Mercredi 17 mars 2021

- Présidence de M. Jean-François Longeot -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

« Quel bilan tirer pour l'attractivité des territoires concernés plus de dix ans après la réforme de la carte militaire ? » - Audition de Mme Line Bonmartel-Couloume, déléguée à l'accompagnement régional, du ministère des armées

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle de travaux sur l'aménagement du territoire. Je remercie Didier Mandelli d'avoir présidé notre commission pour l'audition de la semaine dernière, en mon absence.

Avant de traiter notre sujet du jour, je voudrais rendre hommage à Yannick Berbérian, ancien maire de Gargilesse-Dampierre dans l'Indre et ancien président de l'Association des maires ruraux (AMRF), décédé le 9 mars dernier. Je salue devant vous son engagement pour la valorisation de la ruralité et au service des élus.

Aujourd'hui, nos travaux porteront d'abord sur les conséquences de la réforme de la carte militaire sur l'attractivité et le dynamisme des territoires concernés puis nous reprendrons nos échanges sur la métropolisation à 10h30.

Pour débuter, nous avons le plaisir d'accueillir Madame Line Bonmartel-Couloume, déléguée à l'accompagnement régional (DAR) du ministère des armées. Madame Isabelle Saurat, secrétaire générale pour l'administration du ministère des armées, a eu un empêchement de dernière minute et nous prie de bien vouloir l'excuser.

Les restructurations des sites de la défense engagées en 2008 ont conduit à d'importantes mutations de nos territoires. Cette réforme visait à répondre aux besoins opérationnels des armées. Elle a conduit à la fermeture de 82 unités entre 2008 et 2015 et au transfert d'une quarantaine d'autres dans le cadre d'opérations de densification.

Certaines communes ont donc vu l'armée partir sans retour, si j'ose dire, quand d'autres ont vu la présence des militaires se renforcer.

Cette réforme prévoyait la suppression de 54 000 postes, avec pour conséquence des pertes d'emploi et d'activité, mais également une baisse du marché immobilier, une diminution de la base fiscale locale et donc une moindre faculté d'équipement public pour les territoires concernés. En somme : un défi important et une source de déstabilisation pour le tissu économique et social ; il est même susceptible d'entraîner un cercle vicieux de déclassement.

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat avait relevé, dans un rapport d'évaluation de 2012, que cette réforme atteignait tout juste son objectif, qui était de « faire aussi bien avec moins ».

Pour ce qui entre dans le champ des compétences de notre commission, nos collègues soulignaient un enchevêtrement cacophonique des zonages de soutien et des points de friction géographique.

Ce sujet nous intéresse tout particulièrement, car le Gouvernement a confié à l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), en lien avec les associations d'élus locaux et l'Insee, un travail de réflexion sur l'évolution des zonages de soutien au développement des territoires ruraux.

La réforme de la carte militaire est donc un « cas pratique » très intéressant, compte tenu de ses conséquences sur l'aménagement et l'attractivité de nos territoires.

Pour soutenir les territoires touchés par ces restructurations, l'État a en effet mis en place un nouveau zonage - les « zones de restructuration de la défense » (ZRD) - et deux outils contractuels : les contrats de redynamisation des sites de défense (CRSD) et les plans locaux de redynamisation (PLR). Dans ce cadre, plusieurs exonérations fiscales et sociales peuvent être déployées ainsi que des subventions, des cessions d'emprises militaires et des dotations, que ce soit par les collectivités territoriales dans une large mesure et par l'État.

Dans un rapport de 2014, la Cour des Comptes relevait l'« impact mal mesuré et quasiment négligeable des mesures fiscales » et un manque de lisibilité du dispositif pour les entreprises, constatant un faible recours aux différents outils accessibles.

Plus de douze ans après cette réforme, il nous paraît donc intéressant et nécessaire de recueillir des éléments de bilan sur cette politique et d'envisager son avenir. Et ce d'autant plus que les questions soulevées rejoignent celles qui se posent lorsque nous étudions d'autres zonages comme les zones de revitalisation rurale (ZRR) ou encore les bassins d'emploi à redynamiser (BER).

La gouvernance des zonages et leur portage politique pourraient également évoluer à terme, si j'en crois les propositions formulées tant par le rapport inter-inspections de juillet 2020 commandé par le Gouvernement que par nos collègues sénateurs. Je pense notamment à Rémy Pointereau - auteur d'un rapport sur les ZRR avec des collègues de la commission des finances - et à Louis-Jean de Nicolaÿ, qui était rapporteur de la proposition de loi portant création de l'Agence nationale de la cohésion des territoires.

Avant de vous laisser la parole, j'ai deux questions à vous poser. D'abord, peut-être pourriez-vous rappeler les principaux chiffres sur le sujet : les territoires concernés, le nombre total de contrats de restructuration signés, les financements mobilisés par l'État et les collectivités sur l'ensemble de la période de restructurations ?

Ensuite, selon vous, quels sont les grands enseignements de cette réforme du point de vue de l'accompagnement territorial et des restructurations ? Quels ont été en particulier les points forts et les points à améliorer ou les points de vigilance ? Quels sont les avantages et les inconvénients des zonages mis en place et des mesures associées ?

Je vous cède à présent la parole pour un propos liminaire, qui vous permettra notamment de traiter ces trois premières questions.

Mme Line Bonmartel-Couloume, déléguée à l'accompagnement régional, du ministère des armées. - Merci, Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de m'avoir invitée à cette audition. Afin de mettre en perspective quelques éléments, je préciserai en propos introductifs que la période entre 1997 et 2007 a consacré la professionnalisation des armées et la consolidation d'un modèle d'armées professionnelles complet mais dans un format réduit. Cette période a été marquée par des restructurations, des dissolutions, des transferts géographiques et des réorganisations qui touchaient essentiellement les formations des forces, à savoir les régiments, les bases aériennes et les unités navales. Le soutien était peu concerné sur cette période.

En 2008, la révision générale des politiques publiques a conduit à repenser fondamentalement le soutien logistique, technique et administratif du ministère. À la réduction homothétique de la période précédente a succédé une internalisation des commandements, directions et services de soutien avec, notamment, la création des bases de défense ainsi qu'une rationalisation réduisant leur empreinte territoriale.

La loi de programmation militaire (LPM) 2009-2014 prévoyait la réduction de 45 888 postes. La réforme a entraîné une adaptation importante de l'organisation et de la répartition des unités militaires sur le territoire national pour garantir la pleine disponibilité opérationnelle. Elle s'est traduite par la dissolution ou le transfert de plus de 110 formations, unités ou états-majors, dont 72 de l'armée de terre, 22 de l'armée de l'air, 2 de la marine nationale et 14 pour les services communs, c'est-à-dire les commissariats, les services de santé et les directions des systèmes d'information.

Dans le rapport annexé à la LPM, le paragraphe 3.5 précise quels seront l'accompagnement social des restructurations, le dispositif d'accompagnement territorial et la politique d'accompagnement immobilier. Je reviendrai sur ces éléments.  

La loi de programmation militaire pour 2014 à 2019 prévoyait une réduction de 33 675 équivalents temps plein (ETP). Les menaces terroristes pesant depuis 2012 puis la vague d'attentats de 2015 ont conduit l'exécutif à réduire à - 6 918 postes la déflation initialement prévue au titre de la LPM.

La période 2014-2019 a vu huit mesures de dissolution marquantes, à savoir deux pour l'armée de terre, notamment à Châlons, cinq pour l'armée de l'air comprenant entre autres Varennes-sur-Allier, Drachenbronn-Birlenbach, Dijon, Châteaudun et le transfert de l'école de chasse de Tours vers Cognac et une pour le commissariat des armées. Les mesures d'accompagnement social et économique des restructurations sont précisées, comme pour la période précédente, dans le rapport annexé au paragraphe 7.2.

À la suite de la revue stratégique de 2017, la loi de programmation de 2019-2025 consacre une remontée en puissance des fonctions opérationnelles de la cyberdéfense, de l'espace, de l'enseignement et de la protection avec un accroissement net d'effectifs de 6 000 postes.

Pour autant, cet effort consenti par la Nation s'accompagne d'un effort interne de poursuite de la rationalisation tant des fonctions opérationnelles que des services de soutien, permettant de dégager des effectifs supplémentaires, expliquant la poursuite des réorganisations. La montée en puissance d'un véritable pôle cyber sur l'agglomération rennaise, la création d'un commandement de l'espace centré essentiellement sur Toulouse et le regroupement de l'essentiel des fonctions ressources humaines (RH) des armées à Tours sont ainsi notamment prévus au titre des créations et des densifications de sites.

En revanche, si le dispositif d'accompagnement des personnels subsiste dans cette LPM, le dispositif d'accompagnement des territoires, dans l'hypothèse de fermeture, n'y figure pas. Il apparaît que sur les années récentes, les réorganisations ont amené à un accroissement des effectifs sur plusieurs sites. Je rappelle à cet égard l'implantation de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère sur le plateau du Larzac, le développement de la filière cyber à Rennes, l'espace à Toulouse et le renforcement des fonctions RH à Tours.

La circulaire du Premier ministre du 25 juillet 2008 pose le principe d'une aide globale à la redynamisation des territoires concernés par les mesures de redéploiement des armées. Elle prévoit un ensemble de mesures, dont des mesures d'accompagnement social, un accompagnement économique par la redynamisation des territoires et la création d'emplois dans le cadre des contrats de redynamisation des sites de défense (CRSD) lorsqu'une perte d'au moins 200 emplois est constatée. Des plans locaux de redynamisation (PLR) sont également prévus pour une perte d'au moins 50 emplois. Elle prévoit également des modalités adaptées de cessions des emprises, notamment des dispositifs de cessions à l'euro symbolique, des mesures d'aides aux entreprises pour favoriser l'implantation de nouvelles activités économiques, la mobilisation d'un fonds d'accompagnement des communes ainsi qu'un programme de délocalisation des administrations centrales pour compenser les pertes d'emplois. Des mesures d'exonération fiscale et sociale ont en outre été mises en oeuvre dans les communes reconnues en zones de restructuration de défense (ZRD).

Le financement de l'ensemble de ces mesures était prévu dans les LPM successives. Pour vous rappeler quelques éléments chiffrés, 320 millions d'euros - dont 20 millions d'euros pour les Outre-mer - ont été alloués pour la période 2009-2014 afin de financer les mesures d'accompagnement économique et de restructuration, à concurrence des deux tiers en provenance du Fonds pour les restructurations de défense (FRED) soit 213 millions d'euros et d'un tiers par le Fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT) géré par le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) puis par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Pour la période 2014-2019, le fonds a été abondé de 150 millions d'euros, dont 100 millions d'euros pour le FRED.

Ces moyens ont permis la signature de 64 contrats de redynamisation des sites de défense et de PLR entre 2009 et 2019, aboutissant à des actions favorables au développement des territoires. Ces contrats sont conclus et pilotés entre l'État et les acteurs locaux concernés, sous l'égide du ministère des armées et du ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, qui en suivent la mise en oeuvre et l'exécution, notamment dans le cadre du comité technique interministériel.

Au 31 décembre 2020, 55 contrats sont clos, mais pour 26 d'entre eux, l'exécution de certaines actions, en particulier les plus complexes, se poursuit. Les 29 autres sont des contrats soldés dont la totalité des actions est achevée et pour lesquels l'ensemble des crédits de paiement a été consommé.

À cela s'ajoutent les 8 contrats « vivants », qui correspondent aux 8 CRSD dessinés en 2009 et 2016 à la suite des restructurations les plus récentes, à savoir la Polynésie française, Varennes-sur-Allier, Luxeuil-les-Bains, Châlons-en-Champagne, avec un double dispositif, Dijon, Creil et Drachenbronn-Birlenbach.

Le dernier contrat de redynamisation de site de défense a été signé au titre de la LPM de 2014-2019 pour la fermeture de l'élément « air » rattaché de Châteaudun. Il a été signé le 30 décembre 2019 avec des crédits correspondants de 7,725 millions d'euros, dont 5 millions d'euros de FRED et 2,725 millions d'euros de FNADT.

M. Jean-Michel Houllegatte. -Merci, Madame, pour vos propos liminaires. Lorsque l'on conduit des programmes de développement local, il est souvent dit que la performance de l'entreprise est liée à la performance de l'environnement local dans lequel elle est implantée, dans la mesure où cette entreprise puise dans son environnement les ressources nécessaires à son développement, notamment les ressources humaines, technologiques et immobilières. Sur Cherbourg, par exemple, nous avons connu à travers le PLR un dialogue constant et assez constructif entre le délégué aux restructurations de la défense et les établissements locaux de défense, les sites et l'environnement. Nous avons désormais l'impression que ce dialogue s'est quelque peu refermé, car les sites de défense fonctionnent en vase clos. Ainsi, comment assurer le dialogue permanent avec les sites de défense ? Un exemple concret : nous nous sommes posé la question de développer un projet local commun avec les armées dans le domaine de la restauration collective, mais nous nous sommes rendu compte de la complexité de cette contractualisation avec les armées. Il manque des correspondants pour fluidifier les relations entre les sites de défense et les environnements locaux.

M. Stéphane Demilly. -Comme l'a rappelé le président Longeot, en 2008, dans un contexte budgétaire contraint par le ministère des armées, le Gouvernement lançait la réforme de la carte militaire qui prévoyait la suppression de 54 000 emplois. Cependant, cette réduction n'était pas homogène dans l'ensemble des régions, les plus affectées ayant été celles du nord-est du pays.

Les conséquences économiques pour les territoires concernés, qui étaient déjà fragiles, ont été « compensées » par un accompagnement souhaité de l'État, de l'Union européenne et des entreprises à hauteur de 1,1 milliard d'euros. Dès 2008, une circulaire indiquait que les futurs dispositifs de redynamisation des sites avaient pour objectif difficile, je cite, de « recréer à terme un nombre d'emplois par site équivalent aux départs imputables au ministère de la défense ».

Ma première question est donc la suivante : à ce jour, sommes-nous parvenus à compenser les pertes économiques subies par ces territoires déjà fragiles ? Disposez-vous d'un chiffrage précis, je pense aux emplois directs, indirects et induits et aux réductions de recettes fiscales et la baisse du marché de l'immobilier ? On pourrait penser que le compte n'y est pas. Les mesures de compensation publique mises en oeuvre étaient à l'époque variée - j'ai en tête ce qu'il s'est passé à Metz et la situation des centres de formation militaire à Bitche ou à Bordeaux ou encore la réhabilitation de sites militaires historiques comme Verdun - et certains sites ont subi plus fortement les conséquences de ces suppressions de postes.

En 2014, la Cour des comptes intervenait déjà sur le sujet en soulignant que les effets étaient incertains en termes d'emplois et de dynamisme pour un grand nombre de projets. Ma seconde question est donc : face à l'insuffisance des résultats constatés, y a-t-il d'autres compensations publiques à l'étude actuellement et quelles solutions complémentaires sont, le cas échéant, envisagées ?

Mme Line Bonmartel-Couloume. - Concernant l'ouverture des sites de défense, le ministère des armées accompagne en effet les territoires concernés dans la durée afin de permettre leur développement, y compris lorsque les contrats sont clos. Sur les sites qui ont été restructurés, le ministère poursuit son intervention. Sur les autres sites, la question de l'ouverture du ministère et des emprises du ministère sur les autres activités se fait localement. Nous engageons des travaux actuellement pour renforcer notre lien avec les acteurs locaux, je pense notamment aux entreprises.

Je rappelle que le ministère des armées effectue de nombreux achats. Les acheteurs du ministère tentent ainsi de solliciter les entreprises, qui n'ont pas forcément pour habitude de travailler avec le secteur public, en leur présentant les nombreux domaines et marchés dans lesquels elles pourraient mener des activités en collaboration avec le ministère. Parmi ces domaines figurent notamment l'alimentation et les infrastructures dans lesquelles il est possible de recourir à des petites et moyennes entreprises.

Comme vous le savez, le ministère a mis en place des pôles « Atlas » dans l'optique de permettre aux militaires et à leur famille d'accéder à un certain nombre de services. Par l'intermédiaire de ces pôles, il est apparu que les ressortissants du ministère des armées exprimaient les mêmes besoins que les habitants de la commune d'implantation de leur base aérienne ou de leur régiment par exemple. De fait, le ministère tente de travailler en collaboration avec les maisons « France services », par exemple pour avoir des temps partagés d'un représentant de la caisse d'allocations familiales (Caf), et avec l'ANCT dans le cadre du programme « Petites Villes de Demain », à l'exemple de Mourmelon-le-Grand. Nous avons des choses à bâtir ensemble, pour assurer ce lien entre nos implantations et les collectivités. Le ministère travaille en outre sur les projets alimentaires territoriaux (PAT), dans une logique de circuits courts, un exemple de projet engagé pour être au plus près des territoires.  

Concernant la création d'emplois, j'ai demandé qu'un bilan des contrats signés et des créations d'emplois me soit présenté. Il était prévu, dans les objectifs des contrats, que 39 000 emplois aidés soient créés à l'aide de crédits correspondants. Sur ces 39 000 emplois prévus, 23 000 ont effectivement été créés. Je précise qu'il s'agit d'emplois aidés, à savoir d'emplois directs. Les emplois indirects et induits ne figurent pas dans ces chiffres. Le nombre de 23 000 correspond à un nombre « socle » a minima. Je souhaite ainsi qu'une étude plus globale soit conduite afin d'évaluer précisément l'impact du départ des armées de certains territoires, mais je peux vous confirmer que de nombreux emplois ont été créés sur d'anciens sites militaires. L'analyse ne pourra être menée sur les 64 sites concernés, mais il s'agira de prendre quelques sites en exemple.

Au sujet de la compensation des emplois publics, il est vrai que certains contrats prévoyaient cette disposition et que tous les contrats n'ont pas pu être honorés à la hauteur des attentes initiales. Toutefois, à l'heure actuelle, l'un des exemples de compensation d'emplois publics peut être illustré par l'implantation de la Direction générale des finances publiques (DGFIP) sur d'anciens sites, à l'instar de ce qui s'observe à Châlons. Un pôle s'installera au cours des prochaines années à l'intérieur d'une ancienne caserne militaire.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci. Il serait en effet intéressant d'obtenir les résultats de cette étude afin de déterminer si les impacts ont été positifs ou négatifs. Nous pourrons, pour ce faire, vous entendre une seconde fois.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Merci, Madame, pour cette présentation très intéressante. En tant que membre du conseil d'administration de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), mes questions porteront plus particulièrement sur la gouvernance de cette politique. Quel regard portez-vous sur le fonctionnement des comités de sites présidés par les préfets de région pour piloter localement l'accompagnement de ces restructurations ? Comment envisagez-vous l'avenir du portage politique et institutionnel de ce zonage ? Faudrait-il confier son pilotage à l'Agence nationale de cohésion des territoires selon vous ? À ma connaissance, il n'existe pas aujourd'hui de structure de gouvernance dédiée aux ZRD, laquelle s'effectue plutôt dans une logique de coopération souple entre votre délégation et le ministère de la cohésion des territoires via l'ANCT.

Enfin, ma dernière question porte sur l'articulation des ZRD avec d'autres types de zonage déjà évoqués. Une analyse des différentes communes couvertes par les ZRD montre qu'environ 2 % d'entre elles ne bénéficient d'aucun autre zonage (zones de revitalisation rurale, "Action coeur de ville", "Territoires d'industrie", etc.). Au contraire, près de 100 communes sont concernées par quatre ou cinq zonages différents. Avez-vous constaté des différences entre les communes couvertes par plusieurs zonages de soutien et celles couvertes par aucun ou un seul zonage dans leur capacité à se redresser après le départ de l'armée ? Comment améliorer la coordination et la complémentarité des dispositifs, voire de les rassembler ?

J'ajoute une dernière question annexe relative à la base aérienne de Tours puisque j'ai entendu que celle-ci accueillait un pôle dédié aux ressources humaines. Cette base aérienne sera-t-elle encore en mesure de réceptionner des vols privés, notamment assurés par des compagnies aériennes telle Ryanair par exemple ?

Mme Marta de Cidrac. - 'En tant que sénatrice des Yvelines, je constate que des PLR ont été mis en oeuvre sur le plateau de Satory à Versailles et ils ont été très utiles pour le réaménagement du secteur Ouest en particulier. Étant donné que les PLR sont plus faiblement dotés que les contrats de redynamisation et qu'ils ont une échelle souvent plus large, quel est l'impact des PLR par rapport aux contrats ? Quelle est en réalité l'articulation existant entre ces deux dispositifs ? Pourquoi, dans certains cas, le PLR est-il privilégié par rapport au contrat ?

Mme Line Bonmartel-Couloume. - Au sujet de la gouvernance et de l'organisation des comités de site, je précise que chaque restructuration est précédée, dans le cadre de la signature du contrat, d'une rencontre entre le préfet et les acteurs locaux. Ainsi, ce dernier invite notamment les représentants des collectivités locales concernées, les entreprises, les chambres consulaires et les différents services de l'État afin d'évaluer l'ensemble des actions à mener pour permettre au territoire de se reconvertir.

Pour tous les sites concernés par un CRSD, une étude de l'Insee est systématiquement réalisée pour mesurer ce que représente le départ des armées. Ces études nous serviront à tirer le bilan à terme des conséquences, notamment en termes d'emploi, du départ de l'armée d'un territoire. Le comité de site est donc réuni avant la signature du contrat puis se réunit par la suite selon une régularité qui dépend de l'état d'avancement du contrat. Au début de l'exécution de ce dernier, les réunions sont particulièrement fréquentes afin que l'ensemble des questions que les élus se posent sur le devenir du site puisse être abordé. À Châlons-en-Champagne par exemple, les réunions se tiennent une fois par mois. À Châteaudun, où les travaux ont également été engagés, les réunions sont aussi très régulières. Au début du contrat, il est important que les réunions se déroulent de manière fréquente et régulière. Par la suite, les réunions peuvent être espacées de plusieurs mois. La crise sanitaire a évidemment compliqué la situation. Des comités se sont tenus par audio et visioconférence, de même que pour la validation des documents de façon numérique.

Le travail avec l'ensemble des pôles de l'ANCT est excellent. Actuellement, il n'y a pas de validation de nouveaux contrats, mais des avenants sont validés en comité technique interministériel et pilotés par l'ANCT. Le ministère des armées a surtout des échanges avec l'ANCT sur de nombreux autres sujets, à l'exemple des projets relatifs aux « Petites Villes de Demain » ou encore « Territoires d'industrie » que j'évoquais précédemment. Nous entretenons un fonctionnement excellent avec les équipes de l'ANCT.

Concernant, les zones de restructuration de défense et leur cohérence avec les autres types de zonage, je dois avouer que je n'ai pas d'éléments sur la pertinence des zonages entre eux. J'ai pu constater que les dispositifs étaient assez complexes pour les ZRD et nécessitaient de communiquer auprès des élus et des entreprises et de valoriser la possibilité des élus locaux de délibérer. Lorsque les entreprises ne sont pas suffisamment incluses dans les processus de délibération, les dispositifs ne fonctionnent pas. Il est nécessaire de rappeler que les entreprises ont la capacité d'avoir recours aux dispositifs d'exonération sociale et fiscale. L'information doit donc être partagée.

À Châlons-en-Champagne, les informations passent très bien et à chaque réunion du comité de site, le préfet demande à la direction départementale des finances publiques de faire un point. Les données dont nous disposons attestent que les dispositifs ont fonctionné grâce au partage de l'information. Nous espérons pouvoir mettre en place les mêmes dispositifs à Châteaudun afin que les entreprises puissent s'implanter en sachant qu'elles peuvent bénéficier d'exonérations fiscale et sociale. Je pourrais, si nécessaire, revenir plus précisément sur les ZRD, mais je ne dispose pas d'éléments plus précis concernant la cohérence et l'articulation avec d'autres zonages. 

À propos du pôle RH renforcé à Tours, les services RH de l'armée de terre et de la marine sont implantés dans des casernes en centre-ville tandis que les services RH de l'armée de l'air sont localisés sur la base aérienne. Toute la partie aéronautique de cette base aérienne sera transférée aux collectivités locales afin que ces dernières puissent continuer d'assurer des activités aériennes.

Mme Angèle Préville. -Merci, Madame, pour vos explications. Je souhaite savoir si un bilan sera dressé afin d'évaluer les conséquences sur les communes et les villes où des activités militaires ont été enlevées. Je pense notamment aux conséquences en termes d'évolution de la population, mais aussi de fermeture d'écoles, de commerces et de services publics. À l'inverse, quel bilan tirer concernant les zones où les activités militaires ont été renforcées ? Une augmentation de la population dans ces localités apparaît-elle ? Au sujet des emprises, qui sont parfois cédées à l'euro symbolique, existe-t-il un accompagnement assuré par le ministère des armées pour valoriser ces terrains artificialisés ? Y a-t-il un bilan sur la valorisation de ces terrains ? Pouvez-vous nous citer des exemples d'anciens terrains militaires qui ont pu être réutilisés pour un usage civil ?

M. Guillaume Chevrollier. - Dans le prolongement de la question qui vient d'être posée, je précise qu'en tant que sénateur de la Mayenne, j'ai connu le départ de Laval du 42e régiment de transmissions, qui était constitué d'un millier de militaires sur environ 50 hectares. La Mayenne a donc été affectée il y a dix ans par la réforme de la carte militaire. L'espace concerné a été cédé à l'euro symbolique aux collectivités locales et un espace à vocation sportive et culturelle est en cours de construction. Depuis, son potentiel foncier a été exploité et de nouvelles administrations et activités se sont installées, à l'instar d'établissements d'enseignement supérieur dans le domaine de la santé, d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou encore des équipements communaux. Des annonces de délocalisations d'administration centrale ont été faites, je pense au réseau de la direction générale des finances publiques (DGFIP), et nous attendons de nouvelles annonces. Le territoire se veut attractif pour accueillir de nouvelles administrations et activités. Ma question porte sur le suivi en termes de compensation en emploi et en termes de valorisation financière. Le terrain est certes cédé à l'euro symbolique à la collectivité, mais lorsque celle-ci revend une parcelle pour un projet privé, une part doit revenir à l'État. Avez-vous à ce jour une évaluation du montant total de ces fonds qui sont rétrocédés à l'État et de leur emploi ? Je souhaite savoir si ces fonds sont par la suite utilisés pour favoriser le développement des territoires.

Mme Line Bonmartel-Couloume. - Les CRSD concernent généralement des périmètres restreints, qui correspondent à des intercommunalités et à des zones qui ont subi une perte d'au moins 200 emplois. Les PLR sont prévus pour des pertes de l'ordre de 50 emplois et s'appliquent sur des périmètres plus larges, pouvant atteindre l'échelle du département. Une carte vous a été diffusée. Elle permet de voir l'état d'avancement de l'accompagnement des restructurations. Les PLR sont sur une plus grande échelle. Les CRSD correspondent à des restructurations lourdes, à l'instar de la fermeture de bases aériennes qui ont parfois pu entraîner la cession à des collectivités locales de terrains de 400 à 500 hectares.

Concernant le bilan du départ des armées de certains territoires, des études sont menées par l'Insee pour évaluer l'ensemble des emplois concernés, à savoir les emplois directs, indirects et induits. Aujourd'hui, nous avons besoin de savoir où nous en sommes. Des études ont été commandées. Elles concernent les emplois et la population ; la fermeture de classes scolaires est par exemple prise en compte.

À propos des territoires où les activités militaires ont été renforcées, notamment les quatre pôles de Tours, Toulouse, Rennes et du Larzac, des études ont systématiquement été menées avant l'implantation de l'armée. À Rennes plus précisément, nous avons observé la capacité du territoire à accueillir les développements du ministère en termes d'emplois dans le domaine du cyber et regardé si on allait pouvoir recruter sur place. Nous avons regardé si le renforcement de la présence de l'armée n'allait pas entraîner de tensions dans les écoles ou encore sur le marché du logement.

Dans le Larzac, une étude similaire a été menée. Nous avons mesuré le poids économique, pour les entreprises locales, de l'implantation de la 3ème demi-brigade de la Légion étrangère. Je pourrai bien sûr vous transmettre les liens renvoyant à ces études, qui permettent de voir les conséquences de l'implantation des militaires et de leurs familles.

Au sujet des cessions à l'euro symbolique et de la valorisation des terrains, dispositif qui avait été prévu initialement en loi de finances pour 2009 puis corrigé et complété en loi de finances pour 2015, il s'agit d'une cession en l'état des terrains aux collectivités, avec un complément de prix différé en cas de revente. Si la collectivité revend le terrain, on déduit l'ensemble des frais engagés par la collectivité et la différence est partagée entre l'État et la collectivité. Je n'ai pas le chiffre précis en tête.

Les cessions à l'euro symbolique intervenues entre 2009 et fin 2020 sont au nombre de 132 emprises cédées, pour une surface de 33 millions de mètres carrés soit environ 3 344 hectares de terrains qui ont systématiquement été valorisés. Nous avons toujours une évaluation faite par le service des Domaines, qui représentait en l'espèce 300 millions d'euros.

M. Jean-François Longeot, président. - Il serait en effet intéressant d'avoir des précisions à ce propos, car la question de Guillaume Chevrollier est importante. Madame Filleul souhaite compléter une question posée précédemment.

Mme Martine Filleul. - 'L'expérience que j'ai connue sur mon territoire avec la conversion de la base aérienne 103 à Cambrai et notre débat d'aujourd'hui tendent à montrer que l'on envisage la conversion de ces sites militaires uniquement avec le prisme économique. C'est tout à fait fondamental, mais je m'étonne que ces sites ne soient pas vus comme des opportunités environnementales et comme des possibilités d'avoir des projets innovants de ce point de vue. Dans le cas de la base 103, il est prévu la réalisation d'un site logistique tout à fait intéressant, mais qui a fait l'objet d'un traitement environnemental « classique » ; je dirais alors que l'importance des surfaces aurait dû nous conduire à avoir plus d'ambition sur le plan environnemental. Serait-il envisageable de faire preuve de plus d'innovation dans ce domaine ?

Mme Line Bonmartel-Couloume. - Il est vrai que le prisme économique est important puisque quand les armées quittent un territoire, des emplois sont perdus. Toutefois, concernant les opportunités environnementales et les projets innovants de protection de l'environnement, ce sont les acteurs du terrain, à savoir les élus, qui sont force de proposition. Nous avons des projets où des espaces sont conservés en terres agricoles ou en espaces protégés. Des bases aériennes ont parfois été transformées en terres agricoles ou en espaces protégés. Certains sites ont également donné lieu à la création de champs de panneaux photovoltaïques. Le prisme écologique fait donc aussi partie de nos préoccupations.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci de ces échanges. Vous pourrez en effet nous faire parvenir un certain nombre de documents, notamment cartographiques, afin de compléter vos réponses. Je constate que ce sujet des restructurations est important. Certaines collectivités ont dû faire preuve d'imagination afin de réhabiliter les sites et d'empêcher les fermetures de commerces et des services publics. '

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi tendant à inscrire l'hydroélectricité au coeur de la transition énergétique et de la relance économique - Demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur pour avis sur la proposition de loi n° 389 (2020-2021) tendant à inscrire l'hydroélectricité au coeur de la transition énergétique et de la relance économique.

Ce texte, qui comprend 19 articles, a été déposé le 25 février dernier par notre collègue Daniel Gremillet et envoyé au fond à la commission des affaires économiques. Son inscription à l'ordre du jour du Sénat a été demandée à la conférence des présidents pour le 13 avril 2021 par Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques.

Certains articles de ce texte portent sur des sujets relevant de domaines de compétences relevant à part entière de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, en application de l'acte de partage établi en 2012, notamment parce qu'ils concernent l'impact environnemental des politiques énergétiques, la biodiversité et l'intégration des contraintes environnementales.

Pour cette raison, la commission des affaires économiques nous a confié la délégation au fond de l'article 5, qui concerne les dérogations aux règles de continuité écologique et je vous propose également de nous saisir pour avis sur l'article 7, qui prévoit un modèle national pour les règlements d'eau.

La commission des finances a également reçu une délégation au fond pour l'examen du chapitre III de ce texte, portant sur le renforcement des incitations fiscales afférentes aux projets d'énergie hydraulique.

En vue de cet examen, j'ai reçu la candidature de Mme Laurence Muller-Bronn pour exercer la fonction de rapporteur pour avis sur ce texte.

La commission demande à être saisie pour avis de la proposition de loi n° 389 (2020-2021), tendant à inscrire l'hydroélectricité au coeur de la transition énergétique et de la relance économique et désigne Mme Laurence Muller-Bronn rapporteure pour avis.

« L'aménagement, égalité, cohésion des territoires : comment concilier métropolisation et développement territorial équilibré ? » - Audition de M. Olivier Bouba-Olga, professeur des universités en aménagement de l'espace et urbanisme à l'UFR de sciences économiques de l'université de Poitiers et chargé d'enseignement à Sciences Po Paris

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions sur le thème de la métropolisation et nous entendons aujourd'hui l'un des spécialistes de la question.

Monsieur Olivier Bouba-Olga, vous êtes économiste, chercheur, professeur des universités en aménagement de l'espace et urbanisme à la Faculté des sciences économiques de Poitiers. Vous avez également depuis peu pris la direction du service études et prospective de la délégation à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR) de la région Nouvelle-Aquitaine.

Vous connaissez bien la vaste question qui nous réunit aujourd'hui, pour y avoir consacré une part importante de vos travaux de recherche.

Le phénomène de métropolisation a soulevé et continue d'alimenter de nombreux débats scientifiques, économiques et politiques. Ses effets sont différenciés et complexes à appréhender compte tenu de la diversité de nos territoires et de l'hétérogénéité des vingt-deux métropoles que compte la France au sens juridique.

Dans l'actualité, nous assistons à deux approches différentes, voire opposées. D'un côté, un rapport de l'Institut Montaigne critique la concentration des richesses dans les métropoles et le manque de vision de l'État pour la résorption des inégalités territoriales. D'un autre côté, le dernier essai de Laurent Davezies, que vous connaissez bien, tend à montrer qu'en dépit de cette concentration des richesses dans les métropoles, les inégalités interrégionales de revenus disponibles bruts par habitant se réduisent de façon continue depuis plus de 30 ans. Dans un entretien avec Le Point, l'auteur indique même que les territoires en difficulté ont surtout été abandonnés par leurs habitants et les entreprises mais pas par l'État.

Sans opposer frontalement métropoles et territoires périphériques et ruraux, ce qui ne permet pas de saisir la diversité intrinsèque de ces territoires et l'hétérogénéité de la situation des métropoles, il me semble nécessaire de poser à nouveau la question de l'équilibre territorial dans notre pays, car les mutations territoriales que peut engendrer la métropolisation sont parfois pointées comme la source de nouvelles fractures territoriales, en matière d'accès aux soins, à la mobilité, à l'emploi et aux services publics.

Le Sénat, et notre commission en particulier, sont très sensibles à ces enjeux, qui irriguent nos travaux législatifs et de contrôle.

C'est le sens du rapport de 2017 de nos collègues Hervé Maurey et Louis-Jean de Nicolaÿ, Aménagement du territoire : plus que jamais une nécessité, et des travaux que nous menons avec la commission des finances depuis 2019 sur la géographie prioritaire de la ruralité, pour lesquels notre collègue Rémy Pointereau est particulièrement mobilisé.

Aujourd'hui, l'urgence climatique et la crise sanitaire semblent faire évoluer le rapport de nos concitoyens à l'espace, avec une forte aspiration à vivre dans les campagnes, et leur rapport à la mobilité et au temps, avec le développement du télétravail. Il est donc particulièrement intéressant pour notre commission de vous entendre dans ce contexte.

Avant de vous laisser la parole, je souhaite vous poser trois questions, que vous pourrez traiter dans le cadre d'un propos liminaire.

D'abord, quels sont, selon vous, les avantages et les inconvénients du phénomène de métropolisation ? Et quel est le résultat de ce bilan avantages/coûts d'après vous ? Ensuite, la métropolisation est-elle, selon vous, un processus nécessaire et inexorable ? La métropolisation est-elle un processus qu'il faudrait considérer comme un fait et dont on ne pourrait traiter que les conséquences négatives ? Enfin, comment les politiques publiques devraient-elles et pourraient-elles, selon vous, organiser ce phénomène de manière vertueuse afin que ces nouvelles dynamiques territoriales puissent bénéficier à tous dans un esprit de justice sociale ?

M. Olivier Bouba-Olga, professeur des universités en aménagement de l'espace et urbanisme à l'UFR de sciences économiques de l'Université de Poitiers et chargé d'enseignement à Sciences Po Paris. - Merci beaucoup pour votre invitation. Je vais en effet tenter de vous donner les éléments-clés qui s'articulent autour de ces trois principales questions que vous m'avez posées.

Le sujet de la métropolisation fait débat au sein des chercheurs, de même que le terme de « métropole ». La définition de ces termes ne fait pas consensus dans le milieu scientifique. À mon sens, ce sont les géographes qui sont le plus en pointe sur ces questions et qui ont produit les études les plus avancées sur le sujet, dans le sens où leurs travaux montrent que la métropolisation est un phénomène complexe, qui ne se limite pas à la taille ou à la densité des espaces considérés. C'est l'un des aspects, parmi d'autres.

La question des connexions au monde est tout aussi centrale. D'ailleurs, dans la littérature anglo-saxonne, il est plutôt question de « globalisation » que de « métropolisation » et Saskia Sassen, un des auteurs-clés, sous-tend cette idée de globalisation avec le concept de « global cities », en expliquant que la taille de la ville n'est pas l'unique facteur déterminant mais que le degré de connexion de cette dernière au monde est tout aussi primordial.

Qu'est-ce qu'une métropole ? Cette question constitue une première difficulté. En d'autres termes, les métropoles sont des entités territoriales qui présentent des caractéristiques sous différentes dimensions. Or, lorsque les chercheurs tentent de mesurer le phénomène, ils se trouvent quelque peu démunis en termes de données disponibles, ce qui contraint souvent à réduire la question de la métropolisation à l'« effet taille » et à dire que sans doute les territoires qui sont en mesure de produire le plus de richesses et d'emplois sont les très grandes villes, également appelées « métropoles ».

En France, par exemple, quel est le nombre de métropoles ? Certains chercheurs répondront qu'il en existe une seule, à savoir Paris. D'autres chercheurs préconiseront qu'il faut également comptabiliser des villes comme Bordeaux ou Toulouse, soit une dizaine de métropoles en France. D'autres encore vont se référer aux vingt-deux métropoles instituées par la loi. À ce sujet, une réelle problématique subsiste : où devons-nous commencer et où devons-nous nous arrêter dans l'identification de la liste des métropoles ?

Les chercheurs s'accordent toutefois à dire qu'il y a une tendance non pas forcément à la métropolisation mais surtout à l'urbanisation, au fait urbain. Malgré tout, il est clair que les villes créent un large bassin d'emplois et favorisent un fort dynamisme économique. La question est de savoir où placer le curseur dans la hiérarchie urbaine. À cet égard, je reconnais ne pas toujours être d'accord avec certains membres de la communauté scientifique - vous avez notamment cité Laurent Davezies. Je pense surtout que le débat doit exister afin de faire avancer la compréhension des phénomènes sociaux. S'il était admis que l'essentiel de la création de richesses et d'emplois provenait de Paris ou même des dix premières villes de France, je serais en désaccord. En revanche, je serais plutôt d'accord pour reconnaître que l'essentiel de la création de richesses et d'emplois provient des 250 premières villes de France dans l'ancien zonage en aires urbaines. Mais ce n'est plus le même sujet. Donc, la définition de la métropole constitue un premier sujet.

En second lieu, il existe un débat empirique sur les avantages tirés de la taille des villes. Le critère de la taille représente-t-il un avantage ou un inconvénient ? Une grande ville crée-t-elle plus d'emplois qu'une ville moyenne ou petite ? Avec mon collègue sociologue Michel Grossetti, qui est en poste à Toulouse, nous avons conduit des travaux empiriques à partir d'un nombre important de données et sur des échelles différentes et de larges fenêtres spatiotemporelles (zones d'emploi, aires urbaines, aires d'attraction des villes, depuis la crise, sur l'ensemble de l'emploi, sur l'emploi privé). Il est constamment ressorti de ces études que l'effet taille n'est pas systématique dans les statistiques. Les grandes villes ne sont pas toujours les plus performantes, cela dépend. Certaines grandes villes françaises surperforment en termes de création d'emplois et de dynamisme économique par rapport à leur taille, à l'instar de Toulouse, Nantes, Lyon, Bordeaux, Rennes et Montpellier. D'autres grandes villes sont dans la moyenne et stagnent à un niveau stable comme Strasbourg, Paris et Marseille, tandis que certaines métropoles, au sens de la loi française, sous-performent et souffrent d'un manque de dynamisme économique par rapport à leur taille, à l'exemple de Saint-Étienne, Rouen et Nice, de manière quasi systématique. Donc il y a une diversité de dynamisme au sein du grand ensemble « métropoles » et il faut donc se méfier des analyses statistiques qui raisonnent par catégorie de territoires. C'est là où je suis en désaccord avec certaines notes qui ont été publiées par France Stratégie ou l'Insee, où l'on compare la performance moyenne des métropoles avec par exemple la performance moyenne des villes moyennes. Quand on fait cet exercice-là, on va montrer que le « paquet » des métropoles est plus dynamique que le « paquet » des villes de taille inférieure. Ce que l'on oublie c'est l'hétérogénéité au sein de chaque « paquet » de territoires considérés.

Par ailleurs - et c'est souvent l'un des grands oublis dans les études à mon sens -, il existe des territoires hors métropoles, y compris des zones rurales et des villes moyennes, qui surperforment, d'autres qui sous-performent, certains dans la moyenne, d'autres sous la moyenne. S'il y a un résultat attesté par les chiffres, ce n'est pas un résultat qui oppose les villes moyennes aux grandes villes mais plutôt des dynamiques en termes d'emplois et de richesse. Statistiquement, la taille de la ville n'est donc pas systématiquement synonyme de dynamisme et de performance. Les chercheurs observent que des dynamiques favorables sont à l'oeuvre dans l'ouest et le sud de la France tandis qu'un grand quart nord-est expérimente des dynamiques plutôt défavorables. Donc en moyenne, une grande ville, une ville moyenne, une petite ville ou un espace rural va mieux dans l'ouest et le sud de la France que dans le grand quart nord-est.

Je précise que l'indicateur permettant d'établir ce constat, qui est le seul dont nous disposons, est le taux de croissance de l'emploi, c'est-à-dire la capacité à créer de l'emploi. À l'échelle fine, on est assez démunis en termes de données : on peut surtout regarder la dynamique démographique et la dynamique de croissance de l'emploi. On n'a pas d'indicateur de valeur ajoutée des territoires par exemple. Les PIB des villes et les PIB régionaux constituent des données très approximatives, qui n'ont pas beaucoup de sens. C'est pourquoi raisonner à l'échelle de la métropole masque selon moi une diversité beaucoup plus forte.

Je plaide ainsi pour prendre acte de la diversité des dynamiques territoriales. On a des potentialités de création de richesse et d'emplois sur tout un ensemble de territoires. Le discours « rouleau compresseur » qui consiste à dire qu'il faut soutenir les grandes villes, en espérant qu'il y ait un ruissellement, est un discours qui ne résiste pas à l'épreuve des faits. L'argent public étant une ressource rare, on pourrait avoir des discours performatifs : si l'on flèche tous les investissements publics sur les grandes villes, les autres territoires vont souffrir. Alors qu'en réalité, il y a des potentialités de création de richesse et d'emplois sur tous les territoires. J'essaie de croiser les compétences de l'économiste, du géographe et du sociologue et donc je me définis davantage comme un chercheur en sciences sociales. Et c'est ce que je démontre et que j'ai pu constater : partout où je suis allé, j'ai pu voir des entreprises innovantes, insérées dans la mondialisation, connectées au monde.

En Nouvelle-Aquitaine par exemple, la ville la plus connectée au monde est Cognac.

Je pense qu'il faut sortir du schéma opposant les métropoles aux petites villes et aux territoires ruraux, en se demandant avant tout comment créer plus de richesses et d'emplois. Si l'on recentre la question sur la création de richesses et d'emplois, il faut un peu oublier ces catégorisations et ces typologies pour identifier les différentes potentialités sur les territoires.

J'encourage donc, pour répondre à l'une de vos questions, à la reprise des politiques d'aménagement du territoire. Arrêtons les discours de compétitivité territoriale et de soutien aux seules petites entreprises qui démarrent, les « start-up », incubées dans les tiers lieux au sein des métropoles. Prenons acte des potentialités qui existent partout et veillons à ce que l'ensemble des personnes puissent répondre à leurs besoins de base (accès à la formation, à la culture, mobilités) et l'innovation émergera. Il y a toujours cette tension, en termes d'action publique, entre un objectif de création de richesses et d'emplois et l'objectif d'aménagement du territoire et de couverture des besoins des citoyens. À mon sens, nous sommes allés trop loin dans le discours de la compétitivité.

Il y a trois discours principaux autour de cette question. Un premier discours était porté dans une note rédigée pour le Conseil d'analyse économique par Philippe Askenazy et Philippe Martin, qui consiste à dire que cela fait trop longtemps que l'on fait de l'aménagement du territoire, qu'il faut plutôt mettre l'accent sur les villes plus performantes et que l'on pourra ensuite dédommager les perdants grâce aux recettes fiscales tirées de la croissance des villes les plus dynamiques. En soutenant les plus grandes villes, cela permettrait de « solvabiliser » les transferts sociaux. L'objectif serait de faire en sorte que les jeunes aillent dans les grandes villes et pour ceux qui sont immobiles, on fait des transferts sociaux.

Un autre discours, plutôt porté par Laurent Davezies et Thierry Pech notamment dans leur note pour Terra Nova ou encore par Jean Viard, consiste à plaider en faveur d'une division du travail. Les grandes villes seraient le lieu de l'activité mondialisée et innovante. Le reste des territoires abriterait l'activité dite présentielle ou résidentielle. Dans sa note pour la Fondation Jean Jaurès, Jean Viard explique en creux que les territoires situés en dehors des métropoles doivent surtout cultiver leur cadre de la vie et la qualité de leur air pour en fait permettre aux cadres qui travaillent et habitent dans les grandes métropoles de venir se reposer... Je caricature à peine. Les territoires hors des métropoles deviendraient des espaces de repos pour l'élite métropolitaine. Un système productivo-résidentiel.

Ce que je peux vous dire par rapport à mes travaux de recherche, c'est que ces présentations sont en décalage par rapport à la réalité des potentialités de nombreux territoires. Bien entendu, l'économie résidentielle est importante et il faut veiller au cadre de vie mais des possibilités d'innovation et de création de richesses se trouvent aussi en dehors des métropoles. Il n'y a donc pas de caractère inexorable à ce processus de métropolisation avec les réserves que j'ai émises. Des villes de petite taille ou de taille moyenne peuvent être plus dynamiques que certaines grandes villes.

M. Hervé Gillé. - Merci pour votre présentation. Vous questionnez l'évolution future des métropoles. On voit bien qu'il y a des tentatives de rapprochement entre les métropoles et leurs territoires voisins, notamment ruraux, ce qui souligne la question des interdépendances territoriales, qui doivent nécessairement s'inscrire dans des complémentarités sociales, économiques et environnementales. On pourrait donc imaginer de nouveaux contrats de coopération entre les métropoles et leurs territoires voisins. Pensez-vous qu'il faille aujourd'hui instituer et rénover ce type de contrats ? Nous avons des grands schémas plus ou moins intégrateurs (SRADDET, Scot, etc.), des pôles d'équilibre territoriaux, et le principe de la coopération territoriale pourrait s'instituer plus concrètement pour faciliter la coopération. Celle-ci pourrait comporter des objectifs gagnant-gagnant et de compensation fiscale et environnementale. S'il existait une taxe carbone payée par les territoires, à quel endroit les métropoles iraient-elles chercher ces compensations ? N'y a-t-il pas de nouvelles coopérations à développer pour trouver de nouveaux équilibres ?

Par ailleurs, la montée en puissance du numérique et de l'intelligence artificielle pourrait remettre en question le modèle métropolitain : quelle vision avez-vous de cet enjeu ?

Mme Martine Filleul. - Merci pour vos propos très intéressants et un peu originaux par rapport aux analyses traditionnelles. D'après la note de l'Institut Montaigne à laquelle le président faisait référence, la France connaîtrait un phénomène de métropolisation plus important que les autres pays d'Europe et cette métropolisation ferait apparaître des différences considérables entre les territoires, particulièrement en termes d'accès aux équipements, conduisant au développement d'un sentiment de désespérance au sein des populations des territoires délaissés, d'où l'apparition du mouvement des Gilets jaunes par exemple. Êtes-vous d'accord avec la thèse qui consiste à dire qu'en France, on a accentué et accéléré ce phénomène de métropolisation, notamment avec plusieurs lois (NOTRe, MAPTAM, etc.) ?

Par ailleurs, l'Institut Montaigne considère que le développement de la 5G contribuera à rétablir une certaine égalité ou à résorber ce sentiment de frustration dans les territoires hors métropoles. Je n'en suis personnellement pas convaincue. Qu'en pensez-vous ?

Mme Angèle Préville. - Je vous remercie pour votre présentation très éclairante, qui nous incite à voir les choses différemment. Je souhaite vous interroger au sujet des dynamiques territoriales. Pour quelles raisons les dynamiques démographiques et économiques sont-elles plus favorables dans l'ouest et le sud de la France ? Par ailleurs, vous n'avez pas évoqué le développement des circuits courts, qui présente des opportunités pour la transition écologique et le développement local. Quel est, selon vous, le potentiel de ces circuits courts ?

Mme Marta de Cidrac. - Merci beaucoup pour vos propos liminaires. En mai 2017, Hervé Maurey et Louis-Jean de Nicolaÿ ont publié un rapport intitulé Aménagement du territoire : plus que jamais une nécessité, dans lequel ils soulignent que l'ambition d'aménager notre territoire a été progressivement abandonnée avec un État qui se contente désormais d'une simple politique d'accompagnement des acteurs sans véritable cohérence d'ensemble. Ces dernières années, on constate même une accélération de cette politique d'accompagnement, à travers la multiplication des appels à projets, notamment dans le cadre du plan de relance et à travers l'Agence nationale de cohésion des territoires.

Que devons-nous penser, à votre avis, de ces appels à projets qui se sont multipliés depuis le début du quinquennat ? Pouvons-nous les considérer comme étant des éléments de politiques d'aménagement du territoire à proprement parler ? Et si oui, pensez-vous que cette méthode va dans le sens du soutien à une pluralité de dynamiques territoriales comme vous l'avez présentée et appelée de vos voeux en introduction ?

M. Olivier Bouba-Olga. - Concernant la première série de questions, il existe dans le discours politique que j'évoquais et que je dénonçais précédemment une exacerbation du concept de concurrence dans une société mondialisée. Un discours identique a prévalu au sujet des universités, les plus petites devant être abandonnées au profit des plus grandes qui ont vocation à bien se positionner dans le classement de Shanghai. La fusion des régions a fait l'objet du même discours, qui sous-tend un ensemble de représentations axées autour de la concurrence. Les acteurs et les territoires seraient en compétition.

Or, il se trouve que je plaide personnellement, aux côtés d'autres chercheurs, en faveur d'une vision de la coopération. Depuis la révolution industrielle, la création des richesses repose sur la capacité à se diviser le travail, à le répartir, en d'autres termes à collaborer entre entreprises et entre territoires. La fabrication d'un produit est issue de chaînes de valeur qui traversent les territoires, d'ailleurs peut-être que nous sommes allés trop loin dans ce phénomène. Donc le vrai sujet est : comment fait-on pour pousser les territoires à collaborer et à coopérer ? Attention, cela ne concerne pas que les relations entre métropoles et les autres territoires. Tous les territoires sont concernés, dans leurs interactions.

La difficulté est que le soutien des territoires s'appréhende à géométrie variable. Lors de la fusion des régions, une des principales questions qui s'étaient posées portait sur la délimitation de leurs périmètres. Il se trouve que cette question est incomplète car le choix du périmètre adéquat dépend du territoire et de son potentiel. Je prends l'exemple de la Nouvelle-Aquitaine : sur les sujets universitaires, par exemple, oui il faut développer les relations entre Poitiers, Bordeaux et Pau. Mais pour Poitiers, il est aussi pertinent de développer les coopérations avec Tours, même si ce n'est plus la même région. Sur la question du tourisme, il y a également des projets à développer entre le parc du Futuroscope à Poitiers, le Puy du Fou en Vendée et peut-être l'aquarium de La Rochelle. Il y a donc des collaborations multi-acteurs et multi-échelles à développer, dont le périmètre va changer à chaque fois que l'on change de sujet. C'est un travail beaucoup plus fin et donc complexe à mettre en oeuvre d'un point de vue politique, qui suppose des coûts de gouvernance et un fonctionnement en réseau notamment.

Alors que faire ? Soit on attend la bonne volonté des acteurs des territoires, ce qui prend parfois du temps, soit il faut mettre en place des systèmes d'incitation à la collaboration. Une région pourrait par exemple octroyer une subvention à condition que le territoire concerné coopère avec un autre territoire. Un système d'aides bonifiées pourrait éventuellement être instauré. Je ne suis pas le seul à parler de ces questions, je pense à Martin Vannier, qui travaille beaucoup sur « l'inter-territorialité ». Cela se développe ; Bordeaux met en place un système de coopérations interterritoriales avec Angoulême ou Saintes, par exemple, mais pour le moment, de ce que j'en ai vu, c'est inabouti et un peu creux même si je reconnais que ce n'est pas si simple.

À propos de la seconde série de questions en lien avec la désespérance des territoires hors métropoles et le mouvement des Gilets jaunes, auquel j'ajouterais les conséquences de la crise sanitaire, il existe à mon sens un problème de représentation des acteurs. Il y a des projets très positifs dans de nombreux territoires mais lorsque je m'y rends, je constate une représentation du type « sans la métropole, on ne peut pas le faire ». C'est une représentation. L'auteur qui a contribué à partager ce phénomène dans le débat public est Christophe Guilluy, qui a été fortement médiatisé. Finalement, il a le même discours que Philippe Askenazy ou Philippe Martin, discours qui considère implicitement que le futur est dans les métropoles, avec une théorie néomarxiste de lutte des classes dans un cadre géographique, insistant sur la désespérance des campagnes et petites villes. Empiriquement, c'est faux, je le redis même si je suis sans doute caricatural en allant vite. Toutefois, il est clair que cette désespérance des territoires dont nous parlons est le produit du discours de la concurrence et de la compétition.

Je pense que la crise des Gilets jaunes a, de ce point de vue, modifié les positions des décideurs politiques et le discours trop élitiste pro-métropoles en rappelant que l'activité économique ne se concentre pas seulement dans les métropoles. Les « start-up » ne sont pas les seules entreprises à représenter les métiers d'avenir. En outre, la crise liée à la Covid-19 risque également de bouleverser ces schémas dans la mesure où un mouvement de populations des grandes villes vers les villes moyennes pourrait être observé dans les années à venir. Le phénomène étant toutefois trop récent, les chercheurs ne disposent pas, pour l'heure, de données fiables permettant d'anticiper ce phénomène, lequel reste possible.

Il y a un contre-discours à produire. Il faut rendre visible ce qui s'invente dans l'ensemble des territoires pour faire évoluer les représentations politiques et sociales.

Par ailleurs, l'arrivée de la 5G, le développement du numérique et du télétravail peuvent-ils faire évoluer la situation ? Je n'ai pas la réponse précise à cette question mais je constate que le télétravail imposé par la pandémie risque de perdurer, dans une certaine mesure, pour les emplois qui s'y prêtent. Par conséquent, une certaine déconnexion entre le lieu de travail et le lieu de résidence est susceptible d'apparaître à court terme. Les infrastructures numériques sont donc essentielles, la question n'est pas totalement résolue. Nous parlons du télétravail depuis 50 ans mais c'est en train d'évoluer et la pandémie accélère cela.

Concernant la dernière série de questions, les dynamiques qui apparaissent plus favorables dans l'ouest et le sud de la France s'expliquent par la corrélation entre la dynamique économique et la dynamique démographique. Et il faut déterminer le sens de la corrélation : est-ce que la population vient sur un territoire parce que l'emploi augmente ou est-ce que l'emploi augmente parce que la population vient ? L'exemple de Toulouse est éclairant : avant la crise, le développement de l'industrie aéronautique amenait un besoin de recrutement, qui a attiré de la population. Dans d'autres cas, c'est l'inverse, avec l'héliotropisme, qui fait que l'emploi suit la population.

Tendanciellement en France, deux tiers des emplois sont aujourd'hui dédiés aux besoins des personnes et un tiers aux besoins productifs, contre un rapport de 50/50 dans les années 1970. Ce constat signifie que l'activité économique au service des populations devient dominante. Ce qui tire plutôt le développement économique et donc le développement de la population. Contrairement au quart nord-est, l'ouest et le sud de la France bénéficient d'un dynamisme économique productif et d'un dynamisme démographique favorable. Les emplois liés à la production qui ont disparu dans le nord-est n'ont pas été compensés par des emplois au service de la personne.

Quel est l'objectif pour un territoire ? Cette question est fondamentale. Durant plusieurs années, il était considéré que le territoire devait attirer des habitants. À Bordeaux, le mot d'ordre a été pendant longtemps « il faut dépasser le million d'habitants ». Aujourd'hui plus personne n'en parle. L'augmentation rapide de la population au sein d'une ville présente des inconvénients comme la hausse du prix du foncier et la congestion des axes routiers. Bordeaux va se comparer à Nantes, à Toulouse et éventuellement à d'autres villes d'Europe, et considère que l'objectif est rempli si la croissance de la population et de l'emploi est meilleure. Poitiers se compare à Limoges, à La Rochelle, Angoulême.

À mon sens, l'objectif prioritaire que devraient s'assigner les politiques c'est de faire en sorte de couvrir les besoins de la population et non pas de se comparer aux autres territoires de même taille. Il est nécessaire d'identifier les besoins des populations en termes de formation, d'éducation, d'accès à la santé, avant de créer de l'emploi. C'est là que les enjeux de transition et de circuits courts prennent toute leur importance. Il faut partir de la demande des citoyens et faire une analyse contextualisée en amont de la définition des politiques publiques.

Au sujet des appels à projets, je ne pense pas qu'ils constituent une solution optimale pour le développement des territoires. Ce serait plutôt une option à éviter. Ce sont toujours les mêmes territoires, bien dotés en capacités techniques et financières, qui parviennent à bien se positionner.

Il me semble que cela a changé en tout cas dans l'intention, par exemple si l'on prend le programme « Action Coeur de Ville » ou encore le programme « Territoires d'Industrie ». Il y a eu un travail préalable d'analyse, mené par le Commissariat général à l'égalité des territoires en l'occurrence. Je trouve que c'est une bonne approche, où l'on identifie les territoires sur lesquels il faut travailler le plus, les potentiels à exploiter et ensuite on se rapproche des acteurs locaux pour avancer. C'est ce que je fais dans mes fonctions actuelles en région Nouvelle-Aquitaine : nous produisons de la connaissance pour aider à définir des politiques publiques adaptées aux besoins. Je plaide pour une action décentralisée et contextualisée, qui répond précisément à des problèmes identifiés et documentés. Sur la question du chômage de longue durée par exemple, qui est un objectif que l'on peut tous partager d'un territoire à un autre, ma conviction est que tous les territoires ne peuvent pas appliquer le même modèle pour répondre à cette problématique. J'ai présidé le comité scientifique du dispositif d'expérimentation « territoires zéro chômeur longue durée » et dans la philosophie, nous nous sommes dit « si ça fonctionne, surtout ne généralisons pas » parce que ça ne peut marcher que si la politique est bien calibrée et en phase avec les besoins des acteurs locaux. Ce qu'il faudrait faire à l'échelle nationale et régionale, ce n'est pas tellement trouver un modèle, une solution générique à déployer partout mais plutôt donner à voir une palette de réponses possibles et que chacun des territoires aille piocher dans cette palette pour répondre aux enjeux locaux. Il faut donc expérimenter, différencier sur les moyens d'atteindre un objectif général, et laisser les acteurs locaux piocher dans une palette d'outils.

M. Philippe Tabarot. - Merci pour votre franc-parler bien que je trouve que vos propos sont parfois caricaturaux, notamment à propos du classement des métropoles. Je ne suis pas particulièrement en faveur des métropoles et d'ailleurs le territoire auquel j'appartiens ne s'est pas lié avec la métropole de Nice. Je me bats d'ailleurs au sein de cette commission sur le sujet des mobilités afin d'assurer une desserte la plus fine possible des territoires et notamment préserver certaines lignes ferroviaires qui n'accueillent que vingt ou trente personnes par jour mais qui sont tellement indispensables pour la vie de certains de nos concitoyens.

Dans mon territoire, la métropole est importante pour un certain nombre de sujets, et je m'en suis rendu compte en particulier en période de crise, car elle a les capacités à absorber les conséquences des crises, notamment en cas de catastrophe naturelle pour des territoires qui seraient sinon dans l'incapacité de se relever. À titre d'exemple, parmi les trois localités ayant été particulièrement affectées par les inondations dans le département des Alpes-Maritimes, les deux communes qui appartiennent à la métropole niçoise ont reçu les moyens leur permettant de se relever rapidement tandis que le territoire qui n'en fait pas partie va sans doute mettre le double ou le triple d'années à se remettre de la catastrophe.

Concernant le classement des métropoles que vous avez évoqué, je constate que la plupart des classements retiennent des critères très arbitraires par exemple sur la comparaison de la richesse des foyers fiscaux ou sur les dépenses de fonctionnement d'un territoire à un autre et ne prennent pas suffisamment en compte l'histoire du territoire, sa géographie, d'où l'on vient et où l'on va.

Je vous trouve sévère sur la métropole de Nice, qui crée des dizaines de milliers d'emplois avec son industrie, son tourisme à partir d'un aéroport international accueillant 14 millions de passagers par an - nous aurons l'occasion d'en parler lors de l'examen du projet de loi climat et résilience -, le développement de son économie verte. J'entends ce que vous avez dit sur le fond mais s'agissant des classements, je préfère ne pas m'y fier en fonction des critiques et des chiffres que l'on fait parler, un petit peu comme les sondages.

M. Bruno Rojouan. - En tant que sénateur de l'Allier, je peux confirmer que mon territoire, qui ne bénéficie pas de la présence d'une métropole, a connu une mobilisation très importante au moment du mouvement des Gilets jaunes. Je me demande par conséquent quelle est l'organisation du territoire qui correspond au mieux aux besoins des populations. Pensez-vous que les règles d'urbanisme, de culture métropolitaine, soient adaptées à des territoires à faible densité de population ? Je connais plusieurs communes dans le département de l'Allier qui ne parviennent pas à décrocher un permis de construire en l'espace de dix ans.

Comme vous l'avez évoqué à propos de la 5G, les axes de communication ont toujours fait office de vecteurs de développement. Pensez-vous que le développement du numérique pourra être bénéfique pour le développement des entreprises dans les territoires ruraux ?

J'ai connu l'époque de la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR) durant laquelle l'État pilotait la politique d'aménagement du territoire. Même si je crois que les collectivités locales, en particulier les conseils départementaux, doivent agir en la matière, avez-vous le sentiment que l'État est en mesure de reprendre un rôle important d'aménageur ? Enfin, pensez-vous que la France est un pays « à taille de métropole », capable de rivaliser avec les autres grandes nations métropolisées ? Quel est le positionnement des métropoles françaises par rapport aux métropoles internationales ?

M. Éric Gold. - Je souhaite profiter de votre présence, Monsieur Bouba-Olga, pour insister sur les enjeux de l'habitat et de la construction en matière de développement territorial. La crise a mis en lumière une attractivité soutenue pour les zones moins denses et la volonté de certains citadins de rechercher des espaces plus grands dans la mesure où - dans la perspective de la prolongation de la crise sanitaire ou en cas de nouvelle crise - la résidence devient le lieu de travail et d'autres activités. Ce phénomène s'observe malgré les inconvénients des territoires ruraux, à savoir le manque de services publics, l'isolement géographique et la désertification médicale. La prise de conscience écologique joue également en faveur des territoires avec la volonté des citoyens de consommer davantage local. Par conséquent, pensez-vous que les documents stratégiques et les documents d'urbanisme actuels correspondent encore à de véritables outils d'équilibrage territorial ou au contraire ne pensez-vous pas qu'ils favorisent le fait urbain au détriment des zones rurales ?

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Bannir la concurrence entre les villes et/ou les territoires est loin d'être acquis. La question de la formation est primordiale car les universités et les pôles de formation sont implantés dans les métropoles. Naturellement, si les transports et nos équipements ne sont pas organisés pour permettre aux jeunes d'aller à l'université depuis les territoires ruraux, les parents sont poussés à s'installer directement dans les grandes villes.

Je voudrais vous interroger sur le millefeuille politique et administratif qui existe entre les différents degrés régissant l'organisation des collectivités. Ne croyez-vous pas que l'existence de ce millefeuille rigidifie les actions de développement du territoire ?

M. Didier Mandelli. - Je me retrouve dans le contenu de vos interventions. Vous avez évoqué précédemment France Stratégie et nous connaissons la proximité entre Jean Pisani-Ferry, qui prône la théorie du ruissellement, et le chef de l'État. Je souhaiterais vous citer deux phrases de Jean-François Carenco, que nous avions entendu dans cette commission en 2016 sur la question de l'aménagement du territoire et du Grand Paris : « la métropolisation ce n'est pas grossir, c'est créer le monde, créer son avenir et le faire partager à ces territoires voisins. Ainsi, l'Oise n'a plus vocation à avoir une industrie lourde ou une agriculture qui change, mais d'essayer d'être à sa place pour bénéficier de la chance qu'est Paris ». Seconde phrase : « en Tarn-et-Garonne on a une vocation agricole et d'industrie également mais ma conviction c'est que la création de la valeur et la richesse aujourd'hui est dans les métropoles ». Je m'étais élevé contre ces propos dans la mesure où de nombreux territoires bénéficient de modèles de développement équilibrés, avec une industrie reposant notamment un entrepreneuriat familial et que l'on peut avoir des équilibres ailleurs que dans les métropoles. Au regard des dernières crises qui, depuis le mouvement des Gilets jaunes, ont remis en cause la perception des élites, pensez-vous que les hautes sphères de l'État et notamment les hauts fonctionnaires ont pris acte de ces changements et gouvernent en conséquence ?

M. Olivier Bouba-Olga. - Mes propos sont en effet caricaturaux en raison du manque de temps pour nuancer ces derniers. Je suis pourtant d'accord avec vous au sujet des classements auxquels je m'oppose totalement, à commencer par le classement de Shanghai pour les universités, qui a structuré notre système universitaire. Notre enjeu n'est pas d'être à la première place de ce classement mais de former 50 % de la population à un niveau Bac+3, ce qui nécessite la présence d'universités sur l'ensemble du territoire et non pas de se concentrer sur quelques universités.

Mes travaux empiriques aboutissent certes à un classement, sur le taux de croissance de l'emploi. Mais bien que Nice soit en dessous de la moyenne en termes de création d'emplois, cela ne signifie pas qu'un problème de développement caractérise cette métropole. À mon sens, l'enjeu primordial est la satisfaction des besoins des habitants : éducation, mobilités, culture. Si vous avez un taux de croissance plus faible que votre voisin, ce n'est pas important du moment que votre population est heureuse.

Mon discours n'est pas un discours anti-métropolitain : ce qui structure mon discours c'est la diversité. Bien sûr que les métropoles ont un rôle important à jouer mais il n'y a pas que dans les métropoles que se joue l'avenir de notre pays.

Concernant le département de l'Allier, il est difficile d'apporter une réponse sans identifier les particularités de ses problématiques. De manière générale, les réponses à apporter sont multisectorielles. Je pense qu'il faut revenir sur les besoins des populations, une politique de la demande, qui suppose une analyse très approfondie. Si l'on n'y répond pas, alors il faut adapter l'offre mais pas de faire l'inverse, sinon on peut manquer des sujets et des besoins.

Beaucoup d'entreprises, par exemple, n'arrivent pas à recruter. Pourquoi ? Parce que les formations n'existent plus, donc il faut développer la formation, parce que le conjoint ne peut plus se déplacer, donc il faut une politique d'accompagnement, parce que les jeunes ne veulent plus travailler dans l'industrie, donc travailler sur la représentation sociale des métiers au stade de l'éducation des plus jeunes.

Une nouvelle définition du rural a été retravaillée, qui préfigure une nouvelle géographie urbaine et rurale de l'activité économique. À cet égard, l'industrie est très représentée en milieu rural contrairement à ce qui est souvent pensé. Les entreprises ont besoin de ressources pour s'y développer, surtout du numérique.

Je ne sais pas, en outre, vous répondre à propos de la culture métropolitaine au sein des documents d'urbanisme. Je me situe peut-être dans une approche trop ancrée sur l'échelle micro. Je reste perplexe au sujet de l'efficacité des schémas, car une fois élaborés, les politiques s'en affranchissent parfois quand ils constituent leurs orientations stratégiques communales et leur communication locale.

Je concède que la problématique de la concurrence est particulièrement complexe et perverse. Ma conviction est que c'est un jeu perdant-perdant du point de vue de l'intérêt général. Parfois cela conduit à faire prendre en charge par le secteur public des dépenses autrefois assumées par le secteur privé. C'est un vrai dilemme du prisonnier. Comment en sortir ? Il faut une régulation à une échelle supérieure. Par exemple, la région Nouvelle-Aquitaine doit faire en sorte de dissuader les métropoles de se faire concurrence. Et l'État doit aussi apporter son aide. À l'échelle de l'Union européenne, il faut aussi réguler la concurrence que se livrent les pays parce que sinon, malgré les effets pervers, il y a toujours un intérêt à jouer...

Je reconnais, comme vous, que l'un des enjeux fondamentaux des politiques publiques en France porte sur les besoins en formation. Ces derniers doivent être bien répartis sur le territoire. Les antennes universitaires constituent des organismes qui fonctionnent de manière très satisfaisante à cet égard ! Ce qui est contraire au discours de la concentration. Je suis convaincu que ces antennes sont pertinentes. Il faut donc produire, encore une fois, un contre-discours, qui revienne au coeur de l'objectif : former des jeunes. D'un point de vue géographique, l'appareil de formation doit se situer au plus près des jeunes, y compris pour combattre les phénomènes d'autocensure. La recherche est de grande qualité dans les antennes, même si elle a tendance à être très liée au tissu local proche

Au sujet du millefeuille administratif et politique, la majorité des chercheurs s'accorde en effet à reconnaître qu'un problème d'émiettement persiste. À mon sens, l'apparition des intercommunalités a engendré des effets positifs en termes d'efficacité dans la gouvernance. La multiplication des intercommunalités pose toutefois la problématique du système électoral. Je ne connais pas de chercheur défendant la pertinence des périmètres régionaux actuels. Quoi qu'il en soit, l'enjeu principal pour les sphères dirigeantes et les élus locaux relève de la coopération et de la coordination. À travers mes nombreuses observations sur le terrain, j'ai pu constater que la coopération entre l'État et les régions n'est pas optimale. Là encore, il me semble que l'incitation constitue un levier satisfaisant pour encourager les collectivités locales à coopérer.

Comme vous l'avez souligné, le discours métropolitain s'apparente à une déclinaison géographique de la théorie du ruissellement et des « premiers de cordée ». Il ne s'agit pas d'une théorie car il a été démontré que celle-ci ne fonctionnait pas.

La question de la représentation des élites constitue en outre un véritable sujet qui se retrouve dans les parcours de formation puis dans l'entretien d'un centralisme politique particulièrement fort par rapport à d'autres pays. Pour revenir plus en détail sur la question de la formation, l'existence en France d'un double système incarné par les grandes écoles d'un côté et les universités de l'autre présente de nombreux problèmes, particulièrement en termes de diversification. Je ne pense pas que la formation des élites dans les mêmes grandes écoles soit bénéfique pour la gouvernance des territoires, pour laquelle une connaissance fine du terrain est à mon avis nécessaire. Ceci étant, le sujet de la formation et de la gouvernance par les élites est un vaste sujet qui peut uniquement se traiter sur le long terme.

M. Olivier Jacquin. - Merci, Monsieur le Président, d'avoir invité Monsieur Bouba-Olga. Il fut un temps où je fus la caution rurale du plus grand Scot de France, en tant que premier vice-président de la métropole de Nancy et son ouvrage Éloge de la diversité m'avait alors aidé à déconstruire le discours du « hors des métropoles, point de salut ». Je vous le recommande vivement.

Mes questions se rapprocheront de celles posées par mon collègue Hervé Gillé. Nous devons privilégier la collaboration par rapport à la compétition mais je me demande, pour ce faire, comment stimuler l'inter-territorialité. Travaillant beaucoup sur les questions liées à la mobilité, il me semble que les périmètres des bassins de mobilité ont été mal définis, notamment dans le cadre de l'examen de la loi d'orientation des mobilités. Nous nous sommes contentés de rester sur un périmètre intercommunal. Comment inciter à la coopération, au-delà des périmètres administratifs ? Comment pouvons-nous imaginer un renforcement du couple intercommunalité-départements et une montée en puissance des communautés de communes dans une vision véritablement décentralisatrice et girondine ?

Enfin, dans une présentation réalisée la semaine dernière par Jacques Lévy, les membres de la commission ont pu constater que les métropoles ne concentraient pas uniquement les richesses mais aussi la pauvreté. Cette même étude a en outre révélé que les populations les plus riches étaient majoritairement concentrées dans les zones périurbaines. Quelle est votre opinion quant à cette ségrégation socio-spatiale et quant à la non-régulation du prix du foncier ? Je vous remercie.

M. Frédéric Marchand. - Je ne vous ai pas entendu parler de la métropole européenne de Lille et vos propos renforcent l'impression d'une difficulté à la faire exister, par rapport à d'autres métropoles de France.

Je souhaite, à ce sujet, revenir sur la nécessité que vous avez évoquée de produire un contre-discours. Certes, la situation actuelle liée à la pandémie de Covid-19 est encore trop récente pour que nous puissions anticiper ses effets mais il apparaît que des conséquences à court terme peuvent déjà être décelées, notamment auprès des agences immobilières, puisqu'il est devenu beaucoup plus compliqué pour les citadins de trouver un bien en zone rurale.

J'ai lu cet ouvrage passionnant de Vincent Grimault, intitulé La renaissance des campagnes, où l'auteur explique notamment que la situation des territoires ruraux reste confortable et que, mieux dotés en argent public que les villes proportionnellement au nombre d'habitants, les territoires ruraux ont un potentiel de développement supérieur à celui des métropoles, largement exploité et congestionné.

Je souhaiterais savoir si vous partagez cette analyse et vous remercier pour les éléments particulièrement intéressants soulevés dans ce débat.

M. Guillaume Chevrollier. - Nous l'avons tous dit, à propos de la production d'un contre-discours, la ruralité offre des atouts incontestables (tranquillité, espace, sécurité) et des potentialités importantes, avec un développement qui repose sur des structures capitalistiques notamment familiales et qui s'inscrit dans le temps long. Il y a une forte diversité dans le modèle économique de nos territoires ruraux, appuyé par des élus locaux motivés et déterminés.

Je rejoins vos positions au sujet du dynamisme des territoires ruraux où, contrairement aux idées véhiculées par le discours dominant, des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME) sont implantées et sont particulièrement résilientes. Des « start-up » ont même été créées dans les zones rurales où nous identifions en outre une présence forte d'associations, tant dans le domaine culturel que dans le domaine sportif. La dimension associative me paraît devoir être soulignée davantage.

Le déploiement de la fibre et la création de formations techniques et de l'enseignement supérieur adaptées aux besoins du tissu économique local sont des éléments essentiels au maintien de l'attractivité de la ruralité.

En revanche, l'un des problèmes importants qui persiste dans les territoires ruraux et que vous avez peu abordé est la désertification médicale, notamment due au fait que les médecins souhaitent pratiquer en centre hospitalier universitaire (CHU) dans les métropoles. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Jean-François Longeot, président. - La désertification médicale est une problématique majeure, nous y sommes particulièrement attentifs au sein de cette commission.

M. Jean Bacci. - Merci pour ces informations particulièrement riches. La comparaison entre les territoires urbains et ruraux me fait constamment penser à la question des interventions de l'État dans les dotations par rapport aux territoires. Quelques années auparavant, l'État avait décidé de soutenir les territoires pauvres. Toutefois, le problème de cette politique réside dans la distinction qui a été imposée entre les territoires riches et les territoires pauvres. Un des critères principaux est le potentiel fiscal par habitant, auquel on a ajouté une subtilité avec le potentiel fiscal par habitant pondéré. À titre d'exemple, notre communauté de communes a 9 500 habitants, une richesse fiscale qui permet de définir un potentiel fiscal de 950 euros par habitant. La communauté d'agglomération d'à côté, 90 000 habitants, a une richesse fiscale par habitant à peu près égale. Toutefois, en raison de la pondération par rapport à la population, la communauté d'agglomération se retrouve avec un coefficient qui fait tomber son potentiel fiscal par habitant pondéré à 450 euros par habitant. Résultat : notre petite communauté de communes abonde le fond de compensation intercommunal à hauteur de 400 000 euros, la communauté d'agglomération voisine récupère 3 millions d'euros et la métropole de Toulon y récupère 11 millions d'euros.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Je souhaitais soulever un point relatif à la métropole de Strasbourg. Malgré son statut de capitale européenne, Strasbourg est l'une des métropoles les moins bien positionnées dans le classement que vous avez évoqué. Ceci étant, en dépit des inconvénients des classements que nous avons longuement mis en lumière, je déplore le fait qu'aujourd'hui, seuls les concours et les classements semblent importer, notamment car cela efface d'où vient le territoire et il est difficile de comparer des territoires qui n'en sont pas au même stade.

À de nombreux niveaux au sein de la société, la compétition prévaut en permanence sur la coopération. Je trouve qu'il s'agit là d'une forme de manipulation. Cet état des lieux se reflète sur les appels à projets dans lesquels la compétition est omniprésente et qui créent de la concurrence. Or, de nombreuses communes rurales ou communautés de communes ne disposent pas de l'ingénierie nécessaire pour répondre à des appels à projets relativement complexes qui peuvent demander l'étude de documents d'une trentaine de pages.

À cet égard, l'un des principaux problèmes que je soulève est le manque d'adéquation entre l'action publique et les besoins des habitants. Je ne pense pas que nous soyons dans les problématiques qui aident à améliorer le quotidien de nos concitoyens dans les projets politiques actuels. L'approche centralisée en France favorise la globalité et freine la valorisation des réussites individuelles. Ces dernières sont pourtant nombreuses dans les campagnes qui ont en outre l'avantage d'offrir un cadre de vie de meilleure qualité que les villes. Nous sommes à la frontière allemande et il y a aussi des enjeux d'image et de marketing. Par exemple, le Bade-Wurtemberg repose sur un tissu industriel familial et valorise fortement ce modèle. La communication dominante à l'échelle nationale ne valorise pas les singularités des zones rurales. À mon sens, la désespérance n'illustre pas correctement l'image de la ruralité car la qualité de vie est sans aucun doute meilleure dans le département de l'Allier que dans de nombreuses métropoles valorisées en termes d'image par les pouvoirs publics. On dit que le regard des autres génère du bonheur, donc c'est la mise en lumière des atouts des territoires qui me semble nécessaire. Le travail n'est pas une valeur mise en avant aujourd'hui à mon sens. Il faut prendre conscience des atouts de chaque territoire et soutenir leur image, au bénéfice des habitants.

Mme Patricia Demas. - Merci pour la qualité de ces échanges. En tant que sénatrice des Alpes-Maritimes, ancienne maire d'une commune rurale et membre de la métropole Nice-Côte d'Azur, je tiens à mettre en avant les conséquences favorables à la dynamique du territoire de la ruralité qui ont été engendrées par la métropole. Cette dernière me paraît bénéfique aux communes rurales à condition qu'elle favorise un partenariat entre les différentes collectivités et une réponse aux besoins des populations, dans la complémentarité. Chaque commune doit ainsi bénéficier d'un renforcement de ses compétences par le biais d'une gouvernance renforcée des maires. Le fait d'avoir pu bénéficier, dans la commune de Gilette, d'ingénierie et de dotations de solidarité nous a permis de répondre aux besoins de nos populations, notamment en matière de mobilité et dans le domaine de l'eau et de l'assainissement où la mutualisation des moyens est nécessaire.

Pour reprendre par ailleurs la thématique précédemment évoquée de l'urbanisme, je l'ai vécue également. L'écoute des élus de proximité permet de développer les complémentarités et c'est comme cela que la métropole peut devenir un outil fort. Je pense qu'il faut améliorer la coopération et la lisibilité des compétences.

Enfin, je pense que le plan de relance doit être mieux territorialisé pour coller aux besoins des territoires, par exemple en matière d'urbanisme et de revitalisation, pour relancer le tissu local et l'installation des familles qui devrait se renforcer avec la crise sanitaire. Il nous faut donc accentuer la transversalité entre l'action des opérateurs publics et la lisibilité des compétences pour faciliter les élus de terrain.

M. Olivier Bouba-Olga. - Merci pour l'ensemble de ces remarques. Je rejoins le point de vue selon lequel les catégories ne doivent pas être opposées les unes aux autres et qu'il faut jouer sur la complémentarité-coopération. C'est en train de changer et les métropoles commencent à travailler en lien avec les territoires voisins plutôt qu'à uniquement regarder leurs concurrentes directes.

De même que les métropoles, le rural se caractérise par une très forte diversité avec des problématiques très différentes d'un territoire à un autre. Je préconise donc d'oublier ces catégories que sont les métropoles, les villes moyennes et les zones rurales, qui nous conduisent à des logiques d'opposition. Le rural se caractérise également par une très forte diversité intrinsèque, ce que met aussi en valeur Vincent Grimault. L'un des points forts qu'il convient toutefois de mettre en avant en France est la qualité tout à fait satisfaisante des équipements disponibles dans les communes rurales. Cette qualité est largement supérieure à celle observée dans de nombreux pays, y compris européens. L'enjeu est de maintenir ce niveau d'équipements.

Une autre question fondamentale a été abordée, notamment via l'accès aux soins, qui est : comment continuer à couvrir les besoins de la population en innovant ? Que devons-nous inventer ? La question de la désertification médicale révèle un lobbying énorme des médecins. Il ne serait pas aberrant que les jeunes médecins, au même titre que les jeunes enseignants, débutent leur carrière en milieu rural. Cela résoudrait une bonne partie du problème et il faut rappeler que l'État investit beaucoup pour la formation de ces personnes. La volonté politique pourrait permettre de faire primer l'intérêt général.

Concernant les données disponibles en matière de pauvreté, il apparaît en effet que cette dernière se concentre aussi dans les grandes villes, contrairement à la présentation rapide qu'en a faite Christophe Guilluy assimilant les métropoles aux espaces de richesse. Nous avons aussi, bien entendu, de la pauvreté en milieu rural. Pour agir sur la pauvreté, il faut traiter l'ensemble des territoires car elle est diffuse.

Sur la pondération, il est vrai que les grandes villes ont des charges de centralité qui bénéficient aux autres communes voisines. Ce n'est pas nécessairement aberrant de faire contribuer les habitants voisins pour des équipements dont ils bénéficient grâce au rôle de centralité assumé par la ville proche. Le sujet est complexe et je ne le maîtrise pas dans le détail.

Vous dites que les classements font se déplacer les gens. Je n'en suis pas sûr. Cela fait surtout vendre des magazines. À propos de vos remarques liées à la nécessité d'améliorer la communication qui favoriserait l'image des campagnes, je vous rejoins sur le fait qu'il existe un aspect marketing. Cependant, les études sociologiques montrent que les mouvements de population interurbains ou des villes vers les campagnes ne reposent pas sur des dynamiques aussi insignifiantes. Statistiquement, les personnes qui s'installent dans une ville le font, majoritairement, soit car elles en sont originaires, soit car leur famille ou leurs amis y sont installés, soit car elles y ont trouvé du travail. Le lien social est fondamental dans le choix du déplacement.

En revanche, c'est essentiel de développer la communication et l'image de sa ville car cela permet de faire rester des habitants ! Beaucoup de dépenses de marketing territorial sont contre-productives, mais réfléchir à cette stratégie d'image est important.

En matière d'ingénierie, je vous rejoins, il y a besoin de politiques territorialisées avec des contrats de territoires pour ceux qui sont le moins bien équipés. Il faut des chargés de mission cofinancés par la région par exemple, pour mutualiser les ressources, développer de la connaissance et toujours mieux répondre aux besoins des habitants.

Je terminerai en soulignant que les politiques publiques doivent impérativement faire une différence entre les résidents d'un territoire et les usagers de ce dernier. Le maire d'une ville est certes élu par ses habitants mais sa ville est fréquentée par de nombreux autres citoyens qui n'y habitent pas ! Il faut donc s'interroger sur la destination des politiques publiques, pour les résidents, pour les usagers. Mieux cerner ces processus est essentiel.

Le couple département-intercommunalité est intéressant mais il y a des améliorations à apporter à de nombreuses échelles. Je travaille pour ma part plutôt sur le couple régions-intercommunalité. Nous avons désormais de grandes régions sur le plan démographique mais en termes de moyens d'intervention nous sommes encore faibles?! À titre d'exemple, le budget par habitant d'une région française, après fusion, c'est 400 euros par habitant contre 4 000 euros par habitant dans les régions allemandes, même si les compétences ne sont pas les mêmes et que la comparaison a ses limites. Il y a donc encore du travail à faire en matière de décentralisation et sans doute des éléments à développer pour les départements.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie pour ce débat très intéressant. Je partage en outre un grand nombre de vos positions. Sur la désertification médicale, les propositions de bon sens sont repoussées systématiquement, je parle d'expérience car j'ai travaillé sur plusieurs rapports liés à cet enjeu. Les délégations de tâches des médecins vers d'autres professionnels font toujours l'objet de difficultés, les contraintes mêmes minimes à l'installation ne sont jamais acceptées. On donne la possibilité aux médecins de prendre des engagements en lien avec l'assurance-maladie, ils ne l'utilisent pas. Dans le même temps, les incitations à l'installation ne produisent que peu d'effets et l'État n'est même pas en mesure de les évaluer ! Je crains que la demande sociale pour des mesures fortes finisse par se faire beaucoup plus pressante et impose des contraintes encore plus importantes à la profession.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 35.