectivement, l'astuce a consisté à maintenir la présence des téléspectateurs pendant la mi-temps avec le concert de Beyonce. L'évènement a provoqué immédiatement une amplification du flux de tweets grâce à l'ajout de toutes les personnes abonnées au compte Twitter de Beyonce à celles qui suivaient déjà l'évènement du Super Bowl.

Ce n'est pas tout à fait neutre sur le plan économique. À cet instant, le coût moyen d'un spot publicitaire de trente seconde était de 3,75 millions de dollars. Ainsi, certains ont déjà réussi à commercialiser ce phénomène, en prenant en compte à la fois le nombre de spectateurs et le nombre de tweets. Ce nombre de tweets a certainement plus d'importance qu'il n'y paraît. En effet, nous trouvons aussi tous ceux qui sont abonnés à l'évènement, les followers, et celui des tweets.

Je laisse le soin à Nicolas Bouy d'évoquer le phénomène des marques.

M. Nicolas Bouy, chargé de mission au CSA. - Le Super Bowl est un évènement sportif mais c'est aussi un évènement publicitaire très important. Les marques veulent se mettre en avant et créent des spots publicitaires spécifiques pour l'occasion. De plus, à l'instar des marques médias - comme TF1 qui met en place une stratégie de développement et d'annonces de son évènement -, les marques commerciales réalisent une précampagne en utilisant les réseaux sociaux avec des teasers afin de donner rendez-vous au public pour ce spot publicitaire. Deux exemples :

D'abord, celui de la marque de biscuits Oréo, qui a produit pour l'évènement un spot publicitaire spécifique très remarqué et qui a donné lieu à de très nombreux renvois sur les réseaux sociaux, en l'occurrence Instagram. Sur ce réseau social, très modeste par rapport à Twitter ou Facebook, le nombre d'abonnés au flux d'actualités de la marque est passé de 2 200 à 20 000 personnes pendant l'émission, puis à 90 000 personnes aujourd'hui, renforçant d'autant plus sa notoriété.

M. Nicolas About. - Nous sommes vraiment dans le « cas social » dont nous parlions tout à l'heure, puisqu'il suffit de demander aux spectateurs d'indiquer s'ils préfèrent l'extérieur ou l'intérieur d'un biscuit pour passer de 2 000 à 90 000 suiveurs. C'est assez spectaculaire.

Second exemple : le jeu Coca-Cola.

M. Nicolas Bouy. - L'exemple Coca-Cola illustre typiquement l'étape suivante en proposant des choses à gagner. Si vous vous connectiez rapidement, vous pouviez gagner des bouteilles de soda. De plus, aux États-Unis, Coca-Cola a mis en place une plateforme de distribution de coupons de réductions. Le consommateur peut se référencer et bénéficie, comme avec une carte de fidélité, de points transformables en coupons de réductions valables auprès d'une liste de partenaires.

L'objectif est de démultiplier les points de contacts pour la marque commerciale et d'utiliser cet évènement, non pas pour créer un impact fort de notoriété puis de mémorisation qui déboucherait éventuellement sur des achats, mais pour nouer une relation avec le public. Ces marques cherchent à développer leurs approches de marketing direct - connaissance du client, discussions avec les publics -. Ainsi, la télévision sociale est un excellent levier pour les marques commerciales.

Mme Françoise Laborde. - Je vous signale que TF1, qui dispose d'un compte Twitter, a organisé hier soir une soirée pour célébrer ses 500 000 followers. Cela illustre le phénomène qu'à partir d'un certain moment, la télévision sociale se nourrit d'elle-même.

M. Nicolas About. - De plus, il convient d'ajouter à ceux qui suivent une chaîne tous ceux qui suivent les invités d'un programme diffusé par cette chaîne. Il y a un cumul de potentiel, comme nous le verrons tout à l'heure avec les NRJ Music Awards, où se sont ajoutés ceux qui suivaient NRJ et ceux qui suivaient les artistes.

Un autre point important à noter est la capacité des programmes à devenir des marques capables de fédérer des publics sur tous les écrans. Au fur et à mesure, un produit ou un programme va être porteur de l'intérêt d'un public et pourra se confondre éventuellement avec une chaîne. À titre d'exemple, NRJ12 a gagné du poids dans l'esprit du jeune public au travers d'émissions, peu reluisantes selon moi : Les anges de la téléréalité, Vous êtes en direct, Tellement vrai sont des émissions donnant vraiment la connotation NRJ12 et qui placent cette chaîne en première position en matière de télévision sociale.

Ces sujets amènent à poser la question suivante : la télévision sociale est-elle un nouveau ou un énième concept marketing ? Je crois qu'il convient de rappeler que cette dimension n'est pas nouvelle. Chacun se souvient du SVP 11 11, le service de renseignements téléphoniques grand public qui avait été créé par Maurice de Turckheim en 1935, les plus anciens ont tous en tête le fameux « Allo Guy Darbois ». Depuis, les années 2000 ont été marquées par l'émergence des blogs : même les sénateurs en ont ! Ensuite, fin 2002, nous avons observé les services SMS à valeur ajoutée, où nous pouvions déjà voter, envoyer des dédicaces ou encore acquérir des sonneries ou des logos pour les téléphones mobiles. Enfin, avec les jeux de téléréalité, de type Loft Story, est apparue dès 2001 la possibilité de consommer et d'interagir avec une marque ou un programme sur plusieurs écrans - vote par SMS, site internet, blog, chat, forum, ligne audiotel, voire même une chaîne vingt-quatre heures sur vingt-quatre disponible par câble ou satellite -.

La combinaison d'une écoute, qui devient plus volatile puisque le spectateur fait désormais autre chose simultanément, avec une interactivité, qui est facilitée par tous ces moyens fluides et gratuits, amène vers plus de partage. Ce partage est immédiat, amplifié et non centralisé par les chaînes, entraînant le phénomène de la télévision sociale. Sa dynamique a été possible grâce au développement des pratiques des ménages français, résultant elles-mêmes de l'évolution de leur équipement. Les services proposés par les chaînes ne sont venus qu'ensuite renforcer le phénomène, dans le but de le rattraper et de le maîtriser pour éventuellement s'en nourrir. Il est important de comprendre que pour les acteurs de la chaîne de valeur, les producteurs audiovisuels, les annonceurs publicitaires, les agences médias, les chaînes TV et les éditeurs de bouquets, l'enjeu est véritablement de maîtriser cette mutation des usages.

Quelques chiffres : 76 % des foyers ont un ordinateur ; 75 % des plus de onze ans ont déjà accédé à l'Internet mobile ; 74 % des internautes utilisent un second écran en parallèle de la télévision, dont 43 % le font en rapport avec le programme qu'ils regardent ; ce dernier chiffre est significatif.

Mme Françoise Laborde. - Autre chiffre à retenir : un tweet sur deux porte sur la télévision. On constate une relation très nette entre les programmes populaires et le nombre de tweets émis, notamment pour les programmes s'adressant aux jeunes, comme ceux que citait Nicolas About sur NRJ. Néanmoins, beaucoup de tweets, comme lors du Super Bowl, s'échangent aussi lors des grandes compétitions sportives. Dans tous les cas, la télévision est le premier sujet de dialogue sur Twitter.

M. Nicolas About. - Certes le niveau stylistique des tweets ne semble pas être extraordinaire mais les tweets échangés au sujet d'une émission de télévision peuvent avoir un intérêt. Pendant des émissions d'informations, ils peuvent permettre, je ne sais plus le terme anglais du processus, de vérifier la véracité de ce qui est avancé par tel ou tel débatteur. C'est une épée de Damoclès pour ceux qui affirment un propos.

M. Joël Bourdin, président. - Qu'entendez-vous par « second écran » ?

Mme Françoise Laborde. - Lorsque nous évoquons le second écran, nous pensons au téléphone par exemple.

M. Nicolas About. - Effectivement, le second écran peut être n'importe quel type de support. Ici se trouve l'évolution. Au début, nous parlions de téléviseur connectable, puis de téléviseur connecté et enfin maintenant de télévision connectée. Néanmoins, il convient de faire attention à la confusion possible des mots. Votre télévision peut désormais être connectée sans installer de branchement ou de connexion wifi : elle n'a plus besoin d'être elle-même connectée puisque cette connexion s'établit dès que vous en parlez depuis votre second écran. Ce que nous disions voici encore six mois ou un an n'a plus le même sens.

Mme Françoise Laborde. - En réalité, c'est le téléspectateur qui est connecté. L'usage est le même qu'on possède un second écran connecté à Internet ou un téléviseur relié au câble, au satellite ou à l'ADSL.

M. Nicolas About. - On peut illustrer par un graphique la montée en puissance de la télévision sociale en France : on pose les dates en abscisse et, en ordonnée, le nombre de tweets produits à l'occasion d'une émission, et la taille des bulles correspond au nombre d'émissions d'un programme. Plus la taille des bulles est importante plus il y a eu d'émissions, et plus la bulle est située haut dans le graphique plus il y a eu de tweets.

Vous observerez, à droite et en haut en tout petit, que le 26 janvier 2013 la quatorzième cérémonie des NRJ Music Awards, diffusée sur TF1 et NRJ, a été le premier programme à susciter plus d'un million de commentaires sur les réseaux en France avec 1,4 million de tweets autour de sa diffusion.

M. Joël Bourdin, président. - À quel moment ont eu lieu ces échanges ?

M. Nicolas About. - Pendant l'émission !

Mme Françoise Laborde. - Une petite précision : la grosse bulle bleue datée entre avril et juillet 2012 n'est pas celle des élections présidentielles, mais correspond à Secret Story. Le débat de la présidentielle est figuré par la petite bulle, un peu plus haute, que nous voyons par transparence.

M. Nicolas About. - Un nombre important d'émissions d'un même programme permet d'accroître la notoriété de celui-ci.

Mme Françoise Laborde. - Il faut en effet tenir compte du fait qu'il y a soixante-quinze émissions pour Secret Story.

M. Nicolas Bouy. - TF1 a réalisé 327 000 tweets pour la meilleure émission.

M. Nicolas About. - Ainsi la présidentielle, avec 356 000 tweets, n'a guère fait mieux que la meilleure émission de Secret Story.

M. Nicolas Bouy. - Pour la présidentielle beaucoup de tweets correspondaient à du fact checking, cette contestation des faits ou des chiffres donnés que vous décriviez tout à l'heure.

M. Nicolas About. - Le score de l'évènement des NRJ Music Awards mérite d'être souligné, bien que celui-ci ne soit pas comparable à celui du Super Bowl. Les 7 930 tweets par minute suscités par l'émission placent l'évènement loin devant l'élection de Miss France 2012. Miss France 2012, qui est juste en dessous sur le graphique, était le record précédent. Pour vous dire comment les choses se sont déroulées, entre le moment où nous avions préparé ce dossier et celui où nous l'avons présenté en réunion plénière, nous avons été obligés d'ajouter une flèche spéciale pour les NRJ Music Awards puisqu'ils ont crevé le plafond. Nous pensions que nous allions parler de Miss France 2012 mais cette émission a été complètement éclipsée, une semaine plus tard, par ce nouveau record.

Mme Françoise Laborde. - Ce phénomène de télévision sociale est un enjeu majeur pour une marque comme NRJ. Le rapport entre la taille de la chaîne NRJ12 et sa capacité de mobilisation est spectaculaire : 1,4 million de tweets. Vous rendez-vous compte du niveau de mobilisation que cela implique ?

Ce point amène à s'interroger sur les scores d'audience et sur la façon dont les personnes regardent l'émission. En effet, une autre façon de regarder et de partager est en train de se développer. Ce million de tweets a peut-être été vu par trois millions de personnes, puisque chaque tweet peut être retweeté un certain nombre de fois. Nous sommes ici dans un phénomène tout à fait impressionnant.

M. Nicolas About. - Plusieurs points expliquent ce succès. Tout d'abord, cet évènement a été programmé longtemps à l'avance et avec de nombreux dispositifs de communication (astuces de publicité, etc.). Ensuite, il a été diffusé en début de soirée et sur TF1. Enfin, l'émission présentait des stars, qui étaient elles-mêmes particulièrement actives sur Twitter. Avant même d'entrer en scène, elles tweetaient : « ça va être à moi, parlez de moi ». Ceci a créé de la passion chez leur propres suiveurs, qui, à leur tour, ont tweeté l'information à leur réseau, produisant un effet boule de neige avec les retweets. De ce fait, nous avons des difficultés à connaître le nombre exact de personnes qui étaient directement concernées par l'émission, d'autant plus que les 1,4 million de tweets ne correspondent pas qu'à des spectateurs.

À présent, essayons de comprendre à quoi sert et mène ce que nous vous avons présenté. Quels sont les limites et l'enjeu des audiences sociales ?

Il faut tout d'abord réaffirmer que, malgré cette progression qui semble être exponentielle, la puissance de l'audience sociale reste très éloignée de celle des écrans traditionnels de télévision. Par exemple, sur le diagramme de l'émission Danse avec les stars, pour une audience dépassant les cinq millions de téléspectateurs, 134 000 tweets seulement ont été envoyés.

Il est certain que le halo d'abonnés à Twitter constitue un effet de levier considérable pour une émission, auquel il faut ajouter le nombre de suiveurs de l'émission et des artistes invités, ainsi que le nombre de fans de la page Facebook. En revanche, même si cela n'est pas encore très puissant, l'audience sociale a l'avantage d'être engagée.

Le temps passé devant un téléviseur pour les personnes âgées de plus de quatre ans a progressé : il est passé de trois heures et vingt-quatre minutes en 2008 à trois heures et cinquante minutes en 2012. Néanmoins, en ne retenant que la tranche des quatre-quatorze ans, ce temps a baissé. Ce recul illustre les nouvelles pratiques des jeunes.

M. Nicolas Bouy. - Lorsqu'ils regardent la télévision, ils font aussi autre chose en même temps et se contentent de l'écouter.

M. Nicolas About. - Ils ne cherchent pas à passer plus de temps devant la télé, au contraire ils démultiplient les activités et deviennent multitâches.

La mesure de l'audience ouvre d'abord la possibilité d'une valorisation du programme auprès des annonceurs et des parrains des émissions. Elle permet également de mesurer plus finement les réactions des téléspectateurs au cours du programme, au-delà de leur arrivée et de leur départ retracés par les audiences télévisuelles. À titre d'exemple, ce graphique présente quatre courbes montrant le nombre de tweets pour quatre émissions de Top chef. Sur celle correspondant à la finale de ce concours, le pic observable de tweets correspond au moment de l'annonce du vainqueur de l'émission. Ainsi, nous pouvons suivre précisément la consommation des réseaux sociaux par les téléspectateurs.

Une autre étude présente une liste de deux mots associés les plus souvent sur Twitter le soir du 22 avril. D'un côté vous trouvez ceux concernant François Hollande, de l'autre ceux concernant Nicolas Sarkozy. Pour ces deux côtés, les deux mots sont : « trois débats ». Voici encore une autre façon d'analyser les tweets.

Il est bien difficile de caractériser, sur le plan sociodémographique, l'audience sociale. Autant, pour la télévision et la radio, les systèmes d'analyse de médiamétrie sont clairs - nous savons bien quelle catégorie socioprofessionnelle écoute - autant cela est plus difficile pour la télévision sociale. En effet, Facebook ne renseigne guère sur ceux qui publient des commentaires et Twitter ne donne que la localisation et le sexe de l'utilisateur. Alors se développent d'autres formes d'analyse pour essayer de repérer ceux qui tweetent et de comprendre leur profil. Par exemple, la classe d'âge est déduite du prénom. La catégorie socio-professionnelle s'estime en fonction des centres d'intérêts et des propos échangés.

Mme Françoise Laborde. - Les cabinets d'études devraient prendre en compte la syntaxe aussi !

M. Nicolas Bouy. - Tel est bien le cas.

M. Nicolas About. - Effectivement, le caractère lexical est aussi pris en compte. Ces méthodes d'analyse sont de plus en plus complexes, mais aussi de plus en plus opaques en rendant difficile l'exploitation de ces données. De ce fait, les données d'audiences sociales ne sont pas extrapolables à l'ensemble de la population française, comme le sont les données de l'audience traditionnelle de la télévision. Il faut affiner un peu le travail.

Un mot sur l'économie. Pour l'instant la télévision sociale coûte et exige d'importants moyens humains. Vous trouvez toutes les lignes : production, édition de contenu additionnel, les photos, les vidéos - comme nous l'avons vu tout à l'heure, le créneau des vidéos réalise un nombre important de ventes, les éditeurs y sont donc très attachés -, des plateformes techniques, ou encore l'animation des réseaux sociaux - où il ne faut pas laisser dire tout et n'importe quoi -.

Ainsi, la télévision sociale coûte, mais cela reste relativement modeste par rapport au coût de production de l'émission elle-même : 100 000 à 200 000 euros par dispositif à rapprocher des 400 000 euros nécessaires à la réalisation d'un épisode de Koh Lanta ou du million d'euros par heure pour une fiction de quatre-vingt-dix minutes. Elle mobilise d'importants moyens humains, du temps passé, plusieurs directions impliquées et peu de possibilités d'amortissement : en effet, il est difficile d'utiliser des contenus créés en fonction d'une émission pour un autre programme. Son caractère d'usage unique en fait sa spécificité. Le retour sur investissement, les bénéfices, se situent au niveau de la notoriété, de l'image, de l'audience et de la satisfaction. Dans les journaux, vous voyez que telle chaîne s'enorgueillit d'être « au-dessus des 20 % de parts de marché », que telle autre a fait un mauvais score ou se valorise à travers cette audience sociale, qui accompagne généralement une amélioration de l'audience globale.

M. Nicolas Bouy. - À ce sujet, TF1 estime que le dispositif de vidéos mis en place autour de l'émission Danse avec les stars a permis d'attirer 300 000 personnes vers la diffusion sur l'écran principal.

M. Nicolas About. - Voici ce que nous pouvions dire à propos de ce sujet, nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

À présent, je vais vous présenter les opportunités et les menaces de la télévision sociale.

Les opportunités représentent l'ensemble de ce qui touche à la réconciliation entre la puissance et la qualité de l'écoute : développement du potentiel de marque d'un programme, nouveaux espaces publicitaires, vidéos sur Internet, médias sociaux, accroissement et diversification de l'audience - attirer le public jeune et retenir le spectateur -, nouvelles cibles et méthodes de ciblages, enrichissement de l'offre publicitaire - des réflexions sont en cours pour envisager une autre publicité sur le second écran, complémentaire à celle diffusée à la télévision -. Ainsi, ce champ ne fait que se développer. Ici, le but des éditeurs est de créer à moyen terme un marketing direct et un m-commerce autrement dit un média-commerce. Lorsque vous regarderez un programme, par exemple James Bond, vous pourrez cliquer sur l'ordinateur qu'il utilise dans le film et obtenir sur votre second écran la publicité du produit pour pouvoir l'acheter. Bien que je ne sache pas si vous en aurez la même utilisation...

Les menaces, quant à elles, tiennent à la perte de maîtrise de toute diffusion sur le second écran et de maîtrise de production de contenus télévisuels. Les risques se définissent aussi au travers de la fragmentation des audiences, de la baisse de la capacité des chaînes à financer des programmes - puisqu'ils vont redistribuer les budgets -, de la concurrence avec de nouveaux acteurs - sites de partage de vidéos, réseaux sociaux -, et de la dépendance des chaînes vis-à-vis des plateformes sociales. Il convient de faire attention à ces changements pour en garder la maîtrise.

À ces risques, il faut ajouter les incertitudes correspondant au nouvel écosystème non-stabilisé de la télévision sociale. Celui-ci participe au mouvement général d'ouverture affilié au décloisonnement des métiers. D'un côté, vous avez les acteurs traditionnels, obligés de se tourner vers de nouvelles activités, et de l'autre, de nouveaux acteurs qui constituent un moteur d'innovation pour l'ensemble du secteur et qui participent à la recherche de création de valeur : les producteurs, les annonceurs, les sites de partage de vidéos, les réseaux sociaux, les acteurs de la mesure d'audience, les agences de conseil spécialisé, les guides de programmes enrichis pour le second écran, et les applications spécialisés du second écran - nous les avons citées tout à l'heure : Shazam, TV check, et autres applications -.

J'en arrive aux différents enseignements à tirer de ces observations.

Tout d'abord, les entretiens ont fait ressortir comme premier besoin et comme exigence le fait de disposer d'indicateurs d'audiences de références. Il concerne les producteurs, les éditeurs, les agences conseil, etc. Ensuite, est apparue une seconde exigence : assurer la maîtrise des droits de diffusion sur tous les écrans et la maîtrise de la commercialisation publicitaire pour les éditeurs et les sites de partage de vidéos.

De plus, une approche nouvelle naît avec la modernisation et le financement de la production de métadonnées, autrement dit de contenus enrichis en amont de la filière de production. Une autre clef du succès réside aussi dans la garantie d'un environnement technique ouvert afin de favoriser l'émergence de prestataires nationaux, de tailles critiques, sources d'innovations pour l'ensemble de la filière. Sans oublier qu'il faut enrichir aussi les guides de programmes. Pour ce sujet, il faut encore que nous progressions : le CSA est directement impliqué dans cette affaire.

M. Nicolas Bouy. - Ceci passe par des systèmes ouverts interopérables entre éditeurs, éditeurs de guides de programmes, éditeurs de presse magazine, qui doivent pouvoir enrichir leurs contenus de façon très dynamique. Ces acteurs-là ont une audience très importante. C'est un vecteur important de développement du marché.

M. Nicolas About. - Enfin, et c'est amusant de le citer, les acteurs et le CSA souhaitent la révision des modalités de mention des réseaux sociaux à l'antenne, motif pour lequel le CSA a décidé de se pencher à nouveau sur cette affaire de télévision sociale. Au départ, nous interdisions aux chaînes de parler de tel ou tel réseau par son nom. Par la suite, nous n'avons plus classé le nom de ces réseaux comme des marques, il fallait permettre aussi aux uns et aux autres d'intervenir.

Comme nous le disions tout à l'heure, la télévision sociale est une première illustration concrète des nouvelles possibilités offertes par la télévision connectée, ou par le téléspectateur connecté comme l'indiquait Françoise Laborde.

Son économie est en construction et nécessite, pour les acteurs traditionnels du secteur audiovisuel, de savoir réformer leur organisation et leurs pratiques de métier. Pour les pouvoirs publics - législateur, régulateurs - une attention doit être portée à trois objectifs permettant d'assurer son développement : accompagner l'organisation et la structuration du marché, encourager les innovations technologiques et préserver une zone de développement au bénéfice des acteurs français. Voici le message que nous souhaitons vous laisser.

Mme Françoise Laborde. - D'autres aspects fondamentaux découlent de cette étude.

Un phénomène a émergé. Twitter n'a que trois ans et est encore plus récent que Facebook. La force de Twitter réside dans sa gratuité, sa simplicité, son instantanéité et sa rapidité ; chaque message comporte très peu de signes et est duplicable à l'infini. Peut-être que demain un autre génie français ou américain inventera un autre modèle mais celui-ci est très remarquable.

Tout ce que nous avons évoqué sur la télévision sociale, qui est en effet très intéressant pour les éditeurs, s'applique également à la radio - nous pourrions dire la « radio sociale » -. Aujourd'hui, toutes les radios produisent autant d'images que la télévision au travers de leur site Internet.

Le dernier élément que je désirais souligner est le fait que certains hommes politiques ou de grandes vedettes ont des collaborateurs qui tweetent à leur place pour alimenter leur compte et donner des informations tous les jours, c'est une obligation. Ils nourrissent cette cour de suiveurs qui a besoin d'avoir des informations aussi majeures et fondamentales que de savoir à quelle heure vous prenez votre petit déjeuner. En contrepartie, Twitter devient une source considérable d'informations. À ce titre, les journalistes surveillent Twitter avec autant d'attention que l'Agence France Presse ! Par exemple, c'est en tweetant que Laure Manaudou annonce qu'elle met fin à sa carrière de nageuse et nous avons vu l'impact que pouvait avoir un tweet malheureux dans la vie politique...

M. Joël Bourdin, président. - Merci pour cet exposé complet sur un sujet dont j'ignorais tout ou presque.

M. Pierre Bernard-Reymond. - Une question de non-spécialiste. Existe-t-il d'ores et déjà des études sur l'évolution éventuelle des programmes et du contenu des émissions en fonction de ces nouvelles technologies ?

Mme Françoise Laborde. - En ce qui concerne les émissions s'adressant à un public adolescent, relevant donc plutôt de la téléréalité, l'impact est réel, dû à l'effet boule de neige. Les jeunes n'en parlent pas devant la machine à café, mais sur les réseaux sociaux ! De plus, point intéressant, aujourd'hui tous les participants des téléréalités ouvrent et alimentent des comptes Twitter à la demande de la chaîne qui les diffuse. Il serait d'ailleurs intéressant de savoir si la chaîne apporte à ses participants un soutien technique leur permettant de répondre à des tweets. Je ne sais pas si les agriculteurs de L'Amour est dans le pré ont tous des comptes Twitter...

M. Nicolas Bouy. - À mon avis, les participants disposent de leur propre matériel et se connectent directement !

Au sujet de l'évolution du contenu des programmes qui résulterait de la surveillance de l'activité sociale, la réponse est oui mais elle n'en est qu'à ses débuts. Pour l'instant, les chaînes ne redécoupent pas leurs programmes en fonction des pics d'audience sociale, mais elles commencent à le faire avec la ré-exploitation des contenus en identifiant les moments forts pour ensuite poster des vidéos sur Internet ou sur les sites de partage. Ainsi, un graphique retrace l'évolution de l'activité sociale au cours d'une émission. Ces données ont été retraitées par la société Mésagraph, société française assez en pointe dans la mesure des activités sociales qui a développé des outils ensuite introduits dans les régies des chaînes. Aujourd'hui, Mésagraph a des contrats avec Canal+, M6 et France Télévisions.

M. Pierre Bernard-Reymond. - Avons-nous des statistiques, par chaîne, du nombre de téléspectateurs qui utilisent ces technologies. Par exemple, y-a-t-il beaucoup de tweets concernant Arte ?

M. Nicolas About. - Oui, nous avons des statistiques.

Le classement des vingt plus importants comptes influenceurs de la télévision comporte six chaînes, trois animateurs, trois comptes programmes et trois titres de presse. Autre exemple, parmi les dix animateurs les plus suivis sur Twitter, Sébastien Cauet arrive en tête avec 690 000 followers. En comparaison, Jean-Luc Mélenchon est suivi par 127 000 personnes.

Mme Françoise Laborde. - Et Jean-Luc Mélenchon affiche pourtant un très haut niveau de followers.

M. Nicolas About. - D'où l'intérêt de le citer. C'est l'homme politique qui en compte le plus.

Nous pouvons essayer de comparer avec certains artistes.

Lors des NRJ Music Awards, nous avons pu observer que les audiences sociales évoluaient en fonction des artistes, et par conséquent en fonction de leur nombre de followers. Lorsque TF1, qui a 1,2 million de suiveurs, invite un artiste comme M'Pokora, qui en détient près de 1,4 million, TF1 cumule. L'artiste annonce : « je suis sur TF1 ». Ainsi, l'ensemble se potentialise. Cela illustre l'importance de ces comptes Twitter. Autre exemple, David Guetta mobilise à lui seul 7 692 000 followers. Lors de sa venue sur un plateau, il déclenche un intérêt tout d'un coup pour l'évènement en retweetant à plus de sept millions de personnes. D'où le fait qu'il est important que les politiques s'y intéressent aussi. Ce phénomène a été pris en main par les médias, par les artistes et nous constatons que les politiques sont un peu à la traîne.

Mme Françoise Laborde. - Dans le prolongement de ce que dit Nicolas About, nous pourrions imaginer qu'une chaîne ou une radio aura tendance à inviter un homme politique qui a énormément de followers : en produisant un effet de levier, sa venue serait beaucoup plus avantageuse par rapport à quelqu'un qui n'est pas suivi.

M. Nicolas About. - Le phénomène va très vite. Il y a des suiveurs et des retweets : si tous vos suiveurs retweetent, l'ensemble peut produire un nombre colossal d'impressions.

M. Pierre Bernard-Reymond. - J'avais cru comprendre que les retweets n'étaient pas comptabilisés dans les statistiques.

M. Nicolas About. - Vous avez tout à fait raison : pour l'instant, ça n'en fait pas partie.

M. Nicolas About. - Pour revenir à votre question sur Arte, je vous précise que cette chaîne a 125 000 followers. La chaîne est donc légèrement battue par Jean-Luc Mélenchon de deux mille unités.

M. Joël Bourdin, président. - Ma première question se rapporte à l'évolution éventuelle du rôle du CSA en la matière. Ce phénomène modifie-t-il son rôle dès lors que le conseil est chargé de surveiller l'application de règles déontologiques qui s'appliquent aux télévisions. S'il y a une démultiplication à partir de la télévision, on peut considérer que la télévision sociale en est un sous-produit. Cela ne vous pose-t-il pas des problèmes ?

Mme Françoise Laborde. - Tout d'abord, nous voyons apparaître un phénomène d'autorégulation des réseaux.

Plus largement, je crois qu'il ne faut pas se faire d'illusion. Nous n'avons ni la compétence juridique ni les moyens techniques de la contrôler. Ce qui est interdit sur ces réseaux est ce qui est contraire à l'ordre public. Par exemple, dans le cas d'un tweet incitant à la haine raciale, c'est au ministère de l'intérieur d'intervenir directement. Contre une chaîne extracommunautaire qui, via le satellite, est quand même diffusée sur une partie du continent européen et qui relève de la juridiction française, nous pouvons intervenir mais avec le soutien du ministère de l'intérieur en cas d'atteinte à l'ordre public. Nous connaissons l'arsenal juridique et les dispositifs nationaux qui sont applicables.

L'expression « télévision sociale » est un peu abusive. En effet, les réseaux sociaux sont plutôt accolés à la télévision. Aujourd'hui, l'ensemble n'est pas un outil de distribution de programmes ou de flux. En revanche, si demain des droits d'auteur étaient adossés ou associés à cet échange d'image, peut-être serions-nous amenés à intervenir.

Ce phénomène est complexe. En effet, nous sommes à cheval entre la conversation privée, sur laquelle il nous est évidemment interdit d'intervenir, et un contenu qui est tellement reproduit qu'il devient quasiment public. Il y a ici une ambiguïté de droit.

M. Nicolas About. - Avec une petite nuance, la télévision sociale telle que nous l'avons présentée aujourd'hui ne se limite pas à l'exception resserrée, c'est-à-dire aux réseaux sociaux.

L'ensemble comprend aussi tout ce qui est mis à disposition, la télévision de rattrapage, les vidéos, etc. D'ailleurs, ces vidéos sont une des ressources importantes attendues. Elles sont un contenu, un matériel audiovisuel mis à disposition. Ainsi, on déborde largement de ce qui relevait du « label poste », c'est-à-dire un courrier envoyé de l'un à l'autre dans le respect de la confidentialité.

En l'espèce, ce sont des contenus audiovisuels et le CSA espère bien qu'un jour le législateur confirmera que le conseil a un peu son mot à dire sur les contenus audiovisuels mis à disposition. Par exemple, pour ce qui concerne les SMAD, services de médias audiovisuels à la demande, qui intègrent déjà tous ces éléments que nous considérons comme appartenant à la télévision sociale, nombreux sont ceux, au CSA, qui pensent que nous avons notre mot à dire.

Mme Françoise Laborde. - De plus, tous les acteurs ne sont pas soumis aux mêmes règles : prenons d'un côté, MyTF1, le vidéo club de TF1, qui est évidemment « dans les clous » et en respecte la signalétique et le classement des écrans ; de l'autre, vous trouvez Youtube qui est un dispositif de partage de vidéos où vous pouvez mettre tout et n'importe quoi. À ce propos, je citerai le cas d'une vidéo, qui avait été proscrite par le CSA et qui était pourtant en ligne sur Youtube. Cette émission venait d'une chaîne extracommunautaire et proposait une méthode pour battre sa femme, je ne plaisante pas. Sa mise en ligne sur Youtube est un problème pour lequel nous n'avons évidemment aucune compétence.

M. Joël Bourdin, président. - Avons-nous une idée de la typologie des tweeteurs ?

M. Nicolas About. - Pour l'instant, des cabinets d'études sont en train de mettre en place des systèmes algorithmiques pour essayer de comprendre la typologie des tweeteurs. Comme je le disais, sont d'abord étudiés les critères d'âge à travers les prénoms et la syntaxe, puis de milieu social ou d'emploi en fonction des discussions.

En revanche, ils ne disent pas véritablement comment ils travaillent, ils publient simplement des statistiques. À un moment donné, les publicitaires vont souhaiter qu'on définisse précisément les critères afin de toucher tel ou tel public précis. Alors, tous les intervenants du secteur devront arrêter un certain nombre de critères incontestables pour pouvoir commercialiser ces temps de publicité nouveaux. Pour l'instant, c'est encore la « boîte noire », les analystes restent un peu opaques et ne veulent pas révéler leurs méthodes de criblage des tweets.

Mme Françoise Laborde. - Sans compter la difficulté supplémentaire qui tient au fait de l'absence de frontières. À partir du moment où vous avez un compte Twitter, vous pouvez aussi bien suivre le Président des États-Unis qu'une personne en Afrique ou en Alaska. Par définition, d'un pays à l'autre, les modes d'expression, de consommation ne sont pas exactement les mêmes, ce qui rend les analyses difficiles, hormis éventuellement par l'usage d'une langue. La difficulté est d'autant plus grande pour les marchés publicitaires, qui restent très nationaux.

M. Joël Bourdin, président. - Puisque nous sommes à la délégation à la prospective, pouvons-nous imaginer ce que sera le téléspectateur d'ici cinq ou dix ans, et ce qu'il aura en face de lui ?

M. Nicolas About. - Je ne sais pas. C'est une réflexion que nous avons régulièrement au CSA de se demander comment nous regarderons la télévision dans vingt ans.

M. Joël Bourdin, président. - Je me contentais d'imaginer la situation d'ici à cinq ans...

Mme Françoise Laborde. - À vrai dire, c'est impossible à prévoir. Nous sommes complètement dépendants des avancées technologiques. Avant qu'Apple n'invente l'IPhone, le fait de voir les Coréens regarder la télévision dans la rue nous amusait. Les premiers Radiocom 2000 pesaient dix kilos. Subitement, nous nous trouvons dans la situation d'être tout le temps connectés. J'étais chez des amis qui n'ont pas de télévision et j'ai quand même regardé tous les journaux en direct en me connectant à leur wifi. C'est une vraie question. Y compris pour le sujet de la redevance.

Notre modèle et les outils changent tellement vite : un écran a été présenté à Las Vegas qui fait fenêtre, c'est-à-dire que l'on voit en transparence. Nous sommes complètement dépendants de la technologie et celle-ci fabrique des usages, à l'image de Twitter.

Ce qui est certain, c'est que nous arrivons à l'ère du multitâche, de l'impatience et du raccourcissement des programmes. Le fait de s'assoir devant son téléviseur sans rien faire d'autre est de moins en moins vrai. Lorsque vous regardez le journal télévisé et que vous ne connaissez pas la personne dont il est question, vous cherchez des informations complémentaires sur elle ; quand vous regardez un film, vous avez envie d'en savoir plus sur son tournage.

M. Joël Bourdin, président. - Voici environ douze ans, nous sommes allés, avec une délégation de sénateurs, au Massachusetts Institute of Technology pour étudier la problématique des multimédias. Nous avions assisté à des expériences. Les chercheurs nous disaient : « dans dix ans, vous serez dans le téléviseur, vous composerez le programme de votre choix ; avec votre manette, vous piocherez les informations sur telle ou telle chaîne, vous ferez votre mélange et votre soirée ». C'est arrivé.

Mme Françoise Laborde. - Et bien non, ce n'est pas arrivé.

M. Joël Bourdin, président. - C'est arrivé technologiquement.

M. Nicolas About. - Sur Internet, c'est possible, mais sur le téléviseur ça ne l'est pas.

Mme Françoise Laborde. - C'est intéressant ce que vous dites. Bizarrement, on observe une vraie demande d'« éditorialisation ». On a longtemps pensé qu'avec les web TV et Internet, le spectateur serait plus actif et composerait lui-même son programme. Or, tel n'est pas le cas. Les téléspectateurs continuent de regarder le grand téléviseur familial tel qu'il est programmé par les chaînes. C'est la raison pour laquelle les rediffusions de films attirent toujours autant de public. Même si vous avez Rabbi Jacob dans votre vidéothèque, vous le regarderez quand même sur TF1 le dimanche soir et sa diffusion fera un score d'audience élevé.

En somme, nous sommes de plus en plus paresseux ! Bien que nous ayons de plus en plus de facilités, nous avons envie que quelqu'un décide à notre place. De la même manière, Le Super Bowl, qui est le programme le plus regardé aux États-Unis, est le moment que citent spontanément les Américains comme étant la soirée familiale par excellence. Il est le seul moment aux États-Unis où ils partagent encore un repas. Finalement, la télévision rassemble et reste très familiale. Plus il y a d'informations disponibles, plus nous avons envie que quelqu'un les sélectionne pour nous. Lorsque vous voulez être informés, vous regardez le 20 heures et vous n'allez pas simplement consulter Internet. Nous avons besoin d'une éditorialisation, me semble-t-il.

M. Nicolas About. - D'un autre côté, ce que dit le président Bourdin est vrai aussi. On zappe. L'offre de télévision est énorme désormais. Il y a une telle offre que nous nous fabriquons un programme. Alors on saute d'une chaîne à une autre en adoptant des chaînes et des programmes. Ceci devient tout le travail d'une chaîne : construire une marque que les personnes s'approprient afin de les attirer vers d'autres de leurs programmes. Il y a des téléspectateurs qui ne regardent que TF1 ou que M6.

M. Joël Bourdin, président. - Les comportements n'ont-ils donc pas changé ? Ce que vous décrivez me parait être un comportement conservateur de ceux qui ont eu la télévision quand elle a été créée et qui ont pris l'habitude d'avoir une seule chaîne.

M. Nicolas About. - Les comportements évoluent bien sûr. Ma fille ne regarde la télévision que sur son ordinateur.

M. Joël Bourdin, président. - Est-elle abonnée à une chaîne ?

M. Nicolas About. - Non, elle regarde les programmes sur son ordinateur en les recherchant sur Internet. Elle n'a pas de téléviseur dans sa chambre étudiante.

M. Joël Bourdin, président. - Il y a donc bien des changements de comportement.

Mme Françoise Laborde. - Les deux approches sont exactes D'un côté, vous êtes accroché par un programme : vous allez regarder tous les épisodes d'une série sur un écran ou sur un site auquel vous êtes abonné. D'un autre côté, vous avez quand même besoin de revenir sur des programmes « éditorialisés ».

Tout le travail des acteurs proposant des bouquets, comme Canal Sat - qui arrive quand même à garder ses abonnés -, est de proposer à leurs clients un bouquet de chaînes correspondant à leurs attentes. Aujourd'hui, ils sont capables de dire : « vous aimez le sport et vous avez un bouquet sport, on va enrichir votre bouquet en vous faisant découvrir une nouvelle chaîne ». Si vous avez un abonnement familial, Canal Sat va vous proposer d'autres chaînes pour vos enfants ou adolescents, parce que leurs commerciaux vont estimer ou même connaître l'âge de vos enfants. Ils font leur travail d'éditorialiste ou de commerçant en faisant en sorte d'enrichir en permanence leur offre, avec une approche de marketing direct.

Voici la preuve que nous avons le besoin d'une interface qui sélectionne pour nous en fonction de nos centres d'intérêts. En fonction de vos choix de recherches, on détermine votre profil et Amazon, par exemple, vous indiquera le type de littérature vous allez aimer. Il y a des algorithmes vous proposant des contenus qui sont censés vous intéresser. J'ai le sentiment d'une cohabitation des deux démarches laissant la place à un démarchage plus individualisé ou plus raffiné.

M. Nicolas About. - C'est le défi des éditeurs de chaînes. S'ils ne sont pas au rendez-vous, ils se feront doubler.

M. Nicolas Bouy. - Nous constatons aussi, sur les réseaux sociaux et les sites de partage, le volume considérable des contenus mis en ligne. L'effet de réseau produit une concentration des consommations sur un nombre restreint de programmes, atteignant ainsi une audience phénoménale : le saut de Félix Baumgartner depuis la stratosphère ou encore le clip « Gangnam style » coréen. De plus, Youtube met en place des chaînes pour éditorialiser et pour être force de prescription afin d'organiser son offre et de fédérer des publics. Avec ces phénomènes et ces outils, il faut espérer la naissance d'une exigence de valeur afin que les internautes sélectionnent des contenus de qualité parmi la masse de vidéos où l'on voit des chats faire du skateboard...

M. Pierre Bernard-Reymond. - La France possède-t-elle un observatoire lui permettant de savoir comment se manifeste cette télévision sociale à l'étranger ? Vos données concernent surtout Twitter. Sait-on si Al Jazeera utilise beaucoup cette méthode ?

Mme Françoise Laborde. - Nous n'avons pas, que je sache, d'observatoire des pratiques internationales. Néanmoins, et j'ai pu le constater de façon empirique, toutes les ambassades de France à l'étranger sont très attentives aux réseaux sociaux. J'étais au Caire il y a quelques semaines. Tous les chargés de l'ambassade les surveillent avec beaucoup d'attention. Dans tous ces pays où l'information circule avec beaucoup de difficultés, les réseaux sociaux, les blogs, les tweets, sont leur première source d'informations. Par exemple, les femmes sont en réseau dans tous les pays du pourtour méditerranéen et envoient sur une même adresse une grande quantité de contenus portant des revendications pour leur liberté.

M. Nicolas About. - À la fin de notre étude, vous trouverez quatre pages intéressantes sur l'évolution de la carte mondiale du réseau social le plus populaire de chaque pays.

M. Pierre Bernard-Reymond. - Effectivement, elle permet de comparer la puissance des différents réseaux sociaux. Avez-vous des contacts avec le Quai d'Orsay sur ces sujets ?

Mme Françoise Laborde. - En Égypte, je discutais avec le chargé d'affaire qui s'occupe de la presse et je lui demandais ses méthodes pour s'informer. Il m'a dit qu'il y avait quatre ou cinq réseaux sociaux qui sont les plus informés. En général, ce sont des journalistes qui ont leur compte Twitter et qui les alimentent eux-mêmes. Cela reste une source d'information majeure, davantage les comptes Twitter que les comptes Facebook.

M. Pierre Bernard-Reymond. - Ces informations devraient être aussi regroupées au Quai d'Orsay pour en faire une analyse qui serait sûrement très intéressante.

Mme Françoise Laborde. - En effet, ça l'est.

M. Nicolas About. - Merci pour cette question et nous voyons l'intérêt que vous portez à ces sujets. Nous allons également nous pencher sur la question.

Nous sommes bien sûr disposés, si vous le souhaitez, à vous indiquer les autres sujets sur lesquels nous travaillons et, s'ils sont susceptibles de vous intéresser, à venir vous les présenter.

M. Joël Bourdin, président. - Au nom de la délégation à la prospective, je vous remercie de cette proposition et de la présentation très complète et instructive de ce nouveau concept de télévision sociale.