Mardi 4 juillet 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Examen du rapport

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Avant d'entamer l'examen du rapport de notre commission, je vous rappelle que, contrairement à nos auditions, cette réunion n'est pas publique ; cela nous permettra d'échanger en toute liberté. Notre réunion fera l'objet d'un compte rendu écrit, qui sera publié sur le site du Sénat et annexé au rapport si celui-ci est adopté. Néanmoins, jusqu'à sa présentation à la presse jeudi prochain, nous sommes tenus de ne pas divulguer les informations que le rapport contient ni la teneur de nos débats d'aujourd'hui, ce qui suppose bien évidemment de ne pas communiquer, notamment sur les réseaux sociaux jusqu'à cette date.

Nous voilà donc parvenus au terme des travaux de notre commission d'enquête. Cinq mois, quasiment jour pour jour, se sont écoulés depuis notre première audition, le 9 février dernier. Au total, nous avons procédé à 54 auditions et entendu 119 personnalités, dont huit ministres, anciens ou actuels, et nous avons fait plusieurs déplacements, au sein d'entreprises, des institutions européennes et des services de Bercy. À titre de comparaison, lors de la session écoulée, la commission d'enquête sur l'influence des cabinets de conseil s'est réunie 40 fois et a entendu 47 personnalités et la commission d'enquête sur la concentration des médias a organisé 48 auditions et entendu 80 personnalités.

Je crois donc pouvoir dire que nous avons beaucoup travaillé et je remercie tous ceux qui se sont mobilisés au cours de ces mois particulièrement chargés, en particulier notre rapporteure, Laurence Cohen.

Les méthodes de travail que nous avons suivies méritent qu'on s'y arrête un instant : en effet, outre les traditionnelles auditions d'administrations, d'acteurs du secteur et de personnalités de la société civile, nous avons effectué, Mme la rapporteure et moi, un contrôle sur pièces et sur place à Bercy, afin de recueillir des éléments précis sur l'utilisation du crédit d'impôt recherche par les entreprises du secteur pharmaceutique. Nos interlocuteurs de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ont été avares en explications permettant de mieux saisir la portée des documents financiers que nous avions sollicités et finalement obtenus sous la forme d'un « Bottin » de tableaux.

Je relèverai trois autres particularités relatives à nos méthodes de travail.

Tout d'abord, nous avons entendu certains interlocuteurs à deux reprises : Sanofi ayant annoncé un plan de réduction d'activité le lendemain même de sa première audition, nous en avons organisé une seconde, consacrée à la politique industrielle du groupe. Nous avons également entendu deux fois l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et le Comité économique des produits de santé (CEPS), d'abord au démarrage de nos travaux, pour comprendre les règles qui régissent la politique du médicament, puis au terme de nos auditions, pour confronter les résultats de notre réflexion aux réponses des responsables des institutions dont le rôle nous avait paru essentiel.

Ensuite, au-delà de l'envoi du traditionnel questionnaire à l'issue des auditions, notre rapporteure, afin d'approfondir son travail d'investigation, a adressé au fil de l'eau des questionnaires complémentaires à plusieurs de nos interlocuteurs, dont l'ANSM et le CEPS déjà cités mais aussi la direction générale des entreprises (DGE), qui avait manqué de précision dans ses réponses. Au total, plus de 70 questionnaires ont été adressés, sans compter les éléments demandés au vu des réponses reçues. Cette méthode d'investigation nous a permis de recueillir des éléments inédits, qui figurent dans le rapport.

Je m'en félicite d'autant plus que c'est notre mission même de verser au débat public des éléments originaux d'information. Je pense, par exemple, à la comparaison entre la liste des 454 médicaments essentiels rendue publique par le Gouvernement le 13 juin et celle des 422 médicaments pour lesquels l'obligation de stock est portée à quatre mois. Comme vous avez pu le lire dans le projet de rapport, ces 422 médicaments sont en réalité 422 présentations de 151 médicaments, ce qui est logique, puisque l'obligation de stock doit s'imposer à tous les fabricants d'un même médicament en rupture. Mais c'est dire s'il était important de poser les termes exacts du débat sur le nombre de médicaments sur lesquels doit porter l'effort de sécurisation ; cela n'avait pas été fait jusqu'à présent. La communication de l'exécutif à ce sujet est d'ailleurs restée ambiguë sur le contenu de cette liste.

Vous trouverez également dans le rapport une analyse inédite particulièrement fouillée des plans de gestion de pénuries (PGP) de quatre médicaments figurant à la fois dans la liste des médicaments essentiels et dans celle des médicaments en pénurie avec obligation de stock de quatre mois. L'ANSM nous avait indiqué que ces PGP étaient inégaux ; une analyse approfondie montre que la situation est encore plus dramatique, tant certains PGP sont lacunaires, et c'est un euphémisme. C'est la raison pour laquelle nous vous proposons de renforcer les obligations légales relatives aux PGP, sous peine de sanctions.

Enfin, toujours à propos de nos méthodes de travail, je signale que, au-delà d'un déplacement, que je qualifierai de « traditionnel », à Bruxelles, auprès des institutions européennes, nous avons engagé un dialogue inédit avec l'Agence européenne des médicaments (EMA), en prolongeant notre déplacement à son siège, à Amsterdam. Les entretiens que nous avons pu avoir dans le cadre de ce déplacement nous ont confortés dans l'idée que résoudre la question des pénuries de médicaments passait largement par une réponse coordonnée à l'échelon européen et nous formulons plusieurs propositions en ce sens, même si cela ne nous exonère pas de nos responsabilités nationales.

Avant de laisser la parole à notre rapporteure, qui vous présentera les orientations de son rapport et ses recommandations, j'insiste sur deux points.

En premier lieu, au cours de nos auditions, nous n'avons pas pu déterminer l'impact global des pénuries pour notre système de santé, du point de vue tant sanitaire que financier, ce qui constitue un manque important dans les données de santé publique. Des éléments épars existent, souvent issus d'enquêtes réalisées par les différentes parties prenantes, mais sans qu'un bilan global ait été dressé. Trop souvent, le ressenti a pris le pas sur une analyse précise des phénomènes. C'est pourquoi, au préalable, il me paraît essentiel d'établir au plus vite une cartographie complète de toutes les conséquences des pénuries, sur le plan financier et sanitaire.

Cette cartographie devra prendre en compte la dimension territoriale des pénuries. J'ai été très frappée, comme vous, de constater qu'elles n'étaient pas ressenties de la même manière selon les régions et n'avaient pas le même impact. Souvenez-vous de l'exemple de la pilule abortive, en pénurie essentiellement en Île-de-France et dans les Hauts-de-France, sans oublier l'outre-mer, où les pénuries se font particulièrement sentir, notamment à Mayotte, l'éloignement géographique jouant à plein dans le contexte de dégradation du transport maritime et aérien après la pandémie.

En second lieu, je veux évoquer le système de régulation du médicament dans notre pays. Nos auditions ont montré combien ce système était aujourd'hui à bout de souffle : traditionnellement, d'un point de vue macroéconomique, la baisse du prix des médicaments dits matures, dont le coût de développement est amorti, constituait le mode de financement de la mise sur le marché de nouveaux médicaments. Bon an mal an, ce système de vases communicants a fonctionné jusqu'à ce que la transformation du modèle économique de l'industrie pharmaceutique le bouleverse : désormais, comme vous le savez, les grands laboratoires externalisent leur recherche au profit de biotechs ensuite rachetées à prix d'or et dont les médicaments sont ensuite proposés à des prix exorbitants, pour ne pas dire extravagants. Dans le même temps, l'activation de la clause de sauvegarde est devenue systématique et le coût de rabot ainsi imposé aux entreprises du médicament de manière indifférenciée, quelle que soit leur taille, dépasse désormais les économies exigées du CEPS chaque année.

Pour résoudre cette équation, il eût été facile de proposer des solutions radicales, comme sa suppression pure et simple, mais nous avons préféré, en responsabilité, proposer des perspectives d'évolution de cette clause pour garantir la viabilité du système de santé à la française, auquel toutes les Françaises et tous les Français sont légitimement attachés.

Au total, nous avons établi un socle de 36 recommandations cohérentes, qui constituent autant de pistes de court ou de long terme pour en finir avec ce fléau de santé publique que sont les pénuries.

Madame la rapporteure, je vous passe maintenant la parole pour la présentation de vos conclusions, tout en vous remerciant de la qualité de nos échanges, toujours féconds et constructifs.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Lorsque le groupe communiste républicain citoyen et écologiste a déposé, en janvier 2023, une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française, je ne pensais pas que le chantier qui nous attendait serait aussi titanesque.

Aussi, je commencerai par remercier chaleureusement, moi aussi, la présidente de la commission d'enquête, pour l'esprit d'écoute constructive qui a prévalu à l'occasion de nos multiples échanges, pour son entrain et sa rigueur dans la conduite de nos travaux. Comme elle l'a rappelé, nous avons mené une foultitude d'auditions, sollicité nombre d'acteurs divers, multiplié les questionnaires, collecté de multiples documents... Bref, nous avons beaucoup travaillé et vous étiez nombreux, mes chers collègues, à participer à nos auditions.

Nous voici donc au terme de ce travail de cinq mois, dont je suis particulièrement heureuse de vous présenter les fruits cet après-midi.

L'objectif visé, la fin des pénuries de médicaments, est susceptible de rassembler toutes nos familles politiques, s'agissant d'un phénomène qui suscite défiance, anxiété et perte de confiance chez les patientes et les patients ainsi que chez les professionnels de santé, et à propos duquel la Haute Assemblée a déjà beaucoup planché dans le passé. Le rapport qui vous est soumis aujourd'hui porte la marque de cet engagement pluraliste, sur lequel j'insiste de nouveau ; il intègre d'ores et déjà des propositions de modification faites par plusieurs de nos collègues après leur lecture du rapport, en consultation depuis mercredi dernier.

Nous étions loin, d'ailleurs, de partir d'une page blanche ; cinq d'entre nous, dont votre présidente et votre rapporteure, étaient vice-présidentes de la mission d'information menée il y a cinq ans par nos collègues Jean-Pierre Decool et Yves Daudigny, dont le rapport avait été largement salué. Alors que, depuis mon élection en 2011, j'avais rencontré les différents ministres de la santé pour leur proposer de faire jouer un rôle pivot à l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) dans la production de médicaments au-delà de l'usage hospitalier, mes deux collègues avaient repris cette proposition sous forme de recommandation. Depuis lors, les initiatives n'ont pas manqué : j'ai moi-même déposé au nom de mon groupe, il y a deux ans et demi, au sortir d'une première année de crise sanitaire, une proposition de loi portant création d'un pôle public du médicament, mais celle-ci n'avait pu prospérer.

L'objectif, que nous avons partagé avec la présidente tout au cours de cette mission, a été de faire droit à l'expression de chacun des acteurs concernés, afin d'oeuvrer à un décloisonnement de la réflexion, dont nous avons pu mesurer combien elle est trop souvent menée en silos. Nos auditions ont en effet embrassé l'ensemble des intervenants de la chaîne très complexe du médicament, dont nous nous sommes donné, si tant est que cela soit possible, une vision d'ensemble, de l'amont vers l'aval, de la production de principes actifs jusqu'à la dispensation en passant par la fabrication, la commercialisation, la distribution, la prescription et la régulation par les autorités sanitaires.

Que constatons-nous ? Loin de s'être résorbées, les tensions d'approvisionnement et ruptures de stock se sont multipliées et aggravées, atteignant un niveau inédit en 2022. Elles touchent désormais toutes les classes thérapeutiques sans exception, tous les territoires français, et de nombreux autres pays. Il y a là un dysfonctionnement réel, profond et grave de l'approvisionnement de nos systèmes sanitaires européens. Une situation en quelque sorte endémique s'est installée, dans laquelle il devient ordinaire, pour ne pas dire « normal », qu'un médicament essentiel vienne à manquer au moment où le malade en a besoin pour suivre ou poursuivre son traitement. Ce sont autant de pertes de chances, de facteurs de renchérissement du coût des traitements, de temps perdu pour nos médecins et pharmaciens, déjà fortement mis à l'épreuve par le covid-19 ; je tiens d'ailleurs à les saluer. Dans les cas les plus graves, nous avons révélé la mise en place de contingentements, voire d'interdictions de lancement de nouveaux protocoles de traitement. En termes très concrets, cela veut dire que l'accès aux soins n'est plus aujourd'hui garanti pour les patientes et les patients français.

Face à ce constat, nous avons évidemment exploré le large éventail des causes conjoncturelles et structurelles des tensions d'approvisionnement.

Indéniablement, la production pharmaceutique a été une victime majeure de la délocalisation de ces dernières décennies. La part des médicaments produits sur le territoire français ne dépasse pas un tiers de notre consommation. De premier producteur européen de médicaments, la France est tombée à la cinquième place. Nous savons que la plupart des principes actifs sont produits hors d'Europe, mais nous avons aussi appris que de nombreuses étapes du circuit du médicament sont sous-traitées à l'étranger. Ces faits sont indiscutables.

Les chaînes de valeur du médicament sont donc plus vulnérables que jamais lorsque les échanges mondialisés s'enrayent. Nous avons entendu à quel point le modèle de production est organisé autour du « flux tendu » et répond à des logiques d'optimisation de la rentabilité, auxquelles la financiarisation du secteur n'est pas étrangère. La réglementation européenne, particulièrement protectrice mais aussi garante de sécurité, nécessite des investissements lourds qui ne sont pas toujours engagés par les industriels, entraînant des arrêts de production temporaires ou définitifs.

Avec un secteur productif affaibli et une dépense de santé contrainte, la France n'est aujourd'hui plus une puissance pharmaceutique. Au contraire, elle est devenue une cliente - voire une mauvaise cliente - parmi d'autres des laboratoires pharmaceutiques, auxquels la forte concentration du secteur confère un fort pouvoir de marché. La capacité de notre pays à négocier ses prix et à sécuriser son approvisionnement s'étiole, et son poids diminue face à la montée de la demande au sein des pays asiatiques et sud-américains notamment. D'ailleurs, même les laboratoires qui sont encore implantés et qui produisent toujours en France s'orientent de plus en plus vers l'export, lequel représente la moitié de leur chiffre d'affaires aujourd'hui, contre seulement un cinquième en 1990.

C'est là le constat macroéconomique qui se dessine à l'issue de nos auditions. Mais, au-delà des conséquences délétères de la recherche de rentabilité à tout prix, de la concentration, financiarisation et désindustrialisation du secteur, nous avons aussi mis en évidence la stratégie de lente éviction des médicaments matures.

Quelque 70 % des médicaments touchés par les pénuries ou les tensions sont des médicaments anciens, dont la rentabilité a diminué au fil des ans. En dépit de leur obligation d'assurer l'approvisionnement du marché, les laboratoires se désintéressent de ces produits matures, au profit des médicaments innovants, dont les prix connaissent une augmentation effrayante. En effet, la négociation entre pouvoirs publics et grands laboratoires est structurellement déséquilibrée : nous avons entendu la manière dont le comité économique des produits de santé (CEPS) est pris en otage, face à la menace d'arrêt de commercialisation des produits, de déremboursement ou de déni d'accès précoce. La conséquence de ces stratégies commerciales et industrielles des laboratoires, c'est d'abord la hausse de la dépense de santé, mais c'est surtout l'arrêt progressif de l'approvisionnement en médicaments certes anciens, mais accessibles au plus grand nombre et jouant souvent encore un rôle essentiel dans nos systèmes de santé. Je pense notamment à la Josacine, antibiotique traitant la pneumonie infantile, dont la production a été arrêtée en 2023, sans justification autre que la stratégie du laboratoire, et sans qu'il existe de substitut en France. Notre commission d'enquête révèle que les industriels pharmaceutiques français envisagent, dans les prochains mois et années, d'abandonner la production de près de 700 médicaments, incluant des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Pesons bien ce que chiffre représente.

Les mesures prises au cours des dernières années n'ont pas suffi à endiguer ce phénomène de pénurie. Les obligations des exploitants ont bien été renforcées, afin d'étendre leur responsabilité en matière de prévention - par l'établissement de plans de gestion de pénurie - et de déclaration ou de gestion des pénuries - par la constitution, depuis 2021, de stocks de sécurité. Des obligations de service public ont par ailleurs été assignées aux grossistes-répartiteurs. Toutefois, nous constatons à l'issue de notre enquête que ces obligations sont inégalement appliquées et insuffisamment contrôlées. Comme l'a indiqué la présidente, les plans de gestion des pénuries transmis à la commission d'enquête paraissent très inégaux : le rapport cite l'exemple marquant du Sabril, un antiépileptique vital que nous avions évoqué lors de nos auditions. Sanofi ne réalise aucune analyse des risques d'approvisionnement attachés à ce médicament pourtant essentiel et fréquemment en tension. Les stocks de sécurité sont, par ailleurs, trop peu contrôlés et les pouvoirs de sanction confiés à l'ANSM trop peu utilisés. De manière générale, les efforts de l'Agence sont accaparés par la gestion des nombreuses ruptures et trop peu tournés vers la prévention.

À l'issue de nos travaux et pour répondre aux difficultés qu'ils mettent en lumière, le rapport formule 36 recommandations qui visent, d'une part, à lutter en urgence contre les pénuries lorsqu'elles adviennent et, d'autre part, à s'attaquer aux causes structurelles de ces pénuries, car cette tendance de fond n'est en rien une fatalité, elle résulte de choix politiques.

L'hiver 2022-2023 illustre parfaitement les difficultés que j'ai évoquées. La triple épidémie de covid-19, de grippe et de bronchiolite, et la crise qui a frappé en particulier les formes pédiatriques n'ont été suffisamment anticipées ni par les industriels, qui produisent à flux tendu, fondant à tort leurs prévisions sur les hivers précédents, ni par les pouvoirs publics. Le rapport insiste sur la communication particulièrement brouillée du ministre de la santé pendant cette période : l'exécutif n'a pas été en mesure de communiquer au public des informations fiables sur la disponibilité des médicaments d'usage courant qui ont connu des pénuries à répétition. Pour mieux préparer les prochaines saisons hivernales, nous invitons le Gouvernement à contrôler davantage les anticipations des industriels et à fiabiliser les informations qu'il diffuse.

Surtout, il faut désormais développer les efforts d'anticipation et de cartographie des risques concernant les molécules indispensables à la prise en charge des patients. Nous plaidons notamment pour que les autorités sanitaires ciblent et hiérarchisent mieux leurs efforts, qui ont pâti jusqu'à présent de priorités mal établies.

La publication, le mois dernier, d'une liste de médicaments essentiels dressée par des sociétés savantes est une première étape importante, attendue de longue date. Il s'agissait en effet de définir une cible de politique publique plus crédible que celle des MITM, qui rassemblent la moitié des spécialités commercialisées dans notre pays. Le Gouvernement ne doit plus attendre et doit assortir cette liste de mesures renforcées de sécurisation de l'approvisionnement. Il doit également établir rapidement la liste des médicaments stratégiques sur les plans industriels et sanitaires (MSIS), annoncée depuis plusieurs mois, en identifiant ceux des médicaments essentiels dont la chaîne de production s'avère la plus fragile d'un point de vue industriel.

Nous appelons le Gouvernement à mettre de l'ordre dans ces listes : celle des médicaments essentiels, sitôt publiée, a été vivement critiquée par de nombreuses sociétés savantes, sa méthode d'élaboration étant pointée du doigt pour son opacité ; la Haute Autorité de santé (HAS), notamment, n'y a pas été associée. Surtout, il est crucial que la question des nouvelles obligations et du nouveau cadre réglementaire qui sont destinés à être associés à l'exploitation d'un médicament dit essentiel ou stratégique sur le marché français soit rapidement éclaircie, qu'il s'agisse de stock de sécurité, de plan de gestion des pénuries, de localisation ou de tarification, sans quoi ces énièmes listes n'auront aucun contenu opérationnel. Sur ce point également, la commission déplore le « faux départ » du ministre de la santé, qui a enchaîné les déclarations contradictoires sur la question de savoir si l'inscription sur la liste des médicaments essentiels vaudrait ou non renforcement des obligations de stock.

Il convient en tout état de cause - c'est un point central du rapport - de donner enfin toute leur effectivité aux obligations qui incombent aux industriels, en les assortissant d'un mécanisme opérationnel d'inspection et de sanction. Il n'est en effet pas d'obligation sans contrôle ni sanction ; à cet égard, le bilan de l'analyse des PGP que nous avons pu consulter est pour le moins inquiétant : les contrôles s'avèrent très partiels et lacunaires, et n'interviennent pour ainsi dire que lorsque le problème est déjà apparu, c'est-à-dire lorsqu'une tension a été signalée. D'une manière générale, les laboratoires ont très largement la main sur la façon dont ils interprètent et remplissent leurs obligations, qu'il s'agisse des PGP ou des stocks de sécurité, et, à l'autre bout de la chaîne, l'efficacité du pouvoir de contrôle de l'ANSM est compromise par un défaut de moyens humains et matériels que reflètent la rareté des sanctions prononcées et la modestie des montants recouvrés. Il faut donc d'urgence combler la totale disproportion entre les pouvoirs que cette agence est censée exercer et les ressources qui lui sont allouées.

Au chapitre de l'information, sujet essentiel puisqu'il y va de notre capacité à restaurer la confiance dans notre système de soins et à apaiser des situations souvent anxiogènes, il nous est apparu que les dispositifs actuels étaient encore très perfectibles. Malgré de réels progrès récents, il existe quasiment autant de plateformes de suivi de la disponibilité des médicaments que de maillons de la chaîne. Et les données brillent plutôt par leur hétérogénéité, leur éclatement, leur manque d'articulation, leur défaut d'interopérabilité ; en outre, les renseignements transmis par les industriels sont d'une fiabilité et d'une exhaustivité très inégales.

Par ailleurs, faute de coordination entre l'agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et les agences régionales de santé (ARS), la gestion des signalements de rupture ne se fait pas à l'échelon local, et les données agrégées à l'échelon national dissimulent de profondes disparités entre les régions. Nous plaidons donc pour inscrire l'enjeu de la territorialisation fine de la veille sanitaire au coeur du prochain contrat d'objectifs et de performance de l'ANSM.

Au chapitre de la distribution et de la logistique du médicament, ensuite, les auditions ont révélé là aussi un certain désordre, une absence de vision d'ensemble, un pilotage aléatoire. Nous plaidons pour donner toute sa portée, notamment en situation de tension, au service public de la répartition, matérialisé par les obligations de service public des grossistes-répartiteurs. Ceux-ci sont en effet les garants de la distribution égale, sur l'ensemble du territoire, de ce bien universel qu'est le médicament. Je vous propose donc de mieux encadrer le canal de la vente directe de médicaments par les laboratoires, parce que ce court-circuitage des grossistes, qui obéit à une logique strictement commerciale, cible certaines méga-officines au chiffre d'affaires élevé, au détriment d'un traitement égal de l'ensemble des pharmacies.

Concernant la fabrication, le rapport formule par ailleurs plusieurs propositions pour rétablir en urgence la disponibilité de certains médicaments en situation de pénurie. Afin d'exploiter de manière optimale les capacités de production du marché, il propose, d'abord, de faciliter le redéploiement des stocks européens par l'harmonisation des règles de conditionnement comme d'étiquetage, et la réorientation de la production en exigeant des industriels l'identification de capacités alternatives de production des médicaments essentiels en amont des pénuries. Il propose également de favoriser le recours aux préparations hospitalières comme officinales, qui sont apparues indispensables dans le cadre des pénuries récentes de curare ou d'amoxicilline. Enfin, il me paraît indispensable de renforcer les capacités publiques d'intervention, en mettant fin au démantèlement des capacités de production de l'agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) et en étendant les réserves stratégiques de l'État à certains médicaments civils essentiels.

Le deuxième volet de nos recommandations s'attaque aux causes structurelles des pénuries : il faut en effet tout faire pour prévenir purement et simplement l'apparition de pénuries, sans se contenter d'en gérer du mieux possible la survenue chronique.

Le rapport propose ainsi, tout d'abord, de revoir profondément les modalités de régulation des dépenses de médicaments. Les baisses de prix des spécialités matures ont trop longtemps servi à financer les prix croissants, et désormais souvent exorbitants, de l'innovation thérapeutique, alignée sur les prix du marché étasunien, comme l'a dénoncé le professeur Alain Fischer. Il est indispensable de valoriser davantage les médicaments matures indispensables à la prise en charge des patients et de favoriser les hausses de prix lorsque cela s'avère indispensable. De la même manière, les modalités de calcul de la clause de sauvegarde, qui occupe une place croissante dans les mécanismes de régulation du médicament, désormais comparable à celle des baisses de prix réalisées au cas par cas par le CEPS, doivent mieux tenir compte des enjeux d'approvisionnement. En responsabilité, je vous propose non pas de recommander sa suppression pure et simple mais d'en exclure les médicaments essentiels ou, à tout le moins, de permettre une modulation en fonction de l'intérêt thérapeutique des médicaments.

Mais ici, il faut être extrêmement exigeant sur la transparence des prix et il faut surtout différencier la politique des grands labos de celle des petites et moyennes entreprises (PME), ce sont deux mondes bien différents.

En ce qui concerne la demande de médicaments, je propose d'actionner le levier de la commande hospitalière : il est urgent de placer le critère de la sécurité d'approvisionnement au coeur des pratiques d'achat hospitalier, qui, parce qu'ils engagent des volumes considérables, peuvent et doivent être le bras armé d'une reconquête de la souveraineté sanitaire. Il faut donc définitivement préférer la promotion d'un achat sécurisé et souverain au seul critère de l'efficience économique. Je pense non seulement au critère de la sécurisation des approvisionnements, mais encore à celui de la qualité environnementale et sociale, puissant levier, quoiqu'indirect, de souveraineté, ou encore aux clauses d'implantation européenne. Si le code de la commande publique permet déjà de mobiliser de telles clauses sur certains sujets critiques, il importe désormais d'en généraliser l'usage, y compris en intégrant dans la construction de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) la compensation financière des surcoûts qu'entraînerait dans un premier temps le choix de telles modalités d'achat.

Toujours sur le terrain de la demande, la question des volumes de consommation et de l'encadrement des prescriptions a paru centrale dans la réflexion du Gouvernement sur la régulation des produits de santé. Si la promotion du bon usage est évidemment une nécessité de santé publique - de ce point de vue, le rôle des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) est essentiel -, la fameuse maîtrise médicalisée est avant tout un vecteur budgétaire de réduction des dépenses de sécurité sociale. En matière d'éducation à la santé, il nous semble qu'il faut préférer la qualité du temps médical disponible et la lutte contre les déserts sanitaires à la culpabilisation des professionnels, médecins et pharmaciens. En un mot, attention de ne pas tellement contraindre les médecins dans leur liberté de prescription qu'ils se détournent de leur profession en mettant, pour les plus anciens, la clef sous la porte.

Par ailleurs, nous l'avons dit plusieurs fois au cours de nos travaux : on ne pourra lutter efficacement contre les causes profondes des pénuries sans réponse européenne. Nos marchés du médicament sont interconnectés, nos industries aussi : il est indispensable de coordonner nos efforts, sous peine de créer des vases communicants, avec des effets de compétition par les prix ou d'exportations parallèles.

Nous formulons donc plusieurs recommandations visant à ancrer durablement la production de médicaments en Europe. Tout d'abord, nous devons faire de la législation sociale et environnementale de l'Europe un atout dans l'économie mondialisée. L'intégration de critères sociaux ou environnementaux dans les appels d'offres des centrales hospitalières pouvait permettre aux producteurs européens de gagner jusqu'à 25 % de marchés supplémentaires : c'est un gisement énorme de demande, qui soutiendra nos efforts de relocalisation pharmaceutique.

Justement, il nous faut aussi recréer des capacités de production et « rapatrier » les productions essentielles, grâce à des aides ciblées.

Nos travaux dessinent un bilan pour le moins mitigé des nombreuses aides à la « relocalisation » mises en avant dans le plan de relance et le plan France 2030. En réalité, ces aides ont été distribuées avant l'établissement d'une stratégie cohérente de relocalisation. Sur la centaine de projets financés, seuls 18 concernaient une réelle « relocalisation » et seuls 5 portaient sur un médicament ou principe actif stratégique.

En outre, on ne peut recréer d'industrie sans garantir un certain niveau de commandes. On l'a vu avec la filière française des masques ; c'est également le cas de l'entreprise Carelide, placée en redressement judiciaire deux ans après avoir bénéficié de plus de cinq millions d'euros d'aides publiques. L'État doit sortir des demi-mesures et assumer, en lien avec l'Union européenne, un effort concret et décisif de réindustrialisation, quitte à le soutenir par des engagements de prix ou de volume d'achat.

De manière complémentaire, nous appelons à fixer des conditions plus claires au bénéfice des nombreuses aides publiques en faveur de l'industrie pharmaceutique. Elle est par exemple le second secteur bénéficiaire du crédit d'impôt recherche, avec près de 710 millions d'euros perçus chaque année. Mais l'effet d'entraînement du CIR sur l'innovation est contesté et, surtout, celui-ci n'a pas empêché la délocalisation de l'industrie. Nous faisons le constat d'aides publiques dirigées fortement vers l'innovation, sans qu'elles se traduisent par des engagements à produire en France les médicaments ainsi développés. Pis, nous avons mis en évidence des techniques d'optimisation qui nuisent à l'approvisionnement de notre marché en médicaments.

Ainsi, la direction de Sanofi a décidé, en avril dernier, la suppression de 135 postes d'ici à 2025 sur les sites d'Aramon, Mourenx et de Sisteron, ce qui s'accompagnera d'une perte de capacité de production de 50 tonnes de principes actifs ! Et il aura fallu deux auditions de la direction de Sanofi pour avoir connaissance de cette réalité dénoncée par les syndicats mais tue lors de la première audition !

Contrairement aux annonces du Président de la République en faveur de la relocalisation de la production de principes actifs, certains industriels poursuivent donc les fermetures de sites de production de principes actifs.

En d'autres termes, le « service rendu » réel des aides publiques et incitations fiscales n'est aujourd'hui pas avéré. Nous recommandons une réorientation des aides vers la production en France, le recours à plus de conditionnalité et l'amélioration de la transparence.

Je tiens d'ailleurs à insister sur les obstacles qui ont été mis sur notre route par l'administration de Bercy lorsque nous avons demandé les informations fiscales des entreprises pharmaceutiques françaises. Il aura fallu de multiples relances, voire des menaces, pour obtenir quelques données. Faut-il y voir un refus de transparence sur les montants des aides publiques versées à l'industrie du médicament ou la résultante d'un travail en silos, sans coordination entre les différents partenaires ?

Enfin, le rapport se penche sur le pilotage de ces politiques. Il dresse, à ce sujet, un constat alarmant : entre agences et directions centrales, les politiques du médicament apparaissent dispersées, sans cohérence d'ensemble et, parfois, contradictoires. C'est pourquoi nous suggérons la création d'un secrétariat général au médicament, placé sous l'autorité de la Première ministre et chargé de coordonner l'action des services comme d'arbitrer entre les différents enjeux sous-jacents. Il pourrait donc piloter la réponse aux pénuries les plus graves et mobiliser, au besoin, une force publique d'action rapide, avec l'aide de la pharmacie centrale de l'Assistance publique-Hôpitaux de paris (AP-HP), des pharmacies à usage intérieur hospitalières et de Santé publique France.

À l'échelon européen, une dynamique a vu le jour, à la faveur de la pandémie de covid-19 : tout en mesurant que la santé n'est qu'une compétence d'appui de l'Union européenne, nous pensons qu'il faudra confirmer et soutenir cette dynamique. L'Agence européenne des médicaments a été chargée de la prévention des pénuries et l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) peut réaliser des achats groupés pour l'Union en cas de menace sanitaire grave. Ce sont des leviers importants vers une Europe d'une réelle coopération, d'une réelle solidarité en matière de santé.

Mais il persiste de nombreux obstacles à une plus grande coordination des efforts européens : une limitation de l'action de l'HERA aux seuls temps de crise sanitaire majeure, des règles nationales encore trop peu harmonisées, une absence de convergence des prix européens du médicament, des moyens humains et financiers, notamment de l'EMA, inadaptés aux enjeux, ou encore un pilotage stratégique insuffisant de la relocalisation. Nous appelons donc à lever ces obstacles, à l'occasion de l'examen du paquet pharmaceutique et d'un éventuel Critical Medicines Act, pour lutter plus efficacement contre les pénuries à l'échelon européen.

En conclusion, j'ai la conviction que la réponse aux pénuries de médicaments est avant tout une réponse politique et qu'il n'y a pas de fatalité face aux choix des industriels du médicament qui remettent en cause l'accès aux soins dans notre pays.

Au total, je pense que cet ensemble de 36 recommandations constitue un point d'équilibre sur lequel nous pouvons tous nous retrouver pour arrêter cette spirale infernale des pénuries et rétablir les conditions d'une prise en charge optimale de la santé des Français.

Je tiens, enfin, à remercier chaleureusement les services du Sénat de leur aide.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je m'associe à ces remerciements.

Mme Pascale Gruny. - Je vous remercie de la qualité de ce rapport.

Ma première question porte sur la recommandation n° 11 : a-t-on bien défini les grossistes-répartiteurs et les short-liners ? Quelle est la différence entre les deux notions ? Il faut être précis.

Ma seconde remarque porte sur l'Union européenne. J'appelle votre attention sur le fait que la santé n'est pas une compétence pleine de l'Union ; il s'agit d'une compétence d'appui. Ce qui est proposé dans le rapport ne pose pas de problème à cet égard, mais certains pourraient être tentés d'aller plus loin. Il faut être vigilant, la subsidiarité est un principe important. La télémédecine, par exemple, doit rester de la compétence nationale. Il faut conserver cet équilibre. La santé ne peut pas être totalement transférée à l'Union européenne ; on peut partager davantage, comme on l'a fait lors de la crise sanitaire, certes, mais il faut le faire prudemment.

J'en viens au crédit d'impôt recherche. Bien entendu, il n'est pas acceptable que des entreprises qui ont bénéficié d'aides françaises quittent ensuite notre territoire. Il s'agit tout de même d'argent public. En revanche, le CIR est important pour encourager la recherche de nombreuses entreprises. Il faut donc, là aussi, trouver un équilibre, peut-être en introduisant une forme de conditionnalité à cet effet.

Je conclus avec les recommandations nos 35 et 36, relatives au pilotage de la politique du médicament. Je suis toujours inquiète quand on rajoute une couche à un système ; si l'on crée ce secrétariat général, que supprime-t-on en contrepartie ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous rassure, ma chère collègue, le rapport définit bien les short-liners.

M. Alain Milon. - Je veux d'abord vous complimenter, mes chers collègues : je salue l'excellence et l'aspect raisonnable de votre rapport, dont je n'ai jamais douté.

Toutefois, il faut se rappeler que, tous partis politiques confondus, nous sommes tous responsables de la situation actuelle. Je me suis repenché pendant les auditions sur les discours des ministres de la santé. L'un d'eux indiquait notamment que l'on manquerait de médicaments, que la politique du médicament de l'époque ne convenait pas, que l'on manquerait également de médecins et de professionnels de santé : c'était Jack Ralite, en 1983. Depuis lors, on a agi, on ne peut pas dire que l'on n'ait rien fait, mais on n'est pas allé au bout des choses. Or ce rapport, qui ne concerne qu'une infime partie de la politique de la santé, ne permettra pas davantage, je le crains, d'aller au bout des choses. Il y a 36 recommandations, mais nombre d'entre elles resteront sans effet. C'est dommage.

Ensuite, je conteste l'une de vos affirmations, madame la rapporteure : vous dites que l'accès aux soins n'est plus garanti. Je ne suis pas d'accord ; il faut dire que l'accès aux professionnels de santé n'est pas garanti. En revanche, en cas d'urgence, l'accès aux soins est garanti, Mme Buzyn l'a bien indiqué et j'en ai fait personnellement l'expérience avant la crise de la covid-19, à la suite d'un accident grave. Dans l'heure qui suivait, j'étais soigné et très bien soigné. Pour l'instant donc, l'accès aux soins est toujours garanti.

J'en viens aux propositions qui me chagrinent : il s'agit des recommandations nos 35 et 36, relatives à la création d'un secrétariat général au médicament, placé auprès du Premier ministre. Nous nous plaignons déjà de la complexité du système de santé : il y a le ministre de la santé, la direction générale de la santé, la direction générale de l'offre de soins, la direction de la sécurité sociale, la Caisse nationale de l'assurance maladie, les caisses primaires d'assurance maladie, les autorités régionales de santé, la Haute Autorité de santé, l'ANSM, etc. Ajouter une structure supplémentaire complexifiera un système déjà complexe. Il vaudrait mieux, je pense, que le ministère de la santé ne compte qu'une direction, composée de plusieurs sous-directions, et que le directeur général de la santé ait une durée de vie calée sur celle du ministre. Ajouter une structure supplémentaire ne me paraîtrait pas gage d'efficace, d'autant que cette façon de faire dispersera la décision.

On se plaint du CEPS, mais, plutôt que de créer ce secrétariat général, mieux vaudrait rééquilibrer la représentation des différents ministères au sein de cet organisme, car, en réalité, c'est Bercy qui le dirige. On aurait pu insister plutôt sur ce point.

Enfin - cela ne remet nullement en cause le rapport lui-même -, on pourra proposer tout ce que l'on veut, mais cela ne fonctionnera que si l'on revoit le financement de la santé. Si on ne le fait pas, si l'on n'a pas une réflexion approfondie sur le financement de la santé, de la prévention, de la recherche, on n'avancera pas.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je suis d'accord avec votre remarque sur l'accès aux soins. Il est en effet plus exact de parler d'accès aux professionnels de santé.

Sur les propositions nos 35 et 36, la présidente et moi nous sommes beaucoup interrogées sur la façon de coordonner la multitude d'acteurs qui interviennent, car actuellement il n'y a pas de pilote dans l'avion. Voilà ce que nous avons cherché à résoudre avec ces propositions. Puisque vous citiez un ministre appartenant à mon bord politique
- Jack Ralite -, j'en citerai un appartenant au vôtre - Xavier Bertrand -, qui nous a dit qu'il fallait que le politique reprenne la main. Or, en l'état, cela ne se peut pas. D'où cette proposition d'un pilote identifié. Le fait que les ministres changent souvent empêche également toute continuité en la matière.

Pour ce qui concerne le CEPS, votre remarque est très importante. Cela ne fait pas l'objet d'une recommandation spécifique, mais cela figure bien dans le rapport, notamment à la page 180 ; nous y disons qu'il convient de revoir la composition du CEPS.

M. Alain Milon. - Peut-être faudrait-il également que la durée de vie du directeur général de la santé soit calée sur celle du ministre. Cela l'encouragera à obéir à ce dernier...

Mme Patricia Schillinger. - Je profite de la présence de M. Milon pour appeler son attention sur la nécessité d'assurer un suivi de cette question au sein de la commission des affaires sociales. Plusieurs d'entre nous ne serons plus là en septembre, mais il est important de faire en sorte que le suivi des recommandations soit bien assuré.

Mme Corinne Imbert. - Un message clair pour Alain Milon...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Une raison de la proposition de création d'un secrétaire général au médicament est qu'il existe de nombreuses agences, qui ne sont pas toutes placées sous l'autorité du ministre de la santé. En outre, il ne s'agit pas que d'une question sanitaire, c'est également une question industrielle, économique. Le ministre de la santé n'est donc pas le seul concerné.

Mme Patricia Schillinger. - Ce secrétariat général placé auprès du Premier ministre me paraît également compliqué. Je crains en outre que ce ne soit le seul aspect du rapport qui sera repris par la presse. Il y a beaucoup d'autres propositions intéressantes, ce serait dommage...

Mme Laurence Harribey. - Je vous remercie, madame la présidente, madame la rapporteure, car nous avons travaillé en bonne intelligence, avec confiance. Il y avait des compétences importantes parmi les membres de la commission d'enquête et la parole était libre et facile.

Ce rapport me paraît pertinent. Il fait une analyse très fine de la situation et ne tombe pas dans la simplicité. On retrouve l'ensemble des éléments soulevés en commission, tels que la fragmentation, la mondialisation, le rôle de l'Union européenne, les contradictions entre les cultures ministérielles, le poids de Bercy. Le système est à bout de souffle. Les choses importantes sont dites et les préconisations me paraissent incontestables. L'équilibre atteint est intéressant.

J'ai un léger bémol à exprimer sur l'HERA, même si cela ne nécessite pas une correction formelle : vous vous réjouissez de l'existence de cette agence, mais il faut prendre garde au processus d'« agenciarisation », car ce phénomène se développe dans tous les domaines, y compris au sein des États membres. Or, ce faisant, le politique se dessaisit de ses compétences. Ne tombons donc pas dans ce traquenard...

Les propositions nos 35 et 36 ont initialement entraîné des réserves de ma part à moi aussi, mais, finalement, je suis d'accord avec vous : c'est un moyen d'identification, à l'échelon du Premier ministre, pour contrebalancer les cultures ministérielles contradictoires.

Enfin, je trouve vos propos sur le CIR courageux et je les soutiens. Il faut soutenir la recherche, certes, mais il faut aussi exiger des garanties. Il faut le dire et il faudra aller plus loin que ce que vous proposez. Ce rapport s'inscrit dans un continuum et la commission des affaires sociales devra veiller à assurer le suivi de cette question.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre but consistait précisément à réagir après une première mission d'information du Sénat, qui avait eu lieu durant l'été 2018 ; cela nous a permis de constater que nous étions passés de 700 à 3761 signalements de médicaments en pénurie. Nous avons donc bien compris qu'il ne fallait pas attendre cinq ans de plus avant que de procéder à un autre contrôle.

Le modèle d'un secrétariat général existe déjà dans d'autres domaines. Le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) traite ainsi de tous les aspects de l'innovation de manière interministérielle. Le secrétariat général à la planification écologique (SGPE) vient aussi de s'installer.

Comme l'illustre le cas du CEPS, la dimension budgétaire prend le pas sur la dimension sanitaire. C'est pourquoi nous avons besoin d'un pilote qui permette d'enclencher le plus en amont possible une procédure de réaction en cas d'alerte. Dans les territoires, il nous faut donc un système efficace d'alerte et de veille qui, en l'état, n'est pas constitué - on nous a parlé de cinquante couples médecin-pharmacien, c'est léger - et qui pourrait s'inspirer des réseaux Sentinelles qui existent pour les maladies contagieuses, dont la grippe. Les contingentements équivalent à des pénuries pour une partie de la population : si 100 personnes sont malades et que l'on ne dispose que de 50 médicaments, cela signifie que 50 personnes n'en bénéficieront pas. En outre, la pénurie peut différer selon les territoires : un département peut connaître une situation de pénurie, un autre non.

Quant au CIR, dont nous avons beaucoup parlé entre nous, il doit être soumis à une certaine conditionnalité, même si nous ne remettons pas en question son modèle, parce qu'il s'agit d'un facteur d'attractivité, qui favorise le développement de l'activité pharmaceutique en France, les laboratoires entendus l'ont souligné. Aussi, sans le remettre en cause, il faut y ajouter de la conditionnalité, dans des circonstances particulières, notamment en cas de pénurie de médicaments dits essentiels. L'exigence se justifie au regard de l'accompagnement financier important que le CIR représente.

Mme Corinne Imbert. - Je vous remercie, madame la présidente, madame la rapporteure, de la façon dont vous avez conduit cette commission d'enquête, ainsi que du rapport très nourri que vous proposez sur un sujet important et désormais presque quotidien.

Je m'interroge également sur la recommandation relative à la création d'un secrétariat général. Vous avez raison, il faut un pilote dans l'avion ; mon bon sens m'incitait à penser que ce devait être le ministre chargé de la santé, mais cela n'est pas si évident. Il ne gagne déjà pas tous les arbitrages face à Bercy, mais s'il ne gagne pas non plus face à la Première ministre, que lui restera-t-il ? Il nous faudra étudier de près ce sujet, qui suscitera vraisemblablement des débats au sein du Gouvernement.

Les intérêts budgétaires priment ceux de la santé publique depuis longtemps ; j'avais déjà ce sentiment il y a trente ans. Quelle sécurité sociale, quel Ondam, quel financement de la santé voulons-nous en France ? Les besoins sont nombreux et il s'agit de proposer le bon médicament à la bonne personne au bon prix. C'est cet équilibre qui n'est pas simple à trouver. Ainsi, nous payons aujourd'hui le fait que, sous tous les gouvernements, le médicament a été la variable d'ajustement des différents projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et des efforts d'économies sur le budget de la sécurité sociale.

Plusieurs pistes se dessinent. La négociation à l'échelon européen des achats de médicaments innovants, dont les prix nous sont jusqu'à présent souvent imposés par le marché des États-Unis, me paraît indispensable. Le niveau du prix d'achat doit concilier l'accessibilité aux patients avec la reconnaissance de l'innovation et la prise en compte du coût de revient pour l'industrie pharmaceutique.

Aux termes de la recommandation no 28, il est proposé de « Modifier la doctrine du CEPS pour appliquer pleinement les évolutions législatives et conventionnelles récentes visant à mieux prendre en compte les enjeux de souveraineté industrielle et d'approvisionnement dans la fixation des prix des médicaments ». Cette doctrine existe déjà pour les nouveaux médicaments, mais non pour les médicaments anciens. Elle devrait s'appliquer à tous les médicaments, nouveaux ou déjà remboursés par l'assurance maladie.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous pourrions remplacer « pleinement » par « à tous les médicaments » ; cela vous conviendrait-il ?

Mme Corinne Imbert. - Oui. Cette doctrine doit s'appliquer à tout médicament dont la production serait relocalisée en France.

Il en est ainsi décidé.

Mme Corinne Imbert. - J'en arrive à la recommandation n° 30, portant sur la conditionnalité des aides publiques et des incitations fiscales accordées à l'industrie pharmaceutique. J'aurais souhaité ajouter un critère de localisation du projet industriel. Des financements publics ont été accordés à Axyntis pour son site de Calais mais ont finalement été utilisés pour celui de Pithiviers. Au-delà de la nature même du projet, la localisation importe, pour des raisons d'aménagement du territoire.

À la recommandation no 10, « Encadrer davantage le canal de la vente directe de médicaments », qu'entendez-vous au juste par « encadrer » ? Je pense qu'il s'agit de la question des grossistes-répartiteurs. Pour moi, c'est une question d'aménagement du territoire.

Enfin, vous proposez, via la recommandation no 11, de « Durcir les conditions d'obtention d'une autorisation d'ouverture d'un établissement de grossiste-répartiteur ». J'y vois de nouveau une notion d'aménagement du territoire. Du point de vue de la desserte et de l'implantation des grossistes-répartiteurs, aucun territoire ne doit être oublié ; aucune officine de pharmacie ne doit être moins bien desservie du fait de son éloignement par rapport aux grossistes-répartiteurs.

Peut-être ces deux recommandations pourraient-elles insister davantage sur la notion d'aménagement du territoire, qui fait partie des obligations de service public qui leur incombent.

Il en est ainsi décidé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En définitive, je pense que ce rapport permet d'y voir plus clair dans la communication de l'exécutif qui, depuis cinq mois, a multiplié les propositions en matière de politique du médicament.

Je mets aux voix le rapport.

Mme Patricia Schillinger. - Je m'abstiens.

Le rapport est adopté.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous proposons le titre du rapport suivant : « Pénurie de médicaments : trouver d'urgence le bon remède ».

Le titre du rapport est ainsi rédigé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie. Les groupes politiques qui le souhaitent peuvent rédiger une contribution qui sera annexée au rapport. La conférence de presse se tiendra jeudi 6 juillet 2023, à 9 heures. Vous y êtes évidemment toutes et tous conviés. Enfin, je vous rappelle l'obligation de secret qui s'impose à nous jusqu'à cette date.

La réunion est close à 15 h 20.