Mercredi 27 octobre 2021

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Projet de loi de finances pour 2022 -Audition de M. Joël Barre, délégué général pour l'armement

M. Christian Cambon, président. - Lors de nos précédentes auditions sur le PLF pour 2022, les chefs d'état-major nous ont éclairés sur les capacités, parfois nouvelles, de leurs armées. Je pense au premier déploiement en opération extérieure des véhicules blindés du programme « Scorpion » par le 3e régiment d'infanterie de marine au Sahel et également au bon fonctionnement de nos moyens de transport stratégique, A400M et MRTT notamment, qui ont rendu possible le pont aérien entre Kaboul et la métropole dans le cadre de l'opération APAGAN.

Monsieur le Délégué général, le soutien que nous manifestons régulièrement à nos forces armées, nous l'adressons aussi, vous le savez, à la direction générale de l'armement. Nous sommes pleinement conscients de l'effort que vous réalisez avec vos équipes pour appliquer le calendrier d'équipement prévu par la loi de programmation militaire (LPM). Vous pourrez nous éclairer sur vos moyens d'action pour mettre en oeuvre, d'une part les objectifs fixés par l'actualisation stratégique 2021, et d'autre part les orientations données par le chef d'état-major des armées en vue de monter en gamme vers une capacité « d'engagement majeur » et vers le concept « gagner la guerre avant la guerre ».

Nous avons appris, par la presse, le lancement réussi du nouveau satellite 4A du programme Syracuse. En sécurisant nos communications militaires, il constitue une brique essentielle de notre souveraineté. À cet égard, vous pourrez nous dire comment s'organise votre collaboration avec le centre national d'études spatiales (CNES) au profit du commandement de l'espace.

Enfin, les chefs d'état-major nous ont également exposé les besoins futurs de leurs armées et certains défis à relever. J'use ici d'un euphémisme pour décrire ce que nous comprenons être de vraies difficultés.

Je note en particulier, pour l'armée de l'air et de l'espace, une situation préoccupante à partir de 2023, avec une réduction du parc de l'aviation de chasse du fait des cessions de Rafale et du retrait programmé de certains Mirage 2000. Si on enlève 12 Rafale, soit cela n'a pas de conséquence et on en avait pas besoin, soit les conséquences sont dommageables, comme nous le pensons. Cela mérite quelques explications.

Nous n'avons pas encore entendu le chef d'état-major de la marine mais d'ores et déjà, nous anticipons des difficultés concernant le calendrier de livraison des futures frégates de défense et d'intervention (FDI), du fait du contrat d'exportation grec. La Marine nationale aura-t-elle la capacité à assurer la permanence à la mer, de l'Atlantique jusqu'à l'indopacifique, sur plus de 2 ou 3 théâtres simultanés ?

Votre audition, Monsieur le Délégué général, est donc attendue, tant pour saluer les réussites que pour vous exprimer, avec nos rapporteurs budgétaires pour avis, nos interrogations et nos points de vigilance.

Je rappelle que cette audition ne fait pas l'objet de captation vidéo, afin de vous laisser toute liberté dans vos propos. Monsieur le Délégué général, la parole est à vous.

M. Joël Barre, délégué général pour l'armement. - Je suis heureux de vous présenter le PLF pour 2022 concernant l'équipement des armées. 2022 est la 4ème année d'exécution de la LPM et d'augmentation du budget du programme 146. Ce budget est passé en crédits de paiement (CP) d'un peu plus de 10 milliards d'euros en 2017 à 14,5 milliards d'euros en 2022, attestant du bon déroulement de cette LPM, adoptée en 2018. Cet effort substantiel en matière d'équipement a déjà permis des livraisons significatives, notamment les Griffon et la réussite de l'opération APAGAN grâce au couple A400M et MRTT (Multi Role Tanker Transport). Je note que nous sommes en train d'achever la mise en service des capacités opérationnelles de l'A400M. Nous venons de certifier la capacité de suivi de terrain automatique à 150 mètres d'altitude de cet appareil. C'est une première mondiale pour un avion de transport.

2022 sera aussi l'année de mise en oeuvre de l'ajustement des décisions prises dans le cadre de la LPM pour renforcer certaines priorités. Dans le domaine de l'espace, nous aurons, en 2022, 646 millions d'euros de CP. Nous étions à environ 400 millions d'euros, il y a quelques années ! Nous avons démarré le programme de lutte anti-drone, mis en place en 2021 et nous avons commencé à livrer ces systèmes pour des bulles de protection sur notre territoire national et, en expérimentation, sur les théâtres d'opération. Nous avons enfin démarré les expérimentations nécessaires à la maîtrise des grands fonds marins. Nous en espérons les premiers enseignements dès la fin de cette année.

En termes d'innovation, les efforts se poursuivent, nous atteindrons en 2022 un milliard d'euros de CP. Environ 170 millions seront consacrés à l'innovation ouverte, provenant d'autres domaines que celui de la défense mais qui peuvent être utiles à notre défense, et l'innovation participative qui vient de nos armées. Cette augmentation de ressources (700 millions euros en 2017) nous permet de renforcer notre effort dans la préparation des programmes futurs et des nouvelles technologies émergentes, notamment l'hypersonique, les armes à énergie dirigée (AED) et la lutte anti-drones. Des efforts sont également engagés dans les technologies quantiques. Nous renforcerons notre soutien au développement des PME et ETI à travers le Fonds innovation de défense (FID) qui poursuivra ses investissements, nos partenariats thématiques et nos projets en termes de recherche. Cela nous permet de préparer le futur en matière technologique, aussi efficacement que possible.

Je voudrais également souligner le 3ème volet en termes de développement des actions de coopération européenne. Sur le programme euro-drone, avec les Allemands, les Italiens et les Espagnols, nous attendons leur feu-vert définitif mi-novembre pour pouvoir engager le programme dans la foulée. Sur le système de combat aérien du futur (SCAF), les ministres français, allemands et espagnols ont signé un accord de coopération le 30 août dernier, lançant la phase de démonstration. Il faut maintenant transformer cet accord de coopération en contrat industriel de la part de la DGA et des industriels. C'est en cours et nous espérons y parvenir courant novembre. Concernant le char de combat du futur, une étude de système est en cours et sera prolongée jusqu'à l'été 2022, pour permettre un dialogue avec notre partenaire allemand sur les modalités d'engagement des actions de recherche et de technologie, qui butent encore à l'heure actuelle. Sur le standard 3 de l'hélicoptère Tigre, nous comptons engager ce programme d'ici la fin de l'année, en bilatéral avec les Espagnols, en attendant que les Allemands nous rejoignent éventuellement au cours de l'année 2022. Enfin, sur la patrouille maritime, nous allons prendre en compte la décision des Allemands d'acheter des avions Boeing, ce qui nous déphase entre les besoins français et allemands. Nous devons réfléchir à la suite que nous voulons donner à l'étude préliminaire système. Je souligne le bon déroulement du partenariat dans le domaine terrestre avec la Belgique, avec l'opération CAMo et l'achat de véhicules et équipements Scorpion par les Belges. Ce partenariat va entrer dans une nouvelle phase avec l'engagement du programme VBAE (véhicule blindé d'aide à l'engagement) d'ici la fin de cette année, programme qui sera mené en coopération.

Enfin, je rappelle les bons résultats que nous avons obtenus en termes de capacité et de participation industrielle grâce à l'EDIDP (European Defence Industrial Development Programme) qui a couvert les années 2019-2020 et à la mise en place du Fonds européen de défense (FED) en 2021.

Dans le cadre du programme 146, 20 % de nos CP sont consacrés à nos programmes de coopération européenne bilatérale et communautaire à travers le FED.

La Base industrielle et technologique de défense (BITD), est essentielle. Elle réalise les matériels dans le respect des contraintes de programme, de coût, de performance et de délai. Nous avons complètement engagé le plan de soutien à l'aéronautique, décidé au printemps 2020. Nous avons pérennisé le dispositif de Task Force permettant de surveiller entre 1 000 et 1 500 entreprises de la BITD. Nous en avons soutenu déjà 140 au titre de la crise sanitaire. Nous sommes très vigilants sur la situation de ces entreprises stratégiques qui sont dans un état critique.

Nous avons mis en place le Fonds Innovation Défense. Il vient compléter le fonds Definvest, dédié au soutien et au développement des PME stratégiques pour la défense, en procédant à un soutien capitalistique lorsque c'est nécessaire, soit lorsque les entreprises sont soumises à des aléas, voire des attaques car elles développent des technologies qui peuvent être utiles dans les systèmes d'armement du futur. Enfin, nous les aidons aussi en matière de cyber-sécurité en leur proposant un cyber diagnostic, une analyse de leur vulnérabilité et la mise au point d'un plan d'action permettant d'y remédier.

En ce qui concerne l'exportation, nous avons souffert de la crise sanitaire en 2020 au niveau des prises de commandes et nous sommes tombés à moins de 5 milliards d'euros, alors que nous étions autour de 8 milliards les années précédentes. Ce sera mieux en 2021. Nous avons les contrats d'exportation du Rafale avec la Grèce et la Croatie et le contrat en préparation des frégates de défense et d'intervention avec la Grèce. Cela confirme le tropisme européen de nos exportations par rapport à un passé récent.

Ces bons résultats sont permis par tous les efforts de transformation faits par les uns et les autres dans nos processus, nos méthodes et nos organisations. Avec les armées et l'industrie, nous avons su généraliser la conception capacitaire des programmes futurs, avec dorénavant une approche système, en multipliant les collaborations et en créant des plateaux d'ingénierie, des documents uniques de besoin, des programmes d'essais et d'expérimentation communs... Dans nos opérations d'armement, nous avons également multiplié des structurations incrémentales et modulaires afin d'être plus agile dans leur développement et leur mise en service. Tout ceci a apporté des gains de temps et de performance. Ainsi le porte-avions de nouvelle génération a fait l'objet d'un travail préliminaire qui a duré seulement deux ans. Sur les programmes comme Albatros, les délais de rédaction du contrat avec Dassault ont été réduits de deux mois sur les Falcon de surveillance maritime. De même, on a gagné quelques mois sur la mise en place des patrouilleurs océaniques. Dans la phase d'essai en aval, nous avons réduit de 6 mois la phase de validation du Griffon et divisé par deux, le délai de livraison du Barracuda, malgré la crise sanitaire.

Voilà le tableau général que je voulais vous brosser sur le PLF pour 2022. Je suis à votre disposition pour les questions.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie de cette présentation et je donne tout de suite la parole aux rapporteurs.

Nous commençons par le programme 144 « environnement et prospective de la politique de défense ».

M. Yannick Vaugrenard. - J'ai deux questions sur le financement des études amont et des projets dans le domaine spatial. Les crédits du programme 144 affectés aux études amont sont en hausse : de 820 millions d'euros en 2020, ils ont progressé à 901 millions d'euros en 2021 pour atteindre 1 milliard d'euros pour 2022. Cette trajectoire est conforme à la trajectoire de la LPM et elle est attendue par nos industries de défense. À cet égard, la perte du contrat australien se traduira par une réduction du plan de charge des bureaux d'études dédiés aux sous-marins : très concrètement, ne faudrait-il pas accélérer les études du sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) de 3ème génération pour conserver nos emplois et nos compétences ?

Plus largement, s'il faut se féliciter de l'augmentation des crédits d'études amont, il faudra surtout veiller à ce qu'ils soient effectivement dépensés et bien fléchés. En 2020, environ 100 millions d'euros de crédits n'auraient pas été consommés. J'appelle votre vigilance sur ce point car nous savons par ailleurs que le sous-investissement privé risque de s'aggraver avec les restrictions faites par les banques françaises sur l'accès aux crédits et aux simples transferts de trésorerie pour nos industriels de défense. Ce sujet est vital pour l'innovation, nos entreprises et notre souveraineté. Que pouvez-vous nous en dire du point de vue de la DGA ? Par la même occasion, comment se met en place le FID ?

Le lancement du satellite Syracuse 4A par Ariane 5, a été évoqué par le Président. Il s'agit d'un saut technologique pour la sécurisation de nos communications militaires autour du globe mais aussi pour l'observation des satellites espions. Mais nous voyons aussi que d'autres puissances développent des capacités spatiales de destruction de satellites et auraient, notamment la Chine, expérimenté un planeur hypersonique transcontinental.

Par ailleurs, le programme 144 finance des projets emblématiques qui sont pour l'heure au stade des études. Je pense au démonstrateur d'action en orbite YODA (Yeux en Orbite pour un Démonstrateur Agile) que le chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace a évoqué et qui vise à valider le concept de satellite patrouilleur - guetteur et je pense également au démonstrateur de moyens de caractérisation des menaces spatiales.

La création du commandement de l'espace est certes encore récente, mais son existence apparaît déjà comme indispensable. Aussi, l'urgence est de savoir comment et selon quel calendrier la DGA prévoit de transformer ces concepts en équipement opérationnel pour notre stratégie spatiale ?

Enfin, au vu de l'accélération des menaces et des investissements qu'il faudra consentir pour les contrer, pensez-vous que de nouveaux ajustements de la LPM en cours seront nécessaires ? On voit que la part des études amont pour l'espace augmente de plus de 100 % en passant de 42 millions d'euros en 2021 à 85 millions d'euros pour 2022. Le développement d'une coopération européenne dans le spatial militaire vous semble-t-il possible et crédible pour prendre le relais du spatial civil ?

M. Christian Cambon, président. - Nous passons au programme 146 sur l'équipement des forces.

M. Cédric Perrin. - Lors de votre dernière audition ici, vous avez évoqué le projet de VBAE (véhicule blindé d'aide à l'engagement), successeur du VBL (véhicule blindé léger), engagé dans un cadre de coopération européenne. Notre travail sur l'actualisation de la LPM a mis en évidence un écart important, s'agissant du VBL régénéré, entre les objectifs de la LPM et les réalisations. Ce sont en effet 123 VBL régénérés qui devraient manquer à l'appel en 2025. Or vous savez comme nous que cette question est essentielle car elle concerne notamment la protection de nos soldats en opération. Dès lors, y-a-t-il aujourd'hui une volonté d'accélérer le programme de VBAE, pour répondre à ce retard du VBL régénéré ? Nous l'avions suggéré l'an dernier. Il nous semble urgent d'avancer. Y-a-t-il un changement de perspective et de nouvelles cibles pour ces deux programmes ?

Par ailleurs, des informations font état d'un doublement de la cible à 2030 s'agissant du Serval, la version légère du Griffon. Qu'en est-il ? Y-a-t-il des modifications des cibles 2030 pour la deuxième étape du programme Scorpion, notamment dans la perspective de mieux se préparer à la haute intensité ? Comment évaluez-vous les besoins qui en découleront en termes d'infrastructures ?

Dans sa note sur l'exécution budgétaire, la Cour des Comptes évalue les mesures de rebond et de relance sur le programme 146 à 755 millions d'euros, financés par les moindres dépenses résultant de la crise du covid. La Cour note que « le risque existe toutefois que ces commandes anticipées au regard de la LPM entraînent un effet d'éviction sur des programmes d'armement concernant d'autres secteurs et des déséquilibres entre filières industrielles de l'armement, comme entre les dotations des armées en équipement ». Pouvez-vous nous dire précisément ce qu'il en est ? Sur quels programmes s'exerce cet effet d'éviction ? Comment comptez-vous compenser ces déséquilibres ?

J'ajouterai un mot sur notre inquiétude sur les petits équipements. N'y aura-t-il pas trop d'effets d'éviction sur la question ? C'est révélateur du moral des troupes !

Mme Hélène Conway-Mouret. - Mes questions portent sur l'importance des partenariats européens. Nous sommes inquiets de l'évolution du programme MGCS (Main Ground Combat System), qui n'a pas reçu de feu vert à Berlin. Il y a un risque d'effet domino, les allemands souhaitant lier l'avancement du MGCS au SCAF. Aujourd'hui, nous sommes inquiets. Le partenariat franco-allemand semble vaciller en raison du déséquilibre introduit par la participation de Rheinmetall, alors que la création de KNDS (réunion de KMW et Nexter Defense System) aurait dû résoudre la question industrielle. En avril dernier, vous aviez fait état devant nous de désaccords sur le canon du futur char. Où en est-on, alors qu'il nous semble que ce programme est menacé dans son existence même. Commencez-vous à réfléchir à des alternatives au MGCS ? D'autres coopérations sont-elles possibles ou faudrait-il envisager un programme franco-français, mais alors à quel coût ?

La poursuite du programme franco-britannique de missiles de croisière et antinavire (FMAN/FMC) est en suspens, suite à l'annonce de l'alliance Aukus (Abréviation de : Australia, United Kingdom et United States). Y-a-t-il une perspective de reprise rapide ou une difficulté susceptible de s'installer dans le temps ?

Enfin, les surcoûts OPEX non provisionnés se sont élevés à 244 millions d'euros en 2020, financés par la mission défense, alors que la LPM requiert un financement interministériel. 124 millions d'euros ont notamment été annulés sur le programme 146. Quelles sont les conséquences concrètes de cette annulation de crédits ? À combien évaluez-vous ce surcoût pour cette année, compte-tenu notamment de l'opération APAGAN ? Comment sera-t-il financé ?

M. Christian Cambon, président. - Nous abordons le programme 178 sur la préparation et l'emploi des forces.

M. Olivier Cigolotti. - L'amélioration de la disponibilité des matériels des armées, est un enjeu majeur de la LPM 2019-2025 que nous suivons avec une attention particulière cette année. La DGA a choisi début 2021 la société Sopra Steria, parmi plusieurs industriels en compétition, pour mettre en place un système d'information, appelé Brasidas, qui uniformise les pratiques et fédère les acteurs du maintien en condition opérationnelle aéronautique (MCO-A).

Pourriez-vous nous expliquer les objectifs de Brasidas, premier marché d'un montant de 14 millions d'euros, qui sera si j'ai bien compris, d'ici 18 mois, l'outil principal de la transformation numérique du MCO-A. Quelles seront les flottes qui seront prioritairement concernées ?

Mme Michelle Gréaume. - L'année dernière, vous aviez évoqué la définition des modalités du soutien à l'exportation (SOUTEX) pour les Rafale fournis à la Grèce et peut-être à la Croatie à l'industriel Dassault.

Pourtant ne faudrait-il pas s'assurer que le SOUTEX ne fera pas supporter une charge trop lourde aux armées : en les privant de formateurs qui par définition ne peuvent pendant les missions SOUTEX accomplir les formations nécessaires au sein des armées pour garantir le bon niveau de préparation opérationnelle ? Qui doit s'assurer de la soutenabilité des contrats de SOUTEX ?

Enfin, je souhaiterais que vous nous apportiez des précisions sur l'impact de la décision australienne de ne pas poursuivre le contrat de fourniture avec Naval Group. La DGA avait mobilisé une équipe de SOUTEX, combien de personnels avaient déjà été recrutés ? Que vont-ils devenir ? Vont-ils pouvoir être réorientés vers le développement de la nouvelle génération de sous-marins lanceurs d'engins ?

M. Christian Cambon, président. - Comme il n'y a pas de questions sur le programme 212 sur le soutien à la politique de défense, je vous redonne la parole Monsieur le Délégué général.

M. Joël Barre. - Concernant le programme 144 et l'affaire Aukus, le pacte trilatéral entre l'Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, la performance de Naval Group comme fournisseur des sous-marins retenus en 2016 par l'Australie n'est pas en cause. Le plus important est l'impact sur Naval Group. Nous prévoyons de prendre en compte cette situation avec des activités de soutien dans le domaine des sous-marins et de certains bureaux d'études. Pour ma part, je ne suis pas favorable à l'accélération du programme SNLE 3G, tel que demandé par Naval Group pour plusieurs raisons : nous avons une trajectoire financière à respecter, ce programme a été engagé dans des conditions difficiles en 2021, faute d'avoir un accord global avec Naval Group sur la phase de réalisation. La négociation continue et les efforts de Naval Group en matière de sous-marins doivent reposer sur la réussite du programme Barracuda. Nous sommes en phase d'expérimentation marine sur ce dernier programme, avant l'admission au service actif du premier d'entre eux, le Suffren. Le deuxième, le Duguay-Trouin, devrait être livré à la fin de 2022. Il y a déjà trois mois de retard. Tout cela me conduit à penser que Naval Group doit se concentrer sur la pleine réussite du programme Barracuda et sur la première phase du SNLE 3G.

Toujours sur ce même programme, vous avez noté une sous-consommation de crédits de 100 millions d'euros en 2020 mais je ne crois pas que nous ayons eu d'annulation en 2020 sur nos crédits de paiement.

Sur les conditions de financement de l'industrie de la défense, nous sommes inquiets de la frilosité de certains établissements bancaires à soutenir cette industrie et des discussions qui ont lieu à Bruxelles sur le projet de taxonomie demandant de ne pas classer comme investissement durable, les investissements dans la défense. La France se bat sur ce sujet. J'espère que nous pourrons renverser cette tendance. Nous attendons une confirmation d'ici la fin de l'année.

Pour en revenir à la crise des sous-marins australiens, je vous rassure sur l'effectif de la DGA qui n'était que de quelques personnes seulement pour le soutien de l'Australie dans la maîtrise d'ouvrage. Je n'ai aucun problème pour employer ces personnes mises à disposition du programme australien.

En ce qui concerne le spatial, le lancement de Syracuse 4A intervenu dans la nuit du 23 au 24 octobre dernier est un évènement important. C'est une augmentation de nos capacités de communication, en termes de débit et de flexibilité, avec une nouvelle bande de fréquences ka, en plus de la bande X. Ce programme est doté sur le plan technique d'une propulsion électrique ce qui a permis de faire un satellite d'une masse inférieure à 4 tonnes, au lieu de 5 tonnes pour une propulsion chimique. Cette propulsion électrique est une première en Europe résultant d'une oeuvre de longue haleine : il faudra patienter un peu pour que le satellite Syracuse 4A soit déclaré pleinement opérationnel. Sept mois sont nécessaires pour atteindre son orbite géostationnaire. Une première expérimentation porte sur la surveillance de son environnement pour préparer le programme ARES et les actions de surveillance dans l'espace. En termes budgétaires, mon premier souci est l'avenir du programme 191 qui est un programme de recherche duale d'application civile et militaire, doté d'une centaine de millions d'euros par an pour le CNES et d'une vingtaine de millions pour le Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Ce programme a été supprimé ces deux dernières années. Ces missions ont été intégrées dans le plan de relance. Qu'en sera-t-il de retour à une exécution budgétaire normale ? C'est une inquiétude de notre part. En ce qui concerne la coopération européenne dans le spatial, nous essayons de la relancer autant que possible. Nous avons préparé une lettre d'intention avec les Italiens afin de relancer la dynamique franco-italienne dans ce domaine.

Sur le programme 146, nous démarrons les études sur le VBAE en coopération avec les Belges dans les semaines qui viennent. Nous avons fait pas mal d'actions en matière de protection de nos véhicules de l'armée de terre, notamment les VBL.

Pour ma part, il n'y a pas de changement sur les cibles pour 2030. Sur le plan de relance 2020, il y a toujours des glissements dans les programmes, notamment pour des raisons technico-industrielles. Des mesures ont permis une réaffectation des crédits, comme pour le Patroller, avec le crash que nous avons eu en décembre 2019. Le Patroller a repris ses essais en Finlande avec succès. Depuis, la dernière version logicielle a revolé sur un prototype piloté. Nous attendons les premières livraisons fin 2022 avec 10 appareils sur les 14 prévus.

Sur les autres opérations d'armement (AOA), nous espérons que les annulations de crédits ne seront pas aussi fortes que nous le craignions et que nous pourrons affecter ceux-ci à nos AOA. Nous attendons la loi de finances rectificative qui devrait vous être bientôt présentée ! Nous sommes optimistes sur le fait de ne pas être trop « taxé » en matière de surcoût OPEX. Notre réserve de précaution qui est de 500 millions d'euros se traduirait par une annulation de crédits moindre. Et nous pourrions affecter aux AOA l'écart entre ces sommes.

M. Jean-Marc Todeschini. - J'ai lu dans la presse que, selon la Cour des comptes, le nombre de véhicules Serval, version légère, pour remplacer le véhicule de l'avant blindé (VAB), sera plus que doublé par rapport au nombre évoqué jusqu'à présent. Dans une première tranche, le ministère des Armées avait commandé, fin 2020, 364 premiers véhicules blindés Serval.

M. Joël Barre. - Si ma mémoire est bonne, J'aurai 440 véhicules fin 2025.

Dans le domaine de la coopération relative au MGCS et au SCAF, nous avons obtenu la signature de l'accord de coopération sur la phase de démonstration du SCAF le 30 août, entre les Allemands, les Espagnols et nous. Ainsi, le risque de relier le MGCS et le SCAF est levé de manière définitive.

Nous allons prolonger de six mois l'étude d'architecture système du MGCS, engagée au début de l'année 2020. Nous continuons le projet et les discussions entre les industriels pour arriver à une organisation agréée entre Krauss-Maffei, Rheinmetall et Nexter. La difficulté est d'arriver à concilier l'équilibre franco-allemand, sachant qu'il y a deux industriels allemands et un seul français. C'est un programme moins ambitieux que le SCAF et nous avons un peu de temps pour le mener à bien.

Sur le FMAN/FMC franco-britannique, nous avons terminé la phase de faisabilité. Pour répondre aux besoins opérationnels, il faut construire deux missiles, un missile de croisière furtif à longue portée propulsé par un turbo réacteur (TP) et un missile RJ (Ramjet) propulsé par un statoréacteur qui assure notamment la vitesse supersonique. Nous avons abouti à un modèle de coopération dans lequel ces deux projets seront menés en parallèle avec un taux de participation croisé. Les Britanniques ont mis des lignes rouges et des restrictions d'informations. La confiance entre les deux Nations n'est pas absolue et l'équilibre n'est pas garanti dans la mesure où les Britanniques ne manifestent pas un intérêt très fort sur le RJ. Il faudrait renforcer l'accord de coopération qui couvrirait la phase suivante de définition qui doit commencer avant la fin de l'année et courir jusqu'en 2024. Nous voudrions un rendez-vous dans 18 mois pour nous assurer que les restrictions britanniques seront levées, de leur intérêt pour le RJ et de l'amélioration du modèle de participation croisée. La décision de poursuivre cet accord sera prise au niveau politique.

Nous avons une réserve de précaution en début d'année, nous permettant de mettre en place une gestion dynamique. On prévoit les engagements nous permettant de couvrir d'éventuelles annulations de crédits. Au fur et à mesure du déroulement de l'année, la perspective d'annulation de crédits s'éclaire, et on gère les engagements en question. Cette année, j'espère que nous serons peu affectés.

L'opération Brasidas est en cours de développement. Il n'y a pas de difficultés particulières. Elle va couvrir l'ensemble du MCO aéronautique.

M. Yannick Vaugrenard. - Pour être très précis, la consommation des crédits de paiement en 2020 a été budgétée à hauteur de 821 millions d'euros et n'a été consommée qu'à hauteur de 756 millions d'euros.

M. Joël Barre. - Je pense que l'écart est dû à la réserve de précaution, qui a été annulée.

M. Christian Cambon, président. - Nous passons aux questions minute.

M. Hugues Saury. - Dans la perspective d'un retour des conflits de haute intensité et d'un changement d'échelle, je voudrais connaître l'avenir de la robotisation dans ce type de conflits ? Le changement d'échelle n'implique-t-il pas une rupture technologique décisive pour les armées françaises ? Quel pourrait être le point d'équilibre entre robotisation et armement conventionnel sur le champ de bataille du futur ?

M. Jean-Marc Todeschini. - Après les ventes record de 2016, dont la DGA avait été un acteur majeur, le recrutement de 500 personnes à l'horizon 2020 était annoncé. Où en sommes-nous ? Comment ce personnel a été réparti ? Quelle est votre position par rapport à Naval Group ? Quelle leçon tirez-vous de la situation ? Quand on parle de l'Europe de la défense, on pense d'abord au point de vue industriel avant le point de vue militaire. Est-ce que la France ne s'est pas affaiblie en termes de véhicules terrestres ? Y a-t-il encore des solutions franco-françaises au remplacement du char Leclerc, en cas de retrait de l'Allemagne ?

M. Jacques Le Nay. - Syracuse 4A a été lancé avec succès depuis la base de Kourou. Ce système de trois satellites va tripler le débit des armées françaises, le premier satellite sera opérationnel dans neuf mois. Qu'en est-il des interfaces au sol pour optimiser la capacité du satellite dès leur mise en service ?

M. Olivier Cadic. - Vous avez mentionné le dispositif pour aider les entreprises dans le domaine du cyber. Des lourdeurs administratives associées constituent des freins importants. Avez-vous des statistiques sur le nombre d'audits réellement effectués et le nombre de dossiers non instruits ? CILAS (Compagnie Industrielle des Lasers), est une pépite très convoitée. La consolidation de notre BITD ne se fait pas par la verticalisation des grands groupes. Le Gouvernement est directement impliqué au conseil d'administration d'ArianeGroup. Or, cette société vendrait sa participation majoritaire de CILAS à Safran. Ce dernier détient 50 % des actions d'Ariane Group. Quelle est la position de la DGA qui semble avaliser une solution empreinte d'un conflit d'intérêt ?

M. Guillaume Gontard. - Le plan France 2030 prévoit un investissement de près de 6 milliards d'euros afin de doubler la production de composants électroniques, ce qui passe par la sécurisation des approvisionnements en matières premières. Cela devrait profiter à la BITD dont les besoins sont toujours plus importants, notamment en raison de la robotisation croissante de nos armées. Où en est le projet de la DGA de développement d'une filière de semi-conducteurs à base de nitrure de gallium ? Et en quoi le plan 2030 pourrait contribuer au développement de cette filière ?

M. Jean-Pierre Grand. - Nos services, nos ingénieurs travaillent sur la propulsion décarbonée des engins blindés. Je dirais que cela présente un certain nombre d'avantages, notamment de limiter les supports logistiques.

M. Joël Barre. - Sur la décarbonation, nous avons une stratégie énergétique au sein de notre ministère des armées qui vise à avancer dans ce domaine. Nous envisageons un prototype hybride sur les véhicules de l'armée de terre, avec électrisation de la motorisation. Nous devons progresser au titre de nos études amont, nous avons plusieurs dizaines de millions d'euros qui sont d'ores et déjà consacrés à ce plan d'action.

Je trouve, Monsieur le Sénateur, que vous êtes très sévère sur CILAS. Je ne vois pas où est le conflit d'intérêt dont vous parlez. CILAS, comme filiale d'ArianeGroup n'a plus aucun sens. Il faut continuer à dynamiser CILAS autrement, pour développer les technologies d'armes à effet dirigé laser, les capteurs...Il faut régler ce problème rapidement. Le Conseil d'administration d'ArianeGroup s'est réuni avec ses deux actionnaires principaux (Airbus et Safran) et a constaté une offre formelle de MBDA et Safran à 50-50 et une offre non sollicitée de Lumibird, qui vient d'acheter les 34% de parts d'AREVA. Le Conseil d'administration a opté pour la solution MBDA-Safran, dont le projet industriel est bon dans la mesure où tout ceci doit s'intégrer dans des systèmes complets. Nous l'avions vu lors de l'expérimentation de destruction de drones à Biscarosse. La nécessité d'intégration dans un véritable système de défense est très importante. C'est le métier de MBDA et Safran, alors que Lumibird est une société leader dans la technologie du laser mais pas au niveau d'un système complet. Nous n'avons pas de raison de nous opposer au choix de confier la reprise de CILAS à MBDA et Safran. Nous avons mis en place les dispositifs nécessaires de protection des intérêts nationaux. Nous allons appliquer les règles de contrôle habituelles. Mais je pense que c'est le bon projet qui permettra la consolidation de CILAS car nous avons besoin de cette technologie laser.

Je ne pense pas que l'on puisse avoir une politique basée sur des principes immuables qui s'appliquent de manière identique à l'ensemble des opérations auxquelles nous devons faire face. Chaque cas est particulier. Vous faites une analogie entre Photonis et CILAS mais ce n'est pas du tout la même problématique. Par conséquent je ne voie pas de raison de m'opposer à la reprise de CILAS par MBDA et Safran. Ce projet industriel tient la route.

La suite de l'expérimentation du démonstrateur à Biscarosse a été mise dans notre programme anti-drone et sera financé par nous au titre du programme à effets majeurs de lutte anti-drone, engagé en 2021.

Le projet Syracuse est engagé. Les premières stations au sol ont été livrées en 2021 sur les 444 prévues d'ici 2030. De toute façon le satellite 4A est compatible avec les stations Syracuse 3 actuellement en service, certes avec des performances moindres.

Sur les composants, comme le nitrure de gallium, nous avons des actions à développer en synergie avec le plan de relance du Gouvernement.

Sur nos effectifs, nous avons recruté 500 agents de plus par rapport à 2017. Nous arrivons à 10 100 personnels (effectif total DGA), avec comme objectif 10 300 à l'horizon 2023.

Sur la problématique KNDS et MGCS, nous devons travailler encore pour trouver le bon compromis respectant à la fois l'équilibre franco-allemand au sein de KNDS et l'équilibre du programme MGCS. L'arrivée de Rheinmetall en 2019 a largement perturbé le projet. Et il est vrai que nous prenons du retard.

M. Christian Cambon, président. - J'ai une question ultime sur la délocalisation du moteur d'Ariane en Allemagne. Cela ne pose-t-il pas un problème de souveraineté industrielle ?

M. Joël Barre. - Vous me faites sortir de mon champ de compétence. Je pense qu'Ariane comme son avenir ne peut être qu'européen. Il doit continuer à reposer sur la France, l'Allemagne et l'Italie. La France participe à Ariane à hauteur de 55% et l'Allemagne entre 20 et 25 %. Il faut continuer à travailler les équilibres entre nos pays. Transférer le moteur Vinci en Allemagne a du sens dans la mesure où l'étage supérieur est à majorité allemande. Il faut trouver des solutions optimales. Je pense que cela va dans le sens d'une rationalisation industrielle et d'un gain en coût-efficacité. De plus, on est dans la propulsion liquide où il n'y a aucun problème de technologie. La ligne rouge que nous avons tracée est qu'ArianeGroup reste le maître d'oeuvre et l'architecte système d'Ariane comme il est celui du missile balistique.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie de toutes ces précisions qui nous permettent d'en savoir un peu plus.

Projet de loi de finances pour 2022 - Audition de l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine

M. Christian Cambon, président. - Amiral, nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette traditionnelle audition budgétaire qui, au-delà de l'examen des crédits de la Marine nationale pour 2022, sera l'occasion d'évoquer l'évolution du contexte stratégique et les missions de la Marine à travers le monde.

Perçus depuis des décennies avant tout comme des espaces de circulation et d'échanges, les mers et océans s'apparentent de plus en plus à des espaces de compétition et de confrontation entre les puissances. On pense, bien sûr, aux tensions sur fond de rivalités économiques pour l'exploitation des ressources naturelles, comme autour des champs gaziers en Méditerranée orientale, aux manoeuvres militaires en mer Noire ou dans le Golfe persique, ainsi qu'aux véritables stratégies de conquête territoriale qui sont à l'oeuvre dans certains espaces maritimes, comme en mer de Chine. Partout la mer aiguise les appétits et les convoitises et tend à redevenir le théâtre de conflits.

La récente conclusion, aux dépens de la France, du pacte de défense AUKUS entre l'Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, ne fait que confirmer cette tendance. A cet égard, quelles sont, pour vous, les implications stratégiques de cette recomposition des alliances dans la zone indopacifique et quelles leçons notre pays, qui a d'importants intérêts stratégiques dans la région, devrait-il en tirer ? Quelles sont notamment les conséquences, pour la Marine, de la rupture du partenariat stratégique avec l'Australie ?

Par ailleurs, l'évolution du contexte stratégique appelle-t-elle, à vos yeux, une évolution ou une redéfinition des missions de la Marine, dont vous allez nous donner un aperçu dans quelques instants ?

Enfin, face à ces défis, notre préoccupation constante est, vous le savez, que nos armées disposent des moyens nécessaires à l'accomplissement de leurs missions. Nous avons regretté, à cet égard, que l'actualisation de la LPM diffère certains programmes structurants de la Marine nationale (le Système de lutte anti-mines futur et la Capacité hydrographique et océanographique du futur) même si cela s'explique pour partie par des retards industriels. D'autres sujets d'inquiétude sont apparus, comme le retard capacitaire que pourrait entraîner pour la Marine la vente - qui, en soi, est un motif de satisfaction - de trois frégates de défense et d'intervention (FDI) à la Grèce. Le projet de loi de finances pour 2022 prévoit, quant à lui, une augmentation des crédits de la défense, conformément à la trajectoire de la LPM. Quelles avancées cette progression des crédits va-t-elle permettre pour la Marine ? Est-ce suffisant ?

Au vu de ces enjeux, je sais qu'à l'issue de votre intervention, nos rapporteurs puis nos autres collègues auront de nombreuses questions à vous poser.

Amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine. - Monsieur le Président, vous avez parfaitement souligné les défis auxquels la marine nationale doit faire face. Je voudrais commencer cette présentation avec une photo, celle de la présentation au drapeau de l'Ecole navale, samedi dernier, avec un moment particulièrement fort : l'attribution d'une nouvelle devise. L'Ecole navale disposait d'une devise qui avait été définie en 1963, à la fin d'une période troublée, et qui disait : parere antequam prodesse, ce qui signifie « obéir avant de commander ». Quand j'ai pris mes fonctions, je me suis dit qu'on ne pouvait pas continuer à former de nouvelles générations d'officiers avec une telle devise. Elle n'était de surcroît pas inscrite sur le drapeau de l'école. Nous avons proposé à la ministre des armées une nouvelle devise qui a donc été dévoilée samedi dernier : « Pour la France, par les mers, nous combattons ». « Pour la France », cela manifeste l'attachement de nos jeunes officiers à leur pays, « par les mers » - et non pas « en mer » - pour souligner que ces officiers vont agir depuis la mer, en mer, sous les mers, dans le ciel ; ainsi, la mer constitue une base de départ, ouverte sur l'interarmées. Enfin, « nous combattons » signifie que toute une partie de notre activité s'inscrit totalement dans le temps présent et s'exerce dans de nombreux domaines tels que la dissuasion nucléaire, la lutte contre les trafics, la protection de l'environnement et qu'elle s'apparente à une lutte permanente contre les forces de la désorganisation. C'est donc bien un combat de tous les jours.

Je vais commencer par exposer ma vision du contexte géopolitique et j'aborderai ensuite les questions liées au budget pour 2022.

Mon analyse de la situation géopolitique n'a pas fondamentalement changé depuis l'audition budgétaire de l'année dernière, à la même époque. Il n'y a pas de changement de cap, mais une accélération des tendances à l'oeuvre.

Nous sommes en train de passer violemment de l'ordre au désordre international. Le récent accord de défense AUKUS, qui a mis fin au FSP (Future Submarine Program) et a ouvert la perspective de l'emploi futur, par l'Australie, de sous-marins à propulsion nucléaire, s'inscrit dans la croissance générale de la confusion stratégique. C'est un amer de plus qui disparaît, dans une brume géopolitique internationale qui se fait de plus en plus dense.

Le tempo géopolitique accélère et nous devons nous garder d'apporter des réponses trop linéaires dans un monde qui évolue de manière exponentielle. Pour tenter d'y répondre, nous devons, dans le cadre fixé par la modernisation de ses moyens, accélérer la préparation opérationnelle de la Marine en vue d'une compétition navale mondiale qui a singulièrement élevé le niveau de jeu au cours des dernières années.

Au cours de cette année, la mer a attiré une fois de plus les projecteurs sur elle. Tout d'abord, il y a eu la crise sanitaire qui sévit depuis deux ans et qui nous a fait prendre conscience de nos propres dépendances logistiques et d'une face cachée de la mondialisation. La crise sanitaire a été difficile à vivre pour tous, mais aussi pour les marins loin de leurs familles. Par exemple, les 150 officiers élèves constituant l'équipage du groupe Jeanne d'Arc ont navigué pendant cinq mois avec seulement deux escales sur les dix initialement prévues.

Ensuite, l'obstruction du canal de Suez a souligné la fragilité de nos flux maritimes et notre faible résilience en cas de perturbation majeure. Cet évènement a orienté les projecteurs sur la sensibilité du trafic maritime. Aujourd'hui il est sous très forte tension : le prix du container a augmenté de 236 % entre novembre 2020 et août 2021. Un container qui coûtait 2 000 euros avant la pandémie coûte aujourd'hui quasiment 18 000 euros.

La mer, espace commun à toute l'humanité, est devenue un lieu de compétition, de contestation et d'affrontements pour les États et les organisations qui souhaitent s'affirmer, parfois - voire même souvent- au mépris des accords et des alliances. Ce triptyque « compétition, contestation, affrontement » est celui que le nouveau chef d'état-major des armées (CEMA) emploie dans sa vision stratégique pour décrire les jeux de puissances actuels. Nous assistons dorénavant tous les jours sur toutes les mers du monde et à des degrés variables à l'une de ces formes de conflictualité.

Ne perdons pas de vue la dissuasion nucléaire. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai tenu à vous montrer, en introduction, ce cliché d'un de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. On peut se féliciter que, en dépit de toutes les vicissitudes, la posture de dissuasion ait été tenue sans discontinuité depuis cinquante ans. Elle maintient, dans ses composantes permanentes et de circonstance, un niveau de performance exceptionnel, qui nous tire vers le haut et nous préserve d'un affrontement classique de grande ampleur. Les « grandes guerres patriotiques » qu'ont connues nos parents et nos grands-parents n'auront plus lieu aujourd'hui, grâce à la dissuasion nucléaire.

Je rends hommage à tous nos marins qui, à terre comme en mer, même pendant la crise sanitaire, ont accompli leurs missions sans la moindre hésitation.

Dans cet environnement fortement perturbé et incertain, la Marine ne reste pas les bras ballants. Les opérations de coalition se sont poursuivies sur les différents théâtres que la marine doit couvrir, à commencer par les opérations de lutte anti-sous-marine en Atlantique Nord. Les Russes mènent des campagnes sous-marines par périodes, par « bouffées » puissantes, qui viennent tester la crédibilité du dispositif opérationnel occidental du Royaume-Uni, des États-Unis et de la France.

Pas moins de sept sous-marins russes nous ont occupés, avec nos alliés, pendant plus de six mois l'année dernière en Atlantique. Notre défi, c'est de gagner la guerre avant la guerre, en fermant les options militaires de nos compétiteurs.

J'en viens à l'opération Chammal. La situation en Méditerranée orientale semble plus calme qu'elle ne l'a été. Mais les différends ne sont pas réglés. Notre présence nous permet de surveiller le mouvement des divers acteurs dans cette zone hautement stratégique, située à deux encablures du canal de Suez, cordon ombilical du commerce européen. La mission Agénor, dans laquelle le Danemark joue un rôle important, est à la fois stratégique, en ce qu'elle contribue au positionnement des Européens face au nucléaire iranien - problème qui n'est toujours pas réglé -, et tactique, parce qu'elle nous permet de conserver une appréciation autonome des situations sur place, nécessaire à la compréhension des incidents réguliers et hybrides qui ont lieu dans la zone.

La mission Corymbe consiste à déployer des navires dans le golfe de Guinée. Dans le cadre de l'opération Corymbe 157, le Commandant Bouan, patrouilleur de haute mer (PHM), a participé à l'exercice naval européen EUROMARSEC 21.3, aux côtés de la frégate multi-missions (FREMM) italienne Rizzo et du patrouilleur espagnol Furor. L'objectif est de renforcer, dans le golfe de Guinée, la coopération et l'interopérabilité des différentes marines, et de contribuer au développement du logiciel YARIS, issu du processus de Yaoundé. Le prochain exercice African NEMO s'effectuera à partir de ce logiciel qui permet un partage d'informations entre centres opérationnels maritimes africains.

Dans le cadre de la mission Jeanne d'Arc, qui s'est déroulée du 18 février au 9 juillet 2021, le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Tonnerre et la frégate légère furtive de type Lafayette (FLF) Surcouf ont été déployés de la Méditerranée à l'Asie-Pacifique. Cette mission s'est inscrite dans la stratégie de défense française en indo-pacifique, réaffirmant ainsi l'intérêt de la France pour cette zone. La mission comprenait des activités de coopération bilatérale avec les Japonais, les Américains, les Australiens et les Indiens, ainsi que des activités d'instruction au profit des élèves-officiers qui ont aujourd'hui intégré nos forces.

L'action de l'État en mer joue un rôle de sentinelle des conflits de demain. Les problématiques ont évolué : nous sommes passés de l'usage pacifique à l'usage conflictuel de la mer. En effet, on assiste à un développement considérable de pratiques illicites et à une contestation du droit qui ne sont pas sans lien avec les questions environnementales et le changement climatique.

Les opérations de lutte contre le narcotrafic ont produit, cette année, des résultats inédits. L'équipage de la FREMM Languedoc a ainsi saisi 3,6 tonnes de cannabis dans l'océan Indien le 27 septembre dernier.

Outre les opérations en Méditerranée qui sont destinées à contrôler la pêche au thon rouge, l'opération Mako 2021 a été lancée en Guyane, il y a quelques jours, avec la participation de l'embarcation remonte filets La Caouanne, du patrouilleur Antilles-Guyane La Résolue, de vedettes côtières de surveillance maritime et de vingt gendarmes. Hier, une saisie de tapouilles a été réalisée, nécessitant l'usage de la force. Un marin français a d'ailleurs été blessé. Lors de la dernière opération, menée en juillet dernier, 16 tonnes de poissons et plusieurs kilomètres de filets avaient été appréhendés.

Des opérations de sauvetage et de dépollution ont également eu lieu. Un palangrier chinois - le Ping Taï Rong 49 du Fishery Group - est venu s'échouer, dans la nuit du 23 juillet 2021, sur l'atoll polynésien d'Anuanurunga, situé à 365 milles nautiques au sud-est de Tahiti. Après le sauvetage de l'équipage, le bâtiment de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM) Bougainville a récupéré les 2 600 litres d'huile restés dans des fûts arrimés sur le pont. En outre, 10 mètres cubes de déchets éparpillés autour de l'épave ont été ramassés.

L'opération Tellure a été lancée à la suite du séisme qui a touché en Haïti, en août dernier. La frégate Germinal a apporté de l'aide humanitaire aux populations locales.

Enfin, dans le cadre de l'opération Résilience, le BSAOM Dumont d'Urville a transporté des conteneurs d'oxygène entre la Guyane et la Martinique, afin de permettre l'approvisionnement des hôpitaux locaux.

Vous le constatez, la conflictualité se durcit et se traduit, en particulier, par la contestation du droit international et de la libre circulation notamment en mer de Chine. Après deux lois successives destinées à mieux affirmer sa souveraineté sur cette mer, la Chine n'hésite plus à s'approcher à faible distance de nos bâtiments de combat qui y naviguent, pour les gêner et sans doute les intimider, et cela alors qu'ils sont dans des eaux internationales.

La présidence du symposium naval de l'océan Indien (Indian Ocean Naval Symposium, IONS) m'a été remise des mains de mon homologue iranien, en juin dernier, sur l'île de La Réunion. Ce forum unique et inclusif, aborde, en particulier, des sujets consensuels, tels que la sécurité et la sûreté maritimes, l'assistance aux populations à la suite de catastrophes naturelles et la sécurité environnementale, thème que j'ai ajouté au menu du forum pour les années à venir.

En matière de préparation opérationnelle, plusieurs tirs de torpilles et de missiles ont été réalisés. Nos officiers doivent tirer régulièrement à l'entraînement, pour savoir le faire en opération si nécessaire. Ils doivent avoir confiance dans les munitions et les systèmes d'armes qu'ils utilisent. Ces tirs sont aussi une façon de gagner la guerre avant la guerre, en démontrant l'excellence de nos systèmes d'armes. Ainsi, un tir d'Aster 30 a été réussi par la frégate de défense aérienne (FDA) Chevalier Paul, le 14 septembre dernier au large de l'île du Levant.

Je veux dire quelques mots sur le volet capacitaire. La partie avant du premier bâtiment ravitailleur de forces (BRF), le Jacques Chevallier, a été mise à l'eau le 30 juillet dernier en Italie, où elle a été fabriquée. Elle nous sera livrée dans le port de Saint-Nazaire le 7 novembre prochain et sera sur cales en décembre. La construction du navire par les chantiers de l'Atlantique s'achèvera en mars 2022. Cela prouve que, lorsqu'on le veut, on peut avancer à cadence élevée. Par le passé, nos alliés outre-Atlantique étaient capables d'assurer la production d'un Liberty ship en quarante jours !

En juin dernier, la première sortie en mer de la FLF Courbet a eu lieu. C'est la première FLF à avoir connu une rénovation à mi-vie, ce qui la place dans la catégorie des frégates de premier rang, en attendant la livraison des frégates de défense et d'intervention (FDI). Les équiper d'un sonar leur permettra de réaliser les mêmes missions que celles de nos patrouilleurs de haute mer pour sécuriser nos approches maritimes de Toulon et de Brest. Les essais en mer se poursuivent et donnent satisfaction. Les capacités de modernisation acquises grâce à cette rénovation élargiront, in fine, le spectre d'emploi de ces frégates.

En outre, la première campagne d'essais du système de minidrones pour la marine (SMDM) a été achevée avec succès par le PHM Commandant Ducuing, à la fin du mois de juillet, au terme de six vols consécutifs. La première livraison est espérée en fin d'année, si les derniers tests sont concluants. La qualification, elle, sera délivrée en janvier 2022. Ces minidrones, dont le fuselage est équipé d'une boule optronique, sont capables de couvrir des zones de surveillance importantes.

Enfin, la coque du premier patrouilleur d'outre-mer a été mise à l'eau au chantier de SOCARENAM à Saint-Malo, pour être transférée bientôt à Boulogne-sur-Mer pour sa finition. J'ai signé récemment la lettre de commandement de son premier commandant.

Concernant le budget 2022 des armées, il s'inscrit rigoureusement dans la trajectoire de la LPM 2019-2025. Il progresse ainsi de 1,7 milliard d'euros par rapport à celui de 2021 et permet aux armées de continuer à moderniser et d'entretenir ses équipements. Le budget de la Marine bénéficie aussi de cette augmentation, puisqu'il progresse de 9 % (220 M€) par rapport à celui de 2021. II permettra non seulement aux forces de conserver un niveau d'activité soutenu, identique à celui de 2021, mais aussi de renforcer l'effort fait en matière d'entretien des équipements, notamment dans le domaine aéronautique.

S'il faut saluer cet effort, particulièrement dans la période budgétaire actuelle, soyons conscients que la réparation puis la modernisation des armées prévue par la LPM s'étend jusqu'en 2030 pour atteindre le format de référence défini par le Livre Blanc de 2013. Je salue la constance des efforts budgétaires fournis ces cinq dernières années et j'insiste sur l'importance de poursuivre les efforts entrepris notamment en matière de remontée d'activité et des effectifs telle que prévue en LPM à compter de 2022, qui restent indispensables pour atteindre les objectifs fixés.

Cet effort de redressement de la Marine nationale au cours des trois dernières années, nous le devons entre autres, à votre implication et à votre vigilance tout au long de cette législature. Cet effort budgétaire est conséquent. Mais il faut garder à l'esprit que dans le domaine naval, le réarmement au niveau mondial est sans précédent au cours des dernières décennies. Le taux de croissance de la marine chinoise est de 138 %. La Chine est en train de se doter de son 3e porte-avions, lancé en 2017, et qui sera en service en 2024. Grâce à une industrie navale qui tourne à plein régime, la Chine met actuellement en chantier une frégate par mois et sort trois à quatre sous-marins chaque année. Mais elle n'est pas la seule : l'Inde a augmenté sa flotte de 40 %, Singapour de 30 %, la Malaisie de 45 %, l'Indonésie de 46 %, sans parler de l'Australie. Plus près de nous, la taille de la marine algérienne a augmenté de 120 %, celle de la marine égyptienne de 170 %. Quant à la Turquie, elle est en train d'acquérir son deuxième porte-aéronefs de type porte-drones et va bientôt avoir 14 sous-marins. Dans un monde où beaucoup aspirent à devenir des tyrannosaures navals, si nous ne forçons pas la cadence, nous prenons le risque d'être relégués en bout de chaîne alimentaire.

Face à cette accélération, il faut réaliser des efforts à long terme, qui vont produire des résultats à 10/15 ans. Mais aussi des efforts à court terme : il nous faut valoriser les plateformes qui nous sont livrées avec de vrais effets de leviers, chercher dans nos investissements ceux qui apportent une forte plus-value opérationnelle. C'est l'ambition des trois axes du plan Mercator.

Ceci conclut donc mon propos liminaire pour ce dernier PLF du quinquennat. Avant de passer aux questions/réponses, je tenais à vous remercier pour vos déplacements réguliers sur nos navires, sous-marins ou bases navales. Ces déplacements vous permettent de rencontrer des marins, hommes et femmes, civils et militaires, fiers de servir leur pays, loin, longtemps et en équipage.

M. Christian Cambon, président. - Merci, Amiral pour ce propos introductif qui nous montre une évolution inquiétante. Je donne la parole aux rapporteurs.

M. Yannick Vaugrenard. - La part consacrée aux innovations navales sera en hausse de 50 % pour 2022, mais elle ne représentera que 4 % du total des études amont. Plusieurs grands projets - tels que le porte-avions de nouvelle génération (PANG) et le SNLE de 3e génération - vont soutenir la recherche et l'innovation pour les décennies à venir. Comment s'articulent-ils avec vos besoins et vos priorités les plus immédiats qu'il s'agisse du développement de drones sous-marins de renseignement ou de la lutte anti-mines ?

Par ailleurs, les coopérations en matière navale semblent marquer le pas. Sans revenir sur le contrat australien, on a appris que l'Allemagne, en ayant recours à du matériel américain, semblait sortie de facto du développement du futur avion de patrouille maritime. À quelle date estimez-vous indispensable le renouvellement de l'actuelle flotte d'avions de patrouille maritime « Atlantique 2 » ?

D'autre part, reste-t-il selon vous des perspectives de coopération avec le Royaume-Uni après le Brexit et avec nos partenaires de l'Union européenne : quid du futur missile antinavire ou d'autres projets ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Alors que notre environnement stratégique se dégrade, le combat à la mer redevient une hypothèse plausible pour l'avenir. Dans ce contexte, vous et votre prédécesseur, l'amiral Prazuck, avez régulièrement attiré notre attention sur le niveau trop bas des stocks de munitions. Il s'agit notamment de disposer de suffisamment de missiles Aster, Exocet, MdCN (missile de croisière naval) et de torpilles pour assurer un niveau d'entraînement satisfaisant. C'est l'un des enseignements des difficultés rencontrées lors de l'opération Hamilton en 2018. Comment évolue le niveau de nos stocks de munitions ? Atteindrez-vous prochainement l'objectif de faire tirer une munition complexe par bateau de premier rang tous les deux ans ?

En juin dernier, les groupes aéronavals français et britannique se sont entraînés ensemble en Méditerranée. Les synergies potentielles entre les deux principales marines européennes sont grandes, en particulier dans le domaine des porte-avions où nous avons tout intérêt à démultiplier nos forces en coopérant au niveau européen, pour faire face à la fois aux défis en Méditerranée et dans l'Indo-Pacifique. Mais on sait aussi que l'amiral Tony Radakin, qui a été votre homologue avant de devenir chef d'état-major des armées britannique, est l'un des principaux artisans de l'alliance AUKUS. Dès lors, existe-t-il un risque que le Royaume--Uni se détourne de la coopération européenne ? Pouvez-vous faire un point sur la coopération franco-britannique et ses perspectives dans ce nouveau contexte ?

M. Cédric Perrin. - Amiral, merci pour ces propos clairs et très instructifs. La Grèce a signé un protocole d'accord en vue d'acheter trois frégates de défense et d'intervention à Naval Group. La vente de ces trois FDI conduira à décaler des livraisons à la Marine nationale. En effet, il est d'ores et déjà acquis que les FDI 2 et 3, dont les commandes avaient été anticipées, seront finalement livrées directement à la marine grecque. Or à l'époque il était question d'accélérer ce programme pour répondre à l'accroissement de la menace en mer, non pour rendre notre offre plus attractive à l'exportation. Qu'en sera-t-il de la FDI 4 ? Où seront intercalées les livraisons à la Marine nationale ? Qu'en est-il des torpilles et missiles qui doivent équiper ces FDI ? Seront-ils également prélevés sur nos stocks ?

Le format de la Marine nationale défini par le Livre blanc de 2013 ne sera atteint qu'en 2030. Il ne semble plus adapté au monde tel que vous venez de nous le décrire. Ce format paraît de plus en plus en décalage avec la multiplication des engagements et la volonté d'être présents sur toutes les mers du globe. Dans l'Indopacifique, en particulier, nos forces de souveraineté sont insuffisantes pour répondre à la militarisation des enjeux. Ce sont des points sur lesquels vous attirez régulièrement notre attention. Quelles pistes privilégiez-vous pour consolider et remilitariser nos forces ? Qu'attendez-vous précisément de la prochaine LPM ? Faut-il, par exemple, aller au-delà des 5 FDI et des 6 SNA prévus par l'actuelle LPM ?

Enfin, y a-t-il des conséquences stratégiques à la délocalisation en Allemagne de la fabrication du moteur Vinci dans le cadre des accords franco-allemands sur le spatial ?

Mme Michelle Gréaume. - Je souhaite vous interroger sur les bâtiments à double équipage (BDE). La montée en puissance de ce dispositif en 2021 vous satisfait-elle ? Cette réforme améliore la prévisibilité des programmes d'activité des marins et permet d'augmenter le nombre de jours en mer de ces navires. Ainsi, après plusieurs mois de mission en mer des Caraïbes dans le cadre de la mission CAOUANNE, le bâtiment de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM) Dumont D'Urville a réalisé une relève d'équipage en avril dernier. Le nombre de jours en mer du Dumont D'Urville a doublé pour atteindre 200 jours en mer sur l'année. Cela m'amène à vous poser deux questions.

Premièrement, peut-on généraliser ces doubles équipages ? Outre les FREMM, cette organisation pourrait-elle concerner les frégates de défense et d'intervention attendues pour 2024 ? Mais le fait que tous les équipages de FREMM n'aient pas été doublés doit-il nous alerter ? Ce modèle ne rencontre-t-il pas une limite, les équipages s'adaptent-ils tous bien à cette organisation ?

Deuxièmement, cet allongement du déploiement en mer des navires ne semble pas permettre de remonter aux standards d'entraînement internationaux. On est passé d'une prévision de jours en mer par bâtiment de 95 jours et 109 jours pour les bâtiments hauturiers en 2021 à 90 jours et 95 jours en 2022. Dans ces conditions, comment atteindrez-vous en 2023 les cibles de 100 jours en mer par navire et 110 jours pour les bâtiments hauturiers ?

M. Olivier Cigolotti. - Je souhaite vous interroger sur le MCO aéronautique. Nous connaissons les performances moyennes du parc des hélicoptères Caïman, la vétusté des Alouette, des Lynx et les difficultés rencontrées dans le soutien industriel du Panther. Constatez-vous des améliorations depuis la mise en place de la Direction de la maintenance aéronautique (DMAé) ? Vos besoins sont-ils entendus ?

Le MCO naval pose de réelles questions depuis l'incendie du Perle. Aucun marin de l'équipage n'était présent sur le chantier d'entretien programmé du matériel totalement délégué à l'industriel. Cet incendie remet-il en question les modalités du MCO naval ? La réparation du Perle, remis à l'eau en juin dernier, est une prouesse technique. Quel a été son coût final pour la Marine ? On parle de 50 à 60 millions d'euros pour la Marine, est-ce de cet ordre ? Quelle a été finalement la part de l'industriel Naval Group ?

Le MCO naval s'est détérioré en 2021 suite aux indisponibilités, en début d'année, sur les patrouilleurs de service public (PSP), les chasseurs de mines tripartites (CMT) et les patrouilleurs de haute mer (PHM). Le MCO est-il à la hauteur des besoins ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Le 6 septembre dernier, la FREMM Provence, stationnée à Toulon, est passée en double équipage. Ce passage est intervenu moins de trois mois après que le PSP Pluvier, basé à Cherbourg, a connu la même évolution. Ces deux exemples récents s'inscrivent dans une tendance de fond qui a déjà vu passer sous ce régime du double équipage, depuis 2019, trois autres FREMM et deux autres PSP. Au-delà des gains espérés en termes de programmation des activités opérationnelles et de formation, cette évolution est susceptible d'avoir des conséquences en cascade sur la politique de ressources humaines de la Marine.

Quel premier bilan pouvez-vous tirer en termes de ressources humaines du passage de ces bâtiments en double équipage ? Quelles sont les conséquences prévisibles du déploiement de cette stratégie à moyen terme, en particulier en matière de logement et d'hébergement, étant donné l'état actuel du parc immobilier du ministère qui est sous tension ?

Je souhaite également vous faire part d'une question qui m'a été transmise par mon collègue co-rapporteur Joël Guerriau. Dans la Marine, la question de la reconversion des militaires - sur laquelle le Haut Comité d'évaluation de la condition militaire (HCECM) a récemment attiré notre attention - se pose de manière particulière. En effet, la haute technicité des officiers mariniers en fait des recrues de choix pour les entreprises. Dès lors, la question qui se pose pour la Marine nationale est moins de savoir si le marin trouvera un travail en dehors de l'armée que de faire en sorte qu'il parte au bon moment. À ce titre, les conventions que vous avez passées avec des grands groupes comme Air France ou EDF constituent un instrument intéressant de régulation qui permet de s'assurer que ces entreprises recrutent en priorité des marins en fin de carrière.

La question est la suivante : envisagez-vous d'étendre ce mécanisme de régulation à d'autres secteurs que celui de l'aéronautique et du nucléaire ? Plus largement, estimez-vous que la Marine dispose actuellement de suffisamment de leviers d'attractivité pour concurrencer les grands groupes dans les secteurs en tension, comme par exemple celui de la cybersécurité ?

Amiral Pierre Vandier. - Sur l'innovation, l'objectif est de valoriser au maximum les plateformes dont nous disposons. Je vais vous donner quelques exemples. Dans le domaine des drones, nous avons le SDAM, premier « drone hélicoptère ». Sa livraison n'interviendra pas avant 2027, mais nous allons être prochainement en mesure d'évaluer ce drone qui sera capable d'emporter à terminaison cent kilos de charge utile à cent nautiques pendant dix heures. Nous espérons avoir une charge utile multimode. Dans le domaine des lasers, j'ai demandé une accélération du calendrier. Les lasers de puissance peuvent par exemple détruire des drones, ce qui peut permettre de faire des économies de munitions complexes et donc d'être attentif au rapport « price per shoot ». Les lasers peuvent également être une arme de guerre spatiale opérée depuis les bateaux : ils peuvent ainsi aveugler des satellites d'observation pour assurer la dissimulation de forces navales en situation de conflit. Une manoeuvre spatiale a ainsi été intégrée à l'exercice naval Cormoran qui a eu lieu il y a quinze jours. Le dernier axe est celui du Seabed Warfare, c'est-à-dire de la guerre des fonds sous-marins, qui implique la surveillance des fonds sous-marins aux points stratégiques.

En ce qui concerne les coopérations internationales, vous avez évoqué le projet d'avion de patrouille maritime. Effectivement les Allemands ont acquis des P8 américains comme solution intérimaire. On ne sait pas s'il s'agit d'une solution définitive ou temporaire. L'Atlantique 2 doit être remplacé d'ici 2035 et nous savons qu'il faut dix ans pour faire un avion. Nous sommes à l'heure des choix.

Les Britanniques se sont éloignés de nos positions avec le Brexit et AUKUS. Nous conservons une coopération stratégique avec eux dans le domaine nucléaire et dans celui des opérations en Atlantique nord. Le programme FMAN/FMC est actuellement en difficulté car le besoin militaire britannique n'est pas aligné sur le nôtre, principalement sur la question du supersonique. D'une manière générale, cette affaire AUKUS a été douloureuse car nous avions un programme étendu de relations avec l'Australie et le Royaume-Uni. Certes, tant sur le fond que sur la forme, cette manière de faire n'est pas acceptable entre alliés. Mais aujourd'hui, en Indopacifique, le principal sujet est celui de la déstabilisation provoquée par la montée en puissance chinoise. AUKUS, par sa précipitation et son ampleur, est un très bon indicateur de la perception de l'accroissement des tensions par de nombreux pays dans la zone indo-pacifique. Il faudra donc retrouver des moyens de dialogue et d'action avec le Royaume-Uni dans l'Océan indien.

Sur les stocks de munitions, ce point a été pris en compte dans la loi de programmation militaire. Nous atteindrons les objectifs en 2025 pour l'artillerie. Il faudra plus de temps pour les munitions complexes, pour lesquelles nous atteindrons l'objectif en 2030. Ces missiles coûtent cher, leur temps de construction se compte en années et ils ont une durée de vie limitée. L'entretien du stock est donc coûteux. Rappelons que les Chinois ont mis en service une frégate de type 055 qui dispose de cent-vingt lanceurs verticaux. Cette question est donc sensible et devra être abordée dans la LPM future. Depuis l'affaire Hamilton, j'ai demandé à ce que chaque tir soit « le tir du grand soir ». Nous devons en tirer à chaque fois toutes les potentialités par des exercices complexes réalisés avec des observateurs. Il y a quinze jours, j'étais sur la FREMM Provence qui a procédé à une évaluation extrêmement intéressante avec Thales sur nos Aster 15 et nos Aster 30.

Sur les FDI, nous sommes très fiers de constater que leur succès ne se dément pas. Ce seront les FDI 2, 3 et 5 et peut être 7 qui seront prélevées sur la chaîne de production « France » au profit de la Grèce. La Marine recevra la FDI 1 puis la 4. La question est celle de la cadence de production des FDI ultérieures. La cadence est aujourd'hui de neuf mois. La question est de savoir si ce rythme sera maintenu. Si la cadence passe à quinze mois, il faudra attendre 2029 pour que la Marine nationale ait autant de FDI que la Grèce. La question sous-jacente est celle de l'avenir de l'outil de production de Naval Group après la série des FDI. Ceci soulève la question du format de la Marine nationale en Océan indien et dans le Pacifique. Aujourd'hui, la présence est organisée autour des frégates de surveillance qui ont été mises en service dans les années 1990. Ces bateaux sont militairement faiblement équipés, ne disposent pas d'équipements de guerre électronique. Il faut se demander si nous pouvons rester dix ans de plus avec ces bateaux alors que nous nouons des partenariats stratégiques dans la zone. La réponse à cette question passe peut-être par le niveau européen, avec le projet d'« european patrol corvette » (EPC).

Sur le double équipage, qui est l'oeuvre de mon prédécesseur, le programme a été lancé alors que nous constations un effondrement du volontariat à la mer, qui était descendu sous les 50 %. Aujourd'hui, deux FREMM à Toulon et deux FREMM à Brest sont en double équipage. L'objectif du double équipage n'est pas uniquement d'améliorer l'équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, mais aussi de rentabiliser nos plateformes. Grâce au double équipage, nous sommes passés de cent vingt jours de mer par plateforme à cent quatre-vingt jours de mer et nous avons constaté une amélioration du volontariat à l'embarquement. Le double équipage permet aussi une professionnalisation accrue des marins affectés sur ces navires. À terre, les équipages peuvent s'entraîner sur des simulateurs, travailler sur la doctrine, préparer la prochaine mission. Le niveau de préparation est aujourd'hui bien meilleur sur les navires avec double équipage. Cependant, toute la Marine ne va pas basculer en double équipage. Tous les bateaux ne le nécessitent pas, et c'est coûteux.

Sur le recrutement des marins, je remarque que la Marine nationale réussit aujourd'hui à attirer 4 000 militaires par an. J'espère que cela durera. Les industriels et chefs d'entreprise que je rencontre me disent qu'ils ont beaucoup de difficultés pour recruter et fidéliser de jeunes cadres qualifiés. Notre taux d'affermissement des contrats des recrues est très bon. Notre difficulté est de fidéliser les compétences clés. Nous sommes l'armée dans laquelle le spectre de compétences est le plus vaste. Notre enjeu principal est de fidéliser nos marins et cela passe par un équilibre entre les perspectives de carrière, les perspectives de rémunération et les sujétions. Je remarque aujourd'hui une véritable difficulté à la mobilité géographique liée aux prix de l'immobilier et aux modèles familiaux actuels : 70% des conjoints de marins travaillent, il y a davantage de familles monoparentales, de gardes alternées...L'offre en logements défense ne répond actuellement qu'à une partie des besoins des marins en mobilité. J'attends beaucoup du contrat CEGELOG qui va entrer en vigueur en janvier prochain, et qui vise à mieux gérer, rénover et augmenter le parc immobilier des armées.

Concernant la reconversion, après quinze à dix-sept ans de service, les marins sont fréquemment en position de rejoindre le secteur civil et notre objectif est de les garder. Les primes de lien au service ne permettent pas actuellement de le faire. Nous leur proposons jusqu'à 25 000 €, ce qui représente parfois ce qu'ils gagnent en plus en travaillant ailleurs pendant seulement une année, avec beaucoup moins de contraintes. L'attractivité de nos métiers, la mobilité géographique et la fidélisation de nos marins sont clairement des enjeux à prendre en compte dans les années à venir.

Concernant le MCO, nous subissons toujours des difficultés considérables sur le NH90. Nous avons actuellement quatre hélicoptères disponibles sur vingt-sept. Nous espérons atteindre dix ou onze d'ici un mois. Cette situation est pour partie conjoncturelle, liée à des difficultés chez des sous-traitants. Nous avons aussi des difficultés structurelles qui impliquent de laisser une dizaine de machines chez l'industriel. Sur la partie MCO navale, la Perle sera de nouveau opérationnelle au début de 2023. Le coût total est de 110 M€ dont 50 M€ payés par l'assurance de Naval Group. Sur les indisponibilités, il faut souligner l'effet pervers des décalages dans le cadre du programme 146 qui se traduisent par des surcoûts considérables dans le cadre du programme 178 pour entretenir un matériel vieillissant voire obsolète.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Le besoin d'innover est essentiel pour notre pays qui doit conserver sa supériorité opérationnelle. Le réseau « Marine Lab » qui a été créé à cet effet accompagne différents dispositifs leaders en matière d'innovation. La force des fusiliers-marins dispose du « Fuscolab » pour répondre à ses besoins spécifiques et mettre au point des solutions innovantes permettant de prendre l'avantage sur l'adversaire en temps réel. Estimez-vous que les moyens attribués pour faire face aux menaces actuelles sont suffisants et qu'en est-il du projet « EFlyCO » ?

M. Jacques Le Nay. - Le contexte est celui d'une compétition technologique. La Marine souhaite se doter d'une capacité de haut niveau pour rester performante. Un exemple de cet environnement hautement technologique est le développement de la guerre des fonds marins. Début octobre, Naval Group a présenté un drone sous-marin autonome océanique. Votre état-major a-t-il échangé avec Naval Group à ce sujet ? Comment la Marine nationale pourrait utiliser ce drone en opération ?

M. Bruno Sido. - Quelle est la qualité opérationnelle de la marine chinoise ?

M. Olivier Cadic. - La Chine semble développer une marine à usage militaire que vous n'avez pas évoquée. Nous avons observé cette année près de 200 navires miliciens alignés en Mer de Chine du Sud, près d'un îlot disputé aux Philippines. La pêche n'est pas le but de ces navires, attribués aux milices maritimes paramilitaires de Pékin et qui représentent une menace silencieuse. Les Chinois construisent aussi des bases militaires sur des îlots artificiels. Suivez-vous ces pratiques et le développement de la présence de ces navires miliciens qui, tout en étant des bâtiments civils, semblent participer à l'effort militaire chinois? Comment pouvons-nous contrer cette évolution ?

M. Jean-Pierre Grand. - Cet été la presse spécialisée a signalé que la Marine nationale n'avait plus aucun bâtiment disponible en Nouvelle-Calédonie. Très récemment, notre collègue Pierre Frogier, avec beaucoup d'émotion, a confirmé cette information, soulignant qu'il ne restait sur place qu'un bâtiment hors d'âge. A quelques semaines du referendum d'autodétermination, c'est évidemment un argument susceptible d'être utilisé par celles et ceux qui aimeraient voir la Nouvelle-Calédonie s'éloigner de la France. Je voulais savoir si cette situation va perdurer. Notre présence dans la zone indopacifique est stratégique. Pierre Frogier sera sans doute intéressé par la réponse que vous pourrez nous apporter sur ce sujet.

Amiral Pierre Vandier. - Concernant la Nouvelle-Calédonie, la situation décrite par l'article était un peu biaisée car un incendie venait de se déclarer sur un bâtiment et un autre était en maintenance. La situation a évolué, le premier étant désormais en réparation alors que le second est de nouveau en mer. Nous avons positionné le Bougainville, qui vient de Papeete, pour les élections à venir. Je rappelle que le premier des nouveaux patrouilleurs outre-mer est destiné à la Nouvelle-Calédonie. On voit donc que la Nouvelle-Calédonie est très importante dans notre dispositif aéromaritime outremer.

Sur la partie compétition technologique, vous avez évoqué la guerre des fonds sous-marins et le drone de Naval Group. Sur la guerre des fonds sous-marins, nous avons complètement décroché de la technologie « oil and gas » lorsque, dans les années 2000, nous avons fermé la mission d'intervention sous la mer. On s'est rendu compte de notre décrochage lorsqu'on a dû recourir à des moyens « oil and gas » américains pour retrouver le sous-marin La Minerve qui avait disparu au large de Toulon. Nous avons lancé (et ce fut l'un de mes premiers chantiers lors de ma prise de fonction) une stratégie des fonds marins, que j'ai présentée récemment au CEMA et à la ministre. Il y a actuellement un groupe de travail sur ce sujet multidimensionnel, qui recouvre à la fois des questions technologiques, un enjeu de maitrise des entreprises clés du secteur et une dimension de stratégie militaire. Nous sommes en train d'acquérir du matériel : des robots sous-marins d'intervention et des drones (AUV) porteurs de sonars capables de mener des investigations dans des zones très étendues pendant plusieurs jours.

Il n'y a pas eu de discussion entre la Marine et Naval Group sur le drone sous-marin. C'est un projet intéressant pour les marines du Golfe persique par exemple puisqu'il s'agit d'un mini sous-marin à qui on peut confier des missions non éloignées des côtes. La Marine nationale n'a pas exprimé de besoins dans ce domaine-là. En revanche, on regarde avec intérêt les développements technologiques de ce projet dans la mesure où ils pourraient converger un jour avec nos besoins militaires.

Vous avez posé une question sur le projet innovant « EFlyCO ». Ce projet est en cours d'expérimentation avec l'Agence d'Innovation de Défense (AID) mais il n'est pas encore mature.

En ce qui concerne la qualité de la marine chinoise, quand nous avons conduit la mission Émeraude, nous avons estimé que technologiquement la Chine était en avance de quatre ans sur ce que nous avions imaginé. On observe objectivement une montée en gamme. A titre d'exemple, notre Falcon 200 qui, au Japon, participe à la mission de surveillance de l'embargo contre la Corée du Nord, est régulièrement intercepté par des avions de chasse SU30 MKK chinois qui sont alertés par une frégate de défense anti-aérienne positionnée au sud de la Corée du Nord.

Si on se projette en 2030, à ce rythme-là, il est illusoire de croire qu'on continuera à avoir l'ascendant sur une marine chinoise qui ne se serait pas développée. Bien au contraire, elle se développe dans tous les domaines à grande vitesse et c'est bien ce qui inquiète au plus haut point les Américains.

M. Christian Cambon, président. - Amiral, merci pour ces réponses qui soulignent bien le défi auquel nous faisons face et l'enjeu de mettre la Marine nationale au niveau souhaitable pour notre sécurité. Nous vous renouvelons notre soutien et nous sommes aux côtés de vos équipages.

Déplacement d'une délégation en Pologne, du 16 au 19 octobre 2021 - Communication

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous nous sommes rendus, avec Bruno Sido, François Bonneau et Rachid Temal, à Cracovie et à Varsovie du 16 au 19 octobre dernier, à l'invitation du Sénat polonais. Cette visite a permis des échanges très denses, à la fois avec le Sénat, qui est dans l'opposition, mais aussi avec la Diète, dominée par le parti Droit et justice (PIS) de M. Kaczynski qui n'y dispose toutefois plus, depuis cet été, d'une majorité absolue.

Cette visite avait pour objectif premier de préparer la présidence française de l'Union européenne, en cherchant des rapprochements avec nos homologues sur les questions géostratégiques, de défense et de sécurité. L'actualité nous a également conduits à aborder d'autres questions :

- d'une part, la décision récente du Tribunal constitutionnel polonais, remettant en cause la primauté du droit européen ;

- d'autre part, la protection des frontières de l'espace Schengen.

La décision du tribunal constitutionnel polonais a une portée très générale, bien plus générale que l'arrêt du Conseil d'État sur la conservation des données de connexion, mentionné en exemple par les autorités polonaises. Certes, le Conseil d'État rappelle dans cette décision que la Constitution française est la norme suprême, mais le juge français s'est prononcé après avoir saisi la CJUE, ce qui a permis de trouver un compromis conciliant les principes de respect de la vie privée et de protection de la sécurité nationale.

Le tribunal polonais, saisi par le Premier ministre au sujet de la jurisprudence de la CJUE, n'a quant à lui pas eu recours au dialogue entre juge national et juge européen, qui est devenu l'une des composantes de l'État de droit.

Cet épisode intervient, qui plus est, dans le contexte d'une remise en cause de l'indépendance de la justice, à commencer par l'indépendance du Tribunal constitutionnel lui-même, qui a été mis sous contrôle. La décision du Tribunal constitutionnel polonais est en effet une décision politique, prise sur commande du pouvoir, par un tribunal dont les règles de fonctionnement et de nomination ont été opportunément modifiées au préalable.

C'est donc une affaire très grave, loin des simplifications dont elle est parfois l'objet. Des manifestations importantes ont eu lieu en Pologne, où les citoyens demeurent très majoritairement pro-européens.

Un « Polexit » est peu probable : ce serait, pour la Pologne, renoncer à 150 milliards d'euros d'aides, et se retrouver seul face au voisin russe. La Présidente de la Commission a tenu des propos très fermes devant le Parlement européen. Mais les États ont préféré temporiser, lors du récent Conseil européen. Quelle sera la crédibilité de l'UE si elle recule ? N'y-a-t-il pas un risque de contagion, de lente déconstruction juridique dans le sillage du Brexit ?

Au-delà de cette fermeté nécessaire, il convient aussi de mesurer l'ampleur du sentiment de dépossession des peuples face à la construction européenne.

La Conférence sur l'avenir de l'Europe, qui se poursuivra sous présidence française, tente d'apporter des réponses. Le principe de subsidiarité doit être au coeur des réflexions : plutôt que de réglementer dans le détail tous les secteurs de la vie économique, l'Union européenne devrait s'occuper en priorité des sujets qui préoccupent les Européens, et notamment de leur défense et de leur sécurité.

Sur les questions de défense, la coopération bilatérale a été progressivement relancée, suite à l'échec du contrat Caracal en 2016, qui a laissé des traces profondes. La relation franco-polonaise est un axe de stabilité qui doit être réaffirmé, sur le plan bilatéral mais aussi, avec l'Allemagne, dans le cadre du triangle de Weimar.

La Pologne doit prendre toute sa place dans l'Union. Le Brexit entraîne un recentrage de l'Europe, lequel doit inciter la Pologne à jouer un rôle accru.

En matière de sécurité, la Pologne est évidemment très inquiète de ce que nos interlocuteurs ont appelé la « militarisation de la politique étrangère russe ». Outre une menace d'ingérence, les Polonais craignent une annexion directe ou indirecte de la Biélorussie dans le cadre de ce qu'ils estiment être un projet de reconstitution de l'ex-empire soviétique. Dans cette perspective, l'OTAN et la relation avec les États-Unis sont naturellement au fondement de leur politique de sécurité et de défense.

Mais il n'a pas échappé aux Polonais que les priorités américaines avaient évolué. Dès lors, la notion d'autonomie stratégique n'est plus taboue. Cette notion se décline d'ailleurs aussi dans le domaine énergétique avec la mise en chantier d'un programme nucléaire, pour lequel EDF a récemment remis une offre importante.

S'agissant de la menace à l'Est, nous avons rappelé à nos interlocuteurs que la France assumait sa part de responsabilité en participant à la présence avancée renforcée de l'OTAN dans les États baltes et en Pologne même, où des chars Leclerc ont participé en 2015 à un exercice.

Nous avons par ailleurs appelé leur attention sur la menace sud. Or des évolutions sont perceptibles. Deux facteurs incitent aujourd'hui les Polonais à prendre davantage en compte cette menace sud :

- d'une part, la présence russe en Syrie, et l'intervention de mercenaires russes dans plusieurs pays d'Afrique (Libye, RCA) ;

- d'autre part, l'afflux de migrants à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, témoignant d'une instrumentalisation de la question migratoire par les voisins de l'est.

La Pologne pourrait décider prochainement de participer à Takuba. Mais il convient de rester très prudent, d'une part du fait des aléas de la politique intérieure polonaise, et, d'autre part, en raison de l'épée de Damoclès que la présence éventuelle de mercenaires russes fait peser sur l'opération Barkhane.

Sur la question des frontières de l'espace Schengen, je laisse la parole à Bruno Sido.

M. Bruno Sido. - Depuis juillet, le gouvernement biélorusse cherche à faire passer dans l'Union européenne des migrants originaires d'Irak, d'Afghanistan, de Syrie mais aussi d'Afrique, qui sont amenés par avion à Minsk, puis conduits de force vers la frontière. Il s'agit là d'un chantage de la part du régime biélorusse, et, en arrière-plan, de la Russie qui disposerait de tous les leviers pour faire cesser ce trafic d'êtres humains, puisque le régime biélorusse lui est entièrement redevable.

Lors de notre visite, ce sont 400 à 700 tentatives de passage illégal qui étaient ainsi recensées chaque jour à la frontière polono-biélorusse longue de 400 km. La situation humanitaire, catastrophique, est mal connue car le régime d'état d'urgence interdit la présence d'observateurs.

Le 15 juillet dernier, Frontex a mis en oeuvre la procédure dite d'intervention rapide à la frontière, pour venir en aide à la Lituanie. La Pologne n'a pas demandé une telle intervention.

Des adaptations juridiques paraissent nécessaires pour assurer une protection effective des frontières de l'espace Schengen. Frontex devrait disposer, au terme de sa montée en puissance, d'un budget d'un milliard d'euros par an, et de 10 000 garde-frontières européens. Mais l'agence est confrontée à des incertitudes juridiques. Son budget a été rejeté en avril par le Parlement européen, certains députés l'accusant de violations des droits fondamentaux, reprochant notamment à l'agence de participer à des renvois forcés de migrants. La Commission, divisée, n'a pas apporté les éclaircissements juridiques nécessaires.

12 États membres demandent aujourd'hui des mesures urgentes. Il s'agit notamment d'adapter les dispositifs de surveillance de la frontière afin de mieux prévenir les passages illégaux. Les 12 pays demandent aussi le financement par l'UE de la construction de barrières aux frontières.

La question est complexe, puisqu'elle met bien sûr aussi en jeu les droits fondamentaux, ce dont le régime biélorusse joue. Il serait désastreux que ce régime puisse parvenir à ses fins. Dans le cadre de sa présidence, la France aura la difficile tâche de poursuivre les négociations sur le Pacte relatif à la migration et à l'asile, qui a récemment fait l'objet d'un débat dans notre hémicycle.

Cette tragédie nécessite aussi une pression accrue sur le régime biélorusse et une action auprès des pays d'origine des migrants, pour qu'ils fassent cesser les vols vers Minsk. Par ailleurs, nous ne résoudrons rien si la Russie n'est pas autour de la table, même si les résultats de notre dialogue avec ce pays se font attendre.

Ce déplacement nous a donc permis de nouer des contacts fructueux dans la perspective de la conférence interparlementaire sur la PSDC qui aura lieu au Sénat en février 2022. La diplomatie parlementaire doit ainsi contribuer à une meilleure compréhension mutuelle et à un rapprochement des cultures stratégiques.

M. Christian Cambon, président. - L'agence Frontex est l'objet de mises en cause. Ses moyens doivent être consolidés. Des éclaircissements sont nécessaires et notre commission poursuivra ses travaux à ce sujet.

En matière de défense, les échanges avec nos collègues parlementaires ont permis de nombreuses ouvertures. Il semble par exemple qu'aucune décision n'ait été prise, en matière d'hélicoptères, depuis l'affaire des Caracal. Des coopérations dans le domaine naval sont peut-être possibles.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Quand nous sommes allés en 2019 en Pologne, avec Ronan Le Gleut, il était question de la construction d'une enclave américaine, le « Fort Trump ». Où en est ce projet ?

Les Polonais étaient alors très opposés à la notion d'autonomie stratégique. Ils ont évolué : est-ce la conséquence de leur relation avec les États-Unis, ou une réelle volonté d'agir ensemble ?

Les pays nordiques concentrent beaucoup d'enjeux de l'avenir. Les Chinois, les Russes y sont présents. Malgré notre légitime tropisme méridional, nous devons mieux prendre en compte les enjeux septentrionaux.

M. Christian Cambon, président. - Nos interlocuteurs polonais n'ont pas abordé la question du Fort Trump. Le retrait de Kaboul a indéniablement marqué les esprits. Nous avons entendu un langage tout à fait nouveau, avec des ouvertures sur de nombreux sujets. Les parlementaires polonais nous ont spontanément parlé de l'autonomie stratégique, dans une optique de complémentarité avec l'OTAN. Le langage employé est important et il serait d'ailleurs peut-être plus judicieux de parler de complémentarité stratégique.

Les échanges avec nos collègues polonais ont été très fructueux. Je souhaite que nous puissions à l'avenir rencontrer ainsi plus fréquemment nos homologues européens.

Désignation de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

- M. Philippe Folliot sur le projet de loi n° 877 (2020-2021) autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale entre le Gouvernement de la République française et l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne ;

- M. Bernard Fournier sur le projet de loi n° 58 (2021-2022) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Tadjikistan sur les services aériens.

La réunion est close à 12 h 35.