Lundi 25 mai 2020

- Présidence de M. Olivier Cigolotti, président -

La téléconférence est ouverte à 18 heures.

Audition de M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane (en téléconférence)

M. Olivier Cigolotti, président. - Mes chers collègues, je rappelle que le Sénat a constitué une mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane à l'initiative du groupe La République En Marche. Notre collègue Antoine Karam en est le rapporteur. Nous débutons donc nos auditions aujourd'hui par M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. Monsieur le Préfet, vous connaissez bien ce département, puisque non seulement vous y êtes depuis juillet 2019 le représentant de l'État, mais aussi parce qu'auparavant, vous avez, en tant qu'officier de gendarmerie, commandé la compagnie de Saint-Laurent du Maroni entre 1999 et 2001. Vous êtes donc très au fait des problématiques de ce territoire, y compris en matière de trafic de stupéfiants et il est intéressant pour nous de vous entendre aujourd'hui afin que vous puissiez nous dresser un état des lieux. Je cède tout de suite la parole à Antoine Karam, après quoi je propose que M. Del Grande nous fasse un exposé liminaire d'une douzaine de minutes, puis nous poursuivrons avec des questions.

M. Antoine Karam, rapporteur. - Je vous remercie, Monsieur le Préfet, d'avoir accepté cette audition. Tous les collègues de cette mission sont très mobilisés et espèrent faire avancer ce sujet sensible sur lequel j'ai un certain nombre de questions à vous poser.

Tout d'abord, pouvez-vous nous dressez un panorama général du trafic de stupéfiants en provenance de Guyane vers l'Hexagone ?

Pouvez-vous également nous faire un bilan de la mise en oeuvre du « Plan mules » et, plus précisément, de ses déclinaisons sur le territoire guyanais ?

Pouvez-vous nous faire un point sur les contrôles effectués (évolution du nombre, saisines, effet dissuasif) sur le Maroni, à la frontière du Suriname et à l'aéroport de Cayenne ?

Pourquoi le scanner à ondes millimétriques, qui a tant fait parler de lui, n'est-il pas encore en place ? Est-ce du fait d'un manque de personnel ? Comment y remédier ?

La campagne de prévention contre les risques sanitaires liés aux stupéfiants lancée par le gouvernement est-elle efficace en Guyane et contre les trafics ? Existe-t-il une stratégie de lutte prenant en compte l'ensemble des déterminants sociologiques (financier, ethnique, géographique...) de l'adhésion des « mules » à leur réseau de trafic de stupéfiants ? Comment, concrètement, ont lieu les campagnes de prévention sur le terrain, et quel est leur nombre annuel ? Quelles perspectives d'amélioration vous semblent les plus souhaitables en matière de prévention ?

La Préfecture met en oeuvre depuis février 2019 un dispositif consistant à notifier des interdictions de vol à l'encontre de certains passagers par voie d'arrêté préfectoral. Ce dernier est-il efficace et fonctionnel sur le plan juridique ?

Enfin, pouvez-vous nous faire un point sur la coopération internationale pour lutter contre ce trafic avec les pays de la région, notamment le Suriname ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. - Le phénomène dit des « mules » est ancien dans la grande région caribéenne et sud-américaine. Il constitue un des modes d'exportation de la cocaïne colombienne vers l'Europe et touche a1ternativement différents pays en fonction de l'adaptation des réseaux de trafiquants aux politiques répressives. Ainsi, la Guyane est plus particulièrement impactée par ce phénomène depuis le renforcement, il y a deux ou trois ans, des contrôles opérés au départ du Surinam vers les Pays-Bas, contraignant les réseaux surinamais à se tourner vers une population précaire et disponible, de l'ouest guyanais notamment. Car si le phénomène des mules est un problème de criminalité internationale, il est aussi un problème social. Dans l'ouest guyanais, le chômage touche une grande partie de la population, plus de 50% des 18-25 ans. Dans ce contexte, il est tentant pour eux de profiter de la possibilité de gagner entre 3500 et 4000 euros par passage. Un certain nombre d'acteurs reprochent à l'Etat de ne pas parvenir à les en empêcher.

Le phénomène explose sur la période récente, 1 071 kg de cocaïne ont été saisis par la douane en 2019 sur 337 passeurs (auxquels il faut ajouter les saisies réalisées par les autres forces engagées, police aux frontières et gendarmerie). Déjà, sur les quatre premiers mois de l'année 2020, ce sont 236 kg et 71 passeurs qui ont été appréhendés par la douane, malgré la crise sanitaire en cours et la réduction importante des liaisons aériennes transatlantiques (2 vols par semaine contre 13 auparavant). Le phénomène des "mules" renvoie aux voyageurs transportant des stupéfiants de façon ingérée ou insérée, à corps (sous leurs vêtements, dans leur chevelure, etc.) et dans leurs valises. Le trafic de cocaïne « in corpore » ne représentant que 5 % puisque les voyageurs peuvent en ingérer de quelques centaines de grammes à 1 kg en moyenne. Les trafiquants préférèrent désormais augmenter la quantité transportée pour tenir compte des pertes potentielles liées aux saisies.

Il convient d'ajouter à ces saisies, dans des proportions légèrement supérieures, les mules guyanaises appréhendées à Orly ou sur le territoire national.

Il est actuellement estimé par les différents services (douanes/PAF/OFAST) qu'entre 20 et 30 passeurs prennent quotidiennement - en temps normal - un vol au départ de Cayenne pour la métropole, ce qui représente une hypothèse basse annuelle d'environ 7 000  passeurs de cocaïne. La partie contrôle/interpellation, localement ou en métropole, traite d'environ 10 à 15 % de ce chiffre total. On considère qu'environ 55 % du phénomène est traité dont 10 % à 15 % sous la forme de saisies de cocaïne et d'interpellations et 45 % sous l'angle dissuasion, donc sans saisies. L'Observatoire français des drogues et toxicomanies estime quant à lui que 20 % de la cocaïne consommée en France chaque année a transité par la Guyane, qui est désormais le deuxième « point d'importation » en France après les aéroports parisiens. Une fois parvenue en Europe, le kg de drogue - plusieurs fois « coupée » - achetée 5 000 € au Surinam est revendue 65 € le gramme aux consommateurs.

Dans ce contexte, quelle réponse des services et quel dispositif de répression peut-on mettre en place compte tenu des exigences procédurales ?

La difficulté ne réside pas dans la détection de ces personnes, les techniques de profilage permettant un repérage très fin. La contrainte est davantage liée aux moyens actuels des services qui ne permettent pas de traiter tous les cas suspects. Les services en charge de lutter contre les infractions à la législation sur les stupéfiants sont en effet confrontés à la lourdeur de la chaîne de traitement administratif et judiciaire. Chaque mis en cause mobilise en effet :

- au moins trois douaniers à temps plein durant 4 heures de procédure, en moyenne, auxquels il faut ajouter deux autres douaniers pour une durée de 12 heures dans les cas d'ingéré-inséré (garde de nuit de la mule à l'hôpital);

- deux fonctionnaires de police à temps plein pendant une durée de 96 heures, et les détourne de leurs missions premières.

Le tribunal judiciaire de Cayenne est aussi limité dans ses capacités de traitement. La chaîne pénale d'urgence (services du traitement en temps réel du parquet) qui traite environ 300 à 400 mesures privatives de liberté par mois (gardes à vue et retenues) pour 100 à 150 déferrements ne peut, sans que cela n'ait des incidences sur le traitement de la délinquance de droit commun, absorber une augmentation substantielle du nombre d'interpellations de passeurs.

Enfin, la politique répressive en la matière a des incidences directes sur le taux d'occupation du centre pénitentiaire de la Guyane situé à Cayenne.

Quels sont les différents leviers mobilisés pour répondre à ce phénomène ?

Il y a d'abord une réponse nationale.

Le 27 mars 2019, un protocole de mise en oeuvre du plan d'action interministériel de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane a été signé par les ministres de la Justice, des outre-mer, la secrétaire d'État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, le secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur, ainsi que le directeur général des douanes et droits indirects. Ce protocole a pour but de renforcer et mieux coordonner les efforts, et prévoit notamment des contrôles renforcés dès la frontière avec le Suriname, une augmentation des effectifs de la brigade de recherche de Saint Laurent du Maroni, des contrôles intensifiés aux aéroports par le biais du ciblage et d'un meilleur échange de renseignements, l'ouverture de nouvelles chambres carcérales à l'hôpital de Cayenne, la multiplication d'opérations de dissuasion renforcée aux abords de l'aéroport, la création une antenne de l'OFAST à l'aéroport d'Orly.

Des actions de prévention sont également mises en oeuvre.

La gendarmerie délivre une information « mules » à toutes les classes d'âge se présentant aux Journées Défense et Citoyenneté (JDC). Quelques associations organisent des actions de prévention sur financement MILDECA, mais le tissu associatif motivé pour des actions d'envergure dans ce domaine reste insuffisant. Divers projets ont été portés par les services de l'État : diffusion de films de prévention dans les établissements scolaires ; témoignage d'une « mule repentie », conférences au sein du tribunal. En janvier 2020, un nouveau film de prévention a été réalisé pour une large diffusion sur les réseaux sociaux, dans les cinémas et dans les établissements scolaires.

Enfin, le bureau de Prévention-Partenariats du Service Territorial de Sécurité Publique de la Direction territoriale de la Police nationale (DTPN) mène des actions de sensibilisations auprès des collégiens et des lycéens de la ville et diffuse des messages de prévention auprès d'associations nationales.

À partir de février 2019, une procédure administrative particulière fondée sur le pouvoir de police générale du préfet a également été expérimentée, en complément des mesures déjà mises en oeuvre par l'autorité judiciaire (jugement prononçant l'interdiction d'aéroport; exigence d'un parent à l'enregistrement de passagers mineurs). L'idée est d'apporter une réponse « de masse » qui limite le temps consacré aux procédures. Ainsi, sur la base d'une audition diligentée par la PAF et faisant ressortir des indices concordants (finalité du trajet et destination finale inconnus ; réponses évasives sur l'objet du voyage et les points de chute locaux, modalités d'achat du billet...), le passager suspecté fait l'objet d'une interdiction de vol par arrêté préfectoral (814 au total en 2019 -138 depuis le début de 2020). Cette solution a permis d'écarter 4 000 mules (mules écartées par arrêté et mules découragées) depuis sa mise en oeuvre, sur une estimation de 7 000 par an. Pour l'instant, cette procédure tient juridiquement, même si cela reste un combat juridique. Nous avons eu jusqu'à présent trois recours, dont un en juillet 2019 que nous avons perdu - ce qui nous a amenés à améliorer l'arrêté - et un que nous avons gagné. Nous faisons valoir le trouble à l'ordre public et le danger qu'il y aurait à dérouter un avion pour des raisons sanitaires -puisque parfois les boulettes de cocaïne ingérées explosent - sur un vol comme celui entre Paris et Cayenne où il se trouve à un moment donné à 3500 kilomètres de l'aéroport le plus proche.

Par ailleurs, le transport de cocaïne par voie aérienne est pris en compte depuis mars 2019 dans le cadre d'une instance ad hoc, dédiée au pilotage stratégique de la réponse de l'Etat, le groupe local de traitement de la délinquance, coprésidée par le préfet et le procureur. Je veux souligner que la coopération avec le parquet est excellente, tout comme l'est la synergie entre les services de la gendarmerie, de la police, des douanes et de l'OFAST.

Le GLTD travaille actuellement à la mise en oeuvre d'une procédure simplifiée pour certaines catégories de passeurs qui aura pour objectif d'alléger les contraintes procédurales pesant sur l'ensemble des services de la chaine pénale et de prendre en compte une possible augmentation de la détection des passeurs dans le cadre de la mise en oeuvre du scanner à ondes millimétriques, à compter du 16 juin prochain.

Dans ce cadre, un nouveau contrat opérationnel devra être établi avec les services de police et de gendarmerie, visant à augmenter le niveau des saisies, d'une part, et à orienter l'action des services spécialisés, tels que l'OFAST non pas sur le traitement des passeurs, mais sur celui des commanditaires. Une réunion du GLTD est programmée à la mi-juin afin de finaliser ces évolutions.

Revendication de longue date de certains « collectifs » de lutte contre l'insécurité en Guyane, la mise en place d'un appareil type « scanner corporel » à l'aéroport pour contrôler de façon systématique tous les passagers et détecter ainsi toutes les mules est vue comme une solution apte à tarir le flot. Prévue par les accords de Guyane du printemps 2017, cette solution a d'abord vu le jour sous la forme d'un échographe gynécologique acquis en août 2017 par le ministère des outre-mers au profit de la Guyane. Cet appareil s'est révélé inadapté, car il supposait la présence d'un radiologue, ressource rare, peu disponible et très coûteuse localement, ainsi que des locaux adaptés et une procédure longue. Les collectifs ont donc réorienté leur demande vers un scanner à ondes millimétriques, en usage dans certains aéroports américains, au Surinam, ainsi qu'en France, à Orly et à Lyon.

Les travaux visant au déploiement de cet équipement ont débuté à l'automne dernier, en partenariat avec la CCI de Guyane, qui est titulaire de la délégation de service public de l'aéroport Félix Eboué, ainsi qu'avec la Direction générale de l'Aviation civile. Deux exemplaires ont été commandés pour un coût de 400 000 euros, financé à parité par la collectivité territoriale de Guyane et par l'Etat, avec une participation de la MILDECA. Ce scanner, dont l'ANSES a reconnu l'innocuité sous réserve du respect de certaines conditions d'usage, sera installé au poste inspection filtrage de l'aéroport et armé par des agents de sûreté. Des équipements vidéos visant à faciliter le travail de l'OFAST sont par ailleurs en cours de déploiement. Ils visent à assurer la couverture complète de la zone protégée de l'aéroport, y compris le parking. On réfléchit également à la mise en oeuvre d'un équipement de type sur la route nationale qui conduit à l'aéroport afin d'enregistrer les plaques des véhicules.

M. Olivier Cigolotti, président. - Merci Monsieur le préfet de cet état des lieux très clair et de ces chiffres très précis. Merci également d'avoir abordé tant le volet prévention que le volet répressif, cela nous sera très utile dans la suite de nos travaux. 

M. Jean-Pierre Vial. -Pourriez-vous nous donner davantage de précisions quant aux populations concernées ? Les personnes transportant de la drogue en provenance de Guyane sont-elles issues des populations locales ou viennent-elles des pays du voisinage ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. - Nous ne sommes pas en Guyane les meilleurs spécialistes de la question des réseaux internationaux de trafic de drogue. Un très bon observatoire se trouve par exemple aux Antilles, à Fort-de-France. Nous sommes par contre des praticiens, car l'aéroport Felix Eboué est en première ligne sur le phénomène des mules. Je peux donc vous livrer quelques observations. Les mules, bien que parfois surinamaises, sont principalement guyanaises. Quant à leur profil, l'adversaire s'adapte : au début, c'était principalement des jeunes en provenance de l'Ouest guyanais, mais lorsque les forces de l'ordre se sont mises à cibler des jeunes hommes venant de Saint-Laurent-du-Maroni, les trafiquants ont commencé à faire appel à de jeunes mamans avec des enfants, puis à des personnes plus âgées. Juste avant le début du confinement, nous observions une nouvelle tendance : les trafiquants recrutaient plutôt des jeunes issus de quartiers sensibles de l'Hexagone qui venaient en Guyane et transportaient de la drogue lors de leur trajet de retour.

C'est donc un phénomène mouvant, même si l'on en revient toujours à un invariant : le phénomène des mules est celui des jeunes en difficulté, qui sont très nombreux en Guyane. Dans certaines communes du Maroni, jusque 80 % des 18-29 ans ne sont ni en emploi ni en formation.

Mme Victoire Jasmin. - Vous avez très bien exposé les actions réalisées en matière de prévention. Ne pourrait-on pas aller plus loin et impliquer davantage les jeunes mais également leurs parents ? Le trafic de drogue est parfois un trafic organisé au sein d'une même famille. N'y a-t-il pas un travail sur la parentalité à réaliser ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. -Vous avez raison, nous pouvons aussi envisager la prévention sous l'angle de la parentalité. Cependant, en Guyane, où 40 000  personnes vivent dans des squats, la parentalité est aussi en fragilité.

De manière générale, la problématique de la prévention est plutôt celle du faible nombre d'acteurs en faculté de délivrer les bons messages. Nous sommes prêts à financer un certain nombre d'actions, mais nous manquons d'acteurs crédibles avec qui nous associer. D'autant plus que le phénomène des mules en Guyane est un phénomène de masse.

Nous sommes actuellement en train de bâtir, en collaboration avec la collectivité territoriale de Guyane, un plan de lutte contre l'illettrisme. Je crois beaucoup à cet axe, qui permet de prendre le problème à la racine. L'illettrisme en Guyane est extrêmement élevé, autour de 30 %. C'est le double des Antilles, où le taux se situe autour de 17 %, et dix fois plus que dans l'Hexagone ! C'est en améliorant l'insertion professionnelle, en mobilisant le service militaire adapté, en luttant contre l'illettrisme, en travaillant, comme vous le souligniez madame la sénatrice, sur la parentalité, que nous parviendrons à décourager le trafic, mais aussi et surtout à montrer à la jeunesse guyanaise qu'elle n'est pas abandonnée. C'est un impératif : nous devons être capables de former ces jeunes et d'engager une dynamique d'insertion. Dans le cas contraire, transporter de la drogue restera une grande tentation. L'arrêt du flux de mules à l'aéroport ne signifiera pas la fin de la lutte contre le phénomène des mules. La problématique est plus globale et doit être appréhendée dans son ensemble.

M. Pascal Martin. - Que représente, en volume financier, cette économie souterraine ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. - C'est une question difficile, à laquelle je ne peux pas vous répondre précisément. Il est possible d'extrapoler à partir des chiffres que nous connaissons : 7 000 passeurs, 5 000 euros le kilo au Suriname, 65 euros le gramme dans l'Hexagone, cela nous donne un ordre de grandeur.

M. Olivier Cigolotti, président. - Les forces armées, qui apportent leur aide dans la lutte contre l'orpaillage illégal, sont-elles également impliquées dans la lutte contre le trafic de stupéfiants ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. - Non, elles ne sont pas impliquées. La lutte contre le trafic de stupéfiants a certes un volet administratif et de coordination des services, mais la majeure partie de l'action opérationnelle dépend du procureur de la République. Impliquer des forces armées sur le territoire national dans des missions de police judiciaire enverrait un mauvais signal. Ni le commandement supérieur des forces armées de Guyane ni l'état-major des armées ne sont favorables à une évolution allant dans ce sens. Sur l'orpaillage illégal par exemple, l'implication des forces armées n'est possible que parce qu'elles sont accompagnés de gendarmes lors de leurs patrouilles. C'est nécessaire au respect de l'état de droit.

M. Philippe Dallier. - J'ai été assez impressionné par les chiffres que vous nous avez communiqués, qu'il s'agisse du nombre de personnes incarcérées ou du nombre de passeurs. Les actions menées sont nombreuses, mais les chiffres restent importants. Quels impacts peuvent avoir les nouveaux dispositifs sur le nombre de mules dans un avion ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. - Nous ne faisons rien sans une forme d'espérance. Nous espérons que le scanner à ondes millimétriques améliorera la situation. Il est certain que ce nouvel équipement permettra d'améliorer le dispositif de manière opérationnelle : le scanner viendra en complément du poste d'opération filtrage. Tous les passagers n'ont pas vocation à passer sous ce portail : seuls ceux qui sonnent et ceux qui ont été ciblés passeront.

Il y a également un aspect symbolique dans cette mesure : c'est par l'installation d'un scanner du même type que le Suriname a vu son trafic baisser très sensiblement. Nous souhaitons que la Guyane ne soit plus vue comme une plateforme de transit et que les trafiquants s'organisent autrement. Pour ce faire, nous devons réussir à ne pas être submergés par la massification du trafic. Les trafiquants poursuivent une stratégie de saturation des forces de l'ordre : ils sacrifient certaines mules qui se font prendre, et, pendant que celles-ci occupent les forces de l'ordre, toutes les autres mules parviennent à passer. Le procureur réfléchit actuellement à un allègement procédural, qui permettrait le traitement de masse de ces délits. C'est une vision pragmatique : le phénomène des mules a des impacts en matière sociale, politique, mais également sur la considération de l'État par la population. Il nous faut y répondre. Les mules sont d'abord les agents économiques d'un réseau, des victimes. Cela plaiderait pour une dissociation procédurale entre l'auteur du délit et les substances saisies. Nous devons trouver une procédure qui nous permettre de faire face efficacement au flux, c'est la priorité.

M. Olivier Cigolotti, président. - Pourriez-vous faire un point sur la coopération internationale avec le Suriname ?

M. Marc Del Grande, préfet de Guyane. - La situation est complexe au Suriname : son président, Desi Bouterse, est sous mandat d'arrêt international et ne peut quitter son pays. Dès ma prise de fonctions, j'ai souhaité me rendre à Paramaribo pour tenter de relancer la coopération internationale avec le Suriname. Nous avons depuis avancé, et la coopération devait aboutir à la signature, prévue à Paris le 23 mars dernier, de l'accord de coopération judiciaire conclu en 2015 et d'un accord sur la frontière. La crise sanitaire est toutefois arrivée à ce moment-là et la signature a été reportée.

M. Antoine Karam, rapporteur. - C'est aujourd'hui un jour d'élections au Suriname. Attendons leur résultat et la désignation du nouveau président du Suriname, et nous pourrons aller plus avant sur ces sujets de coopération internationale.

M. Michel Dagbert. - J'avais une question sur la sociologie des mules, qui a reçu une réponse. Je souhaitais donc remercier Monsieur le préfet pour son audition très riche.

M. Antoine Karam, rapporteur. - Avec l'explosion des contaminations liées à la Covid-19 à laquelle nous assistons actuellement en Guyane, Monsieur le préfet est très sollicité. Je le remercie donc vivement du temps qu'il nous a consacré.

M. Olivier Cigolotti, président. - Il était important que notre mission commence ses auditions par celle du préfet de Guyane. Elle nous a permis d'avoir un panorama très complet de la situation et des chiffres qui nous éclairent sur la situation. Monsieur le préfet, nous vous souhaitons tout le courage nécessaire face à la situation de la Covid-19 en Guyane. Merci beaucoup pour votre disponibilité.

La téléconférence est close à 19 h 10.

Jeudi 28 mai 2020

- Présidence de M. Olivier Cigolotti, président -

La téléconférence est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) (en téléconférence)

M. Olivier Cigolotti, président. - Mes chers collègues, nous continuons nos auditions dans le cadre de la mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane. Constituée à l'initiative de La République en Marche, notre mission a pour ambition d'évaluer la politique et les moyens mis en oeuvre pour lutter contre ce trafic, et de proposer des pistes d'amélioration pour en renforcer l'efficacité.

Au-delà des enjeux sécuritaires, nous nous intéressons à la dimension sociale et humaine de ce phénomène, qui est un fléau et un drame pour la Guyane, notre rapporteur en a déjà témoigné, en examinant aussi bien les actions de prévention mises en place que le parcours judiciaire et la question de la réinsertion des « mules ».

Nous entendons aujourd'hui M. Nicolas Prisse, Président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives - la MILDECA, accompagné de Mme Amélie Dieudé, chargée de mission Douane dans cette même structure.

Créée en 1982, la MILDECA vise à coordonner la politique nationale de lutte contre la drogue, en s'intéressant tant à la prévention, à la santé et à l'insertion, qu'à l'application de la loi, à la lutte contre les trafics et à la coopération internationale.

Nous pourrons plus particulièrement évoquer, au cours de cette audition, le plan d'action interministériel de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane. Signé il y a un peu plus d'un an, le 27 mars 2019, le protocole de mise en oeuvre de ce plan interministériel vise notamment à renforcer les moyens de contrôle sur l'ensemble du trajet emprunté par les « mules » guyanaise. Un premier bilan pourrait en être dessiné.

Je cède toute de suite la parole à Antoine Karam, rapporteur de notre mission, après quoi je propose que M. Prisse et Mme Dieudé interviennent à leur convenance sur le sujet qui nous rassemble cet après-midi.

M. Antoine Karam, rapporteur. - Tout d'abord, pouvez-vous nous dresser un panorama du trafic de stupéfiants en provenance de Guyane vers l'Hexagone ? Quelles sont ses caractéristiques et ses tendances ? Pouvez-vous également nous décrire le contenu du plan d'action interministériel de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane ? Plus précisément, un an après sa signature, quel bilan tirez-vous du protocole de mise en oeuvre de ce plan d'action ? A-t-il permis une diminution du trafic et une hausse des quantités saisies ? Quelles sont les marges d'amélioration ?

Le renforcement des contrôles peut-il suffire ? Que pensez-vous des arrêtés d'interdiction de vols mis en place par la préfecture de Guyane ? Le protocole prévoit la mise en oeuvre d'une politique pénale de fermeté en termes de poursuites et de réquisitions à l'audience. Cette politique a-t-elle eu un effet dissuasif ?

Face à la massification du trafic, certains acteurs s'interrogent sur l'opportunité de mettre en place des procédures pénales simplifiées ou d'aller vers une « déjudiciarisation » de certaines affaires afin de permettre un traitement de masse rapide. Quelle appréciation portez-vous sur ces pistes de réflexion ? Quelles seraient selon vous les modifications législatives envisageables ?

Quelle appréciation portez-vous sur les politiques de prévention mises en place localement ? La campagne nationale de prévention sur les risques sanitaires liés aux stupéfiants est-elle adaptée aux spécificités des territoires ? Y a-t-il une déclinaison spécifique en Guyane concernant les risques existants à transporter de la drogue ?

Sur quels partenaires locaux la MILDECA s'appuie-t-elle pour ses actions menées en Guyane, et comment se déroule ce partenariat ?

Quelle est la situation de la Guyane en matière de consommation de drogue et notamment de cocaïne ?

Enfin, la coopération internationale est un axe fondamental dans la lutte contre le trafic de drogue. Pouvez-vous nous donner votre appréciation sur la coopération en la matière avec le Suriname et avec les Pays-Bas ? Vous connaissez la situation du président sortant, qui ne peut se déplacer qu'en Russie, à Cuba ou en République populaire de Chine. L'action de la MILDECA a aussi un volet international : pouvez-vous nous préciser ce que vous faites dans ce domaine, particulièrement en ce qui concerne le trafic en provenance de la Guyane ?

M. Nicolas Prisse. - Je voudrais tout d'abord souligner l'utilité de ce type d'échange avec la représentation nationale, sur un sujet dont l'importance est cruciale.

Je rappelle que la MILDECA est placée auprès du Premier ministre et est chargée de la coordination des politiques publiques menées contre l'ensemble des conduites addictives. Nous ne disposons pas de services opérationnels sous notre responsabilité directe, mais nous nous appuyons sur les autres ministères pour mener un certain nombre d'actions. Nous avons néanmoins, depuis trois ans, territorialisé notre action et mobilisé les territoires, par l'intermédiaire des directeurs de cabinet des préfets qui sont nos correspondants, et nous travaillons de manière plus étroite avec les collectivités territoriales. Vous verrez que sur la question des projets de prévention en Guyane, ce point a une importance.

Je vais commencer par le panorama du trafic de stupéfiants, de ses caractéristiques et de ses tendances. La Guyane et l'arc caribéen sont à la frontière d'une offre et d'une demande, ce qui explique leur situation actuelle. Dans les années 2000, le flux était exclusivement orienté vers les États-Unis, avant de se déplacer progressivement vers l'Europe, ce qui en a fait une grande zone de stockage et de « rebond » de l'offre, qui émane principalement de la Bolivie, du Pérou et de la Colombie. Selon l'Office des Nations Unies contre les drogues et le crime (ONUDC), ce trafic portait sur environ 2000 tonnes en 2017, ce qui est supérieur que ce qui était constaté à la grande époque des cartels. Nous constatons, parallèlement à cette offre extrêmement importante, une demande qui explose dans les pays européens. La France n'est pas épargnée, avec 600 000 usagers de cocaïne environ. On estime que deux millions de Français ont expérimenté la cocaïne au moins une fois dans leur vie. On observait auparavant un cantonnement de la cocaïne à des milieux souvent caricaturés, d'individus aisés, artistes et journalistes. Cette drogue est aujourd'hui consommée et proposée à un public plus varié et se livrant à une polyconsommation, qui concerne aussi bien des étudiants insérés que des personnes en situation de précarité. De même, la cocaïne basée, le crack, dont la consommation était cantonnée à des milieux de grande précarité, est aujourd'hui une drogue qui se diffuse au-delà de ce type de niches populationnelles.

La cocaïne passe par les ports et les aéroports internationaux. Il existe, ensuite, des ramifications dans l'Hexagone qui mènent ce produit dans les petites villes. Cette offre est donc permanente sur l'ensemble du territoire français. Le niveau des saisies révèle le phénomène. Il s'élevait à 16 tonnes en 2017, à 17 tonnes en 2018 et se chiffrera sans doute à plus de 17,5 tonnes en 2019. Cet indicateur est à prendre avec précaution car il témoigne tant du dynamisme du trafic que de l'activité des services impliqués dans la lutte contre le phénomène.

L'augmentation des saisies concerne également le territoire guyanais, avec une accélération ces dernières années. Plus de 1300 « mules » ont été interpellées en 2018, contre 601 en 2017. Nous disposons également de cette estimation intéressante, même si je tiens à rester prudent quant à sa valeur exacte : 15 à 20 % du marché hexagonal de la cocaïne serait alimenté par les « mules », soit environ 4 tonnes sur un total de 20 à 25 tonnes. Les modalités de transport varient.

Le phénomène des « mules » s'appuie sur un réseau de trafics organisés, mais aussi sur des micro-réseaux familiaux, avec des personnes enrôlées qui se destinent à ce voyage à haut risque pour des raisons liées à leurs fragilités, économique, sociale ou éducative. Désormais le trafic depuis la Guyane jusqu'à la métropole se double d'un trafic de cannabis en sens inverse. Pour 1 kg de cocaïne, le passeur repart ainsi avec 1 kg de résine de cannabis.

Nous travaillons depuis fin 2016 sur la mise en place d'une stratégie interministérielle comprenant un plan de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane. Cette stratégie porte sur les années 2018-2022 et est pilotée par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice. Afin de la mettre en place, nous nous sommes inspirés des travaux menés par nos partenaires et par les autorités locales, comme les préfets, les procureurs et les agences régionales de santé (ARS).

Ce plan a été reconduit pour une période de 6 mois supplémentaires, afin de gagner en souplesse d'adaptation. Les principaux axes qu'il comprend portent sur le renforcement de la coordination des différents services en métropole et en Guyane, et sur le démantèlement des petites routes vers les villes moyennes ou petites. Il comprend également une augmentation des effectifs de la brigade de gendarmerie nationale de Saint-Laurent du Maroni, la création d'une antenne de l'Office anti-stupéfiant (OFAST) à Orly, et l'intensification des ciblages à Cayenne et à Orly. Beaucoup d'actions ont ainsi été menées dans les gares ferroviaires ou routières et des réseaux ont ainsi pu être démantelés, en Bretagne, à Roubaix ou dans d'autres villes de cette dimension.

On le sait bien, la stratégie des réseaux de trafiquants est la saturation des services. Le plan comprend la possibilité d'une prise en charge judiciaire sur la base de la seule procédure douanière. Cette idée a été mise sur la table de façon à alléger la charge des services de police judiciaire.

Que peut-on en dire un an après la mise en place de ce plan ? Avons-nous assisté à une diminution du trafic ?

Ce qui est important est que ce plan « mules » a été repris en tant que tel dans le plan national de lutte contre les stupéfiants et est désormais piloté par l'OFAST, ce qui constitue une bonne mesure de cohérence. Le 25 février 2020, le Premier ministre a demandé une prolongation du plan au second semestre et la fixation d'objectifs précis. C'est une marque de confiance de la part du pouvoir politique, même si la stratégie de saturation des services par les trafiquants rend peu probable l'augmentation des saisies.

Le renforcement des contrôles peut-il suffire ? Quid des arrêtés d'interdiction de vol ? Dans le domaine de la lutte contre les stupéfiants, il n'y a pas de recette miracle. Il faut essayer d'avoir une vision assez étendue et s'appuyer sur les divers leviers efficaces. Il n'empêche que ces arrêtés ont semblé très efficaces. En tout cas quantitativement, les choses ont été extrêmement marquées. Il reste à stabiliser leur fondement juridique, dans un premier temps contesté, puis validé par le juge administratif au début de l'année 2020. Ces arrêtés participent d'une pression qu'il faut mettre sur les organisations criminelles, même si nous sommes bien conscients du fait qu'il ne s'agit pas là du seul outil nécessaire. S'est posée la question de l'achat de scanners à onde millimétriques, suite à l'échec de la mise en oeuvre de l'échographe à l'aéroport de Cayenne faute de personnel médical. Nous avons évoqué ce sujet en réunion interministérielle ; le préfet en est demandeur. Nous sommes parvenus à un accord et avons la charge, grâce au fonds de concours « drogues », du financement, à hauteur de 200 000 euros, de l'un de ces équipements. Les choses seront donc mises en oeuvre dans les prochaines semaines et nous y participons sans difficultés.

Sur la question de la prévention et celle sur la situation de la Guyane en matière de consommation de drogue et de cocaïne, la situation est connue même si nous attendons encore un rapport de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) faisant suite à une enquête menée sur le territoire guyanais. La consommation de cocaïne y ressemble à celle qui avait cours dans l'Hexagone il y a quelques années. Elle est plutôt une consommation de personnes aisées, à l'exception des personnes qui utilisent du crack. S'agissant des autres conduites addictives en Guyane, une enquête de 2015 publiée en 2018 sur les plus jeunes montre que la situation est plus favorable qu'en métropole vis-à-vis du cannabis, du tabac, et identique vis-à-vis de l'alcool. La situation n'est donc pas trop mauvaise. Les chiffres n'indiquent pas une consommation plus forte de cannabis. Il est certain que nous devons adapter la prévention aux spécificités du territoire guyanais, ce que nous faisons en territorialisant au maximum ces politiques.

Nous menons des actions de proximité par l'intermédiaire d'associations locales. C'est pour cela qu'on s'appuie largement sur la préfecture, l'ARS et les collectivités territoriales. La subvention que nous accordons au territoire est de 90 000 euros par an pour la mise en place d'actions de prévention et de sensibilisation. En 2018, 53 % de cette subvention était destinée à la lutte contre le phénomène des mules. La plupart des bénéficiaires étaient des détenus condamnés pour trafic de stupéfiants. En 2019, 6 actions, sur les 9 financées par la MILDECA en Guyane, visaient à prévenir la récidive en matière de trafic de stupéfiants. Nos crédits sont en général un bras de levier pour obtenir d'autres sources de financements, pouvant venir du rectorat, de l'ARS ou d'autres structures. Nous avons également apporté notre concours à une réalisatrice, Marie-Sandrine Bacoul, afin qu'elle réalise un film intitulé « Aller sans retour » diffusé ces derniers mois en Guyane, qui met en garde sur le mirage du passeur croyant pouvoir sortir de ses difficultés grâce à ce genre de « voyage ». Ce trafic concerne de grandes cohortes de personnes impliquées (guetteurs, passeurs), qui s'appuient sur un terreau social très défavorable et des difficultés familiales prégnantes. Nous essayons, avec les associations, de repérer assez tôt le risque de captation d'un jeune par un réseau et de voir comment intervenir suffisamment en amont pour l'éviter. Je suis attaché à l'évaluation des actions que nous finançons, mais je ne peux pas dire que ces programmes aient une efficacité tout à fait prouvée. Nous avons prévu d'y travailler plus amplement.

Vous m'interrogez sur les partenariats locaux de la MILDECA ; je rappelle que le directeur de cabinet du préfet est notre correspondant. Il travaille, à cet égard, en coordination avec l'ARS, le rectorat, la police, la gendarmerie, la douane et les collectivités territoriales. Parmi les projets, beaucoup sont portés par les collectivités, comme la collectivité territoriale de Guyane ou la mairie de Cayenne. Les associations sont le relais opérationnel de l'État et des collectivités. Nous disposons également d'un fonds national de lutte contre les addictions, dont le budget s'élève à 120 millions d'euros et dont une grande partie est versée directement aux ARS.

S'agissant de la coopération internationale, la MILDECA représente la France dans des instances spécialisées, comme la commission « stupéfiants » de l'ONUDC, qui se réunit à Vienne. Nous agissons, en la matière, avec les différents bénéficiaires du fonds de concours « drogues ». Le fonds de concours « drogue », qui constitue notre deuxième source de financements derrière ceux prévus par la loi de finances, s'appuie sur les produits de saisies et les confiscations des avoir criminels réalisés en matière de trafic de stupéfiants. Il représente entre 15 et 20 millions d'euros par an répartis entre les différents organismes ayant contribué à ces saisies : douanes, police et gendarmerie nationales, ministère de la justice et MILDECA, qui se voit attribuer in fine 10 % du produit de ce fonds de concours.

Nous avions remarqué que l'action internationale était éclatée et qu'il n'existait pas de vraie cohérence en la matière. Avec nos partenaires du fonds de concours, nous cherchons dorénavant à fixer nos priorités ensemble et à éviter d'avoir une action isolée. Cette coordination fonctionne avec les pays sources (Colombie, Pérou, Bolivie) ou de transit (Brésil, Equateur). Ce travail de coopération reste limité, au regard de l'ampleur du phénomène. Nous menons beaucoup d'actions portant sur la lutte contre le trafic par voie maritime. Parmi les actions également financées par le fonds de concours, nous avions précisément une action décidée avec les ministères de l'intérieur, de la justice et les douanes prévoyant un déplacement sous l'égide de la DACG en Guyane, qui a toutefois été reporté en raison de la crise sanitaire en cours. Nous avons également, par le biais du fonds de concours la possibilité d'acheter du matériel spécialisé (drones, chiens) mis à dispositions des forces de l'ordre et de la douane.

L'ONUDC nous permet, très opérationnellement, d'avoir un petit impact sur ce qui se passe en Guyane. 700 000 euros de contribution française ont ainsi pu être affectés à des projets de développement alternatif en Bolivie. Nous menons également une action financée via l'ONUDC contre le détournement des précurseurs chimiques au Pérou.

Avant de conclure, je souhaite dire un mot sur le centre interministériel de formation anti-drogue (CIFAD) basé à Fort-de-France, qui prenait la forme d'un groupement d'intérêts publics (GIP) administré depuis Paris par la MILDECA, dont la mission principale consistait à mener des actions de coopération internationale avec certains pays d'Amérique centrale afin de former leurs polices à des techniques d'enquête et d'investigation. Le CIFAD va perdurer, mais est désormais intégré à l'antenne de l'OFAST de Fort-de-France, tout en gardant sa vocation interministérielle et opérationnelle.

M. Mathieu Darnaud. - J'ai eu l'occasion de visiter l'aéroport Félix Eboué dans le cadre d'un déplacement de la commission des lois au mois de novembre 2019, et un échange avec la PAF et la douane nous avait permis de mettre le doigt sur la question du scanner millimétrique. Cela me parait important car le Suriname, ayant mis en place ce type d'équipement à Paramaribo, avait contribué au détournement du trafic vers la Guyane en utilisant cet instrument. Pourquoi avons-nous à ce point attendu ? Y-a-t-il d'autres moyens qui mériteraient d'être mis en place pour être plus efficaces dans la lutte contre ce phénomène ?

Mme Victoire Jasmin. - Vous indiquez que 53 % de l'enveloppe annuelle en 2018 est destinée à la prévention de la récidive, tandis qu'en 2019, 6 actions visaient à l'empêcher. Je souhaitais savoir si la MILDECA intervenait aussi pour la prévention primaire et pour les plus jeunes ? Existe-t-il, en Guyane, un Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance? Les élus sont-ils impliqués dans cette politique de prévention ? Y a-t-il un contrat local de santé ou une structure particulière visant à impliquer les élus et les associations d'éducation populaire pour éviter que les très jeunes tombent dans ces trafics ? Par ailleurs, constatez-vous en même temps d'autres types de délits associés à cette délinquance ?

M. Fabien Gay. - Votre audition semble confirmer que deux aspects doivent être pris en compte : la question sociale et la question des moyens de ceux qui luttent contre le trafic. La question sociale est essentielle à long terme car la corrélation entre la grande précarité et le fait de rejoindre les réseaux est avérée. La question des moyens doit évidemment être posée. On sait que le trafic provient en grande partie du Suriname. Même si on espère tous que les dernières échéances politiques surinamaises apporteront du changement, la coopération diplomatique demeure pour l'instant compliquée. Il faut donc que les gendarmes et les policiers de la zone frontalière, notamment à Saint-Laurent du Maroni, aient les moyens matériels de lutter contre le passage des mules. De la même manière, les moyens humains à l'aéroport de Cayenne doivent être à la hauteur des moyens matériels que l'on est en train d'octroyer : l'échec de l'échographe est pour partie lié à l'insuffisance des moyens humains, aura-t-on assez de personnels pour utiliser pleinement le nouveau scanner ?

Enfin, j'apprends qu'il existe un trafic de drogue qui part de l'Europe vers la Guyane, probablement depuis les Pays-Bas en passant par l'Hexagone. A-t-on une idée du volume de ce trafic ?

Mme Amélie Dieudé. - La question que pose M. Darnaud sur le scanner millimétrique est récurrente. Les avis étaient partagés sur l'intérêt du recours à ce nouveau matériel après l'échec concernant l'échographe qui avait été acquis en 2017 mais n'a jamais vraiment été utilisé. La détection des mules à l'heure actuelle, même sans scanner, est plutôt efficace, cela grâce aux techniques de ciblage des douaniers qui sont performantes. La détection fonctionne avec ou sans machine. C'est plus la stratégie de saturation utilisée par les passeurs qui implique le recours à du matériel performant, afin de rendre plus visible notre stratégie de dissuasion, en complément du travail des douaniers. C'est d'autant plus important d'augmenter notre niveau de dissuasion qu'un scanner a été installé au Suriname. On doit s'aligner, la question du scanner en Guyane ne se pose donc plus vraiment dès lors qu'il y en a un au Suriname. Mais ce n'est pas une solution miracle, c'est un outil supplémentaire de dissuasion au milieu d'un ensemble de moyens.

M. Nicolas Prisse. - Pour répondre à Mme Jasmin, on a un certain nombre d'actions de prévention qui ciblent plus particulièrement les jeunes. Nous avons cité tout à l'heure le film « Aller sans retour » de Marie-Sandrine Bacoul par exemple, je pourrais citer aussi le travail considérable de plusieurs associations. Toutes ces actions sont discutées dans le cadre du contrat local de santé. La consommation de stupéfiants diminue en France, tout comme les conduites à risques reculent. C'est tout simplement parce qu'on est plutôt performants dans la prévention de la consommation primaire : on sait travailler sur l'amélioration de l'estime de soi, on sait développer l'esprit critique des consommateurs pour qu'ils réduisent leur consommation ou cessent de consommer. Il n'en est pas de même pour la lutte contre l'entrée dans le trafic. Sur cet aspect, on ne dispose pas encore d'une méthode efficace. On travaille sur les tous les leviers, qu'ils soient éducatifs, sociaux ou qu'ils passent par l'arsenal répressif, mais il y a sans doute une marge de progression des politiques publiques sur ce point. La MILDECA conduit un travail expérimental de lutte contre l'entrée dans le trafic dans le XIXe arrondissement de Paris, en Seine Saint-Denis ou encore au Mirail près de Toulouse mais on n'a pas encore la preuve de l'efficacité de cette méthode, dont on essaie de mesurer l'impact, ce qui prend du temps.

Sur la question des moyens abordée par M. Gay, je dirais que ceux de la police et de la gendarmerie ont déjà été augmentés en Guyane avec des effets positifs. Bien sûr, dans l'absolu, on voudrait toujours plus de personnels, mais objectivement, le rattrapage des moyens a déjà eu lieu. Je pense qu'il faut surtout améliorer encore la coopération entre les différents acteurs, dans le prolongement de ce qui a été initié entre les gendarmes, les policiers et les douaniers. Les renseignements sont désormais mieux partagés entre ces acteurs et c'est ça qu'il faut intensifier.

S'agissant de votre deuxième question, le trafic de l'Europe vers la Guyane, qui concerne en particulier le cannabis, cela reste très modeste. On ne peut évidemment pas donner un chiffre précis, mais ce n'est rien en comparaison du trafic dans l'autre sens. J'ai abordé ce point pour être complet mais je ne voudrais pas donner le sentiment qu'on est sur les mêmes échelles, il faut bien avoir à l'esprit que la quasi-totalité du trafic se fait dans l'autre sens.

M. Olivier Cigolotti, président. - Est-ce que l'installation du scanner ne va pas entrainer un effet de saturation dans un premier temps ?

Mme Amélie Dieudé. - Ce point va bien entendu être abordé dans le cadre du groupe local contre la délinquance que coordonne le préfet. Je pense que ce phénomène sera anticipé et que des moyens supplémentaires en personnels seront provisoirement alloués pour éviter cet effet de saturation.

M. Antoine Karam, rapporteur. - J'en profite pour vous indiquer que le préfet et la CCI viennent de confirmer que le scanner est en cours d'installation.

M. Olivier Cigolotti, président. - Ce qui semble cohérent avec la date donnée par le préfet lorsque nous l'avons auditionné, à savoir une machine qui serait opérationnelle à partir du 16 juin.

M. Pascal Martin. - A-t-on une idée en pourcentage de la répartition du trafic entre la voie maritime et la voie aérienne et connait-on la part que représente chacun des principaux ports de débarquement des marchandises ? Quelles sont les mesures de contrôle dans les ports ?

Mme Vivette Lopez. - A-t-on une idée de l'impact de la baisse du trafic aérien liée à l'épidémie de Covid-19 sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane ? D'autres cheminements comme la voie postale ont-ils en partie pris le relai ? Par ailleurs, existe-t-il un quelconque lien entre l'orpaillage et le trafic de stupéfiants ?

M. Nicolas Prisse. - Pour répondre à M. Martin, on estime que le trafic est réparti entre la voie maritime à hauteur de 75 % et la voie aérienne pour 25 %, mais c'est bien sûr un ordre de grandeur. Quand c'est par voie maritime, la marchandise n'est pas nécessairement débarquée dans des ports français.

Mme Amélie Dieudé. - Tous les grands ports européens qui accueillent des containers d'Amérique du Sud sont touchés : Le Havre, Anvers, les grands ports allemands. C'est lié au fait qu'un container sur un bateau peut contenir des quantités bien plus importantes qu'une mule utilisant l'avion ne peut en transporter, que celle-ci ingère le produit ou utilise ses bagages en soute. La navigation de plaisance peut aussi être concernée.

M. Nicolas Prisse. - Pour répondre à Mme Lopez, sur le lien entre la consommation de stupéfiants et la forte réduction du trafic aérien en raison de l'épidémie de covid-19, je dirais que l'on a assisté à différentes stratégies de la part des consommateurs. Certains consommateurs, on n'ose pas les qualifier de « prévoyants », ont « fait des provisions » dans les jours qui ont précédé le confinement afin que leur stock couvre leur consommation des semaines suivantes. D'autres se sont rendu compte que l'impossibilité de consommer de la drogue suscitait chez eux un manque et ont ainsi pris conscience d'une addiction. Vous savez, ce discours consistant à dire : « je m'arrête quand je veux » ou « je consomme juste de temps en temps » qui conduit les consommateurs à se mentir et à ne pas percevoir leur dépendance tant qu'ils peuvent consommer. Ce public a entamé une démarche proactive en cessant de consommer ou en demandant des substituts aux professionnels de la santé : ces derniers ont constaté une recrudescence des consultations en la matière. Enfin, une troisième catégorie de consommateurs s'est lancée dans la production de sa propre consommation. On pense que la production individuelle de cannabis a explosé pendant le confinement. Du côté des trafiquants, les prix ont augmenté, conséquence directe de la raréfaction et la « qualité » a diminué.

En revanche, je dois avouer que je n'ai pas d'éléments sur d'éventuels liens, à un quelconque niveau, entre orpaillage et trafic de stupéfiants. Je pense que d'autres interlocuteurs pourraient vous renseigner mieux que moi sur ce point.

M. Olivier Cigolotti, président. - Il nous reste à vous remercier pour la très grande qualité de cette audition et la précision des éléments que vous nous avez fournis.

La téléconférence est close à 15 h 30.