Jeudi 4 mai 2023

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Table ronde sur les conséquences sur la santé des femmes des violences sexistes et sexuelles au travail

Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Nous nous penchons aujourd'hui sur la question des conséquences, sur la santé des femmes, des violences sexistes et sexuelles (VSS) au travail.

Nous nous intéressons à plusieurs problématiques :

- premièrement, les conséquences, pour la santé des femmes, des violences sexistes et sexuelles subies dans le cadre professionnel ;

- deuxièmement, les mesures mises en place par les employeurs pour prévenir ces violences et protéger les victimes ;

- enfin, la prise en compte par l'employeur des situations de violences conjugales ainsi que les effets de ces violences sur les trajectoires d'emploi des femmes.

Il nous importe également, dans ce cadre, de pouvoir formuler des recommandations pour agir contre ces violences dans l'environnement professionnel afin de protéger la santé et le bien-être des femmes au travail.

Les violences sexistes et sexuelles au travail se heurtent aujourd'hui encore à un manque de visibilité : l'ampleur du phénomène reste difficile à quantifier.

En 2015, le Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) avait publié une enquête estimant que 80 % des femmes avaient été victimes de sexisme au cours de leur vie professionnelle. En 2008, une enquête de l'Insee avait révélé que 5 % des viols et 25 % des agressions sexuelles étaient commis sur le lieu de travail. Des études plus récentes sur ce sujet existent-t-elles ? Certains secteurs professionnels sont-ils plus concernés que d'autres ?

En outre, quelles sont les responsabilités des employeurs dans ce domaine, en matière de prévention et de sanction ? Comment s'organise la prise en charge des victimes, notamment celle des coûts de santé induits par ces violences ?

La question de la prise en compte des violences conjugales dans le cadre professionnel se pose également, notamment depuis la ratification par la France en 2021 de la convention 190 de l'OIT relative à l'élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, qui instaure une responsabilité de l'employeur vis-à-vis de ses employées victimes de violences conjugales.

Afin d'étudier ces différentes problématiques, nous accueillons ce matin :

- Catherine Cavalin, sociologue de la santé, chargée de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Université Paris-Dauphine, PSL), et Pauline Delage, sociologue du genre, chargée de recherche au CNRS, rattachée au CRESPPA-CSU ;

- Florence Chappert, responsable de la mission « Égalité intégrée » à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), que nous avions déjà entendue au mois de mars sur la question des risques professionnels. Elle interviendra à distance ;

- Enfin, Raphaëlle Manière, pilote de la cellule contre la violence sexiste et sexuelle de la CGT et membre du collectif Femmes-Mixité de la CGT.

Bienvenue à toutes.

Je laisse tout d'abord la parole à Catherine Cavalin, sociologue de la santé au CNRS et Pauline Delage, sociologue du genre au CNRS, qui interviendront à deux voix. Je vous laisse organiser vos prises de parole comme vous le souhaitez.

Mme Catherine Cavalin, sociologue de la santé, chargée de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Université Paris-Dauphine, PSL). - Madame Billon, Mesdames, nous vous remercions pour votre invitation. Nous partagerons cette intervention à deux voix, en présentant une lecture des violences subies par les femmes dans le contexte du travail en nous appuyant sur les travaux produits dans les dix ou quinze dernières années, portant sur les violences fondées sur le genre.

Nous souhaiterions partir de deux idées structurantes. La première s'appuie sur une des leçons que nous pouvons tirer de #MeToo. Ce mouvement transnational et polymorphe de dénonciation des violences sexistes et sexuelles a connu de multiples rebonds depuis son démarrage à l'automne 2017 aux États-Unis. Il a touché et continue de toucher de nombreux pays et des populations variées. Un de ses facteurs d'unité réside dans le fait qu'une partie des dénonciations porte sur des violences sexistes et sexuelles commises dans les relations nouées au travail ou par le travail. Que #MeToo se soit ainsi exprimé comme la voix de milieux professionnels distincts attire notre attention sur l'importance à accorder aux spécificités des contextes professionnels, autrement dit sur l'importance à accorder à la connaissance de l'organisation du travail. En outre, le fait que ces univers professionnels très différents se reconnaissent malgré tout dans une même étiquette #MeToo nous alerte sur la transversalité du phénomène social de l'inégalité entre les sexes dans le travail.

La seconde idée dont nous souhaiterions partir est celle de la dynamique croisée entre les relations de couple et les relations dans le travail qui s'est développée en France ces dernières années. Depuis la première loi du 2 novembre 1992, qui a créé en France l'infraction de harcèlement dans les relations de travail, jusqu'à la loi du 30 juillet 2020 qui a consolidé le délit de harcèlement qu'avait créé la loi du 9 juillet 2010 pour les relations de couple, les trente dernières années ont été marquées par une construction progressive, animée par cette dynamique d'une législation qui, sur les violences sexistes et sexuelles, est allée, par des allers-retours successifs, entre le couple et le travail.

À côté de la notion de violences sexistes et sexuelles qui s'est imposée dans le débat public ces dernières années, nous mobiliserons la catégorie des violences fondées sur le genre pour décrire des violences essentiellement commises par des hommes sur des femmes et des hommes, et essentiellement vécues par des femmes.

Le qualificatif de violence fondée sur le genre renvoie à cette asymétrie des expériences de la violence et au fait que les rapports sociaux de sexes en sont l'une des causes principales.

Ici, nous nous pencherons sur les violences sur le lieu d'exercice du travail et dans les relations de travail. Elles peuvent être commises par des supérieurs, des collègues, des usagers ou d'autres intervenants. Des violences dans le couple peuvent également venir s'immiscer dans la vie professionnelle des victimes, en particulier si le conjoint ou ex-conjoint violent est un collègue, ou s'il se rend sur le lieu de travail.

Nous déroulerons notre exposé en deux temps successifs.

Le premier point, sans exhaustivité, présentera les sources principales disponibles, notamment statistiques. Ensuite, nous nous référerons à ce qui concerne la lutte contre les violences fondées sur le genre au travail et à leur prévention en replaçant cette question dans le cadre plus large des conditions de travail en général.

Mme Pauline Delage, sociologue du genre, chargée de recherche au CNRS. - Nous souhaitons montrer que, dans les trente dernières années au cours desquelles la loi a changé pour qualifier et réprimer les violences sexistes et sexuelles au travail, les sources disponibles pour caractériser et mesurer l'occurrence d'actes violents au travail se sont multipliées. À un manque cruel de mesures des phénomènes succède donc une abondance relativement grande d'enquêtes et de chiffres. Pour y voir un peu plus clair, nous pouvons distinguer trois familles d'enquêtes : sociodémographiques, centrées sur le travail et sur la sécurité. Parmi les premières, sociodémographiques, nous pouvons notamment citer l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) en 2000, l'enquête Événements de vie et santé 2005-2006, et Virage en 2015. Elles étaient portées par le système statistique national. Elles proposaient une approche transversale des phénomènes sociaux et plaçaient en leur coeur des problématiques plutôt liées au genre pour la première et la troisième, ou à l'état de santé pour la deuxième.

La deuxième famille d'enquêtes s'intéresse au premier chef à ce qui se passe dans le travail. Leur principal opérateur est le service de statistiques ministérielles du ministère du travail et de l'emploi, la Dares, en collaboration avec l'Insee depuis la fin des années 1970. Ces enquêtes ont peu à peu intégré des éléments concernant les violences, après avoir, de longue date, questionné les risques physiques, chimiques et biologiques que le travail fait courir à l'état de santé. L'intégration des violences dans le questionnement de ces enquêtes s'est opérée de biais, via des préoccupations plus directement tournées vers les risques psychosociaux. La première enquête de cette veine historique sur le travail, qui a permis des analyses sur les violences, est l'édition 2003 de Sumer - pour « Suivi médicalisé de l'exposition aux risques professionnels ».

Dans ces enquêtes, de Sumer 2003 à Conditions de travail 2013 et Conditions de travail risques psychosociaux 2016, on peut noter de nombreuses hésitations lexicales, ou du moins une certaine retenue à parler de violences. La dimension possiblement sexuelle des actes subis au travail n'est que peu travaillée. Il est par exemple impossible de distinguer ce qui relève des attouchements, des tentatives de rapports forcés ou des rapports sexuels forcés. En outre, la dimension sexiste de ces violences n'a été exploitée que dans Conditions de travail 2013. Les personnes interrogées peuvent indiquer si elles attribuent les comportements hostiles déclarés au fait d'être une femme ou un homme.

Enfin, la troisième famille d'enquête s'intéresse à la sécurité des personnes. Elles ont été développées en France par le ministère de l'intérieur, en collaboration avec l'Insee depuis la première édition de Cadre de vie et sécurité 2006, jusqu'à la mise en route en 2022 de l'enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité. Ces données peuvent identifier des actes de violences sexuelles selon les liens entre agresseurs et victimes. Elles peuvent également donner des indications sur le lieu de survenue des actes de violence, mais en aucun cas elles ne se proposent d'explorer spécifiquement le lieu de travail ou les relations de travail comme espace de commission de ces violences sexuelles. Elles ne permettent pas non plus d'estimer le caractère sexiste des actes qu'elles enregistrent. Depuis le milieu des années 2000, ces enquêtes ont pris une place importante dans le débat sur la mesure statistique des violences en France, en particulier s'agissant des violences subies dans le couple par les femmes. Parce que ces enquêtes ne peuvent apporter que des informations relativement marginales par rapport aux deux autres types de sources précédemment citées, nous n'en reparlerons pas davantage dans notre exposé.

Nous allons maintenant présenter quelques résultats tirés essentiellement des enquêtes Virage 2015 et Conditions de travail 2013.

Rappelons brièvement quelques éléments méthodologiques concernant les violences au travail dans l'enquête Virage - qui signifie « Violences et rapports de genre ». Quinze ans après l'Enveff, Virage a interrogé 27 000 femmes et hommes âgés de 20 à 69 ans et résidant en ménage ordinaire. Comme dans l'Enveff, cette enquête questionne successivement l'occurrence des violences dans des sphères de vie, dont le travail. Au total, quatorze faits de contraintes et de violences subies au travail sont interrogés. Elles se regroupent dans les catégories « Insultes et pressions psychologiques », « Atteintes à l'activité de travail », « Violences physiques », et enfin « Violences sexuelles sans contact et avec contact ». Les questions ont été posées à toutes les personnes interrogées ayant travaillé au moins quatre mois dans les douze mois précédant l'enquête.

Dans Virage, des questions plus détaillées sur les violences subies, comme les types de faits, les conséquences et les recours, ont été posées uniquement aux personnes ayant déclaré un seul type de faits en indiquant qu'il était très grave, même s'il n'a été subi qu'une fois, ou une agression physique ou sexuelle avec contact, dès lors qu'elles ont précisé qu'il s'agissait au moins d'un fait assez grave, avec éventuellement plusieurs événements dans cette catégorie, ou plusieurs types de faits dans cette sphère du travail.

L'un des premiers résultats de Virage est celui de la grande prévalence des actes de violence dans les relations professionnelles. Dans les douze derniers mois, les personnes déclarant une répétition ou un niveau de gravité tel qu'on leur pose des questions détaillées sur les situations vécues représentent 17,9 % des personnes interrogées, parmi lesquels 20,1 % des femmes et 15,5 % des hommes. Par ailleurs, dans l'enquête Virage, comme dans Événement de vie et santé, les violences qui sont de loin les plus fréquentes dans la sphère professionnelle sont de nature verbale et psychologique. Les actes physiques ou à caractère sexuel sont beaucoup moins fréquents. On pourrait émettre l'hypothèse selon laquelle se logent des actes à caractère sexiste dans ces actes fréquents que sont des injures, des insultes, des pressions psychologiques ou des dénigrements.

Dans l'enquête Virage, huit enquêtés sur dix se trouvent dans des situations de répétition, les hommes et les femmes étant concernés de manière égale par ce phénomène. Le fait d'isoler une personne au travail, la destruction de son travail, l'appropriation de son outil de travail et l'intimidation sont les actes qui tendent le plus à être répétés.

Enfin, les auteurs qui commettent les actes sont nombreux et diversifiés. Au moins 20 % des victimes indiquent avoir subi un même type d'actes de la part de plusieurs agresseurs à plusieurs moments différents. Au passage, on peut noter que ces résultats empiriques donnent pleinement raison à la manière dont la loi définit le harcèlement aujourd'hui en France, en prévoyant qu'un fait peut être qualifié juridiquement de harcèlement lorsque plusieurs personnes le commettent, éventuellement séparément et sans se concerter, mais en ayant connaissance que les violences qu'elles exercent sont aussi perpétrées par d'autres agresseurs sur la même victime.

J'en viens maintenant au résultat tiré de l'enquête consacrée aux Conditions de travail en 2013. Pour mesurer les comportements hostiles sur le travail, elle a pris en compte trois catégories d'atteinte : les comportements méprisants, le déni de reconnaissance du travail et les atteintes dégradantes. Ces comportements sont entendus comme sexistes quand l'enquêté les attribue au fait d'être une femme ou un homme. Dans l'enquête, 35 % des actifs occupés signalent avoir subi au moins un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des douze derniers mois. L'enquête vient confirmer l'importance de la dimension sexiste de ces atteintes pour les femmes. 22 % des concernées par ces comportements les déclarent liées à leur sexe, alors que c'est le cas de 4 % de leurs homologues masculins. Au total, 8 % des femmes et 1 % des hommes déclarent avoir subi un comportement sexiste au travail. Les femmes sont particulièrement touchées dans les secteurs d'activité dans lesquels dominent les travailleurs hommes. Parmi les victimes de comportements hostiles, les femmes qui exercent des fonctions de supervision, qui travaillent dans l'industrie, sur des chantiers, en déplacement, ou qui sont exposées à de multiples nuisances physiques associent donc plus souvent ces comportements hostiles à leur sexe. De fait, lorsque l'emploi est typiquement féminin, seulement 6 % des femmes et 3 % des hommes se disent victimes de comportements hostiles à dimension sexiste. À l'inverse, lorsque l'emploi est plutôt masculin 15 % des femmes et seulement 1 % des hommes se déclarent concernés.

Mme Catherine Cavalin. - En quoi ces résultats peuvent-ils contribuer à guider l'action publique sur les violences de genre au travail, en développant une réflexion plus globale que nous allons esquisser maintenant sur les conditions de travail ? Ces enquêtes permettent d'appréhender non seulement la dimension sexiste de ces violences, mais aussi les autres rapports sociaux, dont ceux liés au travail, qui les rendent possibles. La prévalence des atteintes dans leur ensemble, leur répétition et le fait que les violences s'étendent souvent dans le temps - les faits ont commencé avant les douze derniers mois pour 54 % des victimes - incitent les autrices du rapport d'enquête Virage à parler de « risque systémique dans la sphère professionnelle ». Pour entériner cette idée de violence systémique, on peut ajouter que l'immense majorité des faits de violence dans la sphère professionnelle surviennent sur le lieu habituel de travail. C'est le cas pour 72 % des hommes victimes et pour 90 % des femmes. Autrement dit, la survenue fréquente de violences se caractérise comme l'ordinaire du travail pour les femmes comme pour les hommes, même si les actes ne sont pas les mêmes pour les travailleurs et travailleuses des deux sexes.

Les violences qui surviennent au travail ne découlent pas simplement de relations interpersonnelles, c'est-à-dire de rapports entre deux personnes prises isolément. Elles engagent des rapports sociaux. On voit l'importance des rapports de genre avec ce qui est désigné dans Virage comme la multi-victimation sexuelle des femmes dans le cadre du travail. Les femmes, dans cette enquête, apparaissent en effet exposées aux violences sexuelles commises par un nombre important d'acteurs avec qui elles interagissent dans leur activité professionnelle. De même, d'autres rapports qui interviennent dans les relations de travail exposent davantage certains groupes sociaux. Virage montre ainsi une surexposition aux violences subies au travail des personnes les plus jeunes, célibataires ou en charge de familles monoparentales, ayant des statuts d'emploi précaires, en mauvaise santé ou qui éprouvent des difficultés financières.

Le travail est un espace où les violences sexistes se déploient, en particulier à l'encontre de celles qui se trouvent dans une position subordonnée, notamment de par leur âge, leur situation familiale ou lorsque leurs conditions de vie, de travail, d'emploi sont marquées par une certaine précarité. Ce résultat rappelle aussi ce que montrait l'enquête Événements de vie et santé en parlant d'effets de résonance. Les personnes les plus exposées, et dont l'exposition à la violence entraîne les conséquences les plus importantes pour la santé, sont celles qui ont aussi, par ailleurs, des trajectoires biographiques où se cumulent les difficultés affectives, d'emploi, économiques, etc.

Les résultats que nous avons empruntés à l'enquête Conditions de travail 2013 montrent aussi qu'une attention soutenue aux relations entre les sexes au travail, quelle que soit la qualité de l'organisation du travail, se justifie par la manifestation toujours possible de comportements sexistes. L'enquête suggère en effet que favoriser la mixité au travail peut contribuer à limiter les comportements hostiles sexistes. Ces résultats laissent entendre qu'on peut difficilement penser les violences de genre en les isolant des contextes de travail eux-mêmes. De bonnes conditions de travail et d'emploi ainsi que des politiques d'égalité ambitieuses permettraient de limiter la survenue de telles violences. Se pose toutefois la question de savoir comment mieux prévenir les violences sexistes et sexuelles, et comment définir au mieux le rôle que pourraient tenir les employeurs.

À ce sujet, deux points nous paraissent importants.

Le premier concerne l'obligation de sécurité de résultat, qui renvoie à un cadre structurant de l'histoire au long cours de la santé au travail dans notre pays. Le second consiste à évoquer des évolutions législatives récentes en matière de santé au travail. Sur le premier point, l'obligation de sécurité de résultat a été initialement définie par la loi du 12 juin 1893. C'est un des piliers du compromis noué entre salariés et employeurs par la loi fondatrice sur les accidents de travail de 1898 et celle, tout aussi fondatrice, qui l'a suivie pour les maladies professionnelles en 1919. Lorsque cette obligation de sécurité de résultat n'est pas satisfaite, l'employeur peut être jugé coupable d'une faute inexcusable, comme cela a été le cas en France dans les dernières décennies, en particulier pour les maladies graves et mortelles causées par des expositions à l'amiante. Il importe de rappeler cette obligation de l'employeur, qui ne doit pas seulement montrer qu'il fait des efforts, mais aussi qu'il a fait tout son possible pour assurer que la sécurité soit effectivement garantie. Rappeler cela paraît utile, étant donné l'unanimité des travaux qui montrent l'insuffisante prévention des risques pour la santé au travail, l'insuffisante reconnaissance des maladies professionnelles, et l'insuffisante indemnisation de leurs victimes.

Si l'on souhaite améliorer la prévention contre les risques du travail, il convient de rappeler cette obligation de sécurité et de résultat contre la survenue des violences sexistes et sexuelles, de même qu'on peut la rappeler contre les risques biologiques, physiques ou chimiques. L'employeur est dans son rôle s'il oeuvre à la réduction efficace des risques pour la santé des travailleurs et des travailleuses dans l'exercice de leur activité professionnelle.

Ensuite, la récente loi du 2 août 2021 tend à confondre la santé des travailleurs en général et l'état de santé qui, spécifiquement, peut résulter du travail. Elle instaure un dispositif qui s'appuie sur l'idée qu'au fond, le cadre professionnel pourrait devenir un espace de vigilance et de prévention sanitaire en général, c'est-à-dire pas du tout spécifiquement pour ce qui, dans la santé, découle des conditions de travail.

À propos des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes, il nous semble que le cadre d'action doit d'abord être celui de la prévention des actes qui surviennent spécifiquement au travail, en relation avec le travail. Les employeurs et les collègues ne doivent pas être investis d'une mission de dépistage systématique des violences qui surviennent par ailleurs dans la société. Néanmoins, les lieux de travail - comme peuvent l'être l'école et les cabinets médicaux ou d'autres lieux d'interactions collectives - peuvent être des espaces de diffusion d'informations ou de documentation.

Malgré une banalisation persistante des violences, l'enquête Virage rappelle aussi que « la sphère professionnelle est l'une des sphères où les violences sont les plus visibles, car il peut exister plus de marge de manoeuvre ». Il peut ainsi potentiellement exister plus de soutien ou de témoins, comme le montrait également l'enquête Événements de vie et santé. Les victimes parlent ou peuvent parler, peuvent dénoncer les violences subies, souvent plus facilement que dans l'intimité des relations familiales ou conjugales.

Le rôle des acteurs autres que les employeurs nous semble ainsi absolument central. Rappelons aussi que les employeurs, comme le disposait d'ailleurs en termes de supériorité hiérarchique la loi de 1992, peuvent constituer eux-mêmes des agresseurs. L'intervention dans ce domaine ne peut donc pas reposer seulement sur eux. Prévenir les violences sexistes au travail nécessite l'intervention et la formation des employeurs, mais aussi des représentants des personnels et des syndicats, des inspecteurs et inspectrices du travail, et de la médecine du travail, comme autant de relais pour que les victimes soient entendues et soutenues.

Mme Pauline Delage. - Concluons en insistant sur quelques points de vigilance en lien avec les résultats que nous venons de présenter. Rappelons pour commencer le rôle essentiel des associations, comme l'Association européenne sur les violences faites aux femmes au travail (AVFT), pour accompagner les victimes qui souhaitent dénoncer des violences sexuelles au travail, mais aussi pour développer une expertise spécifique sur ces violences dans les enquêtes statistiques. Même celles qui sont armées de gros échantillons ne parviennent pas complètement à saisir le détail des actes.

Ensuite, mener une politique spécifique de prévention et de formation sur les violences sexistes au travail ne peut pas incomber aux seuls employeurs. Il faut sans doute s'appuyer sur d'autres acteurs, comme l'Inspection du travail, la Médecine du travail, les syndicats ou les associations pour contribuer à cette politique de prévention.

Enfin, des politiques ciblant les violences sexistes ne peuvent sans doute pas faire l'économie de l'amélioration plus générale des conditions de travail et d'emploi. Merci beaucoup de votre attention.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames pour cette présentation à deux voix. Je donne immédiatement la parole à Florence Chappert de l'Anact, connectée à distance.

Mme Florence Chappert, responsable de la mission « Égalité intégrée » à l'Anact. - Bonjour. Je vous remercie de demander à nouveau à l'Anact de partager son retour d'expériences sur la prévention des violences sexistes et sexuelles au travail à partir de cas d'entreprises. Je ne traiterai pas des violences conjugales ou domestiques et de leur impact sur le travail. Sur ce sujet, je vous renvoie aux actions menées par la Fédération nationale des centres d'information des droits et des familles (FNCIDFF), qui a élaboré un très bon guide en la matière. Ces centres justifient d'une expérience qui n'est pas la nôtre.

Mon intervention se déroulera en quatre points, à commencer par les effets des violences sexistes et sexuelles au travail sur la santé, suivis des causes et des facteurs de risque dans le travail, avant les actions mises en place par les employeurs, puis quelques recommandations.

Même si les violences sexistes et sexuelles sont de plus en plus considérées par les employeurs comme un vrai risque pour l'entreprise - et avant tout un risque réputationnel pour cette dernière, donc un enjeu économique -, c'est un sujet qui fait encore l'objet, tant individuellement que collectivement, de beaucoup de déni et de tabous. Les directions générales, l'encadrement, le management, sous-estiment toujours ce sujet sur le terrain. Lorsque nous nous rendons, en entreprises, ils affirment qu'aucun cas n'intervient au sein de la société, ou que les situations ont lieu au sein des équipes ou en lien avec des personnes extérieures, des prestataires, des clients, des fournisseurs. Lors des sessions de sensibilisation, ce sujet provoque souvent gêne et agressivité.

S'agissant des effets, pour la santé des femmes, des violences sexistes et sexuelles, nous avons pu constater sur les victimes des impacts psychologiques et physiques - culpabilité, anxiété, dépression, insomnies, migraines, stress, addictions, tentatives de suicide -, mais également des effets sur le travail - perte de confiance de la victime en ses compétences, isolement, absentéisme, retard, déconcentration - avec tous les risques de désinsertion, de mutation, de licenciement ou de rupture conventionnelle associés, dans le meilleur des cas. S'y ajoutent évidemment des impacts sur la vie personnelle. Souvent, un arrêt maladie trop long signe la fin des indemnités journalières au bout de trois mois, pouvant occasionner un endettement, des difficultés avec l'entourage qui se cumulent, une rupture de vie sociale. Des impacts sur le collectif de travail et les équipes sont également à noter : malaise des témoins, ambiance de travail dégradée, tensions, clivage entre les salariés. Bien sûr, des impacts touchent également l'entreprise, son image, notamment en raison du rôle des réseaux sociaux. Elle peut perdre des talents, souffrir d'un manque d'attractivité. N'oublions pas les risques de contentieux.

À ce sujet, j'aimerais vous présenter le cas d'une agence commerciale d'une entreprise électronique internationale. Je tiens ces propos d'un article du treizième numéro de La Revue des conditions de travail aux éditions de l'Anact, consacré aux questions d'égalité, écrit par la psychologue du travail Sophie Bardou et la chargée de mission de l'Aract Sophie Maurel. Dans le cas présenté, le siège de l'entreprise concernée se situe à Paris, et chaque région dispose de sa direction régionale. La salariée concernée, victime, travaille dans l'une des vingt agences commerciales de la région. Cette agence compte sept salariés, mais une seule femme, à laquelle s'ajoutent six commerciaux. Sur le site de l'agence se trouve également le bureau du responsable des ressources humaines (RRH). La salariée le dépanne de temps en temps. La situation économique est florissante. Les commerciaux sont très valorisés. L'ambiance interne est à la compétition et à la surenchère.

C'est lors d'une visite médicale auprès du médecin du travail, après plusieurs arrêts maladie, que Mme V. s'effondre en pleurs. Elle explique qu'elle ne dort plus, n'a plus d'appétit, qu'elle a perdu dix kilos, qu'elle souffre de problèmes de mémoire et de concentration, qu'elle sursaute fréquemment, qu'elle doute d'elle-même et de ses compétences. Dans sa vie personnelle, elle est irritable. Elle néglige son apparence et sa santé. Son couple est fragilisé. Elle est totalement épuisée. Elle déclare un diabète. Elle ne sait pas à qui en parler.

Malgré les menaces à peine déguisées du RRH, elle a tenté à plusieurs reprises d'évoquer discrètement sa situation au siège parisien, mais personne ne semble vouloir comprendre. Il lui est répondu « Nous avons pleinement confiance en M. B [le RRH]. C'est un homme très compétent, sur qui l'on peut compter. Êtes-vous sûre que vous n'exagérez pas un peu ? Peut-être vous êtes-vous mal compris. Essayez d'en parler avec lui. C'est un homme très ouvert, avec un peu de bonne volonté vous y arriverez ». Elle n'insiste pas, car elle craint pour son emploi et sa carrière. Elle conclut que cela est vain. Le médecin du travail l'oriente vers la psychologue du travail pour qu'elle bénéficie d'un soutien moral et qu'elle puisse y voir plus clair dans sa situation. Il est question de réfléchir aux conditions de sa reprise du travail. Le médecin du travail lui propose de se mettre en relation avec la direction régionale, mais elle ne préfère pas, craignant des représailles.

Finalement, la perte des indemnités journalières provoque un déclic. Elle prend conseil auprès de l'inspecteur du travail et d'un avocat qu'elle règle à ses frais. La pression est mise sur l'entreprise. Une enquête interne est menée. Celle-ci conclut que le RRH avait bien tenu des propos et fait preuve d'agissements relevant du harcèlement sexuel et du harcèlement moral. Il est licencié pour faute grave. Les commerciaux reçoivent un avertissement, mais la salariée n'a pas porté plainte au pénal. Elle nous dit avoir besoin de tourner la page. De toute façon, elle ne croit pas en la justice dans ce genre d'affaires. Le RRH n'a donc pas été condamné.

La victime pouvait reprendre son travail, mais un syndrome d'évitement persistant se traduit par une incapacité à revenir sur le site et à faire face à l'équipe. Elle négocie alors un départ lui permettant de se reconstruire en tant que femme et en tant que professionnelle. Voilà qui termine mon premier point.

Ensuite, quels sont les facteurs de risque et causes dans l'environnement de travail ? Lors de la survenue de cas, nous avons constaté que les entreprises gardaient comme clé de lecture la vision selon laquelle les violences relèvent de comportements inappropriés, et qu'elles sont la conséquence de relations interindividuelles. L'auteur « ne pense qu'à ça », la victime « l'a bien cherché ». C'est vrai, mais ce n'est pas suffisant. Les sociologues ont mis en avant le fait que les violences sexistes et sexuelles sont aussi la conséquence de certains environnements de travail, de certaines organisations de travail, de certains fonctionnements collectifs. Des études de la Dares et nos propres enquêtes de terrain l'ont confirmé. Nous avons constaté que certains facteurs organisationnels exposaient plus certains secteurs, métiers ou postes que d'autres aux violences.

Au niveau des organisations, nous avons identifié certains environnements de travail peu mixtes, à prédominance masculine, mais aussi féminine - la mode ou la petite enfance. S'y ajoutent certaines organisations de travail très hiérarchisées, comme à l'hôpital, ou très peu hiérarchisées, comme dans le monde du spectacle ou des start-ups. Certains postes de travail très dépendants ou très peu autonomes ou reconnus peuvent également être mentionnés : assistants et assistantes, hôtes ou hôtesses d'accueil - vous l'avez vu avec l'audition de la sociologue Gabrielle Schütz, le 13 avril dernier. Ils s'accompagnent d'une répartition sexuée, sexiste des activités de travail, avec une dévalorisation des activités à prédominance féminine. Ce sont aussi des conditions d'emploi - les statuts précaires, les stagiaires et les apprentis - qui sont surexposées dans le secteur de l'hôtellerie restauration, de la propreté, de l'événementiel ou du tourisme. Nous pouvons enfin identifier certaines conditions de travail : le travail de nuit, le soir, le travail isolé, le travail sous pression, avec des tenues ou une scénographie sexuée ou en relation avec le public, les usagers, les clients, les bénéficiaires - je pense ici au secteur des services à la personne. À la suite de la deuxième vague #MeToo de 2021, le réseau Anact-Aract a d'ailleurs reçu des demandes de fédérations sportives, de secteurs d'événementiel, du spectacle vivant ou du monde de l'enseignement supérieur pour des actions de prévention des violences sexistes et sexuelles. À ce sujet, je ne peux que vous recommander la lecture du kit de prévention élaboré en collaboration avec le CHSCT de l'audiovisuel et du cinéma. Il met en parallèle, d'une part, les facteurs de risque et, d'autre part, des mesures de prévention à mettre en place en situation de tournage de films, par exemple. Il évoque très explicitement les situations de travail isolées, la précarité des contrats de travail, les rapports sociaux dégradés entre collègues, le travail de nuit, les déplacements, le travail en relation avec le public, et plus précisément le contexte de travail avec une grande proximité impliquant l'intimité ou la nudité, les situations d'emprise et de pouvoir, et bien sûr les situations festives, les situations de consommation de produits désinhibants ou psychoactifs.

Dans le cas que j'évoquais précédemment, au sein de cette agence commerciale, nous retrouvons un certain nombre de facteurs, à commencer par celui du manque de mixité, puisqu'une seule femme était entourée de sept hommes. S'y ajoutaient la culture viriliste commerciale de compétition, la dépendance de l'assistante vis-à-vis des commerciaux et cette culture sexiste, avec beaucoup de blagues à connotation sexiste et sexuelle. Des hommes se vantent de leur vie sexuelle réelle ou fantasmée, et demandent à cette assistante beaucoup d'informations sur la sienne. S'y ajoutent également des tentatives régulières de la part de ces commerciaux et du RH pour bénéficier de relations sexuelles. Ils se permettent des effleurements. N'obtenant pas ce qu'il veut, le RRH intensifie la pression en la harcelant moralement. On constate souvent ce cumul de harcèlement moral et sexuel avec refus des congés, horaires modifiés l'empêchant d'aller à des rendez-vous médicaux, reproches incessants... Le dernier facteur est celui de l'isolement sur le site, avec le RRH lorsque les commerciaux sont absents. Il se permet de lui toucher les fesses et les cuisses, ce qui relève de l'agression sexuelle. La salariée indique « quand j'allais à la photocopieuse, il se collait à moi et mettait ses mains dans mes poches ».

Je vous présenterai succinctement un deuxième cas, intervenu dans un restaurant, dans une unité de travail mixte comptant quinze salariés dont dix femmes et cinq hommes, dix CDI et cinq contrats d'apprentissage. Les postes qualifiés et à responsabilité sont ceux de chef de cuisine ou de chef de rang, occupés par des hommes. Dans ce cas, nous retrouvons un management très paternaliste, sexiste et autoritaire de l'employeur, basé sur le principe de « diviser pour mieux régner », avec des réflexions du type « l'autre est encore en arrêt, les filles, vous allez devoir vous sortir les doigts du cul pour faire son boulot » - excusez ce langage -, ou encore « dites donc, les deux, là, je ne veux plus vous voir ensemble, vous n'avez pas besoin de vous raconter vos vies pour éplucher les légumes. Si les mecs papotent comme des gonzesses, maintenant... » C'est encore et toujours cette culture de l'entreprise, avec ce chef dans la toute-puissance, reproduisant des schémas anciens. On entend « j'ai toujours vu ça en cuisine, il faut que ça tourne, c'est comme à l'armée. Il y a un chef, et les autres s'écrasent ». Ce sont bien sûr des conditions d'emploi avec des femmes en situation de précarité, car elles sont toutes apprenties ou mères isolées. Le harcèlement par chantage ou pression est rendu d'autant plus facile. Ces conditions de travail avec horaires décalés limitent par ailleurs le nombre de témoins. S'y ajoutent des locaux inadaptés avec, dans les cuisines, beaucoup de promiscuité, des zones aveugles favorisant les rapprochements et légitimant les contacts, et l'exigence de tenues féminines pour les serveuses, car « c'est bon pour le commerce ».

Mon troisième point portera sur les mesures mises en place pour prévenir les VSST chez les employeurs. Même si les entreprises considèrent ce sujet comme un sujet de prévention - et non d'égalité - en lien avec leurs responsabilités en matière de moyens et de résultat, concernant la santé psychique et mentale des salariés, les employeurs ne se préoccupent des violences sexistes et sexuelles qu'à l'occasion du traitement d'une alerte ou d'un signalement de harcèlement ou d'agression sexuelle. Elles agissent après leur survenue. On parle alors de prévention tertiaire. Elles peuvent également agir à l'occasion de sensibilisation ou de formation du personnel, c'est ce qu'on appelle la prévention secondaire : elle vise à former pour apprendre à reconnaître les situations à risque ou à signaler. Cependant, les entreprises remontent très rarement à ce qu'on qualifie de prévention primaire pour limiter les facteurs de risque au niveau des conditions de travail ou des situations inégalitaires entre les femmes et les hommes.

Si je reprends le premier point concernant la prévention tertiaire, le traitement d'une alerte ou d'un signalement, on constate que les entreprises traitent les situations au cas par cas, ce qui comporte beaucoup de limites. D'abord, on observe une sous-déclaration très importante des plaintes. Par crainte de représailles, les victimes n'osent pas dénoncer en interne. Les entreprises sont très réticentes à externaliser le recueil des plaintes par le biais de numéros dédiés ou de services extérieurs, ce que nous leur recommandons. S'il y a dénonciation, l'enquête est trop souvent menée en interne. Or il est très compliqué de mettre en cause un collègue, encore plus un supérieur hiérarchique, un directeur ou une directrice. Il est également très difficile de garder la confidentialité. Or nous recommandons également que l'enquête soit réalisée en externe.

Le troisième élément très compliqué relève de l'impunité des auteurs qui fait que les victimes se demandent à quoi bon les dénoncer. C'est ce que nous avons vu dans le cas du restaurant, où le chef cuisinier inculpé sera finalement suspendu dix jours, ce qui ne l'empêchera pas de revenir dans le restaurant. C'est en réalité l'apprentie qui est partie, et qui n'a pas pu reprendre le travail.

Les entreprises n'osent ni annoncer, ni inscrire certaines mesures dans leurs plans ou accords d'égalité. De ce fait, il arrive encore trop souvent qu'il revienne aux victimes de changer de poste ou de site, ou de s'auto-exclure en quittant l'entreprise. À ce sujet, le cabinet Empreinte humaine a analysé quatre cas de harcèlement sexuel en association avec un laboratoire de recherche de l'université de Grenoble-Alpes. C'est d'ailleurs également l'objet aussi d'un article de La Revue des conditions de travail numéro 13 de l'Anact, dans lequel les auteurs définissent très bien ce qu'est un climat organisationnel sexiste, avec l'aide de trois critères. D'abord, la banalisation des agissements sexistes ou sexuels qui fait partie du métier. D'ailleurs, le chef cuisinier inculpé dans ce restaurant explique très bien qu'il prend conscience de ses actes, mais il indique avoir lui-même été victime de ces actes en tant qu'apprenti homme, et avoir cru que cela faisait partie du métier. Ensuite, le sentiment d'impunité est associé à une inversion de la culpabilité pour la victime, puisque les auteurs arrivent à lui montrer que c'est finalement elle qui est coupable d'avoir porté une minijupe, d'avoir provoqué, etc. Enfin, les auteurs soulignent un manque de recadrage de la part de la hiérarchie, qui ne voit pas, ne sait pas, et ne sait pas comment réagir, alors elle ne réagit pas. Voilà pour la prévention tertiaire.

S'agissant de la prévention secondaire, elle concerne les sensibilisations ou la formation du personnel. Nous en avons réalisé un certain nombre, comme de plus en plus de consultants ou le réseau des CIDFF ou l'AVFT. Sensibiliser et former, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. D'abord, la majorité des salariés français n'a pas encore bénéficié de cette sensibilisation, bien que ce soit une obligation de l'employeur. Ils ne distinguent toujours pas les situations non sexistes des agissements sexistes, du harcèlement sexuel, des agressions sexuelles et du viol, même si des nuances doivent être opérées selon l'âge. L'objectif est tout de même de former des gens capables de témoigner, bien qu'il ne faille pas faire reposer l'entière responsabilité sur leurs épaules.

En 2021, le chercheur Benoît Dardenne soulignait la nécessité d'être sensibilisé aux violences pour pouvoir déceler une situation de harcèlement sexuel, et ainsi décider ou non d'intervenir. Les modules en ligne très souvent proposés, notamment pour les managers, ne permettent pas de discuter. Or pour sensibiliser, il faut pouvoir discuter de ce sujet au sein des entreprises. Il faut pouvoir lever le tabou, débattre des limites que les équipes se donnent, notamment en matière de sexisme ordinaire et de blagues. Pour cette raison, l'Anact a produit le jeu Sexisme sans façon, qui permet en trois quarts d'heure de distinguer six niveaux de sexisme, allant du sexisme « bienveillant » au viol. Le contenu des formations de sensibilisation animées par les consultants porte, de notre point de vue, sur des approches beaucoup trop comportementales. Ces acteurs se permettent, par exemple, de conseiller aux femmes de ne pas porter de minijupes.

Nous avons tout de même pu observer des actions très intéressantes dans des entreprises. Je pense notamment à un bailleur social ayant d'abord formé les membres du Comité de direction (Codir), puis l'ensemble des comités de management, avant de réaliser une campagne d'affichage un peu choc pour rendre ce risque visible et pour interpeller. Il a également monté des petits groupes pour libérer la parole. Plus de 250 collaborateurs ont pu participer à des actions de sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles au travail. Il a enfin réalisé une note de service et une newsletter en mentionnant les référents, les instances représentatives, le service RH, le médecin du travail, le psychologue du travail, avec toutes les coordonnées.

Les entreprises mettent très rarement en place des démarches collectives et organisationnelles qui associent le Comité économique et social (CSE). Elles en restent toujours à une approche individuelle et comportementale, au lieu d'en faire un sujet collectif qui implique donc la direction, les représentants du personnel, les encadrants. Les référents CSE et RH sont de très bons atouts, mais leurs missions ne sont pas définies. Leur rôle est très fragile. Ils manquent de temps et de moyens. Les entreprises abordent de très peu ce sujet avec une approche systémique. Il en va de même s'agissant des abus sexuels. Les employeurs traitent très peu les cas en aval pour en tirer des conséquences en amont, sur les postes ou les situations de travail à risque. Nous constatons qu'il subsiste un très grand décalage entre les intentions, les engagements - par exemple, la tolérance zéro -, la sanction des auteurs et leur mise en oeuvre. Finalement, les actions ponctuelles aujourd'hui opérées ne produisent pas les résultats escomptés. Elles ne suffisent pas pour considérer les violences sexistes et sexuelles comme un véritable risque professionnel, et engager les actions de prévention nécessaires.

Il est tout de même à noter - et on le retrouve dans La Revue des conditions de travail de l'Anact - que le bailleur social que j'évoquais a inscrit le risque de violences sexistes et sexuelles dans le Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), a modifié son règlement intérieur, notamment sur le plan des sanctions, et a fait une information lors de l'accueil des nouveaux embauchés.

Je me permets de prendre encore quelques minutes pour conclure sous forme de recommandations. À la suite de l'énoncé de tous ces constats et de ces difficultés, l'Anact considère comme indispensable, au-delà de la sensibilisation et du traitement individuel des cas, d'apporter aux entreprises, dirigeants, représentants du personnel, référents du CSE et des ressources humaines, des capacités d'action au niveau de l'organisation et au niveau collectif. Nous mettons en avant quatre recommandations. D'abord, en termes de prévention tertiaire, il est nécessaire de renforcer l'articulation du système de prévention aux trois niveaux pour qualifier les faits dans les situations avérées, accompagner les victimes, sanctionner les auteurs en mobilisant les entreprises pour qu'elles fassent plus appel aux ressources et aux appuis externes pour traiter les situations et mener les enquêtes. En prévention secondaire doivent être systématisées et rendues obligatoires les formations et sensibilisations de l'ensemble des salariés, mais aussi de manière spécifique pour les managers et dirigeants. Je reviendrai plus tard sur la prévention primaire.

La deuxième recommandation consiste à associer l'ensemble des acteurs et à mieux définir les rôles et missions des référents CSE et RH, à leur donner plus de moyens de travail, en lien avec les directions, représentants du personnel, managers et salariés. C'est d'ailleurs l'objet de l'appel à projets « violences sexistes et sexuelles » du ministère chargé de l'égalité dont l'Anact est lauréate, comme d'autres porteurs de projets. Il s'agit également d'associer en externe les acteurs de la santé au travail. Dans le cadre du Plan santé au travail (PST) 4, ce sont les services de prévention et de santé au travail qui sont ciblés sur ce sujet de la prévention des violences. Sont également concernés les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), les inspections du travail, les associations de protection des victimes, les CIDFF, l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) ou les conseils juridiques.

Ensuite, l'entreprise doit communiquer sur l'ensemble des actions mises en oeuvre. Les chercheurs ont très bien mis en évidence le fait que des salariés ayant connaissance des politiques organisationnelles en matière de prévention adoptent beaucoup plus facilement des stratégies actives de type : « faire face ». Ils sont donc plus enclins à signaler et témoigner. Lorsque les milieux de travail ne montrent pas leur implication, les collaborateurs ont moins tendance à témoigner.

Enfin, il revient à l'Anact d'insister sur la prévention primaire, non pas pour réduire à néant le risque de violences sexistes et sexuelles - comme pour les risques psychosociaux, le risque zéro n'existe pas -, mais pour limiter et réduire les facteurs de risque. Cela passe par la mise en place de plusieurs types d'actions :

- réaliser un diagnostic des facteurs de risque organisationnels suivant les différents points que nous avons mentionnés (la mixité, le degré de hiérarchie dans l'entreprise, le type de management, les conditions d'emploi et de précarité, les conditions de travail) ;

- intégrer le risque de violences sexistes et sexuelles dans le Document unique d'évaluation des risques - c'est d'ailleurs un levier important sur lequel nous pouvons mobiliser les entreprises car si un cas de harcèlement sexuel ou d'agression se produit en leur sein, elles peuvent être mises en défaut et payer des indemnités si elles n'ont pas intégré ce risque dans leur DUERP. De manière générale, nous le savons, les risques professionnels auxquels sont exposées les femmes sont sous-estimés :

- réaliser un diagnostic des ressources existantes en préventions primaire, secondaire et tertiaire ;

- construire des outils collectifs de prévention en lien avec le CSE ou la Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) au sein du CSE.

Ces outils se traduisent par des mesures organisationnelles, une intégration et un tutorat des nouveaux - particulièrement des précaires, stagiaires, jeunes, apprentis - par l'amélioration des conditions de travail et d'emploi... Je parle ici de mesures basiques, telles que des vestiaires et sanitaires séparés, des cloisons et portes vitrées à mi-hauteur pour éviter l'isolement dans des bureaux, de l'éclairage dans les couloirs, des conditions de trajets domicile-travail en cas de retour la nuit, une prescription des tenues et des scénographies de travail à connotation sexuelle, un travail sur la composition mixte des équipes, une répartition hommes-femmes équilibrée des activités limitant la division sexuée du travail. Ces actions passent également par la valorisation des activités et des postes à prédominance féminine, et par la mise en place d'espaces de discussion dans les collectifs de travail pour que, par exemple, les assistantes ou autres types de postes ne se retrouvent pas isolées et qu'elles osent parler des avances sexuelles dont elles sont victimes.

Enfin, il est nécessaire de mettre en place une politique d'égalité professionnelle qui réduise effectivement les inégalités entre les femmes et les hommes, et qui consacre, dans les accords ou plans d'entreprise, un volet dédié à la prévention des violences sexistes et sexuelles.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Je me tourne immédiatement vers notre dernière intervenante, Raphaëlle Manière de la CGT.

Mme Raphaëlle Manière, pilote de la cellule contre la violence sexiste et sexuelle de la CGT et membre du collectif Femmes-Mixité de la CGT. - Merci pour cette invitation. Les violences sexistes et sexuelles au travail sont un sujet à part entière qui aurait pu faire l'objet d'un rapport en lui-même.

Si toutes les femmes ne subissent pas de troubles musculo-squelettiques au cours de leur parcours professionnel, nous savons que la plupart d'entre elles subiront du sexisme, et une partie d'entre elles des violences sexistes et sexuelles, entre harcèlement sexuel, agression et viol. Les femmes au travail se trouvent finalement dans des lieux où règne le danger, où il existe. C'est pourquoi on évoque des violences systémiques.

Je ne rappellerai pas les chiffres, nous les connaissons. Ils ont été répétés. Ils sont insuffisants, mais indiquent l'ampleur du phénomène auquel nous sommes confrontés. Toutes les femmes qui travaillent sont concernées par les violences sexistes et sexuelles, qu'elles soient jeunes, âgées, cadres, ouvrières, stagiaires, alternantes, intérimaires. Quel que soit leur statut, elles subiront, à un moment donné de leur parcours professionnel, une situation, même ponctuelle, dans laquelle les relations seront déséquilibrées avec un collègue, un chef, un client, ou encore un conjoint ou une relation amoureuse ponctuelle avec un collègue de travail.

Ce sujet est grave, parce qu'il relève d'une atteinte à la dignité les femmes. Ces violences se trouvent au coeur du processus de domination. Parler d'égalité professionnelle et salariale sans éradiquer en amont les violences sexistes et sexuelles est un non-sens. En effet, pouvoir parler de ces violences constitue la condition de la mise en place de cette égalité.

Ces violences sont graves parce qu'elles remettent en cause le droit fondamental des femmes à travailler. Quelle est leur place au travail dans ces situations ? Comment gardent-elles cette place ? Nous savons que la majorité d'entre elles ne la conserveront pas. Leur autonomie et leur indépendance financière sont remises en cause. Ces violences ont aussi un impact sur la capacité des femmes à s'investir au travail. Elles occasionnent un manque d'estime de soi, une perte de confiance, de la culpabilité, de la honte. Elles se demandent ce qui s'est passé, comment elles ont pu laisser faire cela, elles pensent qu'elles auraient dû réagir plus tôt.

Le mouvement #MeToo de conscientisation des violences masculines intervenant au travail a donné lieu à des débats publics, il a bousculé tous les lieux de travail. C'est très bien. Certaines affaires ont été très médiatisées : Weinstein, PPDA, Besson, Hulot ou Depardieu... Des femmes au travail ont subi des actions gravissimes qui ont été minimisées. Il est aujourd'hui permis de s'exprimer. Pour autant, sont-elles plus entendues ? Oui, mais pas suffisamment. Ça n'avance pas assez vite. Nous observons que les institutions n'ont globalement pas répondu à l'exigence d'éradication des violences. Au travail, la politique de prévention en matière de violences sexistes et sexuelles constitue un angle mort de la politique gouvernementale. Il nous manque une volonté politique forte de changement, qui suppose de bousculer le patronat, les employeurs et les administrations publiques. Pour l'heure, nous assistons - selon nous - à des postures de repli. Ces acteurs sont dérangés de voir des violences se produire sous leurs yeux, au travail, et de devoir les régler.

Comme vous, nous estimons manquer de chiffres. Nous avons besoin de plus de visibilité pour aider à la conscientisation de ce phénomène social grave. Les violences commises sont sous-estimées, déqualifiées. On parle de « geste inapproprié », de « propos déplacés », quand on devrait plutôt parler de violences sexistes. Être traumatisé n'est pas obligatoire pour s'autoriser à dire que ce qu'on a entendu.

Ces violences sont disqualifiées, sous-estimées, banalisées et minimisées. Certaines situations de harcèlement sexuel, à la base d'une situation de violence, vont se transformer en harcèlement moral à caractère sexiste : il a tenté, elle a dit non, il va continuer la mise en place de cette relation de domination en mettant en cause ses compétences au travail, en mettant en place un système visant à la décrédibiliser. Les femmes peuvent supporter des choses en amont et laisser couler, mais ne pas accepter que leur travail soit attaqué. C'est parfois dans ces moments qu'elles vont s'exprimer et dénoncer ce qui leur arrive. Ces situations ne sont pas simples, parce qu'il faut débusquer le sexisme. Il faut comprendre pourquoi ce phénomène de décrédibilisation de la victime a lieu au travail, alors qu'elle travaille bien. Finalement, on découvre qu'il s'était passé quelque chose en amont.

Nous avons identifié un autre angle mort, celui des situations de violences conjugales. Nous ne disposons que de peu de chiffres sur ce sujet touchant les femmes au travail. Je n'en connais pas, personnellement. Il existe trois dimensions possibles. La première, et c'est le scénario le plus simple, est celle de couples au travail, qui se font et se défont. La deuxième relève de violences de couples alors que la femme est salariée, et l'homme travaille ailleurs. Les femmes victimes de féminicides sont, pour beaucoup, des femmes salariées. Que savons-nous d'elles et de leur situation au travail ? Il serait intéressant de savoir où elles étaient salariées, si une alerte avait pu être posée, pourquoi leur lieu de travail n'était pas une ressource pour elles. Comment construit-on ce lieu de ressource ? Enfin, la troisième dimension, très prégnante, relève des relations ponctuelles dans les lieux de travail, entre les femmes et les hommes. Le harcèlement et les représailles peuvent démarrer lorsque la relation cesse. Le couple est non cohabitant, mais on peut tout de même parler de violences de couple.

Tous ces scénarios se présentent aux délégués du personnel, aux salariés, aux employeurs. Ce sujet devient une « patate chaude » pour ces derniers, lorsqu'une alerte est posée.

Je suis moi-même cheminote. Je travaille en Bourgogne-Franche-Comté, à la vente. La SNCF a signé un accord sur l'égalité professionnelle contenant un volet sur les violences sexistes et sexuelles. Elle a notamment mis en place une pratique intéressante : un baromètre Ifop est publié tous les ans, depuis quatre ans. Il porte sur un échantillon de 1 025 femmes et 992 hommes. C'est, à ma connaissance, la seule grande entreprise à réaliser un tel travail de visibilité sur les violences sexistes et sexuelles. L'année dernière, pour la première fois, elle a intégré la dimension des violences sexuelles, à notre demande, en plus de la perception du sexisme, du sexisme en lui-même et de la perception des violences sexistes et sexuelles.

Cette bonne pratique a permis à certains de prendre conscience du phénomène. Certains de mes collègues ont cogité après que les chiffres leur ont été donnés. Ils peuvent tenir certaines réflexions, mais peinent à se dire qu'ils sont machos, que leurs propos relèvent du harcèlement, ou que toucher quelqu'un à tel ou tel endroit constitue une agression sexuelle. Je ne dis pas cela pour les dédouaner, mais ils n'en ont pas conscience et il est nécessaire d'informer tout le monde.

À la SNCF, 47 % des femmes se disent victimes de sexisme. On pourrait presque penser que ce chiffre est faible au regard de ceux que l'on connaît. Je suis certaine qu'il est en réalité plus important. Chez les contrôleuses, il monte à 67 %. 21 % des femmes à la SNCF se disent victimes de harcèlement sexuel, agressions sexuelles et viols - nous n'en connaissons pas le détail. Ce taux monte à 39 % chez les contrôleuses.

Ce baromètre permet ainsi à l'employeur d'identifier la nécessité de mettre en place un plan de prévention particulier sur cette population de salariées. Se pose ensuite la problématique de mise en oeuvre de cette prévention.

Il était également intéressant de constater, à travers ce baromètre, que les femmes se disaient davantage témoins de violences que les hommes. Lors d'enquêtes, les témoins directs sont rares, mais les témoins indirects sont plus nombreux. Il semblerait que les femmes aient un regard plus aguerri sur ce qu'il se passe autour d'elles dans les relations de travail.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à dénoncer ce qu'il se passe au travail, bien que nombre d'entre elles se taisent encore.

Enfin, les violences conjugales n'ont pas été prises en compte dans le baromètre. Un important travail reste à faire sur ce sujet. Des avancées ont tout de même eu lieu depuis 2017, avec la mise en place des référentes et référents harcèlement sexuel et agissements sexistes dans les entreprises de plus de 250 salariés. Ce dispositif est insuffisant, mais c'est un début. Je reviendrai plus tard sur les préconisations.

Parmi les autres avancées, nous pouvons également citer une obligation de négocier dans les branches, de traiter les violences sexistes et sexuelles dans les documents uniques d'évaluation des risques professionnels. Ce n'est pas fait, alors que c'est indispensable pour établir les facteurs de risque dans tous les lieux de travail. Par ailleurs, les accords égalité sont déclinés dans les trois versants de la fonction publique, avec la création des référents sexistes et sexuels. En 2019, l'adoption de la convention 190 de l'OIT sur la violence et le harcèlement au travail a également constitué une réelle avancée.

Dans les lieux de travail, nous observons un besoin de pédagogie chez les employeurs. Ce sujet, je l'ai dit, est pour eux une patate chaude. Nous avons besoin de le leur réexpliquer, à eux ainsi qu'aux collègues. Il faut politiser le débat des violences sexistes et sexuelles au travail, rappeler qu'elles ne sont pas une fatalité. Elles relèvent d'un combat politique et ne résultent pas de problèmes individuels.

On pointe évidemment la responsabilité des employeurs, qui est énorme. Ils ont la triple obligation de prévention, de protection des victimes et de sanction des agresseurs. Sur ces trois dimensions ont été identifiés de nombreux points de vigilance, que je citerai plus tard. Nous bataillons en outre beaucoup en interne pour réexpliquer que ces situations de violences ne peuvent être réduites à une vision de conflit interpersonnel. Elles ne sont pas un problème de « Monsieur et Madame ne s'entendent pas ». Il s'est passé autre chose. À un moment donné, une situation de domination s'est mise en place, une relation s'est déséquilibrée. C'est cette dernière qui doit être identifiée pour permettre aux employeurs de comprendre que la situation doit être normalisée.

Plutôt que de parler de catégories sociales et professionnelles plus ciblées, il me semble intéressant de réfléchir aux situations de vulnérabilité. Tout le monde en subit au cours de sa vie. C'est à ce moment-là qu'il peut se passer quelque chose sur le lieu de travail. Il est également toujours nécessaire d'identifier les facteurs de risques pour anticiper et prévenir les problèmes. Il me semble aussi intéressant de réfléchir aux lieux de travail où les femmes ont été les plus en capacité de rester. La problématique concerne ici majoritairement les statuts : être alternante, stagiaire, intérimaire ou en CDD fragilise les femmes en situation de violences. Si elles relèvent de la fonction publique ou d'employeurs publics et bénéficient d'une garantie de l'emploi, c'est pour elles le meilleur moyen de sortir au mieux de ces situations de violences qui vont, pour certaines, les détruire pendant plusieurs mois.

Parmi les points de vigilance, nous avons identifié trois registres. 80 % des entreprises ne disposent pas de plan de prévention, ce qui pose un problème majeur. 70 % des femmes ne parlent pas. Comment mettre en place des dispositifs, une communication, une information dans les lieux de travail pour que des femmes dépassent le sentiment de honte et de culpabilité qui les fait taire ? Comment mettre en place des dispositifs de signalement pour leur donner confiance ? Si les procédures sont connues par les salariées quand elles sont victimes de violences, elles auront peut-être plus confiance pour poser l'alerte que si elles ne savent pas ce qui se passe quand elles parlent. Ces dispositifs devraient être mis en place dans la fonction publique. Dans le privé, nous avançons dans certains accords égalité professionnelle.

Ensuite, la prise en charge des femmes victimes est problématique. Cette dimension doit faire l'objet d'un travail urgent. Dans la fonction publique, il existe une protection fonctionnelle. Elle pourrait constituer un vrai levier de protection pour les femmes. Malheureusement, lorsqu'elles veulent le mobiliser sur les situations de violences sexistes et sexuelles, les employeurs publics ne l'autorisent souvent pas. Elles sont contraintes, pour celles qui le font, de se rendre au tribunal administratif pour faire reconnaître ce droit, très important. Il permet une aide financière si elles décident de porter l'affaire en justice, ainsi qu'une aide financière pour les soins et pour la prise en charge psychologique dont elles auront besoin pour continuer leur chemin et revenir au travail. Dénoncer des violences dans les lieux de travail, c'est une bataille qui s'engage avec l'employeur et, parfois, avec les collègues. La médecine du travail et l'inspection du travail ne sont pas toujours disponibles. Le sentiment d'isolement est très fort. Dans ce contexte, les employeurs publics devraient être exemplaires. Il existe des circulaires, des accords sur l'égalité professionnelle qui devraient permettre une exemplarité des employeurs publics. Malheureusement, ce n'est pas ce que nous observons. Les femmes, dans les administrations publiques, sont aussi mal traitées qu'ailleurs. Simplement, sur la fin, elles sortiront peut-être moins vite de l'emploi que celles qui n'ont pas cette protection de l'emploi. Ce n'est pas rien, mais un travail reste nécessaire en amont.

Des droits nouveaux sont à conquérir. Il existe une obligation de sécurité, de prévention et de formation de la part de l'employeur, mais il y a aussi de nouveaux droits. À titre d'exemple, le Canada et la Nouvelle-Zélande offrent dix jours de congé supplémentaires pour les femmes victimes de violences conjugales. Les employeurs permettent ainsi à ces dernières d'effectuer leurs démarches auprès du juge, de la police, de l'assistante sociale. Ce dispositif est aujourd'hui officiel dans ces deux pays. Nous avons aussi besoin de ces droits nouveaux, pour toutes celles qui subissent des violences sexistes et sexuelles au travail. Elles ont besoin de temps. Dix jours peuvent sembler beaucoup pour certaines, trop peu pour d'autres, chaque situation étant différente, mais une certaine flexibilité serait intéressante pour que ces femmes puissent s'occuper d'elles-mêmes, prendre soin d'elles et garder leur emploi. Les victimes de violences sexistes et sexuelles subissent une effraction psychique. Leur situation ne reviendra pas à la normale. Elles ont besoin de temps. La mémoire traumatique occasionne des flashs, pendant des mois, après l'enquête. Tous les scénarios sont possibles.

Lorsque l'enquête a lieu, l'employeur attend de sa salariée qu'elle revienne et que l'on ne parle plus des faits une fois la sanction posée. La victime de violences a pourtant besoin de temps pour se reconstruire. On peut tourner en rond, dans certaines situations, pour savoir comment veulent se positionner ces femmes au travail. Peut-être veulent-elles être installées dans un autre espace, un autre atelier, un autre lieu de travail. Cette mutation géographique pourrait relever d'un nouveau droit. Pour que ces femmes réfléchissent tranquillement, elles doivent d'abord aller bien. Elles doivent s'être occupées de leur santé psychique. Cela demande du temps, qui n'est souvent pas accordé sur les lieux de travail. On leur demande de revenir à leur place. On observe ainsi une confrontation de temporalités qui est à prendre en compte par les employeurs, qui ne sont globalement pas formés pour cela.

Nous avons également identifié des points de vigilance concernant les procédures d'enquête. Pourtant, le code du travail est clair et la boîte à outils est assez simple. Le droit du travail ne demande pas aux employeurs de vérifier l'intention de nuire de l'agresseur, qui relève du pénal. Ils ont uniquement à vérifier que la situation de travail a été malmenée à un moment donné, avec une relation déséquilibrée, voire de domination. C'est le faisceau d'indices, le récit de la victime, la prise en compte des témoins directs et indirects qui permettent d'établir s'il s'est passé quelque chose de normal ou non au travail. Si l'enquête dit qu'il s'est passé quelque chose d'anormal, il n'est pas nécessaire de démontrer que l'agresseur avait conscience de ce qu'il faisait - bien que ce soit souvent le cas. L'intentionnalité n'a pas à être recherchée et prouvée. Dans les violences sexuelles, les coupables reconnaissent tous leurs torts en finissant leur phrase par « mais elle était d'accord ». Il est alors compliqué de démontrer l'intention de nuire, mais la boîte à outils des employeurs est bien définie. Ils doivent agir dès lors qu'un questionnement concerne une relation qui n'a pas été une relation de travail. Pourtant, nous observons que les employeurs sont souvent réticents à agir s'il n'y a pas de plainte, alors que les victimes n'ont pas l'obligation d'aller au pénal. Nous sommes vigilants à ce sujet, mais aussi dans le cadre des enquêtes. En effet, nous observons que les employeurs n'aiment pas que celles-ci soient menées par les délégués du personnel via la Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). En cas de droit d'alerte ou de déclaration d'accident du travail, il est possible pour le CSE, via la CSSCT, de réaliser une enquête conjointe. Cela nous semble important, en permettant l'impartialité. Nous ne préconisons pas que les entreprises fassent réaliser les enquêtes par des cabinets externes, qui coûtent cher. Toutes les sociétés n'ont pas 10 000 euros à donner à ces structures pour enquêter pendant deux mois. Il est alors essentiel de pouvoir réaliser ce travail en interne. Dans ce cadre, comment se former ?

Les enquêtes conjointes via la CSSCT constituent un réel moment de formation. Elles permettent de réfléchir conjointement, d'écouter la victime, les témoins, le mis en cause... C'est aussi ainsi qu'on grandit, que de la pédagogie se met en place sur le lieu de travail, pour que ce sujet ne soit plus tabou. Il est trop souvent mis sous le tapis, les employeurs ne sachant pas comment le traiter. Ils ont besoin d'accompagnement de la part de structures idoines, sans pour autant leur retirer leur responsabilité ou celle des représentants du personnel. Ce sont souvent ces derniers qui émettent des alertes.

Nous avons observé une difficulté, de la part des employeurs, à qualifier les violences, ce qui les rend invisibles. Souvent, les victimes ne savent pas différencier le harcèlement sexuel d'une agression sexuelle. Il est nécessaire de qualifier ce qu'il s'est passé, de dire que le fait de toucher les hanches, les épaules ou le ventre relève du harcèlement sexuel. Ce sont des attouchements. Toucher les cuisses, les fesses ou les seins relève de l'agression sexuelle. La nécessité de pédagogie et de formation est continue.

Évidemment, une prévention est essentielle en amont, à tous les niveaux. Ensuite, lorsque des dossiers sont en cours, le continuum du collectif de travail importe. Un signalement, lorsqu'il a lieu, devrait permettre à chacun de sortir plus grand de ce qu'il s'est passé, plutôt que de se retrouver avec des clivages dans les collectifs et des difficultés dans la reprise de travail de la victime, qui subirait une double peine : avoir été confrontée à des violences, et ne pas retrouver sa place au travail.

La mise à pied conservatoire du mis en cause est souvent considérée comme une sanction, ce qu'elle n'est pas. Elle permet de lever la pression sur le lieu de travail. La victime peut également être mise à pied si elle a besoin de temps et d'être chez elle, mais celle du mis en cause est primordiale. Elle n'est pas du tout spontanée dans les mises en place de protection des employeurs.

Enfin, les référents et référentes « égalité » ne sont pas inclus dans les enquêtes. Les employeurs craignent de les impliquer, ou d'impliquer les membres du CSE, comme si leur intervention constituait à un frein à la résolution des problèmes.

Les organisations syndicales sont soudées sur cette thématique. Elles ont rédigé en novembre 2022 un courrier - que je vous transmettrai - pour alerter la Première ministre. Elles revenaient sur les problématiques de mise en place de prévention et des enquêtes, sur la prise en compte des victimes, les problèmes de financements, le manque de personnel dédié et opérationnel pour régler les problèmes de violences sexistes et sexuelles. Elles ont émis des propositions sur quatre dimensions.

D'abord, les organisations syndicales demandent une table ronde multilatérale pour réaliser des bilans des dispositifs de 2018. En effet, les référents constituent une excellente idée, mais ce dispositif ne fonctionne pas. Pourquoi ? En ce moment, les accords se négocient entreprise par entreprise. On peut gagner un référent supplémentaire par lieu de travail, avec un portable, un bureau, une formation supplémentaire, parfois avec l'AVFT ou des associations dédiées. Ce dispositif doit en tout cas être questionné car il manque d'ampleur et de moyens. Un bilan de la négociation collective sur les violences sexistes et sexuelles doit être fait, notamment dans les branches. Elles devaient négocier, mais l'ont-elles fait ? Quelle visibilité et quels retours en tirer ? Un bilan quantitatif et qualitatif sur la mise en place dans la fonction publique des cellules d'écoute et des dispositifs d'accompagnement des victimes est également nécessaire. En effet, des choses intéressantes sont mises en place dans la fonction publique, mais y travailler devrait être beaucoup plus sécurisant pour les femmes. Pourquoi ne l'est-ce pas ? Un bilan qualitatif et quantitatif des dispositifs de prévention existants est également demandé, de même que la publication, dans la fonction publique, de guide des outils statutaires pour lutter contre les violences sexistes. Il a été publié au mois de novembre. C'est maintenant sa mise en oeuvre qui pose question.

Ensuite, les organisations syndicales proposent que le Haut conseil à l'égalité produise un baromètre annuel pour évaluer le ressenti des salariées et des agentes concernant les violences sexistes et sexuelles au travail. Il permettra de donner des indications objectivées sur l'état de la prise en compte du sujet.

Nous demandons également que, dans le privé comme dans le public, la prévention devienne un sujet obligatoire de négociation, sous peine de sanctions pour les employeurs. Ce n'est aujourd'hui pas le cas. S'y ajouterait une obligation de formation de tous les managers, RH, représentants du personnel, la mise en place d'une obligation de sensibilisation annuelle sur les violences sexistes et sexuelles organisées sur le temps de travail et les lieux de travail.

Enfin, il s'agit de sécuriser l'emploi et de la carrière des victimes de violences, qu'elles aient ou non un lien avec le travail.

Nous demandons de nouveaux droits, comme les dix jours de congé que j'évoquais plus tôt pour garantir à ces femmes du temps pour réaliser leurs démarches, ou l'interdiction de licenciement des victimes, comme c'est le cas pour celles qui sont confrontées à des violences conjugales. Devraient également être renforcées les possibilités d'actions des référents harcèlement sexuel. Dans le privé, plus spécifiquement, devraient être élargis les prérogatives, les moyens et la formation des conseillers du salarié au harcèlement sexuel pour permettre aux collaborateurs des entreprises, sans instance représentative du personnel, d'être accompagnés face à leur employeur. Pour l'heure, les conseillers du salarié peuvent être mobilisés sur des problématiques de licenciement, mais pas de harcèlement sexuel. Ainsi, de nouvelles prérogatives doivent être pensées pour ne pas laisser les femmes seules. Enfin, il semble nécessaire d'augmenter le nombre et la formation des inspecteurs du travail.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous.

Je me tourne vers mes collègues de la délégation, et en premier lieu vers nos quatre rapporteures : qui souhaite intervenir ?

Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci pour vos propos passionnants et exhaustifs.

Disposez-vous de statistiques sur les effets des violences sexistes et sexuelles sur la santé, en termes d'arrêts maladie, de troubles psychologiques, de consommation de psychotropes chez les femmes ? Peut-être n'existent-elles pas ? Nous avons bien conscience que des hommes sont également victimes de violences, mais notre travail porte ici sur la santé des femmes, et nous essayons de nous y tenir.

Par ailleurs, vous évoquiez le fait que les femmes devaient se rendre au tribunal administratif pour accéder à la protection fonctionnelle. Comment réformer cet accès pour leur épargner cela ? Elles entrent généralement dans un abominable tunnel judiciaire, administratif, pénal et autre, et nous pourrions leur épargner des épreuves.

Enfin, vous disiez que les femmes les plus exposées aux violences sexistes et sexuelles étaient aussi les plus précaires - célibataires et mères monoparentales. J'ai été étonnée par ces deux derniers éléments. Est-ce à dire qu'une femme serait protégée par le fait qu'il existe un homme à l'extérieur ? Comment l'expliquez-vous ?

Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci beaucoup pour vos propos, qui ont balayé un champ large. J'aimerais des éclaircissements sur certains points, en prolongement des questions de ma collègue Laurence Rossignol.

Souvent, en cas d'affaires de violences sexistes et sexuelles, les entreprises n'aiment pas les rendre visibles. La publicité des faits qui se produisent est très malvenue pour elles. Sur ce sujet, rendre compte des violences sexistes et sexuelles dans telle ou telle entreprise pourrait les rendre visibles, elles qui sont aujourd'hui invisibilisées le plus possible. Avez-vous des éléments à nous exposer sur ce point ?

Ensuite, Mme Manière a bien mis en évidence l'angle mort que constituent les violences conjugales. Nous savons pertinemment qu'elles ont des impacts visibles sur la santé mentale et physique des femmes. La majorité d'entre elles sont des salariées. Comment continuer à exercer leur activité si elles subissent des violences dans leur couple ? Quelles préconisations proposez-vous pour faire reculer cet angle mort ?

Enfin, je suis frappée par le fait que les gouvernements successifs et pouvoirs publics ne dressent que très rarement le bilan des politiques mises en place en termes de violences sexistes et sexuelles. C'est pourtant nécessaire dans ce domaine. Il faudrait que nous puissions les évaluer pour que les bonnes pratiques soient partagées et instaurées dans toutes les entreprises. Je ne connaissais pas le baromètre mis en place par la SNCF. Pourquoi n'est-il pas élargi, au moins à l'ensemble des entreprises publiques ?

Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour vos exposés très fournis et documentés. J'aimerais vous interroger concernant vos statistiques et les cas que vous avez rencontrés.

Madame Manière, vous indiquiez que toutes les femmes, quel que soit leur âge ou leur situation, rencontraient au moins une fois dans leur vie ces situations de violences et de sexisme. La délégation aux droits des femmes a sorti l'année dernière un rapport sur la pornographie et l'accès des jeunes à ces sites. Nous avions relevé que des enfants de 15 ans, voire de 9 ans, y avaient librement accès. Ils en tiraient une vision déformée de la sexualité et des rapports aux autres. De plus, j'ai récemment entendu que les jeunes hommes étaient presque plus violents avec les femmes que ceux de notre génération. Il me semble que seuls 13 % des écoles proposent un véritable enseignement à la vie affective et sexuelle. Ne faudrait-il pas développer l'éducation et le respect entre les hommes et les femmes, à des fins de prévention ? Cet axe de prévention doit-il être visé ?

Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos présentations.

Madame Delage, je sais que vous vous êtes intéressée aux conditions de vie, de travail et d'emploi des femmes de la classe populaire, sujet qui reste également, pour vous, un angle mort de la prise en compte de la santé des femmes au travail. Je pense que ce sujet rejoint l'interrogation de ma collègue. On a parlé de #MeToo et des dénonciations, mais celles-ci concernent, à ma connaissance, certaines catégories professionnelles et certains milieux. Pouvez-vous développer ce point ?

La présidente vous demandait si certains secteurs professionnels étaient plus concernés que d'autres. Il me semble évident qu'il est plus compliqué de dénoncer les violences sexistes ou sexuelles dans certains métiers précaires et de première ligne.

Par ailleurs, il me semble avoir entendu certaines d'entre vous dire que le travail pouvait être un lieu ressource, et d'autres, a contrario, dire que cela ne pouvait l'être que difficilement. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Hormis Mme Chappert, vous n'avez que peu parlé des médecins du travail. Nous savons pourtant que leur rôle est primordial.

Ensuite, quelqu'un disait que les agresseurs savent ce qu'ils font. Madame Chappert, vous évoquiez plus tôt le côté paternaliste. Pensez-vous vraiment que ces comportements sont générationnels, ou opérés sous couvert de certaines professions ?

Enfin, j'ai relevé certains mots qui ressortent dans nos différentes tables rondes : angle mort, invisibilisation, tabou, déni... Dans ce contexte, comment nous en sortons-nous ?

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous demanderai de nous donner des réponses concises. S'il le faut, vous pourrez également nous envoyer des compléments d'information par écrit.

Mme Catherine Cavalin. - Vous nous interrogiez sur les effets sur la santé des violences sexistes et sexuelles. Pauline Delage l'a dit, on dispose aujourd'hui de beaucoup plus de chiffres que par le passé, mais il faut maintenant les interpréter. Leur lisibilité et leur compatibilité nous posent plus de problèmes que le fait de ne pas en avoir.

Je répondrai sur l'enquête Évènements de vie et santé (2005-2006)1(*), que j'ai coordonnée à la Drees, le service statistique ministériel du ministère de la santé et des solidarités. Elle a été commandée par le cabinet de Jean-François Mattei en réponse à une recommandation de l'OMS, et reçue par Roselyne Bachelot. Étonnamment, lorsque l'on construit des informations chiffrées, celles qui portent sur la santé physique ne permettent pas facilement de faire apparaître des conséquences des violences sur la santé physique. De nombreuses personnes qui accumulent des situations de victimation au cours de leur vie ne déclarent pas de conséquences physiques. Elles sont en revanche très affectées du point de vue de leur santé mentale. C'est en tout cas ce que nous avons réussi à montrer en adoptant pour l'enquête Événements de vie et santé des questionnaires standardisés de santé mentale exigeants dans la détection de problèmes de santé mentale tels que les épisodes dépressifs majeurs ou les troubles liés à l'anxiété généralisée. Les personnes sont des individus sociaux. Une enquête s'efforce de capturer ce qui se passe dans le travail, à la maison, dans les espaces publics. La personne est plus ou moins âgée, en situation monoparentale ou non, etc. C'est l'ensemble des caractéristiques sociales qui fait que les violences occasionnent des conséquences sur la santé mentale, mais également physique, avec un ensemble de facteurs de vulnérabilité. Un des grands défis des enquêtes, depuis l'Enveff jusqu'à Virage, a consisté à voir comment se combinent des variables statistiques fréquemment observées telles que la profession, la catégorie socioprofessionnelle ou le revenu, qui ne sont pas forcément opérantes seules pour caractériser la victime. L'analyse intersectionnelle est ici très intéressante. Ce sont les profils, les cumuls de difficultés sociales qui sont étudiés. En conséquence, les enquêtes doivent faire des efforts importants pour capter à la fois des caractéristiques sociales que l'on observe usuellement dans des enquêtes statistiques portant sur d'autres phénomènes sociaux, et des caractéristiques qui sont peu ou pas observées habituellement, dont on peut ainsi tester les corrélations statistiques avec les violences que déclarent subir les personnes.

Mme Pauline Delage. - L'enquête Virage comprend un chapitre sur les effets des violences de genre sur la santé, objectivant des effets psychiques, mais aussi des facteurs qu'on pourrait qualifier de protecteurs, tels que le niveau de diplômes ou l'environnement social. Il est en ligne et consultable. Il n'y a pas de réaction type aux violences, puisqu'un ensemble de facteurs est à prendre en compte pour protéger les femmes victimes de leurs répercussions à long terme.

Mme Catherine Cavalin. - Madame Cohen, le secrétariat aux droits des femmes et à l'égalité a commandé une étude, à laquelle j'ai participé, sur le chiffrage du coût des violences conjugales et des conséquences sur les enfants. Le rapport de l'étude a été remis au secrétariat aux droits des femmes et à l'égalité en 2014 et une publication a suivi en 20162(*). Le coût global des violences dans le couple s'établit à 3,6 milliards d'euros. Les seuls arrêts de travail liés à ces violences représentent quant à eux environ 108 millions d'euros pour les femmes et 3,4 millions d'euros pour les hommes (chiffres de 2012), soit 96,9 % et 3,1 % du total de ce type de coût économique, respectivement pour les femmes et les hommes victimes. Ce chiffrage correspond à la perte de productivité et de revenus. Signaler aux employeurs que les personnes avec des arrêts de travail répétés peuvent ne pas être productives peut être à double tranchant. Le droit du travail protège théoriquement les personnes malades en prohibant leur licenciement au motif de cet état de santé défaillant. Toutefois, le fait de présenter ainsi des absences répétées peut fragiliser la position d'emploi d'une personne. Ainsi, nous devrions être attentives à la situation de ces personnes pour qu'elles bénéficient d'une protection particulière. On voit ici à quel point le rôle que l'employeur pourrait jouer dans la détection des violences que subissent des salariées ailleurs qu'au travail est délicat à manier. Demander à l'employeur de détecter ou de prendre en charge des situations supposées de violences pourrait ainsi déboucher sur un contrôle accru de l'employeur sur une main-d'oeuvre qui apparaîtrait... insuffisamment productive.

Madame Jacquemet, vous demandiez si les jeunes hommes étaient plus violents que les générations antérieures. Sachez que depuis les années 1960, lorsque les enquêtes de victimation ont commencé à être réalisées aux États-Unis, les jeunes générations déclarent toujours plus de violences agies et subies. On a ainsi toujours eu l'impression, depuis que l'on mesure ce phénomène, que les jeunes étaient plus violents. Nous savons qu'ils déclarent bien souvent plus de violences. On l'explique difficilement. Est-ce un effet de génération ? Non, sinon, arrivés à 50 ans, pourquoi se mettraient-ils à déclarer moins de violences ? Ce ne sont pas des générations violentes. En revanche, il existe certainement un effet de génération dans la perception de la violence. Ils peuvent en déclarer davantage, parce que leur rapport à la violence est différent de celui qu'éprouvent ceux qui ont davantage avancé en âge. S'y ajoute un effet d'âge. À titre d'exemple, selon une étude à laquelle j'ai contribué pour le Défenseur des droits3(*), les jeunes avocates se déclarent très exposées aux violences sexistes, avec des différences gigantesques entre femmes et hommes. On peut interpréter de tels écarts comme résultant de combinaisons entre des inégalités entre sexes et entre âges, dans des contextes de travail spécifiques. S'y ajoute un effet de mémoire. Quand on vieillit, et même si certains événements ont été très difficiles et ont entraîné de nombreuses conséquences, on ne déclare plus, on sélectionne, on oublie ou l'on tait en partie des événements. On ne reconnaît plus comme violents des évènements que l'on avait pourtant vécus comme tels, étant plus jeune.

Mme Pauline Delage. - Madame Rossignol, la monoparentalité est en effet un facteur de précarité, de subordination, de vulnérabilité. Elle fait partie de ces configurations où peuvent s'exercer des violences par le biais d'une multitude de facteurs.

Madame la Sénatrice Richer, vous m'interpelliez sur mes travaux concernant les femmes issues de classes populaires. Il s'agissait plutôt de travaux sur les politiques publiques ciblant certaines femmes aux dépens d'autres, et notamment de retours sur les travaux de collègues sur les politiques d'égalité professionnelle tendant à cibler les femmes de classes moyennes et supérieures plutôt que celles des classes populaires. La sociologue Sophie Pochic et ses collègues parlent de la notion d'égalité élitiste ; or, on peut penser que cette concentration sur la mobilité professionnelle de femmes de classes moyennes et supérieures s'accompagne de l'invisibilisation des conditions de vie, d'emploi et de travail des femmes de classes populaires et des petites classes moyennes, marquées par des horaires atypiques, des temps partiels, des salaires faibles... Ces conditions doivent nécessairement être prises en compte, puisqu'il s'agit d'un facteur de vulnérabilité aux violences.

Sur la question de l'angle mort des violences conjugales, en faisant un retour sur l'action publique qui s'est développée depuis les années 2000, on constate que celles-ci tendent à capter l'attention publique, puisque les politiques publiques se sont centrées sur ce type de violences. Pourtant, quand il s'agit de certaines sphères, et notamment du travail, on constate que ces violences sont peu prises en compte et leurs conséquences sur la vie des femmes le deviennent lorsque celles-ci sont entendues comme des salariées. Il existe une sorte de cloisonnement entre les actions menées contre différentes formes de violences de genre, et donc dans la manière d'appréhender la vie et l'expérience des femmes victimes de violences au travail, et celles des victimes de violences conjugales. Les femmes qui subissent du contrôle conjugal, autrement dit de la violence conjugale, sont isolées de leurs collègues par leur conjoint, elles doivent par exemple rentrer à des horaires très précis, risquant d'être victimes d'insultes ou de dénigrement, elles peuvent être empêchées de participer aux moments de sociabilité qui marquent l'environnement de travail. Autrement dit, ce contrôle conjugal ne se limite pas aux frontières du foyer.

J'ai été surprise de vous entendre préconiser l'exemple du Canada pour produire des droits nouveaux pour les femmes victimes de violences conjugales. Pour ma part, j'ai travaillé sur les États-Unis, où, à l'époque de la mise en place des politiques de workfare dans les années 1990, des droits spécifiques ont été accordés aux femmes victimes de violences conjugales en faisant en sorte qu'elles sortent du régime du workfare. Cela signifie qu'elles ne sont pas obligées de chercher un emploi dans un délai précis, et qu'elles peuvent bénéficier de droits sociaux le temps d'un suivi, notamment psychologique, et d'un accompagnement social.

Ces politiques sont souvent mises en oeuvre dans un contexte plus général de délitement de l'État social et des droits sociaux pour toutes et tous. Des niches de protection peuvent être créées à ce moment-là pour certaines catégories de personnes, dont les femmes victimes de violences. S'il est évident qu'il faut pouvoir créer des conditions matérielles de vie propices pour ces femmes, cela pose une série de questions. D'abord, on peut interroger les fondements moraux et politiques qui conduisent à mettre en place ce type de mesures applicables à la population en général, tout en créant des catégories de personnes, dont les conditions de vie sont jugées suffisamment intolérables, pour les exempter de ce régime. Ensuite, ce type de politiques publiques est très ambivalent y compris pour les femmes victimes de violences conjugales elles-mêmes. Sous quelles conditions ces femmes sont-elles éligibles à des droits spécifiques ? Doivent-elles porter plainte, avoir déclaré des violences ? Si oui, quel type ? À quoi ont-elles droit précisément ? À quelles conditions les victimes seront-elles reconnues comme telles ?

Ensuite, un bilan de l'action publique sur les violences faites aux femmes fait défaut. Avec ma collègue Gwenaëlle Perrier, nous menons une enquête sur la question des formations, en particulier sur les violences conjugales. La politique de formation est centrale, notamment dans les dispositifs d'action sur les violences, en particulier dans les plans d'action triennaux et les dernières lois, mais son évocation demeure quasiment incantatoire. La Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) a été mise en place. Des contenus ont été développés, et certains professionnels, parmi lesquels des médecins, ont été ciblés. Toutefois, une multitude d'acteurs proposent aujourd'hui des formations, et le suivi de ces formations demeure un angle mort de l'action publique. On sait aussi très peu de choses sur les effets de cette politique de formation. Qui en a bénéficié ? Comment a-t-elle été mise en oeuvre ? Comment a-t-elle été reçue par les personnes formées ? Nous manquons cruellement de données sur cette question, alors même qu'elle est centrale et revendiquée par presque tous les acteurs travaillant sur les violences.

Au sujet de la question sur la pornographie, comme bon nombre de collègues travaillant spécifiquement sur les jeunes et la sexualité, il me semble important de rappeler que l'on ne peut pas isoler la question de la pornographie de tout un contexte de socialisation de genre, notamment la compétition entre garçons, les types et registres de masculinité, le mépris des filles qui s'organise dans les interactions sociales et est entretenu dans les organisations et les institutions. La pornographie est sans doute plus un épiphénomène qu'un phénomène explicateur de cette division du travail et des violences sexistes. La focalisation actuelle sur la pornographie, comme s'il s'agissait d'ailleurs d'un tout complètement uniforme et que les pratiques des jeunes l'étaient tout autant, risque sans doute d'occulter des dynamiques centrales de reproduction des inégalités de genre et des violences.

S'agissant des jeunes et des violences, je pense que vous citez une récente enquête du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), sur l'état du sexisme en France. Elle montre que les personnes enquêtées sont plus conscientes du sexisme et de ses effets que par le passé. Nous devons garder en tête cette note d'espoir pour élaborer des politiques d'égalité ambitieuses.

Mme Raphaëlle Manière. - Sur la violence conjugale, je n'ai pas eu le temps de citer un travail réalisé entre la Fédération nationale des CIDFF et l'Association FIT une femme un toit, portant sur une méthodologie permettant un partenariat entre les CIDFF par département et certaines entreprises, partant du principe selon lequel si la personne est allée voir ce centre, aucune plainte n'est nécessaire. L'employeur s'engage à de nouveaux droits, qui ne sont pas formalisés, à travers la possibilité pour la victime de bénéficier de chambres d'appart-hôtel, d'un aménagement d'horaires, d'un coffre-fort numérique pour ses documents personnels, de déplacements facilités, d'une aide financière ponctuelle, d'une avance sur prime... Ces dispositifs sont intéressants et ont été mis en place dans certaines entreprises l'année dernière. Ils doivent être approfondis consacrer ces espaces de travail en lieux ressources en cas de violences conjugales.

Ensuite, nous n'avons aucune visibilité sur les sous-déclarations de violences sexistes et sexuelles en accidents de travail.

Enfin, comment faire en sorte de ne pas aller au tribunal administratif quand la protection fonctionnelle n'est pas accordée ? Je dois y réfléchir avec mes camarades. J'y vois un problème de culture de la prévention et de la protection. Tous les dispositifs globaux mis en place en matière de prévention devraient aider les employeurs à ne pas mettre de frein.

Mme Florence Chappert. - S'agissant des statistiques d'arrêts, de consommation de psychotropes ou d'addictions, il est très compliqué de disposer de données sexuées, tant au niveau des entreprises que de la Cnam.

Ensuite, s'agissant de la question des mères isolées, je reprenais uniquement une observation que nous avions faite dans ce restaurant. Le harcèlement sexuel y concernait les apprentis et les mères isolées.

Oui, les entreprises ont peur de la publicité, raison pour laquelle nous ne pouvons que recommander la mise en place d'un baromètre comme celui de la SNCF, voire l'intégration dans l'Index « égalité » d'un indicateur sur le nombre de cas de harcèlement ou d'agressions sexuelles. Il est vrai que la mesure, dans les risques psychosociaux, a permis de faire progresser ce point.

Concernant l'angle mort des violences conjugales, la SNCF a beaucoup travaillé avec l'association FIT et le CIDFF.

En termes de bilan, il est vrai que le rôle des référents n'est pas évident. Il n'a pas été défini par la loi. L'Anact travaillera sur le sujet, puisque nous avons prévu un retour d'expérience avec vingt référents dans le secteur privé et vingt consultants accompagnant les entreprises pour en tirer un outillage un peu plus performant.

Ensuite, nous avons été sollicités pour travailler au collège, bien que nous travaillions dans le monde du travail. Nous relaierons cette demande.

Enfin, l'entreprise comprend de nombreux facteurs de risques, mais aussi des ressources liées à sa structuration : représentants du personnel, CSE, collectifs de travail, espaces de discussions, politique de prévention des risques, assez exigeantes en France, bien que le DUERP ne soit effectif que dans 50 % des entreprises, politique d'égalité. Ces éléments sont des facteurs de prévention primaire, auxquels s'ajoutent, en prévention secondaire, des moyens et budgets de formation. Nous estimons que les violences sexistes et sexuelles sont soumises à un déni et un tabou, comme l'étaient les risques psychosociaux il y a une quinzaine d'années.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à toutes. Je réitère mon appel à d'éventuels compléments ou précision à nous communiquer par mail. Je remercie les rapporteures et nos collègues présentes à nos côtés ce matin.

Examen d'un rapport d'information

Chers collègues, avant de nous quitter, je vous propose d'autoriser la publication, sous forme de rapport d'information, des actes de notre colloque du 9 mars dernier, sur le thème « Femmes et ruralités : la parole aux élues de nos territoires ».

Me confirmez-vous que nous pouvons procéder à sa publication, en ligne et sous forme papier ?

Je ne vois pas d'opposition. Je vous en remercie.

Présidence de M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, et de Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes -

Parentalité dans les outre-mer - Table ronde relative à la situation en Guyane

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Mes chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous reprenons cet après-midi nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer menés en commun par la délégation aux droits des femmes présidée par Mme Annick Billon et la délégation aux outre-mer que j'ai l'honneur de présider. Mme Billon devra s'absenter tout à l'heure pour participer à la séance publique et s'en excuse par avance. Nous sommes tous les deux co-rapporteurs de cette étude, ainsi que Victoire Jasmin et Elsa Schalck.

Depuis février, nous avons conduit une série d'auditions dont les vidéos et comptes rendus sont disponibles sur le site du Sénat. Nous organisons des tables rondes géographiques afin d'appréhender les spécificités de chaque territoire au-delà du panorama d'ensemble que nous avons commencé à dresser.

Après Mayotte et les territoires du Pacifique, nous abordons aujourd'hui successivement la situation de la Guyane et de Saint-Pierre-et-Miquelon, territoire que je connais bien. Pour appréhender les réalités ultramarines au plus près, la présidente Annick Billon et deux de nos co-rapporteurs se sont déplacés en avril en Guadeloupe, à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy. Ces visites de terrain enrichiront le rapport que nous rendrons en juillet. Je cède la parole à Annick Billon pour qu'elle puisse partager ses observations.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci beaucoup Monsieur le Président. Je me réjouis d'avoir pu me rendre il y a quelques jours avec mes collègues Elsa Schalck et Victoire Jasmin dans ces territoires afin d'échanger avec des acteurs institutionnels et associatifs. Nous avons eu le privilège d'être accompagnés par notre collègue Micheline Jacques qui, tout comme Victoire Jasmin, connaît particulièrement bien ces territoires.

Nos entretiens nous ont permis de mieux appréhender les problématiques spécifiques à ces territoires sur la thématique de la parentalité, à savoir :

- de nombreuses mères seules, souvent dans des situations précaires ;

- une fréquente absence des pères dès la naissance des enfants, dont les deux tiers ne sont pas reconnus par leur père ;

- un fort taux d'IVG et de grossesses précoces ;

- un manque de structures d'accueil des jeunes enfants ;

- des problèmes de décrochage et d'absentéisme scolaire ;

- un taux élevé de violences intrafamiliales.

Nous avons également relevé un problème de maîtrise de la langue française : pour les parents, notamment d'origine étrangère, ne parlant que le créole ou l'anglais, les échanges avec l'école et les institutions sont souvent complexes.. Ces cas sont fréquents à Saint-Martin.

Nos rencontres nous ont également permis de constater l'engagement de nombreux acteurs sur les questions de parentalité. L'action volontariste de la Caf de Guadeloupe et de Saint-Martin a été saluée par tous nos interlocuteurs. Plusieurs associations jouent un rôle crucial de soutien aux familles. Une meilleure coordination et une plus grande visibilité des différentes initiatives et structures sont cependant nécessaires.

Malheureusement, il ne nous est pas possible de nous rendre dans tous les territoires d'outre-mer. La visioconférence nous offre des possibilités d'échanges accrues. Nous nous réjouissons donc de pouvoir échanger cet après-midi avec des acteurs de Guyane que je remercie.

M. Stéphane Artano, président, co-rapporteur. - Pour nous aider à appréhender la situation particulière de la Guyane, nous allons entendre par visioconférence des acteurs très engagés. Nous les remercions vivement pour leur disponibilité, sachant que plus de cinq heures de décalage horaire séparent Cayenne et Paris. Ces acteurs sont :

- pour la collectivité territoriale de Guyane (CTG), Mme Aïssatou Chambaud, vice-présidente, présidente de la Fédération autonome des parents d'élèves et étudiants de Guyane (FAPEEG) ;

- pour la direction régionale aux droits des femmes et à l'égalité (DRDFE), sa directrice Mme Isabelle Hidair-Krivsky, anthropologue sociale et ethnologue ;

- pour la caisse d'allocations familiales (Caf), Mme Anne Cinna-Pierre-Charles, directrice par intérim, accompagnée par Mme Marie-Rose Chandely, directrice adjointe par intérim, Mme Hêv Seuleiman, responsable du développement social, et M. Olivier Noguerra, responsable de l'accès aux droits et de l'accompagnement des familles ;

- pour le réseau Périnat Est Guyane : Mme Aline Talbot, chargée de projet, référente grossesses adolescentes.

Mesdames et Messieurs, vous avez été destinataires d'une trame de questions pour vos propos liminaires en vue d'une présentation d'une dizaine de minutes environ. Puis, les rapporteurs vous poseront diverses questions. Ce sera enfin le tour de nos collègues.

Mme Aïssatou Chambaud, vice-présidente de la collectivité territoriale de Guyane, présidente de la Fédération autonome des parents d'élèves et étudiants de Guyane (FAPEEG). - Mesdames et Messieurs, les solidarités familiales sont très présentes en Guyane. Je parlerai principalement de la communauté créole, que je connais bien.

Nous nous sommes aperçus, à la collectivité territoriale de Guyane (CTG) et à la Fédération autonome des parents d'élèves et étudiants de Guyane (FAPEEG), qu'un regard stigmatisant était porté sur les pères, du fait d'un désengagement apparent. En effet, l'organisation familiale est portée par la mère : la famille guyanaise est matrifocale. Les grands-parents jouent également un rôle important dans l'éducation des enfants.

Nous avons souhaité porter notre regard sur les éléments familiaux fonctionnels plutôt que sur les dysfonctionnements, même si plusieurs difficultés sont relatées dans la présentation PowerPoint que nous vous avons transmise.

Cette solidarité familiale se manifeste dans l'attention portée aux enfants mais aussi aux aînés. La norme reste en effet le maintien à domicile des grands-parents. Le placement n'intervient qu'en dernier recours, lorsque l'état de santé de la personne âgée ne permet plus à ses enfants de s'occuper d'elle.

J'ai par ailleurs échangé avec quelques pères qui se disent mis à l'écart par rapport à leur rôle au sein de la famille, particulièrement lorsqu'il existe des difficultés au sein du couple. Ils mentionnent ainsi la garde des enfants en cas de séparation. Ces pères sont dans l'incapacité de voir leurs enfants. Je ne possède pas de données chiffrées pour corroborer ce ressenti. Cependant, lorsqu'ils saisissent la justice, ils ne se sentent pas accompagnés par les tribunaux au même titre que les mères. J'en ai terminé avec mon propos liminaire.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Vous pouvez ensuite suivre la trame du questionnaire. Puisque vous nous fournirez un support écrit, vous pouvez évoquer lors de l'audition des éléments annexes à ce support.

Mme Anne Cinna-Pierre-Charles, directrice par intérim de la Caf de Guyane. - Nous avons travaillé ensemble pour répondre aux différentes questions de manière complémentaire.

Nous vous remercions d'abord d'avoir invité la Caf à cette table ronde, car la parentalité occupe une place importante dans ses travaux. J'aimerais ajouter quelques éléments de contexte.

La superficie de la Guyane équivaut à 75 fois celle de la Martinique, avec un défaut important d'accessibilité et une très faible densité de population. La couverture du réseau Internet est partielle et irrégulière. L'accès aux droits et à l'information sur le territoire est donc complexe.

Une douzaine d'écoles, collèges et lycées ouvre chaque année en Guyane. De nombreuses communautés, langues et cultures s'y côtoient. Ces spécificités amènent la Caf à développer des actions de proximité et une politique d'expérimentation : la Guyane est un laboratoire, au sens noble du terme.

Concernant la première question du questionnaire relative aux spécificités familiales et parentales en Guyane, Mme Marie-Rose Chandely énoncera quelques constats, puis Mme Isabelle Hidair-Krivsky apportera son regard d'anthropologue.

Mme Marie-Rose Chandely, directrice adjointe par intérim de la Caf de Guyane. - Mesdames et Messieurs, du point de vue de la Caf, la parentalité en Guyane présente plusieurs spécificités. Les parents sont jeunes et les grands-parents également, ils sont encore en activité lorsqu'ils deviennent grands-parents. Le noyau familial est plus large en Guyane qu'en métropole ou aux Antilles. Les grands-parents se substituent souvent aux parents et accompagnent ces derniers dans leur rôle éducatif. Enfin, il faut noter le fait que, dans notre société, la maternité permet d'acquérir un statut.

Mme Isabelle Hidair-Krivsky, directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité (DRDFE). - Mesdames et Messieurs, je suis professeure des universités en anthropologie et mise à disposition de la préfecture par l'Université de Guyane depuis quatre ans, en qualité de directrice de la DRDFE. Ces deux fonctions sont complémentaires. En effet, les problèmes familiaux en Guyane sont souvent d'abord les problèmes des femmes. Bien souvent, les familles guyanaises reposent sur les femmes.

En Guyane, alors que les femmes représentent 51 % de la population, 57 % d'entre elles n'ont pas de diplômes. Cet élément est lié à l'histoire de la Guyane, mais ne concerne pas seulement les populations issues de l'immigration. Parmi les populations autochtones, certaines personnes ne sont pas francophones. Ainsi, certaines familles ancestrales rencontrent de grandes difficultés. 11 % des femmes guyanaises de plus de trente ans ne sont pas titulaires du baccalauréat.

Ces éléments ont une incidence directe sur l'accès à l'emploi et le bien-être des familles. Le taux de chômage régional des femmes atteint 44 % : il est le plus élevé de France. Par conséquent, les familles vivent dans une plus grande précarité. Les liens de parenté sont difficiles à entretenir et les savoirs difficiles à transmettre. Par ailleurs, la réussite scolaire dépend de la réussite professionnelle de la famille et donc des femmes.

Les différentes questions que nous allons aborder sont intrinsèquement liées les unes aux autres. Le lien doit être fait entre la situation des femmes en Guyane et les structures de parenté et d'éducation.

Pour comprendre la situation des familles, il faut examiner la géographie et l'histoire de la Guyane. Or la Guyane n'étant pas un territoire insulaire, il faut distinguer le littoral de l'intérieur du pays : cette fracture historique a eu un impact considérable sur la scolarité, le niveau économique et la vie des familles. Jusqu'à la départementalisation de 1946, seuls les descendants d'esclaves du littoral étaient scolarisés.

À partir de 1950, les premières écoles et pensionnats catholiques s'implantent à l'intérieur du pays pour éduquer les populations amérindiennes et noires maronnes alors majoritaires. Le littoral et l'intérieur du pays présentent des différences considérables en termes de niveau de vie et d'organisation familiale.

Encore aujourd'hui, et malgré les difficultés liées à la croissance démographique, le littoral est mieux doté que le coeur du pays en termes d'infrastructures scolaires. Les élèves scolarisés à l'intérieur du pays accumulent de fait un important retard scolaire. Le taux de chômage des jeunes et le décrochage scolaire y sont plus importants que sur le littoral. La Guyane n'est donc pas un territoire homogène.

Par ailleurs, les populations littorales ont adopté, via la politique d'assimilation liée à la scolarisation, un mode de vie occidental avant les populations de l'intérieur du pays. Ces dernières ont conservé un mode de vie réglé par le clan et le lignage matrilinéaire : la mère prend en charge les enfants. Le père, lui, n'a pas le droit de se mêler de leur éducation.

Ce mode d'éducation est assimilé à tort à la monoparentalité, notamment dans les statistiques, car les femmes déclarent élever seules leurs enfants. Or la monoparentalité est multiforme : les femmes livrées à elles-mêmes, en situation de précarité, représentent un très faible pourcentage de cet ensemble.

La majorité des familles monoparentales guyanaises est reliée à une famille élargie, où se retrouvent des formes d'entraides intergénérationnelles. Celles-ci sont encore très dynamiques sur le territoire et doivent être conservées. Lorsque les jeunes quittent l'intérieur du pays pour gagner le littoral, ils se rendent en réalité dans un environnement dont ils ne maîtrisent pas les codes. Ils pourront plus facilement s'y installer si un membre de leur famille est déjà présent.

Ainsi, la géographie a un impact considérable sur la réussite scolaire. Lorsque les infrastructures n'étaient pas présentes à côté du domicile parental, les enfants étaient d'office inscrits dans des pensionnats catholiques. Ces derniers existent encore, la Guyane n'étant pas entièrement pourvue d'infrastructures scolaires. Après l'école primaire ou le collège, les enfants doivent donc quitter leur famille.

Cette particularité pose de véritables problèmes organisationnels et de réussite scolaire. À onze ou quinze ans, les enfants sont en proie à diverses tentations, qu'ils assouvissent plus facilement en l'absence de contrôle parental. Certaines jeunes filles sont agressées sexuellement. D'autres jeunes rentrent dans des phases de dépression et s'adonnent à la consommation de substances psychoactives. Par ailleurs, le taux de suicide des jeunes est plus important à l'intérieur du pays que sur le littoral.

De plus, beaucoup de jeunes quittent la Guyane pour suivre leur carrière socioprofessionnelle. Ce déplacement peut entraîner des conséquences dramatiques, que je n'aborderai pas ici.

La monoparentalité est souvent liée, chez les jeunes filles, à une volonté d'exister. Peu de propositions d'emploi leur sont faites, sachant que beaucoup parmi elles n'ont pas le bagage scolaire leur permettant d'être autonomes financièrement. Souvent, elles deviennent mères à l'adolescence : les enfants sont alors pris en charge par les grands-mères, voire par les arrière-grands-mères, l'écart d'âge entre les générations étant très faible. Pour certaines jeunes filles, la maternité devient alors une forme d'occupation.

Même si ces cas de figure sont moins nombreux, la maternité survient aussi suite à des abus sexuels.

Lorsque les jeunes filles sont scolarisées loin de leur domicile, des mécanismes de prostitution peuvent se mettre en place. Nous abordons actuellement dans la Commission départementale de parcours de sortie de prostitution ces questions liées à la prostitution des jeunes. Certaines jeunes filles ont du mal à comprendre que l'échange de prestations sexuelles contre un téléphone portable, un tour en scooter ou un billet de vingt euros relève de la prostitution.

Les jeunes Guyanais ayant échappé au contrôle de la famille élargie pour gagner le littoral y découvrent les réseaux sociaux, puisqu'une grande partie de l'intérieur du pays a des difficultés de connexion. Or ils n'ont pas forcément été formés à l'usage de ces réseaux.

Les dispositifs nationaux ne peuvent pas être déclinés de la même manière partout en Guyane. Ils doivent notamment être adaptés aux dix langues régionales guyanaises reconnues, 4 % des élèves n'étant pas francophones, ainsi qu'aux différentes cultures présentes sur le territoire.

Mme Aline Talbot, chargée de projet, référente grossesses adolescentes du réseau Périnat Est Guyane. - Je voudrais aborder les grossesses précoces : celles-ci sont définies comme des grossesses survenant lorsque la mère a moins de 20 ans. Nous avons recensé 1 300 grossesses adolescentes. Au réseau périnatalité, nous accompagnons 240 parents.

Les grossesses précoces relèvent d'un problème sociétal profond. Chaque situation relève d'une histoire différente que nous prenons le temps de recueillir.

Les grossesses adolescentes sont rarement désirées, elles sont motivées par un désir de prouver sa féminité, de s'émanciper de sa famille, d'exister, de se reproduire ou encore de prouver son indépendance à ses parents.

Néanmoins, ces grossesses sont aussi des cris de détresse. Les jeunes filles qui gagnent le littoral se retrouvent seules dans un appartement et isolées de leur communauté. Elles rencontrent souvent de jeunes hommes sur les réseaux sociaux, se mettent en couple et font un enfant.

Pourquoi ces jeunes femmes font-elles des enfants aussi tôt ? Les raisons sont à la fois sociologiques, socioculturelles et psychosociales.

La grossesse démontre parfois chez l'adolescent des manques et des carences affectives précoces. Certaines adolescentes recherchent l'amour à travers une sexualité dont elles ne comprennent pas forcément l'usage.

Je donnerai l'exemple d'une jeune de 13 ans ayant décidé de faire un enfant avec son petit ami de 15 ans. À la découverte de la grossesse, les parents étaient totalement désemparés. Lors d'un entretien avec la jeune fille, celle-ci nous a indiqué que son père lui manquait. En effet, ses parents étant séparés, elle n'avait plus de liens avec lui. La sexualité et son couple lui servaient de compensation. Sa mère souhaitait qu'elle avorte, mais la grossesse était trop avancée et elle voulait garder son enfant.

Une autre situation concerne une jeune de 16 ans. Son père, apprenant qu'elle a eu des relations sexuelles, l'amène dans la forêt pour la « tabasser », au point qu'elle a dû rester chez elle durant cinq jours. Or elle disait également que son père lui manquait, ses parents venant de se séparer. Elle expliquait s'être « donnée à fond » dans la sexualité pour combler ce manque. Elle a également subi des viols.

Les jeunes femmes sont démunies et désemparées face à la grossesse. Elles sont confrontées au rejet de la famille et de leurs proches. De plus, la plupart des agents de l'Éducation nationale ne parviennent pas à adopter une posture professionnelle adéquate et compatissante face à ces adolescentes. Je rappellerai qu'en Guyane, 20 % des collégiens sont déscolarisés.

La grossesse est la conséquence de la précarité, de la pauvreté, d'une mauvaise maîtrise ou de l'absence de contraception, mais aussi le reflet d'un manque d'éducation, de l'inégalité entre les sexes et de certaines attitudes communautaires.

Les grossesses précoces présentent des risques médicaux, sociaux et psychologiques :

- au niveau médical, le corps des adolescentes n'est pas assez mature pour porter un enfant. Les risques médicaux sont très importants, avec des grossesses prématurées notamment. La grossesse est souvent peu maîtrisée ;

- au niveau social, la grossesse entraîne des formes de précarisation, de déscolarisation, de prostitution et un isolement social. L'enfant en subit les conséquences. Les grossesses précoces contribuent également à renforcer les inégalités de genre. Certaines jeunes femmes enceintes abandonnent l'école pour élever leur enfant, généralement parce qu'elles sont isolées et privées de moyens financiers ;

- les impacts psychologiques sont également importants. Les rapports sexuels sont souvent non consentis. Plus de 10 % des jeunes mères ont été abusées sexuellement. Elles portent des enfants issus de viols mais décident de les garder. Une adolescente de 12 ou 13 ans n'imagine pas devenir mère : cette situation crée une souffrance mentale, caractérisée par la honte, l'isolement, le déni de grossesse, la culpabilité, ce qui peut conduire à des envies suicidaires. Les jeunes femmes sont vite orientées vers des services psychologiques.

Une jeune fille bien entourée par sa famille traversera sa grossesse sans rencontrer les mêmes problèmes qu'une jeune fille isolée.

Le suivi psychologique est par ailleurs indispensable lorsque la grossesse est due à des violences sexuelles. Je me souviens d'une jeune fille enceinte qui avait été violée par son père. Elle vit avec un enfant qui représente le viol de son père, qui a été incarcéré. Dans d'autres cas, les jeunes filles sont violées et les violeurs restent autour d'elles.

Comment aider ces personnes ? Nous disposons des chiffres internes du réseau : parmi les 240 personnes accompagnées, 50 % ne sont pas françaises, 80 % sont déscolarisées et 35 % ont subi des violences. De plus, 5 % des grossesses sont issues de viols. Les adolescentes subissent énormément de violences de la part de leur famille ou de leur entourage.

Ces adolescentes sont confrontées à une extrême précarité matérielle et psychologique. Elles vivent pour la plupart dans des logements insalubres, sans eau ni électricité. Elles ne mangent pas à leur faim alors qu'elles sont enceintes. En Guyane, le seul partenaire qui offrait facilement des colis alimentaires, la Croix-Rouge, a cédé ses missions au centre communal d'action sociale (CCAS), alors que celui-ci était déjà débordé par ses missions.

Je citerai encore l'exemple d'une jeune de 15 ans, enceinte de six mois, qui partageait une chambre avec sa soeur et sa mère. Son établissement scolaire était situé si loin qu'il lui était quasiment impossible d'y accéder à pied. Or elle n'avait pas les moyens de se payer le trajet en bus. Elle a abandonné l'école. Sa mère m'a demandé comment elle allait s'en sortir pour accueillir l'enfant de sa fille. Lors de la visite, des rats tournaient tout autour de la chambre. Par ailleurs, cette mère est en situation régulière. Néanmoins, depuis plus d'un an, elle reçoit des récépissés de trois mois qui ne lui permettent pas de faire valoir ses droits aux allocations familiales. Elle ne peut pas non plus travailler. Cette situation l'a plongée dans une grande précarité alors qu'elle s'occupe de ses deux filles de 14 et 15 ans.

Nous sommes seulement deux référentes grossesses adolescentes en Guyane aujourd'hui. Face au nombre de problématiques que nous rencontrons, nous devrions être quatre. Des postes « parentalité » ont été créés pour soutenir les adolescentes après l'accouchement : certaines, en effet, ne savent pas comment élever leurs enfants.

Je lance un cri d'alarme : nous sommes face à des bébés qui font des bébés. Or ces adolescentes ne sont pas accompagnées après les naissances.

Mme Hêv Seuleiman, responsable du développement social à la Caf de Guyane. - Les politiques sociales et familiales sont à l'interface des politiques de santé, des politiques sociales, d'insertion et de prévention. Il existe une diversité d'acteurs et de projets sur le territoire : le plan de lutte contre la pauvreté, les schémas territoriaux de service aux familles et d'action sociale de proximité. Cette liste nous amène à interroger la coordination des différentes initiatives.

80 % des projets menés en direction des familles sont portés par des associations : ce système est un atout car il permet un maillage serré du territoire. Néanmoins, il rend difficile la mise en réseau des partenaires et des actions.

Au titre du Fonds national d'action sociale, 24 millions d'euros sont dédiés chaque année aux services aux familles, en incluant la petite enfance et la jeunesse. En se focalisant spécifiquement sur la parentalité, environ 1,5 million d'euros annuels sont fléchés vers des projets et actions dédiés.

Ces données montrent que le dispositif le plus mobilisé est le réseau d'écoute et d'accompagnement à la parentalité. Le contrat local d'accompagnement à la scolarité est mobilisé de manière plus minoritaire. Les projets d'envergure regroupent les médiations familiales, les espaces de rencontres, les lieux d'accueil enfants-parents, mais aussi l'accueil de la petite enfance. Ces services nécessitent des compétences professionnelles spécifiques et des moyens financiers pour être pérennisés.

Ce travail est aujourd'hui effectué mais devrait être fortement renforcé.

Concernant la formation, pour développer des services aux familles et des actions de parentalité, nous manquons cruellement de travailleuses sociales et familiales, d'auxiliaires de vie, de personnes capables de porter de l'ingénierie de projets. Ce dernier domaine est prioritaire car il permet la structuration et la mise en place des différents services. Or la Guyane comporte un vivier de jeunesse que nous devons accompagner.

Nous avons identifié différents besoins, à savoir le manque de coordination déjà évoqué, mais aussi le manque de visibilité des acteurs intervenant dans le champ de la parentalité et l'absence de ciblage de certaines actions nous faisant passer à côté de besoins potentiels.

Nous proposons qu'un chef de file de la parentalité puisse être désigné prenant en charge les missions liées à la parentalité. Il s'agit déjà d'une volonté politique inscrite dans le schéma territorial des services aux familles. Néanmoins, la question de l'ingénierie reste centrale et il est difficile de rendre ces points opérationnels.

Nous souhaitons également créer des dispositifs dédiés à la coordination et à l'accompagnement individuel des familles et des enfants, ainsi que des financements associés. Au titre de la politique familiale, nous intervenons principalement au travers de services collectifs. L'approche individuelle pose différentes questions de structure et de financement.

Nous souhaitons être au plus près des familles et des parents et déployer plus encore les initiatives qui fonctionnent déjà. Enfin, nous souhaitons également mettre en place un observatoire de la parentalité.

Concernant les projets « services parentalités » sur le territoire, l'insuffisance d'interlocuteurs de proximité et l'absence de porteurs de projets sur les territoires les moins denses et les plus éloignés affectent l'insertion sociale et professionnelle des familles accompagnées.

Nous souhaitons renforcer l'offre de formations professionnelles. Nous adoptons une logique prospective : si nous avons besoin de trente services aux familles, nous devons savoir de quels professionnels nous manquons et ce que ces services produiront économiquement sur le territoire. En effet, les problématiques de professionnalisation et d'insertion sociale participent à relever le niveau économique du territoire.

Enfin, l'aide éducative à domicile relève de la compétence de la CTG. Nous devons renforcer et accompagner sa prise en charge. Nous prévoyons le renforcement des actions de sensibilisation et de prévention sur la vie affective et sociale auprès des enfants en milieu social et des familles. Il faudrait également mettre en place une éducation à la parentalité en ce sens. Nous disposons de dispositifs déjà déployés qui doivent être renforcés, tels que le dispositif d'aide à domicile ou « vacances en famille ». Ces initiatives ont été portées par la Caf de Guyane.

Le frein majeur réside dans la définition d'un porteur de l'ingénierie de ces projets.

Mme Aïssatou Chambaud. - Je souhaiterais compléter ces propos concernant les politiques familiales. Quatre schémas sont élaborés au niveau de la CTG, ainsi que des contrats avec des partenaires institutionnels, comme celui de protection de l'enfance en partenariat avec la préfecture et l'ARS.

Ces schémas se superposent bien souvent : il faudrait sans doute les simplifier ou les fusionner afin qu'ils soient plus lisibles pour nos partenaires et en interne. Nous devons en effet mettre en place différentes réglementations. Ces contrats sont élaborés avec les partenaires institutionnels et les acteurs de terrain, même si des améliorations peuvent encore être apportées. Le manque de transversalité et le cloisonnement ne permettent pas un déploiement satisfaisant de ces plans à destination des familles.

De plus, certaines instances de concertation comme les comités locaux du travail social et du développement social, instaurés en 2019, n'existent pas en Guyane. Il ne s'agit pas de créer des instances à tout va mais de mettre en place le fonctionnement le plus pertinent possible du point de vue de l'harmonisation mais aussi des cofinancements.

Ces instances de concertation permettraient de réajuster les dispositifs en cours de route en fonction des événements et donc une plus grande réactivité.

Les politiques de régularisation administrative des étrangers accentuent la précarité sociale des familles. Les orientations prises par les services de l'État semblent difficilement compréhensibles : certaines personnes nées sur le territoire et qui devraient donc être régularisées ne le sont pas. Souvent, nous ne savons pas pourquoi. Il faudrait mettre en place des espaces dédiés afin de mieux comprendre pourquoi certaines personnes sont privées de leurs droits.

Ce phénomène a des conséquences importantes pour les institutions. En effet, ces personnes sont privées de l'accès au droit commun : elles viennent donc engorger les services et les dispositifs. Les travailleurs sociaux des services sociaux de proximité ne peuvent pas remplir leurs missions, notamment de prévention, parce qu'ils en viennent à faire de l'humanitaire.

Concernant la parentalité, nous avons besoin d'actions et de dispositifs de prévention, ainsi que de professionnels formés et diplômés. Certes, nous disposons d'un vivier, mais il faut que celui-ci soit formé. Nous en revenons ainsi à la scolarisation. Nous avons également besoin de dispositifs de prise en charge comme les centres parentaux : la Guyane n'en compte pas.

Sachant les besoins, des mesures dérogatoires seraient nécessaires afin d'établir de nouvelles structures, notamment des établissements scolaires. En effet, une part importante de la population est soit en décrochage scolaire, soit déscolarisée. Par ailleurs, les délais de passation des marchés publics devraient être réduits.

Le support qui vous a été envoyé détaille des préconisations, comme la création d'un dispositif permettant de susciter des vocations et de sensibiliser la population aux métiers en tension, notamment dans le secteur social, médico-social et sanitaire. Certaines zones de Guyane sont enclavées : il faut approcher ces zones et leur population dès le collège. L'accompagnement de ces personnes est nécessaire : il concernerait l'hébergement, le transport, les moyens de subsistance, avec des mécanismes de bourse ou de tutorat. Il faut en effet favoriser la réussite éducative de ce vivier.

M. Olivier Noguerra, responsable de l'accès aux droits et de l'accompagnement de familles à la Caf de Guyane. - Toutes prestations confondues, la Caf verse 565 millions d'euros sur le territoire, dont 232 millions à destination des bénéficiaires des minima sociaux. 56 % des allocataires dépendent des minima sociaux et 44 % dépendent totalement des prestations de la Caf. Autrement dit, les prestations sociales ou familiales sont la principale voire l'unique source de revenu de ces allocataires.

Mme Anne Cinna-Pierre-Charles. - En effet, la Caf de Guyane injecte 1,5 million d'euros par jour dans l'économie.

De manière générale, nous souhaitons développer, adapter et structurer l'offre de parentalité sur le territoire. Retenons ainsi trois axes : la mise en place d'une coordination territoriale sur la parentalité, d'une animation de réseau parentalité, ainsi que la formation et l'accompagnement professionnel des jeunes.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Je voudrais vous remercier pour la qualité de vos réponses et du document que vous nous avez envoyé. Nous disposons ainsi de tous les éléments nécessaires.

Vous parliez de la coordination des acteurs sur le territoire. Or à Saint-Pierre-et-Miquelon, la Caisse de prévoyance sociale, équivalent local de la Caf, a initié un schéma enfance-famille avec l'ensemble des acteurs du territoire. Peut-être pourriez-vous vous en inspirer, même si la situation en Guyane est compliquée par les questions de distance. Cette solution permettrait d'éviter l'empilement des différents schémas.

Le schéma de Saint-Pierre-et-Miquelon ne concernait pas la parentalité au sens strict mais l'action sociale et familiale, en partenariat avec les mairies, la collectivité et la Caf. Les chefs de projets étaient désignés en fonction des champs de compétences. Je vous livre cette réflexion car elle fait partie des trois axes d'évolution mentionnés à la fin de votre document.

Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Je remercie tous les intervenants, que j'ai écoutés avec beaucoup d'intérêt. L'aménagement du territoire guyanais mérite qu'on s'y attarde. J'ai entendu les recommandations formulées. Les personnes habitant sur le fleuve rencontrent de grandes difficultés : elles vont à l'école en pirogue. À certains endroits en Guyane, le taux de suicide des jeunes est bien trop important. Une attention particulière doit y être portée.

Par ailleurs, j'ai beaucoup apprécié les interventions évoquant la formation. Il faut vraiment trouver les moyens de former les personnes à distance. Le récent rapport de la Défenseure des droits a démontré que la Guyane fait face à de grandes difficultés concernant notamment l'illettrisme et l'accès au réseau. Le modèle économique devrait être rénové et mieux prendre en compte les formations. Il faut réfléchir à des outils différents, comme la validation des acquis de l'expérience (VAE) par exemple, puisqu'il est très difficile de circuler en Guyane.

Je n'ai pas de question précise, toutes les données ayant été transmises.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - J'aurais deux questions.

La première s'adresse à Mme Aline Talbot et porte sur le rapport du 4 mars 2021 consacré aux inégalités de santé en Guyane. Celui-ci devait permettre à chaque femme enceinte, quel que soit son lieu de résidence, de bénéficier d'une visite prénatale au cours du premier trimestre de sa grossesse. En effet, la surveillance de la grossesse démarre très tardivement en Guyane, empêchant le dépistage d'éventuelles complications médicales. Quel pourcentage de femmes enceintes bénéficie aujourd'hui de cette visite ?

Ma seconde question s'adresse à Mme Aïssatou Chambaud. J'ai eu l'occasion d'alerter Mme Charlotte Caubel, secrétaire d'État en charge de l'enfance, sur l'accueil des jeunes dans les familles. Des mesures seront sans doute annoncées dans les semaines à venir. Je souhaiterais néanmoins connaître l'avis de Mme Aïssatou Chambaud sur cette question.

Mme Aline Talbot. - Le réseau natalité a mis en place un dispositif permettant de couvrir les soins des femmes ne disposant pas d'une couverture santé. Ces femmes, venant de pays voisins, ne peuvent pas bénéficier de la couverture santé. Un dispositif de consultation gratuite pour les échographies est donc pris en charge par le réseau périnatalité. Mis à part ce dispositif financé et payé par le réseau, je n'ai pas d'élément à vous partager.

Mme Aïssatou Chambaud. - Les visites prénatales faisaient partie du contrat protection de l'enfance réunissant la CTG, les ARS et les services de l'État. Néanmoins, nous avons été confrontés à la pénurie de professionnels. La CTG n'a pas pu remplir cette mission. En effet, le financement était destiné à un recrutement qui n'a pas pu être réalisé.

Par ailleurs, j'ai récemment interpellé le cabinet du Président Gabriel Serville au sujet des familles hébergeantes. Annie Robinson Chocho a repris la gestion de ce dispositif. De plus, le Grand Conseil coutumier travaille sur cette question depuis plusieurs mois. J'ai eu l'occasion d'assister à des réunions impliquant des organisations autochtones et le Grand Conseil coutumier. Un dispositif fiable, stable, et des financements pérennes doivent être proposés aux familles tout en prenant en compte les différents acteurs impliqués. Une proposition avait notamment été faite en ce sens par la direction de l'éducation.

Mme Anne Cinna-Pierre-Charles. - La Caf est directement touchée par ces questions d'hébergement des jeunes. Nous avons besoin d'associations capables de les accueillir. Ils ne doivent pas être oisifs lorsqu'ils sortent de l'école. Ainsi, ils devraient pratiquer des activités sportives et culturelles et se rencontrer au sein de leurs communautés respectives mais aussi dans un objectif de mixité sociale.

Mme Aïssatou Chambaud. - Les associations ne manquent pas à l'appel, mais la CTG doit être capable de proposer une solution. De plus, les jeunes doivent garder des liens avec leurs familles, ce qui pose à nouveau la question du transport fluvial et aérien.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Je vous remercie sincèrement pour ces réponses qui nous permettent d'avoir une vision exhaustive de la situation.

Présidence de M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer -

Parentalité dans les outre-mer - Table ronde relative à la situation à Saint-Pierre-et-Miquelon

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Mesdames et Messieurs, nous poursuivons nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer, menés en commun par la délégation aux droits des femmes présidée par Mme Annick Billon et la délégation aux outre-mer que j'ai l'honneur de présider, avec l'étude de la situation à Saint-Pierre-et-Miquelon. Mme Annick Billon a dû s'absenter pour participer à la séance publique. Elle vous prie de l'en excuser. Les deux autres co-rapporteurs de cette étude sont Victoire Jasmin, présente par visioconférence, et Elsa Schalck.

Pour nous aider à appréhender la situation de Saint-Pierre-et-Miquelon, nous accueillons, pour la collectivité territoriale, Mmes Jacqueline André, vice-présidente en charge des solidarités, et Sonia Borotra, directrice du pôle développement solidaire. Nous accueillons également, pour la Caisse de prévoyance sociale (CPS), Mmes Sylvie Koelsch, directrice adjointe, et Aurore Vigneau, responsable action sociale et en charge de la parentalité.

Mesdames, vous avez été destinataires d'une trame de questions. Je vous propose de tenir un propos liminaire, puis de répondre aux différentes questions. Je donne d'abord la parole à la Mme Jacqueline André de la collectivité territoriale.

Mme Jacqueline André, vice-présidente de la collectivité territoriale. - La collectivité territoriale possède à la fois les compétences du département et de la région. Nous travaillons en collaboration avec la CPS, qui possède les compétences d'une Caf. Je laisserai ses membres détailler le travail réalisé concernant l'action sociale et familiale ainsi que l'aide sociale à l'enfance, sans oublier les actions d'accompagnement des familles réalisées au sein de la Maison territoriale de l'autonomie auprès des jeunes en situation de handicap. Il s'agit en effet d'un axe prioritaire de notre action.

Mme Sylvie Koelsch, directrice adjointe de la CPS. - La CPS gère l'ensemble des branches de la Sécurité sociale, dont la branche famille. Nous proposons à la population des prestations légales proches des prestations métropolitaines. Nous avons développé une action sociale en faveur des familles, notamment depuis 2014, puisque nous pouvons désormais émarger au Fonds national d'action sociale (FNAS) de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam). Mmes Aurore Vigneau et Marie Larralde, psychopédagogues, parleront des actions développées au bénéfice des familles.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Nous pouvons d'abord aborder les spécificités familiales et parentales de l'archipel, puis les politiques et les prestations familiales, et enfin le soutien à la parentalité.

Mme Jacqueline André. - L'organisation familiale à Saint-Pierre-et-Miquelon se rapproche de celle de l'Hexagone. Elle n'a rien à voir avec celles de La Réunion ou de la Polynésie française. La problématique des grossesses précoces ne touche pas l'archipel.

Le lien familial est toujours présent même s'il se distend peu à peu : la présence des familles, et notamment des grands-parents, reste importante dans l'entourage des jeunes enfants. Cependant, les familles venant de l'extérieur, de plus en plus nombreuses, ne bénéficient pas d'un tel tissu familial. La situation des familles monoparentales ne diffère pas beaucoup de la métropole. Cette configuration me semble plus subie que choisie, mais je ne dispose pas d'éléments le confirmant.

Mme Aurore Vigneau, responsable action sociale et en charge de la parentalité à la CPS. - Je pense que les deux cas de figure coexistent. Parfois, la relation ne fonctionne plus et la séparation a lieu d'un commun accord.

Mme Sylvie Koelsch. - Nous pourrons vous fournir les chiffres de l'état matrimonial des personnes bénéficiant de prestations familiales. Seuls 20 % des bénéficiaires sont en situation de célibat, divorce, séparation ou veuvage.

Par ailleurs, les prestations légales sont relativement similaires aux prestations métropolitaines. Depuis 2007, la CPS essaie de se rapprocher le plus possible du régime général.

Mme Aurore Vigneau. - Les prestations extra-légales regroupent différentes aides financières individuelles, en fonction des situations familiales : l'isolement parental, l'action éducative, l'aide financière exceptionnelle, la survenue d'une maladie ou d'un handicap chez l'enfant ou chez le parent. Notre politique familiale s'inspire des politiques métropolitaines tout en tenant compte de nos spécificités locales.

La partie « actions sociales et famille » comprend notamment le financement de la prestation de service unique auprès de la seule crèche de Saint-Pierre-et-Miquelon et de la prestation « accueil de loisirs sans hébergement » auprès du seul centre aéré de l'archipel.

De plus, nous octroyons des subventions à diverses associations. Ainsi, l'association « Les petits flocons » a mis en place dernièrement une maison d'assistants maternels.

En tant que service d'action sociale, nous gérons également un service de médiation familiale avec un partenaire en métropole, l'association « Espace médiation » basée à Rennes. Celle-ci propose six à sept sessions par an directement sur l'archipel mais opère également à distance par visioconférence. Nous disposons d'un service de conseil individuel et familial géré lui aussi par la médiatrice familiale ainsi que d'un service Espace rencontre parents-enfants et d'un relais d'assistants maternels parents-enfants. Celui-ci évoluera durant l'année pour devenir un relais petite enfance, sur le modèle métropolitain.

Ainsi, notre axe familial se partage entre les aides financières individuelles à destination des familles et une offre partenariale regroupant le versement de prestations de service et l'accompagnement des acteurs de terrain.

Mme Sylvie Koelsch. - Par ailleurs, les spécificités locales de l'archipel, notamment le coût de la vie, ont déterminé l'extension de certaines prestations légales. Je peux vous détailler les différents barèmes des prestations si vous le jugez utile.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Les éléments techniques pourront être détaillés à l'écrit.

Mme Jacqueline André. - J'ajouterai que la CPS a établi un schéma territorial d'action sociale à la suite d'un important travail de partenariat. Par ailleurs, les prestations de conseil individuel s'inspirent du modèle canadien. En effet, les médiations familiales nécessitent l'accord des deux personnes, qui n'est pas toujours facile à obtenir. Le conseil individuel permet à une personne seule de faire le point sur une situation conflictuelle, pour ensuite éventuellement amener l'autre personne vers une médiation familiale. Ce dispositif rencontre un vrai succès.

De plus, les médiations familiales intègrent de plus en plus les jeunes, les lycéens et les étudiants qui résident hors de l'archipel.

Mme Sylvie Koelsch. - Un temps d'adaptation a été nécessaire pour que ce dispositif fonctionne. L'expression de problématiques personnelles à des tiers requiert d'avoir confiance dans le prestataire. Néanmoins, le bouche-à-oreille a été positif sur notre territoire. Plusieurs situations ont ainsi été résolues, ce qui a fait connaître ce service. La médiation familiale a ainsi évolué au-delà de la simple séparation de couple pour intégrer des problématiques familiales bien plus larges.

Mme Aurore Vigneau. - En effet, depuis deux ans, nous avons beaucoup développé les médiations parents-adolescents. La médiatrice familiale rencontre d'abord les parents, puis les enfants, avant de rassembler tout le monde afin de renouer le dialogue au sein de la cellule familiale. Ce dispositif rentre de plus en plus dans les moeurs de l'archipel. Les habitants ont moins honte de faire appel à ce type de services et sont très satisfaits des résultats.

Mme Sonia Borotra, directrice du pôle développement solidaire de la collectivité territoriale. - L'action de la collectivité se situe plutôt au niveau du service social de polyvalence et de l'aide sociale à l'enfance (ASE). À Saint-Pierre-et-Miquelon, les missions de PMI ne sont pas exercées par la Collectivité mais par le centre hospitalier, comme le précise le code de la santé publique. Nous organisons de la guidance parentale avec les travailleurs sociaux présents dans nos services et intervenons au sein de la Maison territoriale de l'autonomie. En effet, le soutien aux parents d'enfants en situation de handicap doit être renforcé, car ils sont parfois malmenés.

Mme Jacqueline André. - La cinquième question concernait le montant global des différentes prestations sociales et familiales.

Mme Sylvie Koelsch. - En 2021, 417 familles bénéficiaient des prestations familiales pour 1,6 million d'euros de dépenses. 115 familles ont touché l'allocation de rentrée scolaire. Je transmettrai les chiffres détaillés par écrit. Par ailleurs, en 2022, les prestations de service et les aides individuelles ont été financées à hauteur de 130 000 euros.

Mme Jacqueline André. - La sixième question concernait les différences avec les prestations métropolitaines.

Mme Sylvie Koelsch. - Nous y répondrons également par écrit. Par ailleurs, de nouvelles prestations seront mises en place dans le courant de l'année, à savoir : l'allocation journalière du proche aidant et l'allocation journalière de présence parentale.

Mme Jacqueline André. - Nous poursuivons avec le soutien à la parentalité, et la septième question concernant les besoins identifiés et l'éducation à la parentalité.

Le soutien à la parentalité doit être mis en place dès le plus jeune âge. Saint-Pierre-et-Miquelon ne bénéficie pas encore d'un schéma départemental de service aux familles. Sa mise en place demande l'assentiment de l'État : elle serait bénéfique. Nous sommes également influencés par les approches nord-américaines.

Dans un premier temps, nous souhaitons privilégier une approche globale afin que tous les parents puissent bénéficier du soutien à la parentalité, sur le modèle du dispositif des 1 000 premiers jours de l'enfant mis en place en métropole. Étant donné les petits effectifs de l'archipel, celui-ci pourrait y être adapté.

Ensuite, nous réfléchissons avec le président de la Collectivité à la mise en place d'un projet éducatif du territoire afin d'accompagner les jeunes mais aussi les parents, en lien avec les établissements scolaires, périscolaires et extrascolaires. De plus, à la suite de la visite d'un inspecteur, nous avons échangé avec l'Éducation nationale concernant le développement des compétences psychosociales des enfants, des adolescents mais aussi des parents.

J'insiste également sur la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, qui se révèle particulièrement importante. En effet, les crèches sont prises d'assaut. De plus, l'absence de cantine scolaire sur l'archipel pose des difficultés aux familles. Le maintien à domicile des personnes âgées ou en situation de handicap se développe également de plus en plus. Or les horaires des aides à domiciles étant atypiques, il faut réfléchir à des solutions d'accompagnement pour leurs familles. Entre 12 heures et 13h30, la situation reste compliquée pour les personnes ayant des contraintes horaires.

Concernant le décrochage scolaire et la délinquance, les informations préoccupantes sont données beaucoup trop tardivement. Nous avons notamment eu un cas où l'information préoccupante a été donnée après 90 demi-journées d'absence. Ces informations arrivent souvent en juin, moment où il est difficile pour les travailleurs sociaux d'intervenir auprès des familles. Nous sommes entrés en contact avec la conseillère technique sociale du rectorat de Caen. Nous faisons donc en sorte, en lien avec l'Éducation nationale, que ces informations nous parviennent plus rapidement.

Mme Sonia Borotra. - Les données sur l'absentéisme et le décrochage nous manquent en effet cruellement. Nous sommes confrontés à un absentéisme massif qui nous interroge. Notre travail avec la rectrice de Normandie doit permettre de mieux décliner les protocoles nationaux, notamment la plateforme de lutte contre le décrochage qui n'est pas effective à Saint-Pierre-et-Miquelon. Par ailleurs, la prévention de la délinquance des mineurs ne constitue pas un sujet majeur sur l'archipel, puisqu'elle est très faible, contrairement à l'absentéisme et au décrochage scolaire. Les informations concernant l'obligation scolaire ne parviennent pas forcément aux parents d'élèves.

Mme Jacqueline André. - Nos échanges avec le rectorat de Caen ont également porté sur le déploiement de la plateforme pHARe, dédiée à la lutte contre le harcèlement. En effet, sur l'archipel, les élèves d'une même classe d'âge restent ensemble durant toute leur scolarité. Certains phénomènes de harcèlement ne sont pas pris en charge et débouchent sur de profonds mal-être et des décrochages scolaires. Les médecins scolaires ou le juge aux affaires familiales évoquent un nombre important de certificats médicaux pour phobie scolaire. Quelques élèves ont dû être exfiltrés car ils vivaient une expérience trop difficile.

La médecine du rectorat de Caen a contacté nos médecins locaux pour comprendre les phénomènes de harcèlement. Les parents seront accompagnés, car ils nous sollicitent souvent sur ce sujet.

Mme Aurore Vigneau. - Je suis favorable à un accompagnement à la parentalité plutôt qu'à une « éducation » proprement dite. Compte tenu de la taille de l'archipel, il nous faut éviter de cibler spécifiquement les familles dont les enfants auraient des problèmes de délinquance. Les fauteurs de troubles sont vite identifiés : il ne s'agit pas de les stigmatiser mais d'établir un cadre général, afin de travailler ensuite de manière individualisée en fonction des cas.

Nous devons construire une boîte à outils dans laquelle chaque parent puisse piocher celui qui convient le mieux à la situation qu'il rencontre ou à ses questionnements.

Mme Marie Larralde, psychopédagogue. - Le soutien à la parentalité est un dispositif assez nouveau. La guidance parentale apparaît de plus en plus légitime. Néanmoins, certains dispositifs métropolitains ne sont pas encore étendus à l'archipel, alors qu'il existe une vraie demande de la part des parents et des professionnels de la petite enfance. Ces derniers sont prêts à intervenir.

Nous nous inspirons aujourd'hui de ce qui fonctionne ailleurs. Par ailleurs, notre population a évolué : aujourd'hui, plus de la moitié des habitants de l'archipel est originaire de l'Hexagone. Ces personnes apportent un regard nouveau et permettent de briser les tabous qui peuvent exister dans une petite société où les gens se connaissent. Le café des parents constitue par exemple un moment d'échange privilégié.

Mme Jacqueline André. - De plus, notre approche part des forces des parents pour mieux les accompagner. Toutes ces initiatives comme les cafés des parents favorisent également l'échange et la mixité sociale entre les familles. Les échanges entre parents, sans forcément passer par des professionnels, sont primordiaux.

Mme Marie Larralde, psychopédagogue. - La semaine nationale de la petite enfance sera relayée l'année prochaine. Les intervenants sont extrêmement divers et s'approprient chacun les phénomènes spécifiques à l'archipel. De la même manière, la journée des assistantes maternelles n'existe que depuis 2016 ou 2017. Elle est depuis totalement rentrée dans les moeurs de l'archipel. Les parents souhaitent en effet participer à des événements avec leurs enfants. Nous avons tendance à faire venir beaucoup d'intervenants, mais nous disposons d'un véritable vivier sur l'archipel lui-même.

Mme Aurore Vigneau. - Ces initiatives se situent dans la droite ligne de mise en place du complément de libre choix du mode de garde en 2016.

Mme Jacqueline André. - Par ailleurs, une nouvelle association, Lilas (Libérer, Informer, Lier, Accompagner et Soutenir), s'est ajoutée aux structures institutionnelles ou associatives mettant en place des actions de soutien à la parentalité. Cette association regroupe des professionnels de santé et organise des cafés avec les parents. Ce relais est intéressant.

Je souhaiterais revenir sur les besoins d'accompagnement des familles avec un enfant en situation de handicap.

Mme Sonia Borotra. - Ce besoin se fait sentir tant sur le volet éducatif que concernant les temps de répit : par exemple, les vacances ne sont pas adaptées à l'existence d'un handicap. De nouvelles formes de répit pourraient être mises en place.

Par ailleurs, le handicap reste encore tabou : nous aimerions accompagner les parents dans l'acceptation du handicap pour qu'ils sollicitent les aides auxquelles ils ont droit. Aujourd'hui, très peu d'enfants en situation de handicap sont repérés sur l'archipel et nous n'avons aucun projet de scolarisation à mi-temps. Cette particularité nous interroge.

Mme Jacqueline André. - Je pense qu'il faut également privilégier l'accompagnement à l'autonomie. Le Canada privilégie trois axes : repérer la compétence chez les jeunes, favoriser le sentiment d'appartenance à la communauté et l'autonomie.

L'archipel est une sorte de cocon. Les jeunes partent au Canada ou dans l'Hexagone, où ils deviennent autonomes très rapidement. Nous devons donc accompagner les parents pour qu'ils rendent leurs enfants plus autonomes avant leur départ. Dans ce contexte, l'association d'éducation populaire AJEP 975, nouvellement créée, permet aux jeunes de construire eux-mêmes leur projet de départ. Ainsi, ils ne subissent plus les projets que les adultes peuvent leur proposer. Grâce aux chantiers de jeunesse, ils s'ouvrent sur l'extérieur. Les jeunes ont l'air de bien s'approprier ces dispositifs. Lorsque nous construirons notre projet éducatif du territoire, l'autonomie en constituera un axe important.

Mme Aurore Vigneau. - Une belle collaboration est en passe de naître entre le service d'action sociale de la CPS et le service jeunesse de la Collectivité territoriale afin de développer une approche territoriale globale d'accompagnement des jeunes. Ces derniers pourront ainsi organiser leur départ dans le cadre de leurs études. Cette initiative concerne aussi les jeunes qui souhaitent entrer en apprentissage ou accéder directement au marché du travail. Nous devons les aider à identifier leurs compétences psychosociales et les différentes personnes ressources qu'ils peuvent mobiliser afin de devenir autonomes et démarrer facilement leur vie active.

Mme Jacqueline André. - Il nous faut en effet accompagner l'alternance, qui se développe sur l'archipel. Les jeunes en rupture ou en difficulté scolaire peuvent ainsi suivre une trajectoire professionnelle avec la chambre d'agriculture, de commerce, d'industrie, de métiers et de l'artisanat (Cacima). La nuit de l'apprentissage, en partenariat avec le service jeunesse de la collectivité, a réuni beaucoup de jeunes et de parents et leur a permis de discuter de leurs futurs métiers.

Mme Aurore Vigneau. - Depuis deux ou trois ans, la CPS et la Collectivité territoriale organisent un forum des étudiants en partenariat avec les mutuelles, les acteurs de l'emploi et du territoire. En effet, l'autonomisation provoque des angoisses chez les jeunes, mais aussi chez les parents. Nous développons des actions phares en ce sens.

Nous sommes par ailleurs adhérents à la Fédération nationale des médiations et des espaces familiaux (Fenamef). Le directeur d'Espace médiation, avec lequel nous sommes en partenariat, fait lui-même partie de son conseil d'administration. Saint-Pierre-et-Miquelon a ainsi la chance d'être représenté à différents niveaux au sein de la Fenamef. Espace médiation est intervenue pour développer des missions de médiation familiale et de conseil individuel ou familial. Cependant, les dispositifs déployés sur l'archipel ont inspiré l'association. Celle-ci a développé son champ d'activité concernant l'accompagnement à la parentalité, jusqu'à obtenir l'année dernière un agrément sur l'école des parents et des éducateurs. Ainsi, nous mutualisons nos services et nos approches.

Notre représentation au sein de la Fenamef nous permet également d'avoir accès à une mine d'informations et de formations pour les personnels accrédités, garantissant une qualité de service. Nous pourrions devenir nous aussi, à terme, école des parents et des éducateurs.

Mme Sylvie Koelsch. - Comme notre territoire est isolé, nous cherchons à nous rapprocher de partenaires de l'Hexagone. Nous avons noué un partenariat avec l'ensemble des caisses de Rennes. Je devrais rencontrer une représentante de la Caf et un relais petite enfance (RPE) de Rennes afin qu'ils nous apportent leurs savoir-faire.

Mme Sonia Borotra. - En conclusion, nous avons besoin de renforcer la coordination entre nos associations pour les harmoniser. Nous devons définir une politique globale, puisque nous menons beaucoup d'actions mais celles-ci peuvent paraître isolées. Actuellement, le soutien à la parentalité repose essentiellement sur la CPS et la Collectivité territoriale. Une action associative pourrait s'y ajouter : néanmoins, dans le domaine social ou médico-social, les recrutements associatifs sont de plus en plus difficiles.

Mme Sylvie Koelsch. - La Caisse nationale a récemment mis en place les conventions nationales globales. Cet outil pourrait donner un sens commun et une lisibilité aux différentes actions menées sur le territoire.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Je souhaiterais revenir sur le dernier point que vous avez évoqué. Le Schéma territorial d'action sociale et famille réunissait à la fois la CPS, la collectivité territoriale, les mairies et les CCAS. Or j'ai cité ce schéma en exemple face aux problèmes de coordination pointés lors de l'audition précédente, concernant la parentalité en Guyane. Ce schéma a-t-il vocation à être élargi ou sera-t-il subordonné à un autre schéma plus global, intégrant l'ensemble des acteurs ?

Mme Aurore Vigneau. - Ce schéma existe depuis 2010 et a été finalisé en 2013. Les différents changements politiques ont pu lui faire perdre une partie de sa dynamique initiale. Le schéma couvrait la petite enfance, l'enfance, la jeunesse, la parentalité, l'accompagnement au départ, etc. Il est devenu de plus en plus difficile de coordonner ces différentes thématiques. En 2018, la CPS et la collectivité territoriale ont décidé d'élaborer deux diagnostics : le premier, pris en charge par la CPS, recouvre la petite enfance, tandis que le second, pris en charge par la collectivité territoriale, recouvre le projet territorial enfance-jeunesse, qui ciblait plutôt les 9-30 ans.

Ces deux diagnostics constituent un point d'étape. Il ne s'agit pas d'initier un nouveau schéma mais d'utiliser la convention nationale globale pour redynamiser les politiques sociales et familiales et réagencer le pilotage des différentes actions, qui reposent sur les épaules de la CPS et de la collectivité territoriale. En effet, les mairies de l'archipel ne sont pas très investies sur ces sujets, parce qu'elles doivent gérer beaucoup de choses de leur côté.

Nous devons notamment reprendre les enquêtes partenariales. En effet, les objectifs du Schéma territorial de service aux familles ont tous été réalisés. Néanmoins, les sources de financement doivent être optimisées. Nous misons beaucoup sur la convention territoriale globale, qui semble constituer un outil très positif.

Mme Jacqueline André. - Le schéma, notamment concernant la partie jeunesse, doit aussi comprendre des actions impliquant les parents et prenant en compte leurs besoins, notamment la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Des obstacles légaux ou juridiques empêchent-ils certaines prestations sociales d'être appliquées à Saint-Pierre-et-Miquelon ? En effet, l'archipel relève d'un régime social différent de l'Hexagone.

Certains crédits proposés par l'État semblent par ailleurs ne pas avoir été mobilisés par les différents acteurs de Saint-Pierre-et-Miquelon. Certains crédits nationaux peuvent ne pas trouver d'utilité à l'échelon local. Sentez-vous une volonté d'impulsion de la part de l'État ou est-il plutôt observateur ?

Mme Sylvie Koelsch. - La majorité des prestations sociales a été étendue à Saint-Pierre-et-Miquelon. L'allocation journalière proche aidant et l'allocation journalière présence parentale ont été étendues dernièrement, même si nous attendons encore les décrets d'application.

De plus, certaines prestations sont étendues avec des particularités : par exemple, la Brigade de protection de la famille (BPF) dont nous disposons relève d'un statut hybride entre celui de l'Hexagone et celui des outre-mer.

La prime de déménagement n'a pas été étendue à l'archipel. L'allocation de logement familiale (ALF) et l'allocation de logement sociale (ALS) ont été étendues en 2022, contrairement à l'aide personnalisée au logement (APL). Le prêt à l'amélioration de l'habitat n'existe pas non plus, mais des aides extra-légales compensent son absence. La complémentaire santé solidaire, versée sous conditions de ressources, n'est pas mise en place.

Néanmoins, dans l'ensemble, ces spécificités sont de plus en plus réduites. Cela dit, certains dispositifs sont étendus à l'archipel alors qu'ils ne concernent que quelques situations très précises, ce qui peut générer des difficultés. En effet, la CPS ne dispose pas des outils nationaux. Les différences réglementaires compliquent considérablement la formation du personnel. L'adaptation des règles métropolitaines génère un certain nombre de cas exceptionnels qu'il est très difficile d'intégrer. Nous travaillons par exemple avec la Caisse nationale d'allocations familiales (Cnaf) sur le recouvrement des impayés de pension alimentaire, qui pose de grandes difficultés.

En 2016, quand le complément de libre choix du mode de garde (CMG) a été étendu à l'archipel, la gestion du CMG devait être prise en charge de façon transitoire par la CPS jusqu'au 31 décembre 2016, puis reprise par le Pajemploi. Les paramètres spécifiques à Saint-Pierre-et-Miquelon ne pouvaient pas être entrés dans le logiciel de gestion. Il fallait développer un outil spécifique. Finalement, nous n'avons pas pu développer d'outil de gestion et avons dû conserver une gestion manuelle du dispositif.

Or Pajemploi a récemment annoncé l'intégration de Mayotte avec des paramètres particuliers. La prise en charge des particularités de Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait donc avoir lieu également afin de faciliter les démarches familiales.

Mme Jacqueline André. - Concernant les liens avec l'État, je constate une amélioration de nos relations avec l'Éducation nationale depuis la venue de la rectrice de Caen. L'accompagnement des familles s'en trouve amélioré. Un certain nombre de dispositifs transitent par l'administration territoriale de la santé, équivalent local de l'ARS. Ces démarches relèvent surtout du travail de Sonia Borotra.

Mme Sonia Borotra. - Je ne pense pas que l'État joue un rôle moteur. Nous avons eu beaucoup de mal à mobiliser les partenaires des différents services de l'État pour construire le projet territorial enfance-jeunesse, signé en 2020. Le travail repose essentiellement sur les équipes réduites de la collectivité et de la CPS, qui doivent gérer de nombreux sujets. Il nous faut donc assurer une coordination très précise.

Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - En qualité de rapporteure, j'ai été très attentive à vos propos. Vous avez évoqué une absence de 90 demi-journées qui m'a interpellée. Êtes-vous en contact avec les associations locales de parents d'élèves ? Celles-ci vous sollicitent-elles ?

Par ailleurs, bénéficiez-vous des crédits fléchés dans le cadre du plan pauvreté du Gouvernement ? Avez-vous des projets concernant les contrats locaux d'aide à la scolarité ?

Enfin, je ne connais pas d'autre territoire où il n'existe pas de restauration scolaire. Cette situation est-elle liée à une absence de besoin ou s'agit-il au contraire d'un choix de la collectivité ?

Mme Jacqueline André. - Concernant votre première question, les contacts avec les parents d'élèves s'effectuent au travers d'instances comme la Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Les besoins ne remontent pas véritablement jusqu'à nous, sauf en cas de situations particulières. Celles-ci sont gérées avec l'Éducation nationale.

Mme Marie Larralde, psychopédagogue. - L'association L'Appel est cependant assez demandeuse d'événements et transmet rapidement les informations.

Mme Jacqueline André. - Concernant l'absentéisme, des formations à distance seront rapidement mises en place par le rectorat de Normandie afin d'impulser une dynamique concernant les situations préoccupantes. Nous verrons dans les six prochains mois si une amélioration a lieu ou non, mais nous faisons preuve d'une vigilance accrue sur cette question.

Mme Sonia Borotra. - Concernant les crédits du plan pauvreté, nous avons signé une convention de lutte contre la pauvreté avec l'État il y a quelques années. Ce plan est arrivé à échéance et n'a pas encore été renégocié dans le cadre du pacte des solidarités. L'ancienne convention privilégiait l'accompagnement des bénéficiaires du RSA et les problématiques extérieures aux questions de parentalité. Néanmoins, nous aimerions élargir la prochaine convention à ces questions et à d'autres partenaires comme les municipalités. Nous ne disposons pour le moment d'aucun crédit particulier.

Mme Aurore Vigneau. - Concernant les contrats locaux d'aide à la scolarité, la prestation existe mais nous ne disposons d'aucun porteur de projet privé ou associatif pouvant les mener à bien. Néanmoins, l'Association jeunesse éducation populaire (Ajep) vient d'ouvrir un espace jeune largement appuyé par la Collectivité et la CPS, et déploiera diverses actions. L'association souhaiterait développer à terme l'accompagnement aux devoirs.

Mme Sylvie Koelsch. - Concernant la partie restauration scolaire, nous avons été sollicités dans le cadre du projet d'ouverture d'un internat à la rentrée prochaine. La prestation existant en outre-mer n'est pas étendue à Saint-Pierre-et-Miquelon. Toutefois, elle ne serait pas forcément adaptée. Les financements proposés sont malheureusement beaucoup trop faibles en comparaison des coûts de financement réels d'une restauration collective. Une réflexion doit donc être menée en amont. La compétence de la Cnaf nous échoie, néanmoins les modalités d'émargement supposent une modification législative. De plus, notre profil correspond plutôt à celui des outre-mer hors Mayotte. Or si Mayotte dispose des montants les plus importants, ils restent malgré tout très faibles au regard du coût des repas.

Mme Jacqueline André. - Le projet d'internat concerne entre 20 et 26 élèves chaque année, qui viennent de Miquelon pour suivre leur scolarité à Saint-Pierre de la seconde à la terminale. En effet, il devenait très difficile de trouver des familles d'accueil. La prise en charge s'élève à 50 euros par jour : 21 euros pour le repas du midi, 21 euros pour celui du soir et le reste pour le petit-déjeuner. Il est très difficile de trouver des financements de ce niveau.

Par ailleurs, concernant le besoin d'une cantine pour les enfants des niveaux scolaires inférieurs, beaucoup de familles récupèrent leurs enfants entre midi et 13 heures. Plusieurs parents ont rapporté que ce temps, que nous considérions comme un moment privilégié en famille, était en réalité trop court pour permettre de vrais moments d'échanges.

Dans l'archipel, l'enseignement privé est aussi important que l'enseignement public jusqu'au collège, le lycée étant uniquement public. Or dans le privé, l'initiative a été prise de proposer, comme au Canada, des « boîtes à lunch ». Néanmoins, il faudrait savoir combien de familles seraient intéressées par ce dispositif. De plus, les établissements scolaires sont anciens et ne disposent pas de cuisines.

Mme Marie Larralde, psychopédagogue. - Les familles sont de plus en plus demandeuses d'une cantine. De plus, les cas de séparation des parents complexifient la gestion des enfants entre midi et 13 heures. L'adoption de la « boîte à lunch » suppose que les parents apportent son repas à l'enfant. Néanmoins, cette solution fonctionne très bien et doit être creusée.

Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Quelles mesures avez-vous mises en place pour lutter contre le harcèlement ?

Mme Jacqueline André. - Nous avons évoqué des pistes lors du dernier comité de prévention de la délinquance avec l'Éducation nationale. Comme l'archipel ne dispose pas d'un service social spécifique au niveau de l'Éducation nationale, la lutte contre le harcèlement reste difficile. Nous allons donc décliner très rapidement, en lien avec le rectorat de Caen, le programme national pHARe, comprenant à la fois la formation des enseignants et des jeunes, tout en ciblant le climat scolaire. Il donne de bons résultats dans l'Hexagone. Après deux ou trois ans d'expérimentation en métropole, ce programme a été rendu obligatoire en septembre 2022 sans être décliné à Saint-Pierre-et-Miquelon. Sa mise en place permettra une meilleure prise en charge de ce sujet, qui semblait un peu banalisé. Nous souhaitons faire de Saint-Pierre-et-Miquelon un territoire de bien-être.

Mme Sonia Borotra. - L'équipe éducative avait d'ailleurs remporté un projet national sur ce sujet : un spot vidéo réalisé par les jeunes avait été diffusé dans tous les lycées de l'Hexagone et des outre-mer.

Mme Jacqueline André. - Certaines actions ponctuelles comme celles-ci ont été menées, cependant le programme pHARe permet une continuité de la lutte contre le harcèlement, en identifiant les personnes ciblées dès le CP. Cette lutte est également une priorité du rectorat de Caen.

Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Un excellent rapport du Sénat, mené notamment par Sabine Van Heghe et publié il y a deux ans, émet un certain nombre de recommandations en la matière impliquant tous les acteurs.

Mme Jacqueline André. - Je vous rejoins et vous remercie de m'interpeller sur ce sujet. Nous souhaitons en effet, lorsque nous travaillons sur les compétences psychosociales des enfants, que les formations proposées par l'Éducation nationale soient déclinées pour le périscolaire et l'extrascolaire.

Mme Micheline Jacques. - Mesdames, je vous remercie pour ces informations éclairantes. Je suis sénatrice de Saint-Barthélemy, une petite île connaissant des problématiques similaires aux vôtres du fait de son insularité. Pour avoir été enseignante et directrice d'école, le décalage horaire avec le rectorat de Caen pose-t-il problème ? Par ailleurs, ce rectorat dispose-t-il de la connaissance nécessaire pour répondre à certaines problématiques spécifiques à Saint-Pierre-et-Miquelon ?

Vous avez parlé des accouchements, thème cher à mon coeur. J'aimerais savoir si votre CPS prévoit des dispositifs spécifiques concernant l'accompagnement des grossesses à risques. En effet, je présume que l'évacuation engendre des coûts importants.

Mme Sylvie Koelsch. - Ce problème est pris en charge par la branche maladie de la CPS et non par la branche famille. Un décret de 1991 prévoit, sur validation du médecin-conseil, le suivi de la patiente au Canada ou en métropole selon les situations. Le billet d'avion est pris en charge et des allocations journalières sont versées pour couvrir l'hébergement de la future mère et du père. Le service d'action sociale peut intervenir en complément concernant les démarches préalables au départ ou sur des problématiques particulières.

Mme Aurore Vigneau. - Par ailleurs, nous avons créé il y a deux ans, à l'image des parcours attentionnés de l'Assurance Maladie, un parcours naissance-parentalité permettant de coordonner les actions des différents services de la CPS. Ce parcours prend la forme d'une mallette réunissant les informations auparavant envoyées de manière disparate. Les mères se voient remettre cette mallette une fois la déclaration de grossesse déposée à la CPS. Nous essayons de donner aux mères les principales informations et démarches administratives et logistiques.

Mme Micheline Jacques. - Ce dispositif est-il spécifique à la CPS de Saint-Pierre-et-Miquelon ?

Mme Sylvie Koelsch. - Oui, je vous le confirme.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Je vous remercie pour ces informations et pour votre disponibilité.


* 1 François Beck, Catherine Cavalin, Florence Maillochon (dir.), 2010, Violences et santé en France : état des lieux, Paris, la Documentation française, 280 p. https:drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-01/violence_sante_2010.pdf

* 2 Catherine Cavalin, Maïté Albagly, Claude Mugnier, Marc Nectoux, avec la collaboration de Claire Bauduin, 2016, « Le coût des violences au sein du couple et de leur incidence sur les enfants en France en 2012 : synthèse de la troisième étude française de chiffrage (2014) », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, numéro spécial « Violences dans le couple », 19 juillet, p. 390-398. https:invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/22-23/2016_22-23_2.html

* 3 Catherine Cavalin, Nathalie Bajos (responsable scientifique), Martin Clément, avec la collaboration de Manon Brocvielle, 2018, Conditions de travail et expériences des discriminations dans la profession d'avocat-e en France, Défenseur des droits, 41 p., https:juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=17530