Jeudi 23 avril 2020

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La téléconférence est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Rudy Reichstadt, directeur de l'Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch)

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur Reichstadt, je vous remercie d'être présent parmi nous ce matin. Vous êtes diplômé de l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, vous avez travaillé à la mairie de Paris, vous êtes le fondateur et directeur de Conspiracy Watch, site d'information et d'observation sur le conspirationnisme. Vous avez écrit de nombreux articles sur ce sujet et sur le complotisme. Vous avez publié en 2019 L'opium des imbéciles.

Ce matin, nous attendons de vous que vous nous disiez comment vous analysez le contexte actuel au regard de cette problématique.

M. Rudy Reichstadt, directeur de l'Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch). - La première chose que l'on peut dire, c'est qu'il n'est pas étonnant qu'une épidémie mondiale génère des théories du complot. Cela se vérifie dans l'Histoire : on peut penser à la peste noire, aux épisodes de choléra au XIXe siècle, à l'épidémie de sida, à la grippe H1N1, etc. Il aurait été étonnant que cette pandémie n'en générât pas également.

Nous avons commencé à observer ce commentaire complotiste sur les réseaux sociaux à partir du 20 janvier, jour où les autorités chinoises ont admis que ce nouveau coronavirus se transmettait entre humains. Immédiatement, les spéculations ont fleuri sur les réseaux sociaux, de manière peu sophistiquée, par la reprise des mythes complotistes déjà présents : cette nouvelle épidémie était une arme biologique américaine destinée à gêner la Chine, une arme chinoise pour supprimer une partie de la population ou encore un virus développé par Big Pharma de manière à permettre la vente de vaccins par la suite.

Très rapidement, des personnalités ont été mises en accusation : Bill Gates dès la fin du mois de janvier, George Soros au mois de février, avant que ne soient incriminés, dans une version très antisémite, les Rothschild, puis Agnès Buzyn et son époux.

Après l'entrée en vigueur du confinement sont apparus des commentaires, des dessins, des caricatures prenant très violemment à partie Agnès Buzyn et son époux, Yves Lévy, ainsi que le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, expliquant, de manière euphémisée - ce qui est assez usuel en matière d'antisémitisme - ou bien très décomplexée que tout cela était un complot juif.

Cet imaginaire complotiste autour du coronavirus s'est cristallisé autour de l'idée que ce virus n'était pas d'origine naturelle, qu'il était artificiel, qu'il avait été fabriqué en laboratoire. Or, jusqu'à preuve du contraire, on sait que ce virus est le produit d'une mutation naturelle. Son génome a été séquencé par de nombreux laboratoires dans le monde et son séquençage ne montre pas de trace de manipulation humaine. Cela permet de dire aux scientifiques qu'il est le produit d'une évolution naturelle.

Pour autant, selon un sondage que nous avons réalisé avec l'IFOP et la Fondation Jean-Jaurès entre le 24 et le 26 mars dernier, 26 % des Français déclaraient penser que ce virus avait été fabriqué en laboratoire, soit intentionnellement, soit accidentellement. La proportion de sondés qui souscrivent à cette idée-là est très nettement surreprésentée chez les sympathisants de Marine Le Pen. La sympathie politique est d'ailleurs la variable la plus prédictive en matière d'adhésion à cette théorie du complot. À cet égard, la base sympathisante du Rassemblement national se distingue très nettement du reste du spectre politique, et notamment de l'électorat Les Républicains.

Aujourd'hui, le conspirationnisme est pour l'action publique un risque systémique. La question n'est pas de savoir si un événement marquant va susciter une théorie du complot, mais quand. Et cette théorie du complot apparaît généralement très peu de temps après son fait générateur. Désormais, le complotisme est un révisionnisme en temps réel. Parfois, il ne faut que quelques minutes pour qu'il se développe après l'annonce d'une nouvelle.

On observe une sorte de réflexe pavlovien chez des gens qui ont été mithridatisés par cet imaginaire du complot. D'ailleurs, la stratégie de ceux qu'on appelle les théoriciens du complot est précisément d'occuper le terrain, de battre le fer tant qu'il est chaud, et donc d'imprimer le plus possible, le plus immédiatement possible, les consciences avec leurs commentaires complotistes.

Pour renouer la confiance entre une parole d'autorité, celle de l'État, celle du Parlement, celle des élus en général, et les administrés, il faut envisager une communication qui soit non pas verticale, impériale, mais davantage horizontale, rhisomique, en s'appuyant notamment sur des relais tels que la presse, en particulier la presse régionale, qui bénéficie d'un haut niveau de confiance de la part de la population. Évidemment, si l'État se méfie de ses administrés, il ne doit pas s'étonner que ceux-ci se méfient de lui en retour.

Nous ferions une erreur d'analyse en considérant que le complotisme n'est que le symptôme, l'expression d'une défiance. Il l'est, mais en partie seulement. Il est aussi l'expression d'une crédulité. Beaucoup de ceux qui y adhèrent se détournent des médias traditionnels et de la parole scientifique pour s'abreuver à des sources beaucoup plus toxiques. Si l'on estime que le complotisme est le fruit d'une allergie au mensonge, alors on ne pourra pas comprendre ce phénomène.

La défiance creuse le lit du complotisme, ne serait-ce que parce qu'elle donne des arguments aux complotistes. Mais il procède également d'un phénomène de crédulité qui renoue avec ce que l'on appelait auparavant la « pensée magique ». Il y a quelque chose de très archaïque qui s'exprime à travers le conspirationnisme, mais avec les atours avantageux de la pensée critique, avec le prestige qui s'attache à la tradition sceptique et critique.

Il ne faut pas être dupe de ce maquillage : on a là affaire à des personnes qui peuvent soulever des questions à des fins uniquement rhétoriques, que les réponses qui peuvent y être apportées n'intéressent pas, et qui demeurent dans cette démarche hypercritique qui est celle du négationnisme. La raison en est simple : le négationnisme est en soi une théorie du complot, un conspirationnisme chimiquement pur.

Comment non pas régler le problème, mais tenter de freiner ou d'endiguer la progression de cet imaginaire complotiste ? Comment d'ailleurs ne progresserait-il pas ? On observe aujourd'hui des phénomènes qui n'existaient pas voilà dix ans, par exemple le platisme, théorie selon laquelle la terre serait plate. Aujourd'hui, des congrès internationaux sont organisés sur ce thème et il existe des groupes Facebook réunissant plusieurs milliers d'adhérents.

Le grand public, parce qu'il s'informe prioritairement via internet - et les moins de 35 ans prioritairement via les réseaux sociaux -, est plus exposé que jamais à ces contenus complotistes, qui sont d'ailleurs automatiquement mis en avant par les algorithmes des grandes plateformes.

Dans notre rapport annuel qui dresse un panorama du complotisme et du négationnisme sur l'internet francophone en 2018, nous formulons un certain nombre de recommandations. Je vous en citerai trois.

S'agissant de l'audiovisuel public, le cahier des charges de ses grands opérateurs intègre déjà aujourd'hui la lutte contre les discriminations. On pourrait dès lors imaginer qu'il intègre également des dispositions visant à ne pas encourager les contenus à caractère conspirationniste ou flattant cet imaginaire.

On observe en effet des incursions conspirationnistes jusque dans l'audiovisuel public, ce qui est problématique dans la mesure où il est particulièrement prescripteur, au moins symboliquement. Un reportage sur une chaîne publique, aux yeux de beaucoup de gens, aura plus de crédit que s'il est diffusé sur une chaîne privée. Or, ces dernières années, ont été diffusés des reportages nous expliquant que Pierre Bérégovoy ne s'était pas suicidé et qu'il avait été probablement assassiné, ou que Lady Di ne s'était pas tuée dans un accident de voiture. Je rappelle que c'est un talk-show de Thierry Ardisson, diffusé à l'époque sur France 2 et qui était le plus regardé en France, qui a lancé la carrière de Thierry Meyssan en mars 2002 !

Il faudrait offrir davantage la possibilité au plus grand nombre d'utiliser les contenus de très bonne qualité produits par la télévision publique. Je pense à une remarquable série documentaire intitulée La fabrique du mensonge. Le problème, c'est qu'on ne la trouve nulle part sur internet, qu'on ne peut l'embarquer comme on peut embarquer une vidéo YouTube. Il faudrait donc qu'elle soit disponible, d'autant qu'elle est produite avec de l'argent public et qu'elle appartient donc aux citoyens.

Nous formulons une deuxième recommandation. La loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information ne porte que sur les périodes électorales. Par ailleurs, le code électoral et la loi de 1881 sur la liberté de la presse contiennent des dispositions relatives aux fausses informations. Ainsi, l'article 27 de cette dernière réprime « la publication, la diffusion ou la reproduction (...) de nouvelles fausses » simplement susceptibles de troubler la tranquillité publique. J'ai cru comprendre que cette disposition était largement tombée en désuétude et qu'elle avait été principalement utilisée lors de la guerre d'Algérie de manière à lutter contre certaines fausses informations pouvant démoraliser les troupes.

Fabrice d'Almeida, qui a enquêté sur ce sujet, m'informait dernièrement que cette disposition était utilisée lorsqu'une rumeur ou une fausse information avait eu pour effet de mobiliser la force publique.

L'Observatoire du conspirationnisme considère qu'être informé de manière loyale, sincère, transparente et libre est un droit. De la même manière qu'on reconnaît aux associations dont l'objet social est la lutte contre le racisme et l'antisémitisme le droit d'ester en justice et de se constituer partie civile, on pourrait reconnaître aux associations ayant pignon sur rue, existant depuis un certain nombre d'années, et dont l'objet social est de défendre le droit des citoyens à être informés loyalement, librement et sincèrement la possibilité de se constituer partie civile et de porter en justice les infractions à l'article 27 de la loi de 1881 de manière à poursuivre des gens qui, sciemment, notamment sur internet, relayent des informations fausses dont ils ne peuvent ignorer qu'elles le sont.

Cela contribuerait à assainir en partie le débat public en responsabilisant des gens qui ne le sont pas du tout à ce jour.

J'en viens notre troisième recommandation, qui concerne la haine en ligne.

Les contenus complotistes ne sont pas nécessairement tous racistes, antisémites ou négationnistes : on peut croire que la terre est plate sans pour autant inciter à la haine. Pour autant, ces thématiques se croisent très souvent puisque, fondamentalement, les théories du complot sont des discours accusatoires proférés à l'encontre d'un groupe d'individus. Puisque le nerf de la guerre, c'est l'argent, des gens comme Dieudonné ou Alain Soral sont extrêmement dépendants des flux que génèrent leurs plateformes. Aussi, on pourrait utiliser la publication judiciaire - je pense typiquement aux publications judiciaires qu'on trouve régulièrement à la une de certains titres de la presse people - visant les directeurs de la publication de sites condamnés sur le fondement de la législation antiraciste sous la forme d'une fenêtre pop-up bloquante - sur le modèle des vidéos publicitaires qu'on trouve par exemple sur YouTube ou AlloCiné, qui doivent être visionnées dans leur intégralité avant de pouvoir accéder au contenu recherché. Ainsi, les visiteurs de ces sites seraient informés de ces condamnations pour racisme ou antisémitisme. Cette mesure pourrait tarir une part très significative des flux que génèrent ces plateformes.

La plateforme d'Alain Soral, Égalité et réconciliation, vaisseau amiral de la complosphère, compte environ 5 millions de visiteurs chaque mois, cent fois plus que notre site Conspiracy Watch. C'est considérable. Comme vous le voyez, le rapport de force sur internet nous est largement défavorable.

Une telle mesure aurait l'avantage de ne pas être liberticide, puisqu'elle ne rendrait pas inaccessibles les contenus et permettrait d'informer plus complètement les internautes.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de laisser la parole à Marie Mercier, je précise que Christine Lavarde propose d'actualiser le rapport d'information qui avait été cosigné par Fabienne Keller et moi-même en 2015 sur la prévention et la gestion des crises liées aux maladies infectieuses émergentes.

Mme Marie Mercier. - J'ai trouvé votre exposé passionnant. Ce que vous décrivez me fait penser à un phénomène beaucoup plus ancien : la rumeur. La caractéristique de la rumeur, c'est qu'elle met en avant celui qui la colporte, sans le responsabiliser. Cette personne se sent alors intéressante. C'est psychologiquement fascinant.

Vous connaissez aussi cette citation de Mark Twain : « Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. »

Malheureusement, les négationnistes ont un boulevard devant eux, car ils seront toujours en avance sur la vérité. Les pistes que vous nous avez données me semblent vraiment très intéressantes, mais je voudrais avoir votre ressenti sur les réflexions que je vous livre.

M. Rudy Reichstadt. - Vous avez tout à fait raison, le phénomène des rumeurs croise celui du complotisme. Toutes les rumeurs ne sont pas complotistes. La rumeur selon laquelle untel tromperait sa femme ne relève pas de ce phénomène. En revanche, il en est qui sont véritablement complotistes.

Je vous rejoins sur votre analyse : c'est ce que les psychosociologues appellent le besoin d'unicité. Il s'agit de se poser en initié, comme une personne qui a la connaissance d'une vérité cachée, supérieure, qui a compris le dessous des cartes. Cela remplit une fonction narcissique évidente. C'est un ressort psychologique important dans l'adhésion aux théories du complot.

J'en ajouterai un autre, qui est notamment très présent dans cette crise sanitaire : la fonction consolatoire du complotisme, qui renvoie au besoin de se rassurer. On sait qu'il y a une corrélation entre le sentiment subjectif de perte de contrôle sur son environnement et une disponibilité plus grande aux théories du complot. Identifier, désigner une menace, c'est aussi la fixer, la circonscrire. On se dit que, finalement, il y a un pilote dans l'avion. On n'est peut-être pas d'accord avec la destination, mais, au moins, il y a quelqu'un dans le cockpit. Le monde n'est pas un chaos désordonné et la planète n'est pas une boule qui fonce dans l'espace sans aucun sens, de manière absurde.

Se dire que, derrière cette crise sanitaire, il y a les agissements diaboliques d'un petit groupe d'individus, c'est plus rassurant que de se dire que c'est arrivé un peu par hasard, par mutation naturelle. En effet, cela signifie qu'il suffirait de neutraliser ces personnes pour régler le problème. S'il ne s'agit pas d'un complot, alors le problème reste entier : est-ce que l'on aura un jour un vaccin contre le coronavirus ? C'est assez vertigineux, et cela explique aussi le besoin de se rassurer avec les théories du complot. Ce n'est pas une raison pour les excuser.

M. Yannick Vaugrenard. - Sur le plan historique, je ne suis pas choqué par le fait que vous assimiliez le complotisme au négationnisme. Je pense que vous avez tout à fait raison. Depuis que le monde est monde, l'Homme a toujours voulu avoir des explications sur tout, et lorsqu'il n'en avait pas, il en inventait pour se rassurer. C'est un peu ce que l'on voit avec le Covid-19. Les scientifiques doutent et ne savent pas encore, ce qui laisse la place à toutes ces théories.

J'identifie, pour ma part, deux niveaux d'intervention, sur lesquels j'aimerais avoir votre avis.

Tout d'abord, l'éducation, et ce dès le plus jeune âge, les enfants ayant désormais rapidement accès à des moyens de communication qui n'existaient pas voilà quelques années. Il est important de les éduquer sur les risques d'une mauvaise information.

Par ailleurs, et je m'adresse aussi à Roger Karoutchi, il me semblerait très pertinent que notre délégation à la prospective s'approprie certaines de vos préconisations pour les transformer en proposition de loi. Notamment, la possibilité offerte au tissu associatif de se porter partie civile en présence d'une falsification manifeste de l'information me semble être une bonne chose. Nous pourrions aussi imaginer la création d'une structure publique ou parapublique, un peu sur le modèle de ce que nous avons fait avec la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) pour les dérives sectaires, afin de réfléchir, d'intervenir aux côtés des associations et de faire des propositions.

Il faut aussi avoir en tête que, derrière ces phénomènes, il y a toujours des intérêts financiers de très court terme.

M. Rudy Reichstadt. - Il y a des intérêts financiers, mais aussi politiques, et même géopolitiques.

L'éducation est évidemment un axe central. Il y a déjà ce que l'on appelle l'éducation aux médias et à l'information (EMI) dans le cadre de l'éducation nationale. Peut-être faut-il en faire encore plus sur la prévention des risques de la mauvaise information. On entre dans un monde où les enfants, dès l'âge de trois ou quatre ans, apprennent à lire quasiment sur une tablette ou un téléphone portable. Cependant, je ne crois pas qu'il faille imaginer un enseignement séparé. L'EMI doit irriguer tous les enseignements.

À mon sens, et c'est le pari du Gouvernement, il convient d'insister sur les savoirs fondamentaux, c'est-à-dire apprendre à lire, écrire et compter correctement, ce qui n'est pas complètement le cas à l'entrée au collège pour beaucoup d'enfants. Ce socle renforcé accroîtrait à son tour les défenses immunitaires intellectuelles contre les théories du complot.

J'interviens auprès de professeurs d'histoire-géographie pour le compte du Mémorial de la Shoah sur ces sujets. Il m'est arrivé, plus rarement, d'intervenir directement auprès de collégiens et de lycéens. Il faut bien voir que, pour certains collégiens, le monde est gouverné par une société secrète qu'ils appellent les Illuminati, mais je me suis aussi retrouvé face à huit adolescents qui ne savaient pas que l'homme avait marché sur la lune en 1969. On part donc de très loin pour certains publics.

Ne mettons pas la charrue avant les boeufs et renforçons déjà les fondamentaux.

M. Jean-Luc Fichet. - Je suis véritablement stupéfait par les niveaux d'audience d'Alain Soral que vous avez évoqués. Est-ce que les réseaux sociaux et le phénomène des fake news ne sont pas des accélérateurs du complotisme ? En d'autres termes, ne s'agit-il pas de s'enraciner dans ce type de raisonnement pour fuir le réel ?

M. Rudy Reichstadt. - Vous avez parfaitement raison : il s'agit de fuir le réel, d'aller chercher la vérité ailleurs. Lorsqu'une information vient percuter de plein fouet votre vision du monde, soit vous changez celle-ci en faisant votre aggiornamento, soit vous vous lancez dans une fuite en avant en adhérant à des visions complotistes. La dissonance cognitive créée par cette information est telle qu'il est insupportable de l'accepter. C'est ce qui s'est passé chez certains musulmans au moment de l'attentat de Charlie Hebdo, revendiqué par des musulmans au nom de l'idéologie islamiste. C'était tellement difficile d'assumer que certains de leurs coreligionnaires aient fait cela au nom d'une religion qu'ils avaient en partage que certains musulmans ont préféré se réfugier dans l'explication d'un complot pour discréditer l'islam. Cela peut arriver dans n'importe quelle communauté, ou même dans un parti politique qui se retrouverait mis en accusation. C'est totalement humain. Je le répète, il s'agit bien de fuir le réel.

Les fake news sont bien évidemment un formidable carburant pour l'insinuation conspirationniste. On mélange le vrai et le faux ou l'invérifiable, mais l'exploitation du faux n'est pas systématiquement la matrice du complotisme. On a vu de nombreuses vidéos, au mois de mars, selon lesquelles il existait un brevet montrant que l'Institut Pasteur avait créé le coronavirus. Le brevet existe bien ; il est accessible sur internet ; seulement, il était mal interprété. On a affaire à des gens qui sont à la fois dans une forme d'analphabétisme, car ils n'arrivent pas à comprendre ce qu'ils lisent, et d'excès de confiance en eux. En psychologie, on appelle cela l'effet Dunning-Kruger. En gros, plus on est incompétent sur un sujet, plus on a tendance à s'estimer surcompétent. On n'a même pas les compétences suffisantes pour estimer sa propre compétence. Cela donne des situations absolument rocambolesques. Ainsi, récemment, beaucoup se sont improvisés virologues ou infectiologues en ayant passé une heure sur internet. Les théories du complot ne sont pas toujours bâties sur des éléments faux, mais aussi parfois sur des éléments authentiques qui sont lus de travers.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Vous parlez d'information et il me semble que c'est le coeur du débat. Il y a actuellement un fort besoin d'information et ce sont les chaînes d'information en continu qui y pourvoient. Tous les jours, les journalistes sont obligés de trouver de la nouveauté sur le coronavirus, remettre un peu de piment dans l'affaire pour maintenir les gens devant l'écran et vendre de la publicité. Résultat : on voit une ribambelle de médecins et d'experts médicaux qui se contredisent les uns les autres. Cela touche au grotesque !

Quand on voit le professeur Montagnier, prix Nobel de médecine, qui perd complètement les pédales, le malheureux, il ne faut pas s'étonner que bon nombre de nos concitoyens croient, de bonne foi, dirai-je, dans ces thèses conspirationnistes ou complotistes.

M. Rudy Reichstadt. - Nous avons traité la « sortie de route » du professeur Montagnier la semaine dernière sur notre site. Un prix Nobel n'est pas un permis de dire n'importe quoi. Malheureusement, ses prises de position ne datent pas d'aujourd'hui. Il est depuis un certain temps très marginalisé dans la communauté scientifique. En fait, il s'appuie sur deux études qui n'en sont pas vraiment : l'une est une preprint indienne de qualité médiocre, l'autre est un article, qui n'a pas été publié dans une revue à comité de lecture sérieux, où il est expliqué que l'on retrouve le nombre d'or dans l'ADN. Vous avez raison, un prix Nobel, c'est très symbolique ; c'est prescripteur.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Le problème, c'est que l'on touche à la sacro-sainte liberté d'expression. Je suis au conseil d'administration de Radio France. Il y a un comité d'éthique où nous parlons très souvent de ces sujets. On peut quand même considérer que l'audiovisuel public français est plutôt de qualité à cet égard, mais, vous l'avez mentionné, il peut arriver que des dérapages surviennent. Je ferai remonter vos observations auprès de l'institution, mais il n'est pas toujours facile de concilier liberté éditoriale et d'expression avec ces exigences, et les conspirationnistes en jouent allégrement.

M. Serge Babary. - Finalement, votre propos est plutôt pessimiste, comme le titre de votre ouvrage : L'opium des imbéciles. Marx, quand il parlait de l'opium du peuple, me semblait plus optimiste que vous.

Je voudrais revenir sur l'aspect international du sujet. Des États interviennent également dans un but de propagande, pour défendre leur système ou leurs intérêts. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Rudy Reichstadt. - La Chine est un sujet d'avenir. Jusqu'à maintenant, on n'observe pas de tentatives substantielles de la part de la Chine d'influencer les opinions publiques occidentales.

En revanche, la Russie, depuis plus de dix ans, a véritablement théorisé ces pratiques. On est dans le cadre de ce que j'appellerai la militarisation de l'information. En 2018, un rapport du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem) sur les manipulations de l'information l'a bien montré. Ce pays intervient principalement via le réseau Russia Today (RT) et Sputnik. Ces deux médias ont la même directrice, qui dépend directement du Kremlin. Ce n'est donc pas l'équivalent de la BBC ou de France 24. C'est vraiment un instrument d'influence politique, et pas seulement de soft power. Il faut noter que RT France est beaucoup plus prudent que ses équivalents en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, qui sont allés beaucoup plus loin dans la mise en avant de complots complètement délirants, prétendant notamment que François Hollande et la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) étaient derrière les attentats de novembre 2015. On n'a rien vu de tel sur RT France, qui sait que nous les attendons au tournant.

Il y a également l'Iran, de manière beaucoup plus caricaturale et très ouvertement antisémite. Via PressTV et Fars News, les autorités iraniennes expliquent, par exemple, que la pandémie actuelle est fomentée par les Rothschild.

Enfin, il y a teleSUR en Amérique du Sud, chaîne panaméricaine voulue par Hugo Chavez, qui a son siège à Caracas. Ce média a une approche très complaisante à l'égard de toutes sortes de théories du complot, mais il a beaucoup moins d'influence dans l'espace francophone, plutôt visé par les médias russes. Tout ce que je viens de dire est parfaitement expliqué dans le rapport du CAPS et de l'Irsem.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous vous remercions.

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