Mardi 7 mai 2019

- Présidence de Mme Michèle Vullien, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 5.

Philosophie de la gratuité des transports publics - Audition de MM. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Maxime Huré et Frédéric Héran

Mme Michèle Vullien, présidente. - Notre mission d'information sur la gratuité des transports collectifs est réunie aujourd'hui pour poser le débat. En effet, pour établir si la gratuité est une fausse bonne idée ou une révolution écologique et sociale, encore faut-il s'entendre au préalable sur le contenu de la notion de gratuité et comprendre en quoi celle-ci présenterait des avantages propres, en particulier dans le domaine des transports collectifs.

Je suis heureuse de souhaiter la bienvenue à M. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, philosophe et dramaturge, M. Maxime Huré, maître de conférences en science politique à l'université de Perpignan et M. Frédéric Héran, économiste urbaniste, maître de conférences à l'université de Lille.

Sans prétendre que la gratuité n'est pas de ce monde - écouter le chant des oiseaux ou le cri des enfants ou regarder passer les nuages est gratuit - il est clair que les services publics ont un coût. Ainsi, on a coutume de dire que la santé n'a pas de prix mais qu'elle a un coût. De nombreux services sont assurés par l'État ou les collectivités territoriales sans autre contribution des citoyens que les impôts. D'autres sont au moins partiellement pris en charge par les usagers, notamment les transports, sauf dans les villes ou agglomérations qui pratiquent la gratuité totale.

Nous avons fait le choix de privilégier l'étude des « expérimentations », pour reprendre le terme employé par M. Huré lors d'une conférence en 2018, c'est-à-dire les collectivités où la gratuité concerne tout le monde, tout le temps et sur tout le réseau. Ceci réduit déjà le champ des possibles ; certaines villes, fréquemment citées en exemple, ne pratiquent pas la gratuité totale. Ainsi à Tallin, il a été décidé, au début, que seuls les habitants ne paieraient pas les transports ; la billettique n'a pas été supprimée pour les non-résidents. Ensuite, la situation peut évoluer.

En tout état de cause, il faut bien que quelqu'un paie ; nous attendons de vous que vous nous expliquiez en quoi supprimer la contribution des usagers serait bénéfique en soi. J'ai lu que la mise en oeuvre de la gratuité dans l'agglomération d'Aubagne avait pu être réalisée « sans aucune augmentation d'impôts pour les habitants ». C'est, me semble-t-il, passer un peu vite sur l'accroissement du versement transport, devenu versement mobilité, payé par les entreprises, et qui reste une forme d'impôt.

M. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, philosophe de la gratuité. - Commençons par réfléchir à la notion de gratuité et à son importance dans notre existence. Ces dernières décennies, le marché a pris une immense importance dans nos imaginaires et nos fonctionnements et nous conduit parfois à penser que la gratuité n'existe pas. Or, au contraire, elle est axiale au niveau individuel comme social. Quelque chose dont on dit qu'il n'a pas de prix n'est pas évaluable quantitativement et monétairement, mais est le plus important. Si je suis puériculteur, je réalise des gestes éducatifs à la crèche moyennant salaire, qui correspond à un prix sur le marché du travail. Le soir, lorsque je m'occupe de mon enfant, c'est sans prix. Ce ne serait pas une bonne nouvelle que mon enfant me dise qu'il me remboursera plus tard. On sait bien que les gestes des parents sont bien plus structurants dans la construction d'un enfant que les gestes des puériculteurs. C'est aussi vrai dans la construction de nos sociétés.

Nous savons, nous humains, que nous ne pouvons pas vivre sans espace public commun. Pour constituer la société, nous avons tous besoin d'un espace public. Celui-ci, qui a un coût, est d'accès gratuit. Le mot « gratuité » en français est enveloppé d'une aura religieuse, c'est la « grâce ». En anglais, c'est « free », c'est-à-dire « libre d'accès ». On y accède par une voie non marchande. La voirie, dont le coût est très important, est libre d'accès car on a pensé que c'était absolument indispensable à l'existence d'une société.

Lors du rétablissement de la République à la fin du 19e siècle, on a instauré l'école gratuite. Chacun savait que son coût serait supporté par l'impôt. Pourtant, cette idée a été portée comme fondatrice de la République, à une époque de fort affrontement pour ou contre cette dernière. Pour l'éducation de nos enfants, nous sortons du rapport marchand. Lors du rétablissement de la République après la Seconde Guerre mondiale, on a créé la sécurité sociale et le remboursement des soins. À chaque fois, le montant des budgets est absolument énorme. Le principe « à chacun selon son compte en banque » est devenu « à chacun selon ses besoins de santé, de chacun selon ses capacités de cotisation ». Au Mali, il n'y a pas de sécurité sociale. À quelqu'un qui attend devant la pharmacie en disant qu'il a besoin de pénicilline, on répond qu'on ne peut pas l'aider parce qu'on doit s'occuper de ses parents. En France, ce n'est pas parce qu'on n'a rien sur son compte en banque qu'on n'est pas soigné. Nous sommes parvenus à un niveau éthique extrêmement élevé en glissant d'une acquisition de type marchand à une acquisition de type gratuit. C'est un élément très important de la fierté d'être Français auquel chacun est attaché. Personne ne pourrait se faire élire en promettant de supprimer la sécurité sociale ou l'école gratuite. C'est devenu naturel à nos esprits.

La gratuité n'est pas une baguette magique. Elle convient à certaines situations mais pas à d'autres. Elle ne règle pas tous les problèmes sociaux.

La National Gallery à Londres est d'accès gratuit. C'est formidable. L'entrée au Louvre coûte 15 euros : de façon irrépressible, vous essayez d'en avoir pour votre argent et vous épuisez dans ce gigantesque vaisseau, ce qui n'est pas la meilleure façon de rendre votre esprit disponible à la contemplation d'une oeuvre d'art. À Londres, vous pouvez entrer à la National Gallery, rester quarante minutes et ressortir, puis revenir deux jours plus tard pour vingt minutes si vous voulez admirer un tableau en particulier. Le financement public, par l'impôt, convient très bien dans ce cas.

Directeur d'un théâtre en Essonne, je me suis posé la question de la gratuité ; je ne l'ai pas choisie et ce, en raison de la nature du bien proposé. Au théâtre, les spectateurs constituent une communauté réunie par des émotions pendant une ou deux heures. Un spectateur qui peut ressortir à tout instant, pour lequel rien ne marque l'adhésion à la communauté, va perturber le spectacle. J'ai donc institué une tarification de deux, cinq et dix euros au choix du spectateur. Celui-ci peut toujours venir au théâtre, n'est pas obligé de montrer sa carte de chômeur ou autre pour bénéficier d'un tarif réduit. La situation ressemble à la gratuité mais elle est légèrement différente. Certains biens sont très adaptés au système marchand, comme les casseroles ou les vêtements. D'autres le sont moins, et il convient d'en tenir compte.

La gratuité des transports publics est le résultat d'un choix. Pourquoi les transports plutôt que la cantine ? L'argent public n'est pas infini. C'est un choix politique que de décider de la place donnée à tel ou tel service public, et de son caractère gratuit ou non.

M. Maxime Huré, maître de conférences en science politique à l'université de Perpignan. - Merci de votre invitation grâce à laquelle je peux présenter une partie des recherches que je mène avec d'autres économistes.

Il convient de dépassionner le débat. Vous avez évoqué la gratuité totale des réseaux de transports collectifs, qui concernera bientôt 37 villes en France et une centaine dans le monde, dont une quarantaine aux États-Unis, pays plutôt libéral. Il existe en France de nombreuses gratuités partielles. Quasiment tous les réseaux de transports publics français offrent au moins une gratuité, qu'elle soit par public : pour les jeunes, les seniors, les personnes en difficulté sociale ; par ligne : vers la plage à Perpignan, les bus de nuit à Clermont-Ferrand ; pour des événements : la Fête des Lumières à Lyon. Différentes formes de gratuité sont possibles selon les réseaux et les territoires.

Cette mesure n'a pas de couleur partisane, même si le parti communiste en fait une revendication nationale. À l'échelle locale, elle est soutenue par des maires de différents courants, comme, historiquement, la droite à Compiègne, Châteauroux et Aubagne, le Front de gauche, historiquement, à Aubagne, le centre-gauche à Dunkerque ou le centre-droit à Niort. Il faut aussi faire un pas de côté. Les élus qui mettent en place ce dispositif le font pour beaucoup de raisons différentes, parfois sociales, pour que certains habitants retrouvent une mobilité ou une activité ; parfois économiques, pour rendre le centre-ville plus attractif ou redistribuer du pouvoir d'achat ; parfois environnementales, pour lutter contre la pollution de l'air et inciter les automobilistes à se tourner vers les transports collectifs. Cette question doit être évaluée comme une politique globale avec des attendus sociaux, économiques et environnementaux.

En tant que chercheur, ce qui m'importe, c'est de faire preuve de prudence et d'humilité. Lorsque j'ai commencé à travailler sur ce sujet, en 2012, j'ai réalisé que très peu de recherches scientifiques lui avaient été consacrées jusqu'ici en France. Nous avons eu la chance d'être sollicités par l'agence d'urbanisme de Dunkerque pour analyser la mise en place de la gratuité le week-end, puis tous les jours. Mais les conclusions que l'on peut tirer d'un cas précis sont difficilement généralisables. Il faut développer une approche très territoriale et évaluer les dispositifs d'un point de vue local. Certains éléments de bilan ne peuvent être compris qu'à l'échelle d'un territoire.

M. Frédéric Héran, économiste urbaniste, maître de conférences à l'université de Lille. - La gratuité des transports publics est un outil qui doit être au service d'une politique. Laquelle ? La problématique est celle des déplacements urbains. Quel est le bon cocktail de transports à déterminer pour inciter les gens à se déplacer de la façon la plus agréable et efficace possible avec un faible impact environnemental et un coût maîtrisé pour les finances publiques ? Pour résoudre cette équation, il faut d'abord se demander quel mode de déplacement privilégier. La réponse paraît évidente : le moins cher, le moins producteur de nuisances, le plus inclusif et le plus démocratique, c'est la marche. L'idéal serait donc de tout faire à pied. Quel autre mode de déplacement privilégier ? Le vélo, qui est un exosquelette rendant le piéton trois à quatre fois plus efficace. Aujourd'hui, il existe des vélos à assistance électrique (VAE), qui doublent ou triplent la capacité du cycliste : avec un VAE, on peut parcourir huit à dix kilomètres. Ensuite, ce sont les transports publics. Enfin, il y a la voiture partagée puis la voiture individuelle. Avec cette hiérarchisation en tête, tout le débat sur la gratuité des transports publics change. Certes, il n'y a pas que de petits déplacements et tout le monde ne peut pas faire de vélo même s'il existe des tricycles pour les personnes âgées, très courants aux Pays-Bas ou en Allemagne.

Quel est l'impact de la gratuité des transports publics ? Il est très faible sur les automobilistes. Le report modal de la voiture vers les transports publics n'est que de 1 à 2 %. En revanche, il est de 2 à 4 % des piétons et de 5 à 7 % des cyclistes. On en est estomaqué : les deux modes les plus inclusifs, les moins coûteux pour la collectivité comme pour les particuliers, les plus respectueux de l'environnement, les plus actifs, voient leur part réduite par la gratuité des transports publics. C'est un effet pervers, dramatique pour certains publics. Ainsi, les adolescents ont besoin de bouger ; or, en France, c'est de moins en moins le cas. La distance qu'ils étaient capables de parcourir il y a trente ans en courant trois minutes se fait aujourd'hui en quatre minutes. Nous préparons une société de personnes insuffisamment mobiles. Aussi, inciter des adolescents, qui constituent la moitié du public des transports en commun, à ne pas bouger, à un prix faramineux pour la collectivité, pose un vrai problème.

Si l'objectif consiste à réduire le trafic automobile - ce qui est toujours mis en avant pour défendre la gratuité des transports publics et qui est indispensable pour l'environnement - il existe des mesures plus efficaces. Les municipalités qui se lancent dans la gratuité, quelle que soit leur couleur politique, n'ont pas envie de viser directement la baisse du trafic automobile. Aucun élu ne souhaite froisser les automobilistes qui constituent la majeure partie de son électorat. Or les moyens détournés de réduction du trafic automobile sont par définition peu efficaces. Pour réduire ce trafic, il faut baisser les vitesses en généralisant les zones limitées à 30 kilomètres/heure, compliquer le stationnement et plus globalement dissuader les gens de prendre leur voiture et les inciter à essayer d'autres modes de déplacement. Les politiques de modération de la circulation automobile sont moins chères et plus efficaces que la gratuité des transports en commun. Les Pays-Bas les appliquent depuis les années 1970 avec de bons résultats. Elles fonctionnent bien dans nombre de pays, y compris en France.

Si l'on veut à tout prix aborder les aspects sociaux de cette politique de gratuité, là encore, il y a mieux à faire. La gratuité incite fortement à prendre les transports en commun et non à se déplacer autrement. On pourrait créer un complément de revenus que chacun utiliserait dans la mobilité comme il le souhaite, pour que les usagers explorent divers moyens tels que le vélo ou le covoiturage, par exemple.

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Merci. Vous avez largement répondu à nos questions.

J'ai souhaité que nous abordions la gratuité dans son sens philosophique avant de nous pencher sur les questions pratiques.

Monsieur Sagot-Duvauroux, pouvez-vous préciser comment la gratuité humanise le lien social ? On entend aussi que la gratuité peut entraîner des incivilités en raison d'un manque de respect vis-à-vis de ce qui est gratuit.

M. Jean-Louis Sagot-Duvauroux. - La gratuité supprime la billetterie, la fraude et le contrôle. Dans les transports parisiens, si vous entrez dans le bus sans payer, des mauvais regards sont échangés entre vous et le chauffeur ainsi qu'avec les autres passagers qui se disent qu'ils paient pour vous. Tout cela diminue avec la gratuité. La baisse de la tension liée à la fin du contrôle s'est traduite par une baisse importante des dégradations et des incivilités. Je pense que l'émancipation humaine passe par la création de conditions qui nous permettent de nous conduire comme de grandes personnes. Instinctivement, on se dit que ceux qui ne paient pas dévalorisent le service. À Dunkerque, Châteauroux et Aubagne, c'est le contraire qui s'est passé.

M. Maxime Huré. - Ce qui rend la gratuité spécifique, c'est l'universalité qu'elle confère au service public. Les usagers ne sont plus segmentés. La mesure s'appuie sur une valeur de simplicité d'accès.

Les élus qui mettent en place cette mesure soulignent que l'on fait peser des contraintes sur les automobilistes depuis vingt ou trente ans, avec des effets parfois limités. Aujourd'hui, les mouvements sociaux dénoncent ces contraintes. L'idée de la gratuité est d'inciter plutôt que de contraindre. Les élus disent : « On verra ce que cela donne. » Dans certains cas, la mesure est efficace, dans d'autres moins.

Les incivilités ont diminué à Châteauroux, Aubagne et Dunkerque. Je ne dispose pas de chiffres sur les autres réseaux. On ne sait pas si cette baisse est liée à la gratuité ou à d'autres dispositifs. L'une de nos hypothèses est que le nombre de dégradations a diminué car il y a plus de monde dans les transports et donc un meilleur contrôle social. Le passage à l'acte est bien plus aisé pour celui qui est tout seul au fond d'un bus que pour celui qui est entouré de passagers qui le regardent.

M. Frédéric Héran. - Il faut être un peu réaliste, il n'y a pas d'incitation sans contrainte. On ne peut pas opposer les deux. Simplement, aucun élu n'a envie de le dire. Tout le monde préfère les incitations. Si vous voulez une politique efficace, il faudra une contrainte, ou en tout cas un cadrage, que vous le vouliez ou non.

Pour ce qui est de la sécurité routière, si on laissait chacun aller à la vitesse qu'il veut, le nombre d'accidents exploserait. On a constaté que la simple destruction de radars avait entraîné une hausse non négligeable des accidents. Au contraire, avec l'installation de radars, la réduction de la vitesse de 5 % a réduit le nombre de morts de 20 %, comme prévu.

Si l'on veut réduire le trafic automobile, on peut demander aux gens d'être bienveillants, on peut les accompagner, mais il faut aussi interdire le stationnement à tel ou tel endroit. Le succès de l'introduction de contraintes repose sur le bon rythme. Peu à peu, on ressert le cadre et on incite les gens à mieux respecter les règles du vivre ensemble.

La gratuité apaise les relations sociales. C'est un fait. En revanche, elle entraîne des mésusages, c'est-à-dire des usages non prévus ou non souhaitables. Le maire de Dunkerque a raconté que les jeunes se réunissaient maintenant dans les bus, devenus des bistros sur roues. Ce n'est pas le but d'un bus et cela coûte très cher. On peut créer des lieux de rencontre beaucoup moins chers.

Dans un premier temps, le service gratuit rencontre un succès évident. La demande devient infinie. Pourquoi se priver puisque ça ne coûte rien ? Les transports publics se retrouvent saturés à l'heure de pointe et certains se plaignent, ce qui oblige à renforcer l'offre. On ne peut pas le faire de façon infinie. Or, comme c'est gratuit, l'usager demande toujours plus. Les finances publiques ou le versement mobilité ne peuvent plus couvrir les coûts. C'est ce qui a fait renoncer plusieurs villes, notamment Hasselt en Belgique, qui n'arrivait plus à suivre une demande qui ne cessait de croître.

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Lors de la définition du périmètre de la mission d'information, nous nous posions la question plus générale de la gratuité des services publics. Prenons l'exemple des routes. En zone de montagne, la route est déneigée et sécurisée, gratuitement, alors qu'il y a eu un investissement et qu'il y a un entretien. C'est l'ensemble de la collectivité qui paie. De même, beaucoup de villes rendent les musées gratuits. L'école est encore gratuite en grande partie.

En quoi la gratuité des transports est-elle plus pertinente ? J'ai l'impression que c'est le domaine dans lequel le débat est le plus fort. Malheureusement, j'ai trouvé très peu d'évaluations très précises, notamment sur le report modal ou l'augmentation du nombre des déplacements. Disposez-vous de données chiffrées ?

M. Héran a évoqué le report de la marche ou du cyclisme vers les transports en commun : ce n'est pas l'un ou l'autre. Si l'on veut réduire la voiture individuelle, la multimodalité doit être développée. Votre découpage, monsieur Héran, me paraît sévère.

M. Frédéric Héran. - Dans aucune ville, le vélo n'est gratuit. À Bordeaux, les vélos mis à disposition doivent être réparés aux frais des cyclistes.

Mme Michèle Vullien, présidente. - À Lyon, la première demi-heure est gratuite si l'on possède une carte qui coûte cinq euros par an. C'est très proche de la gratuité.

M. Frédéric Héran. - C'est quasi-gratuit mais pas totalement.

La marche elle-même n'est pas gratuite. Elle use les souliers, les vêtements, abîme les parapluies. Tout a été calculé. L'éminent spécialiste Francis Papon, chercheur à l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux (Ifsttar) l'a évaluée en 2002, par une méta-analyse, à 17 centimes d'euros par kilomètre, tandis que le vélo coûte 12 centimes d'euros par kilomètre. Quant à la voiture, elle coûte beaucoup moins cher que ce que l'on croit, comme le montrent les chiffres du bureau d'études de Jean-Marie Beauvais et ceux de la Direction du Trésor. On retient toujours les chiffres de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ou de l'Automobile Club, deux lobbies qui s'entendent pour faire croire que la voiture est très coûteuse, pour des raisons très différentes. L'Automobile Club arrive à 45 centimes d'euros par kilomètre. Or pour Jean-Marie Beauvais, le coût complet est de 32 centimes par kilomètre. L'écart avec le transport public n'est pas si grand.

Ceux qui roulent à vélo ou marchent savent que ça leur coûte quelque chose. Si vous faites payer le transport public par l'impôt, ceux qui ont la stupidité de marcher ou de pédaler paient pour des transports publics qu'ils n'utilisent pas et qui ne sont pas si vertueux qu'on le dit. En Île-de-France, il y a en moyenne 17 passagers par bus. En début de ligne, ou aux heures creuses, ils sont peu utilisés, c'est normal. Or un bus qui compte moins de dix passagers produit une nuisance du même ordre qu'une voiture. Les modes vraiment vertueux sont la marche et le vélo.

Les élus disent tous que les modes de transports sont complémentaires et qu'ils ont chacun leur domaine de pertinence. La réalité, c'est qu'ils sont en concurrence. Je n'y peux rien. Le vélo est surtout concurrencé par le transport public gratuit parce qu'il concerne à peu près les mêmes usagers, c'est-à-dire des jeunes, des femmes appartenant à un ménage mono-motorisé, des personnes âgées qui ne peuvent plus conduire. C'est la raison pour laquelle le report vers les transports en commun le plus élevé concerne le vélo.

M. Maxime Huré. - Quel service public peut ou doit être gratuit ? C'est une décision politique que nos élus doivent prendre sur la base de leurs convictions. Ce qui est intéressant dans la gratuité des transports collectifs, c'est que c'est une mesure incitative. La gratuité des cantines incite les enfants à faire un vrai repas le midi ; celle du petit déjeuner dans certaines écoles incite les enfants à avoir le ventre plein le matin ; celle des transports publics incite à les emprunter et à changer de comportement de mobilité. Rendre l'eau gratuite inciterait à en utiliser davantage alors que l'on cherche à l'économiser. Tout cela relève du débat politique.

Quant aux effets de la gratuité sur le report modal, je n'ai pas les chiffres de mon collègue. Je vous en donnerai d'autres.

Utiliser un mode de transport n'est pas qu'une question de coût, sinon nous serions tous piétons ou cyclistes et aurions abandonné la voiture.

Lorsqu'on utilise le transport collectif, on est aussi piéton pour aller jusqu'au bus ou parcourir les couloirs du métro. La question de la marche est véritablement complexe. À Dunkerque, la distance parcourue à pied a été augmentée par la gratuité des transports collectifs. Dans cette ville, nous sommes en train d'évaluer le report modal dû à la mise en gratuité totale. Les conclusions devraient être rendues début juillet. Nous aurons alors des chiffres tangibles. Isoler la question de la gratuité dans l'enquête ménages-déplacements étant complexe ; à Dunkerque, nos chiffres s'appuieront sur 2 000 questionnaires.

Nous nous acheminons vers les conclusions de l'Ademe en 2007 sur le report modal à Châteauroux, qui ont montré que la gratuité a une influence significative sur la mobilité. Elle a généré environ 1 000 nouveaux déplacements quotidiens qui ne se seraient pas faits sans elle. La hausse d'usage du bus découle pour l'essentiel de reports modaux. Ces reports modaux se sont effectués principalement au détriment de la voiture et dans une moindre mesure de la marche. Au total, 3 000 déplacements en voiture par jour se sont reportés sur le bus. On peut supposer que dans d'autres villes, la gratuité totale engendrerait également une prépondérance des reports depuis l'automobile. Il y a beaucoup de prudence dans ce rapport, basé sur une estimation des reports dans une ville particulièrement motorisée. Les reports modaux seront probablement différents selon qu'il s'agit de Grenoble, Strasbourg, Dunkerque ou Châteauroux.

M. Jean-Louis Sagot-Duvauroux. - Dans un bus gratuit, c'est l'égalité pour tous, le fils du notaire comme celui du chômeur. Il existe peu d'endroits qui offrent l'égalité parfaite. Cette question est liée à notre idée de la République. C'est un choix de société.

Le mot de mésusage est pour moi très problématique. Qu'est-ce qu'un mésusage ? À Aubagne, j'ai discuté dans le bus avec une dame qui allait faire de grosses courses une fois par mois à l'hypermarché avant la gratuité et qui désormais allait effectuer ses achats tous les jours en bus. Est-ce un mésusage ? Un gamin qui prend le bus parce qu'il fait froid au lieu de marcher fait-il un mésusage ? Je ne me sens personnellement pas la vocation de dire à chacun comment il doit se comporter. Avant le dézonage en Île-de-France, certains marchaient deux kilomètres pour prendre les transports à partir d'une zone plus proche de la capitale, pour payer moins cher. Certes, ils marchent désormais moins. Mais ce n'est pas le problème du riche, qui s'en fiche. C'est toujours sur les mêmes que ça tombe. Une question de nature sociale est posée. À Aubagne, la gratuité engendre 60 euros d'économies chaque mois pour une famille de quatre ou cinq personnes.

Quant aux autres gratuités, elles relèvent en effet d'un choix. On choisit de développer les zones d'égalité à tel ou tel endroit. Plusieurs villes ont introduit de la gratuité dans la gestion de l'eau, selon qu'elle sert à boire ou à remplir sa piscine. Le quota d'eau indispensable à l'existence est gratuit.

Une autre gratuité très belle est celle des obsèques. C'est terrible, lors d'un deuil, de devoir choisir des prestations. Là, votre communauté vous dit qu'elle gère les questions pratiques et vous incite à vous occuper de votre peine et de celle de vos proches.

M. Didier Mandelli. - Les échanges et débats traduisent la nécessité de la tenue de cette mission, qui s'inscrit à un bon moment, quelques semaines après le vote au Sénat de la loi d'orientation des mobilités (LOM). Ces questions de gratuité devront se poser le plus en amont possible de la création des autorités organisatrices de la mobilité (AOM).

Le texte de la LOM a réaffirmé la place du vélo et de la marche à pied comme premiers moyens de déplacement.

La gratuité n'est qu'un outil au service d'une politique. Limite-t-elle réellement le recours à la voiture ? Vos réponses paraissent contradictoires. Aide-t-elle aux déplacements des personnes qui le peuvent difficilement, comme les jeunes ou les personnes âgées ? Je note des clichés dans vos propos qui frisent parfois la caricature. Par exemple, je suis plus tenté de parler d'équité que d'égalité.

Je souhaite des évaluations étayées, récentes, pour pouvoir apporter des éléments de réponse aux collectivités qui deviendront AOM.

M. Frédéric Héran. - Tous les chiffres cités sont justes. Il n'y a pas de désaccord. Je connais bien le rapport établi par Bruno Cordier pour l'Ademe. Il a demandé aux personnes en bus quel était le mode de déplacement qu'ils utilisaient avant. Ces chiffres donnent une petite majorité d'automobilistes. On dit : « C'est formidable, les automobilistes utilisent les bus gratuits. » mais il y a une erreur de conclusion.

Les parts modales de départ sont, à Châteauroux, d'environ 70 % pour la voiture, 25 % pour la marche et 2 % pour le vélo. Or le taux de report modal de la voiture vers le bus n'est que de 1,4 %. Il est de 2,6 % pour la marche et de 6,7 % pour le vélo. Ces chiffres sont tout à fait compatibles avec ceux de Bruno Cordier. Il n'y a pas de discussion entre nous sur la manière de compter, simplement on ne calcule pas les mêmes choses. Je défends mon approche car elle est dynamique et permet de déterminer ce que l'on veut dans l'avenir. Doit-on se contenter de ce qui existe, avec une petite majorité d'automobilistes qui se reportent sur le bus ? Le rôle des élus est de définir une vision pour l'avenir. Nous voudrions évidemment tous plus de piétons ou de cyclistes dans nos villes car il s'agit du mode de transport le plus inclusif.

Je partage vos objectifs d'égalité, d'équité. Il ne faut pas que les personnes à faibles revenus se sentent discriminés par des tarifs sociaux. En Allemagne, beaucoup de villes n'ont pas de tarifs sociaux, chacun paie le bus au même tarif ; en revanche, les minima sociaux sont plus élevés, ce qui permet aux bénéficiaires de se déplacer plus facilement. C'est pourquoi je préconise une prime à la mobilité, dont le versement ne serait pas lié à l'usage des transports publics mais qui pourrait être utilisée par les personnes comme bon leur semble, pour prendre le bus, le vélo ou même marcher, en utilisant l'argent à tout autre chose.

Le dézonage ? Pourquoi pas. Dans la mesure où l'offre en transports publics dans les zones périphériques est nettement moins bonne que dans les centres, faire payer tous les usagers autant, quelle que soit la zone, peut se justifier.

Enfin, faut-il ne tenir compte que du coût ? Les économistes parlent de coût généralisé, soit le coût complet du transport plus le temps passé à se déplacer. Or, de ce point de vue, si la voiture coûte cher à l'usager, elle s'avère souvent moins coûteuse que le transport public en termes de coût complet, car le temps passé pour effectuer un trajet en voiture est beaucoup moins élevé qu'en transports publics notamment dans les villes moyennes, même si ce n'est pas vrai dans les grandes villes, là où la gratuité est difficile à envisager.

M. Maxime Huré. - Nous menons actuellement une évaluation à Dunkerque sur la gratuité totale. C'est un travail qui mobilise deux chercheurs depuis un an, une chargée d'études, une stagiaire et dix étudiants qui réalisent une enquête à la fois quantitative et qualitative, sur la base de questionnaires, pour mesurer les reports modaux et apprécier les transformations générales de la mobilité et des modes de vie engendrées. Nous rendrons nos conclusions début juillet. Selon les premiers résultats, on constate un report modal d'automobilistes vers le bus assez significatif à Dunkerque. Beaucoup d'individus abandonnent aussi leurs projets d'achat d'une nouvelle voiture ou même mettent en vente la seconde voiture du ménage.

D'autres chercheurs ont mené des études à Aubagne, mais globalement très peu d'études ont été réalisées dans les 35 villes qui ont mis en place la gratuité des transports collectifs. C'est pourquoi, j'incite les différentes parties prenantes à financer des recherches pour mesurer les effets de cette gratuité sur le terrain.

M. Michel Forissier. - Merci pour ces réflexions intéressantes qui vont toutes dans un sens général commun tout en développant des points de vue différents sur des sujets particuliers. Avec le droit européen, on abandonne progressivement la notion de service public au profit de la notion de service d'intérêt général, qui doit être concurrentiel. Nous devrons modifier tout notre droit.

Il est aussi important de laisser une marge de liberté dans les mobilités. Quand vous allez dans une grande surface acheter des meubles, vous n'utiliserez pas les transports en commun. Il faut tenir compte de la différenciation des usages. Quant à la marche à pied, si vous avez 15 kilomètres à faire, c'est beaucoup et en définitive vous serez amenés à utiliser, au moins en partie, la voiture ou les transports collectifs, ce qui pose le problème de la coordination globale des transports, et donc de l'organisation globale de la ville et de l'urbanisme. Pendant vingt ans j'ai travaillé sur l'organisation des transports de l'agglomération lyonnaise et des services des transports du Rhône. On ne peut pas évoquer la gratuité sans évoquer le financement. La question est de savoir comment compenser la perte de recettes liée à la gratuité. Soit on fait appel à l'impôt, soit on fait appel à l'usager. Je ne trouve pas anormal qu'un notaire ou qu'un sénateur paie un service plus cher que quelqu'un qui vit en dessous du seuil de pauvreté. C'est ce que l'on fait déjà pour les services des collectivités avec des tarifs différenciés en fonction d'un quotient social ou familial. Quelles sont vos propositions pour financer la gratuité ? Enfin je souhaite la multiplication d'études scientifiques pour aider les élus car on entend trop souvent, au niveau politique, des propositions qui ne sont pas réalisables. Avant de mettre en place la gratuité, il serait judicieux de disposer d'une étude préalable sur le territoire car tous les territoires sont spécifiques.

Mme Michèle Vullien, présidente. - Vous faites sans doute allusion aux propositions parues dans le Progrès ce week-end. On est en pleine période électorale...

M. Olivier Jacquin. - Quelle régulation pour la gratuité ? Ensuite peut-on imaginer des tarifications solidaires ?

M. Frédéric Marchand. - En ce qui concerne les jeunes et les transports en commun, il a été dit que les jeunes ne marchaient plus. Toutefois, si mon fils de 13 ans va au collège en métro, il doit marcher pour aller à la station. À titre personnel, élu du Nord, quand je viens de Lille, j'utilise le métro à Paris et je constate que je fais 10 000 pas dans la journée. La gratuité des transports collectifs peut-elle dissuader les personnes en milieu urbain d'acheter une voiture ? À terme, peut-on estimer que le nombre de voitures en ville baisserait ? 

M. Jean-Louis Sagot-Duvauroux. - Faut-il des tarifs sociaux ou la gratuité ? L'hypothèse de la gratuité est une bonne hypothèse, ce n'est pas une prescription. Mieux vaut instaurer des tarifs sociaux que de ne pas en avoir. Mais la gratuité apporte quelque chose de spécifique. À la cantine, lorsque vous instaurez des tarifs sociaux, que des gamins paient plus que d'autres, vous entendez les commentaires suivants : « c'est toujours les mêmes qui paient, je ne vois pas pourquoi ». Lorsque c'est gratuit pour tout le monde, ces commentaires disparaissent. Mais encore une fois, la gratuité est un choix et on ne peut pas rendre tout gratuit, ce qui n'est d'ailleurs pas souhaitable. Le moyen de financement, c'est la progressivité de l'impôt : chacun paie en fonction de ses revenus, selon le principe de solidarité et ensuite chacun a droit à la gratuité si elle est mise en place.

Un mot sur la marche et les jeunes : à Aubagne, on voit des gamins qui auparavant restaient toujours au pied de leur immeuble dans leur cité venir dans le centre et s'approprier la ville. Du coup, ils marchent plus. La question est donc complexe.

M. Maxime Huré. - Deux modèles s'opposent : celui de la gratuité et celui fondé sur des tarifications solidaires. La gratuité est souvent choisie en réponse aux limites de la tarification sociale : d'une part, le taux de non-recours élevé, estimé à 40 % à l'échelle nationale ; et, d'autre part le coût de gestion du dispositif dans la mesure où il faut en effet recruter des agents pour recueillir les dossiers et les traiter. Ce coût est élevé et certains passent à la gratuité espérant faire des économies de fonctionnement, ce qui est en effet le cas au début, mais c'est une économie « one shot », non renouvelable, car après la gratuité coûte un peu plus cher en fonctionnement.

En matière de financement, il n'y a pas de solution magique. Il existe un certain nombre d'outils efficaces à la disposition des élus : le versement transport, même s'il est très souvent au maximum ; des micro-financements, sur la publicité par exemple, etc. Suivant les réseaux, les besoins de financements ne sont pas les mêmes : en moyenne les usagers supportent 17 % du prix du fonctionnement du réseau, mais cela varie selon les endroits dans une fourchette comprise entre 10 % et 30 %. Certains réseaux, comme à Paris ou à Lyon, sont extrêmement importants avec un coût de fonctionnement élevé : le passage à la gratuité totale serait très coûteux. Il existe toutefois des pistes intéressantes : à Valenciennes, la gratuité a été mise en place pour les jeunes de moins de 25 ans grâce à la renégociation des marges que réalisait l'opérateur, la RATP, qui l'a accepté dans une stratégie commerciale. Pour Transdev, la gratuité constitue une stratégie dans une perspective concurrentielle. On peut aussi utiliser les recettes du stationnement automobile qui représentent plusieurs centaines de millions d'euros à Paris ou à Lyon, 4 millions d'euros à Clermont-Ferrand ou Perpignan.

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Et les péages urbains ?

M. Maxime Huré. - C'est une piste intéressante, mais elle a été retirée de la loi d'orientation des mobilités.

Mme Michèle Vullien, présidente. - J'ai essayé en vain de la réintroduire. Il faudra pourtant bien y venir un jour.

M. Maxime Huré. - Ce qui m'intéresse aussi, c'est de comprendre les jeux d'acteurs qui se déroulent autour de la question de la gratuité des transports collectifs. La gratuité est une mesure très politique. Il faut d'ailleurs l'analyser en ayant en tête les aspects politiques sous-jacents. On constate que beaucoup d'acteurs ont changé de regard sur cette politique, notamment les opérateurs qui, aujourd'hui, en font une stratégie commerciale, et les commerçants qui, dans certaines villes, sont demandeurs de la gratuité des transports collectifs, comme à Clermont-Ferrand ou à Nantes, où c'est la Chambre de commerce et d'industrie qui a poussé les élus à avancer sur cette question. Il convient donc, dans nos études, d'évaluer l'impact économique sur le centre-ville, en appréciant l'évolution de la fréquentation et de la consommation chez les commerçants, etc. Mais on doit alors s'inscrire dans le long terme.

M. Frédéric Héran. - Soit, mais n'oublions pas que les transports publics, comme tous les modes de déplacement, circulent dans les deux sens ! En rendant les transports publics gratuits, on rend aussi plus accessibles les centres commerciaux de périphérie aux personnes qui habitent en centre-ville. Donc il faut aussi évaluer l'impact de la gratuité sur l'accessibilité des centres commerciaux de périphéries.

Pour le financement tout dépend du ratio des recettes sur les dépenses : s'il est inférieur à 10 %, comme c'est le cas dans les petites villes, rendre les transports publics gratuits ne présente pas beaucoup d'enjeux. C'est en revanche plus difficile à Dunkerque, où ce ratio s'élève à 15 %, et c'est quasi impossible dans les grandes villes, car le besoin de financement serait considérable. Pour éviter la congestion des transports publics, il faudrait investir massivement d'un coup dans des lignes de tramway ou de métro supplémentaires, ce qui semble impossible.

Les transports publics rendent dépendants les personnes qui doivent les utiliser : ils dépendent des horaires, des arrêts, des parcours, mais aussi de technologies high tech très coûteuses, comme les bus électriques ou à l'hydrogène, à l'heure où l'on a plutôt besoin de technologies low tech qui pèsent moins sur les ressources de la planète, qu'il s'agisse des ressources énergétiques ou des matières premières.

Paris a décidé de rendre gratuits les transports publics pour les moins de 11 ans, les plus de 11 ans devant apprendre à se déplacer seuls, notamment à vélo. De fait, on voit se développer de plus en plus des modes de déplacements plus autonomes, comme la marche ou le vélo. Il existe aussi des solutions beaucoup moins chères que la gratuité des transports publics : développer des espaces publics de qualité, des pistes cyclables, des trottoirs élargis coûte beaucoup moins cher. Sans doute faut-il trouver le bon équilibre qui laisse plus de place aux modes d'avenir que sont la marche et le vélo. Tout miser sur la gratuité serait une erreur.

De plus en plus, on fait payer les déchets. Quand on les rend payants, en tarifant à la poubelle et non au poids, on constate que les gens jettent soudain deux fois moins de déchets.

Enfin un dernier mot pour souligner la confusion entre marchandisation et tarification : beaucoup de choses ne doivent pas faire l'objet d'un prix, d'une marchandisation. Mais, en matière de transports, il s'agit de tarification : les usagers doivent payer non pas le vrai prix, trop élevé, mais un prix qui comporte, dans le jargon des économistes, un signal prix, pour rappeler aux gens que le service qu'ils utilisent n'est pas gratuit, afin de les inciter naturellement à faire attention.

Mme Michèle Vullien, présidente. - Merci pour vos éclairages et pour nous avoir expliqué comment vous produisiez vos chiffres. Nous devons toujours être vigilants lorsque l'on évoque des chiffres ; si l'on parle en nombre de voyages ou en nombre de voyageurs, les résultats sont très différents car il s'agit de notions différentes. On nous présente souvent des beaux PowerPoint mais on ne sait pas toujours sur quelles bases ils sont préparés et les raisonnements sont faussés dès le départ. Il est donc essentiel, en matière de transports publics, de faire preuve de prudence, d'humilité. Les modes de vie évoluent. On l'a constaté lors du débat sur la LOM, ou lors de la rédaction de notre rapport Mettre les mobilités au service de tous les territoires. La question de la mobilité était au coeur du mouvement des gilets jaunes. On a beaucoup parlé des villes avec des centres, voire des hypercentres, cependant on n'a guère évoqué les territoires moins denses où la demande n'est pas une demande de gratuité mais une demande d'offres de transports afin de pouvoir se déplacer.

Depuis plus de vingt ans, je m'intéresse à la question des transports publics : au conseil général du Rhône ; à la métropole de Lyon, où j'ai été, pendant trois mandats, vice-présidente en charge de la mobilité ; au syndicat mixte des transports pour le Rhône et l'agglomération lyonnaise. Le syndicat des transports de Lyon pose la question de la gratuité. On ne trouvera pas les ressources pour financer la gratuité : rien que pour faire tourner le réseau lyonnais, il faut débourser chaque jour 1,3 million d'euros ! Le Groupement des autorités responsables de transport (« GART ») pose aussi la question de la gratuité. Celle-ci est un serpent de mer qui revient régulièrement avant les élections municipales. Cette solution peut être adoptée dans de petites villes ou à taille intermédiaire, mais aucune ville dotée d'un réseau multimodal important ne l'a adoptée. Il est intéressant de voir comment des villes d'une certaine taille font. Nous irons voir à Dunkerque comment cela se passe.

Vous avez évoqué les tarifications de stationnement : à Lyon, nous avions demandé au conseil de développement une étude sur le stationnement comme levier de mobilité. La tarification, comme la gratuité, est un des éléments à étudier. Nous devrons aussi nous intéresser à l'intermodalité et à toutes les externalités.

M. Michel Dagbert. - Merci à nos invités. Ils nous confortent dans l'idée que nous avons identifié un vrai sujet ! Un certain nombre de collectivités sont passées à la gratuité il y a quelques années. Mais il n'y a pas un seul type de réseau, chacun représente un cas de figure spécifique. Mon territoire, bassin minier du Pas-de-Calais, a chargé un conseiller maître à la Cour des comptes d'étudier le passage à la gratuité. Notre environnement est à la fois urbain et rural ; nous avons mis en place le syndicat mixte des transports Artois-Gohelle réunissant 150 communes, trois communautés d'agglomération, 650 000 habitants. Il s'agit de faire jouer les solidarités infraterritoriales et de desservir l'ensemble des communes, jusqu'à la plus rurale. Nous voulions aussi être à la pointe de l'innovation, avec un bus à haut niveau de service, circulant partiellement en site propre. Nous y avons investi 400 millions d'euros. Tout ce que notre mission pourra étudier enrichira nos décisions !

Sur l'aspect fiscal, nous perdrions le bénéfice de la TVA sur les dépenses si nous instaurions la gratuité. La seule possibilité pour la conserver serait que les trois communautés d'agglomération versent, comme clientes, une redevance au syndicat, car alors nous serions bénéficiaires d'un reversement.

Lorsque nous avons mis en oeuvre la délégation de service public, il n'était pas question de gratuité, si bien que le cahier des charges n'y fait pas référence. Nous ne voulons pas nous lancer dans un contentieux perdu d'avance, nous attendrons la fin de la période couverte avant d'envisager cette option.

Merci pour toutes les informations que vous nous avez fournies, parfois contradictoires entre elles, reflétant des points de vue différents ... et de l'objectif poursuivi.

Mme Michèle Vullien, présidente. - Je vous remercie.

La réunion est close à 16 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.