Mercredi 31 mai 2023

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Réchauffement climatique en Camargue - Audition

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, j'ai le plaisir de vous accueillir à cette table ronde consacrée aux effets et à l'adaptation de la Camargue au changement climatique.

Un mot sur l'origine de cette initiative : nos collègues Valérie Boyer et Laurent Burgoa ont fait part au Président du Sénat de leurs inquiétudes concernant le devenir de ce territoire à la biodiversité exceptionnelle et au modèle économique fondé sur le bon état des écosystèmes. Le Président, dans sa grande sagesse et sachant l'expertise de notre commission en la matière, nous a confié le soin d'assurer l'information du Parlement, et plus largement des citoyens, sur les défis que le changement climatique fait peser sur le territoire camarguais.

Ce sujet peut paraître au premier abord local ou anecdotique, mais ce serait une grossière erreur que de s'en tenir à cette analyse. La Camargue soulève un grand nombre de questions d'importance nationale, au travers de problématiques que rencontrent d'autres territoires littoraux, ainsi que des spécificités propres à cette région unique au monde, premier site français d'importance internationale reconnu au titre de la Convention de Ramsar relative aux zones humides et à l'habitat des oiseaux.

Or, ce territoire est aujourd'hui menacé par la montée des eaux, qui favorise également la salinisation des sols. Ces effets du changement climatique menacent non seulement les fragiles équilibres d'un écosystème exceptionnel, mais également le tissu économique, les savoir-faire et traditions locales. Je pense notamment au rôle original joué par les manadiers, ainsi qu'on appelle les éleveurs de troupeaux libres. La culture du riz, la viticulture et l'élevage des taureaux et de chevaux sont ainsi susceptibles d'être remis en cause par ces évolutions. Plus radicalement encore, l'habitat de plusieurs dizaines de milliers d'habitants est, d'ici 2050, concerné par le risque de submersion.

Pour répondre à ces multiples défis environnementaux, économiques et sociaux, les forces vives locales sont parvenues à s'entendre dans le cadre d'une organisation efficace et de mécanismes de coopération exemplaires.

En Camargue gardoise, un syndicat mixte créé en 1993 associe les huit communes du territoire camarguais au conseil départemental du Gard. Nous avons d'ailleurs le plaisir d'accueillir Robert Crauste, son président.

Dans les Bouches-du-Rhône a été créé en 1970 le Parc naturel régional de Camargue, dont nous accueillons le directeur général, Christophe Fontfreyde.

L'acuité de ces enjeux a poussé l'inspection générale de l'environnement et du développement durable (IGEDD) et le conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) à mener une mission conjointe sur cette situation. C'est à ce titre que nous avons convié Bruno Cinotti, coordonnateur de cette mission.

La Camargue doit aujourd'hui relever un double défi. Il est en premier lieu nécessaire d'anticiper et d'atténuer au mieux les effets du changement climatique sur ce territoire. Ces effets sont de deux types. La Camargue fera probablement face à des épisodes extrêmes de plus en plus nombreux et à une multiplication des tempêtes, qui s'accentueront dès la prochaine décennie. Ce territoire doit aussi faire face au mouvement plus diffus d'érosion du trait de côte. Répondre à ces deux types de menaces nécessite de nombreux aménagements, dont le choix est souvent complexe, à l'aune des connaissances scientifiques disponibles. À titre d'exemple, la construction de digues peut protéger de l'érosion côtière à certains endroits, mais accélérer le recul du trait de côte plus loin.

Toutefois, ces efforts d'atténuation risquent de ne pas aboutir au maintien, à moyen et long terme, de la Camargue telle que nous la connaissons aujourd'hui. Face à une montée des eaux estimée entre 40 et 70 centimètres en 2100, il faut également prévoir des mesures d'adaptation. L'épineuse question du déplacement de certaines populations devra sans doute être envisagée dans les scénarios prospectifs. Toute politique ne prenant pas en compte ces faits conduirait à pénaliser ce territoire et ses habitants : un discours de réalité est par conséquent nécessaire sur cette question.

J'aimerais entendre les intervenants sur l'articulation de ces deux sujets, l'atténuation des effets du changement climatique et l'adaptation des activités humaines à l'évolution de l'environnement, en partie inéluctable.

Il ne s'agit là bien sûr que d'une première amorce de réflexion pour engager le dialogue avec la commission. Après un propos liminaire de cinq minutes pour chaque intervenant, je laisserai la parole à notre collègue Laurent Burgoa pour une première intervention, avant les traditionnelles séries de questions et réponses.

M. Bruno Cinotti, coordinateur de la mission conjointe IGEDD-CGAAER. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, j'ai coordonné une mission qui a pris plus de temps que prévu initialement : notre rapport, terminé hier, sera transmis prochainement aux ministres commanditaires, le ministre de l'Agriculture et de la souveraineté alimentaire et le ministre de la Transition écologique et de la cohésion des territoires. Nous souhaitons vivement que ce rapport soit rapidement publié, car les rapports qui ne sont pas rendus publics ne présentent guère d'intérêt. J'ai mené cette mission avec deux autres inspecteurs, mais nous n'avions pas la possibilité d'être tous trois présents à cette table ronde, ce qui est dommage, car si nos avis convergent, ils ne sont pas totalement identiques.

La Camargue est un territoire compliqué. En reprenant les mots entendus de la bouche d'un Camarguais qui a résumé ce territoire de manière réaliste, on pourrait dire que la Camargue est un « territoire naturellement artificiel ». Depuis longtemps, elle est aménagée par les activités humaines. De savants équilibres ont été atteints, mais ces équilibres sont actuellement menacés. C'est aussi un territoire façonné par l'histoire, avec une Camargue côté Bouches-du-Rhône et une Camargue côté Gard avec, entre les deux, le petit Rhône. Il s'agit enfin un territoire menacé. Selon le scénario tendanciel du Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC), il est prévu une montée du niveau de la mer en Méditerranée de 60 à 102 centimètres d'ici 2100. Or la majeure partie du territoire camarguais est située à une altitude inférieure à un mètre. En outre, dans la mesure où la Camargue des Bouches-du-Rhône, à l'intérieur du delta, n'est plus alimentée par les alluvions, elle a tendance à s'enfoncer, ce qui aggrave encore le problème altimétrique.

Historiquement, la Camargue a surtout été menacée par le Rhône, et donc par les eaux douces. Elle l'est encore, mais le système d'endiguement prévient efficacement ce risque. Il l'a encore démontré lors des dernières grandes crues du Rhône. Elle est aujourd'hui surtout menacée par l'eau salée de la mer.

La Camargue est un territoire équipé, au sens du ministère de l'Équipement du terme. Depuis Napoléon III, un système d'endiguement a permis de réduire considérablement les impacts des grandes crues du Rhône sur le delta camarguais. Dans une moindre mesure, le territoire a aussi été protégé par le moyen de digues à la mer qui ont limité l'impact des submersions marines. Le territoire était adapté aux contraintes qu'il connaissait autrefois, mais ces risques évoluent et ne peuvent plus être maîtrisés uniquement par les solutions du passé.

Ces contraintes sont de différentes natures. En premier lieu, je mentionnerai la salinisation par la mer et le changement climatique. Rappelons que l'eau de mer peut apporter du sel dans les terres, par-dessus en cas de submersion et par-dessous avec la pénétration du biseau salé. Le dérèglement climatique conduit en outre à un déséquilibre beaucoup plus accentué que par le passé entre des précipitations qui diminuent et une évaporation qui augmente. Pour préserver des activités économiques en Camargue, notamment les deux activités agricoles majeures que sont la culture (riziculture et viticulture) et l'élevage, avec les manades qui constituent aussi un élément touristique majeur de la Camargue, nous aurions besoin d'apporter plus d'eau douce, de préférence gravitaire compte tenu du coût de l'énergie. Le pompage de l'eau douce du Rhône ne permettra pas de régler le problème de la Camargue, car ce système est incompatible avec la façon dont sont organisées les digues et la possibilité éventuelle de manoeuvrer les ouvrages pour faciliter les écoulements gravitaires.

La deuxième contrainte du territoire est l'érosion. En Camargue, on ne peut pas se contenter de parler d'érosion du trait de côte, qui ne concerne que la surface, car le territoire est également sujet à une érosion en profondeur. Les fonds marins sont en effet en train de s'éroder dangereusement, notamment aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Si des ouvrages de défense contre la mer peuvent être construits pour les deux communes les plus menacées que sont Saintes-Maries-de-la-Mer et Le-Grau-du-Roi, ces villes ne sauraient être protégées à n'importe quel prix. Nous savons vers quoi peut déboucher le « quoi qu'il en coûte », d'autant que nous avons la fâcheuse habitude en France de raisonner en termes d'investissement et d'omettre les coûts de fonctionnement : une fois l'investissement réalisé, il faut également l'amortir et le provisionner. Notre rapport s'interroge d'ailleurs sur la capacité du Syndicat mixte interrégional d'aménagement des digues du delta du Rhône et de la mer (Symadrem) à financer l'entretien ultérieur des digues. Il se pose ici un véritable problème de nature budgétaire.

La troisième menace est celle de submersion du fait de l'élévation du niveau de la mer et de la survenance d'événements météorologiques intenses de plus en plus fréquents. Une cartographie du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) met en évidence que la pénétration des laisses de plus hautes eaux à l'intérieur de la Camargue pourrait concerner 80 % du territoire d'ici 2100. Or, au fur et à mesure qu'avancent les laisses des plus hautes eaux, les propriétés privées deviennent publiques sans indemnité. Une mauvaise solution serait de créer des digues à la mer qui accentuerait la menace. Face à cette progression des submersions marines, il ne peut être envisagé qu'un retrait progressif, de préférence programmé et non subi. Je vous recommande la lecture d'un rapport de 2019 sur l'érosion du trait de côte qui aborde la question de la submersion marine et qui détaille assez bien les possibilités offertes. Enfin, l'élévation du niveau de la mer a un effet destructeur de valeur puisque les biens privés deviennent alors publics sans indemnisation. D'un point de vue économique, fiscal et social, il y a nécessité de s'interroger sur la façon dont nous allons partager cette perte de valeur.

Nous avons des certitudes sur les phénomènes attendus, mais l'incertitude pèse sur le calendrier et paralyse l'action. En effet, personne ne peut dire avec un fort degré de certitude si l'élévation du niveau des mers, le phénomène des submersions marines, la multiplication des événements de tempête s'aggraveront ou si l'augmentation sera progressive. Ce qui est certain, c'est que nous avons le choix entre deux attitudes : « après moi le déluge » comme le disait Louis XV, mais l'on sait quels malheurs Louis XV a apporté à la France, ou « gouverner, c'est prévoir ». Dans notre rapport, nous pensons bien entendu qu'il faut prévoir, en associant les collectivités territoriales au premier chef, mais aussi la communauté nationale qui doit intervenir en solidarité.

M. Christophe Fontfreyde, directeur général du parc naturel régional de Camargue. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'honneur que vous faites au parc naturel régional de Camargue en me recevant.

Comprendre la Camargue impose de s'intéresser à l'ensemble du bassin versant du Rhône. En effet, nous ne pouvons pas gérer la Camargue qui se situe à l'embouchure d'un fleuve de 810 kilomètres et qui représente un bassin versant de 100 000 kilomètres carrés sans prendre en compte les différents paramètres en amont : quantité de l'eau, dynamique des crues, vitesse, qualité de l'eau, etc. Cette situation explique les tensions constatées sur le terrain, car les Camarguais, qui sont en bout de chaîne, peuvent parfois ressentir une forme d'impuissance. Une vision globale s'impose. Je suis ingénieur agronome de formation et je sais que, lorsque l'on lutte contre l'érosion, la vitesse d'une goutte d'eau ne doit pas dépasser 10 mètres par seconde. Sachant cela, on comprend que la lutte doit commencer en haut du bassin versant car un barrage ou une plantation dans le delta pourra être emporté par une eau qui dévale à grande vitesse. La lutte commence donc à la source du fleuve et se poursuit jusqu'à son embouchure.

Cette prise en compte globale concerne également la gestion des sédiments. Le territoire camarguais est un territoire très mouvant. C'est une sorte de « tapis roulant » où la mer emporte les sédiments amenés par le Rhône. Cet équilibre entre les apports et les départs de sédiments est aujourd'hui rompu, car le Rhône a été aménagé et les forêts ont été replantées dans les bassins versants. Ces aménagements induisent certaines conséquences, notamment l'érosion du trait de côte. Nous ne savons pas mesurer si l'érosion est plus forte, mais nous savons en revanche que les apports sédimentaires sont moindres. Des solutions sont peut-être aussi à rechercher de ce côté-là.

La Camargue peut être décrite comme un triangle avec une digue qui arrête le grand Rhône, une autre qui arrête le petit Rhône et, au sud, la digue à la mer. C'est un « jardin » qui est tout sauf naturel, car entièrement créé par les hommes. Il s'agit d'un système totalement artificialisé dont l'homme a forgé la destinée. La main de l'homme a réussi à créer au nord un jardin à la française, avec de la riziculture et un ensemble assez ordonné, et au sud un jardin à l'anglaise avec des manadiers et des marais. Nous pouvons en être fiers puisque nous avons été en mesure de créer une zone naturelle avec sa biodiversité. La Camargue est le fruit du travail de l'homme, mais aussi le produit du travail des agriculteurs. Nous sommes en effet sur un territoire où l'agriculture et la nature sont imbriquées : le sud du delta est nourri par le nord où est localisée la riziculture qui pompe de l'eau douce dans le Rhône, qui descendra ensuite dans les milieux naturels pour les nourrir. L'eau agricole représente peu ou prou l'équivalent de la pluviométrie annuelle.

Des outils techniques existent pour lutter contre l'élévation du niveau de la mer, mais nous en connaissons aussi les limites et les défauts. Pour chaque construction de digue, il faut creuser en profondeur et sur les côtés. La digue peut donc constituer une solution pertinente à certains endroits, mais pas forcément à d'autres. Ceux qui ne sont pas fervents des protections en dur préconisent de laisser-faire rappelant qu'il y a quelques centaines d'années, la moitié du delta actuel était sous le niveau de la mer. Cependant, ce n'est pas forcément ce que nous souhaitons en termes de développement et de protection de la biodiversité.

La recherche doit être mobilisée pour trouver de nouveaux outils. Par exemple, si nous trouvons le moyen d'amoindrir l'énergie des vagues avant leur entrée sur le territoire, leur impact sera bien plus faible à niveau constant. Des solutions sont proposées dans d'autres espaces géographiques comme les récifs coralliens placés en avant de plages. La Camargue est sans doute un territoire où il peut être pertinent de rechercher des solutions nouvelles, fondées sur la nature mais pas exclusivement, et qui auront moins d'incidences sur les milieux que les digues.

Sur ce territoire, c'est sur la lentille d'eau douce que l'on cultive. Si cette lentille d'eau douce mesure un mètre ou cinquante centimètres, la culture du riz se développera. Si cette lentille mesure un mètre cinquante, il sera possible de cultiver du blé et, si la profondeur est encore plus grande, l'arboriculture pourra être tentée, voire la viticulture. L'épaisseur de la lentille d'eau douce conditionne donc directement les cultures. Si la profondeur de cette lentille n'est pas maîtrisée, la culture envisagée devient impossible : par exemple, des exploitants agricoles pourraient ne plus être en mesure de maintenir une activité d'arboriculture parce que les précipitations seront devenues insuffisantes, parce que les apports du Rhône seront moindres, parce que la mer montera ou pour les trois phénomènes réunis.

Pour lutter, il faut s'appuyer sur les forces vives de la Camargue et sur ses habitants, qui détiennent une vraie compétence. Force est de reconnaître que ce territoire est extrêmement résilient. Il y a 150 ans, la Camargue regroupait des moutons et des chasseurs. Puis, lorsque le phylloxéra a ravagé toutes les vignes en France, la Camargue a commencé à y développer la culture du vin. Dans tous les mas, il existe des caves. Aujourd'hui, il n'y a quasiment plus de vin, car la situation a de nouveau changé. Cette évolution des activités économiques montre la résilience d'un territoire qui a su s'adapter malgré des changements extrêmement profonds. Ce territoire est comme le roseau dans la fable de La Fontaine : il n'est pas résistant, mais s'adapte. Cette résilience doit être vue comme un facteur encourageant. Je me permettrais de dire ici que le rôle de la Politique agricole commune (PAC) est fondamental : si la lentille d'eau est suffisamment profonde, il sera possible de cultiver du riz bio et d'organiser une rotation des cultures, ce qui aboutira à une meilleure qualité de l'eau des milieux naturels qui dépendent de l'agriculture. Cependant, si la lentille est très mince, la culture bio ne sera pas possible, pas plus que la rotation culturale. Aujourd'hui, 35 % de la surface agricole utile de la Camargue est cultivée en bio. C'est une piste de solution pour désaliniser les étangs qui ont besoin de cette eau provenant de l'agriculture. Des aides orientées vers des pratiques culturales bio ou vertueuses d'une autre manière pourraient être un moyen de préserver le milieu et de l'aider à s'adapter.

La Camargue étant un laboratoire du changement climatique, ce territoire doit mobiliser la science et la recherche, mais ce sont essentiellement des groupes privés qui y sont aujourd'hui présents. C'est une bonne chose, mais nous avons besoin également de la présence d'une science institutionnelle et publique, dont l'indépendance permettra d'objectiver les enjeux. Enfin, nous ne réussirons pas sans les Camarguais : il faut écouter leur diagnostic, car ils ont peut-être aussi des solutions à proposer.

M. Jean-François Longeot, président. -M. Crauste vient de nous rejoindre et je le salue. Nous lui donnerons la parole une fois qu'il sera installé.

M. Laurent Burgoa. - Je remercie le président Larcher et le président Longeot d'avoir « pris le taureau par les cornes » et de s'être emparés du sujet. C'est un sujet qui est cher aux sénateurs des départements des Bouches-du-Rhône et du Gard. Alors que ce sujet mobilise à l'Assemblée nationale, il nous a semblé, avec ma collègue Valérie Boyer, que le Sénat, chambre des territoires, devait également s'y intéresser alors que ce territoire emblématique de la diversité et de la richesse de la France. Collectivement, il est de notre devoir de mener une réflexion pour assurer son avenir. La biodiversité de la Camargue est magnifique. C'est un territoire où l'agriculture est très présente, tant l'élevage que la riziculture et la viticulture. Pourtant, ces deux cultures reculent. En effet, des centaines d'hectares de vignes disparaissent en raison de la salinité des sols. La Camargue est aussi un territoire de développement touristique et un label pour nos deux départements.

Je remercie le président Longeot d'avoir organisé cette table ronde, car il est important que le Sénat mène cette réflexion. L'État est présent sur le territoire. La préfète du Gard est très mobilisée aux côtés du syndicat mixte de la Camargue gardoise. Même si le territoire est à cheval sur deux départements et deux régions différentes, nous devrons travailler ensemble et coopérer pour construire une vision globale et sauver notre Camargue.

M. Robert Crauste, président du syndicat mixte de la Camargue gardoise. - Mon rôle en tant que président du syndicat mixte de la Camargue gardoise est d'assurer la gestion de cet espace naturel sensible et de jouer un rôle d'ensemblier en réunissant autour de la table tous les acteurs.

Le dérèglement climatique produit des effets déjà perceptibles en Camargue. En trente ans, le niveau de la mer s'est élevé de sept centimètres. En tant que président délégué de l'association nationale des élus du littoral (Anel), je rencontrerai Yannick Moreau, président de l'association et maire des Sables-d'Olonne, car ces sujets mobilisent fortement notre association, tant et si bien qu'un recours a été déposé à l'encontre de l'ordonnance relative au trait de côte, considérant que les textes devaient être mieux travaillés pour sécuriser juridiquement et accompagner la responsabilité des élus du littoral.

En Camargue gardoise, la pression de la mer est perceptible par l'avancée du biseau salé et le déséquilibre entre l'eau douce, l'eau saumâtre et l'eau salée au bénéfice de l'eau salée, qui affecte d'abord l'agriculture. Comme cela a été rappelé, la Camargue est le fruit de la main de l'homme qui a drainé et géré l'eau pendant des années. Ce déséquilibre se constate notamment à travers le vignoble puisque, sur les 3 000 hectares du vignoble des sables de Camargue en passe d'obtenir l'appellation d'origine protégée (AOP), 300 hectares ont disparu en raison de la salinisation.

Nous sommes également confrontés à un déséquilibre des milieux dans les prairies avec l'élevage emblématique du taureau de Camargue, qui détient aussi une AOP, du cheval et de la biodiversité. Dans les roselières du Scamandre et du Charnier, se trouvent les habitats les plus remarquables d'Europe pour les hérons. Ces milieux où l'on trouve seize espèces de hérons sont menacés de disparition en raison de la hausse de la salinité. Au-delà de la menace sur la biodiversité, c'est tout un paysage et une culture qui sont en péril. C'est pour cette raison que nous devons nous mobiliser. Bien entendu, nous sommes à moment très particulier, où nous avons la ferme volonté de maîtriser nos acquis, mais aussi la responsabilité de regarder l'avenir, même s'il est menaçant. Nous devons maîtriser au mieux l'augmentation de la température et l'élévation du niveau de la mer tout en conservant nos acquis, en faisant preuve d'adaptation et non d'abandon. Nous entendons bien qu'il y a des points qu'il est inutile de défendre à tout prix, mais il y en a d'autres où nous voulons être mobilisés, même si c'est une adaptation dans un pas de temps assez bref. En revanche, nous ne voulons pas nous laisser aller à l'abandon. Dans cette logique, la gestion de l'eau est fondamentale, notamment au niveau du fleuve, car c'est le Rhône qui apporte l'eau douce sur le territoire, mais pas uniquement, car il faut parler aussi du fleuve Le Vidourle et du fleuve-rivière Le Vistre. Cela renvoie à la question de la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (Gemapi). La communauté de communes Terres de Camargue, dont je suis le président, abonde annuellement en frais de fonctionnement les structures des établissements publics territoriaux de bassin (EPTB) du Symadrem. Cet abondement de 900 000 euros par an est un poids financier qui pèse sur les collectivités et qui doit être pris en compte.

Le syndicat mixte de la Camargue gardoise s'est mobilisé pour obtenir le renouvellement du label grand site de France. C'est le signe aussi de la mobilisation des élus du territoire.

M. Bruno Belin. - La Camargue est aux premières loges du changement climatique et constitue un cas pratique par excellence, puisque le territoire est menacé à la fois par la montée des eaux, par un risque de submersion marine et par une hausse de la salinité : ces phénomènes ont des incidences directes sur l'économie du territoire. Le cas est d'autant plus grave que le territoire pourrait être concerné par des déplacements de populations. On parle de 50 000 logements qui pourraient n'être plus habitables d'ici 2100. Il se pourrait que la Camargue soit déjà arrivée au début du jour d'après. C'est un cas d'école exceptionnel auquel nous devons faire face. À votre connaissance, la gravité de la situation peut-elle être mesurée ? Existe-t-il des situations similaires ailleurs ?

M. Jean-François Longeot, président. - C'est un sujet qui doit nous interpeller et nous inciter à préparer l'avenir. Je pense notamment aux territoires ultramarins qui font face aux mêmes problématiques, avec des phénomènes qui seront également à l'origine d'immigrations environnementales.

M. Bruno Cinotti. - Existe-t-il une situation similaire ailleurs ? Oui et non. Les territoires à proximité de la mer rencontrent les mêmes enjeux, puisqu'il est désormais acquis que la masse océanique va monter. Le rythme de l'élévation de la mer et son intensité ne seront toutefois pas identiques en Méditerranée et sur la façade atlantique. Le Centre d'études et d'expertise sur les risques, la mobilité et l'aménagement (Cerema) a fait une évaluation à gros traits qui nécessite d'être affinée et qui conclut à une cinquantaine de milliers de logements menacés par la montée du niveau des mers à l'horizon 2100. D'autres estimations sont moins dramatiques. La chance - et la malchance - de la Camargue est qu'elle est essentiellement composée de milieux naturels agricoles et que ce sont les habitants du Grau-du-Roi et des Saintes-Maries-de-la-Mer qui seraient touchés, ainsi qu'éventuellement les implantations humaines de la commune de Port-Saint-Louis. En termes de bâti habité, nous pouvons dire que la Camargue est dans une situation plus favorable que d'autres portions du littoral qui concentrent du bâti habité sur un linéaire très important. Sur l'ensemble du territoire français, de métropole et des outre-mer, il existe des situations de même gravité au regard de l'élévation du niveau de la mer, mais qui ne présentent pas forcément le même degré de gravité quant aux enjeux de destruction de valeurs foncières.

M. Gilbert Favreau. - Le Marais poitevin est la deuxième plus grande zone humide de France. Les problématiques du Marais poitevin sont différentes des vôtres, mais la gestion de l'eau et la mise en place de la Gemapi soulèvent des préoccupations communes. La plus complexe réside dans la multiplicité des acteurs de ce territoire à tous les niveaux, administratifs, syndicats de propriétaires, associations environnementales, monde agricole. Ces deux territoires ont donc des points communs même si ne s'y rencontre pas le problème lié à la montée des eaux maritimes. Le dernier événement climatique marquant sur la côte de l'Atlantique est la tempête Xynthia qui a provoqué des dégâts importants sur l'île de Ré et une partie du littoral. Mon collègue vendéen Didier Mandelli, qui connaît bien le Marais poitevin, pourrait en témoigner. Compte tenu de ces similitudes, je souhaiterais que nous puissions fédérer nos approches sur ces deux grandes zones humides afin de partager des solutions d'adaptation et de gestion.

M. Denis Bouad. - En Camargue, des efforts financiers considérables sont consentis depuis de nombreuses années. Le département du Gard a acheté des milliers d'hectares dans ce secteur géographique, tout comme le Conservatoire du littoral. La gestion de ces terrains a été confiée au syndicat mixte de la Camargue gardoise. Les acteurs du territoire s'efforcent de maintenir une activité sur ces territoires, autour de l'agriculture et de l'élevage, alors même que la gestion de l'eau y est sensible. Il serait utile qu'un plan de soutien voie le jour pour accompagner la culture du riz, dans la mesure où la riziculture permet d'abaisser la salinité des sols. Nous avons perdu des dizaines d'hectares de riziculture au cours des dernières années en raison d'une rentabilité trop faible. Il nous faut réfléchir à la possibilité d'octroyer des primes aux riziculteurs pour leur permettre de bénéficier d'un salaire décent. Les primes de la PAC ne sont pas à la hauteur des enjeux. Dans mon département, elles sont aléatoires alors que c'est une culture qu'il faut à mon sens continuer à soutenir. Malgré les difficultés, je crois que l'AOP du vin camarguais verra le jour car le produit est de qualité, même si certains annoncent d'ores et déjà une perte de 300 hectares de vignoble et que d'autres avancent des pertes plus importantes encore. Enfin, dans un département touristique comme la Camargue, le risque de submersion marine est un enjeu majeur ainsi que la préservation de la Camargue qui est un trésor en termes de biodiversité.

M. François Calvet. - J'étais enfant lorsque Pierre Racine est venu dans le Languedoc-Roussillon pour construire la Grande-Motte et l'ensemble du complexe touristique jusqu'à Port-Barcarès. Les Pyrénées-Orientales font face aujourd'hui à une situation dramatique en matière de gestion de l'eau. Cette année, les prélèvements de l'eau dans le Rhône ne pourront pas progresser, car le débit a baissé et que les prélèvements représentent quasiment 40 % du débit existant. Les difficultés de gestion de l'eau concernent l'ensemble du pourtour méditerranéen pour l'alimentation en eau potable, mais aussi pour éviter que le biseau salé n'entre dans les territoires. Or la nappe n'étant plus alimentée, le biseau salé pénètre de plus en plus sur le territoire. Hier, la construction du canal Philippe Lamour a permis d'amener l'eau du Rhône, mais d'autres enjeux se posent aujourd'hui et menacent l'avenir de notre population, de notre activité économique et de notre tourisme. C'est même un avenir dramatique qui se prépare, car nos terres pourraient se transformer en déserts. La solution à cette situation reste à trouver. Notre commission pourrait peut-être proposer qu'un grand plan soit élaboré ou qu'une étude soit diligentée sur la question de l'alimentation en eau et la lutte contre le biseau salé sur le pourtour de la Méditerranée.

M. Jean-Claude Anglars. - La Camargue est une construction humaine quoiqu'ancienne. Le territoire étant ceinturé de trois digues, comment s'y organise la gouvernance ? De manière ironique, nous pourrions dire que la Camargue est en avance malgré elle en matière de lutte contre l'artificialisation des sols et d'atteinte des objectifs du « Zéro artificialisation nette » (ZAN). Pour ce qui concerne la PAC, des pistes ont été avancées. En tant que sénateur de l'Aveyron, je suis inquiet du dernier rapport de la Cour des comptes sur les bovins.

M. Christophe Fontfreyde. - Je commencerai par répondre à quelques-unes de vos questions portant sur les habitations. À ce sujet, il faut noter que les anciens mas ne sont pas inondés lors des épisodes de crue, car les anciens construisaient sur les bourrelets alluvionnaires. Il existe probablement des points fixes à défendre et d'autres sur lesquels il nous faudra reculer, de la manière la plus intelligente possible.

La Camargue se caractérise par l'imbrication forte entre agriculture et biodiversité, l'une nourrissant l'autre et la biodiversité alimentant aussi le tourisme. La Camargue peut donc constituer un territoire d'expérimentation au sein duquel soutenir l'agriculture reviendrait à protéger la biodiversité. Nous ne sommes plus ici dans une opposition binaire entre l'activité agricole et la préservation de la biodiversité. Par exemple, l'élevage en Camargue est très extensif. Les manadiers avec lesquels nous signons des baux font paître des troupeaux qui entretiennent l'espace et évitent la prolifération de certains végétaux non bénéfiques à la biodiversité. Cet élevage a certes un impact environnemental, mais ses effets positifs peuvent au moins compenser les effets négatifs. De la même manière, une riziculture vertueuse contribue à remettre de l'eau dans l'étang de Vaccarès et à équilibrer sa salinité. Nous estimons que 3 à 4 millions de tonnes de sel sont au fond du lac alors que cette quantité n'était pas présente il y a dix ans. Si cette tendance se poursuit, nous finirons par tuer la biodiversité. Faire du riz en maîtrisant les effluents, par une culture bio ou des pratiques culturales adaptées, peut donc être recommandé. Nous sommes en train de tester sur une partie du delta des techniques permettant de préserver le Vaccarès. Finalement, nous pouvons dire que c'est une combinaison de mesures que nous devons activer, car il n'existe pas de solution miracle unique. Parmi ces mesures, l'agriculture vertueuse joue nécessairement un rôle et mériterait d'être davantage soutenue.

M. Robert Crauste. - Une question a été posée sur la gouvernance. La Camargue bucco-rhodanienne se décline d'Arles à Port-Saint-Louis-du-Rhône en passant par le petit Rhône tandis que la Camargue gardoise, plus à l'ouest, est un peu plus peuplée. Sur ce territoire, le conseil départemental du Gard joue un rôle essentiel en tant que contributeur, avec les communes, aux frais de fonctionnement du syndicat. Les élus locaux sont aussi impliqués. La Région est également présente au titre de son action sur les zones naturelles. Le territoire est en lien avec les directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) et avec la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal). Nous souhaitons aussi mieux animer la Réserve de biosphère de Camargue, notamment via un observatoire de la salinité. La Réserve de biosphère de la Camargue n'a toutefois pas de réelles ressources financières et dépend des fonds des syndicats et des parcs et des ressources qu'ils lui versent. Lors de la conférence des maires qui se tiendra prochainement, nous aurons autour de la table les élus du Gard et des Bouches-du-Rhône.

Concernant la riziculture, une question a été posée sur le coût de l'électricité permettant de faire fonctionner les pompes des associations syndicales autorisées (ASA). Les ASA jouent un rôle essentiel tant pour l'agriculture que lors des inondations. Or leur équilibre est extrêmement précaire compte tenu de l'inflation des prix de l'énergie. Une piste pourrait être de travailler sur un tarif encadré préférentiel. Le président des ASA de la Camargue gardoise dit qu'il ne peut actionner les pompes que pendant trois heures : c'est un point à rappeler, car il est crucial.

M. Didier Mandelli. - Je suis sénateur de Vendée, département meurtri par la tempête Xynthia comme la Charente-Maritime. La Camargue concentre tous les sujets. Sous l'égide du conseil national de la mer et du littoral, la ministre a créé un comité national du trait de côte, auquel je participe avec Yannick Moreau. Je suggère que votre rapport puisse être examiné par cette instance et que le déplacement qui sera organisé en Camargue puisse être élargi dans la mesure où la Camargue est plus qu'un laboratoire, c'est un territoire vivant où étudier les phénomènes actuels.

Mme Angèle Préville. - Les enjeux auxquels est confrontée la Camargue sont cruciaux. Cependant, existe-t-il ailleurs dans le monde des territoires où les enjeux sont similaires ? Le delta du Rhône est particulier, mais d'autres zones de riziculture font-elles face aux mêmes problématiques ? Quelles solutions sont apportées ailleurs ?

La qualité de l'eau a-t-elle évolué ? La baisse du débit du Rhône vient-elle du changement climatique ou des installations créées en amont du Rhône ? Lors de votre intervention, j'ai cru comprendre qu'il serait compliqué et très coûteux d'investir dans de nouvelles digues. Aussi, quels seraient les scenarii possibles d'adaptation ? Le triangle devra-t-il se déplacer vers le Nord ? À la faveur de la montée des eaux, est-il envisagé que le delta du Rhône se déplace ?

Vous avez souligné que les anciens mas étaient protégés des inondations, car construits sur des bourrelets d'alluvions. Les villes du Grau-du-Roi et des Saintes-Maries-de-la-Mer sont-elles néanmoins un peu protégées et pourront-elles rester des lieux touristiques ? Au nord du triangle, existe-t-il des zones importantes d'habitation qui seraient touchées par le déplacement du delta ?

M. Étienne Blanc. - Entre les Lyonnais et les Camarguais, il y a une sorte d'incompréhension, car à l'occasion de la grande crue de 1711, le Roi, puis le régent, ont décidé de taxer les Lyonnais pour financer les digues de la Camargue. Cependant, cet épisode est désormais derrière nous et l'incompréhension politique est aujourd'hui réglée. L'endiguement du Rhône a diminué les cours alluvionnaires sur la Camargue, mais ils demeurent, notamment lorsque les barrages sont vidangés. En même temps, nous observons une montée du niveau de la mer. Avez-vous des chiffres mettant en regard ces deux mouvements, ce que l'on gagne par l'alluvionnaire et ce que l'on perd par la mer ? Existe-t-il des études prospectives en la matière ? Si oui, quelles conséquences sur la biodiversité pouvons-nous en tirer ?

M. Bruno Cinotti. - Ailleurs dans le monde, y compris sur le bassin méditerranéen, il existe des systèmes géographiques approchants, à l'instar des deltas du Pô et de l'Ebre. Le delta du Pô est particulièrement intéressant puisqu'il s'agit également d'une grande zone rizicole. Les études montrent qu'il existe les mêmes attitudes de déni des populations. Nous y notons la tentation qui consiste à dire « après moi, le déluge » comme je l'ai mentionné plus tôt. Les comparaisons avec le delta du Pô ne sont pas très flatteuses pour la France puisqu'il semblerait que la manière dont notre pays met en oeuvre la Politique agricole commune pour le riz est moins favorable que ce que font l'Italie et l'Espagne dans une moindre mesure. Le président du Centre français du riz nous a indiqué que les aides pouvaient aller du simple au double. Cependant, notre collègue représentant le ministère de l'Agriculture au sein de la mission n'a pas souhaité que nous en fassions une recommandation.

Ailleurs dans le monde, toutes les zones basses sont menacées. Certains deltas ont des ampleurs bien plus dramatiques que le delta de la Camargue et des concentrations de population bien plus élevées. Je pense en particulier au Bangladesh et au delta du Gange où les inondations provoquent des déplacements de millions de personnes. Ces phénomènes ont donc aussi des conséquences sociopolitiques et géopolitiques.

Notre rapport s'est interrogé sur la qualité de l'eau qui arrive du Rhône, car ce n'est pas une eau pure, avec une concentration non négligeable en polluants. Cette situation est acceptée par les exploitants agricoles, mais plus difficilement par les gestionnaires des grands espaces naturels qui sont à l'aval des bassins agricoles, en particulier le gestionnaire de la réserve naturelle nationale de Camargue qui voudrait que lui soit apportée de l'eau pure. Il serait prêt à prendre directement une eau un peu polluée du Rhône pour ne pas avoir à subir la concentration en pesticides qui lui arrive des zones cultivées par la riziculture. Il existe un vrai sujet, car les uns et les autres n'ont pas su se mettre d'accord sur un observatoire de la qualité de l'eau à l'entrée du Vaccarès et c'est une des questions que nous nous posons dans ce rapport.

Sur la baisse du débit du Rhône, il est évident que la fonte de plus en plus rapide des glaciers des Alpes baissera probablement à terme le niveau du Rhône, mais aura surtout un effet beaucoup plus dévastateur sur l'agriculture. Le Rhône bénéficie actuellement d'un régime glacio-nival, c'est-à-dire que son étiage est soutenu par les fontes glaciaires et qu'il est retardé au mois de septembre. Or nous observons, ces dernières années, que l'étiage du Rhône se produit de plus en plus tôt et qu'il va bientôt intervenir au moment précis où la température et la météorologie rendent l'eau la plus nécessaire pour les professionnels agricoles. L'un des problèmes principaux de l'irrigation est que les agriculteurs souhaitent irriguer au moment où la nature n'apporte pas d'eau. Jusqu'à présent, le Rhône fournissait l'eau précisément à ce moment-là, mais cela sera de moins en moins le cas. L'étiage du Rhône continuera à se produire de plus en plus tôt en saison, bientôt au mois de juillet, voire au mois de juin dans le pire scénario. Le problème sera alors colossal puisque la priorité est donnée à l'eau potable, puis au refroidissement des centrales électronucléaires tout en sachant qu'il faut aussi laisser de l'eau au fleuve pour qu'il ne devienne pas un oued dans sa partie basse. Cette situation remettrait certainement en cause l'utilisation agricole de l'eau du Rhône quels que soient les traités qui ont été mis en place par le passé. Sur cette question, vous pouvez consulter le rapport public sur le projet Hauts de Provence rhodanienne dans lequel nous envisageons qu'il y aura encore de l'eau pour les projets d'irrigation immédiatement rentables dans le nord du département du Vaucluse et le sud du département de la Drôme dans les vingt ans à venir, mais qu'il ne faudra plus compter sur l'eau du Rhône au-delà pour rentabiliser ces projets.

La question des investissements, quant à elle, renvoie plus généralement à celle de la gestion des équipements publics. Notre pays fonctionne beaucoup à base de subventions aux investissements, parfois au travers de prêts à taux zéro, mais nous avons tendance à omettre qu'une fois construit l'équipement doit être amorti et son renouvellement doit être provisionné. À titre d'exemple, le Symadrem a été largement financé par les dispositifs de subventions pour reprendre des digues et y réaliser des travaux importants, mais nous avons observé que le syndicat serait dans l'impossibilité totale d'amortir ces équipements. Or nous ne pouvons pas fonctionner en investissant massivement tous les cent ans, puis en laissant les équipements se dégrader faute de dégager une capacité de financement adéquate. La problématique est la même pour les réseaux d'eau potable.

Pour ce qui concerne l'extension du triangle camarguais, si le Rhône baisse en débit et que la mer monte, il y aura peut-être refaçonnage du delta, mais nous sommes ici à l'échelle des temps géologiques et des temps historiques. Sur cette question, je ne me prononcerai donc pas.

S'agissant des collectivités protégeables, la question est toujours de savoir ce que nous voulons protéger, la valeur de ce que nous voulons protéger et quels sont les moyens, notamment financiers, dont nous nous dotons pour nous protéger. Si la mer monte de 60 à 100 centimètres d'ici 2100 comme l'envisage le scénario tendanciel du GIEC, il est évident que les terres autour des Saintes-Maries-de-la-Mer et de la zone urbanisée du Grau-du-Roi se trouveront en partie submergées, soit de façon permanente ou de façon fréquente. Il sera difficile de maintenir deux îlots d'urbanisation, sauf à réaliser de très grosses dépenses de défense à la mer. L'article 33 de la loi du 16 septembre 1807, qui n'a pas été abrogé contrairement au reste du texte, énonce que « lorsqu'il s'agira de construire une digue à la mer ou au fleuve, la charge en sera supportée par les propriétaires des propriétés protégées à due concurrence de la valeur des propriétés ». Lorsque ce sont les autres qui paient, on a très envie de se protéger, mais lorsque c'est nous-mêmes qui devons réfléchir à la valeur de notre bien et au montant que nous accepterions de dépenser, la question est appréhendée différemment et appelle un raisonnement sur la base d'un équilibre microéconomique, c'est-à-dire une analyse au cas par cas des projets. En substance, je dirai donc que tout est protégeable, mais à quel prix ? Quel prix sommes-nous prêts à payer ? Sommes-nous disposés à mettre à contribution la solidarité nationale, ce qui serait « socialement profondément injuste » selon le rapport de 2019 sur le trait de côte.

Je terminerai en précisant que les différents ouvrages le long du Rhône ralentissent effectivement l'écoulement des alluvions, mais ne l'empêchent pas totalement. À chaque purge, les alluvions sont enlevées, mais ces installations ralentissent néanmoins leur flux. Par conséquent, la Camargue est beaucoup moins rechargée qu'à l'époque où le Rhône s'écoulait librement. Il ne faut pas oublier non plus les remarquables travaux menés au XIXe siècle sur le reboisement et la restauration des terrains en montagne qui ont permis de ralentir considérablement les phénomènes érosifs dans le massif alpin et le Massif central. À une époque, nous étions allés trop loin dans l'exploitation de la montagne et la mise à nu des sols, ce qui favorisait l'érosion, mais toutes ces actions ont bel et bien permis de ralentir l'érosion de la montagne, ce qui ralentit la charge alluvionnaire du Rhône.

Aucune étude ne chiffre de façon raisonnablement précise la contribution de l'élévation du niveau de la mer par rapport à l'enfoncement de la Camargue. Ce qui est certain, c'est que le biseau salé progresse déjà et s'approche de plus en plus dangereusement de la confluence. Les deux bras du Rhône sont de plus en plus salés dans leur partie inférieure. Pour l'instant, nous parvenons encore à prélever de l'eau douce dans le Rhône en surface, mais plus en profondeur. Aussi, si la Camargue continue à s'enfoncer, ce seront autant de centimètres de profondeur qui nous poseront à terme problème.

Pour ce qui concerne le coût du pompage électrique, s'il y a un avenir à l'utilisation de l'eau douce du Rhône, nous pensons qu'elle doit passer impérativement par une modification des circuits gravitaires. Si nous commençons à dépenser des sommes considérables en énergie alors que le coût de l'énergie va continuer à augmenter, et peut-être dramatiquement, le moment n'est pas propice pour dépendre de dispositifs énergétiques très coûteux. Le gravitaire est donc à privilégier, éventuellement en ouvrant des brèches dans les digues du Rhône ou en y ouvrant au minimum des vannages afin de pouvoir prélever l'eau douce.

M. Robert Crauste. - J'apporterai pour ma part des réponses en utilisant l'exemple de ma commune : Le-Grau-du-Roi Port-Camargue. C'est une ville où vivent 8 500 résidents permanents et une cité balnéaire ayant une capacité d'accueil touristique de 150 000 lits. Elle est le fruit de la mission Racine notamment au travers de la réalisation du plus grand port de plaisance d'Europe, Port-Camargue, qui peut accueillir 5 000 bateaux et qui est le plus grand port de pêche de Méditerranée français, avec la plus importante flottille chalutière forte de 18 bateaux. Des questions ont été posées sur la recomposition spatiale et sur le repli stratégique avec une allusion au ZAN. Les maires doivent élaborer des cartographies à 30, 50 et 100 ans, sur la base d'études. Certaines d'entre elles doivent être fiabilisées puisque vous avez indiqué plus tôt que l'étude du Cerema avait un caractère incertain. Au Grau-du-Roi, cette étude souligne que 1 650 appartements seraient rayés de la carte en 2100. Avec le président Moreau, nous sommes fortement mobilisés sur cette question. Je suis disposé à travailler sur la cartographie prospective à 30, 50 et 100 ans en étant accompagnés sur le plan financier et juridique, car nous avons aussi le devoir de sensibiliser les populations pour qu'ils prennent conscience des enjeux. C'est d'autant plus important que certains élus prétendent que nos propos sur les risques sont erronés et que l'on nous défendra quoi qu'il arrive.

M. Jean-François Longeot, président. - Je tiens à remercier nos trois intervenants pour leurs exposés très intéressants. Nous avons devant nous un grand chantier qui rejoint celui déjà engagé par notre commission sur la problématique liée à l'eau. Ce sont des questions essentielles sur lesquelles nous devons alerter la population. Chacun doit prendre en compte ces enjeux, car, si rien n'est fait, les phénomènes actuels conduiront à des déplacements de populations non anticipés et subis. Vous pouvez compter sur l'expertise de notre commission pour continuer à travailler sur ces sujets et contribuer à une large sensibilisation à ces enjeux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Travaux de la commission sur les ZRR - Communication

M. Jean-François Longeot, président. - Vous connaissez l'attachement de notre commission à la dimension liée à l'aménagement du territoire, compte tenu de la vocation première du Sénat. D'ailleurs, il y a quelques années, l'intitulé de la commission a été modifié pour placer en tête la compétence socle en matière d'« aménagement du territoire ». Je me réjouis donc que nous ayons la possibilité de lui donner une traduction législative à travers le dépôt d'une proposition de loi pour reformer les zones de revitalisation rurale (ZRR) à bout de souffle. Cette proposition de loi a été déposée par Rémy Pointereau, premier auteur, puis par moi, Didier Mandelli et Louis-Jean de Nicolaÿ, mais aussi beaucoup d'autres. Cette proposition de loi, déposée mercredi dernier, est très attendue des associations d'élus (association des maires de France comme Association des maires ruraux de France) que nous avons consultées en amont du dépôt de la proposition, lors de nos travaux préparatoires.

Cette proposition de loi n'est pas le fruit du hasard, mais le résultat d'un travail engagé depuis février 2022, avec le soutien du Président du Sénat, qui fait suite à de premiers travaux conjoints avec la commission des finances en septembre 2019.

Je remercie très chaleureusement Rémy Pointereau pour avoir mené à bien la conduite d'un chantier délicat qui permet au Sénat de démontrer qu'il est attaché à la géographie prioritaire de la ruralité et qu'il sait, avant même le Gouvernement, être force de proposition.

Notre proposition de loi s'appuie sur une étude exploratoire diligentée par notre commission pour tester les critères les plus pertinents afin de permettre aux communes en difficulté de bénéficier de ces mesures. La commission s'est appuyée sur cette analyse, mais l'a également enrichie en proposant un autre critère relatif aux zones de montagne. J'ajoute que cette démarche a été présentée à tous les membres du bureau en décembre dernier et à notre commission en plénière en janvier dernier. Je souhaite vous dire ma satisfaction, partagée par Rémy Pointereau et Didier Mandelli, au premier chef, sans oublier Louis-Jean de Nicolaÿ, que notre réflexion se concrétise et s'incarne dans un texte dont je demanderai l'inscription à l'ordre du jour à l'ouverture de la prochaine session parlementaire. C'est le Sénat tout entier qui pourra ainsi s'approprier notre proposition et faire entendre la voix des ruralités. Dans cette perspective, je compte sur chacun d'entre vous pour soutenir cette initiative. Il s'agit d'un travail de commission approfondi qui mérite le plus large soutien.

M. Rémy Pointereau, sénateur. - Cette proposition de loi mérite toute notre attention et la plus grande transparence, car il est en effet urgent de trouver une solution pour ne pas laisser les communes en déshérence sur ce sujet, alors que les ZRR génèrent des bénéfices substantiels en termes d'exonération fiscale et de charges sociales, notamment pour l'installation de professionnels de santé. En 2019, un rapport avait été publié par notre commission, conjointement avec la commission des finances. Ce travail avait été approuvé par nos deux commissions. En 2022, le Gouvernement a confié à plusieurs parlementaires une mission à deux mois des élections présidentielles, à laquelle j'ai refusé de participer, car il ne me semblait pas sérieux de mener ce travail dans un délai aussi contraint. Cette mission a finalement repris en grande partie les recommandations du rapport de 2019. J'ai proposé ensuite au président Longeot de mener une étude approfondie sur le périmètre des ZRR considérant le zonage actuel à bout de souffle et marqué par de nombreux effets de seuil. Il a alors été proposé à la commission des finances de mener un travail commun, mais celle-ci a refusé d'y participer. Seule la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable y a contribué. Parallèlement, un travail a été initié l'année dernière par le ministère de la cohésion des territoires, travail auquel je n'ai pas été convié et qui a abouti au lancement de la mission évoquée plus tôt. À l'issue de l'étude approfondie que nous avons menée en notre sein, nous avons déposé une proposition de loi, en ajoutant un critère permettant d'intégrer les zones de montagne.

Je regrette que nos collègues Bernard Delcros et Frédérique Espagnac aient déposé une proposition de loi en urgence alors que je leur avais proposé de cosigner la nôtre. Leur proposition reprend les mêmes critères que ceux actuellement en vigueur, c'est-à-dire que les effets de seuil que nous avons mis en évidence ne seront pas corrigés. Ce projet conduirait à classer 14 000 communes en ZRR. Elle propose aussi d'intégrer les communes ultramarines, alors qu'elles bénéficient d'un régime de zonage préférentiel qui serait abandonné au profit d'un classement moins avantageux. Notre devoir est de travailler sérieusement pour l'intérêt général de nos concitoyens, de nos élus et de nos communes. Nous essaierons de reprendre attache avec nos deux collègues afin de trouver une solution qui permette de retrouver une certaine sérénité. Nous espérons que cette proposition de loi aboutira, car elle propose un zonage plus juste, structuré autour de l'échelle communale et non plus intercommunale.

M. Didier Mandelli. - C'est un épisode dont le Sénat ne sort pas grandi. Notre commission a toute légitimité pour porter ce genre de texte, comme l'a réaffirmé le président du Sénat, d'autant plus que notre proposition est transpartisane, puisque approuvée largement au sein de la commission. La proposition de loi déposée en parallèle de nos travaux consiste en une forme d'instrumentalisation du sujet des ZRR à quelques mois d'une échéance électorale. Par ailleurs, la ministre n'a pas obtenu un arbitrage favorable de la Première ministre pour déposer un texte rapidement, c'est-à-dire que le texte du Gouvernement arriverait potentiellement à l'automne alors que le régime et les bénéfices attachés aux ZRR prendront fin en décembre. Quand bien même le texte du Gouvernement serait présenté, je ne vois pas comment des mesures pourraient être prises pour s'appliquer au 1er janvier 2024. Le texte qui a été déposé en urgence, en même temps que celui de notre commission, me paraît être une manoeuvre. Dire que tout ira bien dans les communes concernées par les zones de revitalisation rurale n'est pas vrai. Le texte que nous avons déposé est le seul texte crédible, car reposant sur un travail d'expertise de plusieurs mois. Vendredi dernier, des échanges ont eu lieu entre la ministre et notre collègue Delcros et j'aimerais que l'on explique ce qu'est le Parlement français de la ruralité. Quelle est sa base juridique, quelle est sa légitimité ? Je suis choqué par cette terminologie, car il n'y a qu'un Parlement. Je trouve que ce type d'annonce n'est pas opportun à quelques mois d'élections importantes pour nos territoires. Ce sont des procédés auxquels le Sénat ne devrait pas se résoudre.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie.

La réunion est levée à 10 h 45.