Mercredi 8 février 2017

- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de M. Jean-Pierre Masseret, pour la commission des affaires étrangères -

La réunion est ouverte à 08 h 45.

Audition de M. Dariusz Wisniewski, chargé d'affaires à l'ambassade de Pologne

M. Jean Bizet, président. - Monsieur Wisniewski, merci d'avoir répondu à notre invitation ; vous serez toujours le bienvenu au Sénat.

La Pologne est un grand pays avec lequel nous souhaitons entretenir des relations approfondies. La commission des affaires européennes a effectué un déplacement à Varsovie en juin 2016. Nous recevrons une délégation du Sénat polonais en mars prochain.

Par ailleurs, nous souhaitons intensifier nos relations dans le cadre du Triangle de Weimar, ce qui nous conduit à nouer des contacts étroits avec le Sénat polonais et le Bundesrat, en particulier sur les questions de subsidiarité.

Dans le cadre de notre groupe de suivi, nous souhaitons connaître votre analyse sur les conséquences du Brexit et sur la négociation qui s'annonce.

Nous souhaitons par ailleurs une Europe qui s'affirme comme une puissance, notamment en matière de défense et de négociations commerciales, qui se recentre sur les missions essentielles où sa plus-value est incontestable, qui agisse pour la croissance et l'emploi, sans protectionnisme, mais avec le souci d'acquérir de nouveaux marchés. Quelle est votre analyse ?

M. Dariusz Wisniewski, chargé d'affaire à l'ambassade de Pologne. - C'est un honneur et un plaisir d'être ici pour vous présenter la position de la Pologne à ce sujet.

La Pologne a toujours soutenu les idées européennes, mais depuis la transition voilà près de vingt-cinq ans, elle est progressivement devenue un pays très pro-européen. Notre présent et notre futur sont indissociables de l'Union européenne. La dynamique polonaise à cet égard rassemble la classe politique entière, en dépit des divisions sur d'autres sujets. Les partis politiques représentés au Parlement ou dans d'autres institutions soutiennent tous l'appartenance de la Pologne à l'Union européenne. Les sondages effectués chaque année témoignent de l'adhésion de la population, avec un taux de 70 % à 80  % en faveur de l'Union.

L'enjeu n'est pas financier, même si les fonds européens jouent toujours un rôle important dans la modernisation de notre pays ou dans le rapprochement de l'économie polonaise du marché commun. Il s'agit d'une question de civilisation, d'histoire. Pour tous les Polonais, élus ou non, l'Europe est notre passé, notre présent et notre futur.

C'est dans cette perspective qu'il faut replacer tous les éléments du dossier de l'Union européenne. Comment peut-on améliorer, réformer l'Union européenne pour qu'elle réponde de façon plus efficace aux défis du monde contemporain ? Comment peut-elle mieux servir les citoyens, être plus proche d'eux et garantir leur pouvoir d'achat ? La situation intérieure et extérieure évolue constamment. C'est pourquoi nous devons être prêts à relever les nouveaux défis qui se présentent à nous. Mais nous devons aussi respecter certaines valeurs fondamentales.

La Pologne, qu'il s'agisse des gouvernants, de la classe politique ou des citoyens, a considéré que la décision du gouvernement britannique d'organiser un référendum sur le Brexit était surprenante. Toutefois, cette décision du peuple britannique étant souveraine, nous devons tous en accepter le résultat - lui aussi très surprenant. Il en est de même pour les ressortissants polonais - environ 1 million - qui habitent en Grande-Bretagne ; ils ont été nombreux à s'y installer après l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne.

Tous les pays de l'Union, y compris la Grande-Bretagne, doivent maintenant se concentrer sur la préparation et la conduite des négociations concernant le processus de sortie du Royaume-Uni hors de l'Union européenne. Comme l'ont indiqué la représentante du gouvernement et le ministre des affaires étrangères polonais, la décision de sortir de l'Union qu'a prise le Royaume-Uni, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, dont l'économie est la plus puissante et qui détient l'arme nucléaire, est révélatrice du fonctionnement de l'Union européenne. Cette situation est comparable à un divorce, dans lequel une seule partie n'est pas responsable de tout. Une fausse perception des citoyens perdure concernant par exemple le principe de subsidiarité ou le détachement de certains éléments de la structure européenne.

Nous sommes prêts à participer à tous les travaux préparatoires au Brexit. Le Conseil européen jouera un rôle-clef dans ces négociations. Il y va de notre intérêt commun, à savoir le maintien de liens politiques étroits entre l'Union européenne et l'OTAN, dont fait partie le Royaume-Uni. Nous espérons continuer à oeuvrer avec ce futur partenaire pour poursuivre la mise en oeuvre des engagements pris dans le domaine de la sécurité.

Quant au détail du processus de négociation du Brexit, les autorités britanniques doivent négocier avec celles de l'Union européenne tous les points les plus complexes de la sortie du Brexit et éviter la pratique du cherry picking que les Britanniques affectionnent particulièrement. À ce propos, la Pologne s'oppose à la négociation, entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, d'un accord établissant le cadre des nouvelles relations qu'elles noueraient après le Brexit, en parallèle à la négociation concernant la sortie du Royaume-Uni de l'Union. Cette dualité mènerait, nous semble-t-il, à un affaiblissement de l'Union européenne dans les négociations et constituerait un vecteur de complications juridiques, ce qui n'est évidemment pas dans notre intérêt. En effet, le Royaume-Uni est encore un membre de l'Union européenne et non un État tiers.

Notre priorité est le maintien des droits acquis par les ressortissants de l'Union européenne résidant au Royaume-Uni, notamment par les Polonais qui sont un million à y habiter, travailler et payer leurs impôts. Tant qu'ils y vivent, leur statut doit être sauvegardé. Ce sujet doit être traité conjointement avec celui de la protection sociale lors des négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union, conformément à l'article 50 du traité sur l'Union européenne.

Les questions budgétaires ont toujours constitué un élément très important lors des négociations. À cet égard, nous devons tout faire pour obtenir de la part des autorités britanniques toutes les assurances qu'elles respecteront les engagements financiers pris dans le cadre pluriannuel actuel. Ce point est très important mais assez délicat.

M. Jean Bizet, président. - Je souhaite revenir sur les questions internes à la Pologne, notamment au travers des orientations du gouvernement actuel sur le tribunal constitutionnel, sujet qui a fait l'objet de discussions lorsque nous étions à Varsovie. Compte tenu des dernières appréciations du vice-président de la Commission européenne, Jyrki Katainen, nous attendons un éclairage de votre part.

Mme Gisèle Jourda. - Vous avez répondu à certaines interrogations, mais je souhaiterais vous poser quelques questions complémentaires.

Le groupe de Visegrád mène-t-il une réflexion commune sur les sujets relatifs aux Brexit ? Pensez-vous que la refondation de l'Union européenne puisse s'appuyer sur le dynamisme créé par certains États membres dans le cadre de coopérations renforcées ? Cet aspect me semble essentiel. Dans ce domaine, le triangle de Weimar réunissant la France, l'Allemagne et la Pologne pourrait-il, selon vous, créer par son action une impulsion ? Si oui, dans quels domaines ? Quel regard portez-vous sur la position du nouveau président des États-Unis à propos de la contribution financière des États membres au financement de l'OTAN ? Quel est le sentiment de la Pologne sur une éventuelle participation moins importante des États-Unis aux structures de l'OTAN ? Quelle appréciation portez-vous sur les efforts importants consentis au niveau européen pour renforcer la défense européenne au sein de l'espace géostratégique européen ?

M. Jean Bizet, président. - Vous aurez compris que Mme Jourda est une spécialiste des questions de défense. Qu'en est-il des achats de matériel militaire ? Mon souhait est de voir émerger un buy european act. Quelle est votre réponse en matière de solidarité européenne ?

M. Dariusz Wisniewski. - Le groupe de Visegrád est constitué à l'échelle régionale entre quatre pays : la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque et la Pologne. Cette coopération, comparable au Benelux, fonctionne depuis plus de vingt-cinq ans avec grand succès.

S'agissant du processus de coordination des politiques dans le cadre de l'Union européenne et de l'OTAN, nous tenons régulièrement des consultations avec les pays du groupe de Visegrád. Celles-ci sont positives, mais elles ne visent en aucun cas à opérer un rapprochement qui affaiblirait l'unité européenne. Pour la Pologne et tous les membres du groupe, l'unité au niveau de l'Union européenne et de l'OTAN reste la priorité.

Compte tenu des intérêts parfois divergents des membres du groupe de Visegrád, cette plate-forme d'échanges de vues et de coopération facilite l'expression de positions individuelles ou la recherche d'un compromis qui servira les intérêts de l'Union européenne ou de l'OTAN.

La coopération renforcée s'applique plus particulièrement au domaine de la défense, pour répondre à un risque perçu comme étant plus important sur le plan international. Fondamentalement, chaque type de coopération susceptible de servir l'intérêt de tous les membres de l'OTAN ou de l'Union européenne est toujours opportun. Toutefois, si le développement de coopérations renforcées affaiblissait l'unité de l'organisation entière, il nous serait difficile de l'accepter. L'unité de l'Union européenne et de l'OTAN est d'une importance fondamentale. À l'extérieur, des pays leaders se réjouissent de mener des actions en vue d'affaiblir, voire de détruire l'unité de l'Union ou du traité de l'Atlantique Nord.

J'en viens à l'influence des États-Unis, notamment depuis l'élection du nouveau président Donald Trump. À l'instar de notre ministre des affaires étrangères, il me semble prématuré de formuler des conclusions générales après les premières semaines d'une nouvelle administration américaine. Les liens bilatéraux qu'entretient la Pologne avec les États-Unis dans le cadre de l'OTAN sont essentiels pour notre politique internationale, notamment dans le domaine de la sécurité auquel tous les gouvernements polonais portent une grande attention depuis 1990. De ce point de vue, la politique américaine est perçue très positivement par les Polonais. Il est de notre intérêt de renforcer ces liens avec les États-Unis.

Parallèlement, nous avons toujours voulu développer ces liens de coopération bilatérale avec nos partenaires de l'Union européenne et de l'OTAN.

Nous avons une relation bilatérale très forte avec les États-Unis, depuis 1990. Nous avons aussi toujours tenté de faire preuve de solidarité vis-à-vis de nos partenaires de l'Union européenne et de l'OTAN, parce que nous avons tiré une leçon de notre histoire, en matière de sécurité : les risques loin de nos frontières peuvent se rapprocher très rapidement. On peut critiquer notre niveau de participation, mais celle-ci a toujours été réelle, auprès de l'OTAN, de l'Union européenne ou de l'ONU, au Tchad, en Haïti, au Proche-Orient.

En raison de notre localisation géographique, notre priorité n'est pas la Méditerranée, mais nous sommes toujours prêts à prendre notre part des obligations, en essayant d'être producteur de sécurité plutôt que consommateur.

Le sujet des achats d'équipements militaires est très délicat. Un choix répond à un critère de qualité de l'équipement, à des besoins, à des arguments commerciaux et aux possibilités de production locale. La Pologne essaie de renforcer ses capacités industrielles, comme les autres pays européens.

Il existe des contacts industriels entre des entreprises européennes, notamment françaises, et la Pologne. Ce type de processus prend du temps, mais j'espère des résultats concrets dans quelques mois.

La priorité de la Pologne va, pour l'instant, à plusieurs programmes de modernisation de son équipement.

M. Jean Bizet, président. - La technologie américaine vous a plus séduits que la technologie européenne.

M. Dariusz Wisniewski. - Il y a quelques années, nous avons choisi des avions F16 dont nous sommes très contents. D'autres éléments importants de notre modernisation sont européens. En fin de compte, il faut bien choisir un fournisseur. J'espère que ce sera bientôt un Européen.

M. Jean Bizet, président. - Rien n'est perdu pour l'avenir.

M. Dariusz Wisniewski. - En effet.

M. Didier Marie. - Vous avez dit qu'il était trop tôt pour juger des orientations de la nouvelle administration américaine, cependant M. Trump a évoqué un nouveau partenariat avec la Russie. Quelle est la position de la Pologne ?

La Pologne accueille Frontex. Face à l'afflux de migrants, le président de la Commission et le Conseil européen ont souhaité une coordination et un accueil partagé. Qu'en pense la Pologne ? Je crois savoir que vous privilégiez les actions politiques à l'égard des pays d'origine.

M. Dariusz Wisniewski. - Les relations avec la Russie sont d'une importance presque primordiale pour nous. Ce grand pays est notre voisin direct à Kaliningrad, où il a déployé une puissance militaire très forte que la Pologne ne trouve pas justifiée, même si c'est à chaque pays de décider de sa présence militaire.

Nous devons être clairs et précis avec notre grand voisin : nous sommes en faveur du développement de relations positives de coopération, tout en gardant à l'esprit l'expérience du passé. L'administration Obama a plaidé pour une remise à plat des relations avec la Russie. Personnellement, je n'ai pas constaté beaucoup de résultats. Je comprends que le dossier russe soit l'un des plus importants pour l'administration américaine, qui essaie d'alléger les tensions, de construire une relation positive. Je comprends son besoin de renforcer les accords sur le nucléaire, étant donné leur aspect stratégique. Des résultats concrets prouveraient une volonté réelle.

Le conseil de la Pologne à tous ses partenaires qui tentent de développer leurs relations avec la Russie est le suivant : soyez prudents, essayez d'être concrets, inscrivez la relation dans la longue durée et vérifiez les progrès accomplis. Ne croyez pas toujours aux déclarations. Il faut être patient et attendre la fin du processus pour constater son succès. On a déjà vu des reculs à la toute fin.

Nous sommes très heureux de la présence de Frontex en Pologne. Les négociations avec l'Union européenne sur la transformation de Frontex ont été très intensives. La situation est difficile et coûteuse. Ainsi, un grand nombre d'enfants doivent être scolarisés en Pologne aux frais de l'État. Nous avons réussi à trouver de bons compromis. J'espère que la présence de Frontex sera accrue dans quelques mois.

Il faut se concentrer sur les vraies causes de la crise migratoire - même s'il faut aussi en gérer les conséquences - en fournissant une aide aux pays d'origine, ou à leurs voisins. Nous sommes actifs en Jordanie et au Liban notamment. Notre gouvernement s'est initialement prononcé contre le plan européen de relocalisation des réfugiés, qui contraint les pays à les accepter. Il faut tenir compte de notre expérience et de notre réalité : la population de Pologne est très homogène, composée à 96 % de personnes d'origine polonaise. Le multiculturalisme, la diversification sont loin de notre réalité, même si nous accueillons un million de citoyens venus de l'Ukraine et du Belarus. Il n'y a aucune hostilité envers les étrangers en Pologne, où nous avons une tradition d'ouverture aux vagues de migrants étrangers.

En dépensant un euro à la source de l'émigration, on peut économiser huit à dix euros dans l'Union européenne. Nous sommes donc pour une politique efficace, peu coûteuse, aux racines de la crise.

M. Jean-Marie Bockel. - Le Brexit a pour conséquence le renforcement du dialogue entre la France et l'Allemagne, pour une refondation de l'Union européenne. La Pologne, dans la grande tradition du Triangle de Weimar, ressent-elle cette opportunité ?

M. Dariusz Wisniewski. - Le Triangle de Weimar est un élément important de la relation franco-allemande. Pour une action trilatérale, la volonté des trois partenaires est nécessaire. La Pologne a une relation plus étroite avec l'Allemagne qu'avec la France en raison de sa frontière directe et d'éléments politiques, économiques, culturels. Elle essaie de reproduire les succès de la coopération franco-allemande dans sa relation avec l'Allemagne, qui a été refondée après 1990. Hier, la chancelière Merkel a mené à Varsovie des discussions intenses avec le Président, la Première ministre et le président du parti Droit et Justice.

M. Éric Bocquet. - Une délégation sénatoriale s'est rendue l'an dernier en Pologne. Elle y a constaté une divergence de points de vue sur la directive de 1996 sur les travailleurs détachés, que la France veut renforcer car le contexte économique est différent d'alors. La Pologne a-t-elle toujours le même point de vue ? Je la comprends : elle jouit d'un avantage compétitif ; mais la distorsion de concurrence est préjudiciable à la France.

M. Dariusz Wisniewski. - Non, notre position n'a pas changé. Les quatre libertés de circulation sont le fondement de l'Union européenne. La libre circulation des services, y compris du transport et de la construction, est importante pour toute l'Union. Mon opinion personnelle est que ce sujet a été gonflé hors de proportion. Seuls 200 000 Polonais travaillent en France, dont la plupart légalement. J'ai rencontré des dirigeants de PME français qui disaient n'avoir pas réussi à trouver d'employés sur le marché français. Ils ont donc fait appel à des partenaires, qui leur ont fourni de la main d'oeuvre. À la fin, c'est le consommateur français qui en profite. Qu'il s'agisse de droit du travail ou de protection sociale, les décisions sur le niveau, la quantité ou le type d'activités concernées sont prises à l'échelon national ou européen, et sont politiques. Nous connaissons le point de vue des membres de l'Union européenne et comprenons les intérêts nationaux.

On évoque toujours les travailleurs détachés avec méfiance. Mais il ne faut pas oublier que ce phénomène touche aussi les Français qui travaillent avec profit dans d'autres pays de l'Union européenne. Soyons prudents dans les réformes : le coût final sera payé par le consommateur français, allemand ou anglais.

M. Jean Bizet, président. - Vous avez parlé tout à l'heure de l'importance des valeurs. Le paysage politique mondial change sous nos yeux. Les remarques du commissaire Katainen sur l'état de droit en Pologne nous rendent soucieux. Des ressortissants nationaux se trouvent en difficulté juridique après avoir acheté des terres en Pologne. Comment pouvez-vous nous rassurer ?

M. Dariusz Wisniewski. - Si vous étudiez la doctrine, vous constatez qu'il n'existe pas de bipolarité. L'état de droit est un continuum s'appuyant sur 28 critères. Beaucoup de pays européens n'ont pas l'équivalent du Conseil constitutionnel ou du Conseil d'État. Il est inacceptable de prendre ce critère pour juger de l'existence ou non de l'état de droit. En Pologne, les élections sont libres, le Parlement fonctionne, la presse est libre. Dans toutes les démocraties, on entend des plaintes sur le fonctionnement de telle ou telle instance. En Pologne, nous sommes dans une période du cycle politique où les partis qui ont perdu les élections tentent plusieurs méthodes pour défendre leur cause.

Notre système juridique doit bien sûr être amélioré, mais sa déficience est à attribuer à plusieurs gouvernements, plusieurs majorités parlementaires. D'autres pays ont eu à régler beaucoup de problèmes que nous trouvons toujours dans notre système juridique. L'accès des citoyens à la justice, la durée des procédures doivent être améliorés. Mais ces problèmes ne datent pas d'il y a quelques mois. Le débat sur la composition du tribunal constitutionnel ne date pas non plus des dernières élections. Mon point de vue de citoyen est que la polémique est hors de proportion.

Le droit pour les étrangers d'acheter des terres agricoles est un sujet très sensible. La Pologne a adopté l'an dernier une législation qui prolonge la limitation d'accès des étrangers. Le droit n'est pas tellement différent dans d'autres pays de l'Union européenne. Chacun essaie de protéger son patrimoine.

La réunion est close à 10 heures.

- Présidence de MM. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 15 heures 15.

Gouvernance de la zone euro - Communication de Mme Fabienne Keller et M. Richard Yung

M. Jean Bizet, président. - La gouvernance de la zone euro devra occuper une place importante dans les conclusions des travaux de notre groupe de suivi. Je remercie nos deux collègues d'avoir approfondi cette question, en lien étroit avec la Présidente de la commission des finances Michèle André et le Rapporteur général Albéric de Montgolfier. L'audition de Jean-Claude Trichet et de Pervenche Bérès nous avait donné des pistes intéressantes pour notre réflexion. On sait néanmoins que la Commission européenne doit présenter un Livre Blanc en mars. Nos conclusions ne pourront donc pas être définitives. Le Sénat devra poursuivre ses travaux sur le sujet.

Mme Fabienne Keller. - La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne constitue aujourd'hui une opportunité indéniable pour réaffirmer le projet politique que constitue l'euro. Je rappelle que les Traités prévoient que tous les Etats adhèrent à terme à la zone euro. Le renforcement de l'Union économique et monétaire apparaît cependant aujourd'hui dans l'attente d'un second souffle, alors même que les institutions européennes multiplient des rapports en faveur d'un approfondissement de la zone euro, avec en filigrane l'instauration d'instruments contra-cycliques (budget européen, mécanisme d'assurance chômage européen, mutualisation d'une partie de la dette). Aller plus loin implique désormais un choix collectif en faveur d'un renforcement de la coordination des politiques budgétaires et donc de nouveaux partage de souveraineté.

Une première étape doit consister en la poursuite de ce qu'on appelle la phase I de l'approfondissement de l'UEM, lancée en octobre 2015. Censée se terminer le 30 juin 2017, il s'agit d'un approfondissement par la pratique, utilisant les instruments existants. Plusieurs dispositifs ont déjà été mis en place : réforme du semestre européen, révision de la procédure pour déséquilibre macro-économiques, création d'autorités nationales de la productivité, institution d'un comité budgétaire consultatif européen, unification progressive de la représentation de la zone euro au sein des instances financières internationales ou lancement d'une consultation sur un socle européen des droits sociaux. Certains - comité budgétaire, autorités nationales de la productivité - mériteraient de voir leur rôle clarifié afin de mieux évaluer leur apport.

Il convient d'aller plus loin sur les autres propositions, en favorisant notamment la mise en place d'un Code de convergence social et fiscal. Il est nécessaire d'établir progressivement un mécanisme d'incitation à la convergence des règles relatives aux marchés du travail et aux systèmes sociaux afin de véritablement renforcer la dimension sociale de la zone euro. La démarche en matière sociale devra également être prolongée dans le domaine fiscal, au travers de la réflexion en cours sur l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) en vue de renforcer la convergence des économies de la zone et lutter contre le développement de la concurrence fiscale entre les Etats. Un calendrier doit notamment être mis en place en vue de rapprocher la fiscalité des entreprises. Toute convergence en la matière ne doit pas se faire au détriment de la compétitivité des entreprises françaises ou des recettes fiscales nationales. Le couple franco-allemand peut constituer le cadre pour accélérer cette convergence.

La réforme du semestre européen doit également être prolongée. Le semestre européen devrait être divisé en deux périodes afin de mieux mettre en avant l'évaluation de la situation de la zone euro. Le premier trimestre serait dédié à l'analyse de la situation macro-économique de la zone euro. L'orientation de la politique budgétaire et de la politique économique au niveau de la zone pourrait ainsi être définie. Le deuxième trimestre serait consacré à l'examen des pays.

L'Union bancaire doit également aboutir le plus rapidement possible. Il s'agit de mettre en oeuvre un fonds européen d'assurance des dépôts. La possibilité pour le Mécanisme de résolution unique prévu dans le cadre de l'Union bancaire de pouvoir emprunter auprès du Mécanisme européen de stabilité lorsqu'il doit affronter une crise systémique doit également être envisagée. À défaut, il devra être doté de moyens suffisants pour être crédible.

Une réforme de l'UEM ambitieuse passera par une réflexion sur la mise en place d'un Fonds monétaire européen ou d'un budget de la zone euro. Je laisserai Richard Yung détailler ces projets. Tous sont néanmoins conditionnés par le renforcement de la légitimité démocratique de l'UEM - un renforcement au demeurant d'ores et déjà nécessaire aujourd'hui. Il semble à ce titre indispensable de réfléchir à une meilleure association des parlements nationaux.

L'article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) prévoit une conférence interparlementaire, réunissant représentants des parlements nationaux et du Parlement européen. J'ai pu encore mesurer, la semaine passée, les limites de cette réunion. Il s'agit aujourd'hui de la réformer et de renforcer son rôle, tant son format n'apparaît pas adapté pour permettre l'organisation de débats de fond entre parlementaires nationaux et européens. Le temps accordé aux exposés d'experts, ainsi que le nombre de sujets à l'ordre du jour doivent être réduits. La conférence devrait, en outre, être associée aux travaux de la Commission sur l'évaluation de la situation agrégée de la zone euro, sur les projets de recommandation visant les Etats dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance ou de la procédure de déséquilibre macro-économique mais aussi au suivi de la situation des Etats qui bénéficient d'une assistance financière. Elle doit pouvoir auditionner tout acteur institutionnel de l'UEM.

Dans ces conditions, ce véritable parlement de la zone euro pourrait se réunir, à Strasbourg, pour au moins deux sessions : la première au début du semestre européen, en novembre, pour l'examen de la situation de la zone euro, et la deuxième, en juin de l'année suivante, pour la présentation des projets de recommandation par pays. Nous serions ainsi en amont des procédures budgétaires nationales. Il s'agit désormais d'aller plus loin que les conclusions adoptées par la conférence de l'article 13 et d'envisager l'adoption de résolutions par la Conférence. Il pourrait être envisagé que ce soit cette Conférence qui valide, au nom des parlements nationaux, le principe d'un engagement du Fonds monétaire européen pour aider un État membre. L'engagement de crédits resterait cependant une prérogative des parlements nationaux.

Je laisse la parole à Richard Yung pour aborder les autres pistes envisageables pour renforcer la gouvernance économique de la zone.

M. Richard Yung. - Fabienne Keller vient de présenter les voies à suivre afin d'achever la phase I du complément de l'UEM et d'assurer l'indispensable renforcement de la dimension démocratique de cette Union, en particulier le rôle des parlements nationaux. Pour ma part, je voudrais développer deux séries de réflexions : d'abord, quant à la mise en place d'un mécanisme de stabilisation budgétaire pour la zone Euro ; ensuite, quant à la gouvernance exécutive de cette zone.

En ce qui concerne un éventuel mécanisme de stabilisation budgétaire, je ferai d'abord deux rappels.

Premièrement, le Pacte de stabilité et de croissance, depuis vingt ans, a surtout été un pacte de stabilité. C'est sans doute une erreur. L'accent a été mis sur le maintien des déficits publics à moins de 3 % du PIB. En dépit des clauses de flexibilité de ce Pacte, l'instrument budgétaire demeure faiblement utilisé par les États membres. Je vous renvoie aux débats auxquels ont donné lieu nos auditions de Mme Pervenche Berès et M. Jean-Claude Trichet, ainsi qu'au récent rapport de M. Mario Monti. Le retour à l'équilibre des comptes publics apparaît comme prioritaire, au risque de peser sur la relance économique. Notre croissance « molle » s'explique sans doute ainsi pour une part.

Deuxième rappel : le rapport dit « des cinq présidents », voici plus d'un an et demi, a prévu une phase II de complément de l'UEM, à compter de juillet 2017 - autant dire : demain - et jusqu'en 2025. L'objectif de cette phase est de mettre en place un mécanisme de stabilisation budgétaire pour la zone Euro. Cependant, la forme de ce mécanisme n'a pas été précisée dans le rapport. Seuls ont été présentés certains critères à remplir, assez généraux : ouverture et transparence de l'instrument pour tous les États membres ; non seulement un rôle de gestion de crise mais aussi de prévention des crises ; une utilisation conditionnée au respect de règles de coordination budgétaire ; enfin, pas de transferts permanents entre pays ni de transferts à sens unique. Ce dernier critère était vraisemblablement destiné à satisfaire l'Allemagne.

Dans ce contexte, deux options sont imaginables. La première serait de transformer l'actuel Mécanisme européen de stabilité (MES) en un « Fonds monétaire européen » (« FME »).

M. Jean Bizet, président. - C'est une hypothèse séduisante !

M. Richard Yung. - Oui. Ce FME serait en effet de nature à favoriser une gestion plus souple qu'aujourd'hui. A minima, il assurerait la gestion commune d'une partie de la dette des États membres avec l'objectif de renforcer la stabilité de la zone Euro. Il serait doté de capacités de négociation et de suivi propres, afin de limiter les risques d'attaques spéculatives sur les dettes souveraines et de faciliter une éventuelle restructuration de la dette publique d'un pays membre de la zone euro, sans faire appel au Fonds monétaire international (FMI). Il pourrait en outre se voir octroyer une licence bancaire, qui lui permettrait de se refinancer auprès de la Banque centrale européenne (BCE). Il s'agirait là d'une garantie en vue de faire face à une crise frappant directement un grand pays de la zone Euro. On peut en effet s'interroger sur la capacité du MES à assumer de telles interventions, avec ses ressources actuelles : plus de 700 milliards d'euros, dont on a utilisé que le dixième environ.

Ce FME pourrait également émettre de la dette pour les États membres confrontés à des difficultés. Cette dette additionnelle serait garantie par tous les États membres de la zone Euro. À cet égard, je dois dire que le FMI se montre plus ouvert que l'Union européenne qui, sous la pression de l'Allemagne, rechigne à certains scénarios. La difficulté dans laquelle se trouve aujourd'hui la Grèce en témoigne.

Pourrait-on aller plus loin, à plus long terme ? Ce serait la deuxième option : créer une véritable capacité budgétaire pour la zone Euro. Cette idée, pour l'heure, soulève encore de nombreuses questions.

Quant à l'objectif, différentes possibilités existent.

On pourrait créer un « rainy-day fund » - disons : un « fonds pour les mauvais jours » -, mécanisme d'assurance intergouvernemental destiné à assister les États membres en cas de chocs conjoncturels. C'est déjà la vocation du MES, mais il est peu utilisé, et le FME que j'envisageais tout à l'heure répondrait à cette préoccupation.

On pourrait créer un budget de la zone Euro à part entière, orienté vers une réponse contra-cyclique, encourageant les pays ayant d'importants excédents à réaliser des investissements.

On pourrait encore mettre en place plus directement un budget d'investissement de la zone Euro, qui permettrait de faire face aux chocs asymétriques en encourageant les réformes. Cet instrument pourrait aider des États membres faisant face à des évènements imprévus et soutenir les réformes structurelles engagées par des gouvernements contraints par les règles du Pacte de stabilité et de croissance, en démultipliant le programme d'appui à la réforme structurelle présenté par la Commission européenne.

L'idée existe également de créer un système d'assurance chômage à l'échelle de l'UEM : soit un fonds européen qui offrirait une assurance aux chômeurs de courte durée, soit un dispositif de réassurance pour les assurances chômage nationales, activé si le niveau de chômage venait à excéder un certain niveau.

Quant aux ressources permettant d'alimenter ce budget, sujet au coeur de la récente audition de MM. Mario Monti et Alain Lamassoure à laquelle ont procédé en commun les commissions des finances et des affaires européennes, les hypothèses sont diverses. L'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS), objet de propositions de la Commission européenne selon une approche graduée, peut constituer une piste. Il y a également celle de la TVA, ou encore celle de l'impôt sur les sociétés ou d'une taxe sur les transactions financières - qui suscitent les réticences que l'on sait de la part des entreprises et des banques ! On pourrait encore imaginer de mettre à contribution tout ou partie des excédents de la BCE...

M. Jean Bizet, président. - Il me semble que ce dernier point mériterait d'être creusé.

M. Richard Yung- Sans doute. J'ajouterai que la possibilité d'une mise en commun des dettes dans le cadre d'un « Trésor européen » ne pourrait être envisagée qu'à la condition d'une réelle coordination des politiques budgétaires et économiques des États membres et de leur convergence fiscale.

Les idées sont très nombreuses. Toute la difficulté est de trouver un accord, notamment avec l'Allemagne - mais pas seulement.

En tout état de cause, la perspective de telles réformes appelle, dès à présent, une rénovation de la gouvernance de la zone Euro. Fabienne Keller ayant abordé l'aspect démocratique et parlementaire, je m'attacherai à la dimension exécutive.

À cet égard, le besoin est d'abord de renforcer le pilotage politique de la zone Euro ; nous ne cessons de le dire... Il s'agit d'assurer progressivement la coordination des politiques économiques et budgétaires et une convergence fiscale des États membres, ainsi qu'une meilleure complémentarité avec l'action de la BCE.

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) a instauré un sommet de la zone Euro. En pratique, cependant, ce sommet, qui n'est réuni qu'en cas de crise, manque de substance. Il conviendrait donc d'en systématiser l'organisation ; le sommet de la zone Euro, par exemple, pourrait se réunir tous les trois ou six mois. Les chefs d'État et de gouvernement, dans ce cadre, établiraient un programme de travail pour la zone, fixant des objectifs en matière budgétaire et fiscale.

Par ailleurs, il est nécessaire de renforcer la visibilité politique de la zone Euro. Le sommet de la zone Euro est certes doté, en droit, d'un président, désigné par les chefs d'État et de gouvernement, mais c'est en pratique le président du Conseil européen. Il faudrait créer un véritable coordonnateur politique de la zone Euro, qui serait le président de l'Eurogroupe et dont les missions seraient notamment de mettre en oeuvre les orientations définies par le sommet de la zone Euro et assurer la représentation de cette zone au sein des instances financières internationales. On peut imaginer en outre qu'il soit, sur le modèle du Haut-représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), vice-président de la Commission européenne, qu'il préside le conseil Ecofin et soit responsable du MES puis, le jour venu, du FME, voire d'un éventuel budget de la zone Euro.

Cela dit, je me garderais bien de trancher sur la manière dont toutes ces propositions pourraient recueillir un accord entre les États membres...

M. Jean Bizet, président. - Merci pour ce rappel des pistes actuellement à l'étude pour renforcer la gouvernance économique et cette mise en perspective. Par souci de simplification mais aussi pour l'image, je suis assez favorable à la transformation du Mécanisme européen de stabilité en un véritable Fonds monétaire européen, doté de surcroît d'une licence bancaire. Cela renforcerait la visibilité de l'Union économique et monétaire.

Nous devons également réfléchir à la question des ressources propres. Nous sommes à la recherche de nouvelles pistes en la matière. Sans verser dans la caricature, je suis assez séduit par l'idée d'un prélèvement sur les excédents de la Banque centrale européenne. La taxe sur les transactions financières a été envisagée. La Belgique est cependant en train de se retirer de la coopération renforcée au risque de faire échouer celle-ci. On peut également envisager un reliquat de TVA. Il faudra expertiser à l'avenir ces différentes possibilités.

Mme Fabienne Keller. - Nous devons très vite envoyer un signal avec des mesures visibles. Le Fonds monétaire européen et le Parlement de la zone euro sont des idées séduisantes mais à long terme. Nous devons progresser plus rapidement vers la convergence fiscale, afin de réduire la concurrence en la matière qui donne un sentiment d'inégalité, notamment sur les territoires où est créée effectivement la richesse. Nous devons trouver des mesures symboliques en la matière. Cette question est en train de devenir le scandale de l'Union européenne.

M. Didier Marie. - Concernant les ressources propres, il faudrait s'intéresser à la question de l'évasion fiscale. L'Union européenne comme les Etats membres doivent être plus performants dans ce domaine, notamment en matière de perception des taxes. Je pense notamment aux grandes entreprises du secteur numérique. Les exemples ne manquent pas ces derniers temps comme l'illustre le cas de l'Irlande avec Google.

M. Richard Yung- Si M. Trump parvient à diminuer de 35 à 15 % le taux de l'impôt sur les sociétés aux États-Unis, les entreprises américaines cesseront de s'installer au sein de l'Union européenne... La difficulté tient à trouver un accord au niveau européen. Il n'existe pas de volonté politique pour y parvenir...

Mme Fabienne Keller. - Qu'en sera-t-il demain si le Royaume-Uni joue lui aussi sur le biais de la concurrence fiscale. Il existe aujourd'hui un véritable sentiment d'injustice et de révolte concernant ces questions, notamment chez les petites entreprises qui ne peuvent délocaliser leur activité au gré des taux d'imposition. La commissaire européenne Margrethe Vestager mène un combat qu'il convient d'appuyer au plus haut niveau, tant il est un signal fort au sein même de l'Union et au dehors...

M. Jean Bizet, président. - J'insiste également sur cette urgence en matière fiscale. Elle est à mon sens double. Comme le conclut Marcel Gauchet dans son dernier ouvrage, compte-tenu de ses performances économiques, l'Allemagne aura-t-elle encore besoin de l'Union européenne ? Dans ces conditions, quel avenir pour la convergence fiscale dont le couple franco-allemand pourrait être le moteur ? Par ailleurs, comme l'a souligné Fabienne Keller, il existe aujourd'hui un risque certain à ce que, une fois sorti de l'Union européenne, le Royaume-Uni soit tenté par le dumping fiscal...

Sécurité et migrations - Communication de MM. Jean-Marie Bockel et Didier Marie

M. Jean Bizet, président. - Nous abordons maintenant deux sujets majeurs sur lesquels l'Union européenne est confrontée à des défis immenses. La sécurité relève d'abord de la compétence des Etats membres. Le traité le rappelle opportunément. Mais l'Union européenne peut jouer un rôle très utile notamment pour veiller à une bonne coordination et à l'échange d'informations. Nous l'avons dit au Sénat pour ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, en appelant à l'adoption d'un véritable acte pour la sécurité intérieure. Les drames causés par les attentats terroristes dans plusieurs Etats membres montrent que cette exigence demeure. Il faut en particulier renforcer le volet opérationnel.

En ce qui concerne les migrations, nous devons rappeler que Schengen a une double signification : la suppression des contrôles aux frontières intérieures d'un côté mais, de l'autre, un renforcement des contrôles aux frontières extérieures et de la coopération policière et judiciaire pour lutter contre la criminalité grave. Pour avoir négligé ce second volet, l'Union s'est trouvée démunie pour affronter la crise des réfugiés.

L'Union a pris plus récemment des décisions appréciables. Je veux saluer la nouvelle agence de garde-côtes et garde-frontières à partir de Frontex. Mais l'Union doit aller plus loin. L'objectif doit être d'obtenir un contrôle effectif des frontières extérieures dans un délai rapide. Nous ne pouvons plus tergiverser.

M. Jean-Marie Bockel. - Une dernière observation sur le sujet de la gouvernance économique, puisque j'ai participé au récent déplacement à Berlin : si notre décrochage économique vis-à-vis de l'Allemagne est bien réel, le Brexit amène quand même ce pays à considérer la France comme un partenaire indispensable, malgré ses faiblesses.

Nous abordons maintenant la question migratoire, qui a influé sur certains résultats électoraux récents, notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et dans la montée du populisme. Un certain fatalisme a longtemps prévalu en ce qui concerne la gestion des flux migratoires. Ayant été maire d'une grande ville, Mulhouse, j'ai pu mesurer les conséquences négatives que peuvent avoir des flux non maîtrisés.

Cette pression migratoire durable et croissante appelle donc une réponse forte de l'Europe, pour des raisons à la fois politiques, sociales, humanitaires (que l'on songe aux trop nombreux migrants décédés en Mer Méditerranée) mais aussi sécuritaires, compte tenu du risque d'infiltration par des terroristes.

Ajoutons à cela le fait que ces « flux incontrôlés » - pour reprendre les termes de la Déclaration de Bratislava - remettent en cause l'un des acquis les plus concrets et les plus symboliques de la construction européenne, à savoir la liberté de circulation à l'intérieur de l'espace Schengen. En effet, depuis un an et demi, ils ont entraîné le rétablissement par un certain nombre d'Etats membres de contrôles à leurs frontières intérieures.

Par ailleurs, le facteur migratoire a joué un rôle déterminant dans le vote britannique sur le Brexit. L'Europe pourrait succomber à la crise migratoire ; maîtriser la pression migratoire est donc un enjeu de premier plan pour la relancer. Dès lors, quelles préconisations formulons-nous ?

1°) Tout d'abord, il est impératif de continuer à renforcer la protection des frontières extérieures de l'Union européenne, dont la récente crise a mis en évidence les insuffisances.

Cette crise aura pourtant permis une avancée significative qui est l'adoption d'un statut rénové de l'agence Frontex. Devenue Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, celle-ci se voit doter de moyens renforcés et de nouvelles responsabilités - que ce soit dans le soutien à un Etat défaillant ou dans la mise en oeuvre de la politique de retour des migrants en situation irrégulière - qui doivent lui permettre de jouer un rôle plus actif dans la gouvernance des frontières de l'espace Schengen.

Il convient désormais - et c'est notre première recommandation - de mettre en oeuvre ce mandat rénové et de tirer parti de toutes les possibilités qu'il offre pour la maîtrise des flux migratoires.

De nouvelles avancées seront, par ailleurs, nécessaires pour doter les gardes-frontières européens déployés sous la bannière de FRONTEX des mêmes attributions et capacités que les gardes-frontières nationaux, particulièrement en ce qui concerne l'accès aux bases de données européennes. L'objectif devant être, à terme, de faire émerger une véritable police européenne des frontières.

Par ailleurs, les contrôles opérés aux frontières extérieures doivent être renforcés : il est nécessaire de procéder à des contrôles approfondis, impliquant la consultation systématique des bases de données policières et la vérification des documents de voyage, aussi bien à l'entrée qu'à la sortie, et ce pour toutes les personnes, qu'elles viennent de pays tiers ou d'Etats membres de l'Union européenne. Une modification en cours du code frontières Schengen devrait le permettre prochainement. Afin de garantir une traçabilité des flux, il serait opportun d'assortir cette mesure d'un enregistrement - dans une base de données - de l'identité des personnes qui franchissent les frontières. Ces mesures ne doivent pas être considérées comme portant atteinte à nos libertés.

S'agissant des ressortissants des pays tiers, c'est précisément l'objet du futur Système entrée-sortie (SES), qui permettra un suivi en temps réel de la validité des visas de court séjour. Ce dispositif vise à remédier au phénomène des « overstayers », c'est-à-dire des migrants qui entrent légalement dans l'Union européenne et y demeurent à l'expiration de leurs visas. Je vous rappelle qu'il s'agit là d'une source importante d'immigration clandestine. Il est donc souhaitable d'adopter rapidement ce projet, actuellement en discussion.

Néanmoins, pour que ces « Frontières intelligentes » - je fais là référence au nom donné par les instances européennes à ce projet- « smart borders »- soient efficaces, il faudrait aussi y intégrer le suivi des données des ressortissants européens, qui représentent aujourd'hui trois quarts des franchissements aux frontières extérieures de l'Union européenne. Or, ce n'est pour l'instant pas prévu.

En complément du Système Entrée-Sortie, il faut souligner l'intérêt du projet de système européen d'information et d'autorisation de voyage (European travel information and autorisation system ou ETIAS) pour les ressortissants des pays tiers exemptés d'obligation de visas. Il s'agit de soumettre à autorisation préalable l'entrée d'environ 30 millions de personnes chaque année dans l'espace Schengen afin de s'assurer qu'elles ne présentent pas de risque particulier du point de vue migratoire ou sécuritaire. Souhaitons que ce projet, sur lequel les discussions viennent de démarrer, puisse, lui aussi, être mené à bien avec célérité, afin d'envisager une mise en fonctionnement au plus tard en 2020. Si l'on peut avoir l'impression d'une accumulation de mesures contraignantes, il faut avoir conscience qu'il était nécessaire de remédier à la perte de confiance des citoyens dans la capacité de l'Europe, souvent qualifiée de « passoire », à assurer la maîtrise des flux migratoires.

2°) Notre deuxième axe de recommandations concerne la nécessité de coopérer davantage à la gestion des flux migratoires avec les pays tiers.

En effet, le renforcement des frontières ne peut être la seule réponse à la pression migratoire qui s'exerce aux portes de l'Union européenne. Il faut aussi faire en sorte de limiter les départs, en coopérant avec les pays de transit et avec les pays d'origine.

S'agissant des pays de transit, l'accord passé en mars 2016 avec la Turquie, combiné à la fermeture de la route des Balkans, a permis d'endiguer le flux sur la route de Méditerranée orientale, ramenant les arrivées de plusieurs milliers par jour à une cinquantaine aujourd'hui. La coopération se poursuit, malgré un contexte politique difficile. Mais nous restons à la merci du bon vouloir de la Turquie, qui utilise cet accord comme moyen de pression, que ce soit pour exiger la libéralisation des visas ou, plus récemment, l'extradition de militaires demandeurs d'asile en Grèce et en Allemagne.

Par ailleurs, le problème demeure entier sur la route de Méditerranée centrale, sur laquelle les arrivées ont progressé de 20 % en 2016. En effet, 90 % des quelque 180 000 migrants arrivés en Italie venaient de Libye, pays avec lequel il est pour l'heure difficile d'envisager, compte tenu de sa situation, de conclure un accord sur le modèle turc, bien que plusieurs pays européens se montrent très désireux d'avancer dans cette direction. En attendant, les dirigeants européens ont décidé la semaine dernière au sommet de Malte de renforcer l'aide apportée à la Libye, notamment pour la formation de ses garde-côtes et l'amélioration des conditions de vie des migrants sur son territoire.

Si l'approfondissement de la coopération avec d'autres pays de transit comme l'Egypte peut constituer une piste, il est essentiel d'agir aussi sur les routes migratoires situées en amont, notamment en Afrique subsaharienne :

- en incitant et en aidant les pays source à mieux contrôler leurs frontières et à lutter contre les passeurs ;

- en contribuant à la stabilisation des zones en proie à des conflits et à la prévention des crises ;

- et en promouvant le développement économique afin d'offrir des perspectives dans leurs pays aux populations susceptibles d'émigrer. A cet égard, la chancelière Merkel défend l'idée de lier aide au développement et maîtrise des flux migratoires, c'est une piste intéressante qu'il ne faut pas s'interdire de creuser.

La mise en oeuvre de ces axes suppose de nouer des partenariats étroits avec les pays d'origine. Cette idée n'est pas nouvelle. Elle est au fondement de « l'approche globale des migrations et de la mobilité » qui, depuis 2005, constitue le volet extérieur de la politique migratoire européenne. L'objectif poursuivi est, on le sait, d'obtenir la coopération des pays source dans la gestion des flux migratoires, notamment la signature d'accords de réadmission, en contrepartie d'avantages comme des aides financières et des accords de libéralisation ou de facilitation de visas.

Jusqu'à présent, cette approche n'avait pas produit de résultats tangibles, du fait de la faiblesse des moyens alloués, mais aussi de la réticence des pays d'origine, en particulier africains, pour qui la migration est à la fois un enjeu économique et une question sociale très sensible.

Le succès de la démarche conduite par l'Espagne avec plusieurs pays africains montre qu'il est possible d'obtenir des résultats, en mobilisant simultanément plusieurs instruments et leviers.

C'est ce à quoi tendent le processus initié au sommet de la Valette de novembre 2015 et les nouveaux pactes migratoires lancés lors du Conseil européen de juin 2016. A ce jour, des « pactes migratoires » ont signés avec cinq pays prioritaires (Ethiopie, Mali, Niger, Nigéria et Sénégal). Un premier bilan dressé à l'occasion du Conseil européen de décembre 2016 fait état de résultats contrastés, encourageants avec le Niger, plus mitigés avec les autres partenaires.

Il n'en faut pas moins poursuivre et amplifier cette démarche partenariale, en dégageant les moyens suffisants pour permettre le financement d'actions, qui, si l'on veut agir sur les « causes profondes de la migration », ne devront pas porter uniquement sur les aspects sécuritaires et le contrôle des flux, mais viser également à promouvoir le développement économique.

Les pactes migratoires ne sont toutefois pas le seul instrument européen pouvant être mobilisé pour la coopération avec les pays tiers, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) a également un rôle à jouer. Certes, la situation politique instable dans laquelle se trouve la Libye paralyse pour l'instant l'opération Sophia de lutte contre les passeurs en Méditerranée centrale et la mission européenne d'assistance aux frontières en Libye (EUBAM), mais il faut espérer qu'elles puissent évoluer dans le bon sens.

Il est, par ailleurs, tout à fait stratégique de poursuivre l'action menée au Niger par la mission civile EUCAP Sahel Niger qui aide ce pays par lequel transitent 90 % des migrants originaires d'Afrique de l'Ouest, à renforcer le contrôle de ses frontières et à prévenir les flux migratoires irréguliers.

3°) Pour finir, je voudrais évoquer, en complément, les adaptations qui pourraient être apportées au fonctionnement du système d'asile européen.

La crise migratoire souligne, en effet, la nécessité d'une harmonisation accrue des systèmes d'asile des Etats membres pour réduire l'attractivité de certains d'entre eux. Elle appelle aussi un traitement davantage harmonisé des demandes d'asile, notamment par l'adoption d'une liste commune de pays tiers sûrs.

Enfin, elle pose la question de la mise en oeuvre du principe de responsabilité des pays de première entrée pour l'examen des demandes d'asile, qui est au fondement du règlement de Dublin, les pays situés en première ligne (Italie, Grèce) réclamant, on le sait, un partage plus équitable de cette charge. Si la responsabilité des pays de première entrée doit être maintenue dans la mesure où elle est le gage de leur implication dans la gestion des frontières extérieures de l'Union européenne, il serait opportun d'introduire dans ce système un mécanisme correcteur permettant davantage de solidarité en cas de pression migratoire exceptionnelle, à l'instar du mécanisme de relocalisation.

Il s'agit, là encore, d'un sujet difficile, qui se heurte à l'opposition des pays du groupe de Visegrad réticents à accueillir sur leur territoire des populations d'origine non européenne. C'est pourquoi l'idée d'une « solidarité flexible » permettant à ces pays de participer autrement à l'effort de solidarité, que ce soit par une contribution financière ou par une participation renforcée à la sécurisation des frontières, mérite d'être explorée.

Je pourrais encore évoquer quelques idées concernant la gouvernance de l'espace Schengen, mais je préfère laisser du temps pour le débat.

M. Didier Marie. - Nous sommes confrontés à une crise migratoire, à une crise terroriste et à une crise de confiance. Notre objectif est d'assurer une sécurité globale et efficace à l'échelle européenne. A cet égard, le partenariat franco-allemand doit être absolument renforcé. Ma communication comprendra trois parties : la lutte contre le terrorisme, la coopération policière et la coopération judiciaire en Europe. Notre priorité est de démontrer que l'Union peut apporter dans ces domaines, comme dans d'autres, une vraie valeur ajoutée susceptible de « refonder » l'Europe.

Il importe tout d'abord de renforcer l'action de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme.

M. Gilles de Kerchove, coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, auditionné par la commission des lois et la commission des affaires européennes du Sénat au mois de février 2016, en matière de sécurité intérieure, nous a déclaré que les États membres assurent en l'état actuel environ 90 % de cette compétence partagée et en sont les premiers responsables. En particulier, a-t-il ajouté, le secteur du renseignement échappe aux compétences de l'Union européenne, les États membres en ayant la compétence exclusive.

Nous estimons pour notre part que les efforts devraient désormais porter sur les priorités suivantes :

- s'agissant de la question du chiffrement : il paraît nécessaire de nous doter d'un cadre juridique adapté permettant de lutter plus efficacement contre l'utilisation d'Internet à des fins terroristes et d'éviter que les opérateurs Internet puissent se soustraire aux demandes des Etats dans le cadre d'enquêtes pénales ;

- il importe aussi d'améliorer l'alimentation et l'utilisation qui est faite des bases de données européennes et d'assurer leur interopérabilité. Il s'agit notamment de prévoir leur alimentation par les Etats membres et de remédier à l'utilisation inégale qui en est faite actuellement. Il convient également, dans un souci d'efficacité, d'assurer un accès aisé des services répressifs à l'ensemble des fichiers.

Concernant spécifiquement le système d'information Schengen (SIS II), l'une des pistes d'amélioration pourrait consister à y introduire des données biométriques (photographies et empreintes génétiques) afin de faciliter et de fiabiliser l'identification des personnes recherchées ;

- il apparaît aussi urgent de développer une interopérabilité entre les différentes bases de données européennes existantes (SIS II, VIS, Eurodac) et futures (SES, ETIAS) et de se diriger vers un point d'entrée unique permettant d'interroger simultanément l'ensemble des fichiers. Ces avancées supposent évidemment des progrès techniques mais aussi que les États membres adoptent des méthodes et des règles communes dans la confection de leurs fichiers ;

- s'agissant enfin du PNR européen, définitivement adopté en 2016 après des années de négociations, relevons qu'il ne sera applicable que le 25 mai 2018, date limite fixée pour sa transposition. Soulignons surtout qu'à ce jour, seul un pays, le Royaume-Uni, dispose d'un PNR national finalisé et que trois autres pays européens - dont la France - seulement sont en passe de s'en doter. La mise en oeuvre rapide de cet outil indispensable implique donc encore des efforts très importants.

Deuxième volet : la coopération policière avec le rôle d'Europol.

La France joue un rôle moteur et exerce une influence non négligeable en ce qui concerne la coopération policière dans l'Union européenne, qu'il s'agisse de l'alimentation en informations du système d'information Schengen ou des organes européens qui sous-tendent cette coopération, à savoir Europol et Eurojust.

Dotée, en personnel, d'un effectif de quelque 1 000 personnes, l'agence européenne dispose actuellement de 368 analystes et experts en analyse criminelle.

Europol s'est adapté continuellement à ses missions.

En 2013, il a mis en place un Centre européen de lutte contre la cybercriminalité, en 2015, un Centre européen de lutte contre le terrorisme (une bonne partie des 90 postes créés en 2017 devrait être dédiée à ce centre), et en 2016, un Centre européen pour la lutte contre le trafic des migrants dans le cadre d'une stratégie pluriannuelle 2016 2020.

Europol n'a pas vocation à devenir un FBI européen. C'est à dire qu'il n'est pas habilité à arrêter des suspects ou à intervenir sans l'approbation des autorités nationales des États membres. L'agence est avant tout un service de soutien.

Quid de l'interopérabilité des fichiers : le fichier Europol et les fichiers nationaux de police des États membres ?

En décembre 2015, une feuille de route comportant une cinquantaine de mesures a prévu de la renforcer. Mais le problème n'est pas toujours simple et les difficultés techniques restent nombreuses, les fichiers de police de chaque État membre étant « bâtis » différemment. Le projet QUEST (Querting Europol Systems) se propose de donner aux utilisateurs un accès simplifié aux données d'Europol et aux bases nationales.

Le responsable de la coopération policière européenne à la Direction centrale de la police judiciaire a reconnu, devant vos rapporteurs, qu'il importait encore d'améliorer l'accès des services répressifs nationaux aux différents fichiers existants en Europe.

Troisième volet : la coopération judiciaire. Il s'agit notamment de conforter Eurojust et de mettre en place le Parquet européen. Le succès de la coopération judiciaire dans l'Union européenne témoigne des possibles voies de réussite d'une refondation de l'Europe.

C'est dans le domaine de l'entraide judiciaire internationale que le droit européen, intégré dans les législations nationales a et continue d'apporter une incontestable valeur ajoutée au niveau de l'efficacité de la lutte globale contre la criminalité grave et le terrorisme.

J'évoquerai dans le rapport écrit les « décisions d'enquête européenne » et les «équipes communes d'enquête » appelées à se substituer aux actuelles « commissions rogatoires internationales ».

Mais la forme la plus aboutie en matière de coopération judiciaire européenne - le symbole d'une « Europe efficace » -, c'est à l'évidence l'unité Eurojust créée par la décision du Conseil du 28 février 2002 afin de renforcer la lutte commune contre les formes graves de criminalité. Cet instrument est un organe de l'Union européenne doté de la personnalité juridique, qui agit en tant que collège ou par l'intermédiaire du membre national.

L'unité est chargée de promouvoir et d'améliorer la coordination et la coopération entre les autorités compétentes des États membres dans toutes les enquêtes et poursuites relevant de sa compétence.

L'unité Eurojust n'intervient que si l'une de ces trois conditions est remplie :

Les investigations, procédures ou condamnations portent sur des infractions punissables, dans l'un au moins des États membres concernés, d'une peine égale ou supérieure à cinq ans.

Deuxième condition alternative : les éléments du dossier font apparaître l'implication d'une organisation criminelle.

Troisième condition alternative : les éléments du dossier font apparaître que, par leur ampleur ou leur incidence transfrontalière, les faits sont susceptibles d'affecter gravement l'Union européenne ou de concerner des États membres autres que ceux directement impliqués.

L'unité de coopération judiciaire pénale Eurojust est composée de 28 bureaux nationaux qui échangent des informations opérationnelles et des demandes d'entraide en temps réel.

À la fin de l'année 2015, 349 personnes étaient en poste à Eurojust parmi lesquelles 69 membres nationaux, adjoints et assistants des membres nationaux.

Entre 2010 et 2015, les statistiques font apparaître une augmentation globale de 55 % de l'activité de l'unité.

Deux équipes communes d'enquête ont été mises en place dans les affaires de terrorisme en 2015-2016, Europol et Eurojust étant membres à part entière de l'équipe commune constituée dans le dossier des attentats du 13 novembre 2015.

L'obligation d'informer Eurojust en la matière est prévue par l'article 13 de la décision européenne précitée relative à Eurojust et en France par l'article 695-8-2 du code de procédure pénale. Mais cette obligation d'information est néanmoins soumise à des conditions relativement restrictives qui sont le fruit d'un compromis politique obtenu en 2008 dans un contexte où tant l'Allemagne que le Royaume-Uni affichaient leur opposition à toute transmission d'informations à Eurojust en invoquant un risque de doublon avec Europol.

Néanmoins, les notifications ont progressé de façon notable au cours des dernières années, traduisant la prise de conscience de l'utilité de l'unité dans la lutte contre la menace terroriste.

La très grande majorité des 54 000 données actuellement présentes dans le fichier d'Eurojust sont issues des dossiers d'entraide judiciaire ouverts par les bureaux nationaux qui les enregistrent systématiquement dans l'unité centrale.

Eurojust n'a aujourd'hui ni les moyens ni la base réglementaire qui lui permettrait de gérer un véritable « bureau d'ordre européen » dans lequel seraient enregistrées toutes les procédures judiciaires ouvertes dans les États membres, notamment en matière de terrorisme et de crime organisé.

Pourtant, la création d'un bureau d'ordre européen au sein d'Eurojust pourrait présenter un grand intérêt opérationnel au niveau européen en permettant des recoupements entre des procédures judiciaires ouvertes dans différents États membres, qui n'avaient a priori aucun lien entre elles.

La mise en place de ce bureau d'ordre européen nécessiterait une modification importante de la base réglementaire de l'unité de coopération judiciaire. Certains États membres, plutôt réticents par rapport à Eurojust, pourraient à nouveau afficher leur scepticisme.

J'en viens enfin au parcours, encore inachevé, du parquet européen.

Sur la base de l'article 86 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne que le 17 janvier 2013, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement portant création d'un « super- procureur européen » chargé de superviser, de coordonner et, le cas échéant, de diriger les enquêtes et les poursuites menées dans les États membres avec des procureurs européens délégués.

Plusieurs parlements nationaux (dont le Sénat) sont parvenus à faire évoluer le débat autour d'un parquet européen de forme collégiale s'appuyant sur des délégués nationaux dans chaque État membre.

Au cours du trilogue, certains États membres (Royaume-Uni, Irlande, Danemark, Suède et maintenant Pays-Bas) ont manifesté une opposition résolue au principe même de l'institution. D'autres (Italie) ont paru regretter la version initiale de la Commission tandis que des pays comme la France, l'Allemagne, l'Espagne ou la Belgique ont approuvé le principe de cette institution tout en demandant des précisions (pour l'Allemagne, par exemple, en ce qui concerne les droits de la défense des personnes poursuivies).

Dans une résolution du mois de novembre 2016, le Parlement européen a réaffirmé son « soutien de longue date à la mise en place d'un parquet européen efficace et indépendant afin de réduire la fragmentation actuelle des efforts de répression nationaux pour protéger le budget de l'Union, ce qui permettrait de renforcer la lutte contre la fraude dans l'Union européenne. »

Si la discussion se poursuit encore aujourd'hui, c'est parce que le débat a pris un caractère très technique s'agissant notamment de l'intégration ou non de la fraude à la TVA dans le domaine de compétence du parquet européen. On se dirige, actuellement, vers une compétence réduite dans ce domaine avec des seuils élevés, ou à condition que le préjudice subi par l'Union européenne soit supérieur au préjudice subi par les États membres.

On envisage désormais une « coopération renforcée » (neuf pays minimum) entre les pays favorables au projet pour lutter contre les fraudes financières intercommunautaires. Cette coopération renforcée pourrait être décidée au sommet des chefs d'État et de gouvernement de mars 2017 (avec une mise en route du parquet européen fin 2018 ou début 2019). En tout cas, tel est le souhait qui a été exprimé lors du Conseil des ministres européens de la justice le 8 décembre dernier.

Le Sénat appelle de ses voeux, à terme, l'extension de la compétence du futur parquet européen à la criminalité organisée transfrontière, y compris le terrorisme.

Il est clair qu'un tel élargissement ferait sens dans un programme de refondation de l'Europe sur des priorités fondamentales.

La menace terroriste déstabilise la sécurité intérieure de tous les États membres, obligés de recourir à des mesures exceptionnelles telles qu'états d'urgence ou interruptions de la liberté de circulation sur le territoire de l'Union, pourtant acquis fondamental de la construction européenne.

La création d'une véritable « Union européenne de la sécurité » redistribuerait les priorités en contribuant notamment à cette Refondation de l'Europe, aujourd'hui activement souhaitée.

La relance du couple franco-allemand conditionne toutefois dans ce domaine, comme dans d'autres, la mise en place de cette « Union européenne de la sécurité ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il s'agit là de sujets stratégiques. La gouvernance de l'espace Schengen est une question qui mérite d'être approfondie. L'idée d'un parquet européen, d'inspiration fédérale, est-elle acceptable par la France et compatible avec sa conception de la justice ? Il faudrait en effet éviter à la fois de doublonner les systèmes et de soumettre les systèmes nationaux à une instance européenne. Cela fait débat.

M. Jean Bizet, président. - Concernant le parquet européen, la commission des affaires européennes, qui a beaucoup travaillé sur le sujet, plaide pour une approche collégiale et décentralisée, afin de tenir compte des sensibilités des Etats membres tout en garantissant une certaine cohérence. Je suis, en tous cas, favorable à l'idée d'une coopération renforcée. Concernant la maîtrise des flux migratoires, l'esprit du sommet de la Valette est mis en oeuvre. Il serait intéressant, à cet égard, de creuser l'idée simple, concrète et peu coûteuse, évoquée lors d'un récent colloque au club rhénan, d'un soutien de l'Union européenne aux entreprises européennes installées dans les pays du Maghreb embauchant des migrants.

M. Didier Marie. - Certaines de nos propositions, dont la synthèse vous a été distribuée, sont immédiatement applicables, d'autres relèvent d'une volonté politique à moyen terme. C'est le cas pour la politique migratoire, avec un sujet en suspens qui est celui de la solidarité européenne pour l'accueil des demandeurs d'asile. A ce propos, l'idée de « solidarité flexible » me paraît assez dangereuse car elle ouvre la voie au désengagement. C'est aussi le cas pour le volet « sécurité », la mise en place d'un parquet européen supposant une volonté politique forte.

Mme Gisèle Jourda. - On ne peut que regretter qu'après des années de discussions, le PNR européen ne soit pas encore applicable et qu'il ne le sera pas avant plusieurs années. L'Europe fait montre d'un manque de réactivité consternant eu égard à l'urgence des situations et des menaces.

Mme Éliane Giraud- Je partage ces observations.

Audition de M. Michel Barnier, négociateur en chef de la Commission européenne sur le Brexit

Cette audition n'a pas donné lieu à un compte rendu.

La réunion est close à 17h55.