Jeudi 5 juillet 2018

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Point d'étape sur le rapport « avenir des relations entre les générations »

M. Roger Karoutchi, président. - Après le rapport d'étape sur les mobilités, nous entendons ce matin le rapport d'étape sur l'avenir des relations entre les générations. En l'absence de deux des trois rapporteurs, Julien Bargeton et Fabienne Keller, retenus ailleurs, c'est à Nadia Sollogoub que revient la lourde tâche de présenter seule ce rapport et je voudrais l'en remercier chaleureusement.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Quelques remarques préliminaires avant d'entrer dans le vif du sujet.

Le thème qui nous occupe est vaste et nous avons eu comme première difficulté de devoir recueillir et traiter un grand nombre d'informations à la fois objectives et subjectives. Objectives, parce qu'il existe sur cette question des générations de nombreuses données chiffrées établies par les sciences sociales. Subjectives, parce que les différents intervenants que nous avons entendus expriment souvent un point de vue générationnel -même quand ce point de vue s'appuie sur des données empiriques objectives.

Une deuxième difficulté de méthode tient à la pluralité de sens du mot « génération ». J'en distinguerai au moins trois. Le premier renvoie aux générations familiales : les enfants, les parents, les grands-parents. Le deuxième renvoie à un ensemble de personnes nées à une même époque, ce qui correspond à la notion statistique de cohorte. On parle par exemple de la génération 68. Enfin, un troisième sens, impropre mais très courant, consiste à parler de génération là où il faudrait plutôt parler de classe d'âge, de période dans le cycle de vie. On parle par exemple de la génération des « séniors » ou des « jeunes ». Ce qui complique beaucoup l'analyse, c'est que l'on glisse souvent, sans s'en rendre compte, d'un sens à l'autre au cours d'un même raisonnement, d'où une certaine confusion.

Nos investigations initiales étaient centrées sur le thème du conflit, avec l'opposition entre une génération « dorée », celle des baby-boomers, et des générations postérieures « maltraitées ». Nous voulions savoir si on allait vers un conflit des générations autour du partage des richesses et vers une révision des mécanismes de la solidarité qui se trouvent au coeur du pacte intergénérationnel. C'est la thèse de certains sociologues et essayistes, comme Hakim El Karoui ou Louis Chauvel, tous deux auditionnés par la délégation.

Toutefois, nous avons eu le souci de ne pas nous focaliser sur les transferts économiques et matériels entre générations, mais d'intégrer aussi dans nos travaux les rapports intergénérationnels de coopération, d'assistance, de concurrence ou d'opposition autour des valeurs politiques, de la culture et de la transmission du savoir ou encore du travail. Comment les générations montantes voient-elles la politique, le travail, l'éducation, la famille ? À quoi aspirent-elles ? De quelles innovations sociales sont-elles porteuses ? Comment la société intègrera-t-elle leurs attentes ? Comment vont s'organiser à l'avenir les relations entre les générations dans le monde du travail, dans le champ politique, dans le domaine de l'éducation et du savoir ? Voilà quelques-unes des questions que nous abordons.

Nous avons rencontré de nombreux experts au cours de trois auditions plénières, quatorze auditions « rapporteurs », trois tables rondes réunissant neuf invités et deux visites de sites dans des écoles. Le présent rapport d'étape porte essentiellement sur le thème de l'avenir des solidarités économiques entre générations, qui est désormais bien défriché, même s'il nous reste encore à préciser les propositions. Le travail sur la dimension symbolique des relations intergénérationnelles doit en revanche encore être approfondi, même si certains enjeux et tendances apparaissent déjà clairement. Nous avons prévu de nouvelles auditions jusqu'à la fin juillet.

Sur la question de l'avenir des solidarités économiques entre les générations, nos observations tiennent en trois points :

- malgré les nombreux ajustements déjà opérés, les évolutions démographiques et économiques mettent à l'épreuve le pacte entre les générations instauré après 1945 ;

- cela alimente des tensions intergénérationnelles autour des enjeux d'équité et d'efficacité ;

- pour conforter l'acceptabilité du pacte et mieux garantir sa soutenabilité économique, il faut l'adapter en tenant compte notamment du poids croissant du patrimoine et de la complexification du cycle de vie.

Le pacte intergénérationnel mis en place à la Libération est un système de solidarité organisé autour de trois générations imbriquées : les jeunes, les actifs d'âge intermédiaire et les séniors. Entre ces trois générations a lieu une redistribution largement socialisée, avec des prélèvements en grande partie assis sur le travail et concentrés sur les actifs d'âge intermédiaire, qui sont contributeurs nets, et des versements qui vont principalement vers les jeunes et les vieux, qui sont bénéficiaires nets. Cette solidarité intergénérationnelle très large couvre les principaux risques sociaux (maladie, vieillesse, maternité/famille, chômage, accidents du travail), l'essentiel des dépenses d'éducation, ainsi que certaines politiques ciblées, comme le logement ou la pauvreté. Ce dispositif central est complété à la marge par des transferts familiaux et patrimoniaux privés.

Il est important de remarquer qu'il s'agit d'un système de solidarité ou de réciprocité qu'on pourrait qualifier de « différée ». En effet, le pacte ne met pas en regard des droits et des obligations précisément définis sur le mode du donnant-donnant ou du contrat, mais fonctionne sur un mécanisme de don accompagné d'un pari, de retour ultérieur sur le don, avec l'État comme garant de la continuité dans le temps du système. La génération des actifs partage ce qu'elle produit avec la génération des jeunes, en comptant que ces jeunes partageront demain à leur tour lorsqu'ils seront eux-mêmes devenus productifs.

Inscrite dans le temps long, cette réciprocité différée est naturellement marquée par l'incertitude des évolutions historiques, notamment économiques : nul ne sait ce qu'il y aura à partager demain, ni quel sera le niveau de prospérité relatif des différentes générations, ni quelles seront par conséquent les conditions précises du partage. De ce fait, le pacte est naturellement traversé de tensions, voire de conflits, entre les générations. Ce qu'il est souhaitable et juste pour chaque génération de donner et de recevoir doit en effet être rediscuté périodiquement pour tenir compte des transformations qui affectent l'état du monde. C'est ce qui se passe depuis les années 1980 en France en raison des évolutions économiques et démographiques.

Du côté des évolutions économiques, on peut citer un ralentissement tendanciel des gains de productivité, une installation dans le chômage de masse et l'intensification de la concurrence internationale, qui fait du coût du travail un enjeu de compétitivité fort et incite à modifier l'assiette du financement de la protection sociale. Ces phénomènes, anciens mais durablement installés, doivent être intégrés à l'exercice prospectif sur l'avenir des relations intergénérationnelles.

Du côté des évolutions démographiques, les faits marquants sont l'avancée en âge des générations nombreuses du baby-boom et l'allongement de l'espérance de vie, qui entraînent un fort vieillissement de la population. Entre 2018 et 2040, la population de la France devrait croître de 5,3 millions d'habitants. Le nombre des plus de 75 ans va passer de 6 à plus de 10 millions, cette hausse expliquant à elle seule 80 % de la croissance totale de la population. Le reste se fera par l'augmentation du nombre des 65-74 ans. Au total, les séniors représenteront un tiers de la population en 2050 contre moins d'un cinquième en 1990.

Ce vieillissement provoque une hausse mécanique et forte des dépenses de retraite, de maladie et désormais aussi de dépendance. La quasi-totalité de la hausse des transferts intergénérationnels relativement au PIB depuis 50 ans est directement liée aux effets du vieillissement : le coût du risque vieillesse-survie est passé de 5,1 % du PIB en 1959 à 14,6 % en 2013 ; celui du risque maladie, de 3,1 % à 8,7 %. À contrario, les autres dépenses, qui bénéficient davantage aux populations d'âge actif ou aux plus jeunes, n'ont que faiblement progressé en part de PIB.

Si on se projette vers l'avenir, on voit que cette croissance des dépenses liées au vieillissement va se poursuivre dans les décennies à venir, portée par les dépenses de santé et de dépendance. En particulier, le nombre de personnes dépendantes devrait doubler sur les 40 prochaines années, passant de 760 000 en 2017 à 1,9 million en 2060, ce qui entraînera une hausse du coût de la dépendance. En 2011, celui-ci représenterait 28 milliards d'euros, soit 1,4 % du PIB. En 2060, ce sera plus de 51 milliards, soit 2,58 % du PIB. En revanche, on s'attend à une baisse du poids des dépenses famille, chômage et même retraite.

Au passage, j'insiste sur un point important concernant la dépendance. Environ une personne sur cinq connaîtra une situation de dépendance. Cela veut dire que le risque « dépendance » est tout à fait mutualisable via un système d'assurance dépendance, ce qui n'est pas le cas des dépenses de retraite et de maladie, qui constituent des dépenses certaines pour tous. Chaque génération peut donc s'assurer elle-même contre le risque de dépendance, ce qui n'est pas le cas du risque vieillesse ou maladie, dont la prise en charge est nécessairement intergénérationnelle.

Depuis trente ans, le pacte n'a cessé de s'adapter aux évolutions économiques et démographiques que je viens de décrire. Mise à contribution des séniors via la CSG, réformes en série du système de retraite ou encore efforts de maîtrise des dépenses étendus à tous les champs de la protection sociale : ces mesures correctives produisent leurs effets, même si c'est souvent avec un décalage dans le temps important, entre le moment où l'on réforme et celui où les effets de la réforme sont visibles.

Selon les projections de 2017 du Haut conseil du financement de la protection sociale, on s'oriente dans les décennies qui viennent vers une maîtrise de l'impact du vieillissement sur les transferts intergénérationnels. L'augmentation considérable des transferts publics en pourcentage du PIB constatée jusqu'à présent devrait en effet s'interrompre. C'est donc un vrai changement par rapport aux tendances passées et c'est un changement dont on n'a pas vraiment encore pris conscience collectivement. Même dans le scénario le plus pessimiste, où les gains de productivité seraient durablement limités à 1 % par an et où le taux de chômage demeurerait autour de 10 %, on devrait constater, après une légère diminution, une remontée, puis une stabilisation à long terme des dépenses sociales au niveau de 2014, soit environ 31 % du PIB. Dans les scénarios plus optimistes, on observerait une diminution de la masse des dépenses sociales par rapport au PIB, de 1,5 à 2 points de PIB en 2030 et, de manière plus incertaine, de 4,5 points en 2050 ou 2060 dans le scénario le plus optimiste.

Mme Michèle Vullien. - Je suis sceptique ! Avec la dégradation du rapport actifs/inactifs, si on ne remet pas le système de retraite à plat, on n'y arrivera pas.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Ces projections sont celles du Haut conseil du financement de la protection sociale. Elles ont été faites sur la base de la législation actuelle. Même si c'est contre-intuitif, équilibrer financièrement le pacte intergénérationnel est possible.

Mme Michèle Vullien. - Quand on regarde les dépenses supportées par les départements, on voit bien qu'on n'est pas dans une décroissance des dépenses.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Pour l'instant, non. Mais je vous présente ici des projections à horizon 2030-2040. Par ailleurs, il faut distinguer les catégories de dépenses. Les transferts liés à la dépendance ou à la santé vont continuer à croître du fait du vieillissement. Ceux liés aux retraites sont au contraire en voie d'être maitrisés du fait des réformes passées. Ceux liés à la famille et au chômage devraient baisser. Globalement, les projections montrent qu'on est sur une tendance à la stabilisation ou à la baisse des transferts relativement au PIB. C'était un des points centraux de la communication de France stratégie quand nous l'avons auditionnée. Nous ne nous trouvons donc pas devant un mur infranchissable de dépenses. La question est plutôt de savoir comment répartir l'effort entre les générations. C'est ce débat sur l'équité qui est central et c'est de cela que je voudrais vous parler maintenant, en revenant sur les tensions économiques entre générations.

Les auteurs qui développent le thème d'une divergence d'intérêts entre les générations et qui sont un peu les porte-paroles des générations nées à partir des années 1960 mettent en avant une opposition entre les générations « chanceuses » des décennies 1940-50, qui ont bénéficié des 4P (paix, prospérité, plein-emploi et progrès), et les générations postérieures « malchanceuses ». Ils s'interrogent également sur la partialité de la gestion d'un pacte soupçonné de faire la part trop belle aux séniors actuels, comme le suggèrent l'évolution du niveau de vie des séniors ou l'alourdissement de l'effort contributif net des actifs. Longtemps synonyme de pauvreté, la vieillesse a vu en effet sa situation matérielle s'améliorer très fortement en moyenne depuis 50 ans -et c'est très bien. À partir du milieu des années 1990, le phénomène de rattrapage du niveau de vie des séniors s'est cependant mué en un autre phénomène : les séniors sont devenus la classe d'âge en moyenne la plus aisée. On est ainsi passé d'une logique de rattrapage à une inversion des inégalités entre générations. La situation française apparaît d'ailleurs paradoxale et très singulière, puisque les inactifs ont en moyenne en France un niveau de vie supérieur aux actifs.

Mme Michèle Vullien. - Il faut se méfier des moyennes ! Il faut aussi des indicateurs de dispersion autour de la moyenne.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - C'est vrai. Tous les séniors ne sont pas aisés, loin de là. Nous inclurons des données sur les écarts autour des moyennes dans le rapport final. Ceci étant, les séniors sont les grands bénéficiaires des transferts intergénérationnels. Même en tenant compte du fait que leur effort contributif s'est intensifié à partir de la fin des années 1980 avec la mise en place de la CSG ; même en tenant compte également du fait que les transferts captés « collectivement » par les plus de 60 ans se répartissent entre un nombre toujours plus grand de séniors, il reste que la comparaison des transferts nets par tête entre les classes d'âges est sans appel. Le solde des contributions et des prestations individuelles, pour chaque âge, a augmenté de 2 points de PIB par tête, en transfert net, vers les plus âgés et de 2,5 points pour les jeunes depuis 1979. À contrario, le prélèvement individuel net sur les 26-59 ans a progressé de 8 points de PIB par tête. La solidarité intergénérationnelle pèse donc clairement de plus en plus lourdement sur les âges intermédiaires.

Ce constat conduit à s'interroger sur le caractère économiquement soutenable de la poursuite des tendances passées. Étant donné la faible progression de la productivité, alourdir encore la contribution des actifs risquerait de conduire au blocage de leur consommation et de leur investissement. Cela pèserait aussi sur la compétitivité du pays. Il y a donc parmi les actifs des craintes concernant un nouvel accroissement de leur contribution, craintes qui concernent tout particulièrement le financement futur de la dépendance : va-t-on les mettre encore à contribution, par exemple à travers des journées de « solidarité » qui techniquement parlant ne sont jamais qu'un impôt de plus sur le travail ?

Le point de vue des générations nées jusqu'à la fin des années 50 est évidemment assez différent. Elles ont tendance à souligner qu'elles ont joué sans discussion le jeu de la solidarité et qu'elles ont accepté d'accroître leur contribution au financement du système avec la CSG. Elles refusent par ailleurs d'être dépeintes comme des privilégiées. Elles ont cotisé et exercent des droits sociaux légitimes ; elles ont travaillé et investi. La vision rétrospective des Trente glorieuses leur semble idéalisée : le temps de travail était alors beaucoup plus élevé ; il y avait moins de vacances, le niveau de vie et de confort était certes en augmentation mais néanmoins beaucoup plus faible que celui des jeunes d'aujourd'hui... De plus, ces générations sont très inquiètes par rapport au financement de leur dépendance. Enfin, comme nous le disions, on retrouve parmi elles de grandes disparités de revenu, avec de petites retraites et des personnes au minimum vieillesse, et des inégalités de patrimoine.

Ce débat sur l'équité intergénérationnelle est légitime. Si aucune génération ne semble avoir été véritablement sacrifiée, les plus jeunes n'en ont pas moins une situation et des perspectives suffisamment sombres pour que l'on réfléchisse à de nouvelles évolutions du pacte. Il ne s'agit pas ici d'accuser ou de spolier telle ou telle génération, mais de retrouver un terrain d'entente mutuellement profitable. Si l'horizon de la dispute intergénérationnelle est celui du scénario catastrophe de la sécession, je crois que ce scénario sert en réalité de repoussoir à toutes les générations et les incite à trouver des compromis mutuellement acceptables sur la redéfinition des conditions du partage intergénérationnel.

Si elles peuvent en éclairer les termes, il ne faut pas attendre des sciences sociales qu'elles tranchent ce débat sur l'équité, qui est foncièrement un débat politique. Il n'y a aucun critère objectif et parfaitement indiscutable pour dire quelle est la « juste part » de chaque génération ou pour dire où devrait se situer le seuil entre le soutenable et l'insoutenable dans l'effort contributif. Les comparaisons transversales qui sont versées au débat sont par construction partielles et souvent trompeuses. Les comparaisons longitudinales, les seules qui permettent de dire ce qu'a donné et reçu une génération tout au long de sa vie, sont forcément des comparaisons ex post : elles sont donc peu utiles étant donné que le pacte intergénérationnel est là pour encadrer des contributions et des prestations à venir, dont le montant et la répartition sont par définition incertains. Enfin, les comparaisons entre générations ont tendance à gommer les inégalités intra générationnelles, qui sont pourtant considérables, ainsi que d'autres clivages au moins aussi essentiels, notamment en termes de territoires, de genres, de diplômes, de catégories socioprofessionnelles ou de revenus. Placer le curseur entre lutte contre les inégalités et recherche de l'efficacité économique, ou entre lutte contre les inégalités d'âges, de genres ou de classes, relève d'un choix idéologique et politique.

Cela m'amène naturellement à évoquer maintenant les propositions que nous pourrions formuler pour faire évoluer le pacte entre les générations.

Le premier axe de réformes est selon moi d'organiser les transferts en prenant mieux en compte la complexification du cycle de vie. Sous l'effet de l'allongement de l'existence et de la transformation des modalités d'entrée et de sortie de la vie professionnelle, le cycle de vie s'organise désormais, de plus en plus, en cinq temps, et non plus en trois. Par ailleurs, cette organisation en cinq temps principaux donne lieu à de multiples déclinaisons en raison de la désynchronisation, voire de la réversibilité, des calendriers professionnel, familial, de formation et d'accès au logement. Autrefois, le passage d'un âge à l'autre se faisait de manière tranchée. Il résultait d'événements concomitants : fin des études et début de la vie active, mariage et installation dans un foyer autonome. Désormais, ces calendriers se chevauchent et se déploient selon des temporalités distinctes. Le pacte intergénérationnel actuel, assis sur un modèle à trois générations (jeunesse/âge adulte/vieillesse, avec un âge adulte « stable ») ne correspond donc plus à la réalité du cycle de vie. Un découpage en cinq temps de la vie (jeunesse, phase d'entrée dans la vie adulte, âge adulte, séniorité active, et vieillesse) est plus pertinent.

M. Jean-Pierre Moga. - Ce modèle à trois générations est effectivement obsolète en raison de l'évolution des modes de vie et des techniques. J'étais récemment à un mariage et j'écoutais des «  jeunes » de 35 ou 40 ans discuter avec des « jeunes » de 25 ans. Ils avaient le sentiment de ne pas faire partie de la même génération. Les coupures entre les générations ne se font plus comme autrefois. Il y a une accélération des changements qui fait que des gens séparés de seulement quelques années appartiennent en réalité à des générations différentes. Ce phénomène doit être intégré à l'analyse.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Tout à fait ! Un découpage de la vie en cinq âges laisse entrevoir quelques pistes de deals intergénérationnels gagnants. On peut penser par exemple au développement de la cohabitation intergénérationnelle. Les jeunes en phase d'entrée dans la vie adulte ont du temps mais pas de logement : ils pourraient échanger avec des séniors qui ont un logement surdimensionné et ont besoin d'assistance ou de présence. Des expériences en ce sens se développent déjà, mais pour changer d'échelle, il y a des adaptations juridiques importantes à réaliser, notamment adapter la loi de 1989 sur la location ou adapter le régime fiscal de ce couple particulier propriétaire/locataire.

Une autre piste pourrait être de mobiliser l'appétence des générations montantes pour les formes d'engagement citoyen de proximité. Notre table ronde du 7 juin sur le thème « démocratie et générations » a exploré ce thème. Nous pourrions envisager de donner un cadre clair et protecteur à ces formes d'engagement citoyen, les valoriser pas seulement symboliquement, mais en les liant à des unités de valeur dans les parcours universitaires ou à des droits sociaux.

Enfin, il me paraît nécessaire de mieux affirmer la place de la « séniorité active » dans la chaîne de la solidarité intergénérationnelle.

Première piste : on pourrait mobiliser ces séniors « actifs » (pour aller vite : les 60-75 ans) dans le financement de la dépendance grâce à un système d'assurance dépendance obligatoire fondé sur le principe « le troisième âge finance le quatrième ». Les modalités précises sont à définir. Le financement de cette assurance pourrait par exemple être assis sur les flux de revenus mais aussi sur le patrimoine. Le niveau des contributions pourrait évidemment être modulé de façon que chacun contribue à proportion de ses moyens. Mais l'idée me paraît intéressante que le financement de la dépendance intervienne à un âge de la vie où la dépendance n'est plus une réalité lointaine et incertaine mais devient une perspective plus proche. Par ailleurs, la séniorité active correspond à un âge où on est installé, où on déjà du patrimoine, alors que, lorsqu'on est plus jeune, on doit mobiliser ses ressources sur d'autres priorités, qu'il s'agisse de se loger, d'éduquer ses enfants, de les aider à se lancer dans la vie adulte.

Mme Michèle Vullien. - Commencer à cotiser à 55 ou 60 ans, c'est trop tardif ! Il faut que le financement de la dépendance commence, comme pour le financement des retraites, dès le début de la vie active !

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Je n'en suis pas sûre. De toute façon, il faut bien prendre en compte que faire peser sur les jeunes actifs des prélèvements supplémentaires est aujourd'hui très difficile étant donné que le niveau des prélèvements qui pèsent sur eux est déjà très élevé.

M. Alain Fouché. - Mais où commence le quatrième âge ? À 75 ans ?

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Le quatrième âge ne correspond pas à un âge précis, identique pour tous. Il correspond à la perte ou au déclin de l'autonomie.

S'agissant de cette séniorité active, il faut également réfléchir aux moyens de donner un statut clair à la fonction « pivot » que les plus de 60 ans exercent de facto dans la solidarité intergénérationnelle. Si le gros des transferts financiers entre les générations pèse en effet sur les adultes d'âge intermédiaire, les jeunes séniors jouent un rôle solidaire à travers des transferts en temps, directs ou intermédiés via un engagement associatif, vers les jeunes en phase d'entrée dans la vie adulte, vers les adultes confrontés à des accidents de la vie (chômage, divorce...) et vers les séniors dépendants. Nous devons réfléchir aux moyens de préserver ce rôle pivot dans un contexte où l'on cherche par ailleurs à développer l'emploi des séniors. Comment concilier deux objectifs potentiellement contradictoires : les faire travailler plus longtemps tout en les plaçant au coeur de l'entraide générationnelle ? Il faut réfléchir de façon globale au statut social, fiscal, symbolique de ces « aidants ».

Parallèlement à la réorganisation des transferts entre cinq âges, le second axe des évolutions auxquelles nous réfléchissons est lié au retour de la question patrimoniale dans le jeu des solidarités intergénérationnelles. La question du patrimoine était devenue relativement secondaire au cours du XXème siècle, après les deux conflits mondiaux, mais elle est de nouveau au premier plan, même si politiquement et collectivement ses enjeux ne sont pas encore perçus par tous. Le fait est que nous avons en France un patrimoine dont la valeur a explosé, mais qui demeure économiquement dormant ! Quelques chiffres pour cerner l'ampleur de ce phénomène, dont ni nos concitoyens ni les décideurs politiques n'ont encore pris la juste mesure. La valeur du parc résidentiel français est passée de 2 600 milliards d'euros en 1998 à 6 300 milliards d'euros en 2015, ce qui représente une plus-value latente de 3 700 milliards d'euros en quelques années. La valeur du patrimoine possédé par les Français représentait quatre années de revenu disponible des ménages en 1980 contre huit années aujourd'hui. Dans ces conditions, les flux successoraux représentent désormais une part croissante du revenu national : les transferts de patrimoine, qui représentent 19 % du revenu disponible net annuel aujourd'hui, devraient en représenter entre 25 % et 32 % en 2050. Nous sommes revenus à la situation de la Belle époque. Enfin, ce patrimoine, fortement concentré entre les mains des séniors, se transmet désormais de séniors à séniors, puisque l'âge où on hérite va bientôt atteindre 60 ans.

Nous nous trouvons face à des enjeux forts de mobilisation et de transmission du patrimoine des séniors, avec des opportunités, mais aussi des risques ou des conflits d'objectifs. Premier enjeu : mobiliser le patrimoine des séniors au service des besoins des séniors eux-mêmes, notamment pour financer la dépendance. Certes, tous les séniors n'ont pas de patrimoine et tous ceux qui en ont n'en ont pas forcément beaucoup. Certes, ce patrimoine, qui est majoritairement immobilier, est illiquide. Pour autant, il n'y a pas de raison d'exclure a priori cette richesse considérable du financement des transferts intergénérationnels. Il faut réfléchir aux moyens de liquéfier le patrimoine et de le faire contribuer à l'effort de solidarité collectif. Les solutions existent. C'est avant tout une question de technique financière. Le deuxième enjeu est d'accélérer la transmission vers les jeunes générations, à des âges où on investit, où on entreprend, où on prend des risques. Il faut éviter que le patrimoine circule uniquement entre des « très vieux » et des « vieux » et faire en sorte que l'épargne des séniors soit transmise et investie dans l'économie. Enfin, le troisième enjeu est de trouver des modalités de mobilisation et d'accélération de la transmission du patrimoine qui ne fassent pas exploser les inégalités intra générationnelles. Nous devons éviter une société « héritocratique », qui entrerait en conflit avec nos valeurs de mérite individuel et d'égalité.

Il me semble que la condition préalable à toute action dans le domaine des politiques du patrimoine est de rassurer les séniors sur la question de la dépendance. Ils accepteront plus facilement de transmettre de leur vivant s'ils ont des garanties sur leur prise en charge au titre de la dépendance. Il faut en quelque sorte lever la « crispation patrimoniale ». C'est pourquoi la mise en place d'un système d'assurance dépendance obligatoire devra sans doute accompagner la réforme de la transmission du patrimoine.

Si ce point de blocage fondamental est levé, on pourra imaginer ensuite d'utiliser le levier des incitations fiscales pour conduire les séniors à transmettre leur patrimoine de leur vivant ou à le mobiliser plus activement. Une des pistes pourrait être de faire peser le risque d'une taxation plus forte des transmissions familiales lorsque celles-ci interviennent après le décès.

Mme Marie-Christine Chauvin. - Pourquoi ne pas faciliter les donations plutôt que taxer plus lourdement les héritages ?

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Dans le dispositif auquel nous réfléchissons, il ne s'agit pas d'alourdir la fiscalité des héritages, encore moins de spolier, mais au contraire d'encourager les gens à transmettre plus vite. L'idée est d'alourdir la taxation sur les héritages tout en donnant simultanément aux familles des moyens accrus d'échapper à la surtaxe en cas de libération précoce de leur patrimoine, par exemple grâce à des donations dont le régime serait assoupli, grâce à des dons ou des legs caritatifs, ou encore grâce à des investissements dans les fondations d'intérêt public. On peut également imaginer que les investissements dans des fonds d'investissements risqués de long terme puissent bénéficier de droits de succession allégés si les héritiers eux-mêmes conservent les actifs un certain temps. C'est donc seulement si le patrimoine est conservé jusqu'au bout malgré la facilitation des transmissions de son vivant que la surtaxe s'appliquerait. Dans cette hypothèse, il serait d'ailleurs souhaitable, dans un souci de réduction des inégalités, d'affecter les recettes de cette surtaxe à des programmes de soutien aux jeunes et à la solidarité intergénérationnelle, par exemple le financement des primo accédants, d'écoles de la deuxième chance ou de programmes de formation continue, dont les besoins vont être de plus en plus importants.

Je terminerai sur les propositions en matière de patrimoine en soulignant la nécessité de moderniser le viager, en commençant par changer son nom. On peut développer les formes de viager « intermédié », où une personne ne parie pas sur la mort d'une autre, mais où l'investissement est réalisé par un institutionnel qui peut ainsi mutualiser le risque de longévité et le risque de prix. On peut citer les expériences intéressantes de la Caisse des Dépôts et les réflexions de la Chaire « Transitions démographiques, transitions économiques » sur la vente anticipée occupée (VAO). Je pense aussi que nous pourrions réfléchir à un « viager hypothécaire dépendance », c'est-à-dire un dispositif de prêt viager hypothécaire ouvert aux personnes qui entrent en dépendance, qui les aiderait à financer leurs dépenses tout en réduisant l'aléa pour l'investisseur. Enfin, il nous faut trouver des moyens de rendre le viager possible en-dehors des zones tendues, peut-être au moyen d'une garantie de l'État couvrant le risque lié aux incertitudes sur l'espérance de vie.

Pour conclure, je dirai quelques mots sur le travail encore en cours qui vous sera présenté de manière plus précise en septembre. Il porte en particulier sur les liens entre renouvellement générationnel et changement social. Nous cherchons à savoir quels sont les changements culturels portés par le renouvellement générationnel et quels pourraient être les impacts de ces changements sur les attentes et les modalités de l'engagement professionnel, sur les rapports à la propriété et à la consommation, sur l'intensité et les modalités de l'engagement citoyen ou encore sur les rapports à l'éducation et au savoir. Il s'agit de saisir les enjeux de ces impacts pour le monde de l'entreprise et du travail, pour la démocratie, pour le système éducatif ou encore pour l'environnement.

Par exemple, la table ronde du 7 juin dernier nous a permis de voir qu'il est en train de se produire une reconfiguration du rapport à la politique dans les jeunes générations : la construction du lien à la politique et les formes d'expression citoyennes changent. Les signes en sont nombreux et bien documentés :

- un taux d'abstention des jeunes supérieur de 10 points au taux d'abstention moyen alors que la hausse du niveau de formation des jeunes aurait dû entraîner une participation électorale plus importante ;

- un net affaiblissement du devoir du vote au profit d'une revendication du vote comme un droit ;

- la diffusion d'une culture protestataire, la citoyenneté devenant plus contractuelle et plus critique ;

- une préférence pour une citoyenneté d'engagement de proximité (je fais ; je constate les effets de ce que je fais) ;

- un développement de la volatilité électorale et un affaiblissement des identifications partisanes ;

- une modification du rapport au temps et à l'information. La demande d'immédiateté est beaucoup plus forte. Les audiences se fragmentent. Les relais d'opinion traditionnels (médias, famille...) fonctionnent moins bien ;

- une progression de la défiance et de l'indifférence par rapport à la participation électorale (crise de la représentativité, crise de l'efficacité de l'action politique, crise de l'exemplarité des élites).

Ces évolutions bousculent le fonctionnement de notre démocratie. Comment adapter cette dernière aux « citoyens qui viennent » ? Voilà le type de question que nous cherchons à approfondir.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci à notre rapporteur pour cette présentation. Il me semble qu'on pourrait envisager une remise de ce rapport sur les générations fin septembre et la présentation du rapport sur les mobilités début octobre.

Concernant l'enjeu du patrimoine, ce n'est pas parce que l'immobilier a gagné en valeur que le niveau de vie des propriétaires augmente. L'immobilier vaut plus cher, mais il ne rapporte rien aux propriétaires occupants tant qu'ils ne vendent pas !

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - À ceci près que celui qui n'est pas propriétaire paye un loyer, ce qui pèse lourdement sur son niveau de vie ! Il y a donc bien un lien entre niveau de vie et patrimoine même lorsqu'on parle d'un patrimoine immobilier. Par ailleurs, tout l'enjeu des réflexions sur la modernisation du viager, c'est de redonner une valeur monétaire au patrimoine immobilier tout en permettant aux propriétaires de conserver la jouissance de leur bien.

M. Alain Fouché. - Les ventes, notamment en viager, sont très difficiles dans certains départements. Le potentiel de mobilisation de l'immobilier des séniors est sans doute très différent en fonction des territoires.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - C'est un vrai sujet. La liquéfaction du patrimoine immobilier dans certaines zones sera sans doute difficile sans une forme d'intervention publique, par exemple sous forme de garanties.

M. Alain Fouché. - J'ai lu un article inquiétant selon lequel la France est l'un des pays où l'on tombe le plus tôt en dépendance. Est-ce exact ?

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Je n'ai pas la réponse. C'est un point à vérifier.

M. Yannick Vaugrenard. - Merci pour cette présentation très stimulante pour la réflexion. J'ai été frappé notamment par le graphique qui montre que le niveau de vie des séniors, relativement au reste de la population, est plus élevé en France que dans les pays comparables. Il est vrai que tous les séniors ne sont pas des gens aisés, mais cela n'enlève rien au constat. C'est un élément important dans la réflexion sur le partage intergénérationnel.

Concernant les propositions, même si cela allonge un peu le temps d'adoption du rapport, je pense qu'il serait intéressant que nous puissions procéder à un examen en deux temps, afin que le rapport final intègre pleinement nos échanges au sein de la délégation et comporte des propositions de bon sens et consensuelles.

M. Roger Karoutchi, président. - On pourrait imaginer une première réunion mi-septembre et une adoption définitive mi-octobre afin d'intégrer le résultat de cette réflexion collective. Je vous remercie pour ces échanges.

La réunion est close à 9 h 45.