Mercredi 23 janvier 2019

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Audition d'associations de défense de l'enfance en danger : Mmes Martine Brousse, présidente de « La voix de l'enfant », Muriel Salmona, présidente de « Mémoire traumatique et victimologie », Homayra Sellier, présidente de « Innocence en danger », Violaine Guérin, présidente, et Muguette Dini, représentante du groupe multidisciplinaire « Politique et institutions », de l'association « Stop aux violences sexuelles 

Mme Catherine Deroche, présidente. - Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi, à l'occasion d'une table ronde, les représentants de plusieurs associations : Mme Martine Brousse, qui préside l'association « La Voix de l'enfant » ; Mme Muriel Salmona, présidente de l'association « Mémoire traumatique et victimologie » ; Mme Homayra Sellier, présidente de l'association « Innocence en danger » ; et Mmes Violaine Guérin et Muguette Dini, qui représentent l'association « Stop aux violences sexuelles ».

Je vous remercie, Mesdames, d'avoir accepté notre invitation. Il est essentiel pour nous d'entendre votre point de vue sur la question des violences sexuelles sur mineurs. Je précise que notre mission d'information s'intéresse aux violences sexuelles commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, à l'exclusion donc des violences intrafamiliales.

Nous aimerions connaître votre analyse et vos réflexions sur les mesures qui pourraient être prises pour mieux prévenir et pour mieux sanctionner ces infractions sexuelles sur mineurs. Nous aimerions également vous entendre sur la question de la prise en charge des victimes : quel accompagnement peut les aider à surmonter le traumatisme qu'elles ont subi ?

Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition.

Je vous propose de procéder à un premier tour de table qui va vous permettre de prononcer une intervention liminaire. Je suggère que cette première intervention ne dépasse pas une dizaine de minutes, afin que nous conservions du temps pour le débat et pour les questions de mes collègues. Nous avons environ deux heures devant nous ce qui devrait nous permettre d'aborder au fond l'ensemble des sujets.

Vous avez bien sûr la possibilité de nous faire parvenir une contribution écrite si vous souhaitez préciser ou compléter votre intervention orale.

Mme Homayra Sellier, présidente de « Innocence en danger ». - Je suis la présidente fondatrice de l'association « Innocence en danger » dont la création remonte à 1999. Cette année-là, la coopération entre quatorze pays dont la France avait permis le démantèlement d'un vaste réseau cyber-pédo-criminel concernant plusieurs centaines d'adultes et d'enfants. Le directeur général de l'Unesco, Federico Mayor avait alors souhaité lancer un grand mouvement mondial de lutte contre l'exploitation des enfants sous toutes ses formes. Il m'a appelé auprès de lui, compte tenu en particulier de mon engagement en faveur de l'éducation des filles en Asie. En un an, nous avons fait beaucoup de conférences et réalisé beaucoup de publications. Puis, souhaitant avant tout agir sur le terrain, j'ai créé Innocence en danger, d'abord en France sous une forme d'association loi de 1901. Aujourd'hui, nous sommes aussi présents en Allemagne, en Belgique, en Autriche, en Suisse, en Colombie et aux États-Unis. Chacun de nos bureaux est indépendant dans son organisation et dans ses projets, car il faut s'adapter au contexte de chaque pays. En France, nous espérons compléter notre présence à Paris et à Toulouse par la création de deux nouveaux bureaux, en région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) et dans le Nord. Pour l'instant, je rappellerai que notre action porte sur :

- la sensibilisation, la mobilisation, l'éducation et l'information de la société, à travers des publications, des conférences, des campagnes de communication, et des interventions dans les écoles privées et dans les entreprises, à leur demande ;

- l'accompagnement des victimes et des parents protecteurs dans leurs besoins juridiques, médicaux et thérapeutiques. Nous disposons d'une permanence juridique composée de juristes et d'avocats pénalistes. Ces derniers aident l'association à se constituer partie civile ;

- l'activité éducative sur les dangers d'internet et des réseaux sociaux. Dans ce domaine, nous espérons adapter en France un programme de prévention qui est utilisé dans les écoles en Allemagne et en Autriche.

Enfin, depuis 2017, Innocence En Danger mène une activité auprès des scientifiques. Grâce aux avancées de la recherche biogénétique, nous savons que le corps n'oublie rien et que les problèmes psychiques se doublent donc de difficultés somatiques. En outre, on sait désormais que l'ADN du cerveau des enfants victimes de violences se modifie, mais nous savons aussi qu'il a la faculté de se réparer, notamment par l'art.

Je reviendrai plus tard sur un autre aspect de notre action.

Mme Muriel Salmona, présidente de « Mémoire traumatique et victimologie ». - Je suis psychiatre et je prends en charge des victimes de violences depuis plus de vingt-cinq ans. En 2009, j'ai fondé l'association « Mémoire traumatique et victimologie » dans le but de sensibiliser et de former les professionnels mais aussi d'informer le grand public sur les conséquences psychotraumatiques des violences. Nous participons en outre à la lutte contre ces violences. Notre site internet reçoit plus de 440 000 visites par an et nous réalisons de nombreuses publications, de même que nous essayons d'être très présents sur les réseaux sociaux. Chaque année, nous organisons 80 à 90 journées de formation des professionnels du secteur médical, médico-social mais aussi de la justice, de la police, de l'éducation nationale, des associations, de la protection de l'enfance, de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), etc. Nous intervenons dans la formation initiale et continue des magistrats et des professionnels de la justice à l'École nationale de la magistrature (ENM). L'association travaille avec des ONG, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l'Unicef, avec le soutien de laquelle, nous avons monté une grande enquête sur l'impact des violences sexuelles de l'enfance à l'âge adulte, pour évaluer les violences qui ont été subies, le parcours de vie, le parcours de soins, la prise en charge et les conséquences sur la santé des victimes. Les résultats de cette enquête, portant sur 1 214 victimes, ont été présentés en 2015 dans le cadre d'un colloque.

Parmi nos nombreuses actions et campagnes, je souhaiterai évoquer notre partenariat avec l'Éducation nationale. Dans les Hauts-de-France, nous travaillons sur un projet de protocole destiné à tous les professionnels susceptibles de prendre en charge des enfants. Ce document sera mis à disposition sur le site de l'Éducation nationale et recensera des bonnes pratiques. En effet, notre grande enquête révèle que l'Éducation nationale vient en tête des institutions où les enfants subissent des violences sexuelles. Avec la gendarmerie, nous créons une mallette de protocoles et nous formons actuellement des policiers de la plateforme de signalement. Nos projets de formation des différents intervenants (police, PJJ, ASE de Paris...) visent à leur donner le maximum d'informations car il y a une réelle méconnaissance de la réalité des violences. Où, quand, comment ces violences se produisent-elles ? Il faut aussi prendre en compte le fait que les enfants vont présenter des troubles psychotraumatiques très déstabilisants pour les professionnels voire paradoxaux, notamment par une manifestation de survie appelée la dissociation traumatique. Les enfants sont comme anesthésiés, déconnectés ; ils peuvent alors ne pas paraître crédibles ou ne pas sembler si atteints que cela. Cela complique l'évaluation de la gravité des faits et des dangers. Il y a un enjeu réel d'élaboration de protocoles et d'échelles d'évaluation du danger que courent les enfants car dans notre enquête, plus de 85 % des victimes disent qu'elles n'ont été ni reconnues, ni protégées. C'est encore plus vrai lorsqu'elles sont vulnérables, que l'on songe notamment aux personnes handicapées et à toutes les structures d'accueil médico-social. J'insiste : il faut vraiment être capables d'évaluer le danger. Les professionnels oublient de poser des questions précises notamment sur le risque suicidaire, sur le risque de réitération des violences. En France, on a très peu de culture de la protection et de l'évaluation du danger.

Il y a aussi la problématique du dépistage. Les enfants ont toutes les raisons du monde d'être dans l'incapacité de parler et nous devons aller vers eux. Il faut donc un dépistage universel et des enquêtes. Or ces dernières, que l'OMS réclame aussi, sont trop peu nombreuses en France.

Enfin, l'association a fait partie du groupe de travail responsable de l'élaboration du cahier des charges des unités traitant du psychotraumatisme. Dix unités sont mises en place mais nous avions prévu, avec la Direction générale de l'offre de soins (DGOS), qu'il en faudrait une centaine. Nous nous sommes battus pour que les enfants fassent partie des personnes prises en charge par ces unités, ce qui n'était pas prévu au départ. Nous avons aussi élaboré un cahier des charges pour la formation de tous les fonctionnaires en matière de psychotraumatismes.

Mme Martine Brousse, présidente de « La voix de l'enfant ». - La Voix de l'enfant a trente-huit ans d'existence et son originalité est d'être une fédération. Elle regroupe quatre-vingt associations, dont plus de la moitié interviennent à l'international. Nous intervenons dans 103 pays en nous adaptant bien entendu aux situations locales : dans un pays, les enfants-soldats ; dans un autre, les enfants victimes de la traite des êtres humains, etc. En France, nous développons notamment la prise en charge des mineurs non-accompagnés.

Concernant les violences, cela fait plus de vingt ans que La voix de l'enfant se porte partie civile. Au-delà de la dénonciation des dysfonctionnements, La Voix de l'enfant a aussi pour principe de faire des propositions. C'est dans ce cadre qu'il y a vingt ans, nous avions fait la proposition à Elisabeth Guigou, garde des sceaux, d'aménager des lieux de recueil de la parole de l'enfant. Le temps de la révélation des faits est à la fois essentiel et très violent pour l'enfant. Dans nos constitutions de parties civiles, nous voyons souvent des enfants qui ont déjà parlé trois fois, cinq fois, six fois, dix fois devant des enquêteurs ! Or redire c'est revivre et polluer sa parole, c'est polluer sa mémoire. Dans la cadre de la loi de 1998, nous avons pu ouvrir trois lieux protecteurs et sécurisants où l'on pouvait recueillir la parole de l'enfant. Aujourd'hui il y en a soixante ; ils ont pu se déployer ces deux dernières années grâce au plan d'action de la ministre Laurence Rossignol, dont il faudrait mesurer aujourd'hui l'impact. Les auditions, les lois c'est bien mais quel bilan faisons-nous de ce plan d'action qui va prendre fin en 2019 ? ll contenait des mesures très fortes, notamment en matière de formation et d'information. Il a confié à La Voix de l'enfant l'application de la mesure n° 16, à savoir le déploiement de ces unités d'accueil et la formation des professionnels en tant que formateurs de formateurs. La formation des professionnels est en effet essentielle pour le repérage et le recueil de la parole de l'enfant.

Par ses constitutions de parties civiles, la Voix de l'enfant connaît de nombreuses affaires de violences sexuelles hors du cadre familial. Il faut bien sûr parler de l'Éducation nationale mais il faut remettre les chiffres en proportion et rappeler que c'est l'institution qui reçoit quand même le plus d'enfants. Il y a aussi les structures religieuses sans oublier les clubs sportifs, ni le milieu très fermé des conservatoires de musique. Apprendre à un enfant à jouer au violon, au violoncelle ou au piano, c'est un corps à corps...Et puis, si l'école est à une certaine distance des parents, c'est moins vrai du curé. A la campagne, on l'invite dans la famille. Idem pour le moniteur sportif avec lequel on partage des moments conviviaux. Dans ces situations, l'enfant ne peut pas parler.

La Voix de l'enfant est un facilitateur. Notre but est avant tout de permettre que l'enfant puisse parler. Or les outils dont disposent les professionnels pour ce faire sont encore rares ou peu adaptés. Comment se fait-il qu'après la mission menée par Marie Mercier, la majorité des enfants qui font des révélations de violences sexuelles soient encore conduits dans un commissariat de police ou une gendarmerie. Allez à la brigade de protection familiale de Melun, où j'étais hier ; ils vous accueilleront à bras ouverts. Face à l'escalier, ils ont été obligés de tirer des filets pour que les enfants ne passent pas par-dessus, et quand ils entendent un enfant c'est entre deux bureaux... C'est La Voix de l'enfant qui y prend en charge l'installation d'une salle d'audition. Il est rare que ce soit dans un commissariat de police, mais il n'y a pas d'autres solutions pour cause de discordes entre les hôpitaux de Fontainebleau et de Melun !

Tout ce qui avait été engagé par Laurence Rossignol en tant que ministre perd aujourd'hui de la force. Il faut remettre l'enfant au coeur du dispositif, faire passer ses besoins en priorité.

Comprendre l'enfant permet de repérer les violences et après, si l'affaire doit aller en justice, l'enfant doit être accueilli dans un lieu sécurisant. L'enfant dit sa vérité, parce qu'il dit sa souffrance. Ce n'est pas à lui d'apporter la preuve qu'il y a culpabilité. C'est aux enquêteurs et aux magistrats d'aller chercher la vérité judiciaire.

Le combat de La Voix de l'enfant est complémentaire de celui d'Innocence en danger et du travail de recherche mené par l'équipe de Muriel Salmona. Nous avons aussi mis en place un comité scientifique avec des chercheurs en neurosciences, dont le Professeur Martinot qui a participé à la mission interministérielle sur les violences faites aux enfants. Nous venons aussi de mettre en place un collège de juristes composé notamment de magistrats et de chercheurs. Nous ferons des propositions qui ne viseront pas tant à voter des lois supplémentaires qu'à évaluer l'existant. Évaluons et travaillons ensemble !

Mme Muguette Dini, représentante du groupe multidisciplinaire « Politique et institutions », de l'association « Stop aux violences sexuelles ». - Je voulais simplement rappeler que nous avions, avec Michelle Meunier, été à l'origine de la proposition de loi sur la protection de l'enfance et que grâce à Laurence Rossignol, elle a prospéré. Je crains cependant qu'en province, elle ne soit parfois mal appliquée, pour ne pas dire pas appliquée du tout.

Mme Violaine Guérin, présidente de l'association « Stop aux violences sexuelles ». - Je suis endocrinologue et gynécologue médicale, et présidente de Stop aux violences sexuelles (SVS) qui a été créée en 2013 par trois médecins. Ce n'est donc pas une association de victimes mais une structure qui porte une stratégie de santé publique. Elle comprend treize groupes de travail qui nous permettent d'avoir une approche transversale du problème. Plus de 500 personnes interviennent au sein de la structure nationale dont l'action est complétée par celle de quarante structures départementales, régionales et aussi internationales. Il faut souligner que nous sommes une organisation indépendante de l'État, apportant un regard indépendant des institutions. Le périmètre de nos réponses inclura les domaines de l'éducation nationale, du sport, de la culture, des activités périscolaires et des loisirs, des structures dépendant de l'aide sociale à l'enfance (ASE), des institutions pour les enfants présentant un handicap, des institutions religieuses et également des institutions psychiatriques. Je précise que nous avons un statut d'expert externe reconnu par la Commission européenne et par le Conseil de l'Europe.

Je commencerai par votre question sur l'évaluation de la proportion des mineurs victimes d'infractions sexuelles dans le cadre des institutions. En France on a beaucoup de mal à regarder la violence sexuelle sur mineurs. Le Conseil de l'Europe rappelle qu'un enfant sur cinq est victime de ces violences sexuelles et je dois à Muguette Dini d'avoir réalisé que cela fait treize millions de personnes touchées dans notre pays. Or la France ne fait pas d'études épidémiologiques sur le sujet ! On sait que la famille représente environ 80 % des agressions mais dès lors que l'on se sera penché sur les institutions et que la parole aura commencé à s'ouvrir, alors vous verrez que les chiffres sont plus catastrophiques qu'on ne veut bien le dire.

Nous conduisons nous-mêmes des études dont une qui a déjà été publiée et communiquée lors des assises que nous avions tenues dans les locaux du Sénat. A l'heure actuelle notre groupe de recherche médicale conduit une étude épidémiologique avec des sociologues auprès des mineurs. Je pense que nous disposerons des résultats pour les assises 2020, en particulier s'agissant des institutions.

Nous sommes sollicités tous les jours sur notre site internet par des parents, par des fédérations de parents d'élèves, parfois par des chefs d'établissements ou des enseignants au sujet de la violence sexuelle. Cela tient notamment à la libération de la parole et à l'augmentation des violences entre mineurs. Soyons clairs : toutes les structures qui accueillent des enfants sont touchées. On a beaucoup stigmatisé le sport, mais le monde du sport travaille avec nous depuis 2013 d'une façon extrêmement efficace. Cela avait commencé avec la ministre Valérie Fourneyron, qui avait bien compris que l'intérêt de consulter le Fijais (fichier national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes) était limité en raison du cloisonnement entre les départements. Le ministère des sports a alors très vite mis en place un fichier national. Nous avions aussi prévenu le monde de la culture et l'Éducation nationale dès 2014 mais ça n'a pas été pris en compte. Or, on dispose là d'un gros levier d'action. Par exemple, dans le domaine de la culture, il n'existe pas de carte professionnelle des éducateurs. Il faut absolument y instaurer ce qui existe déjà dans le monde du sport ou de la protection de l'enfance.

Nous avons été obligés de gérer une affaire que l'État aurait dû traiter. Il s'agissait d'un enseignant de musique classique qui partait en Chine avec une délégation d'enfants. On a protesté avec suffisamment de vigueur pour que l'on finisse par arrêter cet enseignant à l'aéroport. Comment en est-on arrivé là ? Parce que l'enseignant n'était pas inscrit au Fijais, malgré ses condamnations, à cause de la correctionnalisation des viols. Il faut arrêter de correctionnaliser les viols et rendre systématique l'inscription au Fijais, en particulier pour les personnes qui travaillent dans les structures accueillant des enfants. Nous avons fait beaucoup d'autres recommandations, reprises dans les documents que nous vos remettons.

Les professionnels sont-ils assez formés ? Non, c'est évident, la plupart des personnes en contact avec les mineurs ne connaissent pas le sujet des violences sexuelles. Ils ne savent pas dépister les mineurs victimes, ils ne savent gérer les situations, ils ont peur du sujet, et en plus ils ne sont pas soutenus par leur hiérarchie !

Lors de nos assises tenues à l'Assemblée nationale au mois de janvier, une enseignante de sciences de la vie et de la terre (SVT) nous disait avoir essayé d'organiser une conférence sur les violences sexuelles dans son établissement. Elle s'est heurtée à une opposition assez ferme de son proviseur. Elle ajoutait que l'Éducation nationale est un milieu fermé, qui protège les agresseurs. Cette enseignante rappelait que dans son équipe, elle voyait des collègues qui sortaient avec des élèves de seize ans. Interpelée par une avocate, qui était dans la salle, sur le fait qu'elle n'avait pas signalé, elle a expliqué qu'elle n'en avait pas eu le courage. Elle avait fait un jour le signalement d'une élève et cela lui avait valu deux mois d'ennuis. Elle a aussi confié que la personne qui l'avait violée pendant des années était un enseignant de mathématiques très bien vu, aujourd'hui en exercice dans un lycée français d'Abu-Dhabi.

Pour notre part, nous délivrons des formations dont une de deux jours dénommée Les bases de la connaissance en matière de violences sexuelles, ou encore une formation sur les démarches à accomplir lors des signalements. En effet, nous nous sommes aperçus aussi que beaucoup de gens ne savaient tout simplement pas signaler. Nous proposons plusieurs programmes de prévention. Je pense en particulier à un programme de prévention en périnatalité avec les sages-femmes libérales et celles des hôpitaux. Ce travail en commun permet de fortes synergies. De même, le CHU de Strasbourg a annoncé le 19 novembre dernier qu'il s'engageait à former tous ses soignants sur le sujet des violences sexuelles. Il faudrait pouvoir le faire partout.

Nous faisons aussi un gros travail de prévention en direction des enfants d'âge scolaire. Ce programme consiste en trois interventions par an et il répond à ce que la loi prévoit. Il a été présenté maintes fois au ministère de l'éducation nationale. On nous a dit que c'était formidable mais...toujours aucun agrément. Nous sommes intervenus avec des chefs d'établissement courageux, qui étaient très concernés par ces sujets mais il demeure un blocage au niveau de l'État. En revanche, la fédération des écoles Montessori a décidé de former tous ses enseignants et tous ses chefs d'établissement grâce à notre programme. Dans notre dossier, vous trouverez une intervention de la sociologue Nathalie Dupin qui a suivi le programme lorsqu'il est mis en place au lycée de Longperrier. Le suivi de 262 enfants sur une année a conduit à deux signalements pendant nos interventions, trois signalements après la fin de l'année scolaire et douze interventions dans des familles.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Oui, beaucoup de choses existent au plan législatif et il nous faut repérer où sont les blocages. Où sont « les trous dans la raquette » ? Comment sera-t-il ensuite possible de rappeler chacun à ses obligations ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Vous nous avez confirmé qu'aucune institution ni aucun milieu n'est indemne de ces violences, même si l'on sait bien sûr qu'il y a des facteurs aggravants comme les misères sociale et économique ou l'isolement. Mais, pourriez-vous davantage développer ce qui se passe dans les institutions liées à la protection de l'enfance ou en charge des enfants handicapés ? Même question pour la sphère des religions. Enfin, s'agissant des outils, une audition précédente laissait entendre que le Fijais était mal utilisé voire inutilisé dans bon nombre de métiers pourtant à risques.

Mme Homayra Sellier. - Avec un nombre de 20 000 violences sexuelles sur mineurs en 2016, qui a augmenté de 11 % en 2017, force est de constater que tous les secteurs sont concernés, l'école, la religion, les sports... On parle depuis hier d'un ex-champion de natation accusé de plus de cent agressions sexuelles sur enfants. Le Comité international olympique a confirmé que le problème concernait tous les sports. Mais, on sait aussi que les institutions préfèrent étouffer ces affaires pour ne pas ternir leur image. Dans le monde sportif, il y a des milliers de victimes qui n'osent pas parler car cela causerait la fin de leur carrière. Quant au Fijais, il ne concerne que les personnes condamnées à plus de cinq ans de prison. Or, il est rare qu'une telle peine soit prononcée, surtout depuis que l'on correctionnalise le viol !

Ensuite, même avec une condamnation, l'inscription sur le fichier n'est pas systématique. Il faudrait qu'elle le devienne.

Enfin, les personnes qui peuvent demander au préfet la consultation de ce fichier ne le savent pas toujours. Dans l'affaire de la petite Angélique violée par un chauffeur de bus inscrit au Fijais, le maire ignorait qu'il aurait pu consulter ce fichier avant de procéder à l'embauche. Il faudrait donc rendre la consultation du fichier obligatoire et informer toutes les personnes concernées.

En outre, il faudrait que ce fichier comprenne tous les délits et tous les crimes, tant au niveau de l'instruction qu'au niveau du jugement, et non seulement les condamnations à plus de cinq ans. Il n'y en a peut-être que deux par an.... Je souhaiterais également qu'existe un fichier national des enfants qui ont été signalés à un moment ou à un autre et un fichier national des parents qui sont suivis par les travailleurs sociaux parce que si on l'avait eu ce type de fichier, peut-être que Marina, Inaya et d'autres enfants seraient en vie aujourd'hui !

Ce fichier devrait être obligatoirement consulté par les écoles lors de l'inscription pour s'assurer qu'il ne s'agit pas de parents fuyant la commune voisine. Idem à l'hôpital. Evitons que l'on emmène un enfant avec dix-huit fractures à hôpital et qu'on le laisse repartir trois semaines après au bras de sa mère sans savoir que cette famille est signalée. Voilà ce qui a conduit à la mort de Marina Sabatier ! Il ne s'agit pas de voter une nouvelle loi, mais juste de mieux utiliser l'outil informatique.

Rappelons que seuls 2 % des signalements proviennent des médecins. Il faudrait une campagne d'information pour leur rappeler leur devoir de signalement. Signaler, ce n'est pas accuser ni condamner ; c'est juste apporter une information. Il faut les rassurer sur le fait qu'ils ne seront pas poursuivis si leur signalement se révèle infondé. Il faut lever le secret médical pour les médecins et dissiper le flou des législations. Le devoir de signalement doit aussi être étendu à tous les médecins, au-delà de la seule fonction publique.

M. Bernard Bonne. - J'ai été maire pendant pas mal de temps et je suis médecin, mais je n'ai jamais eu connaissance du Fijais...

Mme Catherine Deroche, présidente. - Dans nos travaux, nous reviendrons sur ce fichier : que recouvre-t-il ? Qui peut le consulter ? Comment informer ceux qui ont la possibilité de le consulter ?

Mme Laurence Rossignol. - Il existe une infraction générale de non-dénonciation pour toute personne confrontée à une affaire mettant en cause la santé d'un enfant. Ce que nous avions envisagé au Sénat, c'était de créer, par voie d'amendement, une obligation de signalement des médecins, ce qui est différent. Cet amendement avait été adopté à quelques voix, grâce au ralliement de personnalités de la majorité politique de notre assemblée. Mais ensuite, en commission mixte paritaire, l'Assemblée nationale et la majorité sénatoriale se sont mises d'accord sur un texte sans cet amendement. Voilà histoire ! Quant au risque pour les médecins d'être poursuivis, c'est une légende ! On leur a dit et redit que ce n'était pas le cas. Une proposition de loi a été votée ici il y a trois ans pour bien les sécuriser, sans compter les nombreux articles dans le journal de l'ordre des médecins et le fort engagement de ce dernier. Que faut-il encore ? Nous sommes face à une espèce de résistance implicite, qui est supérieure à la loi.

Concernant le Fijais, l'objectif n'est pas que tout le monde puisse le consulter en intégralité. Il s'agit juste de pouvoir rentrer un nom pour vérifier s'il y figure. La loi de 2016 est plutôt une bonne loi mais pas suffisamment appliquée pour deux raisons. D'une part, son application dépend des départements et le « service après-vente » de la loi s'est arrêté le 15 mai 2017. D'autre part, il n'y a pas aujourd'hui de volonté politique à faire appliquer cette loi. C'est un problème politique avant d'être un problème juridique.

M. Stéphane Piednoir. - Comme Bernard Bonne, je n'ai pas eu connaissance en tant que maire de la possibilité de consulter ce fichier pour l'embauche d'une personne qui sera au contact direct d'enfants. 

Le docteur Guérin nous a dressé un tableau un peu effrayant. Étant enseignant de métier, je déplore qu'il n'y ait aucune formation ni sensibilisation permettant de percevoir des signaux chez les enfants ou les adolescents. On sensibilise les professeurs et les futurs professeurs à des tas de choses plus ou moins importantes alors que là, il y a un vrai enjeu. Bien sûr, il n'y aurait rien d'automatique et il ne faudrait pas avoir la prétention de couvrir tous les cas, mais au moins, si l'on peut sauver ne serait-ce qu'un élève, c'est déjà important.

Mme Annick Billon. - Oui, nous ne sommes clairement pas bons en matière de formation. J'ai entendu que certaines écoles privées hors contrats mettaient en place des formations de leurs professeurs. J'étais particulièrement attentive à votre remarque puisque j'avais été rapporteure de la proposition de loi de Françoise Gatel sur ces écoles. Je suis heureuse de voir qu'il s'y passe de belles choses.

Sur les violences faites aux femmes ou aux enfants, il est toujours fait référence à la formation. Il faut s'engager fortement parce que, sans formation à la fois des parents, des enfants, des enseignants et du corps médical, nous n'y arriverons pas. Il s'agit d'avoir une approche totalement différente qui permette à la parole des enfants d'être véritablement entendue.

Mme Muriel Salmona. - Je voulais quand même signaler l'effort énorme de l'Éducation nationale qui a fait former tous les médecins scolaires et toutes les infirmières scolaires. J'ai participé à ces formations comme à l'expérience en cours dans les Hauts-de-France où tous les professionnels de l'Éducation nationale sont formés, les uns après les autres.

Mme Catherine Deroche, présidente. - C'est une initiative du rectorat ?

Mme Muriel Salmona. - Oui, c'est un médecin responsable au niveau du rectorat et une infirmière qui organisent cette formation. Après les directeurs, c'est maintenant au tour des enseignants. Cette initiative est un réel succès et l'Éducation nationale va élaborer des protocoles avec des fiches sur les bonnes pratiques pour tous les enseignants de France.

Je voulais en outre rappeler que, dans toutes les enquêtes, le médecin ressort comme le premier recours pour les victimes de violences sexuelles. Les médecins ont un rôle central à jouer, y compris les médecins scolaires ou ceux des services de protection maternelle et infantile (PMI). Leur formation est absolument nécessaire. L'impact des violences, et particulièrement des violences sexuelles, sur les enfants, en fait un problème de santé publique majeur, reconnu au niveau international. Or, aucune formation initiale n'est systématiquement prévue pour le corps médical. Alors que la psychotraumatologie représente 60 % des consultations en psychiatrie, les internes en psychiatrie n'y sont pas formés. Cela dépend de leur volonté propre. L'année dernière ce sont les internes en psychiatrie d'Ile-de-France qui ont organisé eux-mêmes leur formation, avec des internes de pédiatrie ! Il faut que les médecins procèdent à un dépistage systématique. C'est le seul moyen de s'en sortir.

Concernant l'obligation de signalement, j'ai participé à la campagne d'information du conseil de l'ordre. Il est essentiel que les médecins se sentent obligés de signaler. Encore faut-il qu'il existe des outils et des moyens pour le faire.

Je soutiens l'idée d'une utilisation plus systématique des fichiers. Il faut rappeler que l'on est quand même dans une situation d'impunité : 73 % des plaintes et signalements sont classés sans suite, et sur les 27 % restants, il y a des déqualifications et des non-lieux. Au final, seules 10 % des plaintes vont aboutir à une cour d'assises pour les viols. Denis Mukwege, avec qui je travaille dans la cadre de la chaire internationale de lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles en situation de conflits, est effaré. On sait en effet que la lutte contre l'impunité est centrale dans la lutte contre les violences.

Quant à la grande enquête réalisée avec le soutien de l'Unicef, il en ressort que le milieu scolaire arrive en tête, avec 12 % de l'ensemble des violences sexuelles signalées. Mais rappelons qu'il s'agit d'une institution que tous les enfants fréquentent. Puis viennent à hauteur de 4,5 %, les colonies de vacances, centres aérés et tous les systèmes de garde. Vient ensuite le milieu du soin, dont les instituts médico-éducatifs (IME). Gardons en tête que les enfants en situation de handicap, en particulier mental, subissent quatre fois plus de violences sexuelles que les autres. Parmi les enfants présentant des troubles autistiques, les filles ont, dans 90 % des cas, subi des violences sexuelles dans l'enfance. Ce sont des enfants extrêmement vulnérables, qui sont facilement manipulables et qu'au final, on n'entendra pas. La multiplicité des intervenants est un facteur d'augmentation des risques. Viennent ensuite le milieu des loisirs, pour 2,5 %, l'institution religieuse pour 2 %, l'apprentissage et les stages, et le placement en foyer pour 1 %, ce qui est énorme lorsque l'on sait le peu d'enfant qui sont placés. Terminons par le sport : 1 %.

Avoir subi des violences sexuelles est le premier facteur de risque. Or, avant quinze ans, 80 % des violences sexuelles sont commises à l'intérieur de la famille. Lutter contre les violences institutionnelles nécessite donc de lutter contre les violences à l'intérieur de la famille puisque ce sont les mêmes enfants qui, de façon absolument atroce et injuste, vont subir à nouveau des violences dans tous les cadres possibles et imaginables.

Les enfants qui subissent des violences sexuelles à l'intérieur de la famille, n'ont aucune possibilité d'y échapper ni de parler. Il faut leur poser des questions, d'où l'importance du dépistage universel. Denis Mukwege recommande une prise en charge holistique. Cela inclut bien sûr la lutte contre l'impunité mais aussi le soin, l'accompagnement médico-social, et la prise en compte de l'impact sur les apprentissages.

Mme Muguette Dini. - Pour une condamnation à moins de cinq ans de prison, l'inscription au Fijais est à la discrétion du procureur, du juge ou du jury et bien entendu c'est une véritable catastrophe. Dans le cas que citait tout à l'heure Madame Guérin, il s'agissait d'un professeur de flûte qui avait été condamné à quatre ans de prison avec sursis et à une amende. Nous avions le jugement, la juge lui avait dit «On ne vous met pas au Fijais, il faudra que ça vous serve de leçon ». On ne l'a pas fait arrêter, mais en passant par tous les ministères, puis par le maire qui a transmis l'affaire au commissaire de police, on a fini par obtenir qu'il ne puisse pas partir avec un groupe de jeunes.

Si un enfant sur cinq est victime de violences sexuelles en Europe, cela veut dire que dans une classe de trente élèves vous avez entre quatre à six victimes. Effectivement, la sensibilisation des enseignants à la détection est essentielle. Il faut ensuite former à l'orientation. La détection est une chose, mais ensuite, que fait-on de ce qu'on a trouvé ? C'est tout un problème.

Mme Martine Brousse. - Le Fijais avait été créé au départ pour les seules violences sexuelles puis il a été élargi à toutes les formes de violences. Aujourd'hui, c'est un petit peu le « fourre-tout ». Nous demandons depuis des années qu'une association puisse demander simplement si une personne y est inscrite. Si c'est le cas, on sait qu'on ne l'embauchera pas. Le président de l'association des maires de France pourrait faire une petite note d'information à destination des maires pour leur expliquer ce qu'est ce fichier. Nous allons nous en charger dès demain puisque nous le connaissons. Je tombe des nues en entendant que certains maires ne sont pas au courant...

Sur la formation, je partage tout ce qui a été dit mais en y ajoutant la pluridisciplinarité. Former des gens qui restent dans leur sillon c'est, comme on le voit trop souvent, passer à côté d'enfants qui nécessitent une intervention. Il faut croiser les regards, et les informations. Il faut par exemple que des enseignants puissent passer un coup de fil à un médecin qu'ils connaissent. De même, dans nos unités d'accueil, tout le monde travaille ensemble : magistrats, enquêteurs, médecins... J'étais vendredi dernier à Perpignan au comité de pilotage de l'unité d'accueil. Le médecin légiste nous disait : « Depuis que je suis arrivé dans ce service, si on se pose une question, on en parle à l'enquêteur, l'enquêteur repart avec son audition. Lorsque je fais mon examen, je fais en sorte de ne pas traumatiser l'enfant parce que j'ai un maximum d'informations ». Croisons les informations ! Bien sûr, le médecin n'a pas besoin de toutes les informations de l'enquêteur, mais il faut des informations communes.

Mme Muriel Salmona. - Dans l'expérience que j'évoquais dans les Hauts-de-France, le travail est justement pluridisciplinaire. Tous les professionnels qui sont susceptibles de suivre les enfants se rencontrent une fois tous les deux mois pour élaborer des protocoles et parler des situations. Effectivement, cela change la donne.

Mme Martine Brousse. - Nous parlons de la formation des médecins scolaires. Mais où sont-ils ? Comment sont-ils formés ? J'ai visité un établissement qui compte un médecin scolaire et une infirmière à mi-temps pour 1 800 élèves ! Comment voulez-vous qu'il y ait du repérage ? L'infirmière à mi-temps me disait : « J'ai des petites qui viennent le matin en me disant qu'elles ont mal au ventre, mais je n'ai pas le temps de les prendre. J'en prends une de temps en temps et là, j'ai des révélations ». S'il y a une priorité dans ce que vous proposerez pour l'Éducation nationale, ce doit être la médecine scolaire. En matière de formation, il va aussi falloir soutenir la société française de pédiatres de médecine légale, car il n'est pas acceptable que des enfants soient reçus par des médecins légistes qui font ça sur une table d'adulte. Ils les traitent comme des adultes et les renvoient comme malheureusement on renvoie trop de femmes victimes de violences sexuelles, c'est-à-dire sans aucun accompagnement.

Mme Violaine Guérin. - Il faut que vous sachiez que tous les pays communiquent leur équivalent du Fijais à Europol et à Interpol et que la France ne le fait pas.

Quant aux modalités de mise en oeuvre des repérages, au niveau du monde du sport, c'est la direction régionale jeunesse et sports qui fait les vérifications au moment de l'établissement des cartes professionnelles. La même chose pourrait être faite au sein de l'Éducation nationale ou de la culture. Pour les maires, une centralisation pourrait peut-être être opérée au niveau de l'association des maires de France. Il m'est arrivé de voir des enfants confiés à des familles d'accueil qui étaient elles-mêmes inscrites au Fijais !

Mme Catherine Deroche, présidente. - Oui, elles avaient l'agrément alors qu'elles étaient inscrites au Fijais. Cela a été le sujet de l'audition de la semaine dernière. On a vu qu'il n'y avait aucun croisement de fichiers par rapport aux retraits d'agréments des assistantes maternelles ou des familles d'accueil. On nous a expliqué qu'il était compliqué de croiser les fichiers au niveau départemental. Pourtant, Bercy fait ça très bien. Ce n'est pas entendable !

Mme Violaine Guérin. - Nous sommes heureuses que vous vous appropriez le sujet. Il est question de l'omerta des institutions et il faudrait que ça bouge en profondeur.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Ne pas transmettre l'information d'un département à l'autre, c'est hallucinant ! N'importe quel employeur privé sait appeler l'employeur précédent pour connaitre les références de la personne qu'il embauche.

Quelle est la cause du manque de volonté d'accompagner les politiques de protection de l'enfance ? Est-ce par désintérêt ou par manque de moyens ? Quand on sait que les victimes ont un risque réel de le redevenir, leur prise en charge est essentielle. Comment peut-on faire en sorte que cette prise en charge soit systématique ? Je souhaiterais aussi en savoir plus sur les séjours de résilience et sur les unités d'accueil.

Mme Muriel Salmona. - Je vais dans tous les départements et l'on a commencé à former aussi les professionnels du placement en famille d'accueil. Ce qui nous est rapporté, c'est que la loi de 2016 sur la protection de l'enfance est peu connue et peu appliquée. Je pense qu'un gros travail d'information reste à faire pour que l'on puisse vraiment imposer l'application de ce texte. Je crois beaucoup à la présence d'un médecin référent dans chaque service de pédiatrie. Dans un autre domaine, celui des femmes victimes de violences, nous avons entrepris la formation des référents dans les CHU avec la mission interministérielle et l'on on voit à quel point cela change les choses. Le référent s'occupe du sujet, fait passer les informations, sensibilise, organise des colloques etc. Pour les enfants, on est deux ans après la loi et il y a urgence. Les formations de formateurs qui ont été mises en place sont une façon de démultiplier l'effort.

Quant aux prises en charge systématiques, oui, c'est une urgence absolue. Avoir subi des violences sexuelles dans l'enfance est le premier facteur de mort précoce, de dépressions à répétition et de très loin, le premier facteur de risque de suicide, de conduites addictives, de troubles alimentaires, cardio-vasculaires, immunitaires, et d'énormément d'autres troubles découlant des troubles psychotraumatiques. Quand un enfant se fait une fracture, on ne se pose pas la question de savoir si le soin est nécessaire. Dans le département de Seine-Saint-Denis, il a fallu mettre en place un protocole pour que les enfants qui assistent à la mort de leur mère par meurtre de son conjoint puissent être pris en charge immédiatement ! Dans un tel cas, on voit bien qu'il s'agit d'une véritable réanimation au niveau psychiatrique, psychologique et médical.

On espère que l'ouverture des centres psychotraumatiques va faire avancer les choses. Il faut rappeler que presque partout le délai minimum pour une prise en charge en centre médico-psychologique (CMP) est de six mois. Mais le plus souvent, c'est entre douze et dix-huit mois. Une enquête de l'OMS répertoriant toutes les études sur les conséquences des violences sur les enfants a démontré que les troubles psychotraumatiques sont le principal facteur explicatif des conséquences observées en termes de santé physique, de santé mentale et psychologique, de conséquences sur la vie, des risques de marginalisation et de risques d'échec. La prise en charge doit être proposée systématiquement et elle doit être expliquée. Je prends en charge des enfants qui sont passés par des placements auprès de l'ASE. Ils sont opposés à une prise en charge psychologique parce qu'ils avaient trouvé cela insupportable. A partir du moment où on leur explique qu'ils ne sont pas fous, mais blessés psychologiquement, je n'ai jamais eu un seul enfant, ni aucun parent qui se soit opposé à des soins. Pour cela, il faut que les professionnels soient formés, qu'ils puissent expliquer, qu'ils utilisent les documents qui existent, et il faut aussi qu'il y ait des lieux de soins. Dix centres c'est très bien mais on en veut au moins cent cet été, comme prévu au départ. Il est urgent d'avancer ; cela fait vingt-cinq ans que l'on a toutes ces connaissances.

L'enjeu est considérable ; ce peut être vingt-cinq ans d'espérance de vie en plus. En outre, avoir subi des violences sexuelles est le premier facteur de risque d'en subir à nouveau...et d'en commettre puisque 25 % des agresseurs sexuels sont des mineurs. Là aussi, il faut prendre en charge immédiatement tout enfant qui a des comportements sexuellement agressifs.

Mme Homayra Sellier. - Les séjours de résilience ont commencé en 2002 de façon tout à fait empirique. Une petite fille de dix ans avait été violée par quatre adolescents, avec tentative d'assassinat, et elle ne parlait pas. En unité psychiatrique à l'hôpital depuis six mois, elle ne disait rien. Sa mère m'a contactée et ma première question a été de savoir ce que sa fille aimait. La mère m'a répondu l'équitation. Nous lui avons donc organisé un séjour d'équitation au cours duquel toutes les personnes respectaient le fait qu'elle mangeait seule, qu'elle ne parlait pas. Au bout de dix jours, au moment de partir en prenant la main de sa mère, elle m'a dit « Homayra je vais parler » et effectivement elle a parlé. Un peu plus tard, le président des pédopsychiatres suisses, qui avait vu l'un des enfants qu'il suivait rentrer métamorphosé après un séjour que nous organisions, m'a contacté. Il est venu et nous avons organisé ensemble, jusqu'à son décès, des séjours de résilience, basés sur l'art-thérapie, sur le yoga, la méditation, l'empathie et toutes ces disciplines très mal connues en France. Quant au gouvernement allemand, il a envoyé des responsables sur place pendant trois ans pour étudier les bienfaits de ces séjours, et il nous a décerné en 2015 le label thérapeutique que nous avions déjà acquis en Suisse. Depuis, des médecins et des experts français sont venus passer du temps avec nous et là aussi, le label nous est octroyé. Il s'agit de séjours d'art-thérapie, les enfants sont encadrés par des experts, psychologues, psychiatres, ou praticiens de l'EMDR, qui est une thérapie cognitive. Les enfants viennent avec leurs fratries et avec leur parent protecteur ; ils restent entre une et deux semaines. Dans certains pays comme l'Allemagne où les moyens financiers le permettent, le séjour est organisé trois ou quatre fois par an. Nous emmenons les enfants français dans un autre pays - francophone - faute de structure ici. Malheureusement ce n'est possible pour eux qu'une fois par an, pendant les vacances d'été. Parmi les enfants qui sont venus brisés, aujourd'hui je suis fière et heureuse d'en voir certains faire des carrières magnifiques à partir de talents qu'ils se sont découverts chez nous, comme la photo ou le dessin. La résilience existe, il faut le comprendre et il faut l'accepter, tout est une question de moyens. On peut tout faire, on sait que le cerveau se répare. Mais c'est une question de volonté politique et financière ; et la volonté financière ne peut venir que de la volonté politique. Il faut qu'à la tête de ce merveilleux pays il y ait un consensus national accordant la priorité aux enfants. Les enfants c'est l'avenir, en hypothéquant nos enfants, on hypothèque notre avenir. Cette volonté politique manque à ce pays depuis toujours.

Mme Violaine Guérin. - Je suis d'accord avec Mme Rossignol ; il y a quand même des gens courageux dans ce pays. Quant à l'omerta, elle s'explique à la fois par de l'ignorance, du désintérêt et de la malveillance. Il y a des auteurs dans les institutions et il faut que vous ayez le courage de les mettre dehors. C'est le premier point.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - D'autres pays arrivent-ils à ne pas avoir le même degré d'impunité que celui constaté en France ?

Mme Violaine Guérin. - Dans d'autres pays, il n'y a pas de ministres ouvertement pédophiles ou autres ! C'est très franco-français d'oser ce genre de choses.

Mme Martine Brousse. - Pour nous qui travaillons à l'international, il y en a aussi quelques-uns mais ils démissionnent. Il y en a dans les ambassades, il y en a partout... Il faut qu'on arrête de se flageller. Il y en a chez nos politiques et chez les professionnels des gens bien et je voudrais les défendre ici. Il faut que nous fassions des propositions pour que les mentalités évoluent dans le prolongement de la loi de 2016. On ne passe pas aussi simplement de la loi de 2007 à celle de 2016. Donc, je le redis : évaluons et voyons ce qu'il faut améliorer.

Mme Violaine Guérin. - En France, les violences sexuelles ont été trop présentées comme engendrant des complications psychologiques et psychiatriques. Je ne peux pas laisser ma consoeur dire que les complications somatiques sont des conséquences des psychotraumatismes. C'est faux ! Nous avons justement un énorme problème dans les parcours de soins. Il faut sortir la majorité des gens des circuits psychiatriques. Après vingt ou trente ans en institution ou en psychanalyse, des personnes sont toujours dans des grandes souffrances. Il faut qu'on arrête d'enseigner la psychanalyse dans les facultés de psychologie. En matière de violence sexuelle, cela fait des dégâts énormes et il faut réaliser que le psychotraumatisme n'est pas spécifique des violences sexuelles. On le retrouve après tous les grands traumatismes, comme par exemple les attentats. Ce qui est propre aux violences sexuelles, c'est justement l'atteinte corporelle. Or, on n'inclut pas la prise en charge de la réparation du corps dans les parcours de soins. Homayra Sellier m'a un jour invitée dans l'un de ses séjours. Ils se fondent sur une approche holistique. C'est précisément cela qu'il faut enseigner, tant dans les parcours de soins pour les adultes et pour les enfants, victimes et auteurs. Si l'on ne prend pas en compte la réparation du corps, on n'amène jamais les gens à la guérison. Ce n'est pas des centres de psychotraumatologie dont nous avons besoin mais des centres véritablement multidisciplinaires.

Mme Muriel Salmona. - Les dix centres de psychotraumatologie dont nous avons rédigé le cahier des charges sont bien des structures pluridisciplinaires visant à une prise en charge holistique, c'est-à-dire à la fois physique et psychologique. Nous avons d'ailleurs obtenu que ces centres soient adossés à une prise en charge par des hôpitaux généraux. Ce que vous évoquez, c'est donc exactement ce que nous faisons !

Mme Catherine Deroche, présidente. - Oui c'est bien ainsi que je l'avais compris... A propos des conséquences somatiques de ces violences, j'ai lu récemment qu'un lien existait entre violence sexuelle et endométriose.

Mme Violaine Guérin. - Tout à fait, c'est même moi qui ai communiqué sur l'étude établissant ce lien. Toute la question est de bien comprendre ce qu'il faut regarder dans les manifestations somatiques pour les rapprocher des violences sexuelles. Nous manquons de gens formés pour le faire. Je vais précisément au CHU de Strasbourg la semaine prochaine pour former des médecins. On avance...

Mme Catherine Deroche, présidente. - L'approche multidisciplinaire et multi-institutionnelle est en effet quelque chose de majeur, d'autant que chaque personne a sa singularité.

Mme Violaine Guérin. - On parle d'endométriose mais il y a aussi une commission de l'Assemblée nationale qui travaille sur la fibromyalgie. Il y a des travaux sur l'autisme Asperger... Sur tous ces sujets, il serait temps de regarder le lien avec les violences sexuelles. Paradoxalement, le seul ministère qui ne nous reçoit pas est celui de la santé alors qu'il y a de quoi complètement changer la médecine. Prenons l'exemple des ateliers thérapeutiques Escrime : ils accueillent des patients qui avaient en moyenne connu 356 jours d'hospitalisation psychiatrique et qui ensuite n'en ont plus aucune. Nous disposons là de leviers médico-économiques considérables.

Mme Catherine Deroche, présidente. - C'est effectivement un pari sur l'avenir formidable en termes de « coût social » et d'abord pour le bénéfice des victimes.

Mme Muguette Dini. - Cela représente dix milliards pour la sécurité sociale et même cent milliards si l'on regarde les conséquences sociétales. Notre évaluation a été confirmée par le professeur Jacques Bichot, économiste à l'université de Lyon III, dont l'étude portait sur les violences conjugales, la prostitution et les violences sexuelles.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous connaissons ce type de blocages liés au fait que les budgets sont annualisés. On ne se rend pas compte que des dépenses réalisées aujourd'hui pourraient être sources d'économies demain.

Mme Muriel Salmona. - On peut citer les structures de prises en charge holistiques mises en place par Denis Mukwege en milieu scolaire. Il a obtenu d'excellents résultats s'agissant d'enfants polytraumatisés devenus très sensibles au stress. Comme dans les centres de résilience, on leur offre une prise en charge très sécurisante qui passe par la pratique de certaines activités. Cela va même jusqu'à la création de structures scolaires protégées et adaptées.

Mme Violaine Guérin. - Je souhaiterais mentionner l'exemple des maisons Barnhaüs en Islande recommandées par le Conseil de l'Europe. Je le dis d'autant plus que la France est signataire de la convention de Lanzarote.

Rappelons que le Conseil de l'Europe a déjà élaboré beaucoup d'outils de communication que, malheureusement, on n'utilise pas. De même, la Suède a mis à disposition des outils permettant de prévenir les violences faites sur les enfants handicapés

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous sommes effectivement en contact avec des personnes qui travaillent au Conseil de l'Europe.

Mme Martine Brousse. - La priorité doit être donnée à la prévention. Nous avons fait une campagne en 2016, en lien avec le 119 et le ministère. Les spots, basés sur la téléréalité, étaient diffusés avant le feuilleton Plus belle la vie. Cela s'est traduit par une augmentation de 11 % des appels de mineurs au 119 pendant la campagne. La Voix de l'enfant a eu la chance de bénéficier de l'aide gracieuse d'une agence de communication ainsi que de la gratuité des panneaux publicitaires et des spots télévisuels.

Les unités d'accueil ont vingt ans. Il était en effet incroyable que les deux seules victimes obligées d'aller à la police ou à la gendarmerie soient les femmes ou les enfants victimes de violences. Pour tous les autres, c'est la police qui va à leur chevet, à l'hôpital. Nous demandons à ce que ce soit la même chose pour les enfants victimes de violences. C'est aux adultes d'aller au chevet de l'enfant. Nos structures offrent une unité de lieu, de temps et d'action.

Les enfants sont accueillis aux urgences pédiatriques sur décision du procureur. En effet, qui est le plus à même d'entendre la parole de l'enfant que des pédiatres, des pédopsychiatres et des psychologues ? Les professionnels des unités sont formés à la méthode Teacch. Lorsque l'enfant est interrogé, le psychologue et le médecin légiste peuvent être présents. L'enfant est ainsi pris en charge en l'espace d'une demi-journée, sauf pour ceux qui ne sont pas en état. Il arrive aussi que le séjour à l'hôpital soit prolongé sur décision du procureur.

Un autre point important est la durée de l'audition. Dans nos unités, elle dure de vingt à quarante minutes alors qu'elle peut durer de 1 h 30 à 5 heures dans les locaux de la police ou de la gendarmerie. Dans l'affaire du petit Bastien, décédé dans la machine à laver, la soeur de l'enfant, âgée de cinq ans et demi a été conduite à la gendarmerie à 21 heures et n'en est sortie qu'à 23 h 30. C'est intolérable !

Notre protection s'étend aussi à la phase d'instruction judiciaire. Nous avons mis en place un circuit qui permet d'éviter la confrontation directe. Pendant la confrontation avec l'agresseur présumé, l'enfant reste au sein de l'unité, c'est à dire dans un lieu sécurisant. A Orléans par exemple, une salle de confrontation protégée a été aménagée. Si l'enfant ne souhaite pas voir le visage de son agresseur, les technologies modernes permettent de le rendre invisible. On se vante d'avoir à Paris, une très bonne brigade de protection des mineurs, ce n'est pas vrai ! La plupart du temps, ils pratiquent la confrontation directe, il faut que ça se sache.

Pendant le procès, si l'enfant est appelé à la barre, il faudrait que l'on puisse obtenir un huis-clos partiel. Un enfant n'a pas à s'exprimer sur ces sujets devant des adultes. S'il ne souhaite pas se rendre à l'audience, il faut recourir à la visioconférence. Dans nos unités, les clowns du « Rire médecin » sont là avant et après le passage au tribunal, car ces moments sont particulièrement stressants pour les enfants. Dans une unité que nous ouvrons, un magistrat nous a même dit qu'il souhaitait la présence d'un chien. La phase judiciaire est importante pour les enfants car elle leur permet d'aller au-delà de la victimisation.

Mme Violaine Guérin. - On vient d'apprendre que des agressions ont été commises par une religieuse à Toulouse. En France, on ne veut pas voir la réalité des agressions commises par des femmes ! Elles ne représenteraient officiellement que 2 % de l'ensemble, alors que d'après nos études et la littérature internationale, la réalité se situerait autour de 20 %. A ceci s'ajoute bien sûr ce que l'on sait déjà à propos des structures religieuses, pas seulement catholiques.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Y-a-t-il des pays qui règlent mieux que nous le problème des non-lieux, encore trop fréquents dans ces affaires ?

Mme Violaine Guérin. - Plus le temps passe plus les preuves ont des chances de s'accumuler, ne serait-ce que par la récidive. Certains pays ont même décidé l'imprescriptibilité de ces crimes. Je rappelle aussi qu'en France, nous avions le 18 novembre comme journée de la lutte contre les violences faites aux enfants.

Mme Martine Brousse. - Cette journée a disparu lorsque Ségolène Royal a quitté le ministère délégué à la famille.

Mme Homayra Sellier. - S'agissant de l'impunité, la France est quand même un pays particulier. Dans le monde, il est très rare qu'un ministre puisse confier avoir des relations pédophiles. Ici, un auteur a aussi pu avouer en direct avoir eu des relations avec des enfants de quatre ou cinq ans sans être arrêté par la police à la sortie du studio de télévision. Lorsque des artistes belges ou allemands veulent produire des oeuvres pédopornographiques criminelles, ils ne le font pas chez eux mais ils savent que c'est possible en France. Rappelons-nous il y a deux ans, de cette exposition à Marseille d'oeuvres explicites, qui a coûté 200 000 euros et dont la ministre de la culture de l'époque s'est dite fière que la France puisse l'accueillir !

Mme Martine Brousse. - On peut penser aussi à certains présentateurs, Monsieur Morandini pour ne pas le nommer. Il y a bien entendu la présomption d'innocence mais je constate qu'on l'a suspendu dans les premiers mois et puis que, petit à petit, il a été réintégré, de même que l'église réintègre ses prêtres ou l'école ses professeurs en pareilles circonstances. Et puis il y a ces éducateurs ou ces professeurs qui partent à l'étranger, par exemple pendant les vacances, pour ne pas être inquiétés en France. Or, c'est tous les enfants que nous devons protéger, ceux d'ici comme ceux d'ailleurs. Il faut appliquer cette loi qui punit les actes commis à l'étranger.

Mme Muriel Salmona. - Nous constatons que tous les pays francophones rencontrent plus ou moins des difficultés dans la lutte contre les violences sexuelles sur les enfants. Une des particularités de la France est son refus de participer aux grandes enquêtes internationales ou de donner des chiffres. Cela dit quand même quelque chose !

En Australie lorsque le scandale a été révélé, le premier ministre a présenté des excuses publiques et un plan de formation a été mis en oeuvre immédiatement. Quant à notre procédure judiciaire, elle apparait extrêmement maltraitante pour les enfants. Pire encore, notre étude révèle que dans 80 % des cas, le passage par la justice augmente les risques suicidaires. On a du mal à comprendre que la pénétration sexuelle d'un enfant soit pour lui une torture et que la confrontation à l'auteur des faits constitue elle aussi une torture. Nous avons vu des vidéos de ce qui se passe à la brigade des mineurs de Paris, ça ne va pas du tout ! Plus les enfants sont traumatisés, plus ils sont susceptibles de « déconnecter » et donc d'être anesthésiés. Cela peut donner le sentiment qu'ils sont peu affectés... Beaucoup de pays aujourd'hui ne confrontent plus les enfants - ni même d'ailleurs d'autres victimes - à leurs agresseurs. Il y a aussi maltraitance lors des examens médicaux. Il faut changer cela c'est une priorité absolue !

Mme Muguette Dini. - En vous remerciant encore pour votre invitation, j'exprime le souhait que la parole des associations soit vraiment entendue, davantage qu'elle ne l'a été pour l'âge du consentement. Sinon, on se demande à quoi cela sert de venir ici... Vous connaissant toutes les quatre, je n'ai pas d'inquiétude, mais je sais aussi que vous n'êtes pas seules.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Sur l'âge du consentement, il est vrai que, même s'il ne reprenait pas toutes les demandes des associations, le texte sénatorial marquait un progrès par rapport au projet initial.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Sur ce sujet, on finira par y arriver car il n'est pas possible d'en rester là. La France a tout de même signé la convention de Lanzarote !

Mme Marine Brousse. - Il faudrait que l'enfant ait son propre code. Définissez un crime de violence sexuelle sur les enfants et l'on mettra fin à toutes les discussions sur les circonstances aggravantes.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie pour ces échanges qui ont contribué à enrichir nos réflexions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 40.

Jeudi 24 janvier 2019

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Audition de M. Vincent Bouba, secrétaire général, et de Maître Francis Lec, avocat-conseil, de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS)

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous recevons ce matin M. Vincent Bouba, secrétaire général de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS), accompagné de Maître Francis Lec, avocat-conseil de cette fédération.

Depuis plus d'un siècle, les autonomes de solidarité laïques et leur fédération interviennent auprès des personnels de l'Éducation nationale qui rencontrent des difficultés.

Vous avez souhaité nous faire partager votre expérience et vos réflexions sur le sujet qui intéresse notre mission commune d'information, à savoir les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. L'Éducation nationale fait bien sûr partie de notre champ d'investigation. Je précise que nous recevrons à la fin du mois plusieurs représentants du ministère.

Nos rapporteures, Mmes Michelle Meunier, Dominique Vérien et Marie Mercier - dont je vous prie d'excuser l'absence ce matin - vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Il serait utile que vous nous expliquiez dans quelles circonstances les associations que vous représentez sont amenées à travailler sur la question des infractions sexuelles sur mineurs et que vous nous indiquiez quel est votre regard sur la manière dont l'Éducation nationale gère ces situations. Nous aimerions enfin entendre vos éventuelles suggestions sur ce qu'il conviendrait de faire pour mieux protéger les enfants et les adolescents qui sont confiés à l'Éducation nationale.

M. Vincent Bouba, secrétaire général de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS). - Fondée en 1903, notre association regroupe 500 000 adhérents, dont 90 % sont des enseignants des premier et second degrés, ce qui nous donne une vision assez objective et précise de la situation dans les établissements scolaires.

Notre action consiste à protéger, soutenir, accompagner les professionnels de l'éducation confrontés à des difficultés dans l'exercice de leur métier. Notre réseau de 3 000 militants se déploie sur tout le territoire, avec l'assistance de 120 avocats-conseils.

Nos activités se déploient sur quatre axes. Le premier est la protection des personnels de l'éducation. Le deuxième est la connaissance fine des situations au sein de l'école, qui nous permet d'apporter notre expertise à l'Éducation nationale.

Le troisième axe, dans le cadre d'un conventionnement signé en 2002 avec le ministère, consiste à intervenir en formation initiale et continue auprès des professeurs du premier et du second degré, mais aussi des cadres - inspecteurs, principaux de collège et proviseurs. Nous apportons aux enseignants l'éclairage du pédagogue, du professionnel, du père, tandis que nos avocats-conseils délivrent les éléments juridiques. Nous avons au total une dizaine de modules, dont la responsabilité civile et pénale de l'enseignant, l'autorité parentale, les risques liés aux pratiques numériques et les risques propres des conseillers principaux d'éducation. Cela permet d'agir sur les pratiques des professionnels, pour qu'ils exercent sereinement leur métier. En protégeant le personnel, nous protégeons les élèves, ce qui est la première mission de l'enseignant.

Quatrième axe, la commission juridique que je préside avec le bâtonnier Lec étudie les propositions du législateur et, au travers de l'analyse de toutes les réglementations et de notre connaissance des situations, formule des recommandations. Nous avons ainsi mené un important travail sur la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires et sur la loi du 14 avril 2016 relative à l'information de l'administration par l'autorité judiciaire et à la protection des mineurs.

Nous traitons 5 000 situations conflictuelles chaque année. Dans la quasi-totalité des cas, les personnels d'éducation sont victimes. Ce sont, pour les trois quarts, des insultes, des menaces, de la diffamation, des agressions physiques légères et usurpations d'identité. Seuls quinze à vingt dossiers par an portent sur des affaires de moeurs.

Maître Francis Lec. - Je coordonne les 120 avocats qui interviennent dans chaque département aux côtés des enseignants. Il a fallu attendre le statut de la fonction publique et l'article 11 de la loi qui l'institue pour que la protection juridique des fonctionnaires soit assurée : cet article stipule qu'une assistance leur est due en cas de diffamation ou de violence notamment. Mais cette protection intervient, est-il précisé, « sauf faute personnelle ». C'est pourquoi des enseignants se la voient refuser par les recteurs d'académie au motif d'une présomption de faute. On voit ainsi se multiplier les cas où des fonctionnaires victimes d'agression ou de violence font, par surcroît, l'objet d'une plainte qui leur fait perdre cette protection.

Cela explique que près de 500 000 fonctionnaires adhèrent à notre association. Si l'expression « sauf faute personnelle » était supprimée, la protection juridique n'aurait plus lieu d'être ; mais nous apportons aussi une assistance psychologique.

Nous assurons également des missions de conseil au travers de formations sur le harcèlement moral, le viol, la prévention des agressions sexuelles, etc., pour donner aux enseignants une base juridique qu'en général ils n'ont pas. Nous avons donc passé deux conventions avec les ministères de l'éducation nationale et de la justice, car les deux volets sont complémentaires. Trop souvent, les enseignants mis en cause se sentent abandonnés par leur hiérarchie. À travers nos conventionnements et les rencontres que nous organisons avec les procureurs généraux, nous cherchons à promouvoir des convergences entre l'Éducation nationale et la Justice sur ces sujets.

Comme l'a souligné le secrétaire général, nous avons également, compte tenu de notre expérience, le devoir de proposer au législateur des modifications de la loi. Nous sommes particulièrement préoccupés par la présomption d'innocence. Il y a deux ans, lors de l'examen des deux lois précitées, nous avons proposé plusieurs amendements, dont l'un prévoyait que, en cas de non-lieu, de relaxe, d'acquittement d'un fonctionnaire, celui-ci serait réinstallé officiellement dans ses fonctions. Nous avons obtenu gain de cause.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Vous avez évoqué une quinzaine de mises en cause d'enseignants de votre fédération pour des accusations de nature sexuelle chaque année. Incluez-vous dans ce total des enseignants écartés par leur hiérarchie pour avoir dénoncé des faits ? Lors d'un débat dans mon département à l'occasion d'une projection du film Les Chatouilles, une enseignante nous a fait part d'une expérience de ce type.

M. Vincent Bouba. - Ces dossiers concernent exclusivement des mises en cause d'enseignants pour des faits de nature sexuelle, mais pas les cas que vous évoquez.

Maître Francis Lec. - Le cas peut se produire, notamment lorsque la hiérarchie a connaissance de faits mineurs et estime qu'un signalement provoquerait des désordres. Notre fédération rappelle que lorsqu'un fonctionnaire constate un crime ou un délit, et surtout que des enfants dont il a la garde sont souffrants ou victimes, une obligation de signalement auprès de la hiérarchie et du procureur de la République s'impose à lui : c'est l'article 40 du code de procédure pénale.

Ce devoir de signalement a été renforcé par la législation. Les enseignants sont généralement très prudents dans ces situations : ils demandent parfois que leur nom ne figure pas dans l'enquête préliminaire, par peur de représailles de la famille ou de tiers. Il est arrivé que six ou huit mois plus tard, l'enseignant soit convoqué par la police ou la gendarmerie pour témoigner. Il y a même eu des confrontations. C'est pourquoi il est indispensable de mieux protéger les fonctionnaires en renforçant les garanties.

M. Vincent Bouba. - Nous abordons la question du signalement de l'enfance en danger dans nos formations. L'enseignant doit tout mettre en oeuvre pour protéger les enfants.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Vous qui êtes aux côtés des enseignants et personnels, vous avez dû constater des évolutions dans la prise en charge de ces situations. Quelles sont-elles et qu'est-ce qui peut encore être amélioré ? En matière d'agressions sexuelles contre des enfants, notre mission commune d'information a constaté que deux mots clés caractérisaient l'attitude des institutions : déni et omerta. L'Éducation nationale n'est pas épargnée - il n'y a aucune raison qu'elle le soit.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Pouvez-vous nous indiquer les suites données aux quinze à vingt cas qui vous ont été rapportés ? L'Éducation nationale a-t-elle agi ? Ces sujets sont-ils abordés dans les formations que vous assurez ?

M. Francis Lec. - L'omerta et le déni sont le propre de tout citoyen : je rappelle que toute personne placée en garde à vue a le droit de ne pas dire la vérité et de garder le silence. Ce n'est pas propre à l'Éducation nationale.

Cela étant dit, la circulaire de 1997 de Mme Royal rappelant aux enseignants le devoir de signalement a levé une certaine chape de plomb. Personne ne met en doute la nécessité de mettre hors d'état de nuire les prédateurs des enfants, mais il ne faut pas installer une présomption de culpabilité. Or la législation a tendance à évoluer en ce sens, malgré les mises en garde du Conseil d'État, en grignotant progressivement la présomption d'innocence. Je songe notamment au texte du 3 août 2018, dont il conviendra d'évaluer l'application dans un ou deux ans.

Il est indispensable de protéger la parole de l'enfant. La publication de la circulaire de Ségolène Royal a entraîné un pic de dénonciations, dont certaines étaient abusives. Les enfants, contrairement à ce que disait la ministre, ne disent pas toujours la vérité - l'affaire d'Outreau l'a montré. Ils peuvent être manipulés. Toutes les leçons d'Outreau - comment écouter l'enfant, qui faire intervenir au début des gardes à vue, comment faire intervenir le contradictoire dans la procédure, comment respecter la présomption d'innocence, comment protéger l'enfant des influences ? - doivent être tirées. Il est arrivé que des enfants soient utilisés contre un enseignant ou pour régler des comptes au sein d'une famille. J'ai ainsi eu à connaître d'un cas où une enseignante avait aidé un élève à témoigner, certificat médical à l'appui, contre son ex-compagnon, lui-même enseignant, dans le contexte d'une séparation de corps conflictuelle. C'est une autre maltraitance, qui consiste à utiliser les enfants comme des outils.

Comment éviter ces dérives, dont les dégâts sont considérables ? Accusé d'attouchements par un élève, un professeur de gymnastique s'est suicidé, avant que les élèves qui l'avaient mis en cause ne reconnaissent que les accusations étaient fantaisistes. Il faut donc protéger l'enfant, mais aussi veiller à la présomption d'innocence.

M. Vincent Bouba. - Depuis 2011, nous avons suivi 57 dossiers qui ont débouché sur 22 condamnations judiciaires, dont les trois quarts étaient des peines de prison avec sursis. Ces condamnations étaient souvent accompagnées d'interdictions d'exercer auprès des enfants.

Dans nos formations sur la responsabilité civile et pénale, nous rappelons naturellement l'obligation de signalement. Nous soulignons que les professeurs ont des obligations en tant que fonctionnaires, en lien avec les compétences attendues du professeur, en premier lieu agir en tant qu'éducateur responsable. La relation enseignant-élève doit être exclusivement fondée sur la transmission des savoirs. Or, avec le développement du numérique, la relation tend à dépasser le cadre de la classe. Nous intimons à nos collègues de s'en tenir à la stricte relation enseignant-enseigné. Cela tient aux valeurs de la République et à l'éthique de l'enseignant.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Dans vos formations auprès des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE), le repérage des enfants en difficulté est-il abordé ? Ce repérage repose en général sur un constat de changement de comportement de l'enfant, qui résulte d'un trouble psychologique lié à l'agression.

M. Francis Lec. - Cette question est bien sûr abordée dans nos formations, d'autant que le repérage doit aussi intervenir dans le cadre du harcèlement entre enfants. Les symptômes incluent l'absentéisme ou les mauvais résultats. Il faut relever les signes avec prudence. Lorsque l'enseignant constate une situation de ce type, il s'en ouvre auprès du conseil d'école ou de la communauté éducative. Mais le secret, en particulier médical, doit être respecté. Nos avocats, dans les formations, avertissent les enseignants que manquer à leurs obligations peut donner lieu à des poursuites. Nous avons progressé dans ce domaine.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Je reprends la question de Michèle Meunier : le nombre annuel de dossiers concernant des cas d'agression sexuelle soupçonnée est-il plus important qu'il y a dix ans ? L'un de vos 500 000 adhérents vous a-t-il contacté parce qu'on lui demandait de se taire ? Je vous renvoie au hashtag #pasdevagues, qui s'applique aussi aux agressions sexuelles.

Dès lors qu'il y a un risque, même non encore avéré par l'enquête, on ne peut pas laisser l'enseignant au contact de l'enfant. Comment faire pour préserver dans ce cadre la présomption d'innocence ?

Maître Francis Lec. - Je me permets de vous renvoyer à un éditorial que j'ai signé dans Le Monde de l'éducation sur ce problème : face à ces situations, les enseignants se sentent souvent abandonnés, aussi bien par l'Éducation nationale que par la Justice, au-delà des assurances de soutien du ministère. Nous constatons, et la presse s'en est fait l'écho, des désordres psychologiques chez les enseignants qui ne savent pas comment faire face. Près de 40 % d'entre eux souffrent des conditions dans lesquelles ils travaillent.

Nous faisons remonter les plaintes que nous recevons à la hiérarchie de l'Éducation nationale dans le cadre de notre convention avec le ministère ; c'est également dans ce cadre que nous réunissons régulièrement les recteurs d'académie, pour faire le point sur l'application de la convention, notamment la mise en oeuvre des formations. Grâce à ce travail incessant de contact et d'alerte, la situation évolue favorablement, mais les enseignants souffrent toujours.

M. Vincent Bouba. - Le hashtag #pasdevagues est devenu le réceptacle des inquiétudes des enseignants. Ceux-ci, pour les problèmes rencontrés en classe, ont tendance à se tourner vers nous. C'est pourquoi nous constatons une augmentation des appels et des sollicitations, parfois pour un simple conseil. Pourquoi s'adresser à nous en premier ? Sans doute parce que se tourner vers la hiérarchie constitue une forme d'aveu d'échec. Nous assurons une écoute bienveillante, et nous les orientons naturellement vers leur hiérarchie, à commencer par leur inspecteur, pour gérer la situation. Notre action consiste d'abord à rassurer l'enseignant, pour l'aider à exercer sereinement son métier en classe.

Nous constatons par conséquent un manque de formation des enseignants, et nous sommes prêts à amplifier notre politique de prévention. Chaque année, nous dispensons entre 240 à 250 formations, soit 9 000 à 10 000 personnes formées.

Maître Francis Lec. - Comment concilier présomption d'innocence et prévention ? Notre fédération a eu à connaître d'un directeur d'école suspendu pendant 47 mois, avant d'être relaxé par la cour d'appel des accusations à caractère sexuel dont il était l'objet de la part d'une dizaine de familles. À l'époque, le ministre de l'éducation nationale était Gilles de Robien. Nous avons demandé que la loi soit modifiée, et nous n'avons obtenu gain de cause qu'il y a deux ans, au travers de l'amendement que j'ai évoqué : désormais, les professionnels suspendus parce qu'ils sont mis en cause dans une affaire, pas nécessairement à caractère sexuel, peuvent être affectés à un autre poste qui ne les expose pas au contact des enfants. C'est un progrès.

Il faut regarder si les préconisations de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau ont été appliquées. Son président André Vallini disait qu'en France, les principes sont exemplaires : la présomption d'innocence est inscrite en lettres d'or dans notre code de procédure pénale, la détention provisoire est l'exception, la liberté est la règle... Hélas, la réalité est parfois loin des principes et, trop souvent, la présomption d'innocence cède le pas devant la présomption de culpabilité. Dans ses recommandations, M. Vallini insistait sur le recueil de la parole de l'enfant, le rôle des experts - qui, dans l'affaire d'Outreau, se sont tous trompés, ont été pareillement manipulés - et la formation des enquêteurs. Or tous les commissariats et gendarmeries ne sont pas encore dotés de fonctionnaires chargés de recueillir la parole des enfants et formés à le faire ; les moyens manquent - parfois, la caméra tombe en panne. Et les droits de la défense doivent être respectés.

L'affaire d'Outreau nous a enseigné que l'enfant mineur peut malheureusement mentir, être instrumentalisé ou manipulé, sa parole peut être déformée, il peut même en être prisonnier. Il agit parfois sous l'influence de sa famille et est alors pris dans un conflit de loyauté. Il peut accuser de faits réels une personne innocente pour protéger un parent qu'il ne veut ou ne peut accuser. Tout cela est heureusement rare. Mais lorsqu'un enseignant est victime de dénonciation, les dégâts sont considérables : l'Éducation nationale ouvre le parapluie et suspend l'enseignant. C'est peut-être un bien pour l'enfant, mais une catastrophe s'il est innocent.

Mme Catherine Deroche, présidente. - D'où l'importance de détecter les signes connexes, qui diffèrent selon que l'enfant dit ou non la vérité.

Mme Annick Billon. - Merci pour ces explications. Vos propos soulèvent deux problèmes : le signalement et le recueil de la parole.

L'obligation de signalement à la hiérarchie n'est pas sans effet sur le signalement tout court, car le rapport d'inégalité qu'implique la hiérarchie entrave la liberté de parole. Je comprends que cette obligation soit nécessaire, mais ne limite-t-elle pas le nombre de signalements ?

La France manque de structures adaptées pour recueillir la parole de l'enfant, c'est-à-dire à la fois de locaux offrant des environnements rassurants, mais aussi de professionnels médicaux et policiers pour les animer. Il est urgentissime de répertorier ces structures pour recueillir la parole des enfants, qui ne peut être recueillie dans les mêmes conditions que celle des adultes.

Tous les enfants allant à l'école, le médecin scolaire joue un rôle central. Ces professionnels ne sont sans doute pas assez nombreux. À quel stade intervient-il ? Doit-il être l'interlocuteur de la personne qu'il signale ? Accompagne-t-il l'enfant qu'il signale ou n'intervient-il qu'à l'issue du processus ?

Mme Françoise Laborde. - En tant qu'ancienne enseignante, je sais que la parole de l'enseignant pose de nombreux problèmes. Je rejoins les propos précédents sur leur besoin de formation, notamment juridique : la plupart n'ont pas le bagage minimal sur les lois de 1901, de 1905 ou de 2004, et tous ne sont pas tenus au courant de leurs obligations légales. Les écoles supérieures du professorat et de l'éducation ont le mérite d'exister et d'avoir entrepris un travail considérable sur ce chapitre, mais il reste des efforts à faire.

Les cas que vous citez sont rares, mais il faut en tirer les enseignements. Les incidents et incivilités laissent un sentiment de solitude aux enseignants, c'est vrai, mais il faudrait aussi évoquer la formation des cadres intermédiaires. Les enseignants ignorent souvent que, sur certains sujets, la hiérarchie peut être bienveillante et les accompagner. Autre hypothèse : le recours à un numéro vert. Le harcèlement et les incivilités posent les mêmes questions... Mais il est clair que les non-dits finissent par faire exploser l'établissement qui a d'abord cherché à se protéger.

M. Jean-Pierre Sueur. - Il est difficile de poser une question, car la complexité du sujet est immense. Devant l'horreur de la pédophilie, on veut simplement hurler. Maltraiter les enfants est proprement insupportable. Mais il faut aussi éviter les mises en accusation sans fondement, et donc être prudent vis-à-vis du signalement. Car que signaler ? Le signalement n'a de sens que si l'on peut attester de faits réels, vérifiés, constatés. Signaler un enseignant qui tient un enfant par l'épaule, se fier à une réputation, c'est risquer de vilipender injustement : sa hiérarchie suspendra l'enseignant pour protéger les enfants, et la personne se retrouve en accusation devant les parents, les collègues, les familles. Il peut en résulter des drames. Il y en a déjà eu. Le signalement à la hiérarchie est un devoir et, d'ailleurs, un enseignant n'est-il pas tenu par l'article 40 du code de procédure pénale ? Il faut dénoncer, protéger les enfants par-dessus tout, mais on ne peut accepter des signalements sans preuve. Et si certains comportements sont criminels et d'autres pas, il est des zones grises. Mais j'insiste à nouveau sur le fait qu'un signalement qui ne repose pas sur des faits vérifiables, réels, n'a pas lieu d'être.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Signaler ne veut pas forcément dire signaler l'enseignant. Il peut s'agit de signaler l'enfant qui va mal. Aux services sociaux ou au médecin, ensuite, d'analyser son mal-être et de prendre, le cas échéant, une décision.

M. Francis Lec. - Monsieur le sénateur, vous évoquez le cas de conscience qui se pose à chaque enseignant mis en présence de faits qu'il est tenu de signaler tant à la justice qu'à sa hiérarchie. Des plaintes ont déjà été déposées contre des enseignants qui avaient alerté le procureur de la République - le tribunal précisant dans le jugement de relaxe qu'ils n'avaient fait que leur devoir. Mais imaginez la situation de l'enseignant, sommé de se défendre dans sa classe, dans son métier ! C'est extrêmement délicat.

Je suis d'ailleurs sensible à la présence ici de M. Sueur, qui a fait partie de ceux qui ont soutenu l'amendement dont je parlais tout à l'heure, rétablissant dans son honneur un enseignant injustement mis en cause. Reste à permettre la réparation intégrale du préjudice, aussi bien pour les enfants que pour les familles et les professeurs injustement mis en cause. Malheureusement, ce n'est pas encore acquis, ce qui rend possibles des procès interminables.

Des progrès ont cependant été faits. Le code de procédure pénale impose au procureur de la République de mettre en place une politique de prévention des agressions sexuelles. Plus généralement, les procureurs ont vocation - le procureur général de Grenoble nous l'a confirmé - à proposer des initiatives visant à débusquer les agresseurs sexuels. C'est une voie qui, à mon sens, n'est pas assez explorée.

À la suite d'une affaire survenue, précisément, dans la région grenobloise, Mmes Taubira et Vallaud-Belkacem avaient défendu un projet de loi autorisant la justice à informer l'administration de toute procédure visant des agents travaillant avec des enfants. Cela peut renforcer la protection des enfants, sans doute, mais aussi accélérer les procédures et, donc, potentiellement, les erreurs. La loi, je le rappelle, a conduit à créer des référents « justice » auprès des recteurs et des référents « éducation » auprès des procureurs. Ces deux hauts fonctionnaires ont vocation à échanger sur les signalements, gardes à vue et enquêtes préliminaires en cours. Il faudrait à tout le moins, à ce stade également, et surtout avant qu'une décision soit prise, assurer le respect du principe du contradictoire. Ces référents sont une bonne chose, mais je vous suggère de regarder de près comment la loi est appliquée.

M. Vincent Bouba. - Le 6 mars prochain, nous organisons un colloque à la Villette, placé sous le haut patronage de Mme Belloubet, ministre de la justice, et M. Blanquer, ministre de l'éducation nationale, sur l'écoute de la parole de l'enfant, auquel participeront M. André Vallini, Mme Geneviève Avenard, la Défenseure des enfants, ou encore M. Dominique Raimbourg, ancien président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous sommes attachés à la sécurité des élèves, autant qu'à la défense des personnes injustement accusées.

En matière de médecine scolaire, des progrès ont été faits mais le manque de formation reste criant. Nous sommes prêts à apporter notre pierre à l'édifice. Depuis quelques années, nous développons également la formation des cadres, et montons des colloques ou des conférences, en partenariat avec les recteurs, à l'attention des chefs d'établissement et des inspecteurs de l'Éducation nationale. Les choses évoluent.

Il y a incontestablement des progrès à faire en matière de médecine scolaire. N'oublions pas la médecine du travail, avec laquelle l'enseignant n'a plus de contact après son entrée en fonctions. Son concours serait pourtant utile, notamment pour aider nos collègues à effectuer un signalement, par exemple, et ainsi à mieux protéger les enfants.

Mme Catherine Deroche, présidente. - L'application des textes est en effet un axe de travail essentiel. Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association d'aide aux victimes « C'est-à-dire »

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous auditionnons à présent Mme Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association d'aide aux victimes « C'est-à-dire ». Je précise, madame, que vous êtes médecin, psychothérapeute, et que vous avez également suivi une formation en théologie, ce qui vous a conduit à accompagner des victimes de maltraitance survenues dans le cadre de communautés religieuses.

Nous sommes donc intéressés par votre expérience et votre réflexion sur l'accompagnement des victimes : l'approche est-elle différente selon l'identité de l'agresseur ? Nous aimerions en outre que vous nous fassiez part de vos suggestions pour améliorer la prévention des agressions sexuelles et empêcher leur répétition.

Après une brève présentation de votre travail et de votre association, les rapporteurs et sénateurs ne manqueront pas de vous poser des questions.

Mme Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association « C'est-à-dire ». - Je suis honorée de votre invitation et vous en remercie. Je vous remercie également pour l'organisation de toutes ces auditions sur un sujet si important pour moi.

L'association « C'est-à-dire » est une association loi 1901 fondée en 2002. Elle a pour but de reconnaître, accompagner et assister toute personne en détresse morale ou psychologique, victime d'abus physiques - maltraitance ou abus sexuel -, psychiques ou spirituels, n'ayant pu dire sa souffrance ou trouver dans les services classiques l'aide nécessaire. Ses domaines d'intervention n'ont cessé de s'étendre, des maltraitances au sein de la famille et des institutions - inceste, abus sexuel, viol, harcèlement, cruauté mentale - aux dérives sectaires dans les communautés religieuses ainsi qu'aux victimes d'attentats - car les spécialistes manquent dans ce domaine. Nous sommes spécialisés dans le traumatisme psychique et les phénomènes d'emprise.

J'ai connu mes premières expériences sur ce terrain en tant que médecin en milieu scolaire, intervenant pendant presque vingt ans au collège, lycée, en classe préparatoire et à l'université sur des sujets touchant à l'éducation affective et sexuelle et à la prévention des conduites à risques : drogue, suicide, sida. J'avais été sensibilisée à ces conduites à l'époque de ma première spécialisation médicale - les maladies infectieuses et pathologies des voyages - et avais côtoyé les premiers patients atteints du sida à l'hôpital. J'ai alors eu à coeur de participer à la prévention de la maladie - qui peut inspirer celle des abus sexuels.

C'est au cours de cette formation que j'ai entendu les premières révélations d'abus sexuels. Médecin, mes connaissances étaient insuffisantes en la matière : je me suis alors formée en psychologie, en psychothérapie puis en victimologie, qui est la discipline étudiant le psychotraumatisme et le droit des victimes. C'est à cette occasion que j'ai réalisé une étude sur plusieurs centaines de patients et écrit un mémoire sur la reconnaissance et la prévention des conduites de maltraitance chez le grand adolescent, à partir du parcours que j'avais mis au point permettant de repérer les adolescents en souffrance et de leur proposer aide, accompagnement et chemin de restauration, ainsi que de prévenir le passage à la maltraitance active des adolescents eux-mêmes.

C'est pour faire face à de telles situations que nous avons créé l'association « C'est-à-dire », avec des spécialistes en médecine, en psychologie, et en droit - civil, pénal et canonique. Son premier but est de diriger les personnes vers les structures spécialisées existantes. L'association agit également pour l'information du grand public par des conférences, des ateliers et des formations. Elle mène un suivi psychothérapeutique personnel des personnes en souffrance centré sur le traumatisme et le phénomène d'emprise, les assiste lors des procès - informant le cas échéant leurs avocats -, fait le lien avec les médecins, en particulier lors des hospitalisations et des étapes de vie - première rencontre avec un gynécologue, grossesse, etc. - et aide les conjoints des victimes de violences sexuelles à faire face aux conséquences du traumatisme sur leur vie sexuelle.

Outre une information particulière et générale, nous nous efforçons d'assurer un soutien social aux personnes, en leur apportant cette écoute et ce soin qui leur ont cruellement manqué au moment des événements traumatiques. L'important est de mettre la victime au centre en l'accompagnant dans ses démarches et de descendre avec elle dans les tréfonds de sa souffrance, avec toutes les conséquences qu'elle entraîne. Nous aidons aussi à la création et au suivi de groupes de victimes et à l'animation de groupes de partage, et animons des formations sur le sujet. Notre grande fierté est ainsi de mettre ensemble des victimes et des non victimes. Nous portons une attention particulière à ne pas nous enfermer dans nos problèmes, à respecter la liberté de chacun et à nous ouvrir au monde.

La société, c'est un fait évident, ne comprend pas le drame que vivent les victimes d'abus sexuels. C'est exaspérant, mais cela se comprend, car la meilleure connaissance de ces abus, nous la devons essentiellement aux progrès des sciences humaines et des neurosciences. Les abus sexuels, dans l'enfance en particulier, altèrent réellement quelque chose dans le fonctionnement du cerveau. L'imagerie cérébrale, l'expérience en laboratoire, l'étude des lésions cérébrales ainsi que les essais cliniques thérapeutiques ont permis de lier les symptômes observés chez les victimes aux mécanismes neurobiologiques. Les victimes d'abus sexuels présentent des symptômes pathognomoniques caractéristiques du traumatisme psychique, comme le syndrome de répétition, aussi appelé syndrome intrusif, crucial pour le diagnostic et le soin. La personne revit ainsi soudainement des émotions, des pensées et des sensations avec la même intensité que le jour de l'abus, mais ne sait pas l'attribuer à ce qu'elle vit, ce qui aggrave les symptômes. Pour se protéger des horreurs qui l'envahissent et y faire face, la personne réitérera ce qui permet de survivre au moment de l'abus en se dissociant. C'est cette dissociation qui peut la conduire à des actes agressifs à l'égard d'autrui - violence physique ou verbale, agression sexuelle - mais aussi vis-à-vis d'elle-même - alcool, drogue, troubles alimentaires, prostitution, automutilation, suicide. La synergie d'action entre l'amygdale cérébrale, siège des émotions, le cortex, siège de la raison, et l'hippocampe, siège de la mémoire, a été détruite. Le souvenir de l'abus n'a pas pu être enregistré au niveau de l'hippocampe et est à l'origine de l'amnésie traumatique.

L'ensemble des études montre qu'une prise en charge aussi précoce que possible et ultraspécialisée améliore de façon notoire le pronostic, ce que confirme mon expérience personnelle. La prise en charge ne peut pas être faite par quelqu'un qui n'est pas spécialisé dans ce domaine, et les spécialistes manquent - je l'ai constaté en participant avec Juliette Méadel, alors secrétaire d'État aux victimes, au colloque organisé après les attentats de 2015. Ce manque ouvre en outre la porte aux charlatans. Par parenthèse, les prédateurs se dissimulent aussi dans les associations de victimes et d'aide aux victimes.

À l'association « C'est-à-dire », nous recevons des enfants accompagnés de leurs parents, des grands adolescents, et surtout des adultes dont l'abus sexuel s'est produit des années voire des dizaines d'années auparavant. Il faut savoir reconnaître ce qui appartient aux conséquences de l'abus, direct ou indirect, et ce qui appartient à ce que nous vivons chacun dans notre vie, car le traitement n'est pas le même. Le syndrome de répétition, les évitements, le silence, le très grand mal-être somatique et psychique sont les conséquences normales de l'abus. Cela ne relève pas d'une fragilité inhérente de l'individu, qui n'est pas, si j'ose dire, une « chochotte qui s'écoute ». Il y a donc urgence à faire oeuvre de vérité. Je n'insisterai jamais assez sur le fait que cela ne peut être fait que par des spécialistes. Nous recevons souvent des personnes suivies pendant des années sans que le traumatisme n'ait été abordé...

Lorsque les violences sexuelles - attouchements, caresses à connotation sexuelle, pénétrations de toutes sortes commises par des hommes ou des femmes, expositions à la pornographie - sont subies dans le cadre des institutions ou des structures d'accueil, un abus psychologique s'ajoute à l'abus sexuel. Les conséquences ne sont pas les mêmes selon que l'enfant est abusé par un inconnu, qu'il pourra reconnaitre comme méchant et mauvais, ou par un proche que l'enfant a l'occasion de rencontrer à tout instant, et c'est d'autant plus grave si le proche a une position d'autorité ou si l'enfant lui fait toute confiance. Une perversion du lien s'établit alors ; l'agresseur a mis en place autour de l'enfant, pour pouvoir l'abuser, une forme d'emprise par la séduction, la violence, et le silence imposé - avec déplacement de l'interdit de la relation sexuelle à la parole elle-même. L'emprise, qui relève de la perversité morale, est extrêmement déstructurante : l'enfant perd ses repères sur son corps, ses croyances et son inscription dans un système générationnel.

Lorsque l'agression sexuelle est commise par un responsable religieux, quel qu'il soit, il s'agit d'une abomination et d'une apothéose dans l'horreur car s'y ajoute un abus spirituel. L'enfant n'a alors plus aucun recours. Ce qu'il y a de plus intime à lui-même, sa sexualité et sa spiritualité, est souillé. L'enfant est désorganisé dans sa relation à lui-même et à Dieu, ou à tout principe de vie s'il n'est pas croyant, ce qui l'oblige à de profondes dissociations intérieures pour continuer à vivre et à ne pas sombrer dans la folie.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie de cet exposé. Je vous propose de poursuivre sur la question de la prévention si vous en êtes d'accord.

Mme Isabelle Chartier-Siben. - En matière de prévention, il faut distinguer le stade antérieur à l'abus - pour éviter qu'il soit commis - et la prévention visant au recueil de la parole de l'enfant qui a été abusé.

Il faut impérativement vulgariser l'information. D'abord, les premiers fantasmes mal orientés du « pré-prédateur » masculin ou féminin doivent conduire à une prise en charge. Ensuite, les enfants abusés sexuellement dans la douceur malsaine ou la violence doivent être entendus dans les plus brefs délais par des personnes sachant respecter leur parole. Ensuite, il faut une reconnaissance juste et saine de ces sujets par l'ensemble de la population. En travaillant avec les malades du sida, je me suis rendu compte que s'il ne touchait pas l'intelligence des personnes, le travail de prévention glissait sur les gens comme sur les plumes d'un canard : les patients se munissaient bel et bien de préservatifs mais oubliaient de les utiliser... Il faut toucher l'intelligence, en mettant par exemple à la portée de tous les dernières connaissances scientifiques, de façon à ce que les gens reconnaissent leur négligence, leur mensonge, leur couardise ou leur erreur, car ces questions posent un problème de dignité humaine autant que de santé publique.

Il faut ensuite intervenir le plus précocement possible après l'agression. Tout le monde doit savoir accueillir la parole et reconnaître les signes le plus tôt possible. Toute la population doit être imprégnée de la gravité des abus sexuels. Or on ne peut reconnaître que ce que l'on connaît. Je l'ai constaté en thérapie : il est des choses que, jeune, je n'entendais pas, faute de les savoir ! Tout le monde doit être capable d'entendre : les parents, les grands-parents, les baby-sitters, les intervenants de la petite enfance, tous les éducateurs du monde laïque et religieux, grâce à des formations mieux faites sur les plans médical, paramédical et juridique.

Tout le monde doit être capable de reconnaître les signes évidents - du sang dans la culotte, la présence de sperme, d'hématomes à l'intérieur des cuisses - auxquels personne ne peut rester indifférent. D'autres signes sont moins évidents. On peut néanmoins les reconnaître par les changements dans les dessins de l'enfant, ou de la parole lorsque l'enfant s'exprime.

Il faut aussi être attentif à un changement de comportement, d'attitude. L'enfant abusé sexuellement a toujours un regard terne. On peut remarquer une chute brutale du niveau scolaire, des régressions (énurésie, encoprésie, douleurs en allant aux toilettes) ; un intérêt inadapté à l'âge pour les choses sexuelles, avec l'apparition d'une masturbation compulsive. Si celle-ci n'est pas traitée, elle aboutira à des masturbations d'une violence inouïe avec des objets contondants par exemple. L'enfant peut avoir peur de certaines parties de son corps, ressentir une pudeur soudaine excessive, avoir des réactions violentes inhabituelles pour aller dans un lieu. Tous les troubles alimentaires, anorexie ou boulimie, sont également des signes.

N'oublions pas que l'enfant a été soumis au silence et ne parlera pas. C'est précisément la dissociation qui lui a permis de survivre à l'événement. Il l'a donc oublié et ne pourra pas dire ce qu'il a subi. De plus, ce sont des sujets dont on n'a pas l'habitude de parler. En outre, le silence a été imposé par l'abuseur soit par un secret de sélection - « je t'ai choisi et nous ne fonctionnons pas comme les autres » -, soit par des menaces sur l'enfant ou des menaces de représailles sur la famille, le secret le plus difficile à lever.

Second niveau de prévention : prévenir l'agression.

Il faut éviter que le pervers sexuel ne passe à l'acte. La première des nécessités est de faire diminuer le nombre des prédateurs sexuels autant que faire se peut.

À plusieurs reprises, j'ai été confrontée à des personnes qui n'avaient pas réalisé que leur comportement relevait de l'agression sexuelle, voire du viol. J'ai eu le cas d'une adolescente qui, au décès de sa mère, a voulu consoler son petit frère en le caressant. Ils avaient pris l'habitude de se prendre dans les bras et, un jour, elle s'est aperçue qu'il se passait quelque chose au niveau du sexe de son frère, et les choses se sont enclenchées. Il y a eu un glissement de la souffrance vers l'horreur. Il faut éviter ce glissement.

Par ailleurs, des adultes peuvent avoir des difficultés intellectuelles : un père trouvait très amusant de mettre son doigt dans l'anus de ses enfants en leur donnant le bain. Mais c'est un viol. Il s'agit là toutefois de cas limites, à distinguer des véritables cas de pédophilie.

Il est indispensable de vulgariser une première information non culpabilisante : on peut avoir des fantasmes, un imaginaire, des désirs qui orientent sa sexualité vers les enfants, mais alors il faut consulter. Il faut ensuite montrer l'interdit pour éviter à tout prix le passage à l'acte : interdit absolu de tout contact à connotation sexuelle avec un enfant, et informer sur les risques encourus.

Internet pose un vaste problème. Il ne doit pas devenir un refuge pour les prédateurs sexuels.

Sur le plan pénal, l'imprescriptibilité de ces infractions aurait pour avantage une bienveillance nécessaire à l'égard des victimes et serait dissuasive pour les prédateurs et ceux qui ne dénoncent pas.

Concernant l'information à l'égard de la population, il faut engager des campagnes d'affichage, utiliser les espaces publicitaires - la radio, la télévision - et tous les moyens modernes, tels que YouTube, les micro-influenceurs, pour faire de la prévention sur les abus sexuels. J'insiste sur le fait qu'il faut savoir trouver les bons mots de façon que la prévention ne devienne pas traumatisante par elle-même. Il ne faut pas qu'elle conduise la population à être paranoïaque ou à faire des dénonciations calomnieuses, car cela existe.

Toutefois, la prévention est compliquée à l'égard des enfants. Souvent, les personnes se demandent comment l'enfant a pu se laisser faire. Il est très déroutant pour un enfant qu'une personne de même statut fasse de la prévention et agresse : un enseignant, un médecin. L'enfant perd alors ses repères. En faisant preuve d'affection ou de - fausse - bonté, il est très facile d'éteindre chez l'enfant tous les acquis antérieurs lorsque la parole vient d'une personne de confiance, de surcroît si les parents ont aussi confiance en cette personne. L'enfant est alors incapable de faire preuve de discernement. L'abuseur prendra l'enfant par séduction, par surprise, par ruse ou par violence. Dans ce cas, même si l'enfant a été informé, il ne pourra pas reconnaître l'abus.

Pour ce qui concerne les plus grands, les prédations ont souvent lieu quand ceux-ci éprouvent le désir très fort de rencontrer quelqu'un, en dépit d'un interdit parental. Je prendrai l'exemple d'un jeune qui avait envie de faire du théâtre, contre l'avis de ses parents. Il n'a pas osé raconter ce qui s'était passé au domicile du professeur de théâtre parce qu'il avait désobéi à ses parents. La flatterie peut aussi être un moyen pour le prédateur de parvenir à ses fins. Il ne faut pas non plus oublier tous les actes de torture ou de barbarie qui peuvent accompagner ces abus sexuels.

Pour sortir de ce dilemme, il conviendrait peut-être de demander à un spécialiste, une personne extérieure, qui serait la voix de la sagesse, d'assurer l'information, et ce dans un cadre collectif pour que tout le monde entende la même chose. À cet égard, l'école me semble être le lieu le plus adapté.

Pour conclure, je crains après le premier scandale des violences sexuelles, puis le deuxième scandale du silence, que l'on ne s'achemine vers le scandale de la parole à tout vent. Il faut savoir reconnaître ce qui est dit dans la parole, afin de ne pas renouveler le traumatisme. Je connais des personnes qui ont décompensé alors qu'elles étaient parvenues à un certain équilibre douloureux : la parole les a déstructurés. Loin de moi l'idée de dire qu'il ne faut pas parler, mais il faut pouvoir prendre totalement en charge la personne qui parle.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Je vous remercie de votre témoignage et de vos apports. Avez-vous des propositions à formuler pour améliorer la situation ? Vous avez parlé de l'imprescriptibilité des faits ; je partage votre sentiment ; j'ai cependant voté l'allongement de dix ans de la durée de la prescription, considérant que c'était un pas vers l'imprescriptibilité.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Vous avez dit qu'il était pire pour la victime d'avoir été abusée par un prêtre ou un religieux. À l'inverse, la situation de l'abuseur est-elle différente pour un prêtre au regard des interdits qu'une personne laïque n'aurait pas et qu'il transgresse ?

Mme Isabelle Chartier-Siben. - Vous me demandez s'il a des caractéristiques différentes par rapport au professeur ou à l'éducateur ?

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Oui.

Mme Isabelle Chartier-Siben. - Je ne le crois pas. On retrouve les mêmes abus chez les personnes qui ont une vie conjugale, chez les célibataires. On trouve évidemment des prédateurs sur les lieux où il y a des enfants. En revanche, il faut faire plus de discernement encore au sein de tout mouvement religieux. Le jeune qui sentira qu'il n'est pas attiré par les adultes sera plus enclin à entrer dans une structure religieuse, au motif qu'il bénéficiera peut-être davantage d'une couverture sociale.

Mme Françoise Laborde. - Merci à vous et à toutes les associations que nous avons rencontrées. Vous faites un travail énorme. On nous parle beaucoup de formation, mais cela signifie avoir des budgets - c'est tout le problème.

Vous avez parlé des personnes de confiance. L'abus par les parents est, selon moi, le niveau le plus élevé. Mais vous semblez placer à un niveau supérieur encore l'abus spirituel.

Par ailleurs, ne pensez-vous qu'il faille commencer très tôt l'éducation sexuelle en disant : touche pas à mon corps !

Mme Isabelle Chartier-Siben. - Oui, il faut d'ailleurs présenter cette intimité comme quelque chose de très beau. Il faut veiller à conserver la beauté et l'intimité, qui est propre à la sexualité. Il faut donc intégrer la prévention dans un parcours positif : la connaissance de soi et l'harmonie de la personne. Là encore, vous allez me dire qu'il faut des budgets.

Mme Françoise Laborde. - Eh oui.

Mme Isabelle Chartier-Siben. - L'association s'occupe effectivement des victimes d'abus spirituels. On voit une grande proximité entre l'abus sexuel et l'abus spirituel ; c'est l'intimité même de la personne qui est touchée. Dans les groupes de parole, j'ai entendu des personnes dire que l'abus spirituel était plus grave que l'abus sexuel.

Lorsque l'abus est commis par un religieux, il faut traiter en plus toute la partie spirituelle. Quand il y a abus spirituel, il y a aussi en général emprise psychologique. Il faut que la personne retrouve la liberté de revivre ses émotions, de retrouver la liberté de penser, le droit à penser, à s'exprimer et à dire. Quand il y a abus sexuel, il faut faire en sorte que la personne retrouve l'intégrité de son corps, avec une prise en charge de toutes les maladies qui en découlent, y compris les maladies physiques, et retrouve la liberté de ressentir. La personne doit retrouver une unité entre le corps et l'esprit. L'abus spirituel touchera quelque chose de plus profond encore, à savoir la liberté d'être, l'existence même : le droit à être.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Combien d'adhérents compte votre association ? Quel est le profil des personnes qui accompagnent les victimes ? Faites-vous de la publicité pour le 119, afin que ce soit un interlocuteur possible ?

Mme Isabelle Chartier-Siben. - Le nombre de personnes fluctue en fonction du nombre de dossiers, mais nous sommes en général moins d'une dizaine, tous des spécialistes - thérapeutes, psychiatres, juristes. Nous travaillons beaucoup en réseau : j'aime renvoyer les personnes à leur liberté. Je le fais par manque de moyens, mais aussi pour faire appel aux personnes adéquates. Nous utilisons le 119 et toutes les bonnes structures existantes.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie beaucoup. N'hésitez pas à nous faire parvenir tout complément d'information. Nous voulons faire avancer les choses, en pointant les failles et les dysfonctionnements, et soutenir les victimes.

Mme Isabelle Chartier-Siben. - Bravo pour tout ce que vous faites, car les victimes en ont besoin.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 heures.