Mardi 9 mars 2021

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 17h 30.

Audition de M. Jean-François Monteils, candidat pressenti pour exercer les fonctions de président du directoire de l'établissement public Société du Grand Paris, en application de l'article 8 de la loi n° 2010-597 du 3 juin 2010 relative au Grand Paris

M. Jean-François Longeot, président. - Je suis heureux de vous retrouver aujourd'hui pour entendre M. Jean-François Monteils, candidat pressenti pour exercer les fonctions de président du directoire de l'établissement public Société du Grand Paris. Cette audition est prévue par l'article 8 de la loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris.

En application de cette loi, le président du directoire est nommé par décret après avis du conseil de surveillance - conseil de surveillance qui vient d'ailleurs tout juste de se tenir en visioconférence - et après audition devant les commissions permanentes compétentes du Parlement. Il ne s'agit pas d'une audition prévue en application de l'article 13 de la Constitution ; un vote avec l'Assemblée nationale pour approuver votre nomination n'est donc pas requis. Nous devons exercer pleinement notre rôle de contrôle de l'action du Gouvernement et vous entendre sur votre feuille de route pour l'avenir de la Société du Grand Paris (SGP).

Il est envisagé de vous nommer moins de trois ans seulement après la nomination de M. Thierry Dallard, qui n'aura pas terminé son mandat de cinq ans. D'ailleurs, si ma mémoire est bonne, cela n'a été le cas d'aucun de ses prédécesseurs puisque, depuis la création de l'établissement en 2010, quatre - et bientôt cinq - présidents du directoire se sont succédé. Vous comprendrez que cette instabilité nous interroge, voire nous inquiète, quant à la bonne conduite du projet du Grand Paris Express (GPE).

La SGP est chargée de la conception et de la réalisation du GPE, qui est un projet d'infrastructure de transport public tendant à la construction, d'ici à 2030, d'un réseau de 200 kilomètres de voies nouvelles, avec notamment le prolongement de la ligne 14 et la création de quatre lignes nouvelles - les lignes 15, 16, 17 et 18 -, ainsi que de 68 gares. Cela correspond à un doublement du réseau existant.

L'objectif est de désengorger le réseau actuel et de faciliter les trajets de banlieue à banlieue. Il doit s'accompagner d'importantes retombées socio-économiques, que vous pourrez nous rappeler.

Le projet a néanmoins connu de nombreuses dérives, en termes de coûts et de calendrier.

Sur les coûts, comme l'ont mis en lumière nos collègues de la commission des finances, dans un rapport d'information d'octobre dernier intitulé Grand Paris Express : des coûts à maîtriser, un financement à consolider, la Société du Grand Paris a traversé une crise d'ampleur en 2018, à la suite de la publication d'un rapport de la Cour des comptes, qui a mis en avant la dérive des coûts du projet, qui sont passés, entre 2013 et 2017, de 22,6 à 35,1 milliards d'euros.

Sur le calendrier, ensuite, si le chantier a débuté dès juillet 2016, il connaît d'importants retards, qui s'expliquent en partie par la crise sanitaire, de telle sorte que M. Jean-Baptiste Djebbari a annoncé, en juin 2020, que les lignes 16 et 17 ne seraient pas prêtes pour les Jeux olympiques et paralympiques de 2024.

En tant que conseiller maître à la Cour des comptes, vous connaissez parfaitement ces problématiques de dérives de coûts et de calendrier. C'est pourquoi nous souhaiterions vous entendre sur votre feuille de route pour la suite du projet.

Avant de vous laisser la parole pour un propos liminaire, puis à l'ensemble de mes collègues qui auront, j'en suis certain, un grand nombre de questions à vous poser, je souhaitais vous interroger sur le modèle de financement du projet qui, toujours d'après nos collègues de la commission des finances, « a atteint ses limites ». Partagez-vous ce constat ? Et d'après vous, ce modèle devrait-il, à terme, évoluer ?

Ensuite, le rapport de nos collègues pointait les progrès qui restent à accomplir dans les relations entre la SGP et les autres organismes de transport francilien, au premier rang desquels Île-de-France Mobilités, qui sera en charge de l'exploitation du réseau. Quelles sont vos propositions en la matière ?

M. Jean-François Monteils, candidat pressenti pour exercer les fonctions de président du directoire de l'établissement public Société du Grand Paris. - Je commencerai par évoquer la situation du Grand Paris Express et de la Société du Grand Paris. Je vous dirai ensuite quelques mots de mon parcours et des moyens que j'entends mobiliser pour mener à bien ce projet.

Pour la deuxième fois de ma carrière, je me trouve devant la possibilité de mettre en oeuvre un projet à la naissance duquel j'ai initialement participé : comme membre du cabinet du Premier ministre en 2009 et 2010 chargé notamment du développement durable et des transports, j'ai participé aux réflexions, puis aux décisions qui devaient déboucher sur la loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris et sur le décret du 7 juillet 2010 relatif à la Société du Grand Paris. Je le mentionne parce que c'est important pour la conception que je me fais de la cohérence du projet. Pour quelqu'un qui a consacré sa vie professionnelle au service de la chose publique, passant d'un grand plan exceptionnel d'investissement régional à la réorganisation de l'État territorial ou de la restructuration d'un ministère à l'analyse de la situation financière des départements, entrer de plain-pied dans la mise en oeuvre concrète et opérationnelle du Grand Paris Express, c'est participer encore à un projet qui réussit - en témoigne l'inauguration récente du prolongement de la ligne 14, je le dis sans rien ignorer des difficultés rencontrées, des recalages qui ont été nécessaires, mais pour témoigner de ce qu'à mon sens, la SGP a démontré sa capacité à conduire ce projet. Il connaîtra encore, j'en suis certain, de nombreuses vicissitudes. C'est le lot de tout grand projet public des temps modernes. On peut même aisément conjecturer que les difficultés seront à la hauteur de l'ambition. Mais ce projet ira au bout, et c'est d'abord avec cette conviction que je me présente devant vous. Comme vous, j'ai pris connaissance des évaluations initiales, estimant que ce projet créerait 100 à 200 milliards d'euros de valeur, mais je ne reprendrai pas les superlatifs employés dès que l'on évoque le GPE. D'abord, parce que nous sommes passés à la phase opérationnelle, ensuite, parce que je crois que ces chiffres ne doivent pas nous tétaniser. Je dirai plutôt que le Grand Paris Express est un projet indispensable parce qu'il va améliorer la vie des gens, réduire les déséquilibres territoriaux, conforter les engagements français de développement durable et de lutte contre le réchauffement climatique. Dans une période si difficile que nous vivons tous depuis bientôt un an, ce projet est aussi la manifestation de l'espoir dans l'avenir, tout à la fois de la capacité de notre pays à conduire un chantier de cette ampleur et de notre souhait collectif de retrouver puis de développer des échanges entre les hommes qui ne soient pas seulement virtuels.

C'est un projet indispensable donc, mais c'est aussi un projet cohérent, visant non pas des tronçons à installer au gré des circonstances, mais un véritable réseau inscrit dans un schéma d'ensemble voté à l'unanimité par le conseil de surveillance de la SGP et mentionné dans le décret du 24 août 2011. La cohérence de l'ensemble du réseau s'inscrit dans une cohérence plus globale encore de l'ensemble des aménagements induits, avec 68 gares et leurs quartiers, futurs pôles de développement, de requalifications urbaines et de potentialités qui sont loin d'avoir été toutes envisagées.

Le Grand Paris Express se caractérise enfin comme un projet collectif, né dans la concertation et qui continue de faire l'objet d'une concertation, pour son pilotage d'ensemble aussi bien qu'à l'échelon local : les nuisances qu'il entraîne, avant même d'apporter ses avantages, rappellent combien la concertation locale est la condition du succès du GPE, c'est aussi sa marque de fabrique.

Il y a des retards, vous l'avez dit. Ils tiennent pour partie à ce que les estimations initiales n'étaient pas bonnes. Cependant, toutes les lignes sont en travaux, plus d'une centaine de chantiers sont en cours, 7 000 personnes y travaillent quotidiennement, 40 kilomètres de tunnels ont déjà été creusés, sur 200 kilomètres, les émissions obligataires ont rencontré le succès, et, par exemple, le contrat vient d'être attribué pour le réseau multiservice des lignes 15, 16 et 17.

Le projet est passé par des crises, il a dû surmonter des difficultés importantes, cela n'a rien d'anormal. La crise du début 2018 est fondatrice, elle a représenté un tournant majeur : à la suite du rapport de la Cour des comptes, le coût a été réévalué, le planning et les priorités ont été redéfinis, sans qu'il soit porté atteinte à la consistance du projet. Les moyens de l'opérateur ont été recalibrés, son modèle financier a été adapté. Il faut compter aussi avec cet épisode atypique pour un projet de cette ampleur, de l'aggiornamento lié à la volonté politique. La réévaluation de 2018 est robuste : depuis l'expertise de la Cour des comptes fin 2017 jusqu'à la dernière évaluation figurant dans le rapport information de la commission des finances du Sénat d'octobre dernier, le projet n'a pas connu d'évolution significative ; en franchissant cette étape, il a démontré sa robustesse et sa capacité à surmonter les crises.

La SGP, quant à elle, a connu une croissance exponentielle de ses effectifs, passant de 130 collaborateurs en 2014 à 750 aujourd'hui, avec l'objectif d`un effectif de 1 000 personnes d'ici à la fin de l'année. L'intégration fluide de ces nouveaux collaborateurs me parait déterminante ; les difficultés supplémentaires liées à la crise pandémique sont un point d'attention très important. La SGP, ensuite, a démontré sa crédibilité sur les marchés financiers, c'est un atout à consolider, il confirme la stratégie de financement à bas coût, validée par le conseil de surveillance et que le rapport du Sénat a mentionnée.

Quelques mots sur mon parcours professionnel : j'ai partagé les trente dernières années entre des fonctions de contrôle, pendant 12 ans, et des fonctions opérationnelles, pendant 18 ans, 12 ans au niveau central et 18 ans au niveau territorial ; j'ai consacré 13 années de ma vie professionnelle aux collectivités territoriales comme sous-préfet ou secrétaire général aux affaires régionales ou alors dernièrement pour les contrôler. Si mes fonctions au sein des juridictions financières et mon corps d'origine contribuent à la culture du bon emploi des fonds publics, j'ai également exercé des fonctions d'ordonnateur, soit pour des programmes support du ministère de la transition écologique, soit indirectement pour un important programme d'investissement régional dont j'étais le responsable local : j'ai donc pu expérimenter ce que sont les contraintes et les enjeux de la dépense publique et, surtout, ce qui en permet l'utilité.

J'aborderai sans détour deux questions, qui me sont inspirées par ce que j'ai pu lire dans la presse spécialisée à propos de ma candidature. D'abord, mon arrivée à la présidence de la SGP signifie-t-elle une rupture dans la conduite du projet ? Ensuite, avec quelles expériences tirées de mon parcours puis-je prétendre faire face aux défis nombreux de la SGP ?

J'ai lu que le choix d'un candidat avec un profil de magistrat financier pouvait s'interpréter comme l'intention d'une rupture dans la conduite du projet ; s'il est légitime de se poser des questions, je crois que cette conclusion est imaginaire et, surtout, qu'elle méconnaît le caractère collégial de la gouvernance de la SGP : le conseil de surveillance, mais aussi le directoire sont collégiaux. Au moment où ma propre nomination est proposée, le renouvellement des deux autres membres du directoire est également proposé. C'est un gage, parmi d'autres, de la continuité du projet et de sa conduite. De plus, des décisions stratégiques ont été prises, que je compte conforter : sécurisation des flux financiers, qui permet de faire face aux besoins de décaissement jusqu'en 2027 ; conception-réalisation sur les marchés de la ligne 15 ; mise en place d'un dispositif renforcé de gestion des risques sous le contrôle du comité d'audits - je m'inscrirai dans la continuité, ce que ma lettre de mission ne manquera pas de confirmer.

Ensuite, quelles expériences tirées de mon parcours vais-je mobiliser pour faire face aux défis qui attendent la SGP ? À ce niveau de responsabilités, la compétence requise n'est pas technique, mais bien managériale - mon expérience du dialogue avec les élus et l'ensemble des services de l'État, celle que j'ai acquise en cabinet ministériel ou en administration centrale, mais aussi celle que je tire de mes fonctions de président du conseil d'administration de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) me seront très utiles.

Je ne sous-estime pas les difficultés ni le contexte, mais je crois que la SGP est devenue un maître d'ouvrage très important, doté de moyens conséquents, et qu'il s'agit de la faire fonctionner, en valorisant sa culture d'entreprise, faite de technicité, de concertation, de transparence et d'adaptabilité. La clé de la réussite me paraît résider dans l'équilibre entre la conduite opérationnelle et le pilotage stratégique, le management interne et le dialogue avec les nombreux partenaires externes, entre la cohérence globale et la faculté d'adaptation. Je serai le garant de la cohérence d'ensemble - les priorités de la SGP ne changeront pas : la sécurité sur les chantiers de celles et ceux qui travaillent, des riverains, des agents ; la fiabilité ; la maîtrise des risques ; la maîtrise des coûts et de la trajectoire financière. Je retire de mes premiers contacts l'impression que la SGP est un établissement tendu vers cet objectif et maîtrisant un panel très étendu de compétences ; je suis certain que ses partenaires partagent cette volonté d'aboutir, qu'il y a une volonté collective de remplir cet objectif fixé par la loi en 2010. Comme tout projet collectif, il devra encore surmonter des vicissitudes, c'est une tâche enthousiasmante que d'y participer.

Quelques mots en réponse à vos questions, monsieur le président.

Le modèle de financement, d'abord, comprend deux éléments définis par la loi : des recettes fiscales et de l'emprunt. Les recettes fiscales représentent 750 millions d'euros annuels, pour un montant de dépenses de 3 à 4 milliards d'euros par an ; la SGP fonctionne donc grâce à sa capacité d'emprunt, qui entre dans la dette publique, à ce titre contrôlée par le Parlement, en particulier pour apprécier sa soutenabilité. Le modèle d'amortissement prévoit une libération complète de la dette en 2070 - vous comprendrez donc qu'il serait présomptueux de dire comment les choses vont se passer dans le détail. Quoi qu'il en soit, le tournant de 2018 a été important. À la suite du rapport de la Cour des comptes, le Premier ministre a rédigé une nouvelle feuille de route en février 2018, puis le rapport demandé à Gilles Carrez a précisé le diagnostic et fait des propositions : constatant en particulier que les ressources fiscales étaient insuffisantes pour amortir la dette, il a proposé d'augmenter le panier de ressources, ce qui a été fait pour 150 millions d'euros. Il ne m'appartient pas de dire si c'est suffisant, mais je constate que la soutenabilité du modèle d'amortissement a été prise en compte. Ensuite, je crois judicieuse la stratégie de préfinancement par l'emprunt, car cela fait profiter des taux d'intérêt historiquement faibles, en réduisant les frais financiers.

Vous dites qu'il y a des progrès à accomplir avec des partenaires de transports de la région ; depuis quelques années, une concertation permanente a été mise en place avec Île-de-France Mobilités, je ne peux porter un jugement sur son fonctionnement, mais je n'imagine pas que ce projet puisse être piloté sans se soucier en permanence de son utilité finale, donc de ceux qui seront chargés de sa maintenance et de son exploitation. Je ne peux vous répondre sur le point de savoir si la relation s'est améliorée entre la SGP et tous ses partenaires, mais ce sujet est pris en compte. Je vous en dirai plus dans quelque temps si je suis confirmé.

M. Didier Mandelli. - Je n'ai guère de doute sur votre capacité à vous adapter, même si le changement rapide du candidat à cette fonction n'a pas manqué de surprendre. Une question candide : comment arrive-t-on à être candidat à ce poste ? Étiez-vous volontaire, ou bien vous a-t-on sollicité ? J'imagine évidemment que ce n'est pas une annonce Pôle Emploi qui vous a mené jusqu'à nous. J'aimerais savoir quel est le processus.

Le Grand Paris Express était un des arguments clés qui ont permis d'appuyer la candidature de la Ville de Paris pour les Jeux olympiques et paralympiques de 2024. Dès lors que le calendrier a changé en 2018, et qu'il est contrarié encore par la crise sanitaire, quelles sont vos prévisions ? Pensez-vous qu'il y aura des arbitrages ?

La feuille de route du Premier ministre appelle à la signature d'un contrat d'objectifs et de performance (COP) entre la SGP et l'État : ce contrat n'est pas encore formalisé, est-ce que ce sera une priorité ? Dans quel calendrier ?

Enfin, quel est le devenir des quelque 48 millions de tonnes de terres excavées par les travaux ? Il semble que moins de la moitié soit valorisée à ce jour : quelles sont vos orientations en la matière ?

M. Stéphane Demilly. - Les attentes autour du GPE sont fortes, le réseau était un atout dans la candidature de Paris aux Jeux olympiques et paralympiques. Dès lors que le calendrier n'est pas tenu, le transport deviendrait-il une faiblesse, obligeant à des délocalisations d'épreuves sportives ?

La crise sanitaire, ensuite, a entraîné des mutations profondes, avec le départ de nombreux Parisiens qui aspirent à vivre dans de plus petites villes - selon une étude, 54 % des Franciliens se déclarent prêts à partir s'installer dans une autre région, contre seulement 35 % en 2019, et 83 % des cadres parisiens envisageraient une mobilité régionale à long terme pour exercer leur activité. Dans ces conditions, faut-il continuer à construire dans l'agglomération francilienne ?

M. Olivier Jacquin. - Vous dites qu'il n'y aura pas de rupture : le schéma d'ensemble, adopté le 26 mai 2011 à l'unanimité, sera-t-il tenu ? En juin 2020, le ministre des transports a annoncé le report des lignes 16 et 17 autour du Bourget, et, le 11 janvier 2021, il a évoqué des scénarios alternatifs entre Le Bourget et Saint-Denis-Pleyel : quelles sont vos marges d'ajustement, sachant que votre prédécesseur a voulu rendre le schéma actuel irréversible en engageant tous les travaux ? Ensuite, pour le financement, envisagez-vous de compter avec la plus-value immobilière privée à proximité des gares, et avec quels outils ?

M. Guillaume Chevrollier. - La SGP porte un projet structurant pour Paris et la Nation tout entière. Comment envisagez-vous la relation avec les élus locaux qui y siègent ? Quel sera votre modèle de gouvernance ?

M. Jean-François Monteils. - Il n'y a pas de question naïve ! Comment est-on candidat à de telles fonctions ? En fait, on ne l'est pas vraiment : le poste de président du directoire de la Société du Grand Paris va commencer à devenir confortable à partir de 2030... J'ai répondu à cette demande parce que, après avoir passé 30 ans de ma vie au service de la chose publique, je trouve intéressant d'entrer dans une démarche de construction positive. Pour un haut fonctionnaire qui a commencé sa carrière dans les années 1990, le quotidien a plutôt été fait de restrictions budgétaires, de restructuration de systèmes fonctionnant difficilement, de réforme de l'État - toutes choses passionnantes, sur lesquelles j'ai énormément apprécié de travailler, en essayant d'apporter ma pierre à l'édifice. Mais il me plaît aussi de passer outre ces difficultés, qui ont émaillé une grande partie de ma vie professionnelle, pour démontrer ce que notre puissance publique peut faire ! Et je n'ai pas été candidat : je n'ai pas pu refuser.

Vous m'avez interrogé sur le calendrier bouleversé et les prévisions. Je n'ai pas de prévisions. Je ne veux pas m'abriter derrière le fait que le temps et les informations précises m'ont manqué, mais c'est un sujet assez difficile, sur lequel la transparence est suffisamment nécessaire, pour que j'évite de lancer dès aujourd'hui des chiffrages et des plannings qui ne reposeront sur rien d'autre que des intuitions. Je ne fonctionne pas à l'intuition, et je considère que l'un des grands atouts du fonctionnement de cette société est sa collégialité, sur laquelle je m'appuierai donc pour faire mes propres analyses.

Comme vous, je suis interrogatif sur un certain nombre de ces projets. J'ai tout de même essayé de lire un certain nombre de choses avant de me présenter devant vous et, en particulier, j'ai vu beaucoup d'interrogations sur un certain nombre d'ouvrages et de lignes, notamment celles que vous avez mentionnées et qui concernent les Jeux olympiques et paralympiques. Il serait tout à fait inapproprié de vous donner à ce stade une appréciation qui, par définition, ne pourrait pas être définitive. Mais ce sera une priorité immédiate, à mon arrivée, que de vérifier si un certain nombre d'éléments doivent être décalés.

L'un des aspects particulièrement délicats du pilotage de la société du Grand Paris et du projet est que la transparence est strictement indispensable. J'en suis personnellement convaincu. Mais il ne faut pas que la transparence ait pour contrepartie de devoir tenir, seconde par seconde, le calendrier des micro-incidents qui se déroulent sur chacun des 100, et bientôt 300, chantiers en cours sur le Grand Paris Express. Il faut tenir des rendez-vous périodiques aussi souvent que nécessaire, répondre aux convocations et donner tous les éléments quand ils sont demandés, mais il ne faut pas en arriver à tenir un tel calendrier en affichant au jour le jour sur les réseaux sociaux l'évolution de chaque incident.

Où en est-on sur les lignes cruciales pour les Jeux olympiques et paralympiques ? Je vous demande de prendre mes propos comme ceux de quelqu'un qui a commencé à se renseigner, mais qui veut surtout vous montrer avec quelle méthode il travaillera sur ces questions complexes. Plusieurs lignes sont concernées. La situation la plus critique est celle du tronçon 16-17 entre Pleyel et Le Bourget. Il y a aussi la prolongation vers le nord de la ligne 14, et ce n'est pas un hasard si j'ai mentionné l'inauguration du 14 décembre dernier. Cette prolongation ainsi que la gare de Pleyel sont deux équipements essentiels et déterminants pour les Jeux olympiques et paralympiques. L'énergie de tous les agents de la Société du Grand Paris et de toutes les entreprises qui participent à ces chantiers est et sera exacerbée pour être au rendez-vous.

S'agissant du double tronçon 16-17, la situation telle que je la comprends est la suivante. Dès février 2018, le Premier ministre avait indiqué que la situation était tendue. Depuis, la crise pandémique est survenue. Sur des chantiers tels que ceux du Grand Paris, ses conséquences sont multiples. L'interruption des chantiers qui a été décidée dès le 17 mars a duré à peu près un mois. C'était une décision parfaitement judicieuse, mais, dans un processus de ce type, qui fait s'imbriquer des myriades de décisions, cette interruption momentanée et, finalement, assez brève, a forcément des conséquences très lourdes et très importantes, avec des désynchronisations de chantiers, et un impact, qui dure encore, sur les modalités de fonctionnement et de travail. D'après les éléments dont je dispose, le retard, sans mesures correctrices, peut être évalué, selon les lignes, à une durée comprise entre trois et neuf mois.

Ce retard rendrait inatteignable, pour ce tronçon 16-17, l'objectif envisagé en 2018. Comme vous l'avez indiqué, des solutions dégradées ont été étudiées, et sont encore à l'étude. Elles nécessiteront très probablement des arbitrages qui devront prendre en compte plusieurs séries de questions : d'abord, l'importance extrême d'être au rendez-vous des Jeux olympiques ; et deuxièmement, au regard de la qualité propre de ces solutions dégradées, les inconvénients en chaîne que celles-ci porteraient pour l'ensemble du chantier. Si ma nomination est confirmée, j'aurai donc dans les semaines qui viennent à regarder de manière très précise comment aborder ce sujet. On ne doit pas uniquement se concentrer sur le double tronçon 16-17 entre Pleyel et Le Bourget. Les autres rendez-vous en termes de visibilité et d'accessibilité sont aussi très importants.

L'établissement d'un COP fera-t-il partie de mes priorités ? Pour vous répondre de manière très directe, non, pas de mes premières priorités en tout cas. Je recevrai du Premier ministre une lettre de mission qui, comme la dernière en date, tiendra lieu de feuille de route. Comme tout contrat, un COP se signe entre deux parties. Bien sûr, j'évoquerai cette question. C'est un cadrage qui n'est ni confortable ni inconfortable, mais qui est intéressant - et je serais mal venu de considérer que ce n'est pas un outil utile, ma maison d'origine publiant régulièrement de nombreux rapports pour en rappeler l'importance, voire le caractère impératif !

Vous avez évoqué la question cruciale et particulièrement lourde des déblais. Ma sensibilité environnementale s'est construite de longue date, et en particulier au cours de mon passage au secrétariat général du ministère de la transition écologique, qui m'a permis non seulement d'embrasser un certain nombre de ces sujets, mais également d'entrer en contact avec nombre d'interlocuteurs qui me seront très probablement précieux dans la suite de ce parcours. Près de 45 millions de tonnes de déblais seront extraits en tout, et un tiers l'ont déjà été. La Société du Grand Paris se fixe deux objectifs sur ce point, partagés avec les entreprises qui conduisent les chantiers. D'abord, une extrême importance est attachée à la question des transports. Le fret fluvial sera privilégié. Concernant le fret ferroviaire, dans une région où les sillons doivent s'arracher avec les dents, où la question des transports ferroviaires justifie, tout simplement, que l'on construise un nouveau réseau, je peux aisément anticiper qu'il s'agira d'une question difficile. Le deuxième objectif est de valoriser ces déblais à hauteur de 70 %. Pour cela, l'innovation sera indispensable, car ce taux est très ambitieux. Nous devrons utiliser ces déblais pour les remblais, dans les projets d'aménagement, pour les comblements de carrière, pour des expérimentations en matière d'écomatériaux... Il s'agit d'un enjeu extrêmement important sur le plan financier, aussi. Mais je ne pense pas qu'il sera possible de progresser sans un vrai effort d'innovation, qui sera au coeur de mes préoccupations.

Vous avez évoqué les conséquences de la crise sur la manière de faire fonctionner la vie économique, sociale, culturelle, et sur les conséquences à plus long terme qu'elle pourrait avoir sur les modes de déplacement, de travail, etc. Ce sont des questions passionnantes, et je me les suis également posées. Mais, à la place qui sera la mienne, je devrai abandonner presque complètement la spéculation intellectuelle, quoique je sois très intéressé par les études que peuvent produire les spécialistes de ces questions. Je ne me sens pas capable de trouver des réponses définitives sur ces sujets. Ma conviction, toutefois, est que la nécessité d'établir des liens entre les territoires, entre les femmes et les hommes, entre les zones économiques, entre ce que l'on appelait à la première époque du Grand Paris les clusters, ne va pas disparaître - je pense même qu'elle va s'accroître. Nous avons tous expérimenté le télétravail avec la crise. Un des intérêts, peut-être, de cette période, aura été aussi d'en montrer les limites ! Je ne crois donc pas qu'on doive tabler sur un bouleversement complet du mode de fonctionnement humain.

Faut-il continuer à construire ? Les chiffres que vous mentionniez sur l'intention de changer de vie me paraissent également inspirés par un mode de fonctionnement métropolitain ou régional insatisfaisant, auquel, précisément, le Grand Paris doit apporter des solutions.

Vous avez posé la question de la tenue du schéma d'ensemble de 2011, en vous interrogeant sur la variable d'ajustement, et en évoquant même certaines lignes. Je ne vois pas comment, en entamant cette mission, je pourrais vouloir remettre en cause ce schéma d'ensemble. La feuille de route adressée par le Premier ministre au président du directoire de la Société du Grand Paris mentionne ce schéma d'ensemble, et nous n'en sortirons pas.

La question de la valorisation des plus-values est évidemment importante. En la posant, vous m'incitez à sortir un peu de ma compétence... Le modèle de ressources d'origine fiscale est déterminé par la loi. Gilles Carrez est un spécialiste bien connu de ces questions et, notamment en ce qui concerne le Grand Paris, il était mon interlocuteur il y a dix ans, et je serais heureux de le retrouver. Il avait envisagé nombre de possibilités. À mon avis, il serait dommage de ne pas examiner celle-là. Je participerai à ces débats à la place qui sera la mienne : ce ne sera pas à moi d'en décider.

Quant à la relation avec les élus locaux, elle se structurera à trois niveaux. D'abord, à celui du conseil de surveillance, où siègent des élus, et devant lequel je me suis exprimé il y a quelques heures pour qu'il donne un avis sur ma candidature. Mais ce cadre ne saurait suffire, et je me suis engagé à rencontrer chaque membre le plus rapidement possible. Il y a, par ailleurs, un comité stratégique, qui regroupe, sous la présidence du maire de Vanves, un très grand nombre d'élus - presque tous les élus concernés par le projet. J'essaierai de faire vivre ce comité au maximum. Enfin, je ne sais pas travailler autrement qu'en allant à la rencontre des gens. Sur un projet de cette ampleur, je n'aurai pas l'ambition de maîtriser les moindres détails : je ne pense pas que ce soit le rôle du président du directoire de la Société du Grand Paris que d'être capable, au débotté, d'avoir une réponse sur la situation précise de tel tunnelier à tel endroit de la ligne entre Clichy-Montfermeil et Noisy-Champs. Mon rôle sera plutôt de veiller au maintien de la cohérence d'ensemble et du niveau de confiance indispensable à la réussite du projet. Tout cela passe aussi par des relations interpersonnelles. Je m'emploierai à les nouer le plus rapidement possible, et à les faire vivre.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci pour ces réponses, et pour votre engagement. Si votre nomination est entérinée, j'espère que vous resterez en poste un certain temps : une telle mission requiert de travailler dans la durée...

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 40.

Mercredi 10 mars 2021

- Présidence de M. Didier Mandelli, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

« Aménagement, égalité, cohésion des territoires : comment concilier métropolisation et développement territorial équilibré ? » - Audition de M. Denis Dessus, président du Conseil national de l'Ordre des architectes, Mme Valérie Jousseaume, géographe, enseignante à l'université de Nantes, MM. Jacques Lévy, géographe, directeur de la chaire Intelligence spatiale à l'université polytechnique Hauts-de-France, et Pierre Veltz, ingénieur, sociologue et économiste

M. Didier Mandelli, président. - Mes chers collègues, je voudrais d'abord excuser le président Longeot qui a dû se rendre aux obsèques de notre ancien collègue sénateur du Doubs, George Gruillot, en présence du président du Sénat. Il m'a demandé de le remplacer ce matin pour animer cette table ronde sur un thème qui nous est cher.

Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur les perspectives de la politique de l'aménagement du territoire, avec une table ronde intitulée « Aménagement, égalité, cohésion des territoires : comment concilier métropolisation et développement territorial équilibré ? ».

Pour aborder ce vaste sujet, nous avons le plaisir d'accueillir quatre intervenants. Valérie Jousseaume, vous êtres géographe et chercheuse à l'Université de Nantes. Vous avez publié un essai intitulé « Plouc pride : un nouveau récit pour les campagnes ». Selon les mots de l'éditeur, votre ouvrage s'appuie sur l'expérience rurale pour imaginer un futur désirable.

Jacques Lévy, vous êtes géographe, directeur de la chaire Intelligence spatiale à l'Université polytechnique Hauts-de-France. Vous avez publié de nombreux ouvrages et vous êtes lauréat du prix Vautrin-Lud 2018.

Denis Dessus, vous êtes architecte et président du Conseil national de l'Ordre des architectes et vous avez appelé à un New deal de la commande publique à la suite de la crise sanitaire.

Pierre Veltz, vous êtes économiste, chercheur et auteur de nombreux ouvrages de géographie politique. Vous avez notamment été président de l'Établissement public Paris Saclay de 2010 à 2015. Je vous remercie à tous de votre présence.

Au Sénat, nous portons une attention constante aux dynamiques territoriales, en cohérence avec notre mission constitutionnelle de représentation des collectivités territoriales de la République.

Ces dernières années, notre commission a particulièrement travaillé sur la gouvernance et les priorités de la politique de l'aménagement du territoire, avec notamment le rapport de 2017 : Aménagement du territoire : plus que jamais une nécessité, dont nos collègues Hervé Maurey, ancien président de la commission, et Louis-Jean de Nicolaÿ étaient rapporteurs, et l'examen de la loi portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), dont Louis-Jean de Nicolaÿ était rapporteur. Je pourrais citer de nombreux autres rapports, comme celui de 2019 sur les zones de revitalisation rurale, réalisé en commun avec la commission des finances et dont notre collègue Rémy Pointereau était rapporteur.

Le phénomène de métropolisation a fait couler beaucoup d'encre ces dernières années. Il est parfois présenté comme une cause de l'aggravation des fractures territoriales qui traversent notre pays, dans l'accès aux soins, à la mobilité et à l'emploi.

Les points de vue diffèrent. Certains auteurs et élus valorisent les effets d'agglomération et la croissance économique et démographique associée à la concentration de la richesse fiscale, économique et des emplois au sein des métropoles et de leurs aires urbaines, y voyant un moteur puissant pour le développement du pays.

D'autres soulignent a contrario les effets négatifs de la désertification issue de la métropolisation et parlent d'une forme de « revanche territoriale » depuis la crise sanitaire, qui a vu nombre de nos concitoyens quitter les grandes villes pour la campagne. La ministre Jacqueline Gourault a même évoqué une « guerre froide territoriale » dans son discours d'ouverture du colloque « ?Métropoles résilientes? » en janvier 2021.

Naturellement, il faut nous prémunir des caricatures et ne pas opposer artificiellement métropoles, petites villes et campagnes. Il convient ainsi de distinguer le phénomène de métropolisation et les métropoles en elles-mêmes. Il y a bien un phénomène de métropolisation, mais ses effets sont inégaux d'un bout à l'autre de notre territoire. Ainsi, les 22 métropoles que compte notre pays d'un point de vue juridique sont marquées par une forte hétérogénéité entre elles : diversité géographique et démographique, mais aussi hétérogénéité dans leur dynamisme. Une fracture interne aux métropoles se dessine d'ailleurs autour du seuil de 500 000 habitants, selon un rapport de l'ancien Commissariat général à l'égalité des territoires.

Sans tomber dans une fascination pour les métropoles ou à l'inverse, dans la défense à tout prix du « ?localisme? », il nous paraissait intéressant de travailler sur les interactions entre nos territoires, métropoles, petites villes et campagnes, et sur les moyens qui permettraient de garantir la cohésion de nos territoires et un développement équilibré. J'observe, et la Vendée en est un parfait exemple, mais d'autres territoires aussi comme l'Aveyron, l'Ardèche, que certains territoires développent un dynamisme intrinsèque qui n'est pas directement lié à la proximité d'une métropole.

En tout état de cause, le phénomène de métropolisation doit être organisé pour bénéficier à tous, car il a tendance à accroître les inégalités de chances et de destin entre citoyens. C'est frappant quand on regarde la part des enfants d'ouvriers et d'employés devenus cadres selon leur département de naissance...

Avant de conclure, je vous propose quelques questions générales pour lancer nos échanges : selon vous, comment les politiques publiques devraient-elles aborder la question de la métropolisation pour la décennie qui vient ? La « ?renaissance? » des campagnes dont nous avons beaucoup entendu parler avec la crise sanitaire est-elle un mythe ou une réalité ?

Mme Valérie Jousseaume, géographe, enseignante à l'Université de Nantes. - Comme vous avez pu le constater, mes travaux portent sur la question rurale. Il s'agit d'un travail prospectif et conceptuel.

Pour ma part, j'observe ce que j'appellerais un « renversement des imaginaires ». Notre culture née de la révolution industrielle a développé un imaginaire de la modernité fondé sur le progrès matériel et technique et qui s'incarne spatialement dans la ville.

Je crois que nous sommes en train de sortir de la modernité pour entrer, du fait de la révolution numérique, dans une nouvelle ère que j'appelle la « noosphère ». Ce mouvement s'opère par la sortie de l'imaginaire de la modernité et donc de la ville pour entrer dans un imaginaire qui s'incarne dans les campagnes et les micro-urbanités. L'expérience de la Covid a amplifié ce renversement des imaginaires et plusieurs études en cours nous annoncent des surprises. La question importante à se poser pour moi : quel est le désir résidentiel et territorial qui sous-tend ce renversement ?

Les habitants des campagnes veulent-ils une vie moderne au vert ? Cette vision qui prédomine depuis le développement du péri-urbain signifierait que l'habitat rural serait une sorte de desserrement de l'urbain. Cette vision implique une politique d'équipement pour offrir une vie à la campagne comme à la ville, avec une vision hiérarchique du développement.

Dans les années 2000, le sociologue Jean Viard a proposé une autre vision. Selon lui, les personnes qui choisissent la campagne seraient plutôt porteuses d'un imaginaire du tourisme avec une vision régionale du développement territorial, à travers l'idée d'un déplacement des populations vers le sud et l'ouest de la France. Dans cette perspective, le plus important est la qualité du cadre de vie, une qualité paysagère.

Qu'en est-il en 2020 ? Je me suis demandé ce que cherchent les citoyens qui choisissent de vivre à la campagne aujourd'hui. Je me suis fondée sur la théorie de la satisfaction des besoins humains fondamentaux. La pyramide de Maslow a été complétée et actualisée en 2010 par des psychologues américains, qui ont identifié sept besoins fondamentaux : besoin de survie ; besoin de protection contre toute violence ; besoin d'appartenance ; besoin de statut, d'être reconnu comme unique ; besoin de rencontres ; besoin de continuité ; besoin de postérité.

Alors quelles sont les échelles territoriales de satisfaction de ces besoins humains fondamentaux aujourd'hui ? Quand nous étions des paysans, les trois échelles de la satisfaction des besoins fondamentaux étaient la communauté familiale, la communauté villageoise et l'idéal chrétien. Dans la société moderne, classique, des Trente Glorieuses, je dirais que c'était la famille et le salariat, le droit à la ville et puis la République à l'échelle du territoire national.

Nous croyons souvent que nous en sommes encore là. J'ai essayé de pointer, dans notre hyper modernité, l'insatisfaction croissante des besoins humains fondamentaux pour une part de plus en plus importante de la population confrontée à la précarité économique, sociale et affective. La mondialisation permet peu d'être reconnu comme un être unique dans une société de la jetabilité. À un niveau plus global, je constate un certain nihilisme, une absence de projet collectif.

Il me semble donc que se pose la question collective de la satisfaction des besoins humains fondamentaux et de l'échelle spatiale dans laquelle elle s'installe. À l'échelle des sécurités de base, il faut s'interroger sur la communauté et le revenu. À l'échelle intermédiaire, la revendication du « droit au village » montre un changement d'échelle par rapport au « droit à la ville » des années 1970. Puis se pose la question d'un projet plus global pour l'ensemble de la société. Il me semble que pour parler du territoire, il nous faut sortir des cadres mentaux du XXème siècle, ceux de la modernité.

M. Jacques Lévy, géographe, directeur de la chaire Intelligence spatiale à l'Université polytechnique Hauts-de-France. - Je vous propose un tableau de bord compact des injustices dans l'espace français. L'idée que je développe est la suivante : les injustices ne sont pas forcément là où les médias, la pensée courante les voient.

La pauvreté, considérée par la majorité des Français comme un problème insupportable à régler de façon impérieuse, est surtout située dans les centres des grandes villes, en termes de masse, de proportion et d'intensité. Maximale dans les centres, elle diminue beaucoup dans le péri-urbain, qui concentre les taux de pauvreté les plus faibles, puis remonte dans l'infra-urbain, devenu zone hors influence des villes. L'Insee a changé de catégories et cet infra-urbain représente, dans la nouvelle nomenclature, les territoires « hors influence des villes » soit un peu moins de 7 % de la population, avec une pauvreté spécifique.

Nous ne trouvons pas la même pauvreté partout. Ainsi, la pauvreté des espaces ruraux est la plus proche de celle des centres-villes, ce qui est un peu contre-intuitif. Le raccourci entre gilets jaunes et périurbain n'est pas forcément pertinent du poids de vue de la pauvreté, puisque l'on constate qu'il y avait à la fois des personnes vivant dans les espaces périurbains et des personnes vivant dans les espaces ruraux.

Dans le périurbain, où il y a des taux de pauvreté plus faibles, nous constatons aussi des anneaux de richesse. Ce constat est très net à Montpellier, par exemple, avec des anneaux de richesse, des « couronnes » dirait l'Insee. Le plus grand nombre de revenus élevés se trouvent surtout dans les couronnes dans presque tout le territoire.

Dans le nouveau découpage du territoire, le seuil entre pôle urbain et couronne s'est déplacé. Une partie de l'ancienne banlieue est devenue un élément de la couronne, ce qui correspond bien à ces anneaux - j'avais appelé cela « l'anneau des seigneurs » parce que les centres, qui concentrent les pauvres et des gens peu aisés en raison du coût du foncier, se situent plutôt dans la moyenne ou en dessous de la moyenne en termes de revenus, alors que les périphéries sont plus aisées.

En matière éducative, avec d'autres chercheurs, nous avons étudié le Grand Est. Pour cela, nous avons fabriqué de nouvelles catégories, espaces à la fois peu peuplés et éloignés des villes. En analysant les résultats au brevet et au baccalauréat, nous ne constatons aucune différence en termes de performance selon les catégories de l'espace. L'éducation nationale fait donc son travail, y compris dans ces zones isolées. La seule vraie différence se situe dans la zone de Paris, où les disparités au sein de l'aire urbaine sont significatives. En Île-de-France, nous observons une poche rouge de résultats plus faibles en Seine-Saint-Denis, dans le nord des Hauts-de-Seine et une partie du Val-de-Marne, c'est-à-dire dans les quartiers les plus populaires de la région. On peut donc en conclure que l'éducation nationale ne fait pas son travail dans ces quartiers défavorisés. Les mêmes espaces sont touchés par un cumul de pauvreté, d'échec scolaire, de violences et de trafics. Le même constat se fait dans l'ancien bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais. Il y a donc une double peine pour ces quartiers démunis dans la mesure où ils ont, morceau par morceau, des situations moins favorables mais qu'en plus cela fait « système ». Une école de l'échec scolaire, peu attractive, contribue à la déshérence et à la stigmatisation. Il faudrait se fixer comme objectif de justice de remplacer ce cercle vicieux par un cercle vertueux.

Dans les grandes métropoles, nous constatons un autre problème, contrepartie de l'attractivité : le prix très élevé du foncier. Ce prix du sol a des effets sur l'ensemble du niveau de vie et pas seulement sur le logement. Le salaire médian n'a pas la même signification selon le niveau des prix par région ou par aire urbaine.

J'ai réalisé une simulation simple sur trois cas où je somme le coût du logement et le coût de la mobilité. Dans le périurbain, le coût du foncier est nettement moindre mais celui de la mobilité est plus élevé. En prenant les situations d'un habitant du centre de Paris, d'un locataire de logement social en banlieue parisienne et d'un habitant à l'extrême de l'aire urbaine de Paris, nous pouvons constater que l'habitant du périurbain est à peu près dans la même situation que le locataire de HLM en banlieue et plutôt dans une meilleure situation que celui qui habite en centre-ville. Ce qui est intéressant, c'est le taux d'arbitrage, c'est-à-dire le rapport entre la marge que vous avez et votre revenu.

Pour terminer, j'ai réalisé une synthèse avec des spécialistes d'économie spatiale sur la productivité des grandes villes et les revenus des habitants. Dix métropoles concentrent 36 % de la population et 50 % du PIB. L'Île-de-France concentre 19 % de la population et 30 % du PIB. Le PIB par habitant en Île-de-France s'élève à 55 000 euros contre 33 000 euros pour la France entière, c'est une différence très significative en termes de productivité. Cependant, quand on regarde la situation en termes de revenus, les métropoles sont les plus pauvres. Le revenu moyen de la France métropolitaine s'établit à 20 000 euros pour 18 000 euros en Île-de-France. La vision classique qui consiste à dire que les villes sont riches et les campagnes pauvres est vraie en termes de productivité mais fausse en termes de niveau de vie.

M. Denis Dessus, président du Conseil national de l'Ordre des architectes. - Je suis Ardéchois, j'ai une agence à Shanghai et j'enseigne également en Chine. Je connais donc bien la campagne et la métropole. Le Conseil de l'Ordre des architectes a mis en place sur son site une plateforme de la transition écologique et une université permanente de l'architecture et du cadre de vie où nous agrégeons la réflexion.

Je voudrais aborder le sujet de la temporalité. Le modernisme a permis une amélioration substantielle de l'hygiène, de la santé, de l'espérance de vie et de la vie culturelle. Mais cette démarche, en grande partie, productiviste a durablement pollué les sols, l'eau et l'air et nous précipite dans l'anthropocène, la destruction du vivant. Nous devons nous rendre compte de ce phénomène biologique, d'expansionnisme qui conduit à l'épuisement des milieux, pour adapter nos politiques, nos ambitions et notre façon de vivre à ce constat.

En termes d'aménagement du territoire, nous pouvons dire que l'agriculture industrialisée a limité les besoins de main-d'oeuvre, abandonnant des milliers d'hectares cultivés aux landes et aux forêts, à l'extension de l'urbanisation et au mitage par les lotissements.

Les nouveaux modes de consommation et la recherche par les collectivités locales de taxes professionnelles et du mirage de la croissance d'emplois ont massacré les périphéries et les entrées de villes par l'implantation de zones commerciales et artisanales.

Avec l'arrivée des populations des campagnes et de l'immigration dans les années 1960, nous avons construit des silos de populations, regroupés dans des grands ensembles, aujourd'hui souvent dégradés et paupérisés.

Toutes ces zones monofonctionnelles représentent des échecs et ne prennent pas en compte la complexité réelle ni les supports du lien social. Ces erreurs urbanistiques sont peut-être l'opportunité de repenser nos villes.

Tout ce qui est réalisé sous couvert d'urgence et de réponse à un besoin immédiat - accueil de populations, relance de l'économie - mène à des erreurs. En architecture et en urbanisme, nous payons nos erreurs pendant des décennies, voire des générations. Penser l'aménagement du territoire vise à répondre aux besoins d'aujourd'hui mais aussi à ceux de demain.

Comment atteindre cet objectif d'équilibre et de cohésion des territoires dans des environnements en transformation sociologique et environnementale ? Beaucoup de personnes souhaitent vivre davantage à la campagne que dans les métropoles. Les leçons de la crise sanitaire sont un vrai propulseur et il faut que la révolution numérique nous permette de réinventer la vie dans les campagnes. Cela permettrait de désenclaver le territoire. Nos réseaux ferrés et routiers sont dans un état de dégradation avancé et il faut aussi réinventer les services publics, complètement obsolètes.

Nous devrions commencer par un diagnostic global de nos bâtiments publics pour imaginer la vie du XXIème siècle. En Ardèche, nous avons de vrais problèmes de mobilité. Il est difficile d'attirer des salariés quand il faut une heure pour aller à l'hôpital et qu'il n'y a pas de train. Au bout de deux ans, ils partent. Par ailleurs, le tertiaire n'a aucune justification d'implantation au coeur des métropoles. Les sièges de sociétés installés à La Défense sont absurdes et ils seraient mieux là où l'immobilier coûte moins cher et dans un cadre de vie meilleur. Cette mutation arrive, il faut la préparer pour que tous les territoires s'adaptent.

L'habitat résilient au changement climatique est capable de relancer la transition écologique. Les architectes savent construire des bâtiments qui n'ont pas besoin d'être chauffés et rénover en étant profitable à l'écologie et à la biodiversité. Le plan de relance incite à une rénovation thermique où nos bâtiments sont recouverts de polystyrène et chauffés avec des grille-pains électriques, ce n'est pas la bonne approche pour concevoir le monde de demain.

Pour repenser nos villes, il nous faut des diagnostics holistiques de la ville, de sa géographie, de ses plantations, de son patrimoine, de ses handicaps. Il nous faut des documents d'urbanisme réalisés par des équipes pluridisciplinaires - sociologues, écologues, architectes, paysagistes - pour identifier et recréer les couloirs de biodiversité et revégétaliser sans occasionner de problèmes sanitaires. Nous pouvons influer pour que les politiques aillent dans ce sens.

Nous ne devons pas sombrer dans la facilité de la vente à la découpe de l'espace public, modèle international des villes asiatiques, que nous n'avons aucun intérêt à reproduire. Les villes et les métropoles ont leur place, il faut les réparer et les rendre vivables. Cette transformation doit être guidée par l'intérêt général et non par le profit. Les élus ont un rôle fondamental à jouer. C'est pourquoi nous avons travaillé avec Emmanuelle Wargon sur un pacte national pour la relance de la construction durable. Le zéro artificialisation net ne veut pas dire tout arrêter, cela signifie adapter la ville, construire, déconstruire, transformer la ville.

J'en profite, puisque je suis devant des élus, pour signaler le frein que constituent le millefeuille décisionnel et le problème de la gouvernance. Comment aménager le territoire avec cinq structures politico-administratives pour gérer le même territoire ? La décentralisation est une bonne chose mais elle comporte beaucoup d'effets pervers.

Toutes les zones mono fonctionnelles constituent une erreur mais aussi une chance pour demain. Toutes les ZAD, les ZUP, les ZAC etc. qui ont artificialisé des centaines de milliers d'hectares et qui ont détruit des patrimoines qui avaient mis des siècles à se constituer sont à reconquérir. C'est là où il faut reconstruire la ville, reconstruire les friches, redévelopper du logement et de l'activité. Nous avons des terrains artificialisés et nous ne pouvons faire que mieux.

Je voudrais également évoquer Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, qui a souhaité que la future vague de rénovation de nos villes définisse une conception holistique de la ville. Cette rénovation prendrait en compte tous les paramètres sociaux, architecturaux, écologiques, artistiques, ce que la présidente appelle un nouveau « Bauhaus », pour lancer un mouvement moderne au bénéfice de toutes les populations. C'est une autre ambition que de mettre du plastique et du polystyrène sur nos bâtiments. Nous avons besoin d'une vision claire pour aménager nos territoires.

M. Pierre Veltz, ingénieur, sociologue et économiste. - Je voudrais dire avant tout, en matière de relations entre les métropoles et le reste du territoire, qu'il faut refuser l'idée d'un bloc métropolitain d'un côté, homogène, qui s'oppose à un bloc périphérique. Les métropoles ne sont pas homogènes. En termes de création d'emplois, cinq métropoles
- Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Lyon - dans l'ouest du pays affichent des taux de croissance de l'emploi salarié exceptionnels, tandis qu'une dizaine sont en dessous de la moyenne nationale pour la croissance de l'emploi.

Deuxièmement, contrairement à l'image courante, l'essentiel de la pauvreté et les inégalités les plus fortes sont dans les métropoles. Je suis particulièrement inquiet de l'aggravation des inégalités au sein des grandes régions urbaines, à Paris, Lyon, Marseille ou Toulouse où il n'y a en réalité aucune redistribution, aucun mécanisme de régulation des inégalités n'existe en effet à cette échelle.

De même, les territoires non métropolitains sont très divers. Je suis frappé par une mosaïque étonnante de zones péri-urbaines et rurales, dont certaines se portent très bien en dehors de l'attraction de la métropole. Vous avez cité la Vendée, je pense aussi à la zone de Chaumont, en Haute-Marne, avec un pôle dynamique autour des prothèses et il y en a beaucoup d'autres. En réalité, certains territoires périphériques se portent très bien et d'autres se portent moins bien parce que les habitants et les entreprises les ont quittés, plus que l'État qui les aurait abandonnés. Les chiffres d'accès aux services publics n'y sont pas très différents rapportés à la population. Évidemment, il reste le problème de la densité, qui est très difficile à résoudre.

Troisième point à souligner : il est temps de sortir de cette réflexion en termes d'opposition entre territoires, pour réfléchir en termes de coopération. Nous parlons de métropoles prédatrices ou locomotives. Ces métaphores ne sont pas justes.

En revanche, il existe un potentiel très important et en partie inexploré de création de valeur économique et sociale et d'emploi dans des coopérations qui restent à inventer entre les territoires métropolitains et les territoires environnants. Dans les domaines de l'écologie, des nouvelles énergies, de la valorisation des espaces naturels, les complémentarités sont évidentes. Il en existe aussi dans le domaine économique. L'industrie est située aujourd'hui essentiellement dans des zones peu denses alors que les services sont regroupés plus largement dans les métropoles. Il existe des avantages mutuels à développer des formes de réciprocité.

Enfin, s'agissant de l'économie et de l'emploi, le problème n'est pas seulement celui de la répartition, mais plutôt de la transformation profonde de notre économie et les enjeux de la mutation écologique. Nous devons inventer un nouveau modèle écologique et économique global en termes globaux, sans opposer l'écologie à l'économie, dans le cadre de ce que l'on appelle la transition écologique et que j'appellerais plutôt la bifurcation écologique.

Le combat écologique doit se traduire par la possibilité de continuer à créer de bons emplois. Le discours sur la désindustrialisation massive de la France est très convenu. Il faut le relativiser. La production industrielle continue à augmenter fortement en France. Les pertes d'emploi sont essentiellement liées aux gains de productivité mais, ce qui est important, c'est que l'industrie se renouvelle. Au plus fort de la crise de 2008, nous avons continué à créer des emplois et de nouveaux cycles. Notre système industriel vit un renouvellement profond.

Pour terminer, cela a été évoqué par Valérie Jousseaume, un nouvel imaginaire se développe, avec un tournant localiste qui valorise fortement l'économie de proximité, l'économie à courts rayons, les circuits courts. Ce nouvel imaginaire est lié à la mutation globale de nos valeurs, notamment dans la jeunesse. J'observe un contraste étonnant entre le dynamisme de certains territoires et la morosité nationale. Ces économies de proximité sont innovantes, elles viennent largement de la société civile. Cependant, il est illusoire de penser qu'elles sont suffisantes pour assurer la transition écologique, la décarbonation, la meilleure gestion des ressources à l'échelle nationale. Il s'agit là d'une illusion romantique. Ces économies sont très utiles et réactives mais insuffisantes pour inspirer le changement de paradigme auquel nous sommes appelés. Pour l'assurer, je pense que nous avons besoin d'une nouvelle pensée de l'aménagement du territoire à l'échelle nationale, avec des grands projets dans les transports, l'économie circulaire etc.

M. Didier Mandelli, président. - Je vous remercie pour cette hauteur de vue qui nous permet d'appréhender les sujets. Vous avez utilisé à plusieurs reprises le terme d'imaginaire, apportant une approche davantage sociologique ou philosophique au débat. Nous avons aussi besoin de ces éclairages et de cette pensée.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Dans notre rapport de 2017 Aménagement du territoire : plus que jamais une nécessité, nous nous sommes inquiétés, avec mon collègue Hervé Maurey, des effets sur la cohésion sociale et territoriale de la concentration de la croissance démographique et économique dans les métropoles, qui proposent des fonctions dites supérieures (formation, recherche, finance). On constate en effet que les effets induits par l'activité des métropoles sur leurs territoires voisins sont complexes, différenciés et contrastés. Et nous ne sommes pas les seuls. La mission « nouvelles ruralités » lancée à la demande du Gouvernement et qui a débouché sur la présentation d'un « Agenda rural », avait notamment proposé de renforcer la logique de coopération entre les métropoles et leurs territoires ruraux avoisinants via la contractualisation. Comment, selon vous, peut-on lier redynamisation de la ruralité et processus de métropolisation ?

Deuxième point, la Cour des comptes vient de souligner dans son rapport sur les finances publiques locales de 2020, que les objectifs de rayonnement des métropoles se sont peu traduits dans les faits jusqu'à maintenant, que les métropoles peinent à monter en puissance et que les dispositifs incitatifs (pactes État-métropoles, contrats de réciprocité) ont été peu mobilisés. Pourtant, les opportunités de coopération sont très nombreuses car les complémentarités sont réelles entre ruralités et villes : je pense par exemple aux mobilités, à l'alimentation, à la santé ou encore à l'accès aux services publics.

Alors, comment faire pour que l'activité et la richesse produite dans les métropoles irriguent et se diffusent sur les territoires voisins et réciproquement ? Et quels outils permettraient selon vous de renforcer la coopération entre métropoles et territoires ruraux voisins ? Faut-il envisager une stratégie de réimplantation de certains services publics, universités, centres de formation dans les territoires ruraux selon vous ?

Ma question suivante concerne le réseau intermédiaire des petites villes et villes moyennes, qui structure notre pays. Le Gouvernement s'est récemment engagé, à travers l'ANCT, dans un programme baptisé « Petites villes de demain ». Pensez-vous que cette maille territoriale est pertinente ? Comment donner les clés de réussite à ce tissu hybride entre l'urbain et le rural par rapport aux métropoles ?

Enfin ma dernière question concerne les « petites » métropoles. Au sein des 22 villes bénéficiant du statut légal de métropole, on constate un rapport de superficie de 1 à 22 entre la plus petite et la plus grande et un rapport démographique de 1 à 9.

Dans le même temps, le Commissariat général à l'égalité des territoires constatait un clivage entre les métropoles de plus de 500 000 habitants, dont le dynamisme est fort, et celles de moins de 500 000 habitants, dont la situation est plus contrastée et la capacité d'entraînement plus faible. Je pense par exemple à Brest, Nancy, Dijon, Clermont-Ferrand, Rouen, Orléans ou Metz.

Comment expliquez-vous ces différences ? L'une des faiblesses de ces métropoles de taille plus réduite que leurs « grandes soeurs » pourrait résider dans un manque de connexion entre elles. Les grandes villes de France sont généralement bien reliées à Paris mais l'interconnexion entre métropoles mériterait d'être renforcée. Pour aboutir à un « polycentrisme » efficace, qui avait été théorisé par la Datar, comment, par quels moyens, faudrait-il renforcer les liens entre ces métropoles de taille plus modeste selon vous ?

M. Stéphane Demilly. - Je reviens aux besoins primaires de Maslow : se nourrir, se vêtir et se soigner. Je voudrais vous entendre sur les injustices, les inégalités d'accès aux soins, de plus en plus criantes dans notre pays. On ne peut pas habiter la campagne et avoir tous les avantages de la ville, je l'entends mais la persistance des inégalités territoriales de santé, observées depuis longtemps et documentée par de nombreux rapports, y compris ici au Sénat, représente de mon point de vue une vraie bombe à retardement dans un contexte de progression de l'espérance de vie, de l'augmentation de la demande de soins et face à l'enjeu de la dépendance. Je rappelle que nous avons 227 000 médecins sur le territoire national dont 45 % libéraux, la part des hospitaliers ne cesse de progresser, donc dans les grandes villes, et un tiers des médecins ont plus de 60 ans. Ce problème de démographie médicale ne fait que commencer. Par ailleurs, comment expliquer qu'il y ait quatre fois plus de dentistes, à population égale, dans les Alpes-Maritimes que dans le Somme ? Les mêmes inégalités existent pour les dermatologues, les gynécologues, les cardiologues et les ophtalmologues. La moyenne d'attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologue est de 80 jours. Que nous conseillez-vous, forts de vos constats académiques, pour rééquilibrer nos territoires ?

M. Éric Gold. - Je souhaiterais insister sur les enjeux de l'habitat et de la construction en matière de développement territorial. La densification a été pour partie la règle ces dernières années. Depuis un an, la crise a mis en lumière des besoins différents et montré l'attractivité soutenue des zones rurales qui possèdent moins de services et davantage de difficultés de déplacement, des zones où la puissance publique est moins présente. Nous l'observons par exemple avec l'aménagement numérique, les lignes SNCF dégradées et la désertification médicale. Une autre demande est apparue pour des logements différents qui permettent de travailler, de faire école, de pratiquer une activité sportive. Cela pose des questions, surtout si la crise perdure ou si d'autres crises apparaissent. D'après vous, faut-il revoir le modèle ou l'échelle des documents stratégiques tels que les schémas de cohérence territoriale (SCoT) ? Et les documents d'urbanisme actuels qui en découlent sont-ils de véritables outils de rééquilibrage territorial selon vous ?

M. Rémy Pointereau. - Je vous remercie pour vos interventions très intéressantes. Madame Jousseaume, vous avez questionné la volonté des habitants à la campagne de « vivre dans la modernité ». Certains y travaillent et ils souhaitent de la modernité, des réseaux, des infrastructures, de la téléphonie etc. D'autres désirent y trouver de la tranquillité et un art de vivre, travaillant parfois en ville. Certains autres ne veulent pas d'odeurs ni de bruit. Des chartes de bon voisinage seraient nécessaires, entre les agriculteurs, les habitants, les entreprises. Comment trouver le bon équilibre ?

Pour monsieur Levy, j'ai une question sur les injustices et la pauvreté. Vous dites qu'elle se situe dans les centres urbains mais il y a aussi les invisibles dans nos campagnes, qui portent un sentiment d'abandon. Ils sont parfois à l'origine du mouvement des gilets jaunes qui additionnent tous les « moins » : moins de mobilité, moins de services publics, moins de commerces, de médecins, de téléphonie mobile, d'emploi... On nous avait dit que les métropoles allaient permettre d'engager un ruissellement mais vers la ruralité mais on ne le constate pas. Comment faire en sorte de renforcer l'attractivité de la ruralité ? Faut-il une discrimination positive sur le plan fiscal ou des charges, en s'appuyant par exemple sur les zones de revitalisation rurale (ZRR) ? Est-il possible d'agir par des relocalisations pour créer de l'emploi en milieu rural et instaurer de nouveaux cercles vertueux ?

Enfin, pour monsieur Dessus, l'urbanisation pose un problème aujourd'hui avec la volonté de regrouper la population dans les villes. Les SCoT et les PLUI ne permettent plus de construire dans nos communes rurales car les surfaces constructibles sont interdites. Il s'agit là aussi d'une inégalité.

Mme Valérie Jousseaume. - Je voudrais pointer le fait que vous posez des questions avec des lunettes réglées sur les problématiques de l'équipement. Je le dis sans jugement mais vous regardez les choses à partir de l'imaginaire de la modernité. L'équipement représente une vision hiérarchique de l'aménagement du territoire. Nous pourrions réfléchir avec l'approche de l'imaginaire du tourisme et de la qualité du cadre de vie. Cette vision plus régionale permettrait de comprendre par exemple l'inégalité du nombre de dentistes entre les Alpes-Maritimes et la Somme. Par ailleurs un nouvel imaginaire émerge, pas anti moderne mais alter moderne, un rêve de changement. J'insiste sur le pouvoir puissant de l'imaginaire. Le rêve est en la première matérialisation.

En ce qui concerne les petites et moyennes villes, je pense que l'imaginaire qui émerge les revalorisera. Les espaces ruraux sont désirables pour une partie de la population mais une autre partie s'intéresse aux villes petites et moyennes. Elle ne souhaite pas qu'elles soient équipées comme des grandes villes mais souhaite y trouver une qualité du cadre de vie et un autre modèle de sociabilité et de développement, un autre paradigme. Les villes moyennes doivent être équipées notamment en numérique mais il faut aussi repenser la mixité, la qualité architecturale, la beauté dans l'aménagement. Il faut aussi considérer l'aspect culturel, le désir d'une vie qui ne soit pas une vie de la production, de consommation, de l'absence de lien. Avec ces trois aspects, équipement, cadre de vie et type relationnel de notre civilisation, les villes moyennes possèdent beaucoup d'atouts. Il ne faut pas rester uniquement dans une approche centrée sur l'équipement.

M. Pierre Veltz. - Nous avons évoqué le sujet de la contractualisation et des formes de réciprocité à développer. Je pense que c'est la seule voie.

Nous n'allons pas redessiner les périmètres de nos métropoles. Cependant, notre vision de la ville est très médiévale. Même l'Insee part de critères de densité du bâti pour définir nos territoires, alors que ce n'est qu'un critère parmi d'autres et que la réalité de nos territoires est beaucoup plus diffuse. Les espaces naturels et les petites villes périphériques font parfois entièrement partie des systèmes métropolitains.

S'agissant de la contractualisation, nous avons besoin de dispositifs qui impliquent fortement la société civile, le monde associatif et le monde économique. Beaucoup de liens et de créations de valeur peuvent être développés en connectant mieux les économies métropolitaines et péri-métropolitaines. Nous devons traiter les sujets de l'alimentation, dans les domaines de l'énergie, de l'écologie, des ressources naturelles. Il faut ouvrir le champ, être créatifs. Il y a énormément d'opportunités et de champs à investir.

Par exemple, dans le domaine économique, il y a une distinction forte entre la « French Tech », le monde des petites entreprises appelées start-up, chouchoutées par le Gouvernement à juste titre, et la « French Fab », les activités industrielles. Ces activités plus traditionnelles ne survivront que si elles se renouvellent. Certaines PME dans les périphéries ou les villes moyennes sont confrontées à des difficultés de digitalisation. Parallèlement, vous avez dans les grandes villes des écosystèmes de jeunes qui sortent des universités et qui développent de nouvelles technologies. Ces deux mondes ne communiquent pas. Ce serait intéressant de les connecter.

M. Hervé Gillé. - Au-delà des constats sur la nécessité de la coopération, pouvons-nous aller plus loin sur les nouvelles stratégies à imaginer entre les métropoles et les autres territoires dans une approche de complémentarité ? Quelles compensations pertinentes pourraient être travaillées, par exemple en matière de carbone, dans une approche gagnant-gagnant ? Des métropoles vont avoir besoin de trouver des compensations carbone. Certaines coopérations sont installées pour développer des stratégies de productions alimentaires à proximité des métropoles, où les territoires peuvent trouver un bénéfice. Par rapport à ces dépendances réciproques, quelles stratégies pourrions-nous mettre en place selon vous ?

La planification territoriale repose aujourd'hui sur de grands schémas directeurs de type schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET), déclinés à l'échelle des territoires par des ScoT plus ou moins intégrateurs, des plans locaux d'urbanisme et intercommunaux (PLUI), des Plans climat, air énergie territoriaux. Quel regard critique portez-vous sur ces outils et quelles seraient vos propositions d'évolution ?

Enfin, nous avons évoqué les différents niveaux des collectivités. Nous ne travaillons pas souvent, dans notre pays, l'approche de la subsidiarité et donc les questions de délégation de compétences. Celle-ci peut permettre de dépasser la notion de niveau de collectivités locales pour mettre en place ces projets. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

M. Joël Bigot. - Madame Jousseaume, vous dites qu'il faut sortir des cadres mentaux habituels. Pensez-vous que les transferts de population observés suite à la crise sanitaire sont appelés à se perpétuer ? Étant donné l'envolée des prix de l'immobilier dans la périphérie de la région parisienne, je pense que ce problème est amené à durer. Ne pensez-vous pas que cet exode urbain à bas bruit posera des problèmes en termes d'équipement - je garde mes lunettes d'équipementier ? Faut-il que les élus du périurbain se dotent de nouveaux services publics ? Pensez-vous que l'aménagement du territoire doit faire l'objet d'une politique volontariste, c'est-à-dire accompagner les populations vers ces nouveaux cadres de vie ? Enfin, pour vous, existe-t-il une taille critique des métropoles ?

M. Olivier Jacquin. - Merci pour l'organisation de cette table ronde et vos interventions d'esprits brillants. Ma question concerne la régulation du prix du foncier. Vous avez fait le constat d'un écart puissance 10 du prix du foncier ainsi que de la ségrégation spatiale qu'elle engendre. Cependant, parmi les solutions que vous avez évoquées, la nécessité de réguler le prix du foncier est absente. Je bute sur ces questions depuis que je m'intéresse aux politiques d'aménagement du territoire. La France est devenue un pays de rente foncière et immobilière. La révolution française a permis d'obtenir le droit de propriété. Cependant, face à ce problème, personne n'affirme qu'il faut réguler le prix du foncier. Demain, dans le Grand Paris, des Franciliens s'enrichiront uniquement parce que leurs logements sont à côté d'une future gare. Nous n'avons pris aucune mesure sur les plus-values immobilières. Cette ségrégation sociospatiale est insupportable. Ma question s'adresse à monsieur Lévy : comment peut-on avoir une politique de cohésion des territoires sans réguler fortement le prix du foncier ?

M. Ronan Dantec. - Je trouve ces analyses brillantes extrêmement stimulantes même si je constate des conclusions différentes et une fragmentation qui demeure.

Madame Jousseaume, quels sont les outils de mesure de satisfaction de la population française par rapport à son lieu de vie ? Quel pourcentage de la population vit là où elle voudrait vivre ? J'ai été frappé par le fait que le périurbain n'est pas la zone la plus pauvre mais elle concentre cependant l'expression d'une aigreur politique et d'une insatisfaction de vie à travers le vote Rassemblement national. Quelqu'un peut-il m'aider à dépasser cette contradiction ?

Par ailleurs, dans l'état actuel des compétences du millefeuille institutionnel français, sur quel levier peut-on jouer, État ou collectivités, pour améliorer la coopération et créer cet équilibre d'aménagement du territoire ?

M. Jean-Michel Houllegatte. - Je m'adresse à Valérie Jousseaume : doit-on viser la satisfaction des désirs ou l'expression des droits ? Que pensez-vous notamment du livre d'Henri Lefebvre, « Le droit à la ville », qui affirme que la ville est le lieu du droit à la liberté, à l'individualisation, à la rencontre, à l'expression et à la traduction de nos valeurs de la République ?

De façon plus générale, comment réconcilier les métropoles et leur environnement rural ? Comment passer d'une logique de domination à une logique de coopération ? Je signale que l'ANCT vient de sortir un rapport intitulé Coopérations entre métropoles et territoires environnants : quels facteurs de réussite ?.

Nous sommes dans une phase d'expérimentation avec les contrats de réciprocité. Faut-il inscrire dans la loi l'obligation de ces contrats ? Faut-il aussi inscrire dans la loi une nouvelle gouvernance englobant les espaces environnants des métropoles ainsi que de nouveaux mécanismes financiers, notamment de réciprocité fiscale et de mise en commun de moyens, ce que l'on appelle aussi le partage des compétences « métiers » ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Dans la métropole de Lyon, nous étions habitués aux analyses du regretté Florent Dessus. Ma première question porte sur l'aménagement. Comment cadrer le phénomène d'expansion urbaine et des grandes agglomérations ? Voilà dix ans, dans la métropole de Lyon, que j'entends qu'il faut densifier la ville mais la métropole continue de s'étaler grandement à l'est. Comment peut-on remettre au goût du jour un développement que l'on appelle en « grappes de raisin » ?

Ma deuxième question porte sur la cohésion : comment rendre attractifs les territoires ruraux sans s'appuyer sur l'expansion des zones urbaines ou renforcer leur dynamisme ? Ne faut-il pas arrêter de penser le territoire en termes d'aires d'influence urbaine pour envisager la complémentarité des territoires dans leur fonctionnement et leur développement ?

Enfin, j'ai une question sur l'environnement : l'empreinte écologique ne désigne-t-elle pas la responsabilité des métropoles vis-à-vis des territoires ?

M. Jean-Claude Anglars. - Madame Jousseaume, vous avez utilisé le mot d'alter modernité. Ce terme a-t-il un rapport avec l'altermondialisme ? En matière d'imaginaire collectif, vous avez développé ce que nous appelions il y a un trente ans la « renaissance rurale » avec les concepts de droit au village et de sentiment d'appartenance. Pouvez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Nadège Havet. - La crise sanitaire a modifié nos usages. Que pensez-vous des nouvelles modalités de vie créées par cette crise ? Sont-elles selon vous durables ? Plus largement, l'aménagement du territoire futur peut-il être construit autour d'une fiscalité incitative avec une dotation globale de fonctionnement (DGF) qui prendrait en compte les charges de ruralité ?

M. Denis Dessus. - Merci à Gilbert-Luc Devinaz pour ses mots. En ce qui me concerne, je n'ai pas de retour sur l'agenda rural, je ne peux rien en dire. Les programmes « Actions Coeur de ville » et « Petites Villes de demain » fonctionnent. Ce dernier programme permet surtout l'apport d'un salarié pour monter des dossiers, ce qui signifie en creux que nos petites collectivités n'ont plus les moyens pour agir sur leur propre aménagement.

Les déserts médicaux ruraux sont liés à un problème de démographie des médecins mais surtout au désert d'équipement hospitalier. Nous payons l'absence d'analyse en coût global pour la gestion d'un service public. Il manque des sociologues dans les agences régionales de santé (ARS)... Le coût des déplacements pour aller jusqu'à l'hôpital doit être pris en compte dans l'analyse économique. L'analyse actuelle nous amène dans le mur et nous le constatons.

En ce qui concerne les enjeux de la construction, la densification est la règle et les documents d'urbanisme ne permettent plus de construire dans les campagnes. Je rappelle que ces documents d'urbanisme expriment votre politique en termes d'aménagement. Il faut les faire évoluer avec des équipes pluridisciplinaires, mobiliser plus de compétences, afin d'obtenir des outils mieux adaptés à nos territoires. Ces documents ne doivent pas traduire uniquement des possibilités de construction mais aussi des possibilités d'évolution, pour le confort des citoyens, notamment l'été avec les pics de chaleur, la biodiversité etc. Nos documents ont bien évolué mais ils sont encore trop centrés sur des questions de zonage. Il faut penser la mixité.

Il faut du temps pour traiter la régulation du prix du foncier... Les élus ont intérêt à maîtriser leur foncier, à imposer un prix de sortie. Il existe par ailleurs un potentiel de milliers d'hectares dans nos villes à transformer, avec les zones d'aménagement commercial notamment, qui peuvent décomprimer le coût du foncier. Il y a d'autres solutions, il est également possible de déconnecter la propriété foncière de la propriété du bâti.

Comment limiter le développement urbain ? Comment passer du zéro artificialisation au zéro étalement net ? Une volonté politique claire est nécessaire et les élus doivent être assistés par des équipes pluridisciplinaires. Il est possible de redensifier les lotissements pour éviter le mitage des campagnes.

La crise sanitaire dure depuis un an et nous n'avons pas adapté nos bâtiments aux risques épidémiques comme je le réclame depuis le 20 mars 2020. Comment se fait-il que nos lieux de travail, nos hôpitaux, nos Ehpad, nos écoles ne soient pas adaptés au risque épidémique ? Pourquoi la ventilation n'est pas modifiée ? Pourquoi ne crée-t-on pas des sas de désinfection ? Pourquoi n'intègre-t-on pas ces transformations dans les plans de relance ?

M. Pierre Veltz. - J'ai relevé une question sur la contractualisation qui me paraît essentielle. Je ne pense pas qu'il faille l'inscrire dans la loi. Tout ne peut pas être réglé par des normes. Je crois qu'il faut créer des forums très ouverts et pas seulement au sein du monde politique. Nous allons découvrir de multiples interdépendances qui existent déjà et qui sont sous-estimées, ainsi que des façons de les renforcer. Nous avons une vision trop fermée et segmentée du territoire.

Le foncier est un bien stratégique et rare mais il n'est pas régulé car il est lié au droit de propriété. La métropolisation crée une économie de rentes. Les inégalités de revenus en France ont moins progressé que dans d'autres pays, contrairement aux inégalités de patrimoine alimentées par l'envolée du prix du foncier. Sur le Grand Paris, nous avions imaginé une mécanique de régulation de la plus-value autour des gares express, mais cela n'a pas été mis en place et nous sommes dans le libéralisme total.

Sur le sujet évoqué des empreintes carbone, cela n'a pas de sens de calculer une empreinte au niveau d'une métropole. L'empreinte importée par la consommation des habitants est bien supérieure à l'empreinte directe. Il faut une vision élargie aux espaces ruraux environnants. La piste des compensations carbone serait une piste intéressante.

Sur les questions d'habitat et de densité, il existe une contradiction entre le discours sur la densité dominant et la volonté de village et de maison individuelle. Les urbanistes détestent les maisons individuelles. Il est pourtant possible de développer des maisons individuelles ou de l'habitat intermédiaire assez dense. Le drame n'est pas l'étalement en lui-même mais les formes qu'il a prises. Ces zones d'habitat pourraient être suffisamment denses pour accueillir des pôles de services et des transports en commun, comme en Allemagne. En France, nous avons des idées générales à appliquer partout, alors qu'il faudrait davantage de souplesse.

M. Jacques Lévy. - De nombreux problèmes liés à la santé dans les territoires résultent de problèmes structuraux, comme l'existence d'un secteur 1 et d'un secteur 2, particularité française. Un médecin qui souhaite gagner de l'argent a intérêt à chercher des poches de revenus élevés. Les zones qui n'offrent pas cet avantage souffrent d'une absence d'offre médicale, notamment de spécialistes. Nous constatons des déserts médicaux sur la totalité du territoire, qu'il soit peuplé ou pas, notamment dans les banlieues populaires. Le corporatisme a créé le numerus clausus pour limiter la concurrence. De la même manière, le peu de place pour les professions intermédiaires a empêché la création d'outils de santé publique dans des villes moyennes. Il serait possible de répondre à la demande en permettant une montée en puissance des infirmières ou de professions médicales intermédiaires.

J'en viens au sujet du ruissellement. Si les villes sont davantage productives, ce n'est pas parce qu'elles captent des richesses mais parce qu'elles les produisent. Il n'y a aucune raison pour qu'elles le compensent, pour qu'elles paient une dette. Je suis plutôt adepte des théories du développement endogène. En France, nous attendons tout de l'État. L'avenir, à mon sens, se situe dans l'idée que chaque lieu possède ses avantages, ses ressources, ses potentialités qu'il doit cultiver et valoriser. La solidarité est nécessaire mais dans une logique de projet. La redistribution publique de biens privés peut avoir du sens pour assurer un socle de biens premiers, mais l'enjeu aujourd'hui est de coproduire des biens publics, comme l'éducation, la culture, l'urbanité. L'essentiel des politiques publiques doit consister à organiser cette production. Les acteurs individuels y participent, avec leurs attentes et leurs imaginaires.

Par exemple, il est illusoire de croire qu'en augmentant l'allocation de rentrée scolaire, l'échec scolaire diminue. Ce serait plus productif de donner aux établissements les moyens de développer un projet éducatif dans une logique de coproduction avec les enseignants et les élèves. Nous vivons dans une société d'individus, leurs attentes sont essentielles. C'est à partir de ces attentes que des projets locaux peuvent être construits.

Pour conclure, je pense qu'il faut définir les bons périmètres pour les solidarités publiques du type contrat rural-urbain. Une gouvernance à l'échelle des aires urbaines inclurait le périurbain et ses espaces agricoles. Dans l'aire urbaine de Paris, vous avez 13 millions d'habitants et un très grand espace agricole, un bon périmètre pour une solution intelligente d'agriculture urbaine. Il suffirait de doter la Région Ile-de-France de pouvoirs métropolitains. Créons un gouvernement urbain à la bonne échelle et les éléments de réciprocité prendront spontanément leur place.

Enfin, concernant le prix du sol, il est un indicateur de la valeur des lieux, lié à l'intervention d'une multitude d'acteurs. Cette valeur est produite par la société dans son ensemble. Le foncier coûte plus cher dans les villes car celles-ci sont plus productives. Le foncier ne doit pas être vu comme de la pure spéculation. La taxe foncière pourrait être le nouvel impôt local de base qui remplacerait la taxe d'habitation et apporterait aux collectivités un outil d'action. Un propriétaire foncier bénéficie d'une production accumulée par la société depuis des siècles, il semble normal qu'il paie une cotisation pour privatiser cet avantage.

Mme Valérie Jousseaume. - J'essaie dans mon livre d'établir une généalogie entre les ruralités paysannes, modernes, et les ruralités en émergence que j'appelle bohèmes, traduisant le Nouveau monde. Je relie ce Nouveau monde à la demande d'une autre culture. Selon moi, ce courant en construction n'a pas de récit cohérent et agrège trois mouvements : le mouvement écologiste, les résistances paysannes et un mouvement altermondialiste qui dénonce le capitalisme tardif.

Je pense que l'effet Covid va persister car il n'est que l'accélérateur d'un mouvement plus ancien. Le processus d'urbanisation de la révolution industrielle est achevé. Je ne nie pas le poids des métropoles en effet de taille, mais l'observation des migrations internes à la France en taux relatif nous montre que les auréoles métropolitaines se développent jusqu'aux années 1990. Cependant, depuis les années 1990, on constate une attraction migratoire du sud et de l'ouest. Les métropoles n'apparaissent plus sur la carte des taux migratoires.

Quant à la satisfaction des cadres de vie, des enquêtes ont été réalisées par le collectif Ville Campagne dans les années 2000, qui montraient que les gens étaient satisfaits de vivre à la campagne alors qu'émergeait déjà un rêve de retour à la campagne. Je vous encourage à lire l'enquête de Maisons familiales rurales et de l'IFOP. Au-delà de l'aspect individuel de la satisfaction de son environnement de vie, l'attachement à un lieu est proportionnel à l'estime de soi des groupes sociaux qui l'habitent. Plus le changement d'imaginaire revalorisera un imaginaire rural et micro urbain, plus le taux de satisfaction des gens qui habitent la ruralité augmentera.

Pour finir sur le droit à la ville et le droit au village, j'ai parlé des besoins humains fondamentaux et non de la satisfaction des désirs. Ces besoins sont inconscients, psychologiques, non pyramidaux. Le droit à la ville s'appuie sur le fait que la modernité nous permet de satisfaire nos besoins fondamentaux de protection, de survie, de statuts, de rencontres. J'interprète la question du droit au village comme la demande de satisfaction des besoins humains fondamentaux hors des cadres de la modernité.

Derrière le droit au village, je mettrai quatre idées : le droit au village appelle la protection des corps, de la santé, de l'air respiré, des environnements, ainsi que la protection sociale, car nous assistons à un démantèlement des protections sociales collectives. Deuxièmement, il appelle la protection des cerveaux, de repos des cerveaux. Je pose ici la question du lien entre aménagement et santé mentale dans un contexte de révolution numérique qui prédit une rétraction spatio-temporelle. Troisièmement, le droit au village pose la question du lien, car nous sommes dans une société de déliaison, où tout est « marchandisé ». Il faut travailler sur le lien, sur le désir de convivialité. Enfin, il s'appuie sur un désir du sens collectif. En cela, l'aménagement n'est pas d'équiper un territoire, il traduit la matérialisation de représentation du monde. Nous voulons avoir une vie qui a du sens.

M. Didier Mandelli, président. - Je remercie les intervenants pour la qualité de leurs interventions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi visant à lutter contre le plastique - Examen des motions et des amendements au texte de la commission

M. Didier Mandelli. - Nous poursuivons avec l'examen des amendements de séance sur le texte de la commission n° 412 sur la proposition de loi relative à la lutte contre le plastique, présentée par Mme Angèle Préville et plusieurs de ses collègues. Nous avons à examiner sept amendements, dont un amendement et un sous-amendement proposés par notre rapporteure Mme Martine Filleul.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE LA RAPPORTEURE

Mme Martine Filleul. - À l'article 3, je vous propose d'adopter un amendement de précision rédactionnelle visant à s'assurer de son application effective, en prévoyant qu'un lâcher de ballons soit assimilé à un abandon de déchets commis sur le lieu du lâcher. Cette précision facilitera l'exercice par le maire de son pouvoir de police.

Cet amendement supprime également la référence au régime de sanctions prévu à l'article L. 541-46 du code de l'environnement. La rédaction proposée permettrait en effet un rattachement aux sanctions associées au pouvoir de police du maire en matière de lutte contre les dépôts sauvages.

L'amendement n° 10 est adopté.

EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 1er

Mme Martine Filleul. - Je propose un avis défavorable à l'amendement n° 1 rect.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 1.

Article 2

Mme Martine Filleul. - Je propose un avis défavorable à l'amendement n° 4.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 4.

Article additionnel après l'article 2

Mme Martine Filleul. - Je propose un avis défavorable aux amendements n° 2 et  3.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 2 et 3.

Article 2 bis

Mme Martine Filleul. - Je propose un avis défavorable aux amendements n°  8 rect. et 7.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 8 rect. et 7.

Article 3

Mme Martine Filleul. - Je propose un avis favorable à l'amendement n° 6 de M. Gold, sous réserve de l'adoption de mon sous-amendement n° 9.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 6 et adopte le sous-amendement n° 9 de la rapporteure.

Mme Martine Filleul. - Je propose un avis défavorable à l'amendement n° 5.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 5.

Les avis de la commission sur les amendements de séance sont repris dans le tableau ci-après :

Article 1er

Auteur

N° 

Avis de la commission

M. CIGOLOTTI

1 rect.

Défavorable

Article 2

Auteur

N° 

Avis de la commission

Mme VARAILLAS

4

Défavorable

Article additionnel après Article 2

Auteur

N° 

Avis de la commission

Mme VARAILLAS

2

Défavorable

Mme VARAILLAS

3

Défavorable

Article 2 bis

Auteur

N° 

Avis de la commission

M. LOZACH

8 rect.

Défavorable

M. SAVIN

7 rect.

Défavorable

Article 3

Auteur

N° 

Avis de la commission

M. GOLD

6 rect.

Favorable si rectifié

M. GOLD

5 rect.

Défavorable

Proposition de loi visant à la création d'une vignette « collection » pour le maintien de la circulation des véhicules d'époque - Examen des motions et des amendements au texte de la commission

M. Didier Mandelli. - Nous terminons notre réunion avec l'examen des amendements de séance sur le la proposition de loi visant à la création d'une vignette « collection » pour le maintien de la circulation des véhicules d'époque, présentée par M. Jean-Pierre Moga et plusieurs de ses collègues. Je vous transmets les excuses de la rapporteure Mme Évelyne Perrot, qui ne peut pas être présente ce matin. Il me revient donc de vous proposer les avis en son nom. Par cohérence avec l'examen de la semaine dernière qui a conclu à la non-adoption de la proposition de loi, la rapporteure propose à la commission des avis défavorables sur les quatre amendements déposés : 1 rect., 4, 2 rect. et 3 rect.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 1 rect., 4, 2 rect. et 3 rect.

Les avis de la commission sur les amendements de séance sont repris dans le tableau ci-après :

Article 1er

Auteur

N° 

Avis de la commission

M. PRINCE

1 rect. bis

Défavorable

M. DELAHAYE

4 rect.

Défavorable

M. PRINCE

2 rect. bis

Défavorable

M. MOGA

3 rect. ter

Défavorable

Désignation de rapporteur

Mes chers collègues, nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur sur la proposition de loi visant à garantir effectivement le droit à l'eau par la mise en place de la gratuité sur les premiers volumes d'eau potable et l'accès pour tous à l'eau pour les besoins nécessaires à la vie et à la dignité.

Ce texte, qui comprend 4 articles, a été déposé par nos collègues Marie-Claude Varaillas, Gérard Lahellec et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Son inscription à l'ordre du jour du Sénat a été demandée pour le 15 avril 2021, dans le cadre de l'espace réservé au groupe CRCE. Nous examinerons, sous réserve de confirmation par la Conférence des présidents, le rapport et le texte en commission le 31 mars prochain.

Pour mémoire, en 2017, notre commission avait déjà examié un texte comportant des dispositions visant à mettre en oeuvre le droit à l'eau potable et à l'assainissement. Il s'agissait alors d'une proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale, inscrite par le groupe écologiste dans son espace réservé, mais dont l'examen n'a pas pu être achevé par le Sénat.

En vue de cet examen prochain, j'ai reçu la candidature de M. Gérard Lahellec pour exercer la fonction de rapporteur sur ce texte.

La commission désigne M. Gérard Lahellec rapporteur sur la proposition de loi n° 375 (2020-2021), visant à garantir effectivement le droit à l'eau par la mise en place de la gratuité sur les premiers volumes d'eau potable et l'accès pour tous à l'eau pour les besoins nécessaires à la vie et à la dignité.

La réunion est close à 12 h 10.