Mardi 16 mai 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition de Mme Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous reprenons ce matin les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant Mme Marisol Touraine, en sa qualité d'ancienne ministre de la santé. Je vous remercie, madame Touraine, de vous être mobilisée.

Vous avez exercé les fonctions de ministre de la santé pendant toute la durée du quinquennat de François Hollande, de mai 2012 à mai 2017. Or c'est précisément au cours de ces cinq années que l'on peut situer un premier point d'inflexion concernant le nombre de signalements de tensions d'approvisionnement et de ruptures de stock de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) enregistrés par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) : ce nombre fut multiplié par 10 entre 2008 et 2014, pour atteindre un point haut à environ 438 signalements en 2014 (contre 44 en 2008), suivi, en 2017, d'un nouveau record, avec 530 déclarations à l'ANSM, qui avait conduit le Sénat à s'intéresser à ce problème en créant, en juin 2018, une mission d'information sur les pénuries de médicaments. Vous aviez par exemple été confrontée, dès l'été 2013, à d'importantes tensions d'approvisionnement concernant le Lévothyrox, médicament indispensable dans le traitement de diverses pathologies thyroïdiennes.

L'Académie nationale de pharmacie évoquait en 2017 « le démarrage d'un décrochage inquiétant » et, en effet, la situation n'a, depuis, fait que s'aggraver : 600 à 700 médicaments faisaient l'objet d'une pénurie à l'été 2018 et, actuellement, ce sont quelque 2 500 médicaments - voire 3 000, selon les critères et les moments - qui sont concernés. Il est vrai, je le précise, que c'est le décret du 28 septembre 2012, signé par vous-même, madame Touraine, qui a défini dans le droit français la notion de rupture d'approvisionnement et donné toute sa portée à l'obligation pour l'exploitant d'un médicament, lorsqu'il anticipe une situation de rupture potentielle d'approvisionnement, d'en informer l'ANSM, la France faisant alors figure de pionnière en Europe.

Vous n'en étiez d'ailleurs pas restée là et la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, complétée par le décret du 20 juillet 2016, a marqué une étape importante dans l'histoire législative de la lutte contre les pénuries de médicaments, en insérant dans le code de la santé publique une définition des fameux MITM et en imposant aux exploitants la mise en oeuvre de mesures de prévention, les plans de gestion des pénuries (PGP). Vous nous direz malgré tout si, au regard des graves difficultés actuelles et du caractère désormais chronique, voire systémique, des tensions d'approvisionnement, on peut rétrospectivement juger que ces mesures étaient insuffisantes.

La catégorie de MITM est-elle en définitive une cote mal taillée ? Avec le recul, les PGP n'ont-ils pas montré leur inefficacité ou ne souffrent-ils pas d'une absence de suivi rigoureux ? Par ailleurs, aucune des mesures législatives et réglementaires prises alors n'avait vocation à agir directement sur les origines des ruptures lorsque celles-ci interviennent en amont de la distribution du médicament, au stade de sa fabrication.

Bref, vous nous direz si, à l'époque, vous aviez pris toute la mesure du problème et s'il vous semble, a posteriori, qu'il aurait été possible d'anticiper la gravité de la situation actuelle, ou si tout laissait à penser que les mesures de prévention et de gestion que vous aviez prises suffiraient à enrayer le phénomène.

Votre expérience sera précieuse pour éclairer notre commission, d'autant que, depuis 2017, vous n'avez pas vraiment quitté le monde du médicament : vous présidez en effet, depuis juin 2019, le conseil d'administration de l'organisation internationale d'achats de médicaments Unitaid, rattachée à l'Organisation mondiale de la santé, qui vise à faciliter l'accès aux traitements dans les pays à bas revenus en réduisant notamment le prix des médicaments.

Vous pourrez notamment nous parler, à la lumière de cette expérience, des efforts que vous aviez fournis en 2014, en tant que ministre de la santé, pour renégocier le prix absolument exorbitant du Sovaldi, médicament contre l'hépatite C du laboratoire Gilead, dont la mise sur le marché est souvent considérée comme un tournant, en France, du point de vue de l'accès des patients aux traitements présentés comme innovants et de la gestion administrée du prix des produits de santé.

Sur toutes ces questions, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle toutefois qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marisol Touraine prête serment.

Mme Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé. - Je suis heureuse d'avoir l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête pour décrire les difficultés auxquelles j'ai été confrontée et la façon dont j'y ai répondu, qui a représenté une étape décisive dans notre politique de lutte contre les pénuries de médicaments.

Vous m'entendez comme ancienne ministre des affaires sociales et de la santé, fonction que j'ai exercée sans discontinuer du 17 mai 2012 au 18 mai 2017. C'est dans ce cadre que je me situerai, puisque depuis mai 2017 je n'ai exercé aucune fonction institutionnelle en France en relation avec l'industrie du médicament ou me permettant d'avoir des informations particulières sur les sujets que vous traitez. Depuis le 19 juin 2019, je suis en effet présidente du conseil d'administration d'Unitaid, qui dispose aussi d'un secrétariat exécutif, organisation multilatérale partenaire de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), basée à Genève, qui facilite l'accès équitable à la santé dans les pays à revenu bas ou intermédiaire et qui s'occupe de la négociation de certains produits de santé. Mes propos ne sauraient évidemment en aucune manière engager cette organisation, qu'il s'agisse de son secrétariat exécutif ou de son conseil d'administration.

J'insisterai sur quatre points dans mon propos liminaire.

D'abord, je vous exposerai comment, entre 2012 et 2017, j'ai connu un certain nombre de pénuries de produits de santé, pénuries limitées puisque leur nombre était alors environ dix fois inférieur à ce qu'il est aujourd'hui, selon les données publiques de l'ANSM. Ce sont les pénuries de vaccins qui ont été les plus sensibles au cours de cette période et cette situation n'était pas propre à la France.

Ensuite, je vous expliquerai que ces situations m'ont amenée à intervenir chaque fois pour sécuriser la situation des patients et concevoir un socle législatif et réglementaire de régulation jusque-là quasi inexistant.

Puis, je montrerai que ce nouveau socle législatif et réglementaire s'est inscrit dans le cadre plus général de la politique du médicament que j'ai conçue autour de quatre piliers : la transparence, la sécurité, l'innovation et la régulation. Cette politique du médicament et, plus largement, des produits de santé, s'est inscrite dans le cadre d'une politique faisant de l'accès de tous à la santé et de l'amélioration de la santé de tous une priorité déclinée d'abord dans la stratégie nationale de santé de 2013, puis dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Avant cette période, notre pays n'avait pas de stratégie nationale de santé.

Enfin, il me paraîtra nécessaire de distinguer - c'est probablement l'une des difficultés auxquelles vous êtes confrontés - entre les diverses réponses à apporter à un phénomène dont les causes sont multiples, car les risques de tensions d'approvisionnement ou de pénuries ne peuvent se ramener à un mécanisme unique : cela peut tenir à des incidents sur la chaîne de production, à la taille réduite du marché existant ou potentiel, aux tensions liées à un niveau trop élevé de consommation, à la stratégie industrielle, aux choix des acteurs de la filière, etc. La diversité des enjeux exige sans doute une diversité de réponses.

Je vais développer chacun de ces quatre points.

En premier lieu, de 2012 à 2017, j'ai été confrontée à un certain nombre de pénuries de produits de santé.

Les données de l'ANSM montrent que le phénomène se situait alors à un niveau relativement faible et stable. En effet, de 2012 à 2017, entre 300 et 400 déclarations de ruptures étaient déclarées chaque année : 345 en 2014, 356 en 2016. Ce nombre a été multiplié par quasiment dix entre 2016 et 2022. Même si, à l'époque, le phénomène des pénuries ne s'imposait pas dans l'opinion publique, il s'est imposé à moi comme un sujet d'attention, compte tenu de son impact potentiellement important et déstabilisant pour les patients et pour les professionnels, médecins ou pharmaciens. Les questions relatives aux produits de santé sont toujours des questions sensibles, mais, entre 2012 et 2017, le sujet particulier des pénuries n'a pas été le plus difficile, le plus prégnant, le plus permanent auquel j'ai été confrontée, en-dehors de la question particulière des vaccins.

En effet, parmi les ruptures d'approvisionnement que j'ai connues, les plus préoccupantes ont concerné des vaccins. Il convient d'insister sur le fait que ces pénuries étaient pour la plupart mondiales. Je veux donner trois exemples.

Une situation particulière concernait d'abord les vaccins trivalents diphtérie, tétanos, poliomyélite (DTP), alors les seuls vaccins obligatoires. Depuis 2008, on ne trouvait sur le marché que des vaccins hexavalents comprenant, outre le DTP, trois vaccins recommandés mais non obligatoires. Il ne s'agissait donc pas de pénurie au sens strict, puisque la difficulté était non pas que l'on ne pouvait pas trouver de vaccin mais que l'on ne pouvait pas se faire vacciner des seuls vaccins obligatoires, ce qu'une partie de l'opinion acceptait mal ; je vous renvoie à la pétition du professeur Joyeux ou à d'autres expressions de doute sur les vaccins. Ces vaccins hexavalents étant également les seuls commercialisés dans d'autres pays européens, sans provoquer de tension sociale particulière, cela n'incitait pas les industriels à répondre à une demande à la fois spécifique et limitée. J'ai fait mettre en place un dispositif pour que les patients qui le souhaitaient puissent accéder aux seuls vaccins obligatoires, mais pour moi l'enjeu majeur était moins celui de la disponibilité des produits que celui de la défiance vaccinale systémique qui s'installait dans notre pays, défiance qui s'était accrue après l'épisode de grippe A (H1N1) de 2009 et qui se traduisait par exemple par une extrême réserve face à la vaccination contre les infections à Papillonavirus (HPV) et une baisse de la couverture vaccinale contre la grippe. Cela m'a conduite à confier en mars 2015 à la députée Sandrine Hurel une mission sur la politique vaccinale posant explicitement la question de l'acceptation sociale des vaccins. Ce rapport a servi de base à la mise en place d'une nouvelle stratégie vaccinale, qui s'est poursuivie après 2017, appuyée sur un débat citoyen et une conférence de consensus scientifique tenus en 2016 et pilotés par le professeur Alain Fischer.

Deuxième exemple : au printemps 2016, le laboratoire danois SSI - équivalent de l'Institut Pasteur -, sous-traitant de Sanofi Pasteur MSD pour produire le vaccin BCG, a fait état de défauts de qualité se traduisant par une moindre efficacité du vaccin. Les autorités danoises ont alors retenu des lots devant être livrés à la France - il s'agissait de 200 000 flacons -, ce qui nous a obligés à rechercher une solution de substitution, avec le vaccin polonais Biomed Lublin. Au-delà des démarches engagées pour trouver des lots de vaccins, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a été saisi pour définir des critères de priorisation des enfants à vacciner, en fonction du risque d'exposition. Dans ce cas, il s'agissait d'un défaut dans le processus de fabrication, alors que depuis le 1er janvier 2006 le vaccin danois était le seul disponible, compte tenu de l'arrêt de la commercialisation des autres vaccins BCG qui alimentaient le marché français jusqu'alors. La vaccination BCG n'était plus obligatoire pour l'ensemble de la population depuis 2007.

Troisième exemple : à la fin de 2016, l'ANSM a été informée que les allocations de vaccins contre l'hépatite A et l'hépatite B pour le marché français ne permettraient de couvrir qu'une petite partie des besoins des adultes dans notre pays en 2017 - 13 % seulement -, compte tenu de difficultés rencontrées par le principal fournisseur, le laboratoire GSK. La capacité de production du vaccin contre l'hépatite A de ce laboratoire restait limitée du fait de l'inondation du site de production en 2015 et des difficultés de production qui étaient apparues en 2016 pour les vaccins contre l'hépatite B. Les ruptures ne concernaient que les vaccins pour adultes mais étaient très préoccupantes au regard de l'obligation vaccinale contre l'hépatite B pesant sur les professionnels de santé et médicosociaux, sur les étudiants admis en deuxième année d'études de santé ainsi que sur plusieurs professions, comme les pompiers ou les employés de pompes funèbres. Par ailleurs, il y avait la nécessité de vacciner le personnel engagé sur certains théâtres d'opérations extérieures. Des options de substitution ont donc été recherchées et des recommandations de schémas vaccinaux de remplacement ont été élaborées par les sociétés savantes. Je précise qu'un doute a existé quant au respect par le laboratoire de ses obligations légales de mise sur le marché français de certains vaccins.

Un plan d'action pour la rénovation de la politique vaccinale a été organisé autour de quatre axes : une meilleure information, une meilleure gouvernance, un meilleur approvisionnement et la concertation citoyenne. L'amélioration de l'approvisionnement consistait à prendre des mesures contre les pénuries, avec la constitution préventive de stocks et la simplification des autorisations d'importation en urgence.

En dehors des vaccins, d'autres médicaments ont subi des tensions d'approvisionnement ; vous avez évoqué la lévothyroxine mais il y en a eu d'autres. Chaque fois, des solutions de remplacement ont pu être proposées, avec le soutien des sociétés savantes et du haut conseil de la santé publique (HCSP). Cette situation n'est cependant jamais satisfaisante, puisqu'elle provoque le stress des patients, l'incertitude des professionnels de santé et des risques d'iatrogénie médicamenteuse.

En second lieu, j'ai mis en place un socle législatif et réglementaire de régulation, car ce qui existait jusqu'alors était limité.

Avant 2012, la réglementation prévoyait des obligations générales d'information des autorités sanitaires, par exemple lorsqu'un produit était retiré du marché, mais ne traitait pas spécifiquement de la question des tensions ou ruptures d'approvisionnement ni des réponses à mettre en place.

Le décret du 28 septembre 2012 que vous avez cité a mis en place un dispositif de prévention et de remontée de l'information. Ce décret a renforcé les obligations pesant sur les différents acteurs de la chaîne pharmaceutique, notamment les obligations de service public des grossistes répartiteurs, afin d'optimiser les approvisionnements du marché français. Des centres d'appel d'urgence permanents ont été mis en place par les exploitants pour le signalement des ruptures par les pharmaciens d'officine. Cette première étape paraît aller de soi aujourd'hui, mais il faut se rappeler que ces dispositifs de veille et d'information n'existaient pas. Un comité de suivi de l'application du décret a été mis en place au sein de la direction générale de la santé (DGS) ; il réunissait l'ensemble des administrations concernées - ANSM, direction de la sécurité sociale, direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, direction de la concurrence -, les représentants des industries du médicament, les acteurs de toute la chaîne du médicament - pharmacies d'officine et à usage intérieur ou encore ordres professionnels - ainsi que les associations de patients.

Ce processus s'est poursuivi avec l'article 151 de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, dont la préparation a débuté après le lancement de la stratégie nationale de santé en 2013. Cet article a introduit pour la première fois dans le code de la santé publique un dispositif de prévention et de gestion des ruptures.

La catégorie des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur est définie pour la première fois : il s'agit du médicament ou de la classe de médicament pour lesquels une interruption de traitement est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme ou représente une perte de chance importante. La notion de rupture d'approvisionnement est précisée - c'est l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou à usage intérieur de dispenser un médicament dans un délai de 72 heures maximum, ce qui semblait être le maximum qui pouvait être supporté - et différenciée selon qu'elle est liée à des problèmes de fabrication ou à des problèmes de distribution. De nouvelles obligations ont été instaurées à l'égard des entreprises pharmaceutiques et des grossistes répartiteurs : les entreprises devaient désormais définir des plans de prévention des pénuries, constituer des stocks de matières premières ou de produits finis, définir des sites alternatifs de production, identifier des alternatives thérapeutiques ; et les grossistes répartiteurs ne pouvaient exporter des médicaments que s'ils avaient rempli leurs obligations de service public et que s'il ne s'agissait ni de MITM ni de produits en risque de rupture, car cette tentation peut exister. Les modalités de dispensation au détail des médicaments en rupture ou en risque de rupture pouvaient être adaptées et les pharmacies à usage intérieur des établissements pouvaient désormais délivrer au public et au détail les médicaments concernés.

Le décret du 20 juillet 2016 a précisé les conditions d'application de la loi et deux arrêtés ministériels des 26 et 27 juillet 2016 ont fixé la liste des vaccins devant faire l'objet de plans de gestion des pénuries et des classes thérapeutiques contenant des MITM ; à l'époque, il y avait 25 vaccins et plus de 250 catégories de traitements.

Les gouvernements suivants ont, me semble-t-il, prolongé ces plans, en particulier en négociant avec Bruxelles les conditions dans lesquelles les entreprises devaient constituer leurs stocks. Initialement, les autorités européennes étaient réservées quant à la mise en place de stocks ; je me réjouis de constater qu'elles ont évolué à cet égard.

En troisième lieu, cette politique de régulation s'est inscrite dans le cadre d'une politique plus globale ; je ne pense pas que l'on puisse mettre de côté les autres aspects de la politique du médicament, car les pénuries s'inscrivent dans un cadre plus général.

Le premier volet de la politique du médicament que j'ai portée est celui de la transparence. À la suite du scandale du Mediator, Xavier Bertrand avait fait voter la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire, laquelle posait le principe des liens d'intérêt général. Il m'est revenu de donner un contenu concret à cet engagement - cela n'a pas été sans difficulté -, via le décret dit « Sunshine Act » du 21 mai 2013, qui a permis notamment la mise en place de la première base de données publique recensant les liens d'intérêts entre les entreprises et les professionnels de santé. Le site Transparence santé a permis aux professionnels et aux associations de déclarer leurs liens avec les entreprises de production ou de commercialisation des produits de santé ainsi que les rémunérations qu'ils étaient susceptibles d'en percevoir. J'y insiste : lien d'intérêts ne signifie pas forcément conflit d'intérêts ; cela va de soi pour vous, mais ce n'est pas toujours le cas dans l'opinion.

La transparence, c'est aussi la transparence sur les prix ; j'y reviendrai plus tard.

Le deuxième volet de la politique que j'ai portée est celui de la sécurité, sous toutes ses formes. La sécurité sanitaire, c'est garantir aux patients qu'ils pourront avoir accès aux traitements dont ils ont besoin et cela renvoie donc aussi aux risques de pénuries. La sécurité, ce sont aussi la qualité des produits et l'indemnisation juste et rapide des victimes d'accidents sériels. Le dispositif mis en place et géré par l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) s'est ainsi installé dans notre paysage.

La sécurité, c'est également le bon usage des médicaments. En 2013, on évaluait à 48 le nombre de boîtes de médicaments que chaque Français détenait dans son armoire à pharmacie. Parmi ces médicaments, les antibiotiques figurent en bonne place, depuis longtemps, sans que l'on puisse identifier la raison pour laquelle les Français consomment à ce point plus d'antibiotiques que leurs voisins ; la France est en effet le quatrième pays le plus gros consommateur d'Europe après la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie. C'est un enjeu de sécurité, car l'usage excessif d'antibiotiques débouche sur le risque d'antibiorésistance. En 2015, l'Institut de veille sanitaire, absorbé depuis lors par Santé publique France, avait évalué à 160 000 le nombre de patients contractant une infection par un germe multirésistant et à 13 000 le nombre de ceux qui en mouraient. Ce phénomène n'est pas seulement français et a été érigé en priorité par l'OMS en mai 2015. J'ai pris des mesures pour lutter contre ce phénomène dès 2014, avec notamment le lancement de l'expérimentation de la dispensation des antibiotiques à l'unité et l'élargissement des compétences de la Haute Autorité de santé (HAS), désormais chargée de l'élaboration d'un guide thérapeutique.

La sécurité c'est enfin la sécurité sanitaire plus globale ; j'ai déjà eu à répondre à vos collègues sur ce terrain, je n'y reviens pas, même si je suis prête à répondre à vos questions. J'indique toutefois que, contrairement à ce qu'a affirmé l'une de mes prédécesseurs, le transfert de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) au sein de Santé publique France n'a en rien affecté la qualité du suivi des stocks.

Le troisième pilier était celui de l'innovation ; j'irai plus vite sur ce point. Cela renvoie à des choix politiques. Le débat actuel sur la relocalisation trouve un écho dans celui, plus ancien, du choix entre une industrie d'innovation et une industrie dite de « blockbusters ». La production française reste concentrée sur des produits à faible valeur ajoutée, le plus souvent par choix des industriels. C'est récemment que l'on a assisté à un transfert vers des médicaments plus innovants, de niche, qui s'accompagnent de l'abandon de productions plus anciennes.

Je veux insister sur le fait que la France est le premier pays à avoir mis en place un dispositif d'accès à des traitements ou dispositifs innovants avant leur mise sur le marché, avec l'autorisation temporaire d'utilisation, devenue accès compassionnel, ou avec le forfait innovation pour les traitements non médicamenteux. Plusieurs produits en ont bénéficié, dont le nouveau traitement de l'hépatite C ou l'Avastin pour la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA).

En quatrième lieu, enfin, face à un phénomène multifactoriel, quelles initiatives ou pistes peuvent-elles être envisagées ?

D'abord, il peut y avoir des problèmes sur la chaîne de production industrielle ; c'est ce à quoi j'ai été le plus confrontée. Or un vaccin est un produit peu résilient : il faut deux ans pour relancer la chaîne de production d'un vaccin. Pour un médicament classique, ce délai est de six mois et il est d'un an pour un médicament injectable. La clef est donc d'éviter de se retrouver dans une situation de dépendance à l'égard d'une seule entreprise. Cela relève de la politique industrielle ; ce n'est pas simple mais cela oblige à des négociations d'anticipation. Ensuite, l'augmentation de la demande mondiale est un facteur de plus en plus important, en particulier pour les anti-infectieux.

J'en viens à ce qui est parfois présenté comme un enjeu pour les pénuries : la question du prix. Il y a nécessairement une tension entre les impératifs de bonne ou de juste rémunération des industriels et celui de l'accès de tous aux médicaments. Un médicament si cher que le nombre de ceux qui peuvent y accéder est nécessairement limité ne serait pas satisfaisant. La difficulté tient moins à la faible rémunération supposée des médicaments anciens qu'à l'évolution du modèle économique des industriels. Ceux-ci sont en train de passer d'un modèle fondé sur la vente massive de médicaments à prix accessible à un modèle de niche, favorisant des innovations de rupture à des prix très élevés. Les industriels ont tendance à sous-investir dans les chaînes de production vieillissantes, ce qui favorise les risques d'incidents techniques ou d'interruption administrative en raison d'un défaut de qualité. L'un des défis est que l'industrie française du médicament n'abandonne pas la production des médicaments anciens indispensables, au profit des seules niches d'innovation. Cela peut faire partie des négociations avec les industriels.

Il paraît normal que le prix des médicaments anciens baisse jusqu'à un certain point afin de permettre de supporter l'arrivée sur le marché de nouveaux médicaments. C'est le principe de la régulation. La comparaison internationale des prix doit être maniée avec précaution, car, d'après mon expérience, les prix ne sont pas transparents : il y a le prix affiché et les rabais consentis de façon non publique. C'est en soi une difficulté.

Du reste, j'observe que les pays où les prix sont systématiquement plus élevés
- par exemple, les États-Unis - sont également confrontés à des pénuries. Certaines des pénuries auxquelles j'ai été confrontée étaient mondiales, ce qui rend la situation particulièrement difficile à appréhender.

Je m'arrête là pour mon propos introductif. Peut-être pourrons-nous évoquer quelques pistes de recommandations de façon plus précise lors de nos échanges.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ma première question porte sur le prix des médicaments. Les causes des pénuries sont multiples, c'est vrai, mais au cours de nos auditions, la question des prix trop bas des médicaments matures a été posée de façon récurrente. La loi de financement de la sécurité sociale prévoit une enveloppe consacrée au médicament, mais n'allons-nous pas trop loin dans l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) des médicaments, entraînant un phénomène de vases communicants entre médicaments matures et les médicaments innovants, donc un risque d'abandon des médicaments matures au profit des médicaments innovants ? Ne faut-il pas faire en sorte que le médicament ne soit pas la variable d'ajustement de l'Ondam ?

Ma deuxième question porte sur la liste des MITM. Aujourd'hui, il existe plusieurs listes ; il faudrait une seule liste pour coordonner la politique du médicament à l'échelon européen. La liste des MITM de 2016 paraît souvent trop extensive. Le Gouvernement travaille à une liste plus restreinte. Aviez-vous engagé un travail d'élaboration d'une liste plus réduite ? Les listes dont vous entendez aujourd'hui parler sont-elles de nature à résoudre les pénuries ?

La licence d'office, utilisée par certains pays à bas revenus pour « génériquer » des médicaments trop chers, n'est-elle pas transposable en France pour certains médicaments ? Pendant la période de la covid-19, cela aurait peut-être pu être pertinent.

Plusieurs des personnes entendues en audition nous ont fait part d'un défaut de gouvernance et de pilotage de la politique du médicament. Ainsi, l'organisation Les entreprises du médicament (Leem) préconise la création d'une énième instance. Le pilotage de la politique du médicament doit-il être amélioré ? Si oui, comment ?

Lorsque vous étiez en fonction, vous avez restructuré le système d'agences sanitaires, apportant une réponse à l'éparpillement par la création de Santé publique France. Quel rôle pourrait avoir cette agence, non en situation exceptionnelle, mais dans le cadre d'un fonctionnement courant ?

D'après votre expérience, la puissance publique a-t-elle les moyens de préserver l'accès aux soins face aux choix des industriels ? Avec le système actuel, les industriels choisissent de poursuivre ou de cesser telle ou telle fabrication, sans que les gouvernements puissent peser sur cette décision. Ne serait-il pas opportun que, à côté du secteur privé, l'on puisse avoir une fabrication et une distribution de médicaments dans un cadre public, pour une liste restreinte de produits ?

Si cette production publique existait, ne faudrait-il pas une harmonisation européenne ?

Mme Marisol Touraine. - Ce sont des questions fondamentales, au-delà même des pénuries, puisqu'elles renvoient à la conception du système de santé, dans un pays où l'existence des acteurs privés a toujours été défendue. C'est une richesse mais c'est aussi une source de complexité, car beaucoup d'acteurs privés sont à l'origine de médicament avec un mécanisme de régulation publique.

Sur la maîtrise des prix des médicaments, je ne crois que nous soyons allés trop loin entre 2012 et 2017, période marquée par l'irruption des génériques. L'enjeu était alors de faire accepter l'idée de passer du médicament « de marque » au générique après quelques années. En effet, avant cette période, même si les génériques existaient et que les ministres de la santé en faisaient la promotion, ces médicaments ne s'étaient pas imposés et des patients craignaient qu'ils soient moins sûrs ou moins adaptés. Via l'arrivé des génériques, on voulait dégager des marges pour favoriser l'innovation - qui est clef car une industrie du médicament ne peut pas se contenter de vendre des médicaments anciens. Or, très longtemps, la France s'est appuyée sur des molécules identifiées, sur un marché de masse. Je n'ai pas le sentiment que, après 2017, la maîtrise se soit allégée dans les lois de financement de la sécurité sociale. Nous ne sommes donc pas allés trop loin pour les médicaments vieillissants.

Le CEPS a négocié de manière très serrée sur les nouvelles molécules, puisque l'arrivée du Sovaldi, c'est-à-dire du sofosbuvir, a représenté l'irruption de la première molécule d'innovation de rupture ; il y a un avant et un après pour les malades : cela a permis de les guérir. Évidemment, cela contraint à réfléchir à des modèles économiques différents, car, une fois guéris, les patients n'ont plus besoin du médicament. Il est donc normal de rémunérer cette innovation, mais il faut le faire de manière maîtrisée. Toute la difficulté est d'établir le juste prix. Des discussions ont eu lieu avec les industriels, pour définir les critères de la juste rémunération.

Pour ma part, je crois que l'enjeu de la régulation est majeur. Avoir un pôle de production public-privé à l'échelon européen, pourquoi pas, mais je ne suis pas sûre que ce soit la solution. Si des pénuries résultent d'incidents de fabrication sur la chaîne de production, je ne vois pas pourquoi une entreprise publique y échapperait. En revanche, la constitution de stocks à l'échelon européen, la garantie d'approvisionnement en produits actifs, le fait que les façonniers disposent d'assez de stocks de produits actifs, tout cela me paraît nécessaire. Donc, oui à l'harmonisation européenne, non seulement pour la fabrication mais aussi pour la réglementation, la définition des médicaments, la rapidité de la mise sur le marché et, sans doute, pour les listes.

En effet, nous étions pionniers avec notre liste des MITM et les industriels demandaient l'inscription de leurs produits sur cette liste. C'était pour eux une reconnaissance de la qualité de leur médicament. Ce fut la première liste ; son mérite fut de mettre en lumière la nécessité d'apporter des réponses. Maintenant, que l'on ait des listes plus restreintes ou avec des catégories différentes, cela ne me choque pas.

Ma réflexion portait sur la création de cette liste, qui n'allait pas de soi à l'époque. Sans doute, on peut la critiquer, mais les autres pays se sont engagés dans la même voie. C'est pourquoi, à partir d'un modèle français pionnier, on se retrouve aujourd'hui avec différentes listes. Peut-être faut-il donc les faire converger, même si l'on peut conserver quelques listes spécifiques. L'enjeu est en tout état de cause d'établir des listes mettant l'accent sur l'intérêt thérapeutique du médicament tout en le croisant avec le risque de pénurie, car ce n'est pas la même chose : il y a d'une part les médicaments dont on ne peut pas se passer et, de l'autre, ceux dont on ne peut pas se passer et qui sont en tension. Ces deux listes sont pertinentes.

Sur la licence d'office, je suis très sceptique, madame la rapporteure. L'organisation Unitaid travaille avec le Medicines Patent Pool (MPP), qu'elle finance à 95 % et qui négocie les brevets. À l'occasion de la covid, nous avons vu que la question du brevet était centrale, mais nous ne travaillons pas du tout sur les pays à hauts revenus. Pour notre part, nous travaillons sur des licences volontaires, ce qui a peut-être des limites, mais qui permet de poursuivre les discussions. La licence d'office, c'est un fusil à un coup. Les règles régissant la propriété intellectuelle sont internationales et font l'objet de discussions dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Je me permets de vous suggérer une autre piste. Contrairement à ce que l'on entend, l'activité de recherche et développement (R&D) dans l'industrie pharmaceutique bénéficie de fonds publics importants et d'autant plus importants que la recherche est fondamentale. Les grands laboratoires qui ont découvert les vaccins contre la covid se sont appuyés sur des structures plus petites : des laboratoires de recherche ou des start-up. Le vaccin d'AstraZeneca, par exemple, s'appuyait sur l'université d'Oxford. Il y a donc un engagement financier public majeur, y compris aux États-Unis ; on a même pu dire que l'Europe n'était pas allée assez loin dans l'investissement dans la R&D.

Par conséquent, dès lors que la puissance publique investit massivement, il ne me semblerait pas anormal que, dès la négociation des financements initiaux, les conditions d'accès au marché et de prix soient prévues, même si les prix peuvent varier d'un pays à l'autre, selon le niveau de vie. En effet, la différenciation des prix selon les pays ne me choque pas en soi : je conçois que le traitement du sida, que l'on a négocié pour moins de 100 dollars en Égypte, coûte plus de 10 000 euros en Europe. L'idée selon laquelle le traitement devrait coûter immédiatement 70 ou 100 dollars partout ne me paraît pas tenable, car il faut amortir les frais de R&D et absorber les échecs de la recherche, puisque le prix d'un médicament intègre non seulement du coût de sa production mais également celui des investissements de R&D et ceux des recherches n'ayant pas abouti. Cela dit, cela ne justifie pas n'importe quel prix. Là est la difficulté.

Aussi, ma recommandation serait que les pays développés, ceux qui investissent dans la R&D, s'appuient sur l'investissement public pour négocier des conditions d'accès et de mise à disposition. Du reste, quand un laboratoire reçoit une autorisation de mise sur le marché (AMM), il a aussi une obligation de service public. Il lui appartient donc de trouver des solutions de substitution et de garantir l'accès de la population à son produit.

Sur la question du prix, il y a une piste qui a commencé d'être explorée et qui devrait l'être davantage ; je l'avais d'ailleurs envisagée en 2015 dans le cadre du plan antibiorésistance. Il existe des médicaments de niche, qui concernent très peu de personnes. Comment concilier l'encouragement à prendre moins d'antibiotiques et la recherche sur de nouveaux antibiotiques ? Demander à un industriel d'investir dans la recherche sur un médicament dont on espère ne jamais avoir à se servir n'est pas porteur. Aussi, il me paraîtrait opportun d'élaborer des mécanismes de financement spécifiques pour maintenir la fabrication de molécules anciennes ciblant très peu de malades ou pour trouver des médicaments nouveaux avec une perspective limitée.

Vous me demandez également s'il y a un défaut de gouvernance. Je ne sais pas si c'est à Santé publique France de s'occuper de cela. Pour moi, c'est l'ANSM qui a la responsabilité de la chaîne du médicament. Le décret de 2012 a créé une cellule au sein de la DGS pour assurer le suivi de son application. Faut-il créer une nouvelle structure ? Je n'en suis pas certaine. Faut-il créer, au sein des structures existantes, des cellules chargées spécifiquement d'organiser la synergie des acteurs ? Pourquoi pas. Qu'il y ait une telle cellule au sein des services du ministère et au sein de l'ANSM serait peut-être de nature à améliorer le pilotage sans créer une instance nouvelle, qui prendra du temps, qui sera un nouveau machin et qui se heurtera aux autres agences, notamment à l'ANSM.

L'une des pistes pour lutter contre les pénuries consiste à améliorer la connaissance en amont. Le dispositif mis en place permet une anticipation courte pour répondre rapidement. Désormais, il faudrait également pouvoir identifier des risques sur les chaînes de production six mois en amont. Cela exige des cartographies. Il existe plusieurs bases de données - celle des pharmaciens, DP-Ruptures, qui a été la pionnière, celle de l'ANSM, ou d'autres - et l'ANSM pourrait peut-être avoir la responsabilité de la synergie entre ces bases de cartographie. Là encore, cela exigerait une coopération européenne, car une cartographie nationale n'aurait pas beaucoup de sens.

En effet, je crois que la coopération européenne est une clef, y compris pour la relocalisation. Avoir des éléments de partage d'information et de responsabilité est nécessaire.

Mme Laurence Harribey. - Vous avez dit que la comparaison internationale des prix n'était pas possible à cause des rabais. J'en déduis qu'il y a des zones grises. Pouvez-vous développer ? Comment faire évoluer cette situation ?

Le système économique va d'une production de masse à une stratégie de niche et ce ne sont plus les mêmes acteurs qui conduisent des recherches pour des médicaments innovants et qui produisent en masse. Ne faut-il pas avoir une approche différenciée ?

Je ne vois pas quelles obligations de service public s'imposent aux titulaires d'une AMM. Par ailleurs, le système des autorisations précoces n'a-t-il pas engendré une surenchère sur les prix ?

Mme Émilienne Poumirol. - Les prix bas ne sont pas une solution. Si l'on augmentait le prix des médicaments matures en France ou en Europe, quelles seraient les conséquences pour les pays pauvres ? En outre, même dans les pays où il y a des prix élevés, comme la Suisse, il y a des pénuries. Le prix n'est peut-être pas un levier pertinent.

Vous évoquez les critères d'une juste rémunération. Nous avons un sentiment d'opacité sur les prix. Vous avez évoqué le rôle du financement public de la R&D, mas on n'a jamais de précision sur le rôle de la R&D publique dans la création de médicaments. Comment définir ces critères ? Comment avoir une négociation identique pour tous les nouveaux médicaments ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous avez dit qu'on peut baisser le prix « jusqu'à un certain point ». Quel est ce point de rupture ? Ne faut-il pas plutôt garantir la transparence sur les prix du médicament ?

Mme Marisol Touraine. - La question de la transparence est essentielle et difficile. La transparence a été améliorée. C'était l'une de mes priorités, afin que, sans toucher au principe du secret des affaires, l'on puisse avoir une plus grande proximité.

Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet. Quand le sofosbuvir a été commercialisé, tous les pays n'y avaient pas le même intérêt, l'hépatite C n'étant pas présente de la même manière partout. En France, cette maladie concernait de très nombreux patients, comme en Italie. J'ai voulu porter le débat au conseil européen de Milan. Jusqu'à deux jours avant cette échéance, j'espérais encore faire adopter une résolution pour avancer de façon coordonnée sur ce thème. L'idée était, sans se communiquer les prix - il nous était interdit de nous informer des prix demandés par le laboratoire -, de se coordonner pour avancer groupés, afin d'éviter de négocier chacun dans son couloir. Les pays où la prévalence de l'hépatite C était moindre n'ont pas voulu s'engager réellement et certains pays ont voulu s'engager seuls, pour obtenir un meilleur prix ; le laboratoire leur avait probablement promis un meilleur prix s'ils ne signaient pas la déclaration. Résultat : il n'y a pas eu de déclaration européenne, même si la France a ensuite été parmi les pays qui ont le mieux négocié les prix et qu'elle a pu recourir à tous les outils pour les plafonner en fonction des quantités.

Sur la question de la transparence, l'idéal serait évidemment un prix totalement transparent, mais je ne suis pas sûre qu'on y arrive. En réalité, les laboratoires négocient un prix public et accordent ensuite des rabais complémentaires, ce qui leur permet d'afficher à l'international des prix plus élevés pour négocier avec d'autres pays. La sécurité sociale obtient le prix le plus bas possible, mais, facialement, elle annonce des prix plus hauts.

Il m'est arrivé de ne pas accorder d'AMM pour des médicaments de niche parce que les prix demandés étaient trop élevés. Entre garantir l'accès au médicament et octroyer une rémunération, il faut trouver l'équilibre et je ne suis pas certaine que l'on puisse établir des critères robustes et valables dans toutes les situations. Néanmoins, on peut poser ce principe : il faut s'occuper des conditions d'accès. Même en France, pays riche, la sécurité sociale ne peut pas assumer tous les prix. J'ai vu concrètement, dans les comptes de la sécurité sociale, l'effet de l'arrivée du Sovaldi ; on avait dépassé le milliard d'euros.

Baisser les prix des génériques et des médicaments anciens, oui, jusqu'à un certain point, à un niveau satisfaisant pour tout le monde. Je crois savoir que le risque de rupture industrielle fait partie des critères que le Comité économique des produits de santé (CEPS) peut d'ores et déjà prendre en compte ; c'est un élément positif.

Je crois beaucoup à l'idée d'une approche différenciée. On peut ne pas avoir la même démarche de fixation de prix pour tous les médicaments. Il y a le médicament dont le brevet, après plusieurs années, est tombé ; on peut alors le « génériquer » et il est normal que son prix baisse. Mais il y a aussi le médicament qui ne soigne que 40 000 personnes, qui n'est plus rentable ; cela doit donner lieu à des discussions. Quand un laboratoire investit dans de l'innovation tout en ayant des chaînes de production vieillissantes, il faut coupler les négociations, pour les obliger à investir. Voilà une obligation de service public ! Sans cela, la puissance publique est démunie quand un industriel signale qu'il n'investira plus. Pour le détenteur d'une AMM, l'obligation de service public consiste à garantir l'approvisionnement du marché pour lequel il a obtenu l'AMM, à ne pas envoyer sur d'autres marchés des produits destinés au marché français, à garantir des stocks, à réfléchir aux autres solutions thérapeutiques, à informer les autorités en cas de risque sur la chaîne de production, etc. Ce sont des obligations de service public. Une AMM n'est pas qu'un droit, ce sont aussi des obligations.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. -, Le CEPS négocie le prix des médicaments mais il est compliqué de connaître les critères utilisés. Il faut prendre en compte le service médical rendu, le coût réel de production, qui est difficile à connaître, les critères environnementaux et sociaux, en indiquant par exemple le site de production du médicament, et la juste rémunération de l'industriel. Nous plaidons tous pour la transparence, mais si les gouvernements n'ont pas un levier pour faire pression, c'est compliqué. D'où l'idée de dispositifs publics ayant vocation, non à remplacer le secteur privé, mais à avoir un rôle particulier. Il y a des expériences intéressantes au Brésil, en Égypte, en Suisse ou aux États-Unis, avec la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA). En France, nous sommes timorés.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous parlez de garanties s'imposant aux industriels, mais cela implique des sanctions.

Mme Marisol Touraine. - La question des sanctions est apparue avec la constitution d'un arsenal réglementaire. Une obligation de constituer des stocks, d'établir des PGP, de respecter les obligations liées à l'AMM implique des sanctions identifiées, significatives et douloureuses, y compris en matière d'image publique. La sanction peut être financière, c'est le plus efficace, mais le name and shame peut avoir aussi des effets.

Cela dit, il ne faut pas être dans une approche de conflictualité de principe avec les industriels. Accepter la perspective de sanction ne signifie pas qu'il faut se placer dans l'adversité d'emblée. Il faut établir un nouveau partenariat entre la puissance publique et l'industrie. Le contexte change ; dans dix ans, le monde du médicament ne ressemblera pas à ce qu'il était il y a dix ans : il y aura des médicaments biologiques ou des innovations de rupture à des coûts inenvisageables, qu'aucun pays riche ne pourra payer. Il faut donc concevoir une régulation publique, qui est indispensable. Les pays européens, qui ont des systèmes de protection sociale développés et garantissant des débouchés aux industriels, en solvabilisant la demande, ont une force extraordinaire.

Sur la pression à exercer sur les industriels, il faut distinguer entre deux situations.

D'une part, il y a des médicaments de rupture à effet mondial, comme le vaccin contre la covid. Dans ce cas, les pays européens arriveront à les obtenir - on l'a fait à l'échelon européen, et c'était la bonne façon de procéder -, mais l'enjeu est pour les pays du sud, ce qui ne concerne pas votre commission d'enquête. Aussi, quand arrive un médicament de rupture à effet mondial, il faut négocier d'emblée pour que ce médicament arrive dans les pays du sud, afin que l'on ne repose pas uniquement sur la solidarité des pays du nord.

D'autre part, dans une démarche nationale ou européenne, la question de l'accès n'est pas la même. Dans ce cas, il faut définir des critères pour définir le prix de l'innovation, afin que celle-ci profite à tout le monde. Je le répète, la clef est de trouver un mécanisme de financement adapté pour les médicaments vieillissants ou ciblant de petites populations, anciens, mais très utiles pour 100 000 personnes. Pour cela, il faudrait vérifier si les industriels qui produisent ces médicaments produisent à côté des médicaments plus rentables. Cela permettrait de faire un lien.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de tous ces éléments précis et de la qualité de ces réponses.

Mme Marisol Touraine. - Les questions que vous posez sont difficiles, exigeantes, et n'auront pas, je le crains, une réponse unique...

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 30.

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 45.

Audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre de la santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux cette après-midi en auditionnant M. Xavier Bertrand en sa qualité d'ancien ministre de la santé.

Durant votre carrière ministérielle, monsieur le ministre, vous avez été chargé de la santé à deux reprises : de juin 2005 à mars 2007, en tant que ministre de la santé et des solidarités, puis de novembre 2010 à mai 2012, en tant que ministre du travail, de l'emploi et de la santé.

Votre expérience est très utile aux travaux de notre commission d'enquête, à plusieurs titres.

Dès 2006, vous avez dû faire face à l'apparition et à la propagation de la grippe aviaire H5N1. Cette épidémie a notamment donné lieu à l'élaboration d'une doctrine d'emploi et de stockage des masques en France, sur laquelle une commission d'enquête de notre assemblée vous a déjà interrogé. Vous pourrez sans doute nous faire part de vos réflexions sur la constitution de stocks stratégiques de médicaments destinés à faire face à une crise sanitaire de grande ampleur et sur le rôle de l'État dans de telles circonstances. Il s'agit, dans les deux cas, d'apporter une réponse d'urgence.

En 2010, vous avez été confronté à la crise du Mediator. Auditionné par la mission commune d'information constituée par le Sénat à la suite de ce scandale, vous avez souligné, sur la base du rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) que vous aviez commandé, l'existence de « défaillances graves dans le fonctionnement de notre système de médicament ».

Cette crise a motivé un net renforcement des mesures de pharmacovigilance et la création, par la loi Médicament du 29 décembre 2011, de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en remplacement de l'ancienne Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Nous vous interrogerons sur la place de l'ANSM, dont nous avons déjà auditionné les représentants, dans le paysage des agences sanitaires et sur son rôle dans l'anticipation et la gestion des pénuries de médicaments.

Plus largement, nous souhaitons entendre vos réflexions sur la gouvernance de la politique du médicament, fréquemment décrite, lors de nos auditions, comme lacunaire ou manquant de pilotage.

Enfin - ce sujet est véritablement au coeur de nos travaux -, vous avez été confronté, dans l'exercice de vos fonctions, à des tensions, voire à des ruptures d'approvisionnement de certains médicaments. Dès septembre 2011, vous aviez annoncé un plan d'action destiné à lutter contre ce phénomène en renforçant les obligations des exploitants comme des distributeurs et en contraignant les industriels à mieux anticiper les risques de pénurie.

Ces axes sont encore pour l'essentiel ceux qui structurent les politiques visant, en France, à sécuriser l'approvisionnement en médicaments. Progressivement renforcées ces dernières années, les mesures prises n'ont, de toute évidence, pas suffi à endiguer l'aggravation des pénuries : en juillet 2018, ces dernières concernaient environ 700 médicaments ; elles en touchent aujourd'hui 2 500 à 3 000.

Vous pourrez dresser le bilan de ce plan d'action et nous indiquer dans quel contexte il a été établi. Au-delà, vous pourrez faire part à notre commission d'enquête de votre analyse sur la manière d'assurer aux patients l'accès aux médicaments les plus indispensables à leur prise en charge.

Sur l'ensemble de ces sujets, votre expérience et votre recul, du fait de vos anciennes fonctions, sont précieux à notre commission d'enquête.

Je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis notre rapporteure, Mme Laurence Cohen, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Bertrand prête serment.

M. Xavier Bertrand, ancien ministre de la santé. - En tant que ministre, j'ai effectivement été chargé de la santé à deux reprises. J'ajoute que, de la fin mars 2004 à juin 2005, j'ai été, sous l'autorité de Philippe Douste-Blazy, chargé de l'assurance maladie et donc du prix d'un certain nombre de produits de santé.

Notre plan d'action présenté en septembre 2011 a été suivi de la loi Médicament, adoptée à la fin décembre de la même année. Ces initiatives ont permis de changer un certain nombre de choses quant à la disponibilité des produits de santé, notamment des médicaments.

En tête de notre grille de lecture figurait, à l'époque, l'absolue nécessité de l'anticipation dans le domaine de la santé. S'y ajoutent aujourd'hui la question clé du prix et, à mon sens, la remise en cause de ce que nous mettons derrière le mot « souveraineté » pour ce qui concerne la disponibilité des produits de santé, au-delà même des problèmes de prix.

Je ne comprends absolument pas la fausse pudeur gouvernementale constatée aujourd'hui, qui revient à nier la réalité des faits. Nous ne sommes pas face à un problème de tension sur les stocks - ces mots sont une insulte aux professionnels de santé et aux patients -, mais bien face à une pénurie.

Tous les quinze jours, le ministre de la santé nous assure qu'il n'y a pas de pénurie et que les problèmes vont se régler. Or les pénuries sont réelles - c'est pour les médicaments pédiatriques que le scandale est le plus patent. Elles sont appelées à se reproduire régulièrement et à devenir de plus en plus vives au cours des années qui viennent.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci de ce propos très synthétique : vous braquez les projecteurs sur les problèmes tels qu'ils se présentent. Nous sommes bel et bien face à des pénuries, qui ne cessent malheureusement de se multiplier. Je vous confirme que les médicaments à usage pédiatrique sont particulièrement touchés.

Premièrement, en 2011, vous avez annoncé un plan d'action pour lutter contre les ruptures de stocks de médicaments. La situation n'était évidemment pas la même qu'aujourd'hui ; mais comment les acteurs de la chaîne du médicament avaient-ils réagi à ces propositions ? Avec le recul, estimez-vous qu'elles étaient suffisantes ? Comment pourrait-on les compléter pour surmonter les problèmes actuels ?

Deuxièmement, selon vous, est-il pertinent de confier à l'ANSM la surveillance et la gestion des ruptures de stocks de médicaments ? Cette agence dispose-t-elle des moyens financiers et humains suffisants ? Elle doit assumer, à moyens constants, de plus en plus de responsabilités et de missions.

Troisièmement, les problèmes de gouvernance et de pilotage de la politique du médicament dans son ensemble ont été soulignés à de nombreuses reprises lors de nos auditions. Un certain nombre de personnalités que nous avons entendues se demandent en somme s'il y a un pilote dans l'avion. Comment remédier à cette situation ?

Quatrièmement, le Gouvernement entend relocaliser plusieurs productions de médicaments et de principes actifs. Ce faisant, il annonce l'intention de revenir sur trente ans de délocalisations menées au nom de la rentabilité, notamment en Inde et en Asie, où les exigences environnementales et sociales sont moindres. Mais il faut raison garder : on ne pourra pas relocaliser en France toutes nos productions de médicaments et, à tout le moins, une action coordonnée à l'échelle européenne est indispensable.

Vous êtes président d'une région industrielle, qui abrite plusieurs sites de production pharmaceutiques très importants ; je pense notamment à Sanofi. À votre avis, comment assurer de réelles relocalisations en France comme en Europe ? Je précise que le lieu de production doit être pris en compte dans la fixation du prix du médicament, faute de quoi la concurrence ne sera pas équitable.

De plus, si l'on a délocalisé un certain nombre d'industries chimiques, c'est aussi parce qu'elles étaient polluantes. Sommes-nous collectivement prêts à les faire revenir ? Je pense à la fois aux élus et à nos concitoyens. Est-on en mesure de maîtriser l'empreinte environnementale de ces relocalisations ?

Cinquièmement, le président-directeur général (PDG) du groupe Axyntis, que nous avons auditionné la semaine dernière, nous a confirmé la mise en liquidation judiciaire de l'usine Synthexim de Calais. Pour lui, il est impossible de relocaliser en France la production de molécules à très gros volume et à faible valeur ajoutée. Qu'en pensez-vous ? Dans ce cas, comment sécuriser l'approvisionnement de la France et de l'Europe en médicaments matures d'usage courant ?

Sixièmement et enfin, si les pénuries sont bien sûr multifactorielles, le prix en est un élément majeur. Vous avez déclaré assez récemment qu'il fallait payer les médicaments plus cher : sans doute faisiez-vous allusion aux médicaments matures. Néanmoins, un pays comme la Suisse, où le prix des médicaments est plus élevé, souffre des mêmes pénuries que le nôtre, notamment pour les antibiotiques. À l'évidence, le problème n'est pas si simple.

L'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) relatif aux médicaments sert de variable d'ajustement pour les réductions successives du budget de la santé : n'est-on pas allé trop loin dans cette logique, en creusant l'écart entre les produits innovants, dont les prix s'envolent, et les produits matures, dont les prix sont bas ?

M. Xavier Bertrand. - Au sujet de l'Ondam, vous avez raison. D'ailleurs
- M. Milon s'en souvient sans doute -, je l'avais indiqué lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2012 et Nora Berra, alors secrétaire d'État chargée de la santé, l'avait dit en mon nom le 27 octobre 2011 devant l'Assemblée nationale : « Ces montants [d'économies demandées aux médicaments] doivent rester compatibles avec le développement d'une industrie à forts investissements. Il s'agit d'un enjeu essentiel. Toute démarche a un début, mais aussi une fin. Des prélèvements d'un montant total de 1,26 milliard d'euros sont déjà assez substantiels, car il faut laisser à l'industrie pharmaceutique l'opportunité d'investir dans des produits de santé qui seront utiles à la prise en charge des patients à l'avenir ».

De façon moins protocolaire, j'avais coutume de dire que j'avais demandé beaucoup d'efforts à l'industrie du médicament. À partir de 2004, j'ai été chargé d'une réforme de l'assurance maladie visant à sauvegarder notre système de santé. J'avais indiqué que l'on était certainement allé jusqu'à l'os et que nous ne pouvions pas demander d'efforts supplémentaires. Or tel a été le cas au cours des dix années suivantes. De nouveaux efforts ont été demandés ; le rythme a même été accentué. Comment s'étonner du résultat ?

Certes, les nouveaux médicaments peuvent être très chers, mais on a également besoin des médicaments matures. À cet égard, les médicaments qui connaissent aujourd'hui des problèmes de disponibilité sont issus de la chimie à proprement parler. Ce sont ceux dont la production a été massivement délocalisée.

Le PDG d'Axyntis, que la région des Hauts-de-France a aidé à un moment donné, résume très clairement le problème auquel il fait face : étant donné le prix auquel ses produits sont payés, le groupe n'a pas intérêt à relocaliser. En outre, rien n'était dans les pipes pour arriver en production. Il savait donc pertinemment que les perspectives de l'usine Synthexim risquaient d'être fatales.

Comment faire pour relocaliser un certain nombre de produits matures, y compris issus de la chimie ? Le prix restant le coeur du problème, nous devons imaginer une nouvelle forme de tarification qui profitera aux petites et moyennes entreprises (PME) présentes sur le territoire national.

Ce sont elles qui seront au coeur de l'action et non les grands laboratoires, qui ont leur stock de produits matures - je pense par exemple à Sanofi, qui dispose du Doliprane - et développent de nouveaux traitements.

Qui, à part Sanofi, produit encore des antibiotiques en France ? Personne. Tout le reste de la production est parti. Pour que cette production revienne, il faut une politique de prix élaborée par le Comité économique des produits de santé (CEPS), avec le feu vert de Bercy - je vais y revenir -, afin de mieux valoriser la rémunération des laboratoires concernés.

Les prix doivent cibler le retour de ces médicaments sur le territoire national. Si la mesure est trop large, elle ne fonctionnera pas : on ne doit pas se donner pour but de relocaliser la production des grands labos. Ce n'est pas ce qu'ils ont en tête.

Cela étant, qui fixe le prix du médicament en France ?

Le fond du problème, c'est la dichotomie insupportable entre, d'une part, le ministère de la santé et, de l'autre, le ministère de l'économie, des finances et du budget. Je l'ai connue dans une vie antérieure : le PLFSS s'élabore avenue de Ségur, mais la politique du médicament comme une bonne partie de la politique de santé et d'autres politiques encore, dont je ne parlerai pas, est conçue à Bercy sur la base de raisonnements comptables, donc de court terme. Dans ces conditions, comment voulez-vous avoir une logique d'investissement ?

Parfois, le ministère de l'économie et des finances dit bien qu'il faut investir dans tel ou tel domaine à des fins stratégiques, mais c'est le contraire qui se fait chaque année. Tant que l'on n'aura pas une unité d'action et de définition de la stratégie, laquelle doit relever du ministère de la santé, cela ne pourra pas fonctionner. La santé et le médicament seront encore et toujours réduits au rang de variables d'ajustement et l'on ne pourra rien bâtir au-delà des grands discours.

J'y insiste, pour mener à bien la relocalisation, nous avons clairement besoin d'une politique de prix ciblée sur ce type de médicaments et profitant vraiment à nos petites et moyennes entreprises (PME) dès lors qu'elles consentiront l'effort d'investir. Il faut l'assumer ; les Allemands ne se gênent pas pour le faire. Ensuite, ces PME doivent avoir accès à un remboursement leur donnant une vraie visibilité. En effet, vous pouvez favoriser l'investissement que vous voudrez ; sans un marché solvable derrière, cela ne peut pas fonctionner. C'est à ces conditions que l'on pourra répondre aux défis.

Cet effort ne nous dispensera pas d'une véritable politique européenne en la matière. En effet - vous avez raison de le souligner -, les pénuries touchent l'ensemble des pays d'Europe, qui sont en situation de dépendance vis-à-vis de l'Inde et de la Chine. J'ajoute que, ce qui nous pend au nez dans les années qui viennent, c'est la dépendance envers les États-Unis, non seulement pour les médicaments matures, mais aussi pour les nouvelles thérapies : les États-Unis risquent fort de donner le la sur le marché mondial. Nous devons donc également regarder de l'autre côté de l'Atlantique.

De même, nous devons nous doter d'une liste de médicaments stratégiques à l'échelle de l'Union européenne, faute de quoi nous tomberons dans les mêmes ornières.

Je tiens à préciser ma position sur un point. Sauf erreur de ma part, pour la production de médicaments, la France a été leader en Europe de 1995 à 2008. Désormais, nous sommes le quatrième producteur d'Europe, après la Suisse, l'Allemagne et l'Italie, et le cinquième à l'échelle mondiale. Or, selon une étude comparative publiée au début de cette année par Les Entreprises du médicament (Leem), nos médicaments, globalement, sont 40 % moins chers qu'en Suisse, 33 % moins chers qu'en Allemagne et 18 % moins chers qu'en Italie - je ne parle pas de la Grande-Bretagne, qui n'est plus dans l'Union européenne. Par nature, les labos ne sont pas des philanthropes : où vont-ils envoyer leurs médicaments en priorité ? Là où ils sont les plus rémunérateurs pour eux.

Aujourd'hui, les prix de l'amoxicilline et du Doliprane sont beaucoup trop bas dans notre pays. Le flacon de Doliprane liquide, pour les enfants, est à moins de 2,5 euros ; et l'on s'étonne que ces produits soient acheminés en priorité vers des pays qui les rémunèrent mieux.

Vous avez absolument raison, ces problèmes n'expliquent pas tout : les pénuries sont multifactorielles. Mais force est de constater qu'en France le prix de ces produits est bien trop faible. Nous ne sommes plus à l'os, comme je le disais il y a onze ans et demi, mais au-delà de l'os.

J'en suis intimement convaincu, il nous faut concevoir une nouvelle politique de prix. Nous devons assurer la rémunération des laboratoires en ciblant les médicaments jugés stratégiques et, surtout, selon le profil des entreprises de nature à assurer les relocalisations.

Vous évoquez la question environnementale. Aujourd'hui - je le constate pour les nombreuses industries que nous accueillons dans la région des Hauts-de-France -, qu'il s'agisse des émanations ou d'autres problèmes, on est capable de traiter l'ensemble des problèmes environnementaux en prenant les mesures protectrices qui s'imposent. Des préventions peuvent subsister. Néanmoins - on le sait pertinemment -, les procédures d'enquête publique et les normes environnementales en vigueur ne permettent plus de faire les erreurs commises dans les années 1960 ou 1970.

Vous avez mentionné Sanofi. Je pense également à GSK, à Saint-Amand-les-Eaux, et à AstraZeneca, dans le Dunkerquois : les extensions de sites industriels pharmaceutiques ne posent aucun problème pour les riverains, tant s'en faut.

Les mesures prises en 2011 avaient-elles été acceptées par les acteurs du médicament ?

Il s'agissait de répondre aux alertes que m'avaient adressées, à l'été, la société française d'anesthésie et de réanimation (SFAR) et les associations de patients. Je n'ai pas besoin de revenir sur les problèmes d'approvisionnement en curare qu'a connus notre pays au coeur de la crise covid et qui, d'ailleurs, persistent.

À l'époque, je dénonce dans les médias un système d'importation privant les pharmaciens français d'approvisionnements - ce sont mes termes - et je me dis prêt à contraindre les laboratoires à respecter leurs engagements. Dès mars 2011, j'avais fait procéder à des enquêtes et j'avais mobilisé la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sur cette question.

À la suite d'une réunion avec l'ensemble des acteurs, le 8 septembre 2011, j'annonce un plan d'action mis en oeuvre sans délai sous l'égide de la direction générale de la santé (DGS) et de l'Afssaps. Je ne délègue pas à l'Afssaps le soin de tout mettre en oeuvre - je reviendrai dans un instant sur les questions de gouvernance.

Tout d'abord, on rappelle les obligations de service public de l'ensemble des acteurs tout en mettant en oeuvre des contrôles. Ensuite, on identifie les zones à risque selon une liste de classes thérapeutiques, les produits présentant un intérêt majeur et subissant des risques de rupture étant définis comme sensibles. Enfin, on met en place un suivi national de l'approvisionnement de ces produits - à l'époque, il s'agissait, sauf erreur de ma part, des antirétroviraux, des anesthésiques et des anticancéreux.

Un plan de gestion des pénuries est déployé, à la charge des titulaires d'autorisations de mise sur le marché (AMM). En outre, nous mettons en place un circuit d'information rapide pour signaler toute rupture de stock, non seulement avérée, mais potentielle.

Nous nous sommes même penchés sur la question des arrêts de commercialisation : quand un labo décide de ne plus commercialiser un produit, comment faire pour que les patients directement concernés et leurs prescripteurs puissent s'organiser au mieux et, ainsi, éviter les défaillances de traitement ?

La loi Médicament du 29 décembre 2011 a reçu un très large assentiment sur les travées du Sénat et les bancs de l'Assemblée nationale. Il n'en a pas été tout à fait de même dans le monde pharmaceutique... Ce texte imposait des changements drastiques, notamment au sujet des conflits d'intérêts et pour l'intervention des acteurs pharmaceutiques dans le financement de la santé.

Le dispositif réglementaire, portant sur la prévention et la gestion des ruptures de stock et d'approvisionnement, a posé moins de difficultés. Le délai d'information de l'ANSM, auquel est tenu l'exploitant avant de suspendre ou d'arrêter la commercialisation, a été étendu de six mois à un an. Un système d'astreintes a été prévu pour les grossistes-répartiteurs, qui ont reçu de nouvelles obligations de service public. Tout manquement à ces obligations exposait à des sanctions financières assez lourdes.

Toutefois, vous le savez bien, quand un ministre arrive, c'est toujours un peu compliqué pour lui de reprendre à son compte tout ce qu'a fait son prédécesseur. Certains décrets d'application ont ainsi tardé à être publiés. Je n'ai pas suivi précisément ce qui s'est passé depuis onze ans, mais le problème est simple : comme je le dis souvent, une loi votée c'est bien, une loi appliquée c'est mieux.

Enfin, vous avez pointé du doigt ce problème : qui pilote ?

Nous sommes face à un mal français : on a éloigné du centre de décision politique les centres d'action et de contrôle. À cet égard, je tiens à revenir une nouvelle fois sur la genèse des agences, notamment de l'ANSM.

À mon sens, la responsabilité politique ne se délègue pas et ne se partage pas : elle appartient en propre au ministre. Bien sûr, ce dernier ne peut pas tout voir ou tout savoir, mais il doit organiser son action de sorte que la responsabilité politique ne soit pas éloignée du ministère. C'est la raison pour laquelle il ne peut pas déléguer son pouvoir à une agence.

C'est au ministère, pas forcément au cabinet du ministre, surtout avec les contraintes pesant sur les effectifs de conseillers ministériels, et à ses directions de suivre les dossiers. Il ne peut pas dire : « Ce n'est pas moi : ce sont les agences. »

Il faut mesurer l'importance de l'affaire du sang contaminé : la responsabilité ministérielle ayant été fortement engagée, on s'est efforcé, dans les années 1990, d'éloigner le niveau de responsabilité en déléguant à des agences. Ce n'est pas le fait du hasard, mais on est allé trop loin dans ce sens, au point de susciter l'incompréhension de nos concitoyens.

La responsabilité demeure politique. La disponibilité des médicaments relève de l'essence de la politique : il y va ni plus ni moins que de l'anticipation et de la prise en charge de l'état de santé des Français.

Il ne s'agit pas de dessaisir l'ANSM, mais tout simplement d'assurer une véritable surveillance. En vertu de la loi Médicament, le ministre de la santé devait régulièrement se prononcer sur la liste de médicaments susceptibles de poser problème. À tout le moins, ce travail devait être accompli en sa présence pour que l'on ne s'éloigne pas trop du centre de décision. C'est de cela que nous souffrons aujourd'hui. Le Gouvernement est dans le déni : il nous répète qu'il n'y a pas de pénurie et que les légers problèmes de ruptures de stock constatés seront réglés dans les quinze jours. Mais, loin d'apporter des solutions, les mêmes déclarations se répètent, elles, tous les quinze jours.

C'est là le véritable problème : le contrôle doit être politique.

M. Alain Milon. - Je vous remercie de ces propos, auxquels j'adhère complètement.

L'effort demandé à l'industrie pharmaceutique est non seulement considérable, mais surtout inconstant d'une année sur l'autre, si bien que les entreprises, internationales ou nationales, ne peuvent faire de prévisions budgétaires qu'en fin d'année. En résultent des problèmes majeurs.

Je vous rejoins tout à fait, la recomposition du CEPS est indispensable, car le ministère de la santé, et non Bercy, devrait y occuper la place dominante.

Enfin, lorsque l'Agence européenne des médicaments (European Medicines Agency - EMA) rend un avis positif sur un nouveau produit, est-il utile que l'ANSM revoie systématiquement l'ensemble des études avant de se prononcer et que la Haute Autorité de santé (HAS) rende à son tour un avis ? Nous perdons un temps considérable, notamment par rapport à l'Allemagne et à la Belgique.

M. Xavier Bertrand. - L'usage me permet-il de poser une question à un sénateur qui vient lui-même de m'interroger ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous pourrez tout à faire répondre à M. Milon par une question, ce qui ne nous empêchera pas de vous demander une réponse ensuite.

Mme Laurence Harribey. - Vous plaidez pour une revalorisation du prix des médicaments, en particulier les médicaments matures, en soulignant que cette politique profiterait aux PME.

Nous sommes passés d'un marché de masse à un marché de niche et l'industrie pharmaceutique se réorganise en conséquence ; encore faudrait-il s'assurer que les PME sont les véritables bénéficiaires de telles mesures, sachant que l'industrie pharmaceutique est très fragmentée. Ainsi, Biogaran est susceptible d'être accompagnée à cet égard, mais il s'agit quand même d'une filiale de Servier.

En parallèle, vous parlez d'obligations de service public, mais quels moyens de contrôle et de sanction préconisez-vous ?

Mme Pascale Gruny. - La pénurie de médicaments est mondiale, mais elle est plus forte en France qu'ailleurs ; dans notre pays, la consommation d'antibiotiques et de psychotropes est également plus forte que chez nos voisins. J'aimerais vous entendre sur ce sujet.

Année après année, le budget de la sécurité sociale demeure déficitaire. Il faut puiser dans d'autres budgets pour le compléter : c'est un grave sujet de préoccupation. Quelles solutions proposez-vous à ce titre ?

Enfin, les entreprises doivent-elles financer elles-mêmes les stocks ? Au nom de la commission des affaires européennes, Laurence Harribey et moi-même nous sommes penchées sur cette question, dans le cadre d'un rapport d'information relatif à l'Europe du médicament. Les stocks coûtent cher et, comme vous l'avez souligné vous-même, nous avons déjà demandé beaucoup à l'industrie pharmaceutique.

Mme Émilienne Poumirol. - En matière de transparence des prix des médicaments, nous avons interrogé différentes institutions et plusieurs laboratoires. Toutefois, il est difficile de connaître le prix de revient des médicaments et de savoir comment celui-ci mais aussi la recherche et développement, particulièrement la recherche fondamentale et la recherche publique, sont pris en compte dans le prix des médicaments. Je suis d'accord avec vous en ce qui concerne la place trop importante accordée à Bercy par rapport à celle du ministère de la santé dans la fixation de ce prix.

Aussi, quels critères d'établissement des prix pourraient être définis ? Vous avez beaucoup évoqué le prix des médicaments matures qui, sans cesse, ont été rongés, mais comment sont aujourd'hui fixés les prix des médicaments innovants, comme ceux des biothérapies et des thérapies géniques, qui atteignent des sommes exorbitantes ? Comment peut-on justifier ces prix et les contrôler ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - D'après l'audition de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), trois axes sous-tendent les choix stratégiques de cette institution, dont la soutenabilité. La dimension budgétaire est donc mise quasiment au même niveau que la dimension sanitaire.

Il est beaucoup question de Bercy, mais, en réalité, ces considérations budgétaires se déclinent à toutes les échelles. De ce point de vue, n'est-il pas nécessaire de réfléchir aux orientations, ainsi, peut-être, qu'à cette idée exprimée en permanence depuis plusieurs années, à savoir la nécessité de « boucher le trou de la Sécu », pour le dire de façon triviale, en dépassant ce cadre, car il s'agit véritablement de politiques de santé publique ?

M. Xavier Bertrand. - La transparence du prix du médicament est un vaste sujet, qui recouvre toujours celui du secret des affaires. J'ignore comment les choses se passent encore aujourd'hui.

Dans le cadre de mes fonctions ministérielles, j'ai notamment connu un grand patron du CEPS, Noël Renaudin, qui menait de véritables négociations avec les laboratoires. Il fallait avoir des informations sur ce sujet et sur les prix pratiqués dans d'autres pays européens. Cela renvoie aussi à la question que vous évoquiez, celle de la lisibilité et de la visibilité. En effet, lors de discussions en la matière, de nombreux centres de décision de laboratoires étrangers, qui n'étaient pas localisés en France, nous expliquaient que, certes le marché français était important, avec des dépenses de santé qui représentaient une part importante du produit intérieur brut (PIB), mais qu'il était impossible d'établir des prévisions et d'avoir une vision, même à moyen terme, car leurs stratégies d'investissement et d'industrialisation pouvaient être remises en cause par un amendement, même gouvernemental, déposé dans le cadre d'un PLFSS. En l'absence également de politiques de moyen et long terme, nous n'avions alors pas la garantie de disposer immédiatement des médicaments les plus innovants, en dépit de notre volonté d'y avoir accès - c'est quand même un peu moins le cas aujourd'hui.

Par conséquent, une partie de la question relève du secret des affaires, mais il s'agit également, pour partie, d'examiner avec de vrais professionnels ce qui correspond au prix. Vous sentez aussi, dans une négociation, ce qui constitue un point de rupture.

Mes propos décrivent la situation d'il y a plus de quinze ans. J'ignore comment cela se passe exactement aujourd'hui, mais je sais que si l'on adopte un regard purement budgétaire sur cette question, cela ne peut pas réussir ; c'est sûr et certain. Toutefois, j'ai quand même eu à conduire, d'abord sous l'autorité de Philippe Douste-Blazy, puis dans le cadre de ma responsabilité ministérielle, une réforme de l'assurance maladie, sur laquelle personne n'aurait parié un centime d'euro à l'époque, alors que ses résultats ont dépassé les objectifs d'économie définis. Encore une fois, une loi votée, c'est bien, mais une loi appliquée, c'est mieux ; une réforme engagée, c'est bien, une réforme suivie d'effets, c'est mieux. Nous avions donc réussi à le faire. Dans la vie, il faut savoir compter, surtout lorsque l'on est un responsable public, mais sans oublier les impératifs d'investissement et de santé publique.

Cela nous renvoie à une autre question, posée par Mme Pascale Gruny, celle de la modernisation du système de santé. Aujourd'hui, des investissements importants sont à réaliser dans nos services publics. Pour certains d'entre eux, il n'est pas forcément question de moyens supplémentaires, mais ce n'est pas le cas pour la santé - on n'y échappera pas -, d'une part, en raison des thérapies innovantes qui coûtent de plus en plus cher. En effet, pour un pays comme la France, il est impossible que les médicaments innovants soient disponibles sur le marché d'autres pays européens et que les plus riches d'entre nous puissent les acheter sur internet ou à l'étranger, alors que d'autres n'y auraient pas accès. D'autre part, nous savons pertinemment que les investissements en matière de personnels resteront une priorité au-delà des Ségur de la santé.

Bien sûr il faut faire des économies, notamment s'agissant des actes redondants, dont le niveau n'a toujours pas baissé - à l'époque, on évoquait le chiffre d'un milliard et demi d'euros. La question de la pertinence des actes se pose, d'abord, sur le plan médical et, ensuite, sur le plan du coût pour la sécurité sociale. Néanmoins, même si des gisements d'économies existent, ceux-ci ne sont pas à la hauteur des besoins en financement du système de santé dans les années qui viennent ; c'est le service public qui, aujourd'hui, a le plus besoin qu'on engage des moyens. Il s'agit donc de déterminer quelles sont les priorités et les produits de santé font clairement partie de ces priorités.

Le sujet de la consommation des médicaments recouvre à la fois celui de la pertinence des traitements, celui de leur observance et, sans même parler du covid, celui de l'explosion des épidémies, qui figure aussi parmi les éléments multifactoriels de la pénurie. Nous avons été confrontés à des difficultés, alors que l'état de santé général de la population nécessitait également davantage de médicaments. Néanmoins, soulignons que nous sommes toujours l'un des pays les plus consommateurs de médicaments - des anxiolytiques, pour être plus précis - par rapport à des pays, comme les Pays-Bas. Cela explique-t-il la pénurie de médicaments à proprement parler ? Non. Toutefois, dans un environnement multifactoriel, cela joue un rôle.

À propos du financement des stocks, une PME ne peut pas financer tous les stocks. Aussi quel est le rôle de la puissance publique, également au niveau européen ? En effet, cette question doit se poser. Une PME ne pourra pas financer des stocks ou « faire le tampon », comme un grand laboratoire ; d'où l'idée de différencier ces deux cas. Ainsi, un élastique se tend aujourd'hui entre les grands laboratoires et les génériqueurs, avec au milieu les entreprises. Comme je l'ai indiqué précédemment, il existe deux leviers d'action : le financement des investissements - on peut alors prendre en compte des volumes de chiffre d'affaires ou tout autre critère - et la solvabilisation du marché par les prix. Si une entreprise comme Biogaran décidait de relocaliser, elle pourrait s'y retrouver avec les prix sur le marché. Il n'est donc, dans ce cas, pas nécessaire de fournir le même effort d'investissements que pour une PME.

Cela évite de loger ces entreprises à la même enseigne que les PME, dont nous avons besoin pour redensifier nos territoires, dont beaucoup souhaitent bénéficier des effets de cette relocalisation. Il en est d'autant plus question que les fruits de cette relocalisation sont perceptibles aujourd'hui. Dans le cadre du sommet Choose France, il s'agit des grands laboratoires. Pour répondre à nos questions de pénuries actuelles, la clé du problème n'est pas encore celle-là. En ce qui concerne les stocks, cela ne peut donc pas être aux PME de les financer, mais cela doit revenir à la puissance publique au niveau européen, car cela a du sens.

Au sujet de la question que vous évoquiez, si nous voulons favoriser la souveraineté industrielle en matière pharmaceutique, alors il faut l'assumer clairement et créer un bonus souveraineté décomposé entre aide massive à l'investissement et solvabilisation du marché, la répartition pouvant être liée au niveau du chiffre d'affaires afin d'éviter un effet d'aubaine ou de double aubaine pour certains.

Si je peux me permettre, comment se fait-il que les gouvernements n'aient pas lu, à l'époque, le rapport de la mission d'information du Sénat sur la question ? Comment se fait-il que les gouvernements s'émeuvent aujourd'hui des pénuries, alors même qu'une proposition de loi de treize articles traitant de ce sujet avait été déposée en avril 2019 par le sénateur Jean-Pierre Decool ?

Pourquoi n'ont-ils pas lu ce rapport ? Pourquoi le ministère de la santé ne l'a-t-il pas lu et mis en application ? Ce rapport comptait une trentaine de recommandations qui n'ont pas pris une ride - hélas ! Elles auraient gagné à être rendues concrètes et opérationnelles. Qu'ont-ils attendu ?

C'est tout le problème, d'ailleurs, dans notre pays : de nombreuses solutions empiriques et concrètes sont sur la table - vous interrogez d'anciens ministres, des responsables publics et des acteurs de terrain, notamment des pharmaciens -, les leçons sont tirées, mais il existe un véritable problème d'anticipation. La question du prix existe et, ensuite, si nous voulons favoriser la relocalisation et la souveraineté, celle de la mise en place d'un bonus souveraineté, en définissant son fléchage prioritaire.

Madame la présidente, m'autorisez-vous à poser une question ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Bien volontiers !

M. Xavier Bertrand. - Monsieur Milon, entre la HAS et l'ANSM, à laquelle de ces institutions irait votre préférence ?

M. Alain Milon. - À la HAS !

M. Xavier Bertrand. - Moi aussi, car il s'agit d'une dimension médicale.

Pourquoi multiplie-t-on les procédures en France ? Plus les procédures sont longues, plus on met de temps à rendre un médicament remboursable, ce qui permet à l'assurance maladie de ne rien débourser pendant ce laps de temps. Le système, je le dis très clairement, a été mis en place de telle façon que plus vous tardez à admettre des médicaments sur le marché et au remboursement, moins vous dépensez d'argent tout de suite. C'est un système malthusien.

Le problème est identique s'agissant des autorisations d'établissements de santé ou destinés aux personnes âgées : plus les procédures sont longues, moins vous avez de dépenses. On n'a jamais eu le courage de dire clairement que nous n'avions pas les moyens de mettre en place l'ensemble des politiques nécessaires, ce qui a été le cas en matière de médicaments.

Le système a fonctionné ainsi pendant bien longtemps, même si certains ministres ont accéléré des procédures. Cette situation est aussi l'une des clés : on n'ose pas dire les choses telles qu'elles sont ; en dépit des sommes déboursées, notre système de santé et l'assurance maladie sont insuffisamment financés. On ne veut pas suffisamment tenir compte du poids des affections de longue durée (ALD), ni voir le vieillissement de la population ou la diminution de l'espérance de vie en bonne santé, alors qu'aujourd'hui nous connaissons des pénuries de médicaments. En effet, si en matière de santé, l'un des enjeux, c'est la prévention, en matière politique, c'est l'anticipation.

Je reviens sur le sujet de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus). Lors de sa mise en place, celui-ci vise non pas uniquement à se préparer à la pandémie grippale de H5N1, mais aussi à se doter de mesures d'anticipation pour constituer des stocks, y compris de médicaments, de produits de santé ou de matériel notamment permettant l'injection de produits, comme les seringues. À l'époque, quand le virus H1N1 est apparu, ma successeure n'a manqué de rien. Mais un jour, l'Eprus a disparu. Il a été non pas remplacé, mais fondu dans un ensemble plus grand.

M. Alain Milon. - Sur ce point, je suis parfaitement d'accord avec vos propos. Lorsque l'Eprus a disparu, l'Institut de veille sanitaire (InVS) a disparu dans le même temps, alors qu'il était extrêmement important. Il permettait, grâce à des médecins vigilants, présents un peu partout sur le territoire national, d'être prévenu de ce qui pouvait se passer.

M. Xavier Bertrand. - À la lumière de la crise du chikungunya et de la dengue, nous nous étions aperçus que l'InVS avait besoin d'une clarification de ses missions, de voir ses prérogatives renforcées, mais qu'il devait réaliser cette veille stratégique.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je voulais rebondir sur le sujet de la HAS et de l'ANSM, comme sur celui de la masse budgétaire consentie par la puissance publique au remboursement du médicament. En effet, les autorisations de mise sur le marché, notamment les indications, ne sont pas forcément identiques à celles d'autres pays européens. Nous avons tendance à avoir des indications moins larges et donc moins d'indications remboursables pour certaines pathologies. Ce sujet ne relève pas directement de celui de la pénurie, mais d'une certaine manière y participe, puisque l'accès aux médicaments remboursés pour un même besoin thérapeutique n'est pas identique à celui de nos voisins européens.

M. Xavier Bertrand. - Les Allemands ont augmenté de 50 % les prix des médicaments thérapeutiques majeurs. Cela ne concerne pas seulement les dernières innovations.

M. Alain Milon. - Mais la prise en charge est différenciée.

M. Xavier Bertrand. - Oui, mais il y a aussi les caisses de prévoyance et les caisses régionales. Toutefois, ils ont augmenté leurs prix de 50 %, ce qui les rend attractifs. Cela ne règle pas tout, mais cet élément joue un rôle tout de même.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Monsieur le ministre, je vous remercie beaucoup de cet échange et de ces réponses très fournies. Avez-vous d'autres éléments à ajouter ?

M. Xavier Bertrand. - Je voudrais aborder le sujet des curares. La France n'en produit toujours pas. Je vous prie de m'excuser d'insister sur ce point, mais je me suis intéressé à ce sujet à la suite de la question de 2011, et mes visites effectuées au coeur de la crise du covid-19 m'ont profondément marqué. Vous savez quel est le besoin essentiel. À la mi-2023, les curares ne sont toujours pas produits en France. Pour cette substance clé, nous sommes donc toujours dépendants des importations.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Même si, par exemple, les hôpitaux civils de Lyon en ont fabriqué pendant la crise de la covid-19, en reconstituant la monographie qui n'existait plus et en ayant donc retrouvé la recette, si je puis dire, pour en fabriquer.

M. Xavier Bertrand. - Ce qui montre bien que, dans les situations de crise, ce sont les soignants qui ont su s'adapter et qui ont tenu le système.

Comment se fait-il que, en dehors des crises, nous ne soyons pas capables d'avoir la même logique, non pas pour produire du curare, mais tout simplement pour tirer les enseignements ? Tout le problème de notre pays réside dans cette question - je l'ai dit pour 2011 et pour la loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, dite loi Médicament -, tire-t-on les enseignements ? Vous le faites, mais ceux qui détiennent la responsabilité exécutive le font-ils ? Ou cèdent-ils à la dernière sirène médiatique ou au dernier contenu instantanément diffusé sur les réseaux sociaux ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce n'est pas à la commission d'enquête de répondre à cette question. Monsieur le ministre, nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions de la journée en recevant M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise de Bpifrance, et M. Jean-Baptiste Marin-Lamellet, directeur des relations institutionnelles de Bpifrance.

Société anonyme dont le capital est détenu à parité par l'État et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Bpifrance est la banque publique d'investissement française chargée de soutenir le développement des entreprises via de nombreux outils de financement et d'accompagnement. Elle joue notamment un rôle important dans le financement de l'innovation et de l'exportation, ainsi que dans le soutien à la modernisation de l'industrie. Si son action couvre tous les secteurs de l'économie, nous nous intéresserons aujourd'hui à l'industrie pharmaceutique et, en particulier, à la production de médicaments.

Sous l'effet de la prise de conscience consécutive à la pandémie de la covid-19, la réindustrialisation, voire la relocalisation du médicament, profite d'un véritable regain d'intérêt au sein des politiques publiques. Ainsi, nous parlons de souveraineté, quasiment à longueur de temps.

Dans ce secteur où les investissements sont lourds et risqués, vous nous direz si cet engouement récent se traduit aujourd'hui par des possibilités de financement privé suffisantes pour le développement de capacités européennes de production de médicaments, notamment matures, ou si, à l'inverse, l'intervention du secteur public et de votre banque reste nécessaire pour soutenir une vraie dynamique.

Vous pourrez, à ce titre, nous préciser le rôle que vous avez joué dans la mise en oeuvre des appels à projets relatifs à la relocalisation, en lien avec la direction générale des entreprises (DGE) que nous avons déjà auditionnée. Quel regard portez-vous sur la viabilité de ces projets industriels et sur leur besoin de financement ?

Bpifrance est amenée à intervenir dans le déploiement du plan Innovation Santé 2030, que nous évoquerons tout à l'heure plus en détail avec l'Agence de l'innovation en santé (AIS). Vous pourrez nous donner votre analyse de l'écosystème d'innovation en santé en France, puisque la question des médicaments recouvre, certes, celle des médicaments matures, mais aussi celle des médicaments innovants.

De manière plus générale, nous souhaitons, au travers de cette audition, mieux comprendre la politique de soutien à l'investissement dans l'innovation et à l'industrialisation déployée par Bpifrance dans le secteur du médicament, ainsi que votre doctrine en la matière, au regard de votre double casquette de banque et de banque publique. L'innovation a également trait au processus de fabrication et non pas uniquement à l'apparition de molécules innovantes.

Nous vous laisserons la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises. Nous vous demanderons également de bien vouloir nous retourner les réponses écrites en complément à cette audition, sur la base du questionnaire qui vous sera transmis à son issue.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Dufourcq, Mme Sophie Rémont et M. Jean-Baptiste Marin-Lamellet prêtent serment.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - En fond de tableau, le diagnostic posé fait consensus, me semble-t-il. Ainsi, la généralisation du passage au générique s'est traduite par des délocalisations massives de la production des principes actifs - pour environ 80 % d'entre eux - en Inde et en Chine. Cela a permis des baisses de prix extraordinairement importantes, dont on peut se réjouir, car elles ont sans doute contribué à l'augmentation de l'espérance de vie, mais cela a également participé à la désindustrialisation du pays.

En mars 2020, la covid-19 est arrivée en France, puis, en septembre 2020, le plan de relance a été lancé. Très vite sont identifiées les conséquences dramatiques du choix des génériques, fait dans les années 1990, 2000 et 2010, sur les plans stratégique, de souveraineté et géopolitique. Personne n'avait réellement anticipé les conséquences géopolitiques de l'incroyable dépendance de l'Europe, qui existe toujours, envers la Chine et l'Inde s'agissant de ces fameux principes actifs, essentiels pour nos familles.

S'ouvre alors une réflexion sur la renationalisation, la souveraineté et la relocalisation. Parmi les appels à projets instruits, documentés et gérés par Bpifrance figure l'appel à projet intitulé Capacity Building. Des volumes significatifs de subventions sont ainsi déployés pour relocaliser la production de principes actifs. Dans le même temps, Bpifrance est invitée à se pencher sur des investissements en capital pour quelques grands actifs. Nous sommes alors rentrés au capital de Seqens et avons commencé à travailler à notre entrée au capital d'EuroApi ; et nous sommes, par ailleurs, au capital d'Ethypharm. Nous sommes en dette chez les Laboratoires Delbert.

Nous avons déployé au total à peu près 900 millions d'euros d'aides à la relocalisation et à la reconstruction de capacités, ce qui n'a toutefois pas résolu le problème fondamental des prix. Celui-ci se concentre sur le Comité économique des produits de santé (CEPS) et l'Union des hôpitaux pour les achats (UniHA). Bpifrance n'y pouvant rien, je ne commenterai pas davantage ce point.

Bpifrance se concentre sur l'entrepreneur. Ce dernier nous explique que les prix du CEPS sont parfois - même assez souvent - inférieurs aux coûts de production, voire dans certains cas, aux prix de production chinois. Quoi qu'il en soit, ce sont les prix les plus bas d'Europe, tout le monde le sait. L'entrepreneur nous indique également qu'UniHA commence à accepter les discussions intelligentes pluriannuelles sur des réservations de capacités, mais que les procédures, les cahiers des charges et l'ensemble de l'encadrement juridico-normatif sont incroyablement lourds par rapport à ce qui existe dans d'autres pays européens. Comme tout le monde, nous constatons l'existence de pénuries de médicaments. Où sont ces médicaments ? Il s'agit d'une question ouverte. Toutefois, il n'est pas exclu qu'ils soient vendus dans des pays européens où les prix sont plus élevés. Ce sont, en tout cas, les propos des officines.

Au-delà de ce que je viens de décrire, Bpifrance finance très fortement la recherche médicale en biotechnologie, grâce à nos fonds de biotech, aux fonds privés de biotech que nous finançons - c'est du capital. Ainsi, nous disposons de notre fonds InnoBio, et une demi-douzaine de grands fonds privés français, qui sortent des molécules, dépendent beaucoup de nous pour leur financement. Il s'agit, dans ce dernier cas, de traitements avancés, très onéreux. Nous avons donc une action dite industrielle, en matière de principes actifs, dans le secteur du générique - j'ai cité les entreprises au capital desquelles nous participons - et une action dite start-up, qui est une action de financement de l'innovation en santé. Par ailleurs, nous sommes aussi actionnaires de réseaux de pharmacies, comme Lafayette, de réseaux de cliniques et de Doctolib, à hauteur de 10 % de son capital. Notre action en matière de santé est donc assez holistique et véritablement transverse, portant aussi bien sur la santé digitale, sur la prévention, sur les principes actifs, sur le curatif que sur le préventif.

Nos équipes dédiées aux actions dans le domaine de la santé, soit en fonds propres, soit en subventions, sont dans le service dirigé par Sophie Rémont, que je suis heureux de présenter à la représentation nationale. En effet, au sein de Bpifrance, Sophie Rémont pilote l'ensemble des appels à projets de France 2030 ; elle a donc des responsabilités très importantes. Dans les années 2020, avec les plans de relance 2021 et 2022, puis avec France 2030 pour l'année 2023, elle a pu montrer la capacité de Bpifrance à monter en puissance sur des volumétries de dossier gigantesques, que nous n'avions jamais traitées. Ainsi, des dizaines de milliers de dossiers complexes ont été instruits par nos ingénieurs dans la direction qu'elle dirige. Au sein de ce service existe une verticale santé chargée d'instruire cet ensemble.

Je vous indique également quelques chiffres montrant l'implication de Bpifrance en matière de financement de l'innovation en santé : en 2020, on comptait 272 millions d'euros de subventions ; en 2021, avec le plan de relance, 1 160 millions d'euros, dont les financements de Capacity Building et en 2022, 540 millions d'euros. La croissance est donc continue, même sans compter le plan de relance. Nous sommes donc un opérateur fondamental du plan Santé 2030, à l'intérieur de France 2030, annoncé par le Président de la République.

Nous travaillons très bien avec l'Agence de l'innovation en santé, dont Bpifrance avait historiquement proposé la création au printemps 2020 à l'occasion d'un grand événement. Nous disions alors qu'une agence permettant aux gens de se parler et de créer du consensus, au moins sur les diagnostics, était nécessaire, et non pas une agence de financement, puisque c'est notre rôle. Elle est aujourd'hui, de facto, l'équipe santé du secrétariat général pour l'investissement (SGPI), situé rue de Babylone.

En capital-risque, nous avons investi 130 millions d'euros en 2020 - dans Cerenis, Cellectis, DBV, soit toutes les start-up de la biotech française -, en 2021, 150 millions d'euros, et en 2022, 250 millions d'euros. Le saut majeur accompli en 2022 s'explique par l'investissement de 100 millions d'euros dans Doctolib, ce qui nous assure une présence importante au capital, de l'ordre de 10 %, ainsi qu'au conseil d'administration de cette entreprise devenue stratégique pour la France.

À cela s'ajoutent nos investissements en capital-développement, donc en faveur de Seqens - vous avez visité l'usine de Roussillon -, d'EuroApi, de CDM Lavoisier, d'Ethypharm, des pharmacies Lafayette.

Enfin, nous menons une activité de conseil, qui est très importante pour nous. Nous assurons des missions de conseil aux entrepreneurs, que ce soit des dirigeants de start-up ou de petites et moyennes entreprises (PME). Nous avons créé une petite école
- l'Accélérateur Industrie et Technologies de santé - ainsi que 150 accélérateurs dans toutes les verticales, textile, métallurgie, etc. Il existe donc un accélérateur technologies de santé, doté d'une promotion de 20 entrepreneurs, qui travaillent ensemble pendant deux ans sur l'amélioration de la performance de leurs entreprises.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie de ce propos liminaire.

Tout d'abord, au travers des nombreuses auditions que nous avons menées, nous avons l'impression que les aides publiques sont particulièrement généreuses en matière pharmaceutique, mais que les retours sur investissement pour les patientes et les patients français, qui sont confrontés aux pénuries et au manque d'accès aux traitements innovants, ne sont malheureusement pas à la hauteur.

Le modèle économique du médicament, surtout pour les médicaments innovants, serait-il structurellement déficitaire sans l'intervention de la puissance publique ou bien sommes-nous dans un cas typique de nationalisation des pertes et de privatisation des profits ?

Ma deuxième question concerne les 800 millions d'euros d'investissements étrangers cités par Bpifrance, annoncés par l'industrie pharmaceutique à l'occasion du sommet Choose France 2022. Quelle part de cet investissement étranger en France est dirigée vers les activités de recherche et développement ? Et quelle part est dirigée vers des activités de production ? Existe-t-il toujours un déséquilibre spécifique à la France, qui accueille une grande partie de la recherche et du développement, mais qui n'en récolte que très peu les fruits en termes de production sur le territoire ?

Ma troisième question a trait aux projets financés par Bpifrance, que vous avez évoqués dans votre propos liminaire. Quels sont les projets qui sont privilégiés et selon quels critères ? Parmi les critères retenus, l'ancrage durable de la production en France en fait-il partie ? Tenez-vous compte des risques liés à l'investissement ou à la compétitivité ? L'amélioration de l'accès aux soins - on pourrait également dire l'intérêt thérapeutique pour la santé publique - est-elle un critère également pris en compte par Bpifrance pour ses choix d'investissement ou de soutien ? Sur quelles données vous appuyez-vous pour évaluer ces choix ? Avez-vous connaissance de manière précise des autres aides publiques perçues par ces mêmes projets que vous avez soutenus ?

Ma quatrième question concerne les projets du même ordre que le projet C15 que vous avez soutenu en 2021. Quels sont-ils ? Pouvez-vous nous les décrire ?

Cinquième question, au niveau du plan Innovation Santé 2030, vous avez pu bénéficier - en tout cas, c'est ce que prévoit le Gouvernement - de deux milliards d'euros supplémentaires. Ces fonds abonderont-ils des dispositifs d'aides existants ou de nouveaux dispositifs ? Comment seront-ils utilisés ?

Ma sixième question concerne les relocalisations. Nous nous sommes déplacés pour rencontrer les équipes de Seqens. Pour relocaliser en France, il faut aussi mobiliser les collectivités locales. Or, les impôts de production ont, malheureusement à mon sens, été supprimés, diminuant de fait les ressources des collectivités. Dès lors, comment pourront-elles appuyer les relocalisations ?

Dernière question, en réaction à votre propos introductif : pourquoi avez-vous aidé Doctolib à hauteur de 100 millions d'euros ? Il ne me semble pas que cela relève de votre mission, et je doute qu'ils aient besoin de ce financement.

M. Nicolas Dufourcq. - Nous n'avons pas donné de subvention à Doctolib, mais y avons investi : nous - vous, la Nation - sommes donc propriétaires de 10 % du capital de cette entreprise. Nous avons investi directement dans environ 1 000 entreprises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Chaque patient est propriétaire de ses données de santé.

M. Nicolas Dufourcq. - Doctolib n'a pas accès aux données de santé.

Il s'agit d'une infrastructure désormais fondamentale et nous ne tenons pas à ce que cette entreprise soit rachetée par un groupe indien ou américain. Cela relève donc de notre mission souveraine d'ancrage français. S'agissant d'une entreprise magnifique, l'investissement en capital est significatif, mais il n'est pas à risque - soyez rassurés.

De la même façon, nous détenons 7 % du capital de Stellantis, 13 % du capital de STMicroelectronics et 10 % de celui d'Orange. C'est notre mission de fonds souverain.

Madame Cohen, je ne pense pas que l'on puisse dire qu'il y aurait une nationalisation des pertes et une privatisation des profits. Partout, l'innovation est financée avec de l'argent public. Ce modèle, désormais assez normatif, se retrouve en Europe du Nord, en Israël, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, etc. Il est fondé sur le partage de la prise de risque en innovation en santé entre la puissance publique et les capitaux privés. Il prend la forme de subventions - accordées définitivement, sous condition de présence en France -, d'avances remboursables - remboursées en cas de succès - et d'entrées au capital - qui valent potentiellement beaucoup d'argent et constituent le portefeuille de Bpifrance et des fonds privés financés par Bpifrance.

L'innovation en santé présente un profil de courbe en J très marqué : les pertes initiales et les risques pris sont très importants. Il s'agit, depuis le milieu des années 1990, de l'une des classes d'actifs les plus risquées, mais aussi les plus profitables : une fois sur dix, le succès est gigantesque. Toutes les cohortes de performance des fonds de capital-risque français, et même européens, réalisées depuis 1995, montrent que la biotech est plus profitable que le venture capital digital. C'est ainsi que les performances des fonds de biotech français, et notamment parisiens, sont supérieures à ceux du secteur digital californien.

Cela explique nos entrées au capital, qui sont une manière de brancher une pompe sur la création de valeur. On finance avec des subventions, on prend des risques avec les avances remboursables et on branche une pompe sur le capital. En cas de succès, cela constituera un actif important qui, à la revente, dégagera une plus-value très significative que nous pourrons réinjecter dans le financement de l'innovation.

Bpifrance gère 54 milliards d'euros de fonds propres investis dans les entreprises. Notre résultat net annuel est compris entre 1,5 milliard d'euros et 2 milliards d'euros, et provient essentiellement de nos investissements en fonds propres.

Je ne sais pas répondre à votre question sur la répartition, entre recherche et production, des 800 millions d'euros d'investissements étrangers : il faudrait la poser à Business France.

Y a-t-il un déséquilibre spécifique à la France entre recherche et production ? Historiquement oui, dans ce secteur, comme dans toute l'industrie. Grâce au crédit d'impôt recherche, nous avons conservé la recherche, mais nous avons laissé partir les usines ; c'est incontestable.

Un chiffre éclaire bien cette spécificité française : c'est le rapport entre le nombre d'emplois industriels des entreprises françaises à l'étranger et leur nombre d'emplois restés en France, qui est de 3, car nos entreprises industrielles ont largement délocalisé leurs unités à l'étranger dans les années 2000. En revanche, il n'est que de 1,7 en Allemagne, de 1,5 en Italie et de 1,3 en Espagne : la France est donc le pays qui a le plus délocalisé dans ces années de grande désindustrialisation - ce que j'ai appelé le « drame ». Les causes sont multiples. Dans le domaine de la santé, on a ainsi observé la montée en puissance massive des génériqueurs indiens et chinois.

Nos catégories d'action sont très différentes selon les projets. Le laboratoire Aguettant a obtenu un prêt bancaire, sur des critères bancaires. Seqens a bénéficié d'une avance remboursable pour le projet de relocalisation de la production du paracétamol à Roussillon, qui sera remboursée si l'opération se révèle profitable sur une durée raisonnable. Les subventions sont conditionnées au respect d'un contrat moral concernant la relocalisation : les machines ne doivent plus bouger, l'usine ne doit pas être vidée pour être transférée dans un autre pays.

Il est vrai que nulle condition ne prévoit que les médicaments devront d'abord alimenter les pharmacies françaises : on ne sait pas où va la production des usines relocalisées. Nous relocalisons pour recréer un tissu industriel français et des emplois en France, mais pas, à ce stade, dans l'objectif d'alimenter d'abord les pharmacies françaises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Si je comprends bien, vous avez un objectif d'industrialisation, et non pas de santé publique.

M. Nicolas Dufourcq. - C'est un objectif de souveraineté dans la production. En cas de crise exceptionnelle, on garde toute la production pour nous.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La contractualisation prévoit-elle qu'en cas de crise nous gardions la production ?

M. Nicolas Dufourcq. - Cela n'est pas écrit ainsi, mais c'est comme cela que cela fonctionnerait. En cas de crise terrible, l'État a les moyens réglementaires de conserver les médicaments pour la population française, même si cela n'est pas prévu dans la contractualisation.

Seqens a bénéficié de 58 millions d'euros de subventions et de 40 millions d'euros d'avances remboursables. Lors de votre visite, vous avez eu une présentation approfondie de l'actif. Nous sommes fiers de ce projet qui n'aurait jamais vu le jour sans cette contribution publique. L'avance pourra être remboursée grâce à la valorisation de l'actif, car nous sommes désormais actionnaires.

En étant présents au conseil d'administration de Seqens, nous pouvons également participer à l'agenda stratégique de consolidation européenne de la production des principes actifs. L'Europe compte en effet trop de petits groupes ; c'est une faiblesse. Des consolidations sont incontournables et nous serons à la table des discussions.

L'intervention publique est bien organisée - et tout n'a pas été pensé par nous - avec des subventions, des avances remboursables, du crédit d'impôt recherche, du capital pour participer au destin de l'entreprise et des petits coups de pouce sur le prix par le CEPS pour que le paracétamol français soit un minimum compétitif. L'ensemble tient la route. Cela n'a pas toujours été le cas. On l'a vu avec Carelide, dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt « construction de capacités » : en dépit de la subvention et des avances remboursables, Carelide n'a pas tenu dans la durée, restant trop chère par rapport aux Indiens. Pour réussir face aux Indiens et aux Chinois, il faut beaucoup d'argent public et structurer des plateformes industrielles réellement compétitives. D'où l'importance de la politique de fixation des prix par le CEPS, mais cela ne fait pas partie du mandat de Bpifrance.

Les deux milliards d'euros du plan Innovation Santé 2030 font partie des 54 milliards de France 2030 : il ne s'agit donc pas de deux milliards d'euros supplémentaires. Certaines de ces sommes étaient déjà prévues dans le quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA4).

Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise de Bpifrance. - Nous finançons de la santé dans tous nos dispositifs d'aide non thématiques. S'y ajoutent les dispositifs stratégiques verticaux de France 2030 sur les maladies infectieuses émergentes, les dispositifs médicaux, la bioproduction, etc.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il n'y a donc rien de nouveau par rapport au PIA4...

M. Nicolas Dufourcq. - Il y a un peu plus sur les stratégies verticales.

Bpifrance a toujours considéré que les sachants ne savent pas tout : quantité de choses, qui viennent de l'écosystème, ne sont pas prévues et vont nous surprendre. Ce qui nous vient bottom-up de l'écosystème, c'est le structurel. Ce qui vient top-down, ce sont les stratégies verticales de France 2030. Le structurel, ce sont des avances remboursables, des prêts à taux zéro, des prêts à l'amorçage, des prêts à l'innovation, du co-financement de business angels. Dans ce monde de l'amorçage, nous sommes certes sélectifs, mais surtout à l'écoute du terrain : ce sont les entrepreneurs qui savent. En matière de stratégie d'accélération, nous définissons des sujets et les dossiers remontent. Les deux milliards d'euros financent ces deux démarches, à environ 50/50.

L'État a promis qu'il compenserait la suppression des impôts de production ; je n'en sais pas plus. Il est vrai que si l'on s'arrête là, on ne réindustrialise pas la France.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quand j'évoque le crédit public, je vous interroge sur le juste équilibre ; or il me semble qu'il y a un déséquilibre en défaveur du public.

En parlant de la relocalisation des usines, vous nous avez apporté une précision de taille : il s'agit d'un enjeu industriel ; le contrat ne prévoit pas de fléchage des productions vers le territoire français. Quelles garanties le contrat prévoit-il pour que ces entreprises restent sur le territoire ? Elles perçoivent d'importantes aides et s'engagent à réaliser des investissements. Comment éviter qu'elles ne partent dans les deux ou trois ans ? Quelles sont vos exigences ? Voyez Carelide : vous avez donné une subvention, mais sans garantie sur la pérennité de son modèle économique. Or elle a fermé quelque temps après le versement de la subvention.

Le Sénat est la chambre des collectivités, les sénatrices et les sénateurs ont des mandats locaux.

M. Alain Milon. - De moins en moins...

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - C'est vrai.

Lorsqu'elles aident des entreprises, les collectivités fixent des critères pointus et en contrôlent l'application. Je m'étonne du décalage avec ce que vous faites, notamment par rapport à Carelide.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La stratégie de Bpifrance s'inscrit dans une stratégie industrielle, y compris en santé. La grave situation de pénurie en médicaments à laquelle nous faisons face appelle une politique ferme de santé publique, en lien avec la réindustrialisation et la souveraineté. Comment se fait-il que cette question ne soit pas prise en compte ? Il ne semble pas y avoir d'arbitrage sanitaire dans vos choix.

M. Nicolas Dufourcq. - Je n'ai pas dit cela.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comment décidez-vous d'investir dans telle ou telle entreprise de fabrication d'un principe actif ? La question de la pénurie intervient-elle dans vos choix ? J'entends que vous ne considérez ni les volumes produits, ni leur usage, ni leur destination. En matière de politique de santé publique, il me semble qu'il y a une déconnexion entre ce qui a été choisi et ce qui sort.

M. Nicolas Dufourcq. - Cette mise au point est essentielle : nous sommes un opérateur de l'État, et donc du ministère de la santé.

Le ministère de la santé et la direction générale des entreprises de Bercy rédigent l'appel à projets sur la base des pénuries identifiées. Nous publions ensuite cet appel à projets et recueillons les dossiers. La décision est collégiale entre les instructeurs, presque sans délégation désormais, et les ministères.

Dans l'appel à manifestation d'intérêt Capacity Building, l'État choisit des entreprises - Seqens, Panpharma, etc. - sur le fondement de critères de santé et non de réindustrialisation, car nous avons besoin d'usines qui sachent fabriquer ces produits en France. Mais l'État n'a pas prévu dans la documentation que la totalité de la production serait fléchée vers la population française.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela pourrait l'être à tout le moins à hauteur de la demande...

M. Nicolas Dufourcq.- Cela sera peut-être le cas à l'avenir, mais cela nous échappe à ce jour. Il ne s'agit pas simplement de réindustrialiser la France. Vous vous souvenez de l'ambiance autour du plan de relance : il s'agissait de réassurer une souveraineté de production de principes essentiels en France.

Madame Cohen, pour vous répondre sur Carelide, l'économie n'est pas totalement administrée, même si elle l'est beaucoup au cas particulier. Carelide a reçu cinq millions d'euros de subvention pour moderniser son outil de production et ainsi répondre à l'objectif de pérennisation et d'augmentation de la capacité de production française de médicaments critiques -  des poches à perfusion de paracétamol dans le cas d'espèce.

Carelide a réussi à réduire son coût de production, grâce à une ligne complètement automatisée : le prix de revient des poches de paracétamol a été réduit par un effet-volume. Mais cela n'a pas suffi, car le prix des appels d'offres des centrales d'achat a encore baissé. En outre, l'augmentation forte des coûts de l'énergie et des matières premières, liée à la crise ukrainienne, n'était pas prévue et a accéléré les difficultés de Carelide. Quelqu'un cherche aujourd'hui à reprendre le site.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La prise en compte d'autres critères que le prix dans les appels d'offres hospitaliers par les grands acheteurs comme UniHA aurait-elle permis le maintien de l'usine ?

Nous constatons en effet un véritable fonctionnement en silo : faute de pilotage unifié, la multiplicité des acteurs conduit à la mise en échec de certaines politiques publiques par d'autres politiques publiques...

M. Nicolas Dufourcq. - Les cahiers des charges d'UniHA prévoient déjà des clauses de localisation : on peut ne pas tenir compte seulement du prix. Mais, honnêtement, cela n'est pas appliqué ; certains entrepreneurs vous l'ont dit. Il faudrait que le ministère de la santé et ses agences puissent donner des coups de pouce et ainsi hiérarchiser leurs priorités
- localisation, prix, etc.

Il faut cependant avoir conscience que nous sommes sur des volumes très élevés ; nous parlons donc de pouième de prix... Les principes actifs ne représentent que 4 % du coût de la boîte de paracétamol. On a donc une fraction de centime par boîte pour financer les lignes de production, pas dix euros ! C'est une commodité au sens économique, c'est pourquoi je parle de système totalement « commoditisé ».

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour cette audition très éclairante. Nous vous ferons parvenir un questionnaire pour recueillir des éléments écrits complémentaires.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Ayman Sabae, président-directeur général de l'entreprise sociale égyptienne Shamseya, Égypte

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en échangeant avec M. Ayman Sabae, président-directeur général de l'entreprise sociale égyptienne Shamseya, dont l'objet est de « développer des solutions innovantes en matière de soins de santé qui placent le patient au coeur et au centre » des politiques sanitaires.

Lors de son audition par notre commission d'enquête, l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds) a, à plusieurs reprises, fait référence aux spécificités de la politique du médicament en Égypte, notamment en matière de délivrance des brevets et de production publique de certains médicaments.

Dans le cadre d'une réflexion sur l'élaboration d'une stratégie européenne de production des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), Mme Pauline Londeix, cofondatrice de l'Observatoire, a érigé l'Égypte en modèle d'une « production privée, mais réalisée en articulation très intelligente avec les pouvoirs publics et les bureaux des brevets, avec une volonté politique forte de faire accéder la population à des médicaments vitaux ».

C'est en particulier pour sa réussite dans la lutte contre l'hépatite C, dans un pays où la prévalence de la maladie était la plus élevée au monde, et pour sa capacité à mettre à la disposition de sa population le « fameux » sofosbuvir, que l'Égypte est souvent citée en exemple, et est même devenue une destination de tourisme médical : après le refus par le bureau des brevets égyptien d'accorder un brevet au laboratoire Gilead pour son Sovaldi, vendu à des prix exorbitants aux États-Unis et en Europe, le gouvernement égyptien a opté, en 2014, pour la production locale de génériques de ces nouveaux traitements antiviraux à action directe, et est parvenu à les fournir à des coûts plus de 1 000 fois inférieurs à ceux pratiqués dans certains pays à hauts revenus : pour l'association sofobusvir-daclatasvir, selon les chiffres disponibles, 120 dollars contre 147 000 dollars aux États-Unis et 41 000 euros en France pour douze semaines de traitement.

Lors de la mise sur le marché en France du Sovaldi, nombreux étaient ceux qui réclamaient un débat public sur la légitimité de certains brevets et sur l'utilisation de la licence d'office, outil juridique qui, bien qu'il soit inscrit dans le code de la propriété intellectuelle en France, n'a jamais été mis en oeuvre et ne paraît pas pouvoir l'être, aux dires des ministres de la santé successifs, qui nous l'ont confirmé lors de leurs auditions respectives.

Il nous a donc paru intéressant d'échanger avec vous pour évoquer les conditions dans lesquelles une telle politique a pu être mise en oeuvre dans votre pays et dans quelle mesure les actions entreprises en Égypte, notamment en matière d'accès à certains traitements innovants, pourraient être reproduites pour d'autres traitements ou transposées à d'autres pays, comme la France, dont la « disposition à payer » est évidemment très différente de celle de l'Égypte : les dépenses de santé sont infiniment moins socialisées en Égypte qu'en France, ce qui change la donne, notamment du point de vue des laboratoires.

Monsieur Sabae, sur ces sujets et sur les spécificités et limites du modèle égyptien, je vais immédiatement vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

M. Ayman Sabae, président-directeur général de l'entreprise sociale Shamseya. - Merci de votre travail important. Je commencerai par un aperçu des conditions et outils utilisés par l'État égyptien et la société civile égyptienne dans le cas des médicaments concernant l'hépatite C. Avant 2014, l'Égypte était le pays concentrant le plus grand pourcentage de cas d'hépatite C dans le monde. La raison en était une campagne menée par l'État égyptien dans les années 1950 et 1960 pour traiter massivement une autre maladie, la bilharziose, dont le traitement se faisait avec des injections de tartrate émétique. L'État égyptien a promu massivement ces injections, réalisées avec des seringues réutilisables, lavées, mais faisant l'objet de peu de mesures de prévention. Avec cette campagne, l'hépatite C s'est répandue dans tout le pays, à la faveur d'un déficit d'information sur le mode de transmission de cette maladie. Il était donc de la responsabilité de l'État de trouver une solution pour soigner les personnes atteintes.

Avant 2014, l'État égyptien a entendu les annonces de différentes compagnies pharmaceutiques, et notamment Gilead, sur la production de nouvelles gammes d'antivirus, qui promettaient des résultats très encourageants. Afin d'accéder à cet important marché, ces sociétés devaient réaliser de vastes essais cliniques en Égypte, pour s'assurer de l'efficacité du traitement sur le génotype de l'hépatite C répandue dans le pays. Une grande partie de ces essais a été conduite avec la coopération du Gouvernement, des résultats positifs offrant à ces acteurs un point d'appui important pour négocier ensuite avec le Gouvernement.

En outre, l'Égypte a décidé d'utiliser plusieurs outils dans ses discussions avec Gilead, comme avec les autres entreprises. Tout d'abord, le processus d'autorisation de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis imposait son calendrier : Gilead était la première entreprise à avoir obtenu cette autorisation, mais d'autres compagnies développant des produits similaires étaient sur le point de la recevoir ; il était donc important pour elle de pénétrer le marché égyptien rapidement. Ensuite, l'État égyptien était le premier acheteur de ces produits, afin de les distribuer dans les hôpitaux publics ; il entendait donc en acquérir une certaine quantité à des prix réduits. En contrepartie, l'entreprise pouvait, après un délai, les vendre dans les pharmacies privées, avec une plus grande liberté dans la fixation du prix. Enfin, des groupes issus de la société civile - je faisais partie des acteurs concernés - ont joué un rôle très important dans ces négociations, par le biais de réunions avec Gilead. Ainsi, le laboratoire s'est vu remettre des éléments de preuve quant au coût réel de production des médicaments concerné, ce qui l'a conduit à en baisser le prix. En tout état de cause, il était impossible de le vendre au prix demandé initialement en Égypte.

Au même moment, en Inde, se déroulaient des procès visant à déterminer si ces médicaments étaient de nouvelles technologies ou devaient être considérés comme des produits génériques. La justice indienne a tranché en considérant qu'il ne s'agissait pas de produits originaux, mais d'évolutions de technologies déjà existantes, ce qui empêchait l'attribution d'un brevet. Grâce à cet élément très important, l'État égyptien s'est trouvé en position de demander l'application du prix de référence accordé à l'Inde, menaçant, à défaut, de produire la substance concernée localement en mobilisant à cette fin les clauses de la déclaration de Doha sur la santé publique concernant la production de médicaments.

Avec tous ces moyens - pression de la société civile, licence obligatoire, prix de référence, poids de l'État... -, l'État égyptien a pu obtenir les conditions que l'on sait et produire le médicament comme un produit générique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci de ces éléments très intéressants. L'Égypte est confrontée très fortement à l'hépatite C, et vous avez dû trouver des solutions ; à partir de cette expérience, avez-vous pu mettre en oeuvre cette stratégie pour d'autres médicaments, alors qu'en Égypte, la prise en charge des traitements incombe très largement au patient et n'est pas prise en charge par un équivalent de la sécurité sociale permettant l'accès de tous aux traitements, quel que soit le territoire, me semble-t-il ?

Dès lors que vous avez développé un modèle intéressant permettant l'accès aux médicaments, des entreprises ont-elles pu les produire sur le territoire égyptien, du principe actif au produit fini ?

À la lumière de votre expérience, votre modèle vous semble-t-il exportable dans des pays industriels comme la France, voire vers toute l'Europe ? Ici, nous nous heurtons beaucoup au secret des affaires, aux brevets et à la propriété intellectuelle.

M. Ayman Sabae. - Dans le système de santé égyptien, selon les statistiques nationales, quelque 63 % de la population a droit à une assurance maladie publique, mais le taux de recours effectif à ce service n'est pas très élevé. On a tendance à faire appel aux poches des patients, qui, assurent par conséquent un pourcentage important de dépenses de médicaments.

S'agissant de l'hépatite C, les médicaments ont été presque exclusivement fournis par l'État via le système de santé national. Il y a trois ans, celui-ci a conduit une campagne nationale pour la détection et le diagnostic de cette maladie, puis pour son traitement gratuit. Il y a quelques mois, un rapport indiquait que le pays était sur le point d'éradiquer l'hépatite C grâce à ces campagnes et à ces médicaments achetés par l'État, et non par les patients. Il existe donc bien une certaine similarité avec les systèmes d'assurance publique en France, notamment en ce qui concerne l'achat en grandes quantités de médicaments. Pour assurer ce traitement, l'État a offert la licence nécessaire à la production de ces médicaments en Égypte à plusieurs entreprises ; Gilead a été la première, mais d'autres ont aussi pu produire leurs propres molécules, comme MSD. Ensuite l'État lui-même, à travers ses entreprises et usines nationales, a pu produire ces médicaments. Au départ, il se chargeait surtout de la dernière partie de la production, comme l'emballage, et non de l'ensemble du processus, mais au fur et à mesure, il a accordé des facilitations qui ont permis la production des matières premières et des médicaments eux-mêmes.

Ce système est devenu une règle en Égypte, avec la création d'une institution directement gérée par l'État en charge de l'approvisionnement massif en matière de technologies médicales et de médicaments. Pour pouvoir en disposer, les hôpitaux publics doivent se fournir à travers cette structure, aux prix, très bas, obtenu par le biais d'une négociation de masse. L'État utilise tous les outils à sa disposition dans cette négociation : la licence obligatoire ainsi que les dispositions de la déclaration de Doha ou de l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS Agreement) pour disposer des médicaments et des technologies au niveau national. La seule exception concerne les situations dans lesquels l'État a besoin de se procurer ces produits de manière plus simple.

L'Égypte a ainsi pu produire également des médicaments pour le traitement des atrophies musculaires. Ce sont des médicaments très chers - des millions de livres égyptiennes - produits exclusivement par des entreprises américaines et distribués à des prix exorbitants. Quand l'Égypte a inscrit dans sa Constitution l'obligation pour l'État de garantir une assurance publique - un processus qui prendra 15 ans à être finalisé sous la forme d'un système de couverture de santé universelle -, la responsabilité de l'État envers les patients concernés a augmenté ; le pays a donc pu fabriquer ces produits localement, à des prix 100 à 200 fois moins élevés que leur cours international. Cela relevait systématiquement d'une initiative de l'État, sous la pression de la société civile. De ce point de vue, l'Égypte n'a aucun problème à utiliser les flexibilités offertes par le TRIPS Agreement, alors que la France y est plus réticente, sous la pression des laboratoires.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous avez la capacité de discuter, car vous pouvez opposer aux laboratoires la capacité de produire dans votre pays les médicaments ; je suppose que vous ne pouvez pas faire cela pour tous les médicaments. Quelle est votre stratégie ? Faut-il constater une situation de crise particulière, une criticité particulière du médicament ou de la pathologie concernée pour décider de mettre en oeuvre ce processus ?

M. Ayman Sabae. - C'est plus facile à faire pour des maladies qui touchent un nombre important de patients, comme c'était le cas pour l'hépatite C, et moins quand ce nombre est limité, mais les initiatives conduisant à produire en Égypte ou sous licence viennent de la présidence, comme ce fut le cas s'agissant de l'atrophie musculaire. La négociation est de très haut niveau, mais il est parfois impossible de fournir certains médicaments, et il revient alors aux patients de les payer.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - S'agit-il d'entreprises d'initiative publique, l'exécutif décidant qu'une usine va produire tel médicament, en lien avec le laboratoire, qui y trouve également un intérêt, ou parvenez-vous à avoir une production exclusivement publique déconnectée du laboratoire ?

M. Ayman Sabae. - À ma connaissance, ce deuxième cas de figure ne s'est jamais produit, mais cette hypothèse sert de moyen de pression sur les entreprises.

L'État peut légalement décider du prix des médicaments vendus au grand public, qu'il gère donc directement, il ne laisse pas cette responsabilité au marché. Il dispose de nombreux outils pour obtenir des prix convenables et, face à une demande importante, les entreprises n'ont parfois pas le choix.

Mme Laurence Harribey. - Dans votre intervention liminaire, vous indiquez que l'État égyptien a cherché à mesurer le vrai coût du médicament. Comment avez-vous fait ? Comme le Gouvernement fixe les prix, comment décidez-vous que le prix décidé est le bon ?

Si j'ai bien compris, vous avez développé une production locale par la distribution de licences, et une autorisation de produire pour un prix fixe, déterminé par l'État. Finalement, quelle est la structuration de l'industrie pharmaceutique en Égypte ? Trouve-t-on beaucoup de PME, s'agit-il de grandes entreprises ?

M. Ayman Sabae. - Une étude conduite par des partenaires internationaux de la société civile sur le véritable coût de la production a été présentée à Gilead : elle estimait que le médicament vendu 3 600 dollars coûtait en réalité 250 dollars pour un traitement complet. Nous avons détaillé le calcul. Bien sûr, nous avons besoin de ressources importantes pour exploiter ces études avec précision, mais Gilead ne nous a pas donné d'autres informations. Nous les informons que nous disposions d'un tel document et nous leur demandons s'ils voient les choses autrement ; ils sont alors contraints de nous donner des détails pour réfuter notre étude, à défaut, ils doivent accepter le prix proposé. Dans ce cas, ils l'ont accepté et le Gouvernement a utilisé notre étude pour pousser en ce sens. Certaines institutions nationales, comme au Royaume-Uni, le National Institute for Health and Care Excellence (Nice), réalisent des évaluations des technologies de santé pour informer sur les coûts de production et établir un lien entre le coût des médicaments et leur résultat clinique. Toutes ces informations peuvent être utilisées dans les négociations.

Mme Laurence Harribey. - Quelle est la structuration de l'industrie pharmaceutique en Égypte ?

M. Ayman Sabae. - Il existe des entreprises internationales produisant en Égypte, mais aussi des entreprises publiques gérées par l'État, le secteur combine les deux cas de figure. La loi sur le prix des médicaments rend parfois compliquée pour ces entreprises la production en Égypte, faute de rentabilité. Ainsi, nous avons subi des pénuries de médicaments très importants, comme la morphine ou d'autres antidouleurs, car les restrictions légales sur les prix n'étaient pas favorables aux entreprises privées, lesquelles ont arrêté de produire. Dans le cas de l'hépatite C, le Gouvernement intervient par une production publique à travers ses usines. Si cet environnement de forte régulation n'est pas toujours favorable au secteur privé, on parvient régulièrement à un compromis, car les patients paient souvent de leur poche et il y en a beaucoup ! Les entreprises ne peuvent donc pas renoncer à ce marché. Elles sont par ailleurs très diverses, le secteur est fluide, et l'État y joue un rôle de plus en plus important.

Mme Émilienne Poumirol.  - Merci pour l'éclairage apporté à notre discussion. L'État joue donc un rôle majeur dans ce contexte comme le montre l'exemple de l'hépatite C. Le médicament pour la traiter est particulièrement coûteux ; or, l'Égypte, ayant une incidence élevée de cette maladie, présente un marché important. Au-delà des médicaments destinés à des situations de crise ou à des maladies spécifiques, pour lesquels le fait que l'État détermine les prix pourrait influencer la situation, produisez-vous des molécules plus communes, que nous appelons matures, telles que le paracétamol ou l'amoxicilline ?

M. Ayman Sabae. - Oui, nous disposons d'une vaste production locale de ces molécules. L'État n'intervient pas directement dans cette production à travers des usines publiques, sauf dans les cas où le secteur privé ne parvient pas à répondre aux besoins. Nous avons rencontré cette situation, par exemple, s'agissant de la production de lait infantile : quand le secteur privé a connu une pénurie, le gouvernement a commencé à en fabriquer. S'agissant des médicaments pour l'hypertension ou le diabète, par exemple, ainsi que des molécules communes comme le paracétamol, ils sont généralement produits par des entreprises locales. Ces dernières parviennent à trouver un équilibre entre une production qui leur procure un bénéfice et une réglementation qui fixe les prix. De plus, elles ont la capacité de protéger leur marché et, donc, de prospérer.

Mme Laurence Cohen. - Compte tenu de vos propos, je m'interroge sur deux points.

Premièrement, est-ce que les entreprises égyptiennes se concentrent uniquement sur la satisfaction des besoins de la population locale, ou ont-elles la capacité d'étendre leur action au-delà des frontières du pays ? Je ne parle pas forcément de concurrencer les entreprises européennes, mais plutôt d'atteindre les pays à faible revenu. Est-ce une politique menée actuellement ?

Ma seconde question porte sur la coexistence des secteurs public et privé. Si j'ai bien compris, la production publique intervient lorsque le secteur privé ne parvient pas à répondre aux besoins. Cependant, il semble que l'intervention publique est solidement ancrée dans la loi, voire dans la constitution. Serait-il juste de dire que dans ce contexte, l'État est le véritable pilote ?

M. Ayman Sabae. - En effet, le rôle de l'État est prépondérant et c'est lui qui a le dernier mot. Ainsi, une part de la production égyptienne commence à être destinée à l'exportation, notamment vers les pays africains. Au moment de la production de vaccins contre le covid, cela constituait une grande partie de la stratégie de l'État, dont l'objectif est bien de faire de l'Égypte un point central de production de médicaments, en particulier pour le continent africain. Pour autant, ce n'est pas comparable à l'Inde, où le respect des brevets peut être insuffisant. L'État égyptien met en oeuvre une stratégie pour devenir le principal fournisseur de médicaments pour le continent africain. Dans le cas des traitements de l'hépatite C, le pays a su se positionner en assurant un prix compétitif, ce qui a conduit au développement de projets de tourisme médical, des patients d'autres pays venant en Égypte suivre leur traitement. Il existe toutefois certaines restrictions à l'entrée et à la sortie des médicaments, notamment lorsque leur coût est pris en charge par l'État : les négociations avec les différentes entreprises imposent parfois que celles-ci ne puissent pas exporter ces produits à ce prix. L'État, quant à lui, achète les médicaments à des prix très bas, ce qui lui permet d'être le principal fournisseur des patients, mais maintient un prix de référence de ces médicaments, qui sert à l'exportation ou à la vente en pharmacie en dehors de la prise en charge par l'État ou l'assurance publique. Il s'agit donc d'un équilibre délicat entre, d'une part, l'ambition du pays en matière de fourniture de médicaments en Afrique et dans d'autres pays, et, d'autre part, ses relations avec les entreprises pharmaceutiques.

Mme Corinne Imbert. - Merci de toutes ces informations précieuses. J'aimerais aborder avec vous le sujet de Gypto Pharma City, ou Medicine City. D'après les informations que j'ai pu réunir, ce projet remonte à plus de sept ans et a été inauguré il y a deux ans. Selon le porte-parole de la présidence, le pays produirait 97 % des médicaments nécessaires à la population égyptienne. Pouvez-vous confirmer cette affirmation ?

M. Ayman Sabae. - C'est le souhait du gouvernement, son aspiration, mais ce n'est pas vraiment le cas actuellement. Cela correspond davantage à l'ambition de l'État d'être indépendant en matière d'approvisionnement en médicaments. Cependant, nous ne sommes pas encore arrivés à ce stade.

Mme Sonia de la Provôté, président. - Confirmez-vous que vous êtes actuellement confrontés à une pénurie de certains médicaments, notamment de l'insuline ?

M. Ayman Sabae. - Il est vrai que, comme d'autres pays, nous faisons face à des moments de pénurie, mais ceux-ci sont rares. D'ailleurs, ces situations ne sont pas toujours perceptibles pour le grand public, car l'État intervient rapidement. Il ne s'agit pas de pénurie générale, mais d'une pénurie d'un certain type d'insuline : les médicaments fournis par les systèmes d'assurance publique, par exemple, ne correspondent pas toujours aux attentes des patients. En effet, cette technique de licence et de production locale peut donner parfois l'impression que les médicaments produits ne sont pas de la qualité requise - il arrive que ce soit bien le cas. Dans certaines situations, les patients achètent eux-mêmes des médicaments à des prix plus élevés pour garantir leur valeur médicale. L'État soutient pourtant qu'il s'agit de la même molécule et des mêmes ingrédients principaux, mais les patients font parfois des expériences différentes et ont des besoins spécifiques. Les pénuries proviennent donc de ce décalage : il ne s'agit pas de pénuries généralisées dans le pays, et ces problèmes ne sont souvent même pas relayés dans les médias et réglés rapidement par l'État.

Mme Sonia de la Provôté, président. - Je vous remercie de cet échange enrichissant. Votre témoignage était intéressant, car la capacité de l'Égypte à produire autant de médicaments et sa stratégie visant à atteindre 97 % d'autonomie sont une véritable découverte. Cette autonomie est très significative, à l'heure où nous discutons de la souveraineté dans ce domaine, en Europe et en France.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Lise Alter, directrice générale de l'agence de l'innovation en santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour continuer notre série d'auditions du jour, nous entendons maintenant Mme Lise Alter, directrice générale de l'agence de l'innovation en santé. M. Bonnell, qui devait également être entendu aujourd'hui a malheureusement un empêchement de dernière minute ; nous lui ferons donc parvenir un questionnaire écrit. Mme Alter, vous êtes la première directrice de l'Agence de l'innovation en santé, ayant pris ce poste en novembre 2022 peu après l'annonce de la création de cette Agence. Comme vous avez pu le dire dans la presse, elle a pour ambition de jouer un rôle de « catalyseur », de coordinateur de l'écosystème français de l'innovation en santé.

Alors que nous ressentons, au fur et à mesure de nos travaux, la complexité de l'univers du médicament, la multiplicité des acteurs, on ne peut que souscrire à cette démarche de pilotage renforcé de cet enjeu d'innovation. Peut-être cette démarche pourrait-elle d'ailleurs être transposée à l'enjeu de l'approvisionnement en médicaments. Mais dans cette phase de « lancement » de l'Agence, vous pourrez nous dire si les moyens sont au rendez-vous et surtout, quels seront les leviers d'action concrets.

Pour cette audition d'une durée d'environ une heure, nous vous laisserons tout d'abord la parole chacun pour un propos général de 10 minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises. Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, Mme la Directrice générale, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Lise Alter prête serment.

Mme Lise Alter, directrice générale de l'agence de l'innovation en santé. - Je suis à votre disposition aujourd'hui pour vous présenter les objectifs de l'agence de l'innovation en santé et la contribution du plan France 2030.

Le plan France 2030 s'inscrit dans la continuité des différents programmes d'investissements d'avenir et du plan de relance de 2020 ; il a été annoncé par le Président de la République en octobre 2021 avec pour objectif principal de favoriser l'innovation dans tous les domaines de l'économie, d'améliorer notre qualité de vie et nos capacités de production. Sa particularité réside dans sa volonté d'investir massivement dans des axes et des domaines spécifiques et il vise à interconnecter tous les facteurs favorisant l'émergence des innovations : la recherche, l'innovation, la production et l'industrialisation. La santé fait partie intégrante de cette démarche et 7,5 milliards d'euros lui sont dédiés sur les 54 milliards d'euros du plan France 2030 : il s'agit de favoriser les investissements majeurs dans ce domaine en accordant une attention particulière aux enjeux de décarbonation. L'accent est mis sur les acteurs émergents - start-ups ou ETI - qui diffusent les innovations sur le territoire et le plan assume une prise de risque dans les choix d'investissement.

Le plan Innovation Santé France 2030 a été lancé simultanément et s'organise autour de trois grandes stratégies d'accélération. La première répond à la nécessité pour la France d'investir dans les biomédicaments et la bioproduction. Quand le plan a été lancé, nous étions dépendants à 95 % de nos importations en biomédicaments, dans un contexte où ces derniers sont les principaux vecteurs d'innovation : plus de 50 % des médicaments en développement sont des biomédicaments et, à l'horizon 2025, on estime que 50 % des médicaments du top 100 des médicaments les plus prescrits relèveront de cette même catégorie. À travers cette stratégie d'accélération de la bioproduction des biomédicaments, on cherche à anticiper les difficultés qui pourraient survenir dans les prochaines années en matière de structuration de la filière. Constatant aujourd'hui des tensions sur les produits de santé matures, il faut anticiper celles qui pourraient se manifester pour des molécules qui seront demain indispensables à l'ensemble de nos concitoyens. J'ajoute qu'en 2021, seuls cinq biomédicaments étaient produits sur le territoire national, contre 21 en Allemagne et 12 en Italie, ce qui témoigne de notre retard à rattraper.

La deuxième stratégie concerne les maladies infectieuses émergentes et les menaces nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques (NRBC). L'enjeu est ici de nous équiper et de tirer les enseignements de la pandémie pour améliorer la résilience de notre système de santé face aux crises. Il s'agit également de prévoir un certain nombre de contre-mesures face à des pathogènes possiblement émergents ou encore non identifiés. Cette stratégie a vocation à couvrir tous les maillons de la filière, depuis la recherche jusqu'à l'industrialisation.

Le troisième axe est le développement du numérique dans le secteur de la santé, avec des enjeux organisationnels. S'ajoute à ces trois stratégies un plan sur le dispositif médical innovant adapté au contexte de développement de la robotique, de l'intelligence artificielle, du bloc opératoire de demain, des implants et des prothèses. Ici encore, l'objectif est de mobiliser tous les éléments pour mettre en oeuvre cette stratégie, depuis l'innovation jusqu'au montage des essais cliniques, de la recherche clinique, de l'accès au marché et de l'industrialisation.

Dans ce contexte, l'Agence de l'innovation a été créée et structurée, au-delà du suivi des actions et des crédits du plan France 2030, autour de trois grands pôles. Je fais au préalable observer que le domaine de la santé est un secteur particulièrement régulé : ce n'est pas parce qu'une innovation est développée qu'elle trouve facilement un accès auprès des patients sur le territoire national. La première mission de l'Agence de l'innovation en santé est de se doter d'une capacité de prospective et de veille en santé pour anticiper l'arrivée des innovations et mieux préparer leur intégration sur le plan organisationnel et financier, dans le système de santé. C'est un enjeu majeur, comme en témoigne l'exemple des produits innovants contre l'hépatite C dont les gains d'efficience n'ont pas pu être obtenus rapidement en raison des délais de mise en place des changements organisationnels requis dans le système de santé. De même, l'utilisation des CAR-T cells (cellules T porteuses d'un récepteur chimérique), apparues dans les années 2017-2018, a eu un impact majeur sur le système hospitalier et il est nécessaire d'anticiper ces adaptations dans l'intérêt des patients. J'ajoute qu'il est très probable, tout particulièrement pour les nouveaux médicaments de thérapie innovante comme les biomédicaments, qu'il n'y aura qu'un ou deux centres de production en Europe, ainsi que quelques centres de traitement spécialisés et il est essentiel pour la France d'y être partie prenante ou même de disposer d'un de ces centres - c'est un enjeu majeur pour l'Agence.

Le deuxième grand volet de notre action va concerner l'accompagnement des porteurs de projets innovants et prioritaires dans le cadre des grandes stratégies d'accélération, comme France 2030 ou d'autres programmes qui pourraient concerner des domaines médicaux non couverts. Notre objectif sera d'aider les acteurs émergents à s'orienter à travers le foisonnement des dispositifs et des acteurs de l'écosystème de la santé en faisant office de guichet unique. Nous avons commencé à accompagner les 20 premières entreprises lauréates du programme French Tech Health20, en adéquation avec le degré de maturité de leur projet, depuis le stade de la recherche préclinique ou clinique jusqu'à l'accès au marché et à l'industrialisation.

Notre programme d'accompagnement comporte ici trois grands axes. Le premier est d'aménager aux acteurs innovants un accès prioritaire : nous négocions avec les autorités de santé des dispositifs de « fast track » pour gagner du temps dans le prononcé des autorisations d'essais cliniques ou réglementaires, sans préjuger, bien entendu, de leur contenu décisionnel. Nous mettons également en place un accès hors-cadre pour faire adapter, le cas échéant, les processus réglementaires, juridiques, financiers ou même organisationnels aux innovations tellement disruptives que le cadre existant n'est plus adapté. Par exemple, nous faisons face aujourd'hui à certains dispositifs innovants qui intègrent de l'intelligence artificielle à usage professionnel pour lesquels on ne dispose pas de méthodes d'évaluation ou de prise en charge bien adaptées. Le troisième volet de l'accompagnement des innovations vise à faciliter leur déploiement à grande échelle en France et à l'international.

La troisième mission de l'Agence est de favoriser l'accélération de tous les délais réglementaires et administratifs, de façon systémique et structurelle. Cela concerne tout particulièrement l'étape la plus chronophage qui est celle de la recherche clinique : en lien avec tous nos partenaires, nous allons nous efforcer d'agir sur les délais techniques d'inclusion des patients, la décentralisation, la digitalisation de la recherche clinique tout en travaillant sur les nouvelles méthodologies de recherche clinique.

Un mot enfin sur le rôle indirect de France 2030 dans la sécurisation des approvisionnements et la relocalisation d'un certain nombre de médicaments critiques. France 2030 n'a pas spécifiquement vocation à financer des capacités de production pour des molécules en tension d'approvisionnement mais ce plan va néanmoins avoir des effets bénéfiques dans ce domaine puisqu'il va favoriser la fabrication et l'industrialisation de traitements innovants. Parallèlement, pendant la crise de la covid, un appel à projets a été lancé pour sécuriser nos approvisionnements en produits critiques. Pour le paracétamol, un projet de relocalisation par l'entreprise Seqens a été annoncé par le Président de la République et, au total, 13 projets de réindustrialisation et modernisation portant sur les corticoïdes, les analgésiques, les anesthésiques, les antibiotiques et autres principes actifs ont pu être financés à hauteur de 146 millions d'euros.

Mme Mme Laurence Cohen. - Merci pour votre exposé liminaire. J'avoue que je m'y perds un peu dans la description des missions de l'Agence pour l'innovation en santé et je souhaiterais des précisions à ce sujet.

Le choix de rattacher l'Agence au secrétariat général pour l'investissement m'amène d'abord à m'interroger sur votre capacité de décision autonome, au-delà de la simple exécution des décisions déjà prises par le Gouvernement.

Il me semble également que la création de cette agence s'apparente plus à l'adjonction d'un nouveau service au niveau du secrétariat général pour l'investissement qu'à l'introduction en France d'un équivalent à la BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) américaine que l'on aurait pu souhaiter mais peut-être pourrez-vous nous éclairer sur ce point ?

Parmi les missions de l'agence figure en particulier, selon le site internet du ministère de la Santé, les questions de " chaîne logistique du médicament dans une perspective de résilience aux crises. " Comment se traduit concrètement cette formule qui me paraît assez obscure ?

Pouvez-vous également nous préciser, au-delà du volume d'aides à l'innovation, leur répartition exacte entre les secteurs privé et public ? Je pense évidemment au niveau très élevé du financement public de la recherche et du développement qui ne semble pas produire des résultats à la hauteur des besoins des patients, en particulier au niveau des médicaments innovants mis sur le marché - je n'ai pas pu obtenir d'indications sur ce sujet, y compris de la part de Bpifrance.

Par ailleurs, les personnes auditionnées opposent souvent les médicaments dits matures aux médicaments innovants et je voudrais savoir si les sujets d'innovation ou d'accès aux médicaments matures sont clairement délimités. Quels sont les projets qui seront financés dans ce domaine par le plan Innovation Santé 2030 et qui pourraient ainsi contribuer directement ou indirectement à prévenir ou résoudre les pénuries de médicaments ?

Lors de notre visite à EuroAPI à Vertolaye, on nous a également confirmé que la recherche portant sur les procédés de fabrication innovants n'est pas accompagnée à la mesure des bénéfices que l'on peut en retirer, en particulier pour redynamiser la production de médicaments matures.

Enfin, vous avez évoqué les possibilités d'intervention de votre agence en faveur de la réindustrialisation. À ce sujet, avez-vous prévu d'agir pour éviter la fermeture du site de production de principes actifs à Calais, l'entreprise Synthexim ayant été placée en liquidation judiciaire le 3 mai dernier ? Par ailleurs, il y a en cours une quarantaine de projets de relocalisation de principes actifs sur le territoire français : combien d'entre eux bénéficient-ils d'aides publiques à l'implantation et quels projets prévoyez-vous d'accompagner ?

Mme Lise Alter. - Tout d'abord, l'Agence a été rattachée, pour son lancement, au secrétariat général pour l'investissement : cela s'explique simplement par son caractère interministériel. La lettre de mission émane de la Première ministre et l'agence est étroitement liée aux ministres en charge de la Santé, de la Recherche, de l'Enseignement supérieur et de l'Industrie par le biais du comité de suivi France 2030 car, comme vous l'avez souligné très justement, l'innovation en santé ne peut être traitée selon un seul angle. La lettre de mission indique que des réflexions pourraient être menées sur l'évolution ultérieure de son statut juridique mais, pour le moment, l'agence est solidement ancrée au sein du secrétariat général pour l'investissement, ce qui constitue un atout précieux pour répondre au défi de l'innovation. Vous avez mentionné le modèle de la BARDA qui a été envisagé lors de la phase de préfiguration de l'Agence mais nous restons une petite structure de 15 personnes et nous nous adaptons en conséquence.

À ce stade, et sans préjuger d'éventuelles décisions ultérieures, l'agence doit s'appuyer sur cet ancrage pour piloter le plan Innovation Santé France 2030 autour des trois missions prioritaires que sont la prospective, l'accélération et l'accompagnement. Il s'agit de réduire les blocages qui ont fait l'objet de remontées très fortes en provenance de l'écosystème et de répondre au besoin important d'accompagnement des acteurs émergents de l'innovation pour que les avancées issues de la recherche française puissent se développer sur notre territoire. Par ailleurs et pour dresser un parallèle avec la BARDA, à travers la stratégie d'accélération concernant les maladies infectieuses émergentes et les menaces NRBC, nous sommes en lien étroit avec le ministère des Armées et nous construisons une collaboration avec l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA).

Votre deuxième question porte sur la mention, dans ma lettre de mission, du circuit logistique des dispositifs médicaux et des médicaments. C'est, parmi une longue liste de sujets, un des points qui pourraient être inclus dans le programme de travail de l'Agence, lequel sera défini annuellement et portera sur la contribution de l'innovation à la mise en place d'une politique de prévention ambitieuse. Je précise que nous construisons notre feuille de route, en la confrontant aux acteurs de terrain, à l'occasion du tour de France de l'innovation en santé que nous réalisons. La compétence de l'Agence en matière de chaîne logistique du médicament, dans une perspective de résilience face aux crises, doit aussi se construire au regard des différentes missions qui sont lancées aujourd'hui, en particulier sur la création d'une direction chargée de la préparation et de la gestion des crises sanitaires au ministère de la Santé et sur les réorganisations étudiées par Pierre Ricordeau. Je souhaite éviter les doublons, ainsi que de créer des structures concurrentes ou qui ne s'articulent pas correctement. C'est pourquoi cette éventuelle attribution de l'agence sera configurée en harmonie avec les suites données aux réflexions en cours. En tout cas, l'agence a naturellement vocation à s'intéresser à l'ensemble de la chaîne de valeur pour la diffusion et le développement des innovations en concertation avec l'ensemble des acteurs concernés comme le ministère de la Santé, les grossistes répartiteurs, les pharmacies d'officine et l'HERA car l'enjeu a une dimension européenne incontournable.

En réponse à votre interrogation sur la part des financements publics et privés dans les investissements relevant de France 2030, voici quelques ordres de grandeur sur la décomposition des 7,5 milliards dédiés à la santé. Les différents appels à projets et les trois grandes stratégies d'accélération représentent chacune entre 600 millions et 800 millions d'euros - avec une part dédiée à la recherche, à l'innovation et à l'industrialisation. Au-delà, entre 1,2 et 1,5 milliard d'euros sont dédiés à la recherche biomédicale, avec un effet de levier grâce à des cofinancements : dans ce domaine, nous venons d'ailleurs d'annoncer les lauréats des appels à projets (AAP), Instituts hospitalo-universitaires (IHU) et des appels à manifestation d'intérêt (AMI) sur les bioclusters. Je pourrai vous apporter les chiffres très détaillés sur la répartition entre recherche, innovation et industrialisation selon chaque stratégie. Il va de soi que les financements sont très importants en matière de bioprocédés et d'innovations dans le domaine de la bioproduction pour mettre en place les plateformes ayant la capacité de produire tout un panel de biomédicaments.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Votre réponse se limite-t-elle aux bioprocédés ?

Mme Lise Alter. - J'inclus également les procédés de production en général. Vous avez d'ailleurs estimé que la frontière entre les médicaments matures et les médicaments innovants peut être difficile à établir, mais ce qui est clair, c'est que France 2030 vise à intervenir dans l'industrie et les procédés de production sous deux angles. Cela concerne d'une part, les innovations dans les procédés de production - permettent de réduire les coûts, d'être plus efficaces et de contribuer à la décarbonation - et, d'autre part, les bioprocédés qui sont des techniques extrêmement innovantes.

Il est important de garder à l'esprit la nécessité d'accorder une priorité aux produits de thérapie innovante car les médicaments de thérapie génique ou cellulaire représentent les traitements de demain et il est crucial d'investir massivement dans ce domaine. Cela ne signifie pas que l'Agence de l'innovation en santé ne s'intéresse pas aux autres médicaments mais il ne faut pas manquer le rendez-vous des techniques de pointe, y compris des vaccins très innovants à fort impact préventif.

En ce qui concerne la réindustrialisation, l'Agence de l'innovation en santé n'est pas le ministère de l'Industrie et nous n'avons pas vocation première à venir au secours de tous les projets de fermeture d'usines. Cependant, si un site de production ou un projet a un caractère innovant, France 2030 peut s'y impliquer.

Mme Laurence Cohen. - Ma question portait également sur l'accompagnement des 42 projets de relocalisation des principes actifs : c'est important.

Mme Lise Alter. - Je mentionnerai trois projets : d'abord EuroAPI - ce dossier est en cours d'instruction dans le cadre d'un Projet Important d'Intérêt Européen Commun (PIIEC) -, ensuite Seqens, que nous avons évoqué, et enfin un troisième projet également en cours d'instruction et dont je ne peux pas, pour l'instant, vous parler mais qui pourrait faire l'objet d'un financement France 2030 dans le cadre d'une des stratégies d'accélération.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je voudrais tout d'abord vous demander si l'antibiorésistance et la découverte de nouveaux antibiotiques - innovants mais qui a priori ne relèvent pas des biothérapies - entrent dans le périmètre de vos stratégies. Cela concerne le risque d'être confrontés à des bactéries multirésistantes : le sujet est évoqué dans le « paquet pharmaceutique » européen qui vient d'être présenté et comporte un mécanisme d'encouragement à la production de nouveaux antibiotiques sous forme de bons d'exclusivité transférable au bénéfice des laboratoires.

Par ailleurs, l'Agence prend-elle en compte le risque de pénurie de médicaments dans ses choix d'accompagnement de protocoles de recherche, de laboratoires ou de processus de fabrication ?

Ma dernière question porte sur les questions de verdissement et de biothérapies. Si j'ai bien compris votre propos, votre objectif est de prévenir les pénuries potentielles à un horizon de 20 ans des futurs traitements qui vont occuper l'essentiel de l'arsenal thérapeutique. C'est une démarche intéressante et inédite d'anticipation d'une éventuelle catastrophe : avez-vous un début de retour d'expérience ou des éléments solides dans ce domaine ? Il me semble important de rassembler le plus d'informations possible au moment où, depuis 15 ans, on est en phase d'accélération exponentielle des pénuries de médicaments.

Mme Lise Alter. - Jusqu'à présent, il existait une délégation à l'antibiorésistance, mais nous sommes très attentifs à ce sujet majeur. Nous sommes, en particulier, très investis sur des projets d'entreprises qui mobilisent des bactériophages comme alternatives aux antibiotiques. Nous abordons également cette thématique à travers les menaces NRBC et les maladies infectieuses émergentes.

L'enjeu des pénuries de médicaments n'est pas mentionné explicitement dans notre lettre de mission mais j'y suis évidemment, à titre personnel, très sensible. Ce n'est pas l'angle sous lequel on m'a demandé de construire la feuille de route de l'agence mais dès lors que nous allons financer des projets de réindustrialisation, nous allons prendre en compte la nécessité de lutter contre les pénuries de médicaments à travers l'accompagnement des bioprocédés innovants, de la relocalisation de la production d'un certain nombre de molécules, ainsi que de projets mixtes vertueux. Ce n'est pas parce que nous préparons l'avenir et les pénuries de demain sur les thérapies innovantes que nous délaissons le présent.

Enfin, l'enjeu de décarbonation est pour nous majeur, récurrent et inscrit dans chacun des appels à projet France 2030.

Mme Corinne Imbert. - Merci Madame pour votre éclairage et je vous avoue que je souhaiterais plusieurs éclairages complémentaires à vos indications. On ne peut qu'être d'accord avec l'ambition affichée par France 2030 de donner un temps d'avance en matière d'innovation médicale. Aujourd'hui, nous sommes néanmoins confrontés à certains retards et pénuries qui font l'objet de notre commission d'enquête et j'ai plusieurs questions à ce sujet. Tout d'abord, quelle est la période prise en compte pour le cumul des 7,5 milliards d'euros dédiés à la santé ? Ensuite, s'agissant de la dimension interministérielle de l'Agence, vous avez cité l'influence de ministères, dont celui de l'Industrie, chapeauté par Bercy et je me demande qui l'emportera en cas d'arbitrage. Combien de projets prioritaires et de structures serez-vous en mesure d'accompagner par an ? S'agissant de l'accélération de l'accès à l'innovation, je rappelle que l'article 58 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 (LFSS) contenait plusieurs mesures pour activer l'accès aux médicaments innovants en raccourcissant leur parcours : utilisez-vous ce dispositif aujourd'hui en vigueur ? J'appelle ici, en matière de délais administratifs portant sur les recherches cliniques, à ne pas confondre vitesse et précipitation pour ne pas compromettre la sécurité des essais cliniques. Enfin, quel est votre avis sur la substitution des médicaments biosimilaires aux médicaments biologiques ?

Mme Lise Alter. - Les 7,5 milliards d'euros correspondent au cumul des allocations prévues jusqu'en 2030 : 1,5 milliard d'euros sont prévus pour renforcer la capacité de recherche biomédicale, 2 milliards sur les grandes stratégies d'accélération, 2 milliards pour accélérer la croissance des start-ups et l'innovation de rupture via un renforcement de l'investissement de Bpifrance, 1,3 milliard dédiés aux PIIEC et 500 millions d'euros pour le soutien transverse à la maturation des essais cliniques.

S'agissant de la mécanique de l'interministérialité, c'est, en général, Matignon - et non pas Bercy - qui arbitre les éventuels désaccords entre les ministères. Je ne dispose pas moi-même de capacités d'arbitrage mais je peux solliciter des réunions interministérielles au cas par cas.

En ce qui concerne les projets prioritaires, lorsque l'agence a été préfigurée, on a souhaité qu'elle puisse servir de guichet unique pour tous les porteurs de projets innovants afin de simplifier leurs démarches. Aujourd'hui, tel n'est pas le cas, tout simplement parce que notre équipe de 15 ETP n'a pas la capacité d'accompagner tous les projets et c'est pourquoi nous sélectionnons des priorités parmi ces derniers. Nous avons mis en place une démarche simplifiée en ligne pour inviter les porteurs de projets qui ressentent un besoin particulier d'accompagnement par l'agence à se faire connaître. Ensuite, nous choisissons les projets innovants devant bénéficier d'un soutien en collaboration avec nos partenaires et en particulier les ministères ainsi que les agences sanitaires qui pourraient être mobilisés dans le cadre des processus accélérés sur lesquels nous travaillons avec eux. Il va de soi que les grandes priorités du plan France 2030 font partie de nos critères de sélection. Pour l'instant, notre jeune agence accompagne 20 entreprises mais j'envisage par la suite que notre structuration permette de porter ce nombre à une centaine et c'est en avançant que nous pourrons vérifier si nous atteignons ces objectifs.

Pour avoir travaillé sur les dispositifs d'accès précoce au médicament - pré ou post autorisation de mise sur le marché (AMM) - en tant que directrice de l'évaluation et de l'accès à l'innovation à la Haute Autorité de Santé, je suis très sensible à votre question sur l'article 58 de la LFSS pour 2022. Je connais la valeur de dispositifs qui garantissent la sécurité des patients mais, bien entendu, tout n'est pas parfait et nous réfléchissons à d'éventuels ajustements à la marge sur la base des observations de terrain. Il s'agit pour nous de perfectionner ces mécanismes - sans prétendre réinventer l'eau tiède - et il serait intéressant d'explorer comment ils pourraient servir de modèles dans d'autres secteurs, comme les dispositifs médicaux. Je précise à nouveau que les mesures d'accélération des délais administratifs réglementaires n'ont pas pour vocation à préjuger des avis qui sont rendus, ni de décider seuls des délais acceptables par les agences sanitaires pour mener à bien leur mission. Nous souhaitons simplement que les différentes étapes du développement des produits de santé puissent être accélérées à chaque étape. L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la HAS sont très ouvertes à collaborer avec nous sur ce point mais pour un nombre limité de projets dont les enjeux justifient une réduction des délais. Les impératifs de sécurité et d'éthique qui me tiennent particulièrement à coeur seront donc préservés.

Enfin, nous avons aujourd'hui en France beaucoup plus de recul qu'il y a quelques années sur le secteur des médicaments biosimilaires, lequel n'est pas complètement superposé à celui des génériques. Au moment où nous investissons sur l'avenir avec des médicaments extrêmement coûteux, il importe de mobiliser toutes les marges d'efficience et, en particulier, d'accompagner un recours accru aux biosimilaires.

Mme Laurence Cohen. - Vous avez fait preuve d'une grande pédagogie pour nous préciser le rôle de cette agence nouvellement créée. Cependant, très franchement, il y a quand même une " maladie à la française " qui consiste à créer une structure en réponse à chaque problème. Vous nous décrivez le processus des arbitrages interministériels mais nous avons surtout besoin que le politique soit le donneur d'ordres unique et assure effectivement le pilotage. Je ne suis pas persuadée que la multiplication des agences à tous les niveaux simplifie les choses et fasse gagner du temps : cela absorbe beaucoup d'énergie et crée à mon sens un risque d'inefficacité. Je me demande si, au final, une petite start-up ou une petite PME ayant besoin de financements parviendra à trouver le bon chemin à parcourir et le bon interlocuteur. Nous prendrons connaissance avec intérêt de la liste des projets que vous avez proposé de nous envoyer car jusqu'à présent ce sont les mêmes noms - EuroAPI et Seqens - qui ont surgi au cours des auditions, mais ce ne sont pas les seuls à agir dans ce domaine et j'estime que la solution du mille-feuilles n'est pas toujours la meilleure.

Mme Lise Alter. - J'entends parfaitement votre point de vue et c'est précisément l'écueil que nous avons cherché à éviter en créant cette Agence dont il a bien été précisé qu'elle ne devait pas s'apparenter à une couche supplémentaire du mille-feuille. Quand j'ai pris mes fonctions, je me suis posé la même question que vous. Très sincèrement, plus je travaille dans ce domaine, plus je pense que cette structure interministérielle un peu différente des autres est un réel atout, dans un écosystème où se manifeste un manque de communication entre des acteurs ayant chacun, et tout naturellement, ses propres intérêts, son propre agenda et ses propres objectifs. L'agence a véritablement une vocation d'ensemblier et abrite en son sein des profils extrêmement divers - chercheurs, analystes de la donnée, experts en fonds d'investissement et en provenance de l'industrie pharmaceutique - aptes à synthétiser la diversité des enjeux. Mon profil est également mixte public / privé et facilite une compréhension holistique du sujet pour le faire avancer dans le bon sens. Encore une fois, l'agence est une petite structure de 15 personnes qui n'a pas vocation à dupliquer ce que font les autres mais à créer des synergies ainsi que des partenariats réels et utiles - c'est ma conviction. Par ailleurs, ma lettre de mission comporte des ouvertures possibles à la simplification du paysage sanitaire et notre mission consiste également à identifier les doublons ainsi que les superpositions excessives

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous nous confirmez donc que vos missions incorporent l'innovation organisationnelle. Je vous remercie vivement pour vos indications.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 50.

Mercredi 17 mai 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de Mme Agnès Buzyn, en sa qualité d'ancienne ministre de la santé. Je vous remercie, madame la ministre, de vous être mobilisée.

Hématologue de profession, vous avez été nommée ministre des solidarités et de la santé dans le gouvernement d'Édouard Philippe le 17 mai 2017 et avez conservé cette fonction jusqu'au 16 février 2020.

Votre expérience est, à deux titres, susceptible d'éclairer les travaux de la commission d'enquête.

D'une part, vous étiez ministre au début de la crise sanitaire. Notre assemblée vous a d'ailleurs déjà auditionnée dans le cadre de la commission d'enquête constituée sur les leçons de l'épidémie de covid-19, à propos de votre gestion des premiers signaux d'alerte et de l'importante diminution du stock de masques dans les années précédant la crise, qui a été brutale, violente et massive. Vous nous indiquerez quelles leçons vous tirez de cette période, concernant la constitution de stocks stratégiques, singulièrement de médicaments, et le rôle de l'État face à une crise sanitaire de grande ampleur.

D'autre part - et surtout -, indépendamment de la crise sanitaire, la période durant laquelle vous avez occupé vos fonctions ministérielles a été marquée par d'importantes difficultés en matière d'approvisionnement en médicaments. Celles-ci ont d'ailleurs motivé l'établissement, en juillet 2019, d'une feuille de route 2019-2022 comprenant 28 mesures pour lutter contre les pénuries et pour améliorer la disponibilité des médicaments en France.

Celles-ci étaient structurées autour de quatre axes : promouvoir la transparence et la qualité de l'information afin de rétablir la confiance et la fluidité entre tous les acteurs ; lutter contre les pénuries de médicaments par de nouvelles actions de prévention et de gestion sur l'ensemble du circuit ; renforcer la coordination nationale et la coopération européenne pour mieux prévenir les pénuries de médicaments ; mettre en place une nouvelle gouvernance nationale.

Vous nous indiquerez dans quel contexte cette feuille de route a été définie, et nous décrirez la manière dont elle a été reçue et mise en oeuvre par les différents acteurs de la chaîne. Surtout, et alors que la feuille de route n'a manifestement pas permis d'endiguer l'aggravation du phénomène de pénuries, vous nous indiquerez de quelle manière il est possible, selon vous, d'aller plus loin.

Rappelons que, à l'été 2018, une mission d'information du Sénat, à laquelle Mme la rapporteure et moi-même participions, avait été créée pour se pencher sur les pénuries de médicaments et de vaccins. À l'époque, environ 700 médicaments étaient en pénurie ; à l'heure actuelle, suivant les critères et le moment, un peu plus de 3 000 médicaments sont manquants.

Madame la ministre, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif sur l'ensemble de ces sujets. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions : comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame la ministre, à activer votre micro et à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.

Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse d'avoir l'occasion de discuter avec vous des pénuries de médicaments, car il s'agit d'un sujet qui m'a beaucoup préoccupée, avant même de devenir ministre.

En effet, j'avais déjà rencontré des difficultés, dans le cadre de mon exercice professionnel en tant qu'hématologue, pour me procurer des médicaments anciens afin de traiter des malades. Ceux-ci étant très peu chers et étant utilisés sur une cinquantaine de patients en France, ils ne constituaient plus un marché porteur et n'intéressaient pas du tout l'industrie. J'étais alors parvenue - c'était il y a environ 20 ans - à mobiliser la pharmacie centrale des hôpitaux de Paris pour qu'ils nous fabriquent un médicament.

J'ai donc vu arriver cette question dans les années 2000. Je l'ai également sentie lorsque je dirigeai l'Institut national du cancer (INCa), certains médicaments anticancéreux se trouvant parfois en tension. J'ai notamment le souvenir que Sanofi avait arrêté, pour une raison que je n'avais pas bien comprise, de produire le vaccin BCG, qui était utilisé dans le cadre du traitement des cancers de la vessie. Il n'existait pas de traitement de substitution, aussi avait-il fallu faire des recommandations professionnelles pour trouver une solution.

Il s'agit donc d'un sujet qui m'a mobilisée en tant que médecin et, bien sûr, en tant que ministre. Lorsque j'ai été nommée ministre, les pénuries de médicaments avaient été multipliées par vingt en dix ans : nous étions passés de 44 pénuries en 2008 à 868 pénuries en 2018.

À cette époque, je savais déjà que les causes des pénuries étaient multifactorielles, mais j'avais du mal à obtenir un état des lieux pour l'ensemble des médicaments utilisés sur le territoire. J'ai donc mandaté le général Arnaud Martin, alors haut fonctionnaire de défense et de sécurité au sein du ministère de la santé, chargé des questions de souveraineté, notamment économiques, de me rendre un rapport pour savoir où se situaient les risques, quels types de médicaments étaient les plus sujets à un risque de pénurie et quel était notre niveau de dépendance concernant les médicaments indispensables.

Celui-ci a ciblé son travail sur la liste des médicaments indispensables qui avait été produite par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2018, qui donnait une bonne idée du paysage.

Son constat était le suivant : pour deux tiers des médicaments considérés comme indispensables, il y avait clairement une redondance des sites de production et des détenteurs d'autorisations de mise sur le marché (AMM). En effet, 157 médicaments n'étaient produits que par un seul laboratoire, mais disposaient d'au moins deux sites de production, et 98 % de ces sites se situaient au sein de l'Union européenne, dont 44 % en France.

Notre plus grande dépendance concernait les médicaments d'infectiologie
- antibiotiques, antiviraux... -, dont 24 % étaient produits sur un site unique et 74 % l'étaient hors de France.

Ce qui m'avait vraiment alerté dans son rapport - qui était une note de deux pages -, c'est que 80 % des médicaments indispensables produits en France avaient recours à des principes actifs (ou API, pour active pharmaceutical ingredient) qui n'étaient pas fabriqués au sein de l'Union européenne.

Les stocks de médicaments indispensables faits par les industriels étaient très variables, allant de deux semaines à six mois selon les médicaments. Lorsqu'on les interrogeait sur l'adaptabilité de leurs outils de production, les industriels répondaient qu'ils avaient les moyens d'adapter leur ligne de production en cas de tension ou de pénurie, mais que cela nécessitait des délais de mise en forme importants, variant de trois à neuf mois.

Surtout, dès lors qu'une chaîne de production est utilisée pour fabriquer un produit en pénurie, il y a un retentissement sur d'autres produits. Autrement dit, résorber les tensions sur un type de médicament peut en créer de nouvelles sur d'autres produits.

Il s'agissait donc d'un rapport inquiétant, l'alerte maximale portant sur la provenance des principes actifs. Je reviendrai peut-être au commentaire que vous avez fait sur la crise covid, car un parallèle peut être fait avec ce que nous avons subi pour les stocks de masques.

Les causes de rupture sont extrêmement variables d'un produit à l'autre, la production faisant intervenir de très nombreuses étapes. Souvent, les produits passent par plusieurs pays. D'ailleurs, lorsque les contrôles douaniers allaient être remis en place avec le Royaume-Uni en raison du Brexit, nous avions identifié quantité de chaînes de productions qui allaient être ralenties, car les emballages étaient fabriqués de l'autre côté de la Manche.

Nous voyons donc bien que toutes ces étapes durant lesquelles le médicament voyage, de son principe actif initial à la boîte finalement distribuée en France, peuvent être l'objet de rupture, car une usine a brûlé, car une contamination bactérienne s'est produite à une étape de la production, etc.

J'ai été particulièrement marquée par la pénurie de corticoïdes que nous avons subie en 2019, car il n'y a quasiment pas de médicaments plus indispensables que ces derniers, qui sauvent des vies tous les jours. Or personne n'avait été vraiment alerté d'un risque de pénurie, du fait du nombre d'industriels qui produisent ce type de médicaments, sous différents dosages et sous différentes formes galéniques.

En tirant le fil jusqu'au bout, nous nous sommes rendu compte que l'un des principes actifs était fabriqué en Chine. Les Chinois ayant dû arrêter la production pour une raison X ou Y, ce ralentissement a eu un retentissement mondial en créant une pénurie de corticoïdes touchant tous les fabricants.

J'ai beaucoup travaillé sur les pénuries, non seulement de médicaments, mais de ressources humaines dans le monde de la santé. Lors de mon passage à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2021 et 2022, je me suis penchée sur ce qu'il se passait à l'échelle mondiale, ce qui m'a permis de mieux comprendre ce que nous avions subi en France.

En réalité, toutes les pénuries sont mondiales, car la population de la planète a doublé en deux générations. Nous sommes passés de moins de quatre milliards d'habitants à huit milliards et même bientôt neuf milliards d'habitants. Or, parmi ces quatre milliards d'habitants supplémentaires, au moins trois milliards de personnes sont sorties de la pauvreté, se sont constituées en classes moyennes, en Afrique, en Chine, en Inde et consomment du soin - je sais que cette expression peut choquer, car la santé n'est pas un bien de consommation courant, mais c'est simplement une expression de macroéconomie de la santé.

L'utilisation des ressources en soins s'est donc étendue à de nombreux pays qui, jusqu'alors, ne soignaient pas leur population parce qu'elle était trop pauvre. Or trois milliards de personnes supplémentaires à soigner en deux générations, c'est énorme !

De plus, la population mondiale a gagné 20 ans d'espérance de vie, ce qui implique une augmentation de la population âgée de 60 ans à 80 ans, qui consomme des hypertenseurs, de la chimiothérapie, etc.

Ainsi, les besoins en ressources humaines et en produits de santé ont explosé de manière exponentielle, sans anticipation. Nous n'avons multiplié par quatre ou cinq ni le nombre de médecins ou d'infirmiers formés dans le monde ni le nombre de chaînes de production de médicaments.

Les pays émergents consommant les mêmes produits de santé que nous, nous sommes entrés en concurrence. Les industriels font ainsi fonctionner la loi de l'offre et de la demande et se tournent parfois vers le plus offrant.

Nous pourrons revenir sur la spécificité du marché français, car j'estime que nous sommes l'un des plus beaux marchés au monde, contrairement à ce que disent parfois les industriels.

Ainsi, la tension est partout et de gros investissements doivent être réalisés sur les chaînes de production de l'ensemble de la planète.

Par ailleurs, la mondialisation a entraîné des délocalisations en Chine ou en Inde pour des raisons de coût de la main-d'oeuvre. En outre, j'ai réalisé que nos normes environnementales européennes rendaient le coût de l'industrie chimique important, poussant les industriels à délocaliser leurs sites de production. En somme, nous avons délocalisé notre pollution.

Voilà pour le contexte général. Madame la rapporteure, après avoir réuni un groupe de travail incluant tous les acteurs du secteur - pharmaciens, grossistes-répartiteurs, industriels, associations de malades, soignants, etc.-, nous avons en effet établi une feuille de route inspirée des travaux de la mission d'information du Sénat, afin de « tirer dans tous les coins » pour améliorer la situation, sachant qu'il n'y a pas de remède miracle aux pénuries, même si des solutions existent.

Le premier axe consistait à favoriser la transparence et l'information pour anticiper les besoins, afin de fluidifier les chaînes de commande pour les pharmaciens lorsqu'ils sentent qu'une rupture risque de se produire et qu'ils ont un patient recourant à un médicament spécifique. J'ai malheureusement compris que sa mise en oeuvre n'était pour le moment pas efficiente.

Le second axe prévoyait des actions de prévention et de gestion des circuits, notamment celle d'offrir aux pharmaciens d'officine la capacité de remplacer automatiquement un produit manquant par un produit équivalent sur la base des recommandations de l'ANSM pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM).

Nous avons renforcé les plans de gestion des pénuries (PGP) des industriels, que nous avons obligés à disposer de stocks à deux mois, délai pouvant être porté à trois ou quatre mois en cas de tension.

Nous avons également réfléchi à des procédures d'achat. Les marchés publics, notamment hospitaliers, tendent à choisir le moins-disant financier. Or, à force de choisir les médicaments les moins coûteux - à juste titre -, nous mettons en difficulté des industriels, ce qui nous expose un peu plus à un risque de pénurie.

Nous nous sommes donc penchés sur de nouveaux critères pour déterminer les notes lors de l'attribution d'un marché public, par exemple le fait que le médicament est produit en France ou en Europe. Autrement dit, nous avons réfléchi à d'autres indicateurs pour rendre la chaîne de production plus robuste et pour nous redonner un peu de souveraineté, plutôt que de tout miser sur les baisses de prix.

Le troisième axe visait à renforcer les coordinations nationale et - surtout - européenne, l'échelle européenne étant à mon sens la bonne échelle de travail. Les mesures recommandées étaient le renforcement de la régulation et de la connaissance des sites géographiques de production, avec une cartographie plus robuste que celle dont nous disposions.

En effet, une cartographie est fluctuante : elle montre qui produit quoi et qui dispose d'une AMM à un instant T, mais, un an plus tard, elle peut être caduque, car le principe actif a été attribué à un autre industriel. Elle doit donc être mise à jour en permanence. L'échelle européenne nous semblait être la bonne pour mener à bien ce travail.

Nous avons également suggéré de renforcer les sanctions, y compris financières, pour les industriels n'appliquant pas des plans de gestion de pénuries de qualité.

De plus, nous avons souhaité préserver des médicaments anciens - en tant que médecin, je suis particulièrement attachée à cette mesure. En effet, si l'innovation est importante, l'essentiel pour un médecin est de disposer d'un nombre suffisant de médicaments, qui sont autant de possibilités thérapeutiques offertes aux patients, les patients réagissant différemment aux divers médicaments.

Il nous faut donc impérativement préserver les médicaments utiles et anciens dont nous disposons. Ainsi, l'idée était de tenir compte du coût de revient et de l'état du marché pour rétablir un prix pour des médicaments anciens dont le prix avait chuté au fil du temps et qui n'étaient plus assez rentables pour les industriels.

Par ailleurs, nous avions demandé à conduire une mission sur une solution publique de production de médicaments. J'ai évoqué mon expérience professionnelle avec la pharmacie centrale des hôpitaux de Paris, qui est un établissement pharmaceutique. Les pharmacies à usage intérieur (PUI) et centres hospitaliers universitaires (CHU) sont également en capacité de produire des médicaments.

Toutefois, il ne faut pas se leurrer : ils sont capables de produire au coup par coup, en cas de pénurie, mais ne peuvent pas tout régler lorsqu'il manque 1 000 ou 2 000 médicaments. De surcroît, de nombreux médicaments sont de plus en plus compliqués à produire, notamment dans le cadre de biothérapies - c'est-à-dire tout ce qui passe par de la génétique. Ces derniers ne peuvent pas être produits dans une pharmacie centrale.

Il y a donc des limites à cette idée, chère à Mme la rapporteure, d'un pôle public du médicament. Si je crois qu'il en faut un, j'estime qu'il doit se développer à l'échelle européenne, nos partenaires rencontrant les mêmes difficultés que nous. Nous devons définir ses capacités. Il est illusoire de penser qu'un pôle public puisse remplacer l'industrie pharmaceutique, qui représente des milliers et des milliers d'usines et de savoir-faire.

Pour autant, il ne faut pas abandonner cette piste. Je ne pense simplement pas que l'échelle d'un pays soit la bonne. Il faut être conscient du fait que la population française équivaut actuellement à celle de deux villes chinoises - nous sommes 67 millions d'habitants, les nouvelles villes chinoises en comptent 30 millions.

Autrement dit, nous devons nous donner les moyens d'être compétitifs. Pour cela, l'échelle européenne, avec ses 300 millions d'habitants, permet de nous placer en position de discuter avec les Big Pharma, c'est-à-dire des industries mondialisées ayant des monopoles sur des produits.

Pour renforcer la coordination européenne, nous avions également prévu des achats groupés européens pour réduire la compétition entre États européens - car, ne nous leurrons pas, elle existe. Certains États sont prêts à mettre plus d'argent sur la table que les autres pour attirer certains produits. Nous l'avons constaté pendant la crise de la covid : certains allaient acheter des masques directement sur les tarmacs.

Le marché français a cette particularité que 100 % des malades qui ont besoin d'un médicament innovant y ont accès. Nous sommes l'un des seuls pays au monde où chacun a accès à l'innovation, qui est remboursée. Nous sommes donc dans une situation différente de celle de certains autres pays européens, dont seule une fraction de la population accède à des médicaments.

Le quatrième axe portait sur la gouvernance. L'idée était que le l'ANSM soit au centre du jeu, car l'agence connaît les stocks, les importations, etc. Nous avions donc lancé un comité de pilotage, dont la première réunion s'est tenue le 23 septembre 2019.

En parallèle de cette feuille de route, qui visait à améliorer la situation partout où nous disposions d'un levier national, nous avions confié à Jacques Biot, ancien président de l'École polytechnique qui avait beaucoup conseillé les industriels du médicament, une mission sur les aspects purement industriels de la question, c'est-à-dire comment travailler avec les industriels pour régler les pénuries.

Celui-ci devait nous rendre un rapport en janvier 2020. Je pense qu'il l'a rendu en temps et en heure, mais je n'ai pas le souvenir de l'avoir lu. Ayant quitté le ministère le 15 février 2020, le rapport circulait peut-être déjà dans mon cabinet, mais je ne me souviens pas l'avoir vu. À cette époque, je passais beaucoup de temps au Sénat pour l'examen de la loi relative à la bioéthique et m'occupais de la réforme des retraites. J'étais donc assez occupée et il est possible que le rapport se soit trouvé sur mon bureau sans que j'aie l'occasion de le lire.

Voilà pour ce qui relève de mes actions en tant que ministre. En ce qui concerne les solutions, je suis prête à en discuter avec vous, mais je pense que les questions autour du médicament sont en réalité plus vastes que les seules pénuries.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous en convenons bien volontiers, mais l'objet de cette commission d'enquête est de répondre à la question des pénuries, qui va s'aggravant et nous semble loin d'être endiguée.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Madame la ministre, je vous remercie de cet effort de sincérité et de synthèse. Je vous poserai plusieurs questions pour vous permettre d'approfondir vos réponses afin que nous maîtrisions mieux les choses.

Entre 2008 et 2018, le nombre de pénuries signalées à l'ANSM a été multiplié par vingt. Dans ce contexte, vous avez présenté une feuille de route pour les années 2019 à 2022, comportant 28 mesures pour lutter contre les pénuries.

À votre connaissance, ces travaux ont-ils été ralentis, voire suspendus pendant la crise sanitaire ? Comment ces mesures avaient-elles été reçues par l'ensemble des acteurs du secteur - industriels, distributeurs, pharmaciens, etc. ?

Ma deuxième question porte sur la transparence et l'exhaustivité de l'information en matière de ruptures d'approvisionnement, dont vous avez fait un axe majeur. Cette ambition paraît aujourd'hui largement inachevée. Pourquoi n'a-t-il pas été possible d'agir plus rapidement ? Quels sont les points de blocage que vous avez pu identifier ?

Ma troisième question a trait à l'objectif de prévenir plus efficacement les pénuries de médicaments. Ce n'est pas un phénomène nouveau, mais il va s'amplifiant. Face aux difficultés rencontrées, notamment cet hiver dans un contexte particulier avec une résurgence épidémique prévisible, pouvez-vous tirer un premier bilan de la mise en oeuvre de la feuille de route lorsque vous exerciez vos fonctions ministérielles ? Quels sont les axes sur lesquels des efforts supplémentaires doivent être déployés pour mieux prévenir et gérer les pénuries ? Vous avez parlé de la mise en place de sanctions financières, il en a été question lors de nos auditions et il serait peut-être nécessaire de les renforcer, d'autant que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) n'en a signifié que trois ou quatre, ce qui est infime par rapport à la réalité.

Ma quatrième question porte sur les stocks et la pandémie de covid-19. On l'a dit, au début de la pandémie, la question de la gestion des stocks de masques a soulevé de très lourdes interrogations, notamment quant aux raisons de la destruction de plusieurs millions d'entre eux ou au dépassement de la date de péremption. Quels enseignements en tirez-vous, toutes proportions gardées, pour la constitution de stocks de médicaments critiques ? Il faut en effet relever que, bien souvent, des politiques sont menées par les différents ministres de la santé et l'on en tire rarement un bilan ou des enseignements pour corriger les politiques à venir.

Ma cinquième question a pour objet la transparence. En mai 2019, une résolution de l'OMS sur la transparence concernant les prix des médicaments a été adoptée à l'unanimité. En novembre 2019, avec le Premier ministre, vous avez été destinataire d'une lettre ouverte signée par plus de 70 organisations et personnalités demandant davantage de transparence dans les politiques du médicament. Pourquoi la France a-t-elle mis du temps pour soutenir cette résolution de l'OMS, dont il me semble que vous n'avez pas facilité l'adoption ?

Le Sénat s'est prononcé à une forte majorité en faveur d'un amendement allant dans cette direction, ensuite rejeté par le Conseil constitutionnel pour des raisons formelles, mais vous aviez la possibilité en tant que ministre de passer outre ce blocage en agissant à l'échelon réglementaire. Pourquoi ne l'avoir pas fait ? C'est une question que se pose également l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.

Ma dernière question concerne votre rapport aux grands laboratoires. Dans l'ouvrage Chantage sur ordonnance. Comment les labos vident les caisses de la Sécu, la journaliste Rozenn Le Saint interroge le financement public de l'industrie pharmaceutique pour des résultats quasi nuls. L'auteur rapporte vos propos qui exprimeraient une indignation concernant les aides et la difficulté du ministère de la santé à résister à la pression des grands labos. Vous vous en êtes insurgée au moment de la covid et des vaccins. Comment faire en sorte que les investissements publics ne soient pas dévoyés et répondent réellement aux besoins des populations ?

Cette commission d'enquête ne cherche pas tant à dresser un état des lieux qu'à formuler des propositions. Vous avez parlé du pôle public du médicament, proposition qui a été rejetée ici même le 9 décembre 2020. Vous avez également donné comme exemple la pharmacie centrale : nous avons auditionné l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps). Aujourd'hui, elle n'a même plus les moyens de fabriquer des médicaments et a recours à des entreprises pour le faire dans un partenariat public-privé. Puisque c'est possible en temps de crise, ne serait-ce pas possible pour une liste restreinte de médicaments critiques, ce qui permettrait à la France de reprendre un peu de souveraineté ?

Mme Agnès Buzyn- Y a-t-il eu un ralentissement de la mise en oeuvre de la feuille de route pendant la covid ? Oui, à l'instar du plan Ma santé 2022 ou du plan de refondation des urgences. Tout s'est arrêté en février 2020 ; les choses ont repris petit à petit, mais, comme entre temps beaucoup d'acteurs ont changé, il est très difficile de s'inscrire dans une continuité, après un tel délai où de facto pas grand-chose n'a pu se passer, avec des changements de ministres et d'administration centrale. Certaines politiques publiques et certains plans ont même été oubliés. Cela explique que tout ce qui concerne plan transparence n'ait pu avancer : les outils informatiques manquent ; qui plus est, c'est assez compliqué à mettre en oeuvre, puisque le nombre d'acteurs impliqués dans la chaîne de production et de distribution est considérable - grossistes répartiteurs, pharmaciens d'officine, prescripteurs, agences réglementaires, industriels... - et que, pour chaque médicament, cette chaîne peut varier. Cela peut expliquer le retard pris.

Quant à la feuille de route, elle avait été travaillée par tout le monde. On était donc arrivés à un consensus, même si la question des stocks avait posé pas mal de problèmes aux industriels - et ne parlons pas de la question des sanctions, même si, à l'arrivée, les sanctions n'ont pas été nombreuses.

J'en viens au bilan. À ce que je vois dans la presse, la situation ne s'est pas améliorée en ce qui concerne les pénuries et les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, ce qui est très inquiétant. La feuille de route répond aux conséquences et pas à la racine du mal, à savoir le manque d'industrialisation, la délocalisation, la fabrication de principes actifs centralisée en Chine. Or l'industrie pharmaceutique ne s'est pas mise à construire des usines de production de principes actifs dans l'Union européenne, pour des questions de normes environnementales.

J'ai voulu fermer l'usine de Sanofi qui fabriquait de la Depakine dans le Sud-Ouest de la France, à cause des rejets et de la pollution que cela entraînait, mais je me suis rendu compte que ce site produisait 98 % de la Depakine mondiale. Pour nombre d'enfants ou de personnes souffrant d'épilepsie, il n'existe pas de médicaments de substitution. On se retrouve donc pris entre le marteau et l'enclume, sans avoir non plus les moyens financiers d'obliger des industriels à doubler leurs chaînes de production.

Il ne faut donc pas attendre un miracle de la feuille de route quand on mesure le problème industriel de délocalisations massives, alors même que les besoins en termes de consommation ont triplé, voire quadruplé dans le monde au cours des dix dernières années. C'est un problème mondial. C'est pourquoi la question de la souveraineté doit à mon sens se traiter à l'échelon européen : ce n'est pas la peine d'être en compétition les uns avec les autres pour tenter d'attirer les médicaments en cas de pénurie en mettant plus d'argent sur la table. C'est cela aujourd'hui que jouent les industriels aujourd'hui et ce n'est pas tolérable. Pour éviter cela, il faut des achats groupés et surtout des productions, voire des pôles publics à l'échelon européen et pas à l'échelon français.

La production d'un médicament n'est pas un métier comme un autre. Elle est soumise à de très lourdes normes, à des règles de qualité qui sont notamment assurées par la Direction européenne de qualité des médicaments et soins de santé. Il s'agit d'une structure administrative située au Conseil de l'Europe, à Strasbourg, qui emploie 400 personnes en charge de la qualité et de la mise en oeuvre des normes, qui évalue la qualité des principes actifs en Europe. Je ne suis pas sûre que vous en ayez beaucoup entendu parler, parce que, moi-même, comme ministre, je n'en ai pas entendu parler. Cela vaudrait le coup de voir ce qu'ils sont capables de faire pour aider à lutter contre cette pénurie de médicaments.

À l'évidence, les sanctions financières ne font pas assez peur. Ce n'est pas une motivation suffisante aujourd'hui pour les industriels. Qui plus est, je ne pense pas qu'une sanction financière à l'échelle de la France ait la moindre capacité de faire changer des politiques industrielles ou de distribution de médicaments qui sont, pour la grande majorité des produits, décidées aux États-Unis, les sièges de la plupart des Big Pharma étant américains. Vu l'ampleur et la racine du problème, j'ai vraiment du mal à imaginer une solution purement française.

Sur les stocks des masques pendant la covid, sans refaire toute l'histoire, je rappelle que la destruction des masques avait été totalement programmée et était totalement connue de Santé publique France. Elle avait été décidée en 2013 et prévue pour 2015, donc bien avant que je n'arrive. Les masques périmés avaient toujours vocation à être détruits et la politique de destruction était classique à Santé publique France. Il n'y avait donc rien d'anormal.

En revanche, ce que l'on a subi de plein fouet, et cela rejoint complètement le thème de cette commission d'enquête, c'est que toute la stratégie mise en place par mes prédécesseurs en 2011 et 2013, notamment à la suite de la crise H1N1, marquée par beaucoup de critiques concernant les stocks trop importants - la plupart des rapports avec pointé du doigt la gabegie financière -, reposait sur la constitution, d'une part, de stocks tournants, c'est-à-dire régulièrement remis dans le circuit pour éviter les péremptions, ce que, d'un point de vue logistique, Santé publique France avait du mal à mettre en oeuvre, d'autre part, de stocks tampons. De quoi s'agit-il ? Plutôt que d'avoir des milliards de produits de santé en stock, ce qui représente des entrepôts de type Amazon, il s'agit de faire des stocks pour un mois en attendant les commandes. Pour autant, ce que personne n'avait anticipé à l'époque, c'est que, même s'il y avait plusieurs sites de production de masques ou d'équipements de protection en Europe, les matières premières servant à fabriquer les masques étaient toutes fabriquées à Wuhan, dans la région de Hubei. Par conséquent, au moment où j'ai lancé mes premières commandes, le 24 janvier 2020, Wuhan venait d'être fermé par les Chinois et les matières premières n'ont pu être exportées. C'est exactement ce qui se passe avec la pénurie de médicaments : le principe actif est délocalisé dans une usine en Chine et le monde entier en paye le prix. Pour les masques, c'était pareil, sauf que personne n'était au courant et n'avait anticipé des besoins de stock bien supérieurs.

Par ailleurs, personne n'a vraiment tiré le fil jusqu'au bout de ce qu'il aurait fallu comme stock de masse pour tenir un mois, puisque, contrairement à ce que l'on dit, c'est non pas un milliard, mais quatre milliards de masques qui étaient nécessaires par semaine. En effet, il n'y avait jamais eu aucune recommandation au monde, jusqu'à ce que l'OMS change sa recommandation en juin 2020 et incite le port du masque en population générale. Tous les calculs avaient été faits pour stocker des masques pour les soignants et les malades.

En réalité, tous les problèmes se sont superposés et je ne reviendrai pas sur la complexité de cette crise qui est liée à deux facteurs : d'une part, il fallait des masques en population générale, d'autre part, la totalité des matières premières pour les produits de protection était produite dans la région de Hubei, qui allait être fermée parce que c'était le l'épicentre d'une épidémie. On pouvait difficilement faire preuve de plus de malchance ! Si cette matière première avait été fabriquée en Thaïlande ou aux États-Unis, nous n'aurions pas eu ces problèmes de commandes. Reste que cela pointe exactement la difficulté que nous rencontrons aujourd'hui avec les pénuries de médicaments et la nécessité d'une souveraineté.

Malheureusement, nous avons tous la mémoire courte, pour les masques comme pour les pénuries de médicaments. On a relancé la production de masques en France pendant la crise de la covid mais, les prix de production étant élevés, progressivement, les hôpitaux ont arrêté d'acheter les masques auprès de producteurs français, lesquels ont fait faillite et, désormais, les masques sont fabriqués je ne sais où. Dans les solutions envisagées, il faut impérativement prendre en compte le facteur de souveraineté dans les critères d'achat de nos établissements : le prix ne peut pas être le critère principal dans le choix d'un prestataire pour les hôpitaux. Évidemment, cela nécessite des moyens financiers supplémentaires.

J'en viens à la transparence sur le prix des médicaments. Cela fait des années que je suis, par mes fonctions antérieures, en quelque sorte la garante de la qualité des soins et des prix des médicaments. En ce sens, cela fait des années que je suis un peu en bisbille avec l'industrie pharmaceutique et que je joue le rôle de la méchante. On ne peut pas me retirer le fait que j'ai toujours oeuvré pour que les patients français soient bien soignés et que cela ne coûte pas des milliards d'euros à la sécurité sociale. J'estime avoir suffisamment d'arguments scientifiques pour être en mesure de contrer certaines façons de procéder des industriels qui m'ont heurtée dans tous les postes que j'ai occupés.

Lors d'une réunion du G7 au Japon, en tant que présidente de l'Institut national du cancer, j'ai adressé une note à François Hollande, alors Président de la République, pour le pousser à inscrire au G7 des ministres de la santé la question du prix des médicaments anticancéreux. L'immunothérapie avait un coût exorbitant pour la sécurité sociale et j'avais déjà la ferme conviction que la France à elle seule n'était pas capable de réguler ces prix et que, si nous voulions pouvoir soigner tous les malades, contrairement à ce que fait le Royaume-Uni, il fallait s'assurer que la sécurité sociale puisse en supporter le prix. J'avais donc convaincu François Hollande de soulever la question du prix des médicaments au G7. Je crois qu'il ne s'est rien passé.

Mon idée, c'est qu'il faut que l'on revienne sur le mode de fixation du prix des médicaments face aux industriels. Aujourd'hui, nous sommes dans une « échelle de perroquet » qui n'a plus de sens. Ainsi, à chaque fois qu'apparaît un médicament innovant, s'il apporte le moindre bénéfice thérapeutique par rapport à un médicament existant, l'industriel a le droit d'obtenir un prix supérieur aux médicaments de référence existants. Cette politique de fixation du prix date des années 1970 où l'on voulait promouvoir l'innovation et faire en sorte que les industriels investissent dans l'innovation et produisent des médicaments plus performants. Quarante ans après, l'innovation a été très importante et connaît une accélération, notamment en cancérologie : un médicament qui apporte trois mois de vie en plus représente l'équivalent de 100 000 dollars, contre 8 000 euros il y a dix ans. Cette échelle de perroquet fait qu'à chaque fois vous montez le prix, quel que soit le bénéfice médical.

Par ce système de fixation du prix et cette échelle de perroquet, qui sont dans la loi, le prix du bénéfice thérapeutique a été multiplié par dix entre les années 2000 et les années 2020. Cela conduit à des inégalités invraisemblables. En effet, l'innovation étant très importante en cancérologie, vous accordez au prix de la vie en cancérologie des sommes de la sécurité sociale faramineuses, ce qui n'est absolument pas le cas pour des patients diabétiques, puisque l'innovation dans ce domaine n'a pas été suffisante pour entraîner une telle augmentation de l'échelle de prix. En conséquence, en termes d'efforts fournis par la collectivité, un an de vie gagné en cancérologie n'a rien à voir avec un an de vie gagné dans une autre pathologie.

C'est un problème à mes yeux et j'ai souvent dit aux associations de patients de se préoccuper de l'équité de ce que l'on dépense. À mon sens, tout cela nécessite impérativement que l'on revoie la politique de la fixation du prix vis-à-vis des industriels, mais, là encore, la France seule ne peut rien : c'est à l'échelon européen que l'on peut négocier des prix. Comme vous le savez, le corridor européen fait que les pays principaux - Allemagne, Italie, Espagne, France - sont tenus d'avoir des prix équivalents, même si les remises, qui sont discutées par derrière, peuvent varier. Reste que l'on est tenu par ce corridor européen et par le prix fixé par les Américains : on est donc pieds et poings liés. Aujourd'hui, les pays européens négocient des baisses de coût en négociant des remises commerciales qui ne sont pas transparentes.

La transparence du prix des médicaments est pour moi très politique. À mes yeux, c'est un slogan qui n'a absolument pas de valeur utile : ce n'est pas ainsi que l'on va régler le problème. En prônant la transparence, on risque de se priver du seul moyen que l'on a de réduire les coûts, à savoir les remises négociées en marge de la fixation du prix. Par conséquent, plus on est transparent, plus on se lie les poings pour négocier avec les industriels afin que la sécurité sociale ne dépense pas des fortunes. La transparence concerne le prix facial, mais elle concerne également la négociation : vous vous retrouverez donc en difficulté par rapport aux autres pays européens et risquez de ne plus pouvoir négocier avec les industriels.

Je voyais bien l'objectif de la transparence, mais, en tant que ministre, je considérais qu'il ne servait pas mon souhait qui était de réduire les coûts au maximum. À mon sens, c'est un slogan politique, comme la fin des brevets, etc. J'ai toujours cherché l'efficience plus que la politique, ce qui est principe probablement l'un de mes défauts : si j'avais fait plus de politique, je m'en serais sans doute mieux portée. Voilà pourquoi je n'ai pas embrayé sur ces questions de transparence et ai toujours considéré qu'il fallait avoir une politique de négociation du prix à l'échelle européenne : c'est la seule échelle où nous sommes capables d'avoir un bras de fer avec les industriels, sinon nous sommes trop faibles.

Les laboratoires obtiennent beaucoup de financements publics, ne serait-ce que le crédit impôt recherche, puis tout ce que l'on met aujourd'hui dans la recherche fondamentale. En effet, aujourd'hui, l'industrie pharmaceutique investit relativement peu dans la R&D : elle rachète des biotechs ; or celles-ci sont issues de la recherche fondamentale. Je pense que l'on pourrait demander un peu plus de retour sur investissement.

Enfin, sur l'Ageps, je n'ai pas d'idée, parce que je n'ai pas suivi dernièrement le financement de la pharmacie centrale des hôpitaux.

M. Alain Milon. - Madame la ministre, je vous remercie de l'ensemble des informations que vous venez de nous fournir.

Je voudrais vous rejoindre sur l'Europe. En effet, on ne peut pas faire autrement que travailler à l'échelle de l'Union européenne pour obtenir sur les prix, mais également sur l'analyse des nouveaux médicaments. Est-il utile que l'Agence européenne des médicaments donne son avis sur un nouveau médicament et qu'ensuite l'ANSM puis la HAS redonnent le même avis avant que l'on puisse libérer le médicament au niveau de sa production et de sa vente sur le territoire national ?

Je vous rejoins aussi sur le Conseil de l'Europe. J'ai été désigné par le président du Sénat membre titulaire de la Délégation française à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et je n'avais jamais entendu parler de cette instance. Madame la présidente, madame la rapporteure, il serait intéressant que l'on puisse la consulter.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est prévu !

M. Alain Milon. - Pour ce qui est des médicaments innovants, certes, ils coûtent très cher, mais, s'ils apportent trois mois de vie de plus aux cancéreux actuels, n'apporteront-ils pas trois ou quatre années de plus aux cancéreux futurs ? Une telle question n'est pas inutile.

Je souhaite éclaircir des propos précédemment tenus, sujets à une mauvaise interprétation, sur les stocks de masques. La commission d'enquête du Sénat sur le virus H1N1 n'avait pas reproché à la ministre d'alors d'avoir trop dépensé ; au contraire, elle avait préconisé que l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) constitue des réserves en masques et en médicaments tels que le Tamiflu pour faire face aux crises sanitaires. Malheureusement, avant votre prise de fonction, l'Éprus, l'Institut de veille sanitaire (INVS) et l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) ont été remplacés par Santé publique France. Nous, les parlementaires, comme vous en tant que ministre, avons perdu l'accès à ce qui se passait au sein de ces anciennes structures, ce qui pose un réel problème pour la gestion des stocks.

Ma question est donc la suivante : plutôt que d'aborder les pénuries de médicaments qui ont concerné, cette année, en particulier, le paracétamol et les antibiotiques, ne serait-il pas préférable d'adopter une approche de réduction de leur utilisation, en prêtant attention à la résistance aux antibiotiques et en instaurant une obligation du port du masque lors des périodes épidémiques ?

Lors du confinement, nous avons observé une diminution significative, voire une quasi-disparition, de la grippe et de la bronchiolite ; cependant, dès l'abandon du port du masque et du lavage des mains, ces maladies ont considérablement progressé. Ne serait-il donc pas préférable de rendre obligatoires le port du masque et le lavage des mains, notamment dans les transports en commun, pour éviter une pénurie d'antibiotiques et de paracétamol ?

Mme Laurence Harribey. - Curieusement, la transparence semble augmenter lorsque l'on quitte ses fonctions ! J'aimerais revenir sur un point concernant la question européenne et l'importance des négociations au sein de l'Union. Tout d'abord, la fixation des prix des médicaments relève de la compétence des États, et non de l'Union européenne. Seriez-vous en faveur d'une modification de cette compétence ?

Ensuite, vous soulignez la nécessité de négocier au niveau européen, tout en exprimant des doutes sur la transparence. Vous semblez suggérer que trop de transparence pourrait entraver une politique de rabais. Il y a là une contradiction : comment peut-on envisager d'instaurer un rapport de force au niveau européen pour obtenir des prix avantageux, et ensuite mettre en place une politique de rabais ?

Mme Corinne Imbert. - Vous avez mentionné la complexité de la chaîne du médicament, depuis sa fabrication jusqu'à sa distribution. Pourtant, il me semble que la traçabilité des médicaments, au moins lorsque ceux-ci arrivent dans les officines en France, est bien organisée et efficace, en particulier avec la mise en oeuvre de la sérialisation. Avez-vous identifié des failles dans cette chaîne, ou constatez-vous, comme moi, que celle-ci fonctionne correctement, sans trafic important de faux médicaments en France ?

Pour revenir au sujet du prix, durant votre mandat en tant que ministre de la santé, avez-vous eu l'occasion de demander directement à un de vos homologues dans un autre pays de l'Union européenne combien il payait pour tel ou tel médicament ? Je ne suggère pas de tout révéler sur les remises, mais simplement d'avoir une discussion pour obtenir un éclairage sur ce sujet.

Pour finir, une question un peu taquine : si vous étiez à nouveau nommée ministre de la santé, pensez-vous que vous auriez le dernier mot sur Bercy en ce qui concerne le prix des médicaments dits matures ? Je suis d'accord avec vous sur l'importance de ces médicaments, mais nous avons constamment baissé leurs prix et il me semble qu'il est temps de les réévaluer. Actuellement, ce sont souvent les médicaments à bas prix qui nous font défaut. Selon vous, seriez-vous alors en mesure de convaincre le ministre du budget ?

Mme Emilienne Poumirol. - J'ai bien entendu dans votre présentation que vous avez consacré une part significative de votre temps à vous battre contre les Big Pharma. J'aimerais vous poser une question spécifique sur le Zolgensma, la thérapie génique de l'amyotrophie spinale. L'hôpital Necker a identifié la mutation génétique responsable de cette maladie en 1995 ; la recherche a été menée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et financée par le Téléthon, et a abouti à la création d'un médicament. Par la suite, la petite entreprise qui a développé ce médicament a été rachetée par Novartis, qui a fixé le prix du traitement à deux millions d'euros. Vous l'avez souligné, comment la sécurité sociale peut-elle supporter de tels coûts ? Qu'avez-vous fait pour lutter contre un tel prix ? Vous avez mentionné l'importance de l'Europe dans cette lutte. Avez-vous pu discuter de ce médicament en particulier ou d'autres dont les prix deviennent exorbitants, avec les acteurs de l'industrie pharmaceutique au niveau européen ? Comment gérer cette dérive en termes de coût, qui s'apparente à un détournement d'argent public, au vu de l'importance de l'investissement de la recherche publique, dans ce cas précis ?

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - J'en profite pour soulever l'importance du pilotage, un terme qui est souvent revenu lors de nos auditions, en particulier en ce qui concerne la pénurie de médicaments. Cette question nous renvoie aux enjeux de l'arbitrage budgétaire par rapport à l'arbitrage sanitaire. Nous sommes en effet confrontés à une multitude d'acteurs, dans une forme de « comitologie » typiquement française. Peut-être devrions-nous envisager une meilleure organisation, ou au moins une organisation qui permette une gouvernance politique au sens sanitaire du terme, et non systématiquement dans une optique budgétaire. Il s'agit bien de soigner les personnes dans les meilleures conditions possible ; dans cette perspective, l'équilibre financier de la sécurité sociale, bien que crucial, tant il garantit l'accès aux soins pour tous, ne devrait pas être le seul horizon de ce que nous consacrons à l'enveloppe budgétaire du médicament.

Mme Agnès Buzyn. - J'ai évoqué le prix européen ; le problème est que le prix est initialement fixé aux États-Unis : les Big Pharma commencent généralement par demander l'autorisation de mise sur le marché (AMM) à la Food and Drug Administration (FDA) américaine. Une fois l'autorisation accordée, le produit peut être commercialisé. Pour autant, les États-Unis n'ont pas l'équivalent de notre Haute Autorité de santé (HAS) ou du National Institute for Health and Care Excellence (Nice) britannique, ils ne pratiquent pas de Health Technology Assessment par le biais d'une agence d'évaluation. Le prix est donc directement négocié entre les assureurs américains et les grandes entreprises pharmaceutiques. Les assureurs ne sont généralement pas préoccupés par les prix élevés, car ils peuvent augmenter les primes demandées aux assurés. Ainsi, le prix initial américain est souvent très élevé, car le médicament n'a pas été évalué sur des critères scientifiques ou sur sa valeur ajoutée, avec le souci de l'amélioration du service médical rendu (ASMR), un concept qui n'existe pas là-bas. Il résulte simplement d'une négociation avec des assureurs à laquelle s'ajoute le coût des publicités, omniprésentes dans le secteur.

Par conséquent, lorsque les grandes entreprises pharmaceutiques demandent une AMM européenne, généralement six mois ou un an plus tard, nous nous retrouvons avec un médicament dont le prix de départ est très élevé. Ce corridor américain-européen nous enferme un peu. Les Européens doivent donc se mobiliser pour changer ce paradigme insoutenable. Le marché français n'est pas le marché américain : ici, tous les patients ont accès aux médicaments, nous offrons donc 100 % de pénétration. Très peu de pays peuvent en dire autant. Nous devons donc promouvoir notre système de sécurité sociale et, de ce fait, être capables de négocier les prix indépendamment des prix de départ américains.

La question de la moindre utilisation des médicaments est cruciale ! Nous en consommons beaucoup trop, notamment des antibiotiques, à un niveau quatre fois supérieur aux pays nordiques. Je doute pourtant que nous soyons plus susceptibles de développer des infections urinaires ou des angines. En réalité, notre facilité de prescription des antibiotiques est stupéfiante : nous sommes le quatrième pays le plus prescripteur d'Europe, après la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie. Les patients ont souvent l'impression d'être mieux soignés si on leur prescrit des antibiotiques pour une angine virale. Il y a donc une demande sociétale, une facilité des médecins et des habitudes bien ancrées.

Concernant le port du masque, je préfère laisser le Sénat légiférer à ce sujet. Cependant, il est certain qu'une hygiène des mains plus rigoureuse diminuerait le nombre de gastro-entérites. Avant la crise du covid-19, la direction générale de la santé (DGS) avait mené deux essais de port du masque en population générale durant les épidémies de grippe en 2018 et 2019 afin de déterminer si les gens adopteraient cette pratique. Ces tentatives, menées par les agences régionales de santé (ARS) et financées par la direction générale de la santé (DGS), prenaient la forme de prescription de masques aux malades par les médecins généralistes. Elles se sont soldées par des échecs complets, dont il est ressorti que les Français ne voulaient pas porter de masques et que les médecins ne voulaient pas les prescrire. L'objectif initial de la DGS était de réduire l'impact des maladies infectieuses par le port du masque en période épidémique, mais cela n'a pas fonctionné. La crise du covid-19 a changé la donne, prouvant ainsi notre capacité d'adaptation.

M. Alain Milon. - Il faudrait le rendre obligatoire !

Mme Agnès Buzyn. - Votre interrogation sur la possible incohérence entre transparence et rabais est pertinente. Toutefois, l'idée que je souhaitais avancer est que la transparence ne peut être efficace que si elle est adoptée de manière collective. Si la France est transparente, mais que l'Allemagne ne l'est pas, notre capacité à négocier est compromise. Par conséquent, si nous devons opter pour la transparence, celle-ci doit être adoptée simultanément par tous.

En ce qui concerne le prix du médicament et son éventuelle régulation au niveau européen, en tant que fervente Européenne, je pense que l'échelon européen est désormais le seul valide sur de nombreux sujets, y compris en matière de santé. Cela pourrait concerner l'évaluation des médicaments, voire la négociation de leurs prix. Pour autant, nos marchés sont très différents, il est difficile de comparer le marché français au marché polonais, par exemple. Toutefois, nous devenons un petit pays, face à des marchés émergents comme l'Indonésie ou le Brésil, qui comptent chacun 300 millions d'habitants qui se soignent, et nous devons pouvoir négocier. Il me semble donc nécessaire de repenser les compétences européennes en matière de santé, qui sont actuellement très limitées.

S'agissant de la question de Mme Imbert sur la tentation de demander à mes homologues européens le prix des médicaments, la réalité est que dans la plupart des pays, l'équivalent du Health Technology Assessment (HTA), soit l'évaluation de l'intérêt d'un médicament par rapport à l'existant, se fait au niveau régional ; c'est le cas en Italie, en Espagne ou en Suisse, par exemple. Je ne suis donc même pas certaine que mes homologues européens connaissent le prix des médicaments dans leurs régions respectives. Dans certains cas, l'accès à certains médicaments peut varier d'une région à l'autre.

Mme Laurence Harribey. - C'est fou !

Mme Agnès Buzyn. - Une remise à plat générale semble nécessaire. Comment une région peut-elle évaluer correctement la qualité d'un médicament ? Considérant le travail méticuleux effectué par la Haute Autorité de santé (HAS) en France, je doute que des bureaux régionaux, généralement composés de quelques personnes, disposent des ressources nécessaires pour évaluer de manière adéquate la valeur ajoutée d'un médicament dans une stratégie thérapeutique. Il me semble que cela représente une faiblesse face à l'industrie pharmaceutique, mais la France n'est pas la moins bien lotie en la matière.

La question de la traçabilité des médicaments est essentielle et a été prise en compte durant mon mandat de ministre grâce à la mise en place de la sérialisation. Ce système a considérablement amélioré la sécurité du circuit des médicaments, offrant une protection inédite à nos concitoyens. Pour autant, après trois années passées hors de ces fonctions, il m'est difficile de me faire une idée sur ces sujets, alors que je n'ai plus du tout accès aux informations.

Concernant votre question sur ma capacité à influencer Bercy si j'étais à nouveau nommée ministre, j'aimerais vous apporter deux réflexions : premièrement, je n'ai plus peur de grand-chose, ma capacité d'action serait décuplée par rapport à ce que j'étais il y a trois ans. Deuxièmement, Bercy n'a pas le dernier mot lorsqu'il s'agit de médicaments, il serait trompeur de laisser penser aux Français qu'un arbitrage financier entraverait l'accès aux soins. Jamais je n'ai vu un patient français se voir refuser l'accès à un médicament efficace pour des raisons de coût. Des méthodes existent d'ailleurs pour obtenir rapidement un médicament en anticipant la fixation de son prix, j'y reviendrai. J'en veux pour preuve, précisément, la question du coût des thérapies géniques, comme celle de l'amyotrophie spinale, évalué à deux millions d'euros. Il est évident que les patients qui en ont besoin doivent y avoir accès et ils l'obtiendront. J'ai moi-même facilité l'accès à des traitements innovants disponibles uniquement aux États-Unis pour des enfants atteints de cancer : le ministère a envoyé ces enfants aux États-Unis aux frais de la sécurité sociale, afin qu'ils puissent bénéficier de ces soins indispensables.

Notre système de santé offre un accès exceptionnel aux soins à ses citoyens, dans lequel les enjeux sanitaires priment toujours sur les considérations budgétaires. Il convient de comparer cela avec la situation dans d'autres pays, comme au Royaume-Uni, où l'accès aux médicaments peut être limité en raison de leur coût par année de vie gagnée. Cette approche a conduit certains patients britanniques à venir en France pour acheter des médicaments qu'ils ne pouvaient obtenir dans leur propre pays. Il s'agissait pourtant de molécules que je prescrivais, quant à moi, tous les jours en consultation, sans même me poser la question. Je peux donc affirmer que le sanitaire l'emporte toujours sur le budgétaire, et heureusement. Cela a été particulièrement démontré lors de la pandémie de covid-19, au vu des dépenses engagées pour la gestion de la crise.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Certes, mais nous étions confrontés à une situation de crise, précisément. Pour autant, il est indéniable que le budget alloué aux médicaments dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) ne correspond pas à l'évolution des besoins. C'est un fait, qui dénote un certain arbitrage budgétaire. De plus, nous avons constaté une baisse drastique et itérative du prix de certains médicaments matures, dont l'intérêt thérapeutique est non seulement avéré, mais inégalé. C'est une question qui mérite réflexion.

Mme Agnès Buzyn. - À mon sens, notre politique du prix du médicament est trop macro : on fixe un plafond de pourcentage d'augmentation, qui correspond approximativement au pourcentage de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), soit 2,3 %. En suivant cette approche, nous regroupons des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur et d'autres, franchement, de moindre intérêt, mais qui sont tout de même remboursés à hauteur de 15 % ou 30 %. Nous devrions être plus discriminants. Pour renégocier les prix des médicaments plus anciens afin que ceux-ci demeurent efficaces et accessibles, nous devons en outre mettre un terme à cette échelle de perroquet concernant l'innovation : celle-ci n'a pas de prix, jusqu'au moment où elle devient inabordable ! Nous devons revenir à une négociation indépendante de l'ASMR et qui prenne en compte l'intérêt intrinsèque du médicament, et pas seulement sa valeur ajoutée par rapport à l'existant, qui conduit toujours à une augmentation du prix. Il serait ainsi intéressant de comparer le coût d'une année de vie gagnée dans différentes pathologies, afin de mettre en lumière l'indécence des prix de certains médicaments. C'est pourquoi je ne suis pas favorable à une augmentation globale de l'enveloppe budgétaire dédiée aux médicaments en France pour éviter les pénuries : cela reviendrait à entrer dans un cercle vicieux, car les industriels provoqueraient de telles situations pour obtenir des prix plus élevés.

Pour conclure, parlons des médicaments développés par l'Association française contre les myopathies (AFM-Téléthon). Il s'agit d'un modèle très particulier concernant des pathologies orphelines sur lesquelles les Big Pharma travaillent peu. La plupart des innovations découlent de la recherche fondamentale, dans laquelle l'État investit massivement ; les brevets issus de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou du CNRS sont ensuite licenciés à l'AFM-Téléthon, laquelle aide à la constitution de biotechs ; ces dernières sont finalement rachetées au prix fort par des Big Pharma qui fixent les prix sans tenir compte des investissements initiaux. J'encourage dès lors l'AFM-Téléthon à négocier, lors de la vente des biotechs, un prix préférentiel des thérapies pour la France, qui a largement contribué à leur développement.

J'estime qu'il est nécessaire d'avoir un pilotage dédié, car le secteur est très technique et très peu de personnes maîtrisent l'ensemble de la chaîne et sont capables de négocier en scientifique avec les industriels sur leurs stratégies cachées, comme celles concernant les niches thérapeutiques, qui sont bien illustrées dans le livre que vous avez cité. Si l'on devait agir, il faudrait créer une délégation interministérielle ou une structure similaire susceptible d'embrasser les aspects industriels, réglementaires et scientifiques, avec le soutien du ministère de la recherche. Le ministère de la santé semble, à mon sens, un peu faible pour cette tâche.

Pour conclure, s'agissant de l'accès précoce aux médicaments, une mesure que je n'ai pas particulièrement soutenue lors de sa mise en place, il est certes bénéfique pour les patients, car il permet de rendre les médicaments disponibles avant leur évaluation par la Haute Autorité de santé (HAS). Cependant, les Allemands nous avaient avertis à partir de leur expérience : les industriels fixant le prix initial, l'espace de négociation devenait presque nul une fois que le médicament avait été évalué. Les industriels menaçaient de stopper la commercialisation si le prix était trop bas, et puisque les médicaments étaient déjà utilisés depuis un an, que les médecins les prescrivaient, que les patients étaient traités, il était impossible de négocier. Les Allemands nous disaient donc : « surtout, ne faites pas cela ! ». En voyant l'accès précoce mis en place en France, où les industriels fixent le prix, j'ai craint que nous nous retrouvions dans une situation similaire. Bien que je sois favorable, évidemment, à un accès le plus rapide possible aux médicaments en France, le cadre global doit, selon moi, être plus réglementé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 55.

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de MM. Laurent Bendavid, président, et Emmanuel Déchin, délégué général, de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit ses travaux en recevant M. Laurent Bendavid, président, et M. Emmanuel Déchin, délégué général de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), qui, comme son nom l'indique, est l'organisation professionnelle patronale des entreprises de la répartition pharmaceutique.

Votre rôle est de représenter ces maillons incontournables de la chaîne d'approvisionnement en médicaments que sont les grossistes-répartiteurs, interfaces essentielles entre, d'une part, les laboratoires et, d'autre part, les plus de 21 000 officines françaises.

Votre participation à la prévention et à la gestion des ruptures de médicaments étant consacrée par la loi, à l'article L. 5124-17-2 du code de la santé publique, il était naturel et essentiel que nous vous entendions. Surtout, il nous semble important de tenter d'y voir clair dans le circuit de distribution du médicament, qui ne brille pas, en France, par sa simplicité. C'est du moins ce qui nous est apparu à la lumière de l'audition la Fédération française de la distribution pharmaceutique et de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques-LOG Santé que nous avons menée le 12 avril dernier. Du site de production à la pharmacie, les flux de médicaments sont en effet gérés selon diverses modalités.

Les grossistes-répartiteurs, que vous représentez, sont des établissements pharmaceutiques et ont des obligations de service public. Ils doivent desservir en continu toutes les officines de leur « territoire de répartition » de manière à « couvrir les besoins des patients en France », livrer tout médicament de leur stock dans les vingt-quatre heures et détenir en permanence 90 % des présentations de spécialités pharmaceutiques commercialisées en France, ainsi qu'un stock représentant deux semaines de consommation habituelle sur leur zone de chalandise déclarée, laquelle est soumise à autorisation du directeur général de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Ils doivent aussi participer à un système d'astreinte interentreprises le samedi après quatorze heures, le dimanche et les jours fériés.

Quant aux dépositaires, ils ne sont pas propriétaires des médicaments dont ils assurent la distribution. En tant que prestataires de l'industrie pharmaceutique, ils agissent pour le compte d'un donneur d'ordre dont ils sont des sous-traitants. Leur mode de rémunération, donc leur équilibre économique, diffère, à cet égard, de celui des grossistes-répartiteurs, qui, comme leur nom l'indique, sont chargés de garantir une répartition équitable des produits de santé sur le territoire et dont le modèle repose sur une marge réglementée, fixée par les pouvoirs publics. Vous nous direz si ce modèle de rémunération reste viable. Dans un article du Figaro du 11 avril dernier, il était décrit comme « à bout de souffle ».

En outre, certains laboratoires vendent leurs produits directement aux officines, notamment, mais pas seulement, lorsqu'il s'agit de médicaments onéreux ou quand la population concernée est faible.

La difficulté provient à la fois de cette coexistence de divers types de flux, auxquels s'attachent des normes différentes, et du non-respect de leurs obligations de service public par certains grossistes, dits short liners, phénomène dont les contours nous apparaissent encore flous.

Il s'agit donc avec vous de clarifier l'éventuelle responsabilité des acteurs de la distribution pharmaceutique dans l'aggravation chronique des ruptures et de réfléchir à la façon dont les intermédiaires logistiques que vous êtes pourraient contribuer à résoudre enfin ces difficultés d'approvisionnement qui ne font que croître, en maillant le territoire le plus équitablement possible et en fluidifiant la relation entre offre et demande de médicaments.

Votre bref propos introductif vous donnera l'occasion de nous éclairer très concrètement sur l'exercice de votre profession et de nous présenter vos analyses et préconisations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Bendavid et Emmanuel Déchin prêtent serment.

M. Laurent Bendavid, président de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. - Il est important que nous puissions vous exposer notre vision sur la distribution des spécialités remboursées ou médicaments sur le marché français.

Je commencerai par rappeler que, même si la logistique est un métier complexe, les grossistes-répartiteurs dans leur ensemble sont capables de fournir un service de qualité. En effet, ils sont un maillon indispensable de la chaîne de distribution du médicament. Nous sommes le seul acteur de logistique capable de livrer quotidiennement, plusieurs fois par jour, dans des conditions optimales, les 21 000 pharmacies du pays, grâce à 175 établissements répartis sur tout le territoire.

Les répartiteurs sont un logisticien du dernier kilomètre. L'ensemble de la profession effectue chaque année 180 millions de kilomètres pour livrer les 21 000 pharmacies françaises. Bien évidemment, nous livrons l'ensemble d'entre elles, y compris celles qui sont situées dans les territoires les plus reculés. C'est indispensable dans le cadre de notre mission d'acteur de santé publique.

Aujourd'hui, 71 % des volumes de médicaments vendus en France et 80 % de la valeur du marché du médicament en France passent par les grossistes-répartiteurs. Une partie de la distribution du médicament en France est effectuée par les grossistes-répartiteurs, une autre soit par les laboratoires directement, soit par des dépositaires, ou les short liners.

Nous assurons une qualité de service élevée, soit un taux de service de 99,5 % lorsque les stocks sont disponibles dans nos établissements pharmaceutiques.

La pénurie touche aujourd'hui de plus en plus de médicaments d'usage courant, tels que le Doliprane, l'amoxicilline ou des corticoïdes, bien connus de nos concitoyens, ce qui n'était pas le cas dans les années passées.

J'évoquerai à présent la pratique des quotas. Le marché a beaucoup évolué ces dernières années et connaît de plus en plus de contingentements. Cela un impact sur les habitudes de consommation des pharmacies, qui passent plus de commandes en début de mois pour anticiper les risques de tension sur certains médicaments.

La pratique des quotas consiste, de la part des laboratoires pharmaceutiques, à définir un quota de produits pour chaque marché national et à attribuer ces quantités aux grossistes-répartiteurs en fonction de leurs parts de marché. Ces quotas doivent être distingués de ceux qui sont pratiqués par les grossistes-répartiteurs à la demande de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) dans le cadre de la gestion des tensions de rupture et qui visent à assurer une distribution la plus équitable possible à toutes les pharmacies. Ainsi, informée par les laboratoires d'un risque de contingentement, l'ANSM nous demande de bloquer des stocks de médicaments au cas où il y aurait des ruptures afin de pouvoir gérer les urgences thérapeutiques.

Les quotas concernent au total 857 références de la collection de médicaments, qui compte environ 24 000 références. Cela peut paraître peu, mais ces médicaments représentent près de 51 % de la valeur du marché de la spécialité remboursée en France. Il s'agit donc d'un phénomène d'ampleur importante, qui croît année après année. La question se pose de savoir quel modèle mathématique est utilisé par les laboratoires pour estimer la taille du marché français et ainsi déterminer ses besoins en approvisionnement.

Par ailleurs, il nous paraît nécessaire d'améliorer le partage de l'information de l'ensemble des acteurs avec les pouvoirs publics. C'est la raison pour laquelle la CSRP a mis en place un observatoire de la disponibilité des médicaments. Il sera accessible aux pouvoirs publics au début du mois de juin afin de leur permettre d'avoir en temps réel une visibilité sur l'ensemble des produits et des stocks disponibles sur l'ensemble du territoire. Ils pourront ainsi connaître les molécules qui sont en rupture. Nous serons en mesure de fournir une vision par molécule, par formule galénique, mais aussi par territoire.

Enfin, il nous semble impératif de réguler les ventes directes, qui correspondent à une logique purement économique et financière. Les fabricants ciblent quelques officines qui réalisent un chiffre d'affaires élevé et qui sont en mesure de gérer un volume important d'achats directs. Sur certaines références en tension, le canal direct est de plus en plus utilisé, ce qui perturbe la distribution. De par notre capacité à stocker et à livrer les pharmacies une ou deux fois par jour, nous assurons une linéarisation de la mise à disposition des stocks pour les pharmacies. Or les ventes directes, qui permettent de concentrer la fourniture de certains produits à quotas sur certaines officines, remettent en question l'obligation de traitement égal de l'ensemble des pharmacies.

Ce phénomène perturbe la gestion des stocks, mais aussi l'activité des officines. En effet, une officine reçoit entre cinq et sept livraisons par jour en plus de la livraison de leur grossiste-répartiteur. Sont concernés des médicaments que nous avons totalement la possibilité de stocker dans nos entrepôts et qui permettent d'assurer un accès égal et équitable à l'ensemble des pharmacies. Et je ne parle pas de l'empreinte carbone que représentent ces livraisons. Il faut donc repenser les ventes directes.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour ce propos introductif.

Il est souvent observé une distorsion entre les quantités mises sur le marché, telles qu'elles sont annoncées par les laboratoires, et les quantités effectivement réceptionnées par les répartiteurs. Les données dont vous disposez sont-elles fiables ?

L'outil DP-Ruptures, largement fondé sur le volontariat, est-il suffisamment utilisé par les grossistes-répartiteurs, qui y ont accès depuis 2021 ? Le cas échéant, quels sont les obstacles identifiés à un plus large usage de DP-Ruptures par les industriels et par les grossistes-répartiteurs ? L'utilisation de DP-Ruptures devrait-elle être rendue obligatoire ?

Est-il possible, selon vous, de construire une véritable plateforme nationale unifiée susceptible de donner en temps réel une photographie actualisée de l'ensemble des stocks disponibles pour chaque spécialité ? L'observatoire que vous avez évoqué permet-il de fournir cette photographie ?

Le directeur général d'un grand génériqueur français nous a dit que le dispositif des quotas utilisé par l'ANSM pour gérer les situations de pénuries était pour lui anxiogène, qu'il ne permettait pas de régler le problème et qu'il s'agissait d'une fausse bonne idée. Que pensez-vous de ce jugement ? Êtes-vous équipés pour fluidifier la gestion des stocks de médicaments en tension ?

Estimez-vous avoir une part de responsabilité dans les ruptures d'approvisionnement ? Procédez-vous vous-mêmes à des exportations parallèles ? Quelle est l'évolution de la part de l'export dans les activités et dans le chiffre d'affaires des grossistes-répartiteurs et des dépositaires ?

Dans quelle mesure l'existence de short liners, qui ne respectent pas l'ensemble des obligations pesant sur les acteurs de la répartition, vous paraît-elle favoriser l'apparition de phénomènes de rupture ? Quelle part de marché représentent ces short liners, qui disparaissent parfois au bout d'un an d'activité ?

Ne faudrait-il pas, pour lutter contre ce phénomène, améliorer le contrôle en amont, au niveau de l'autorisation, en renforçant les barrières à l'entrée de nouveaux arrivants sur ce marché spécifique qu'est celui de la répartition ?

Les grossistes-répartiteurs sont très peu présents dans les flux de médicaments vers l'hôpital, qui semble plus touché encore par les pénuries que l'officine. Que faut-il en conclure, au-delà du fait que les produits distribués dans ces deux circuits ne sont pas les mêmes ?

M. Laurent Bendavid. - Le but de l'observatoire est de donner une visibilité sur la disponibilité des médicaments en temps réel. Cela fait à présent six mois que nous travaillons sur le développement de cet outil. Il va nous permettre d'étayer par des faits et des chiffres, et non pas par des légendes urbaines, les discussions que nous avons avec les laboratoires et le ministère de la santé. Il est très important de nous appuyer sur des faits précis pour savoir où porter notre attention et notre action.

Par ailleurs, il faut fixer clairement la liste des produits que nous devons particulièrement suivre et sur lesquels nous devons être les plus réactifs en cas de risque de rupture. Nous devons focaliser notre attention sur les produits les plus importants, dont la pénurie peut avoir le plus d'impacts sur nos concitoyens.

Nous pensons que l'outil que nous allons mettre à disposition des pouvoirs publics pourrait être une réponse. Il est géré par un tiers externe afin d'éviter tout risque de collusion.

Vous demandez si nos données sur les distorsions entre les volumes mis à disposition et les volumes distribués sont fiables. Elles le sont à 100 %. Il n'y a rien à cacher. Un système de traçabilité de la distribution des médicaments permet de savoir à quel endroit ils ont été livrés afin de nous permettre, le cas échéant, d'effectuer des retraits.

Sur DP-Ruptures, je laisse la parole à Emmanuel Déchin, qui est plus spécialisé que moi sur le sujet.

M. Emmanuel Déchin, délégué général de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. - Toutes les entreprises adhérentes à la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique utilisent le DP-Ruptures et le renseignent quand elles le peuvent. La question qui se pose est de savoir si cet outil est alimenté de manière exhaustive par les laboratoires pharmaceutiques, notamment sur les causes et la durée des ruptures, ainsi que sur la date du retour à la normale. Ce sont ces informations qui sont les plus intéressantes en cas de rupture d'approvisionnement.

Le DP-Ruptures est un très bon outil. Il faut simplement qu'il soit rendu obligatoire pour tout le monde et que les informations qui y figurent soient exhaustives, utiles, fiables. Le retour à la normale, par exemple, est un point très évolutif. Un produit peut ainsi être déclaré disponible dans un délai de quinze jours, mais ce délai peut subitement être porté à six semaines, sans que l'on en soit informé.

Les grossistes-répartiteurs fournissent des informations à leurs pharmaciens quand ceux-ci passent commande via Pharma ML. Or Pharma ML ne produit aucune information de manière autonome, il faut l'alimenter. Pour cela, on va chercher l'information sur le site de l'ANSM ou dans DP-Ruptures. Si ces informations ne sont pas exhaustives, précises ou fiables, l'information véhiculée par Pharma ML pâtira des mêmes défauts.

Il faut développer et améliorer DP-Ruptures.

M. Laurent Bendavid. - Je ne suis pas surpris par votre question sur l'exportation. Il faut, là aussi, apporter des données fiables, car des légendes urbaines circulent et colportent des accusations graves et infondées. À ce jour, aucun adhérent de la CSRP n'a été mis en cause par une autorité de contrôle pour des pratiques d'exportation. Et nos 175 agences sont régulièrement auditées, que soit par les agences régionales de santé (ARS) ou par l'ANSM.

Il est assez surprenant de voir que, depuis plusieurs mois, l'ANSM interdit l'exportation de certaines références. Il s'agit d'une mesure de précaution qui a été mise en place face à une situation de tension. On pense, par exemple, aux corticoïdes, dont l'exportation est totalement interdite depuis trois ans, ce qui n'a pas empêché des ruptures. Mais le paracétamol, en formule infantile, dont nous avons gravement manqué au cours du dernier trimestre de l'année 2022, n'a jamais été exporté.

Il faut donc remettre l'église au centre du village, et rappeler quelles sont les sources réelles d'approvisionnement, quelle est la taille du marché, quels sont ses besoins et quelles sont nos capacités d'adaptation aux évolutions saisonnières des besoins de nos compatriotes. C'est ainsi que nous comprendrons les causes de nos ruptures.

Nous ne communiquons pas ces chiffres dans le cadre de la CSRP. Lors d'une précédente audition d'une commission sénatoriale sur les ruptures d'approvisionnement, nous avions donné un chiffre, qui est toujours d'actualité : l'exportation représente moins de 3 % de notre activité. C'est très marginal, et nous sommes étroitement contrôlés, avec des processus assurant que cette activité ne nuit pas à l'approvisionnement de l'ensemble des pharmacies en France.

M. Emmanuel Déchin. - Effectivement, des contingentements ont été imposés aux laboratoires pharmaceutiques. Vous avez évoqué les propos du directeur général d'un gros génériqueur : l'ANSM a demandé aux laboratoires de garder par-devers eux une certaine quantité de produits disponibles à mobiliser en cas de besoin. Mais elle n'a pas vraiment demandé aux répartiteurs de faire des stocks de sécurité. En revanche, elle leur a demandé de contingenter les produits livrés aux pharmacies, afin que les pharmaciens ne constituent pas, à leur niveau, des stocks de sécurité et pour faire en sorte que le peu de produits disponibles sur le marché soit distribué de la façon la plus équitable possible.

M. Laurent Bendavid. - Cela prenait la forme d'un nombre de boîtes à attribuer par pharmacie. Une telle limitation, saine, garantissait un libre accès de l'ensemble des quelque 21 000 pharmacies à ces produits.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. Les premiers arrivés ne sont donc pas les premiers servis.

M. Emmanuel Déchin. - C'est le but. Je parle de la distribution mise en place par les grossistes-répartiteurs. Au niveau des ventes directes, je ne sais pas comment les choses se passent : il faudrait poser la question aux laboratoires.

M. Laurent Bendavid. - Dans nos entreprises, la première population de cadres est constituée par les pharmaciens. Nous ne sommes pas des distributeurs de Nutella ou de pâtes, et nous respectons un grand nombre de règles, que vous avez rappelées, dans le cadre de nos obligations d'acteurs de santé publique. Nos pharmaciens agissent de manière responsable et, en situation de contingentement, comme nous avons pu en connaître sur certaines molécules, nous recevons des directives de l'ANSM. Ces directives entraînent, dans les 175 établissements, la mise en place de règles de contrôle sur la distribution, afin que ce ne soit pas le premier servi qui récupère l'ensemble des stocks, et pour assurer une libre distribution.

De ce point de vue, c'est un vrai avantage d'avoir des grossistes-répartiteurs, car nous sommes capables d'établir des règles de libre accès pour tout le monde. Ainsi, l'ensemble des pharmacies de France peut être livré, et c'est l'intérêt général qui prévaut.

M. Emmanuel Déchin. - La première des règles de contingentement, dans ce genre de situation, est de ne livrer que ses clients principaux. En situation de tension, si l'ANSM nous demande de respecter des quotas, nous appliquons cette règle, afin d'éviter que certains pharmaciens n'aillent frapper à toutes les portes pour récupérer le produit. L'ANSM nous demande de limiter les quantités, par exemple à 50 % de la commande.

M. Laurent Bendavid. - Votre sixième question portait sur les short liners, le respect des obligations de santé publique, leur part de marché, leur responsabilité dans les ruptures, etc.

Un panéliste utilisé dans la profession permet d'avoir une vision sur la manière dont le marché se répartit entre les différents grossistes-répartiteurs. Il s'appelle le groupement pour l'élaboration et la réalisation de statistiques (Gers). Ses données servent aux laboratoires pour attribuer les quotas. Elles font état d'une part de marché de l'ordre de 3 % à 3,5 % pour la distribution de spécialités remboursées.

Quelle responsabilité dans la rupture ? Il est difficile de vous donner une réponse claire sur ce point. Nous sommes en faveur d'une clarification de la profession de grossistes-répartiteurs. Nous sommes capables de respecter des obligations d'acteurs de santé publique, avec près de 90 % des stocks disponibles livrables en vingt-quatre heures - et nous sommes capables d'offrir quinze jours de stock sur les produits qui ne sont pas en tension ou en rupture. De telles facultés mériteraient d'être démontrées par l'ensemble des acteurs de la profession. Nous, nous sommes audités très régulièrement.

M. Emmanuel Déchin. - Il y a aujourd'hui 41 short liners, qui ne sont pas adhérents à la CSRP. Ils ont le même statut juridique que les grossistes-répartiteurs. Durcir les conditions d'obtention d'une autorisation d'ouverture d'établissement est certainement une piste à creuser. Comment contraindre davantage ? Faut-il modifier les obligations de service public ? La question est complexe et, pour l'instant, sans solution. Pour autant, nous ne pouvons pas affirmer que ces acteurs ont une part de responsabilité dans les ruptures d'approvisionnement.

M. Laurent Bendavid. - Vous nous interrogez, enfin, sur la présence des grossistes-répartiteurs dans les flux hospitaliers. Nous sommes présents, même si ce n'est pas d'une manière aussi prépondérante que dans la distribution aux pharmacies.

Les produits utilisés dans les hôpitaux ne sont pas forcément ceux utilisés dans les pharmacies de ville. Cela dit, les laboratoires font évoluer les gammes de spécialités remboursées pour en faire des produits plus facilement injectables, avec des stylos d'injection par exemple. Et on observe de plus en plus, depuis cinq ans, des flux des pharmacies d'hôpitaux vers les pharmacies de ville. Cela facilite l'accès des patients au traitement. Certains produits sont désormais mis à disposition au travers des pharmacies de ville, alors qu'il fallait auparavant l'intervention d'une infirmière pour les injecter. Vous aurez sûrement un certain nombre de pistes à proposer sur la manière dont nous pourrions être sollicités de manière plus importante à l'avenir.

Mme Corinne Imbert. - Merci pour vos explications. Il m'a semblé que vous reprochiez aux pharmaciens d'officine d'acheter en direct.

M. Laurent Bendavid. - Au contraire, je dis que les grossistes-répartiteurs sont une solution pour faciliter la vie des officines.

Mme Corinne Imbert. - Je salue évidemment le travail des grossistes-répartiteurs et leur importance dans l'acheminement du médicament. Vous connaissez l'importance du réseau pharmaceutique pour le maillage territorial et l'aménagement du territoire. Au quotidien, si l'on a besoin d'un médicament que le pharmacien n'a pas en stock, on peut le récupérer le soir même dans son officine. C'est un service énorme apporté aux patients, qui illustre la valeur de l'organisation et de la logistique dans notre pays depuis des années - même si ce service s'est un peu réduit...

Merci d'avoir confirmé que vous appliquez un contingentement. Je salue aussi le service apporté par Pharma ML pour garantir la disponibilité de chaque médicament chez les grossistes.

Vous avez confirmé qu'il y avait bien un contingentement : on commande dix boîtes et on n'en reçoit que deux. C'est une bonne chose. Sinon, les grosses officines feraient des stocks au détriment du reste du territoire. Pour autant, si vous êtes le 150e pharmacien de la matinée à passer commande, en fin de matinée, vous ne serez peut-être pas servi...

Vous avez évoqué 41 short liners. Combien sont rattachés à un grossiste-répartiteur ? Je pense, par exemple, à OCP.

M. Emmanuel Déchin. - Ce n'est pas un short liner...

Mme Corinne Imbert. - Il se présente comme tel, pourtant.

M. Emmanuel Déchin. - C'est un établissement de répartition pharmaceutique, qui livre dans le cadre des obligations de service public si la relation se situe dans ce cadre. Le pharmacien peut commander un médicament à une agence OCP.

Chaque grossiste-répartiteur, outre la distribution des médicaments remboursables dans le cadre des obligations de service public, qui est le coeur de métier de la répartition pharmaceutique, a tout loisir de développer des offres commerciales par lesquelles il propose un service différent aux pharmaciens, sans que cela n'empêche jamais le pharmacien d'avoir accès aux médicaments dans le cadre des obligations de service public définies par le code de la santé publique : il n'y a pas d'interférences.

Un short liner, c'est un établissement pharmaceutique qui a un statut de grossiste-répartiteur et qui n'est pas en capacité d'assurer les obligations de service public dans leur totalité : il n'a pas toute la gamme des produits, par contraste avec les full liners. Mais il n'y a pas de short liners affiliés à un grossiste-répartiteur de la chambre syndicale.

Mme Corinne Imbert. - Etradi a bien une activité de short liner. Je veux bien entendre que c'est un service du grossiste-répartiteur, mais la facturation ne fait pas figurer OCP... J'irai chercher la réponse !

M. Emmanuel Déchin. - Je ne la connais pas.

Mme Corinne Imbert. - Je connais les responsabilités et la mission de service public des grossistes-répartiteurs. Certains ont une autre activité, et il me semble qu'il y a un lien étroit.

Qui sera destinataire des données du Gers ?

M. Laurent Bendavid. - Nous les mettrons à disposition du ministère de la santé.

Mme Corinne Imbert. - Uniquement ?

M. Laurent Bendavid. - Nous avons des interlocuteurs réguliers, qui nous demandent des informations. Ils y auront accès sur demande. Nous insistons sur le fait que c'est un tiers externe qui aura accès à ces informations. Le droit concurrentiel interdit qu'il en aille autrement. Ce tiers de confiance agrégera l'ensemble des informations pour les mettre à disposition.

M. Emmanuel Déchin. - L'accès se fera sur demande, comme pour le service TRACStocks mis en place par les industriels, accessible sur demande de l'ANSM pour une catégorie de produits ou pour une référence donnée. Il y a entre 10 000 et 12 000 médicaments remboursables. Fournir des fichiers sur un tel nombre de références serait impossible.

L'idée est donc de fournir sur demande - notamment de l'ANSM - des éléments de disponibilité. L'information ne portera pas sur le volume, car les stocks évoluent d'une journée à l'autre, et même du matin au soir. L'idée est d'avoir une vision par agence de répartition : le produit est-il physiquement détenu dans l'agence ou non ?

Cela permettra de voir dans la durée l'évolution pour une référence donnée. Il peut arriver qu'en quelques semaines, alors que tout était vert en France, les voyants passent au rouge. Il est alors temps d'alerter très rapidement les autorités.

M. Laurent Bendavid. - Cela ne renseigne pas sur le nombre total de boîtes disponibles, mais cela permet de dire combien d'établissements ont de la disponibilité sur tel ou tel produit. L'éclairage fourni sera meilleur que la simple perception de tel ou tel pharmacien.

Cela n'empêche pas que vous pouvez, à un moment donné, disposer d'un volume suffisant pour approvisionner le marché français et, pour peu qu'il y ait des rumeurs de rupture - Mme Imbert le sait bien - chaque pharmacien constituant un stock, le produit vienne à manquer.

Le Gers ne donnera donc qu'une photo à un instant précis.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Sans visibilité sur les volumes, comment pouvez-vous assurer les quinze jours de stock ?

M. Laurent Bendavid. - Je répondrai par un exemple.

Le 10 mars 2020, à la suite de rumeurs sur internet, les volumes de paracétamol que nous vendions se sont envolés. Les patients faisaient la queue pour acheter du paracétamol, qui était à l'époque en libre-service, disponible derrière le comptoir. Avant ces rumeurs, il n'y avait pas de fluctuations saisonnières, et les volumes vendus étaient à peu près constants.

Durant toute la période de la covid, nous avons tous vécu des moments où, à la suite de rumeurs, le volume vendu passait d'une centaine de boîtes par mois à 2 000 boîtes en un jour, ce qui était la totalité du stock. Si nous avions eu 200 000 boîtes en stock, nous aurions vendu 200 000 boîtes !

Nous sommes capables de prévoir la demande dans le cadre d'une distribution régulière, avec des événements récurrents non exceptionnels. Mais si des événements provoquent des risques de rupture en créant un halo sur le marché, les volumes s'envolent ; il n'y a plus aucune logique, et aucun modèle statistique ne permet d'anticiper la demande, on se retrouve donc dans des cas de rupture. Cela dit, nos modèles statistiques de prévision de la demande permettent de répondre à 99 % des problématiques d'approvisionnement. Seuls les cas exceptionnels posent problème - mais c'est le cas depuis la nuit des temps dans la distribution du médicament ! On peut penser aussi aux phases d'épidémie de grippe...

En tout cas, les stocks disponibles sur l'ensemble du territoire sont un amortisseur des ruptures. Le Gouvernement a également imposé une augmentation des stocks chez les dépositaires pour assurer un approvisionnement régulier : c'est aussi une manière de constituer un amortisseur aux ruptures.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous distinguez la question conjoncturelle de la question structurelle. Cela signifie-t-il que, sur les questions structurelles de pénurie de médicaments, vous n'avez aucune responsabilité ?

En dehors des pics de consommation inhabituels, nous avons des pénuries de médicaments. Je ne pense pas qu'au paracétamol ou à l'amoxicilline : nous avons manqué d'autres antibiotiques, ou d'antidiabétiques. Et il n'y a pas eu d'augmentation soudaine du nombre de personnes souffrant d'épilepsie, à ma connaissance...

En dehors des situations conjoncturelles, pouvez-vous assurer systématiquement 15 jours de stock ?

M. Laurent Bendavid. - Les données de la profession sont claires : dès lors qu'il y a du stock disponible et mis à disposition des grossistes-répartiteurs, nous sommes capables de livrer n'importe où en France, à n'importe quel moment, deux à trois fois par jour, conformément à nos obligations. Nous le prouvons au quotidien.

La pandémie a mis en lumière ce qui faisait la force et les faiblesses de notre système de santé. Nous avons été présents tous les jours, et la distribution des masques, des tests, des autotests, des vaccins a été effectuée par les grossistes-répartiteurs : nous sommes un système de distribution fiable assurant aux pharmaciens que les médicaments qui leur sont livrés sont totalement administrables à nos concitoyens.

Quand les médicaments sont disponibles, à 99,5 %, nous les livrons dans les deux heures qui suivent. Ce sont des données prouvées, c'est notre métier de tous les jours. Toutes les autorités de santé nous auditent pour s'assurer que nous respectons nos obligations de santé publique. Nous sommes fiers que le ministère de la santé nous ait confié ces responsabilités dans le cadre de la lutte contre la pandémie.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comprenez-nous : nous essayons de démêler la part du vrai dans les réponses que nous font nos différents interlocuteurs. Certains représentants de laboratoires disent avoir libéré les stocks et ne pas comprendre pourquoi ils n'arrivent pas dans les pharmacies. Je peux comprendre les événements conjoncturels, ce sont toujours des moments de désordre imprévisible, mais il y a aussi des pénuries dans les périodes normales. Les laboratoires ont aussi témoigné au ministère ou à ANSM de l'absence de pénurie. Certains pays, comme les Pays-Bas, imposent des stocks équivalents à deux mois de consommation, pour les laboratoires comme pour les distributeurs : cela a un coût, mais c'est aussi une option.

M. Laurent Bendavid. - Votre question est légitime. Le sujet des ruptures de médicaments est complexe. Je peux vous assurer, au nom des grossistes-répartiteurs que je représente, que, quand les stocks sont mis à disposition, il est impossible de prouver que nous n'avons pas fait notre métier. Notre distribution est certifiée et contrôlée par des pharmaciens responsables, qui garantissent que l'ensemble de nos clients sont servis. Cette distribution est très spécifique : il est de notre responsabilité d'appliquer pour ces produits les règles figurant dans le code de la santé. Souvent, sur ces produits, nous émettons des contingentements, pour que le premier servi ne puisse pas prendre le stock destiné à tous les pharmaciens : le nombre maximum de boîtes par pharmacien permet d'assurer la distribution régulière de ces produits. Quand les produits sont disponibles, je le redis, nous sommes capables d'assurer une distribution à 99,5 % sur l'ensemble du territoire français.

La définition de certains quotas de médicaments pour le marché français est un sujet qui ne doit pas échapper à vos travaux : il s'agit de quelque 870 produits, qui représentent en volume 51 % du marché français, et il faudra qu'on nous explique comment les volumes de ces quotas sont définis. Les ruptures de médicaments en France n'ont pas une cause unique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous avons bien compris que ce problème était multifactoriel. Vos propos sont clairs : sitôt les médicaments disponibles chez vous, ils sont distribués, les contrôles effectués le démontrent ; votre problème est plutôt le volume de médicaments que vous recevez pour les ventiler, ce qui relève plutôt de la responsabilité des laboratoires.

Les chiffres que vous avez cités m'ont semblé ne pas prendre en compte les livraisons à l'hôpital ; ils concernent seulement les officines, si je vous comprends bien.

M. Laurent Bendavid. - Les pharmacies de ville, oui.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez évoqué l'intervention d'un tiers dans la mise en place de l'observatoire de la disponibilité des médicaments : s'agit-il d'un cabinet de conseil ?

M. Laurent Bendavid. - La crédibilité et la légitimité de ce tiers ne peuvent pas être mises en doute.

M. Emmanuel Déchin. - Ce prestataire, qui n'a rien à voir avec l'industrie du médicament, offre des solutions permettant à chaque grossiste-répartiteur d'alimenter un serveur avec les quantités disponibles, par molécule, par classe thérapeutique ; le prestataire agrège ces données et les traduit sur une carte, pour une meilleure lisibilité.

Mme Corinne Imbert. - Les grossistes-répartiteurs livrent avec une réactivité très satisfaisante. Ils ont aussi assuré la distribution des vaccins dans les officines au cours de la pandémie. On avait confié la logistique de la distribution de masques à un acteur extérieur ; après une ou deux semaines, le ministère est revenu à ceux qui connaissent mieux le métier...

M. Laurent Bendavid. - En effet, en mars 2020. L'expérience avait eu des résultats désastreux... Cet exemple illustre l'efficacité de notre distribution, même dans une période aussi exceptionnelle.

Mme Corinne Imbert. - Votre mission de service public vous impose un nombre de jours de stock. Comme pour toute entreprise, ce stockage a un coût ; on préfère travailler à flux tendu. Comment cela se passe-t-il dans votre industrie ? La réduction des stocks, ou leur constitution à des fins d'économies, ont-elles occasionné des ruptures ?

Par ailleurs, une des personnes que nous avons auditionnées m'avait répondu, sur l'amoxicilline, qu'il n'y avait plus de problème ; c'était il y a un mois ; or je constate aujourd'hui que ce n'est pas encore parfait !

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je confirme qu'il n'y a pas d'amoxicilline dans toutes les officines, en tout cas le même jour.

Votre observatoire s'intéresse-t-il aussi aux outre-mer ?

M. Laurent Bendavid. - Non, seulement à la France métropolitaine, y compris la Corse.

M. Emmanuel Déchin. - Nos obligations de service public remontent à 1962. Le stock doit correspondre à deux semaines de consommation de la clientèle habituelle - le dernier mot est important.

M. Laurent Bendavid. - Concernant la gestion des stocks en flux tendu, ma réponse sera claire : même si nous désirions, sur un certain nombre de produits soumis à quotas, faire des arbitrages et disposer de 60 ou 90 jours de stocks, nous ne pourrions pas le faire, parce que le quota correspond à notre consommation d'un mois. Faire croire que nous ferions des arbitrages économiques pour gérer en flux tendu, c'est une ineptie ! Il serait impossible de stocker certaines molécules pour lesquelles nous aurions eu vent à l'avance d'une possible rupture, en tout cas pour les produits à quotas, qui représentent 50 % du marché approvisionné par les grossistes répartiteurs. La situation ne peut donc être expliquée par de tels arbitrages.

M. Jean-Pierre Moga. - Mon expérience professionnelle m'a familiarisé avec les problématiques de la distribution ; la gestion des stocks est délicate, notamment quand la demande explose. Dans une telle situation, avez-vous augmenté la taille des stocks immédiatement ? N'avez-vous pas été frileux, pour des raisons économiques ? La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a... En pratique, quand on a dû tout distribuer du fait de l'augmentation de la demande, on n'a plus rien à donner ! Les laboratoires ont fait des efforts de production, vous avez dit augmenter les rythmes de travail... Où y a-t-il eu une faille ? Quelqu'un n'a-t-il pas joué le jeu, ou bien la tâche était-elle impossible ?

M. Laurent Bendavid. - Bien des facteurs peuvent expliquer les ruptures de médicaments, qui ne sont d'ailleurs pas un sujet récent : cela perdure, c'est récurrent. Seulement, aujourd'hui, cela touche des produits d'usage courant, comme l'amoxicilline ou le paracétamol.

Nous sortons d'une période de crise très particulière. Au cours des trois dernières années, on a connu des ruptures d'approvisionnement dans d'autres secteurs que l'industrie pharmaceutique. La covid-19 a créé des ruptures de production, mais aussi des perturbations dans l'estimation de la demande de certains produits. Le changement d'un volume de production est un processus industriel qui ne se décide pas du jour au lendemain. Le port généralisé du masque a eu des effets sur la demande de certains médicaments ; après le retour à la normale, on a constaté une envolée de la demande de certains produits inédite depuis deux ans. Sans doute certains laboratoires ont-ils été conservateurs dans le volume de fabrication de certains produits. À cela s'ajoutent des crises de matières premières, et d'autres facteurs encore : je pense aux arrêts de travail dans des usines autour des négociations salariales.

Il faut aussi mentionner les problèmes structurels affectant les produits à quotas. On peut légitimement s'interroger sur l'établissement de ces quotas et ce qui justifie les volumes définis.

M. Jean-Pierre Moga. - La plupart des industries travaillent en flux tendu ; vous, vous avez des stocks obligatoires. Dès lors, il est anormal qu'en l'absence d'augmentation de volume de la demande vous ayez des ruptures sur certains produits.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les laboratoires aussi ont des stocks obligatoires.

M. Laurent Bendavid. - Je veux vous remercier pour cette audition, nous espérons que l'éclairage que nous vous apportons sera utile à vos travaux. Je souhaite interpeller la représentation nationale sur un dernier point. Les pénuries de médicaments posent la question plus générale de l'accès au médicament. Notre profession traverse depuis mars 2022 une crise économique exceptionnelle, nous effectuons 180 millions de kilomètres par an, mais nous n'avons pas pu bénéficier des mesures du bouclier énergétique. Cette situation nécessite l'intervention des pouvoirs publics. Dans une profession réglementée comme la nôtre, ce sont eux qui fixent nos marges. À ce jour, nous sommes sans nouvelles de notre autorité de tutelle depuis plus de huit mois. Pas de son, pas d'image ! Certains acteurs de la profession prennent des mesures drastiques. Il est urgent que l'État prenne ses responsabilités et discute avec ceux qui assurent ce service. Pendant la pandémie, on a redécouvert l'importance de la chaîne logistique ; les grossistes-répartiteurs ont démontré leur savoir-faire et leur capacité de mobilisation. J'espère qu'on ne les oubliera pas.

M. Emmanuel Déchin. - Je veux apporter une clarification à ma réponse à Mme Imbert : parmi les 41 short liners identifiés, il n'y en a pas un qui ait un lien avec un grossiste-répartiteur adhérent à la chambre.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le siège social de ces short liners est-il en France ?

M. Emmanuel Déchin. - Généralement, oui, car ils distribuent en France.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci de vos réponses ; nous avons aussi entendu le message que vous avez voulu nous adresser.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 55.

Audition de M. Jean-Marc Aubert, président de IQVIA France

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - M. Jean-Marc Aubert, vous êtes président de la filiale française de la société américaine IQVIA, leader mondial de l'exploitation des données de santé, spécialisé dans, je cite, « la fourniture d'informations, de technologies innovantes et de services d'étude de recherche sous contrat utilisant la donnée de la science pour aider les acteurs de la santé à trouver les meilleures solutions pour les patients ». Cette société est née de la fusion de deux sociétés américaines : Quintiles, spécialisée dans les études cliniques, et IMS Health, qui propose des études, du conseil et des services pour l'industrie pharmaceutique.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui parce que nos auditions nous ont permis d'identifier plusieurs points cruciaux qui entrent dans votre « business model » :la connaissance de la chaîne d'approvisionnement du médicament, la cartographie et la traçabilité des risques de rupture et le traitement de l'information disponible en la matière ; le suivi de la disponibilité des médicaments, l'articulation des différentes plateformes existantes ; et enfin, la question des lacunes et des défaillances de cette information et du pilotage de l'approvisionnement.

Or IQVIA, en tant que courtier en données de santé, se présente elle-même comme « à l'interface des industries et établissements de santé, des pharmacies, des agences gouvernementales, des autorités de santé et des payeurs » : au coeur du jeu, en quelque sorte. Les données auxquelles vous avez accès vous donnent un regard privilégié sur la problématique des pénuries de médicaments et vos publications couvrent à peu près toutes les questions relatives à la consommation, à la dispensation et à la production de produits de santé.

Vous avez d'ailleurs été consacré, sur le sujet des pénuries, comme un interlocuteur incontournable du Gouvernement - vous nous direz exactement à quel titre -, avec la nomination de Mme Anne-Aurélie Epis de Fleurian, directrice associée accès au marché chez IQVIA, parmi les six « personnalités » de la « mission Borne », mission interministérielle chargée de formuler des pistes « avant l'été » - nous y sommes bientôt - sur la régulation et le financement des produits de santé.

Quant à vous, Monsieur Aubert, vous connaissez bien le monde de la santé et du médicament, au gré des allers-retours que vous avez effectués, depuis le début de votre carrière professionnelle, entre la sphère privée et la sphère publique : vous êtes successivement passé par les cabinets des ministres Jean-François Mattei et Xavier Bertrand, par la Caisse nationale de l'assurance maladie et par le cabinet de conseil Jalma, spécialisé dans le secteur de la santé. Puis, vous avez exercé, à partir de 2013, des fonctions dirigeantes au sein de l'une des sociétés américaines dont IQVIA est issue, avant d'être nommé, en octobre 2017, à la tête de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, la Drees. Dans le cadre de ces fonctions, vous avez notamment dirigé la task force sur la réforme du financement de la santé et été l'un des responsables du Health Data Hub, la très décriée plateforme numérique des données de santé. Vous avez enfin, en décembre 2019, quitté la Drees, avant même le lancement de cette plateforme, pour revenir chez IQVIA, à la présidence de sa filiale française.

Dans votre propos introductif, vous aurez l'occasion de nous présenter, depuis la position particulière qui est la vôtre, vos analyses et préconisations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments - problématique s'étant étendue de manière exponentielle depuis la réalisation d'une première mission d'information du Sénat sur le sujet à l'été 2018, avec entre 2 500 et 3 000 médicaments aujourd'hui en situation de pénurie, contre 700 en 2018.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite donc, Monsieur le président, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête M. Jean-Marc Aubert prête serment.

M. Jean-Marc Aubert, président de la filiale française de la société américaine IQVIA. - La société IQVIA, dans le cadre de ses activités, suit la commercialisation des produits de santé dans un peu plus de 100 pays d'Europe, d'Amérique, d'Asie et d'Afrique. Nous avons ainsi pu constater, à la suite de l'épidémie de covid, un accroissement des pénuries de médicaments. Auparavant, cette problématique existait, mais n'était pas au coeur des discussions.

Ce constat nous a conduit à réfléchir à la manière d'apporter aux gouvernements, à partir des données dont nous disposons, des informations leur permettant de mieux gérer les situations de pénuries.

En fonction des pays, les gouvernements ont plus ou moins l'habitude de travailler avec des sociétés comme la nôtre. En France, nous travaillons davantage avec les industries de santé qu'avec le gouvernement. En revanche, au Royaume-Uni, nous travaillons beaucoup avec le gouvernement.

Nous avons donc produit un certain nombre d'analyses, pour identifier et essayer de comprendre les pénuries de médicaments les plus marquées. J'ai adressé à votre commission d'enquête une présentation de ces chiffres.

Parmi les pénuries de médicaments, certaines apparaissent locales, concernant un ou deux pays ; d'autres apparaissent plus générales, s'étendant à l'ensemble de l'Europe.

Nous avons tenté d'analyser ces pénuries à partir de différents types de données : des données de ventes, des données de stocks (que nous fournissons désormais, en France, à  l' Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM)) et des données publiques (reportées par les différentes agences européennes en charge du sujet).

Ceci nous a permis d'identifier quelques molécules ayant fait l'objet de signalements de pénuries plus importants, parmi lesquelles l'amoxicilline, l'ibuprofène et le paracétamol. S'agissant de ces molécules, des pénuries ont été constatées à l'échelle européenne et non uniquement en France. Ceci est important car les pénuries à l'échelle européenne appellent une gestion différente de celle des pénuries nationales.

Avant l'épidémie de covid, ces pénuries transeuropéennes existaient très peu. Or, lorsque les pénuries demeurent locales, une répartition des stocks peut éventuellement être envisagée pour répondre aux besoins. En revanche, lorsqu'une pénurie est transversale, en raison d'un dysfonctionnement de la chaîne de production ou de surconsommation, cette méthode ne peut être appliquée.

Vis-à-vis de l'amoxicilline, les données de consommations, anglaises notamment, ont mis en évidence des consommations aberrantes durant l'hiver dernier, par rapport aux années précédentes. Or les industriels prévoient en fonction des consommations attendues. Une surconsommation dans un pays important en Europe, en lien avec une phase épidémique, voire un cumul d'épidémies, peut donc entrainer une pénurie. Il convient alors de regarder si cette surconsommation est observée dans l'ensemble des pays. Des données existent ainsi pour identifier en amont les risques de pénuries. Nous en sommes relativement convaincus.

Pour identifier les médicaments les plus concernés par des pénuries, nous avons étudié 7 200 cas actifs de pénuries à travers l'Europe signalés par les autorités en 2022 (jusqu'au 17 février 2023). 61 % de ces pénuries concernaient des médicaments génériques produits par plusieurs compagnies ; 23 % des médicaments génériques produits par une seule compagnie et 4 % des médicaments de marques. En outre, 12 % n'ont pu être catégorisées, du fait de standardisation des données au niveau européen ou de défauts d'informations sur les médicaments dans les données remontées par les agences des différents pays.

Pour faire face à ces pénuries, nous préconisons la transparence. Plus les autorités européennes pourront avoir une vision anticipée des pénuries, plus les risques de pénuries communes pourront être identifiés, en considérant les risques liés aux sources d'approvisionnement uniques, les mécanismes d'entraide susceptibles d'être mis en oeuvre en cas de pénuries locales, les risques induits par les consommations aberrantes liées à des problèmes épidémiologiques, etc.

Avec Santé publique France, nous avons pu ainsi remarquer, à partir de la fin février 2020, avant même le déclenchement de l'alerte concernant la covid et le premier confinement le 15 mars 2020, une augmentation de la consommation de paracétamol. De telles consommations de paracétamol étaient synonymes, jusqu'à présent, de très fortes épidémies de grippe.

Avec les données d'ores et déjà collectées dans le monde, par notre société, nos concurrents ou des États, il devrait donc être possible de prévoir mieux et plus en amont les pénuries, pour discuter avec les industriels des moyens de les gérer.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous recueillez et analysez auprès de 14 000 pharmacies en France et auprès des professionnels de santé des données concernant les volumes de médicaments commercialisés et consommés. Ces données sont-elles accessibles et exploitées par les autorités publiques ? Vous avez déjà indiqué qu'une partie de ces données étaient transmises à l'ANSM. Vos données sont-elles complémentaires à celles du système national des données de santé (SNDS) ?

Nous avons aujourd'hui le sentiment que les différents acteurs de la politique du médicament travaillent en silos. Les éléments que vous nous avez transmis indiquent que vous travaillez à la mise en place d'une plateforme de transparence sur les pénuries. Cependant, plusieurs organismes travaillent sur cette plateforme. De la même manière, des travaux sont menés par différents acteurs sur la liste des médicaments critiques, ce qui soulève des enjeux de convergence.

Qu'en est-il par ailleurs de la participation d'une directrice d'IQVIA à la mission Borne sur les pénuries de médicaments ? Quel regard portez-vous sur cette démarche ? Quelles pistes de réformes avez-vous envisagées à ce stade ?

Pourriez-vous également nous apporter un éclairage sur votre rôle de conseil auprès des entreprises pharmaceutiques ? Le site internet d'IQVIA indique que vous proposez des solutions en matière de lancement de produits, de fixation des prix et d'entrée sur les marchés. Or, en France, le prix des médicaments est fixé par le comité économique des produits de santé (CEPS). Quels conseils apportez-vous donc aux industriels, le cas échéant pour leur permettre de négocier le prix de leurs produits avec le CEPS ?

Enfin, dans le cadre de son activité de conseil, IQVIA a-t-elle pu avoir une influence sur la politique de délocalisation mise en oeuvre par l'industrie pharmaceutique, en Europe et particulièrement en France, depuis une trentaine d'années - cette politique, ayant consisté, dans un objectif de réduction des coûts, à délocaliser dans des pays moins exigeants en termes de critères sociaux et environnementaux, semblant aujourd'hui être remise en question, avec un potentiel mouvement de relocalisation soulevant des enjeux de coordination à l'échelle européenne ?

M. Jean-Marc Aubert. - Pour analyser les pénuries, nous utilisons plusieurs types de données. Vis-à-vis des données de ventes, sur le marché français, nous sommes en concurrence avec la société GERS Data. Ces données sont utilisées par plusieurs acteurs en France. Le CEPS, quant à lui, utilise les données du GERS.

Des données de stocks nous sont par ailleurs transmises par un certain nombre de pharmaciens. Nous transmettons ensuite ces données à l'ANSM.

Nous mettons également à disposition du CEPS, dans le cadre d'un contrat, des données de ventes internationales, représentant un agrégat des données de ventes de différents pays et nécessitant un travail d'harmonisation, pour tenir compte de l'hétérogénéité des circuits de distribution.

Nous travaillons également sur les données relatives aux pénuries déclarées par les agences, en nous efforçant de les harmoniser car les conditionnements et les noms des produits pouvent varier d'un pays à l'autre.

Sur les ventes de médicaments, le SNDS est alimenté par les données de l'Assurance maladie. Cependant, ces données exhaustives, devant donner lieu à des remboursements financiers, font l'objet d'un certain nombre de contrôles. Leur remontée dans le Système national d'informations inter-régions d'assurance maladie (SNIIRAM) nécessite donc quatre à cinq jours. Nous traitons pour notre part ces données en temps réel. Au sein de notre panel de 14 000 pharmacies, assurant une bonne représentativité, les données de ventes sont remontées à 95 % à J+1 et à 99 % à J+3. Durant la crise de la covid, nous avons pu mettre ces données un peu plus récentes à disposition de l'Etat et de l'Assurance maladie, gracieusement, pour permettre une évaluation de l'utilisation des autotests notamment.

En pratique, le nombre d'acteurs travaillant sur ces données demeure limité. La société IQVIA travaille aujourd'hui beaucoup sur les pénuries, car ce sujet a été signalé comme important dans beaucoup de pays européens. Sur ce sujet, nous apportons une vision transnationale, car les pénuries transnationales appellent des réponses différentes, à court terme et à long terme, en fonction de leurs origines (problématiques de stockage, de production, etc.).

En France, je ne saurais vous dire si les acteurs travaillant sur ces données sont trop nombreux. Nous constatons simplement qu'en France, par rapport à la pratique dans d'autres pays, l'utilisation des données de santé (sur les pénuries, la qualité des soins, etc.) demeure relativement faible.

À l'échelle européenne, nous travaillons sur notre plateforme avec l'agence européenne et les agences de plusieurs pays, dont l'Espagne, l'Allemagne, la Suède et la Belgique. Nous sommes toutefois confrontés à une hétérogénéité des données, en fonction des pays, C'est pour cela que nous conservons une présence très locale.

Madame Anne-Aurélie Epis de Fleurian, quant à elle, a été choisie à titre personnel pour rejoindre la « mission Borne », du fait de son expérience (au sein du ministère de la santé et du SNITEM (Syndicat national de l'industrie des technologies médicales notamment) et de son expertise vis-à-vis de la régulation des dispositifs médicaux. Nous avons donné notre accord pour qu'elle participe à cette mission, au titre de ses compétences personnelles et non en tant que représentante d'IQVIA, à cette mission. Nous n'intervenons cependant pas les travaux de cette mission, par laquelle je serai moi-même auditionné, en tant qu'expert de la régulation du médicament et des systèmes de santé.

Les conseils que nous apportons aux industriels de santé portent sur leur stratégie de commercialisation. Vis-à-vis des prix, nous les conseillons sur leurs stratégies de négociation, en leur indiquant ce qu'ils peuvent attendre des différents systèmes nationaux - les systèmes français, anglais ou allemand de fixation des prix étant prévisibles (en fonction des types de médicaments, de leurs services rendus, des résultats de leurs études cliniques, etc.). Il appartient ensuite aux industriels de suivre ou non nos conseils.

En revanche, nous ne travaillons pas sur les chaines de production. Nous en avons connaissance pour alimenter certaines de nos analyses. Nous ne proposons cependant de pas de conseils quant à leur organisation ou leur localisation. D'autres cabinets sont davantage spécialisés dans ces sujets industriels.

Du reste, un médicament se compose rarement d'un seul produit. La question de la localisation de la production est donc complexe. Certains médicaments intègrent un nombre très important de composants. Leur chaine de production peut donc s'appuyer sur plusieurs usines. A cet égard, un des enjeux se trouve être la localisation des usines chimiques produisant les matières brutes initiales. Le classement, en France, de ces usines en sites SEVESO, pourrait avoir conduit à certaines délocalisations. Nous ne travaillons cependant pas sur ce sujet.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous conseillez néanmoins les entreprises sur leurs stratégies de prix. Or les entreprises, pour accroître leur rentabilité, ont procédé à des délocalisations, en vue de notamment de réduire leurs coûts liés aux critères sociaux et environnementaux. Au cours de nos auditions, le prix a par ailleurs été cité comme un des critères pouvant expliquer un certain nombre de pénuries.

M. Jean-Marc Aubert. - Nous travaillons principalement sur des médicaments en première inscription. Les demandes de conseils sur les prix de médicaments génériques sont très peu nombreuses, car les formules de fixation des prix de ces produits sont très mécaniques et prévisibles. Les producteurs de génériques disposent de très peu de marge de manoeuvre pour négocier leurs prix, excepté pour des médicaments extrêmement particuliers et rares. Or les pénuries concernent essentiellement des produits génériqués.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Dans le document que vous nous avez fourni, vous proposez quatre axes pour prévenir les pénuries. Dans ce cadre, vous indiquez que les sanctions peuvent être contreproductives. Vous préconisez par ailleurs une amélioration de l'usage de prévisions de la demande. Avec les données dont vous disposez, êtes-vous aujourd'hui en capacité d'assurer une prévisibilité des pénuries, quels que soient les médicaments, s'agissant d'analyser en amont les tensions, les contingentements, les périodes épidémiques conjoncturelles ou récurrentes, etc. ? Êtes-vous capables de caractériser ces risques (chiffrage, calendrier, conduites à tenir, etc.) ou simplement d'identifier des facteurs de risques, liés notamment aux monopoles de production de matières premières ? Travaillez-vous sur ces questions avec l'Agence européenne du médicament, le cas échéant pour définir des conduites à tenir pour prévenir les pénuries de médicaments identifiés comme critiques ou essentiels ?

À ma connaissance, en France, les données administratives disponibles ne permettent pas d'appréhender précisément cette réalité. A tel point que nous sommes amenés à faire reposer nos décisions sur des estimations, produites par exemple par le groupement d'intérêt scientifique (GIS) Epi-Phare. Au-delà de l'agilité dans l'utilisation des données de santé que vous revendiquez, êtes-vous en capacité de proposer des prescriptions précises et utiles à la puissance publique pour la définition de politiques de prévention des pénuries ?

M. Jean-Marc Aubert. - Nos recommandations s'appuient sur les constats que nous avons faits dans différents pays européens. Dans certains pays, l'usage de prévisions de la demande est plus important, ce qui permet la mise en oeuvre de politiques actives. Ces politiques réduisent les pénuries, sans nécessairement pouvoir les empêcher. Elles nécessitent toutefois de disposer de moyens d'action.

Les épidémies demeurent très imprévisibles. Néanmoins, nous disposons aujourd'hui de données permettant de prévoir et d'analyser les évolutions de la consommation de médicaments. En France, nous sommes limités par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Nous disposons malgré tout de données avec 10 à 20 années d'ancienneté. Depuis une dizaine d'années, IQVIA travaille par ailleurs avec le réseau Sentinelles sur la prévision des épidémies hivernales. Nous sommes également en discussion avec l'Agence européenne du médicament.

Cela étant, nous travaillons avec les agences qui le souhaitent. Cela dépend des gouvernements et de leurs habitudes. En France, nous discutons avec l'ANSM de l'utilisation de certaines de nos données. Cependant, nous ne travaillons pas avec l'ANSM sur l'analyse des risques de pénuries. Nous laissons les experts de l'ANSM utiliser nos données. Dans d'autres pays, nous allons plus loin.

Mme Pascale Gruny. - En France, les pénuries sont-elles gérées correctement ? Quels pays assurent une meilleure gestion ? Comment nous positionnons nous ? Qu'aurait-il fallu ou que pourrait-on mettre en place pour améliorer cette gestion ? On constate aujourd'hui que les pénuries sont mondiales, mais sont plus importantes en France. Notre commission d'enquête a vocation à identifier les problématiques à l'origine de cette situation, les responsabilités associées et les solutions à y apporter.

M. Jean-Marc Aubert. - Nous ne considérons pas que la France soit confrontée à un nombre incroyable de pénuries ces derniers temps. Nous ne considérons pas non plus que la France soit le pays le moins confronté à des pénuries.

Parmi les pays assurant une meilleure gestion des pénuries, je citerai le Danemark. Des appels d'offres y sont lancés toutes les deux semaines sur les génériques. Tous les médicaments y sont par ailleurs achetés à l'hôpital. Cependant, le Danemark est un petit marché. De telles pratiques ne seraient donc pas nécessairement envisageables en France.

La France a également la particularité d'être le premier pays exportateur parallèle de produits - l'Allemagne étant, à contrario, le plus gros importateur parallèle.

Mme Pascale Gruny. - Qui sont les exportateurs parallèles ?

M. Jean-Marc Aubert. - Je vous communiquerai une étude réalisée par une autre société sur le sujet. En pratique, les exportations parallèles sont susceptibles de créer des risques de pénuries. Ces flux parallèles sont liés aux différences de prix. Du reste, dans le système européen, ces flux nécessitent un reconditionnement des produits. Ils sont donc contrôlés.

Pour ce qui est des sanctions, il ne nous appartient pas de porter un jugement sur les choix de politiques publiques des différents pays. Il convient toutefois de rappeler que nous parlons ici de produits génériques, dont le prix est faible. Les Pays-Bas ont tenté de mettre en place des sanctions pour prévenir les pénuries. Cependant, celles-ci ont conduit les génériqueurs à abandonner la commercialisation de près de 700 conditionnements. Des produits de forte consommation tels que le paracétamol ont peu de chance d'être ainsi abandonnés. Pour les produits chers ou à forts volumes, la question ne se pose pas. En revanche, pour les produits de faible consommation et à faible marge, le risque est plus important. Avec un risque de pénalités, les producteurs peuvent s'interroger sur l'opportunité de maintenir leur production (le cas échéant au regard de leurs risques liés à la sous-traitance de la production de certaines matières premières). La réduction du nombre de producteurs peut alors accentuer le risque de pénuries. L'exemple des Pays-Bas montre que ce risque est réel.

Pour éviter les sanctions, les producteurs peuvent par ailleurs être amenés à signaler davantage les risques de pénuries. Cet accroissement du bruit peut complexifier l'anticipation et la gestion des pénuries.

C'est pour ces raisons que nous avons indiqué que les sanctions pouvaient parfois être contreproductives.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les choix de produire à l'étranger et les monopoles exercés sur la fabrication de certaines matières premières ou de certains principes actifs figurent parmi les causes identifiées des pénuries. Quelle est la part prise par cette problématique dans les pénuries actuelles de médicaments - celles-ci conservant un caractère multifactoriel ? Comment expliquer l'accélération des pénuries observée en Europe au cours des dernières années sur de multiples classes thérapeutiques ?

M. Jean-Marc Aubert. - Nous n'avons pas une explication finale à proposer. Depuis la crise de la covid, nous constatons effectivement le développement de pénuries transversales en Europe. La covid semble ainsi avoir eu un impact fort sur les chaines logistiques, y compris dans le domaine du médicament.

Les produits de santé conservent la particularité de correspondre à des volumes physiques relativement faibles. Il s'agit de surcroît de productions très contrôlées. Ceci encourage la concentration de la production d'un certain nombre de matières premières dans très peu d'usines. Dans ce contexte, le dysfonctionnement d'une chaine de production peut générer une problématique mondiale.

Nous considérons également qu'un travail pourrait être mené, au niveau européen, sur les possibilités de redistribution des stocks entre pays, en cas de pénurie non-multilatérale. Le Gouvernement belge a formulé une proposition en ce sens. Du reste, de tels flux nécessiteraient de disposer de « e-notices » dans toutes les langues de l'Union européenne, pour éviter d'avoir à reconditionner tous les produits transférés.

Mme Corinne Imbert- Depuis quand la société IQVIA transmet-elle les données de stocks de son panel de pharmaciens à l'ANSM ?

M. Jean-Marc Aubert. - Depuis le début de l'année 2023.

Mme Corinne Imbert- Seriez-vous également en mesure de transmettre à l'ANSM, si la demande vous en était faites, vos données de ventes internationales ?

M. Jean-Marc Aubert. - Ceci ne soulèverait pas de difficulté majeure. Nous les fournissons déjà à d'autres acteurs gouvernementaux français, dont le CEPS.

Mme Corinne Imbert- Collectez-vous également des données d'achats ou de marges auprès des pharmaciens ?

M. Jean-Marc Aubert. - Non. Nous ne collectons que des données de ventes.

Mme Corinne Imbert. - Dans le cadre de l'analyse de vos données de ventes internationales, faites-vous le lien entre les volumes et les prix observés et le système de protection sociale de chaque pays ? Le prix du médicament revient sans cesse dans nos discussions. Or, en France, le médicament est bien remboursé par la Sécurité sociale, avec une loi de financement chaque année.

M. Jean-Marc Aubert. - Tel est le cas dans à peu près toute l'Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En France, quelle est la part de responsabilité du prix du médicament dans les pénuries actuelles ? Un certain nombre d'interlocuteurs nous disent que le prix du médicament est bas en France, du fait d'arbitrages rendus par le CEPS et d'un système de protection sociale permettant un accès normé aux médicaments, y compris innovants. À ce sujet, vos données internationales vous permettent-elles de comparer d'un pays à l'autre ?

M. Jean-Marc Aubert. - Les consommations peuvent être très variables d'un pays à l'autre, y compris sur des médicaments comme l'amoxicilline ou le paracétamol. Ceci est toutefois davantage lié à des habitudes de consommation qu'au prix. Certains pays consomment beaucoup d'aspirine ; d'autres consomment davantage de paracétamol ou d'ibuprofène. Il est donc très difficile de répondre à votre question.

Du reste, on constate que les pénuries les plus importantes observées récemment en Europe sont multilatérales, ce qui tendrait à démontrer un impact du prix limité. Le prix pourrait davantage avoir un impact sur la capacité à diriger des produits vers l'Europe plutôt que vers les Etats-Unis - les prix pouvant, en fonction des produits, être plus élevés aux Etats-Unis. Il conviendrait de réaliser une étude fine sur le sujet. Au regard du caractère multifactoriel des pénuries, une telle étude ne permettrait pas forcément de répondre à votre question.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez indiqué que le Danemark procédait à des appels d'offres toutes les deux semaines. Cependant, la population du Danemark n'excède pas six millions d'habitants, quand la population française avoisine les 70 millions d'habitants. L'échelle n'est donc pas la même.

M. Jean-Marc Aubert. - Telle est la réserve que j'ai émise.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les comparaisons internationales apparaissent ainsi complexes. Dans la question du prix, les volumes jouent un rôle important.

M. Jean-Marc Aubert. - Durant les 20 dernières années, le marché français du médicament a reculé de la première à la deuxième place à l'échelle européenne ; il est aujourd'hui très proche de celui de l'Italie ou du Royaume-Uni. Je pourrai vous transmettre un rapport public que nous avons établi sur le sujet, reposant sur des données en prix de vente, sans prise en compte des éventuelles remises, et non en prix de consommation.

Pour les producteurs, le marché français a donc perdu de son exceptionnalité en termes de rentabilité, ce qui pourrait expliquer en partie la désindustrialisation observée en France. Chaque pays conserve par ailleurs sa propre politique d'attractivité. Dans les années 2000, la politique d'attractivité française vis-à-vis de l'industrie pharmaceutique était relativement simple, car la France constituait le plus important marché européen. Le Royaume-Uni, quant à lui, a mis en place des mécanismes permettant de favoriser les implantations sur son territoire.

En tout état de cause, il est clair que les risques de pénuries sont plus importants pour les médicaments qui rapportent peu à leurs producteurs. Pour les médicaments courants, il est par ailleurs plus compliqué de constituer des stocks importants.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Certains de nos interlocuteurs nous ont indiqué que le prix du médicament jouait un rôle important dans les pénuries ; d'autres, dont le Directeur de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), nous ont indiqué que cette dimension ne comptait pas. Nous essayons donc d'identifier la part jouée par chacun des facteurs de pénuries.

M. Jean-Marc Aubert. - De fait, avec des chaines logistiques complexes, les pénuries sont multifactorielles. Sans visibilité sur la production de chaque usine de matières premières, il est donc difficile de répondre à certaines questions, sur les délais de reconstitution des stocks notamment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La séance est levée à 19 h 15.