Mercredi 12 juillet 2023

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 09 h 30.

Intelligence économique - Examen du rapport d'information

Mme Sophie Primas, présidente. - Les rapporteurs Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne vont nous présenter les conclusions de la mission d'information sur l'intelligence économique.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, rapporteure. - Madame la Présidente, mes chers collègues, cher Jean-Baptiste, nous allons discuter aujourd'hui d'un sujet dont l'importance est encore aujourd'hui largement sous-estimée : celui de l'intelligence économique. Pour preuve, le dernier rapport d'ampleur sur ce sujet a été publié il y a vingt ans, en 2003, par l'ancien député Bernard Carayon. Ce rapport faisait lui-même un premier bilan du rapport d'Henri Martre, publié en 1994, qui a donné sa notoriété au concept d'intelligence économique.

Je parle de ce concept, qui est souvent présenté comme vaste et relativement flou, mais il y a pourtant derrière ces termes des décisions et des enjeux stratégiques d'une importance capitale pour l'État français, nos entreprises et, plus généralement, pour la reconquête de notre compétitivité et de notre souveraineté économique et industrielle, pour notre réindustrialisation.

Nous le voyons bien, la compétition mondiale est de plus en plus âpre et tendue, impliquant non seulement les entreprises mais aussi les États qui se dotent d'outils, de stratégies, dans ce que je qualifierais - même si ce terme peut paraître fort - de guerre économique. Nous avons tous en tête l'affirmation américaine ou chinoise en la matière. Mais ne sous-estimons pas, non plus, la compétition parfois rude et les jeux d'influences au sein de l'Union européenne où nous sommes alliés mais aussi concurrents.

L'actualité récente en témoigne, nous avons encore du chemin à parcourir ensemble sur ce sujet car nous avons été marqués par des affaires passées mais encore récentes : la vente des turbines d'Alstom à General Electric, la vente de Technip, leader mondial d'ingénierie pétrolière et sous-marine à un groupe américain ou encore le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique à l'italien Fincantieri associé à un conglomérat public chinois, où manifestement notre pays n'a pas su anticiper et parfois réagir à temps.

Des spécialistes de l'intelligence économique soulignent que dans l'affaire de l'annulation des ventes de sous-marins à l'Australie, des signaux faibles n'ont pas été clairement perçus. On voit l'importance de la veille stratégique et informationnelle ainsi que de la capacité à anticiper.

Aujourd'hui, nous nous situons vingt ans après la publication du dernier rapport d'ampleur sur le sujet, sept ans après la disparition de la délégation interministérielle à l'intelligence économique et quatre ans après la mise en place d'une nouvelle politique publique de sécurité économique. Nous nous plaçons également dans la continuité de plusieurs travaux récents du Sénat qui ont mis en évidence les logiques et les influences à l'oeuvre aujourd'hui qui façonnent notre environnement, notre société et notre économie.

Je pense par exemple au rapport de Sophie Primas, Amel Gacquerre et Franck Montaugé sur la souveraineté économique de la France, mais aussi au rapport d'André Gattolin sur les influences étrangères extra-communautaires dans les milieux académique et universitaire, au rapport de Sophie Primas sur le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique ou encore au récent rapport de la commission d'enquête sur la stratégie d'influence de TikTok.

Notre Haute Assemblée prend conscience et alerte de plus en plus sur le monde concurrentiel dans lequel nous évoluons, façonné par de multiples influences, et nous devons, tout en acceptant ces évolutions, à la fois mieux nous protéger et mieux nous organiser pour faire valoir nos intérêts stratégiques et affirmer notre compétitivité. C'est en ce sens que je suis convaincue que l'intelligence économique est une réponse à notre perte de souveraineté.

C'est donc pour toutes ces raisons, afin que nous soyons collectivement davantage « en état d'alerte » et en capacité d'agir que j'ai souhaité - et je remercie la présidente de la commission de l'avoir accepté - la création de cette mission d'information, dont l'objectif était d'effectuer un travail transpartisan et concerté sur ce sujet, dans la continuité de la proposition de loi que j'avais déposée l'année dernière avec plusieurs collègues de mon groupe et portant création d'un programme national d'intelligence économique. J'ai toujours pensé que l'enjeu était national et devait très largement et collectivement nous mobiliser.

Je remercie mon collègue Jean-Baptiste Lemoyne de s'être associé à moi pour travailler sur ce sujet, pour sa grande implication et son expertise. Nous avons mené, dans un esprit transpartisan avec d'autres collègues - il le dira - depuis plusieurs mois, 39 auditions et entendu 69 personnes. Je lui cède sans plus tarder la parole.

M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur. - Madame la Présidente, mes chers collègues, chère Marie-Noëlle, je tiens vraiment à souligner le travail transpartisan qui a été réalisé pour parvenir, je l'espère, à un consensus sur les recommandations que nous formulons dans ce rapport : je remercie également mes collègues Franck Montaugé et Serge Babary pour les échanges constructifs que nous avons eus et pour leur implication lors de nos travaux.

Comme le disait Marie-Noëlle, le concept d'intelligence économique peut apparaître comme vaste. Pour Nicolas Moinet, un des universitaires que nous avons auditionnés, ce concept est « simple à comprendre mais difficile à mettre en oeuvre ». C'est pourquoi nous avons voulu que ce rapport ait une démarche très opérationnelle : nous formulons 23 recommandations sur l'organisation et la gouvernance de l'intelligence économique en France ainsi que sur les actions à mener pour renforcer la diffusion d'une culture de l'intelligence économique par tous les acteurs : aussi bien les petites que les grandes entreprises, les collectivités territoriales, les organismes de recherche, l'État lui-même, ainsi que les citoyens.

Nos 23 recommandations sont regroupées en 4 axes : Stratégie, Gouvernance, Territoires, et Valorisation. Je commencerai par vous exposer les grandes lignes de la Stratégie.

La stratégie d'intelligence économique que nous portons est une stratégie transversale, allant au-delà des seuls volets économiques ou sécuritaires de l'intelligence économique. Elle doit donc être élaborée en concertation avec toutes les administrations concernées, de la Recherche à l'Économie en passant par la Défense, l'Éducation ou le Travail. Cette stratégie devra naturellement être validée au niveau interministériel.

Pour être ambitieuse, cette stratégie nationale d'intelligence économique doit incorporer les deux volets de l'intelligence économique : un volet défensif, car il faut bien se protéger contre les pratiques de plus en plus agressives de nos rivaux, qui peuvent être nos alliés ; et un volet offensif, puisque nous sommes bien - ne nous payons pas de mots - dans un contexte international de guerre économique. Comme le rappelait Bernard Carayon, il s'agit d'une « guerre sans image mais non sans victimes ni dommages économiques ». Une attitude attentiste conduirait fatalement à des pertes de compétitivité supplémentaires.

Au titre du volet défensif, nous proposons un renforcement du dispositif actuel de sécurité économique, et notamment de contrôle des investissements étrangers. Heureusement, nous ne sommes plus les naïfs du village global. Ce dispositif est déjà robuste et a été renforcé récemment. Depuis 2018, l'État s'est bien structuré en matière de sécurité économique. La coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) a élaboré en 2018 une doctrine de renseignement économique. Elle a été déclinée par un décret en mars 2019. Les administrations sont en ordre de marche, en particulier le service pour l'information stratégique et la sécurité économique (SISSE) de la direction générale des entreprises (DGE), la direction générale du Trésor (DGT) ainsi que l'ensemble de la communauté des services de renseignement (DGSE, DGSI, DRSD).

Mais nous proposons d'accélérer le renforcement continu, depuis plusieurs années, du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France (IEF). Par exemple, en pérennisant l'abaissement du seuil de déclenchement du contrôle dans les sociétés cotées à 10 % des droits de vote, au lieu de 25 % avant la crise sanitaire. Nous rappelons aussi l'absolue nécessité d'assurer le suivi effectif des conditions qui accompagnent les autorisations de certains investissements, car ce travail n'est presque pas fait actuellement, ce qui est regrettable : en effet, certains investisseurs ne respectent pas les engagements qu'ils ont pris lors de l'autorisation d'investissement. Dans ce cas, nous devons être en mesure de réagir !

Aussi, un débat annuel sur l'intelligence économique devrait avoir lieu à l'occasion de la publication du rapport annuel sur le contrôle des investissements étrangers, transmis d'ailleurs aux commissions des affaires économiques du Parlement. Cela nous permettrait, en tant que parlementaires, de relayer les préoccupations des collectivités sur les investissements étrangers réalisés sur leur territoire et le respect ou non des engagements des investisseurs en termes d'emplois ou de délocalisations : l'information doit mieux circuler !

Au-delà de nos entreprises, le dispositif d'intelligence économique doit aussi protéger notre écosystème de la recherche, qui fait de plus en plus l'objet de tentatives d'ingérence de puissances étrangères à des fins de captations technologiques. Nous estimons que les pouvoirs publics ont un rôle structurant à jouer en incitant les établissements de recherche à se doter de démarches robustes d'intelligence économique. Certains établissements ont déjà mis en oeuvre de très bonnes pratiques : je tiens à saluer l'action récente du CEA, qui s'est doté d'un schéma directeur pour l'intelligence économique très poussé.

Au titre du volet offensif, nous nous concentrons essentiellement sur l'influence normative : c'est la première des priorités. Zaiki Laïdi notait que les États-Unis ont construit leur force par la norme. Hélas, si l'Europe a produit beaucoup de normes, elle a peu utilisé cette force d'un point de vue économique. Il faut être plus allant sur ce sujet. Dans un environnement économique mondialisé et de plus en plus concurrentiel, les normes volontaires font en effet office de « règles du jeu » : les anticiper, les maîtriser, voire en être l'auteur est une garantie de compétitivité et d'accès aux marchés pour nos entreprises.

À l'heure actuelle, la France demeure 3ème en termes d'influence normative à l'échelle mondiale - c'est-à-dire en nombre de comités d'élaboration de normes dont elle assure le secrétariat. Cette position, favorable, est pourtant très fragile : nous stagnons, alors que d'autres acteurs, comme la Chine, sont en proie à une envolée spectaculaire. Il y a une véritable montée en puissance de la Chine en termes de secrétariats qu'elle occupe dans les instances normatives internationales. Claude Revel, qui fut déléguée interministérielle à l'intelligence économique avant que le poste ne soit supprimé, appelle « à faire de l'influence nous-même pour éviter qu'on en fasse sur nous ».

C'est pourquoi nous recommandons fortement que la stratégie nationale d'intelligence économique intègre un volet normatif définissant clairement les priorités de la France en matière de normes. De cette manière, les acteurs économiques identifieront clairement les sujets stratégiques pour la France et seront plus à mêmes de porter la voix de la France au sein de comités internationaux. Il faut aussi, justement, mobiliser davantage les petites entreprises dans le processus d'élaboration de la norme : nous proposons à cette fin de rehausser le plafond des dépenses de normalisation pouvant être prises en compte dans le crédit d'impôt recherche (CIR) pour ces TPE et PME. Avec Marie-Noëlle, nous avons été assez effarés d'apprendre, en auditionnant l'association française de normalisation (AFNOR) qui fait un travail remarquable, que nous avons perdu récemment des secrétariats importants dans l'industrie automobile. De nombreux intervenants du secteur estiment en effet qu'ils n'ont pas les temps-hommes suffisants. Ce sont pourtant des temps-hommes qui constituent des investissements et qui ne sont pas perdus.

Voilà, chers collègues, les deux volets offensif et défensif de cette stratégie nationale d'intelligence économique que nous souhaitons structurante pour tout le champ des politiques publiques. Je laisse maintenant Marie-Noëlle Lienemann vous exposer les détails de la gouvernance que nous préconisons.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, rapporteure. - Pour mettre en oeuvre cette stratégie nationale d'intelligence économique - stratégie que la France n'a toujours pas aujourd'hui, car l'intelligence économique est plus large que la seule sécurité économique - nous préconisons de créer un Secrétariat général à l'intelligence économique (SGIE) rattaché au Premier ministre, qui doit être pérenne. Au gré des changements de présidents et de gouvernements, les structures ont sans cesse changé et de fait perdu beaucoup de leur efficacité, de leur mémoire et bien des compétences.

Aujourd'hui, nos faiblesses qui peuvent être comblées sont l'absence d'une organisation administrative adéquate, le manque de portage politique soutenu et continu, la limitation du champ de l'intelligence économique à la stricte logique défensive et à des champs hyperstratégiques, l'insuffisance de la coopération interministérielle et l'absence d'une culture partagée à travers nos territoires et les acteurs économiques et sociaux du pays.

S'agissant de l'interministériel, je citerai l'exemple du secteur du sport, qui est à la fois un enjeu d'influence et un enjeu économique. Le SISSE ne travaille que sur les sujets qu'on lui confie. Or, ces enjeux ne sont jamais débattus dans une logique d'ensemble, avec croisement des informations.

Serge Babary a insisté à plusieurs reprises sur l'importance des TPE et PME, qui sont souvent des fleurons de notre économie.

Depuis 1995, plusieurs modalités d'organisation ont été mises en place, tentées et essayées, sans que la politique publique d'intelligence économique ne parvienne à se stabiliser ou à trouver une organisation pérenne. Après un comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE) de 1995 à 1997, la politique d'intelligence économique a été rattachée au haut fonctionnaire de défense et de sécurité de Bercy, puis un poste de haut responsable à l'intelligence économique auprès du Secrétariat général à la défense nationale (SGDN) a été instauré, occupé de façon discontinue de 2003 à 2009 par Alain Juillet, personnage bien connu. Ensuite, trois délégués interministériels, alternativement rattachés à Bercy ou aux services du Premier ministre, se sont succédés : Olivier Buquen, Claude Revel et Jean-Baptiste Carpentier.

Depuis 2016, cette délégation interministérielle n'existe plus, et une politique publique de sécurité économique s'est structurée autour d'une nouvelle gouvernance, que nous pouvons aujourd'hui saluer pour son versant sécurité économique mais qui est encore notoirement insuffisante sur les autres aspects.

Ces changements successifs de dénomination et de forme administrative illustrent la difficulté du concept à trouver un positionnement adéquat et pérenne au sein de l'appareil d'État. C'est pourquoi nous pensons qu'il est primordial de pérenniser, par la loi, l'existence d'une structure interministérielle dédiée à l'intelligence économique, en s'inspirant du modèle existant pour le Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE). Cette structure, que nous proposons de nommer Secrétariat général pour l'intelligence économique (SGIE), présenterait les caractéristiques suivantes :

- être doté de sa propre équipe pluridisciplinaire dédiée ;

- être dirigé par un Secrétaire général qui soit également conseiller du Premier ministre sur les questions d'intelligence économique ;

- disposer d'un adjoint au Secrétaire général qui soit le chef du service de l'information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) afin d'assurer une bonne coordination avec la politique de sécurité économique pilotée par Bercy. Nous insistons sur ce point : nous avons vu qu'il y avait des tensions de rapports de pouvoir, Bercy voulant notamment avoir l'hégémonie sur le pilotage de la sécurité économique ;

- disposer de relais au sein de chaque ministère avec des correspondants ministériels à l'intelligence économique et à la normalisation. Il en existe parfois ; ils n'ont pas toujours un rang reconnu au sein de l'administration ; ils travaillent rarement sur les deux volets de l'intelligence économique.

J'insiste lourdement sur l'importance d'une action résolument interministérielle car l'enjeu ne saurait être traité au seul sein du ministère de l'économie et des finances tant la stratégie de veille, de circulation de l'information (une large part d'entre elle est en open source à exploiter) et la mise en oeuvre de stratégies d'influence concernent presque tous les ministères.

Voilà, mes chers collègues, ce que nous proposons pour assurer une gouvernance nationale de l'intelligence économique en France. Bien entendu, cette stratégie et cette gouvernance ne sauraient être pleinement opérationnelles sans une plus grande implication de nos territoires et de nos collectivités territoriales : je laisse Jean-Baptiste vous présenter en ce sens le troisième axe de notre rapport.

M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur. - Vous l'aurez compris, la stratégie que nous souhaitons pour la France en intelligence économique doit être pérenne et interministérielle. Elle doit aussi être déclinée dans les territoires, qui sont des relais indispensables à la diffusion effective d'une culture de l'intelligence économique. Le maître-mot est celui de décentralisation, à tous les étages. Cela doit s'appliquer y compris au sein des entreprises. Tout à chacun doit être « voisin vigilant » afin de faire remonter les signaux et les témoignages qui pourraient alerter.

Aujourd'hui, la politique publique de sécurité économique est déclinée au niveau territorial, sous l'égide du préfet de région. De nombreux services déconcentrés contribuent ensuite à sa mise en oeuvre : services de la préfecture, y compris de celle du département, délégués à l'information stratégique et à la sécurité économique (DISSE), délégués de l'ANSSI, services déconcentrés en matière économique. Le SISSE a certes des délégués au niveau régional, les DISSE. Mais leur nombre mérite d'être renforcé. Ainsi, les régions Ile-de-France ou Bourgogne-Franche-Comté - importantes pour le secteur industriel et des services pour la première et pour le secteur industriel pour la deuxième - ne comptent chacune que deux délégués régionaux du SISSE.

Ce maillage est satisfaisant mais le partage efficace de l'information économique pourrait être amélioré, notamment via la constitution d'un réseau de référents en intelligence économique aux niveaux départemental et régional : nous proposons de généraliser les référents à l'intelligence économique au sein des administrations déconcentrées pour en faire les interlocuteurs privilégiés du délégué à l'information stratégique et à la sécurité économique (DISSE). Ce réseau inclura bien sûr des sous-préfets référents à l'intelligence économique.

La mobilisation des collectivités territoriales, et en particulier des régions, chefs de file en matière économique, doit aussi être renforcée. D'abord, grâce à une meilleure coopération entre l'État et les collectivités : l'intelligence économique pourra en effet bénéficier de la complémentarité entre la sécurité économique, aujourd'hui mise en oeuvre par l'État, et le développement économique, compétence des régions. Les conseils régionaux doivent donc être mieux associés au sein des différents comités de pilotage et de suivi en matière d'intelligence économique ; les échanges d'information entre régions et services de l'État doivent être renforcés. En matière d'intelligence économique, la France souffre d'un réflexe propre à notre pays : la rétention d'information. Il y a rétention car l'information est considérée comme un enjeu de pouvoir. Il importe d'aller au-delà des « confidentiels défense », qui sonnent comme autant de « circulez », pour établir au contraire un véritable cercle de la confiance, avec les services dédiés des entreprises et avec les prestataires en intelligence économique. Il faut éviter les querelles de chapelle, susceptibles de nuire à l'équipe France.

Ensuite, il faut aussi que toutes les collectivités, et en particulier les régions, soient conscientes de l'importance de l'intelligence économique pour l'exercice de leurs missions. Or, la mobilisation et la sensibilisation des régions en la matière sont contrastées : certaines régions, précurseures, intègrent depuis plusieurs années l'intelligence économique à leurs différents schémas régionaux et stratégies - je pense à la Normandie - tandis que d'autres n'ont pas développé de démarche spécifique. L'État doit soutenir la généralisation des bonnes pratiques en encourageant l'intégration d'un volet intelligence économique à tous les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation. Aujourd'hui, ce ne sont que 5 régions qui intègrent volontairement une démarche d'intelligence économique au sein de ces schémas pluriannuels.

Enfin, tous les acteurs économiques locaux doivent être mobilisés au service de la diffusion d'une culture de l'intelligence économique. Les chambres de commerce et d'industrie (CCI), les pôles de compétitivité ou encore les sociétés d'accélération de transferts de technologies (SATT) sont autant d'acteurs territoriaux qui sont des interlocuteurs quasi-quotidiens des entreprises : l'État doit les inciter à adopter une démarche d'intelligence économique. Le contrat d'objectifs et de moyens signé entre l'État et CCI France mentionne quelques actions liées à la sécurité économique, et c'est une bonne chose, mais nous devons aller plus loin, ce qui pose, bien sûr, la question des moyens alloués à ces acteurs.

En complément de ces trois premiers axes - stratégie, gouvernance et territoires - je laisse Marie-Noëlle vous présenter le dernier axe de nos travaux : la Valorisation de l'intelligence économique.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, rapporteure. - Pour que notre stratégie nationale d'intelligence économique soit un succès, il faut que l'intelligence économique entre dans les moeurs, qu'elle soit un réflexe pour nos entreprises, nos administrations et que tous les citoyens y soient sensibilisés - sans tomber pour autant dans le complotisme généralisé -, en ouvrant l'oeil aux opportunités qui s'ouvrent quand il y a de nouveaux traités, de nouvelles règles venues d'ailleurs, de nouvelles préoccupations, etc.

Il nous faut donc mieux valoriser l'intelligence économique : ses métiers sont encore trop peu connus et la filière doit être soutenue dans son développement.

Renforcer et massifier la formation en intelligence économique est en effet indispensable. Déjà en 1994, le rapport Martre déplorait l'insuffisante sensibilisation des fonctionnaires et des salariés à l'intelligence économique. Depuis, d'incontestables progrès ont été réalisés : on a assisté à la naissance de l'école de guerre économique et au développement d'offres de formations spécialisées en intelligence économique, par exemple à l'IHEDN. Toutefois, une massification de la formation est indispensable. Au sein des entreprises, les salariés devraient être davantage encouragés à recourir à la formation continue en intelligence économique : un travail de sensibilisation doit donc être mené main dans la main avec les syndicats. Dans certains cas, ce sont les organisations syndicales qui voient apparaître les risques et les menaces, qui ne sont pas toujours traités au bon moment. Or, ces organisations sont souvent les plus motivées pour que l'entreprise reste en France. Il faut donc leur permettre de comprendre ces menaces et de hiérarchiser leur importance - toutes n'ayant pas le même niveau de danger.

Concernant la formation initiale, il faut que l'intelligence économique soit intégrée au sein de formations plus généralistes comme celles que dispensent les écoles de commerce, d'ingénieur ou les formations universitaires en droit ou en sciences sociales. Nos futurs fonctionnaires doivent absolument être formés, eux aussi, à l'intelligence économique : nous recommandons donc que la formation au sein des écoles de la fonction publique intègre l'intelligence économique.

Ensuite, il nous faut soutenir la croissance d'une filière française de la conformité. Il est de plus en plus nécessaire de s'adapter aux nouvelles législations. Si l'on ne s'adapte pas, les risques peuvent être très importants. Les États-Unis utilisent les failles dans les pratiques de nos industries - réelles ou supposées - pour ensuite nous imposer des cabinets de contrôle. Or, l'écosystème français de la conformité - cabinets de conseil, d'audit et cabinets d'avocats - fait face à des acteurs anglo-saxons plus développés et mieux implantés, y compris auprès des entreprises françaises. Nous le déplorons, car nos entreprises françaises ont besoin de pouvoir compter sur une filière de la conformité, et plus largement de l'intelligence économique, qui soit souveraine. Le soutien de l'État est donc absolument nécessaire pour promouvoir cette filière de la conformité.

L'Intelligence économique doit devenir une sorte de culture commune, une sorte de réflexe collectif et produire des actions partagées.

Au-delà de l'amélioration de la formation initiale, il nous faut développer la formation continue à l'intelligence économique et sensibiliser également les syndicats de salariés et d'employeurs.

Nous préconisons d'intégrer un volet intelligence économique aux contrats des 19 comités stratégiques de filière. Nous proposons aussi la tenue d'une conférence biannuelle regroupant tous les acteurs de l'intelligence économique, notamment les collectivités territoriales, les chambres de commerce et d'industrie, les entreprises et leurs représentants, les syndicats, les administrations et les universitaires.

Enfin, l'intelligence économique peut être un vecteur de mobilisation citoyenne. Protéger nos entreprises et promouvoir nos intérêts économiques, c'est en effet un engagement patriotique. Il faut donc sensibiliser les citoyens, dès leur jeunesse, à l'intelligence économique. Nous avons été étonnés de constater le nombre de personnes motivées sur ces sujets ! L'objectif est que les citoyens soient en « état d'alerte ». L'État a aussi intérêt à ne pas se priver du vivier que représentent les personnes formées à l'intelligence économique : ces personnes doivent continuer à être mobilisées, au sein de ce que nous souhaitons appeler une « réserve nationale » au service du patriotisme économique de la Nation. Les personnes formées à l'IHEDN en intelligence économique pourraient en premier lieu intégrer cette réserve et en être d'excellents ambassadeurs.

Voilà mes chers collègues, les éléments qui feront de cette stratégie d'intelligence économique un succès au service de notre souveraineté retrouvée.

Je vous remercie et nous restons, avec Jean-Baptiste, à votre disposition pour répondre à vos questions.

Qu'il me soit permis enfin de remercier les administrateurs. Le travail était ardu, tant le monde de l'intelligence économique est une jungle. Il n'est connu que par les seuls spécialistes alors que cet enjeu devrait être approprié par nos concitoyens. C'est tout l'intérêt de nos propositions, qui tendent à rendre ce système plus rationnel, plus lisible et plus efficace.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci à tous les deux pour ce travail. Nous comprenons un peu mieux ce monde complexe et très fermé de l'intelligence économique. Vos recommandations visent précisément à briser cette complexité, à diffuser cette culture de l'intelligence économique et à la rendre opérationnelle, y compris sur les territoires.

M. Alain Chatillon. - Je voudrais remercier les deux rapporteurs pour leur travail. Aujourd'hui, les entreprises font face à des structures très complexes et il ne faut pas en ajouter de nouvelles à celles qui existent déjà. Il y a les chambres de commerce et d'industrie (CCI) mais aussi les syndicats professionnels de branches, que ce soit dans l'électronique, dans l'agroalimentaire, dans la métallurgie, etc. Ces syndicats ont un pouvoir très fort sur les entreprises. Sur le plan local, on compte 139 territoires d'industrie, sans oublier les pôles de compétitivité... Ne multiplions pas les structures. Faisons en sorte de porter les efforts sur ceux qui s'occupent déjà des relations avec les entreprises. Je songe aussi à Business France, qui permet aux entreprises d'aller à l'international. Il y a également le plan d'investissement d'avenir, d'un montant de 54 milliards d'euros, dédié à l'innovation. Il y a aussi les régions françaises, qui ont la compétence du développement économique. Toutes ces structures existantes doivent être accompagnées.

Par ailleurs, je voudrais insister pour rappeler que la compétitivité doit se faire aussi au niveau de l'Europe. Veillons à ce que l'Europe applique les objectifs qu'elle s'était assignée en la matière. Au niveau français, nous devons veiller à ce que les règlementations de l'Europe ne soient pas suralimentées en contraintes. Nous en avons eu une illustration avec les entreprises plastiques : la France a avancé d'une année sa décision, moyennant quoi la moitié des entreprises de plastique dans le monde sont parties s'installer en Allemagne. C'est le cas notamment pour la fourniture de couverts en plastique dans les avions. Par la surrèglementation, nous empêchons nos entreprises.

S'agissant du regroupement entre Alstom et Siemens, Mme Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence, était venue au Sénat nous expliquer que cette fusion était impossible compte tenu de son impact sur plusieurs petites entreprises. Je regrette que l'on n'ait pas fait le numéro 1 du train, comme l'on avait su faire le numéro 1 de l'aviation.

M. Franck Montaugé. - Merci pour ce travail sur un sujet important et certainement encore trop peu confidentiel. Alain Chatillon a évoqué Territoires d'industrie. Dorénavant, ce programme est accessible à tous les territoires qui le souhaitent et ne se limite plus aux 139 territoires évoqués.

Je voudrais faire un parallèle avec le numérique. Les questions de sécurité et de souveraineté en matière économique sont de plus en plus liées à la maîtrise du numérique.

La question qui se pose désormais est celle de la suite à donner à ce travail. Le sujet mériterait selon moi une proposition de loi, la plus partagée possible. C'est incontestablement un enjeu de souveraineté nationale. Dans ce texte pourrait être intégrée la question des démarches de certification ou de prise en compte de bonnes pratiques. Il y a un travail considérable à mener sur le sujet, aux différents échelons, du national au plus près du terrain. Cela concerne parfois de très petites entreprises, détentrices de par leurs activités de biens à forts enjeux. Il y aurait véritablement matière à proposer un texte sur le sujet, afin que cet excellent rapport puisse prospérer.

Mme Martine Berthet. - Je remercie mes deux collègues pour leur rapport. Il y a une dizaine d'années, alors que j'étais membre du mouvement Femmes chefs d'entreprise (FCE), j'avais travaillé sur ce sujet de l'intelligence économique. Les entreprises avaient donc déjà conscience du sujet il y a dix ans. On voit bien, avec votre rapport, que peu de choses ont avancé.

Vous avez mis en avant plusieurs problèmes : le manque de secrétariat français au niveau de l'Organisation internationale de normalisation (ISO) ; la disparition de la délégation interministérielle à l'intelligence économique ; l'importance de l'information et de la formation... Sur ce dernier sujet, j'insiste sur l'importance d'une information bien plus poussée délivrée par les chambres de commerce et d'industrie (CCI) et par les chambres de métiers et de l'artisanat (CMA).

Comment expliquez-vous ces faibles progrès en dix ans ? Qu'est-ce que qui a le plus péché ? Est-ce au niveau des entreprises ou au niveau de l'organisation de l'État ?

M. Christian Redon-Sarrazy. - Il y a quelques mois, nous avions présenté avec Vanina Paoli-Gagin les résultats de la mission recherche/innovation. Je suis assez frappé d'entendre quasiment les mêmes mots : stratégie, gouvernance, formations continue et initiale des acteurs, interministériel, territorialisation, rôle des préfets...Nous enfonçons ici le clou avec un sujet très proche. Il y a beaucoup de similitudes, avec des enjeux majeurs pour notre souveraineté.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, rapporteure. - Je commence en répondant à Alain Chatillon. Nous ne remettons en cause rien de ce qui existe déjà. Nous n'appelons pas à créer une énième structure, sauf au niveau national où nous estimons nécessaire de créer un Secrétariat général à l'intelligence économique. Les grandes entreprises nous expliquent que leurs rapports avec l'État sont souvent à sens unique. Elles alertent sur des sujets, sans obtenir souvent de réponses et sans connaître la suite qui a été donnée. Certes, tout ne peut pas être dit mais il y a tout de même un minimum de réponses à apporter. Les petites entreprises ont l'impression que certains sujets leur échappent et ne savent pas où aller pour traiter ces sujets. Cela fait courir le risque qu'elles renoncent à faire des signalements.

La question de la structuration des branches industrielles est vitale, notamment sur la normalisation volontaire.

Il y a heureusement des mobilisations sur des entreprises hyper stratégiques, comme l'a montré l'exemple de Photonis. Mais certaines entreprises disparaissent ni vu ni connu. Pour des secteurs entiers, il n'y a plus l'ombre d'une production française. La production française de matériels pour handicapés est ainsi tombée à un niveau extrêmement faible. Quand les dernières entreprises françaises dans ce secteur ont disparu, personne n'a réagi car il n'était pas considéré comme hyper stratégique et ne concernait pas de grandes entreprises...

Je donnerai également un autre exemple - non français -- qui illustre les conséquences potentielles d'un défaut d'anticipation. L'Union européenne a signé avec la Tunisie un accord de libre-échange. Il était prévu une forte croissance de l'exportation de raisins tunisiens. Or, le raisin tunisien est similaire au raisin italien : les entreprises italiennes n'ont pas vu venir la menace. Les plus importantes d'entre elles se sont faites débaucher leurs directeurs chargés de la commercialisation. Les fichiers des clients ont alors été transmis à des entreprises tunisiennes. Quand les Italiens ont tenté de réagir, il était trop tard... Ce n'est certes pas le drame du siècle et je suis favorable à ce que les Tunisiens exportent leur raisin. Mais j'utilise cet exemple pour montrer que la vulnérabilité peut être anticipée, en repérant les changements de règles, de lois, d'accords...L'extraterritorialité chinoise aura par exemple de nombreuses conséquences !

Répondant à Martine Berthet, je souligne qu'il y a une forte hétérogénéité d'évolution des entreprises en matière d'intelligence économique. Certaines grandes entreprises ont de véritables stratégies ; nous ne sommes pas que nuls ! Mais il y a des failles et un des remèdes consiste à développer une culture de l'observation - sans pour autant tomber dans la paranoïa puisque nous n'avons pas que des ennemis dans le monde. Les Américains produisent chaque année un rapport ATA (annual threats assessment), qui réalise une analyse générale des risques et des menaces sur le terrain économique. Un tel rapport pourrait être établi par le Haut-commissariat au Plan. Il pourrait nous éclairer sur les risques technologiques, sur la perte de maîtrise dans certains domaines, sur la prédation de certains acteurs... Ce rapport serait étayé par des données existantes et publiques, mais actuellement trop dispersées.

Nous pensons par ailleurs que les chambres de commerce et d'industrie peuvent faire davantage en matière d'intelligence économique, leur engagement étant très disparate selon les territoires. C'est tout particulièrement vrai s'agissant des PME.

Je ne polémiquerai pas avec mon collègue Alain Chatillon sur le rêve de grandes entreprises européennes. Je ne suis pas sûre que la fusion Alstom/Siemens aurait été profitable à la France. Quoi qu'il en soit, je pense qu'il faut tout faire pour renforcer le poids de l'Union européenne dans les échanges mondiaux. Dans le même temps, il faut que la France restaure la capacité industrielle qu'elle a considérablement perdue, y compris chez ses alliés. Cela ne veut pas dire que nous proposons une guerre intra-européenne !

S'agissant de la suite à donner au rapport, je partage la suggestion de Franck Montaugé de rédiger une proposition de loi qui serait déposée en associant les collègues qui le souhaitent. L'idée serait de la déposer avant la fin de la session, sachant que Serge Babary et moi-même ne nous représentons pas. A la prochaine session, Jean-Baptiste Lemoyne et Franck Montaugé pourraient prendre le relais.

M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur. - Alain Chatillon évoquait le rôle des syndicats professionnels de branche et de toutes les structures en lien avec les entreprises. Nous souhaitons que ces acteurs soient encore plus proactifs en matière de veille, de vigilance et de sensibilisation à la culture de l'intelligence économique. Le secrétaire général de France 2030, Bruno Bonnell, est très conscient de ces enjeux. Grâce à l'action engagée depuis 2018, tout un travail de peignage de notre outil économique et de recherche a été effectué. Il a conduit à établir trois listes : une liste de 791 entreprises stratégiques, de 364 technologies critiques et de 328 laboratoires et organismes de recherche. Ces listes ont été constituées grâce au travail effectué par le comité de liaison pour la sécurité économique (COLISE), en lien avec des services comme la DRSD pour la défense.

Ces listes sont classées mais nous savons qui nous devons protéger. Parmi ces entreprises se trouvent aussi des start-ups. Une start-up en intelligence artificielle que nous avons auditionnée nous a signalé que la démarche d'« aller vers » avait fonctionné : les services sont venus vers eux pour les alerter.

S'agissant des secrétariats des comités internationaux d'élaboration des normes, les chiffres sont éloquents. La France assure 11 % de ces secrétariats au niveau mondial, mais nous sommes devancés par l'Allemagne (18 %) et talonnés par la Chine (10 %). Entre 2010 et 2023, la Chine est passée d'environ 30 à 80 secrétariats internationaux.

Je veux saluer le travail de l'IHEDN. Au-delà des sessions nationales et régionales, l'Institut a mis en place un module spécial dédié à l'intelligence économique. Plus de 80 sessions ont déjà été organisées. Elles durent 7 jours et permettent de former ceux qui pourraient être demain les réservistes du patriotisme économique. En matière de formation, je veux aussi rendre hommage aux pionniers français, avec notamment Christian Harbulot, qui, il y a quelques décennies, a créé l'École de guerre économique, qui a formé des bataillons de jeunes à cette discipline. Au-delà, il faut faire en sorte qu'existe dans toutes les formations initiales commerciales, scientifiques et de la fonction publique un module initiant aux enjeux de l'intelligence économique.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous vous avons transmis la liste des propositions faites dans le cadre de cette mission. Je vais soumettre aux voix et à votre accord la publication de ce rapport ainsi que ses propositions.

Qui s'abstient ? Qui est contre ?

Le rapport est adopté à l'unanimité.

Félicitations pour ce travail adopté à l'unanimité, qui souligne la qualité de votre travail à tous les deux !

Mme Marie-Noëlle Lienemann, rapporteure. - Un travail dont l'un des rapporteurs appartient au RDPI et l'autre au groupe CRCE !

Mme Sophie Primas, présidente. - C'est la force du Sénat et c'est ce que j'ai apprécié pendant ces années de présidence ! Appartenant à des partis politiques différents avec des convictions parfois différentes, nous avons cependant l'intérêt du pays au coeur et savons nous rassembler quand cela est nécessaire autour des sujets importants. Vous en avez fait la preuve aujourd'hui !

Proposition de loi d'urgence pour la reconstruction des bâtiments et équipements publics endommagés lors des émeutes du mardi 27 juin 2023 et des jours suivants - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Sophie Primas, rapporteur sur le projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023 et au traitement des copropriétés dégradées (sous réserve de son dépôt).

La réunion est close à 10 h 40.

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 30

Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre chargée de la transition énergétique, pour échanger avec elle sur l'actualité du secteur de l'énergie.

En 2019, le Sénat et l'Assemblée nationale, dans le cadre de la loi « Énergie-Climat », ont adopté le principe d'une loi quinquennale sur l'énergie. Cette loi doit fixer les objectifs et les moyens de notre politique énergétique nationale. Elle doit prévaloir sur tous les documents règlementaires, qu'ils soient pris en application du droit national, comme la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), ou du droit européen, comme les plans nationaux intégrés en matière d'énergie et de climat (PNIEC). Avec cette loi quinquennale, l'objectif du législateur a été, en substance, de replacer le Parlement au coeur de la transition énergétique, en faisant prévaloir la loi sur le règlement et la politique sur la technique.

Selon l'article L. 100-1 A du code de l'énergie, le premier exercice de cette loi quinquennale devait intervenir « avant le 1er juillet 2023 ». Cette échéance légale, connue depuis 2019, ne sera donc pas tenue. À la place, le Gouvernement a préféré multiplier les textes sectoriels - certes utiles - sur la sécurité d'approvisionnement, les énergies renouvelables, l'énergie nucléaire ou l'industrie verte. On a légiféré dans le désordre, en fixant les modalités avant les objectifs. Il manque une stratégie d'ensemble pour favoriser les décisions d'investissement. Le désordre est tel que l'on retrouve même plusieurs souplesses administratives dans différents vecteurs législatifs : trois dérogations aux opérations d'aménagement, à la loi Littoral et à la directive Habitat par exemple... Une vigilance doit s'imposer pour que l'application de ces dispositions soit, tout à la fois, effective et cohérente.

Madame la ministre, mes questions sont donc assez directes. Quand le Gouvernement compte-t-il présenter au Parlement le projet de loi quinquennale sur l'énergie ? Et pourquoi un tel retard ? Surtout, quel en sera le contenu ? Je rappelle que l'article précité du code de l'énergie a prévu six objectifs : de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), de diminution des consommations, de développement des énergies renouvelables, de diversification du mix électrique, de rénovation énergétique et d'autonomie énergétique. Ces six objectifs seront-ils tous bien inclus ?

Au-delà de ce projet de loi, essentiel pour clarifier notre cap énergétique, pouvez-vous nous préciser le contenu et le calendrier des autres documents programmatiques attendus en matière d'énergie ? Je pense bien sûr à la PPE et la SNBC, que j'ai évoquées. Je pense aussi à la révision de la stratégie sur l'hydrogène, qui a été annoncée, ou à la publication d'une stratégie sur le carbone, qui vient d'être entreprise.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique. - Quand présenterons-nous le projet de loi quinquennale sur l'énergie ? Dès cet automne. Il comprendra les six objectifs que vous avez dits. De leur côté, la PPE et la SNBC seront également prêtes pour cet automne, et la stratégie hydrogène sera publiée dans les prochaines semaines. Quant à la stratégie sur le carbone, elle vient d'être publiée.

Je vous remercie de consacrer cette audition à la préparation de la première loi de programmation sur l'énergie et le climat. L'obligation d'adopter ce texte est issue de la loi « Énergie-Climat » de 2019. Cette loi doit nous permettre de fixer les grands objectifs de notre politique énergétique au niveau législatif avant qu'ils ne soient détaillés dans deux décrets, la PPE, et la SNBC. Avec le Plan national d'adaptation au changement climatique (PNACC), ces deux décrets forment notre stratégie « Énergie-Climat ».

Après deux lois, largement votées par votre assemblée, pour accélérer en matière d'énergies renouvelables et d'énergie nucléaire, nous disposons désormais des outils pour avancer à la vitesse nécessaire.

En termes de calendrier, il aurait été assez peu logique de proposer une loi de programmation avant d'avoir finalisé la consultation publique, qui nous a amené à consulter les Français sur notre mix énergétique, ce qui a été fait du mois d'octobre au mois de février derniers, avec un rendu des travaux au mois de mars. Par ailleurs, il était nécessaire de tenir compte des textes du paquet « Climat » - dont je rappelle qu'il fait 3 500 pages -, qui est très structurant au niveau européen. Un paquet « Climat » dont nous sommes en train de boucler les derniers textes en ce moment. Puisque nous voulions avoir une forme de cohérence, c'est le choix de la logique et de l'ordre qui a prévalu pour construire ce calendrier.

Il nous faut maintenant bâtir un consensus politique dans le double contexte des crises climatique et énergétique sur la stratégie « Énergie-Climat ».

L'enjeu de la transition énergétique est tel que nous devons construire un consensus politique qui transcende les étiquettes partisanes et le temps des mandats politiques, puisqu'il nous est demandé de sortir des énergies fossiles qui représentent deux-tiers de notre consommation d'énergie. Ces énergies fossiles pèsent sur le portefeuille des Français, sur notre balance commerciale et sur la compétitivité de nos entreprises - c'est donc un impératif absolu tant pour la protection des consommateurs français que pour notre souveraineté.

Il s'agit, plus profondément, de rebâtir l'intégralité de notre système énergétique. D'ici les années 2050, l'essentiel des capacités de production qui fonctionnent aujourd'hui auront été remplacées.

Pour construire cette loi, j'ai proposé une méthode qui repose sur trois piliers : la transparence des travaux du Gouvernement et de l'administration ; la science et l'expertise, qui doivent alimenter nos travaux plutôt que l'opinion, l'émotion ou les considérations électorales, comme par le passé ; la co-construction, enfin, c'est-à-dire le dialogue entre tous les acteurs concernés pour aboutir à un diagnostic partagé.

Ce travail d'écoute et de partage, nous l'avons d'abord mené auprès des Français avec la concertation citoyenne « Notre avenir énergétique se décide maintenant » que j'ai lancée en octobre dernier et qui a duré près de six mois. Cette concertation a permis de recueillir plus de 31 000 contributions et de tenir des réunions physiques dans chaque région. Elle a réuni 200 jeunes, de 18 à 35 ans, tirés au sort sur tout le territoire français, y compris les territoires ultramarins, pour travailler sur notre avenir énergétique quatre journées durant, car les décisions que nous prenons aujourd'hui, ce sont eux qui en assumeront les conséquences.

De cette concertation, je retiens trois grands enseignements. D'abord, contrairement à ce qui a pu se produire par le passé, le débat ne s'est pas centré sur la seule question du mix électrique, il ne s'est pas non plus focalisé sur « pour ou contre » l'énergie nucléaire ou les éoliennes. Il s'est, au contraire, centré sur la manière de sortir des énergies fossiles. Ensuite, c'est la nouvelle adhésion à la sobriété énergétique. Une sobriété qui est vue par les Français comme allant bien au-delà des changements d'habitudes individuelles et sur lesquels ils appellent une intervention forte de l'État et des collectivités locales. Le troisième enseignement, c'est que les Français sont en attente de plus d'information, de sensibilisation et de formation aux enjeux de la transition énergétique. Il est intéressant de voir, pour ceux qui assistaient au Conseil national de la transition écologique (CNTE) ce matin, que plusieurs intervenants y sont revenus, c'est assez central. Cela montre que les Français sont prêts à agir mais qu'ils veulent être accompagnés.

Pour préparer notre stratégie énergétique, j'ai créé sept groupes de travail. Ils regroupent des parlementaires de la majorité et de l'opposition, des représentants d'associations d'élus locaux, des experts, des représentants des filières professionnelles, des associations environnementales ou encore des organisations syndicales. Six groupes de travail sont consacrés aux enjeux clés de notre stratégie, qui ont vocation à irriguer les différents textes que j'ai mentionnés : la sobriété, l'efficacité énergétique, la production d'électricité, la chaleur renouvelable et les autres énergies décarbonées, l'innovation, les zones non-interconnectées (ZNI). Le septième groupe de travail doit assurer le bouclage et la synthèse car sinon l'exercice n'aurait pas de sens.

Je profite de cette audition pour remercier chacun ici d'avoir accepté d'y prendre part, tant je sais la densité des travaux et votre investissement.

Ce que je souhaite, avec cette méthode de co-construction et de travail rigoureux, c'est que nous définissions une bonne trajectoire énergétique. Qu'est-ce qu'une bonne trajectoire énergétique ? C'est, d'abord, une trajectoire qui permette à la France de respecter l'Accord de Paris de 2015, donc qui utilise tous les leviers de décarbonation à notre disposition, sans préjugé politique ni idéologique. Nous devons absolument respecter le principe de neutralité technologique. Et j'assume, en particulier, mais je ne pense pas que ce soit un problème dans cette assemblée, de faire de l'énergie nucléaire un des leviers pour baisser nos émissions de GES. Une bonne trajectoire, c'est aussi une trajectoire qui permette d'équilibrer l'offre et la demande d'électricité, de chaleur et de biomasse, ce qui oblige à faire des choix. Enfin, c'est une trajectoire qui fixe un cap pour permettre aux acteurs de développer les emplois nécessaires à la transition énergétique, ainsi que les capacités industrielles. Nous parlons de plus de 500 000 besoins de recrutement dans les 10 ans qui viennent.

Construire cette bonne trajectoire, c'est un impératif pour l'indépendance et la souveraineté de notre pays.

Les premières conclusions des groupes de travail qui m'ont été remises le 4 juillet sont explicites : nous devrons nous préparer à un « mur énergétique » dès 2030. Un « mur » qui fait peser un risque sur notre souveraineté et qui constitue l'un des principaux enjeux régaliens des prochaines années pour notre pays. Concrètement, il nous faut, en moins de 10 ans, économiser 350 térawattheures (TWh), soit l'équivalent de l'énergie produite par 35 réacteurs nucléaires en un an, et dans le même temps produire presque la même chose en énergie décarbonée. À peu près la moitié en électricité, et l'autre moitié en chaleur et autres énergies renouvelables.

Cela fait apparaître deux verrous dans notre système énergétique. Le premier, c'est la quantité d'électricité produite, avec un risque, si nous ne faisons pas suffisamment les économies d'énergie que nous souhaitons, d'avoir un déséquilibre entre offre et demande d'électricité, notamment si nous ne rénovons pas suffisamment vite les bâtiments. Le second verrou est celui de la biomasse. La somme des besoins en biomasse de l'ensemble des filières, tels qu'elles les formulent aujourd'hui, est hors d'atteinte - et il faut renoncer un peu d'un côté et produire plus de biomasse de l'autre. C'est l'un des mérites de la future loi de programmation : elle permet de poser ces problèmes.

Il y a quatre autres points de vigilance, qui aujourd'hui ne sont pas des verrous mais pourraient le devenir dans le temps : le sujet des compétences ; celui des filières industrielles - toutes les énergies n'ont pas la même empreinte industrielle, certaines ont une empreinte faible en France, d'autres une empreinte très large, comme l'énergie nucléaire ou le biogaz - ; le sujet de la pointe électrique - aujourd'hui, dans les simulations de Réseau de transport d'électricité (RTE), il ne fait pas problème mais des simulations complémentaires sont en cours avec d'autres hypothèses dont les résultats sont attendus en septembre ; le sujet de la compétitivité-prix - il ne suffit pas de produire beaucoup d'électricité, encore faut-il qu'elle soit accessible en prix, ce qui pose un enjeu essentiel de pouvoir d'achat des Français et de compétitivité de nos entreprises, toutes les énergies ne se valant pas dans ce registre-là.

Quels sont les leviers pour y répondre ?

Premier levier, la réduction de notre consommation d'énergie, qui passe par la sobriété et l'efficacité énergétiques. Le premier plan de sobriété que j'ai présenté, en octobre dernier, avec la Première ministre, a permis d'économiser 12 % d'électricité et de gaz combinés sur l'hiver. Pour poursuivre cette dynamique, j'ai présenté, en juin dernier, l'acte 2 de ce plan afin d'ancrer nos nouvelles habitudes dans la durée et d'aller plus loin en matière de sobriété sur les carburants et sur le numérique. La sobriété doit devenir structurelle, et être au coeur de nos politiques publiques en matière d'aménagement du territoire. Il faut passer d'un cap où nous changeons des usages de manière rapide à un cap où nous pensons la sobriété comme un élément d'organisation des activités économiques. Il faut une écoconception de nos politiques publiques. Il faut également valoriser l'effacement et la flexibilité de la consommation : c'est un enjeu majeur sur lequel votre assemblée est particulièrement mobilisée. Nous pouvons aller plus loin que le rapport dont je vous ai fait part sur le sujet, et c'est à mon avis un des enjeux sur lesquels nous pourrons approfondir des choses, pas forcément dans le cadre de la loi, bien que certains éléments y aient leur place, mais dans le cadre des travaux sur la stratégie « Énergie-Climat ». Nous nous nourrirons sur ces sujets des travaux de l'Opecst qui nous ont été remis sur la sobriété, ainsi que de tous les travaux des sénateurs sur ces sujets.

Le deuxième levier consiste à augmenter la production électrique décarbonée, cela passe d'abord par la défense inlassable de notre atout qu'est le parc nucléaire français. C'est tout le sens de l'Alliance européenne du nucléaire que j'ai fondée et qui regroupe aujourd'hui 14 États membres pour défendre cette filière d'excellence au niveau européen. C'est tout le sens de la feuille de route nucléaire que nous sommes en train de décliner au niveau français, qui va de l'amont à l'aval du productible, en passant par l'extension de la vie de nos centrales nucléaires et le lancement d'un nouveau programme. Cela passe aussi par la poursuite du déploiement des énergies renouvelables. C'est un défi territorial, industriel et économique inédit. Afin d'y répondre, la loi « Accélération des énergies renouvelables », que vous avez largement votée, offre un levier novateur avec la planification territoriale. Il va falloir jouer sur toutes les énergies renouvelables : éolien terrestre et marin, solaire électrique et thermique, géothermie, biogaz, bois-énergie, et plus globalement chaleur et froid renouvelables.

Sur ce sujet de la production, je rappelle qu'il y a trois échéances : avant 2030, les décisions que nous prenons aujourd'hui produisent leur effet sur la chaleur renouvelable, dont la géothermie, sur le photovoltaïque, l'éolien terrestre ; il faut compter sur la production de nucléaire sur la base des réacteurs nucléaires existants et c'est une grosse partie de ce que nous allons connecter au réseau dans les années qui viennent. Mais il n'y a pas d'autres leviers, il faut le dire. Entre 2030 et 2050, les décisions que nous allons prendre sur l'éolien marin et le nouveau nucléaire produiront leurs effets sur notre réseau. Après 2050, il faudra remplacer nos réacteurs en fin de vie, une troisième équation qu'il faut d'emblée anticiper, puisque 61 gigawatts (GW) d'énergie solaire ne valent pas 61 GW d'énergie nucléaire. Je rappelle qu'il faut une multiplication par 6 pour avoir une équivalence.

Le troisième levier, c'est l'innovation : hydrogène, capture et séquestration du carbone, nouvelles sources ou processus d'énergies (pyrogazéification, hydroliennes marines), gestion de l'énergie dans les bâtiments et les transports (Vehicle-To-Grid - V2G). Tous ces éléments vont pouvoir contribuer à faciliter notre transition énergétique. Attention tout de même à ce que ça ne soit pas perçu comme des martingales, certaines de ces énergies auront des potentiels limités ou des coûts très élevés. Nous voulons mieux financer l'innovation, la recherche et le développement (R&D) et l'industrialisation de ces systèmes, les suivre et valoriser à tout moment leurs potentiels. Sur l'éolien marin, nous avons pris une décision sur Flowatt très récemment, avec la perspective d'atteindre 70 euros du mégawatt (MW) d'ici quelques années, mais nous ne sommes disposons pas aujourd'hui de la capacité industrielle pour le faire.

La future programmation « Énergie-Climat » doit aussi être abordée sous l'angle de la sécurité de l'approvisionnement énergétique de notre pays, en particulier dans les ZNI. Il est inacceptable sur le territoire français que des concitoyens n'aient pas accès à une énergie stable et accessible en prix ; or c'est une question qui se pose en de nombreux endroits. Les territoires ultramarins ont peut-être été surpris de l'émotion suscitée par l'évocation des délestages en France hexagonale car ils y sont habitués. Ils sont aussi exposés aux énergies fossiles. Je crois qu'ils peuvent être des territoires d'expérimentation et pionniers en matière de transition énergétique.

Pour réussir cette transition, nous devons relever le défi urgent des compétences et des filières industrielles. Rien que pour le programme de relance de l'énergie nucléaire, près de 100 000 emplois seront créés d'ici dix ans. On passe aisément le cap des 500 000 lorsque l'on prend en compte les énergies renouvelables, la rénovation thermique et les réseaux d'énergie. Il faut également préparer nos filières industrielles, éolienne ou photovoltaïque, avec des états d'avancement qui sont variables. Nous y travaillons avec mon collègue Roland Lescure, sur les dix filières clefs, et le projet de loi « Industrie verte » est l'occasion d'accompagner ce mouvement au-delà de dispositifs comme les Pactes solaire ou éolien.

Le cap est donc clair : nous devons définir une trajectoire qui protège les Français et la souveraineté de notre pays, et qui nous permette de franchir le « mur énergétique » qui se dresse devant nous.

Reste le financement. L'objectif de neutralité carbone d'ici 2050 implique un effort d'investissement comme notre pays n'en a pas connu depuis la Révolution industrielle, au XIXe siècle. Les financements contribuant à l'atteinte de nos objectifs climatiques s'élevaient, en 2023, à environ 110 milliards d'euros. Le travail mené par Jean Pisani-Ferry, montre que pour sécuriser la trajectoire de l'accord de Paris de 2015, c'est entre 55 et 60 milliards d'euros par an additionnels qui devront être mobilisés. Ce niveau de mobilisation de points de produit intérieur brute (PIB) dans une économie, vous le retrouvez au moment du déploiement des chemins de fer en France ; c'est vous dire l'ampleur de la transition que nous menons, et les opportunités qu'elle apporte.

Il faut donc apporter plusieurs réponses. La première, c'est la mobilisation de l'État : comme l'a annoncé la Première ministre, dès le prochain projet de loi de finances (PLF), l'État consacrera 7 milliards d'euros supplémentaires en crédits de paiement (CP) et 10 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) pour les transitions écologique et énergétique. La deuxième réponse, c'est de réussir à mobiliser au mieux le secteur privé. Cela suppose d'être clairs sur les trajectoires et sur les cibles. C'est l'objet de la programmation que je vous ai présentée. Cela suppose aussi de réfléchir aux instruments les plus efficaces. Le rapport d'Yves Perrier, remis ce matin, donne des pistes cruciales pour y parvenir. Nous en tiendrons compte dans le cadre des groupes de travail préparatoires à la loi de programmation.

Sur le financement, l'enjeu, c'est avant tout d'accompagner nos concitoyens. L'action publique doit se concentrer sur les consommateurs : pour leur donner accès à l'énergie à un prix représentant les coûts ; pour que personne ne soit laissé au bord de la route ; pour que personne ne doive renoncer à se chauffer ni à se déplacer.

Il ne saurait y avoir de transition si elle n'est pas juste. C'est pour cela qu'il nous appartient collectivement de proposer des solutions très concrètes de logements, de véhicules et de tous les autres éléments qui permettent aux Français de choisir des solutions compatibles avec la transition écologique - d'où le leasing à 100 euros, d'où les aménagements que nous apporterons à MaPrimeRénov' et aux certificats d'économie d'énergie (CEE) dans les prochaines semaines.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je passe la parole à notre collègue Daniel Gremillet, rapporteur du projet de loi « Nouveau Nucléaire ».

M. Daniel Gremillet. - Madame la ministre, je vous remercie de cette audition qui nous permet de faire le point sur l'actualité, très dense, du secteur de l'énergie. Je partage les propos de notre présidente sur la nécessité de soumettre rapidement au Parlement un projet de loi quinquennale sur l'énergie clair, ambitieux et exhaustif. C'est une exigence démocratique et une urgence économique.

Au-delà, je souhaiterais vous interroger sur plusieurs sujets.

Le premier sujet est l'évolution du mix électrique. La mission transpartisane que nous avons conduite avec mes collègues Jean-Pierre Moga et Jean-Jacques Michau s'est prononcée pour un mix majoritairement nucléaire à l'horizon 2050 : partagez-vous ce point de vue ? Nous avons plaidé pour construire au moins 14 EPR2, afin de réaliser le scénario « N0 » de RTE, mais aussi pour évaluer la construction d'une dizaine d'autres EPR2, afin de tenir compte de son scénario de « réindustrialisation profonde », qui nécessite 750 TWh d'électricité en 2050. L'histoire nous a donné raison, puisqu'en juin dernier, RTE a réévalué sa prévision de consommation électricité : elle pourrait être de 580 à 640 TWh dès 2035... Quels sont vos objectifs de consommation d'électricité et de construction de réacteurs ? Où en est l'application règlementaire et administrative de la loi « Nouveau Nucléaire », que nous venons d'adopter ? Si le Sénat a obtenu la suppression de l'objectif de réduction à 50 % et du plafond de 63,2 GW, une révision simplifiée de la PPE est encore attendue, pour y supprimer les 14 arrêts de réacteurs qui figurent toujours. Quand y procéderez-vous ? Enfin, si la réforme de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) n'a pas prospéré dans la loi « Nouveau Nucléaire », le Gouvernement envisage-t-il de la remettre sur le métier ? Si oui, par quel vecteur et selon quel calendrier ? Hier, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) s'est positionné en faveur d'une réforme.

Le deuxième sujet est la protection des consommateurs. Dans le secteur de l'électricité, quel dispositif se substituera au « bouclier tarifaire », qui expire d'ici la fin de l'année ? Quelle sera la situation des prix et des consommateurs ? Et quel serait le coût d'un nouveau dispositif ? La présidente de la CRE, Emmanuelle Wargon, a rappelé, ici même la semaine dernière, que les charges de service public de l'énergie (CSPE) liées à ce « bouclier tarifaire » seraient de 30 milliards d'euros pour 2023. Dans le secteur du gaz, comment s'effectue la sortie des tarifs réglementés de vente du gaz (TRVG) ? Le dispositif de prix de référence prévu est-il suffisant ? Là encore, quelle sera la situation des prix et des consommateurs ? Selon la CRE, les TRVG ont concerné 3 millions de clients résidentiels, soit 7,5 % de la consommation nationale de gaz, en 2021.

Le troisième sujet est la sécurité d'approvisionnement. Si le groupe EDF corrige peu à peu les difficultés dues au phénomène de corrosion sous contrainte (CSC), la production d'énergie nucléaire demeure historiquement faible, avec 279 TWh en 2022, contre 371 TWh en 2021. Comment abordez-vous l'hiver prochain, pour garantir la disponibilité du parc électrique, nucléaire comme renouvelable, mais aussi des stocks et des imports de gaz ? Faut-il s'attendre à des réductions de consommation, volontaires ou obligatoires ?

Le dernier sujet a trait aux négociations européennes en cours. Notre commission et celle des affaires européennes ont examiné quatre résolutions sur la taxonomie verte européenne, le paquet « Ajustement à l'objectif 55 », la réforme du marché de l'électricité et l'industrie « zéro net ». Si l'énergie et l'hydrogène nucléaires sont aujourd'hui bien pris en compte dans la taxonomie verte européenne et les objectifs de décarbonation de l'industrie, c'est grâce à vos négociations, réelles, mais aussi au prix de lourdes conditions. De plus, ils sont encore largement omis par le règlement industrie « zéro net ». Ce cadre européen est-il suffisant pour réussir, en France, la relance du nucléaire ? Que pensez-vous des contrats de long terme - les CfD et les PPA - proposés par la réforme du marché de l'électricité ? Envisagez-vous de remplacer l'Arenh par un CfD après 2025 ? Enfin, les interventions ciblées dans la fixation des prix en cas de crise sont-elles satisfaisantes ? Plaidez-vous pour un élargissement pérenne des tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVE), aujourd'hui limités aux ménages, PME et collectivités n'allant pas au-delà de 2 millions d'euros de chiffre d'affaires et de 10 équivalents temps plein (ETP) ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Je passe la parole à notre collègue Dominique Estrosi Sassone, co-rapporteur de la mission d'information sur les conditions d'utilisation de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh).

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Je vous interroge suite à notre mission d'information sur les conditions d'utilisation de l'Arenh, notamment sur les possibles cas de fraudes, que j'ai conduite avec mon collègue Fabien Gay ; nos conclusions ont été adoptées à l'unanimité par notre commission mercredi dernier.

L'« Arenh + », c'est-à-dire le relèvement exceptionnel de l'Arenh de 19,5 TWh en mars 2022, est critiqué. Certes, la CRE a estimé qu'il a permis de limiter à 6 % la hausse du prix de l'électricité pour les consommateurs non éligibles aux TRVE. Pour autant, le groupe EDF a déploré une perte de recettes de 8,1 milliards d'euros et plusieurs fournisseurs alternatifs une décision tardive, bien après la clôture du guichet et la signature des contrats. Quel est votre point de vue sur l'intérêt, mais aussi le coût, de l'« Arenh + » ?

En outre, l'« Arenh + » a induit des comportements opportunistes de la part de certains fournisseurs alternatifs. Ces comportements peuvent consister en une surestimation de leur demande d'Arenh ou en l'absence de répercussion de cet Arenh vers les consommateurs. Nous avons eu connaissance de cas, limités mais bien réels, d'arbitrages saisonniers. Certains fournisseurs ont maximisé leur portefeuille de clients sur la période d'avril à octobre, afin de bénéficier de l'Arenh, qui est calculé sur cette période, puis se sont séparés de ce portefeuille de clients, en augmentant fortement leur prix, pour revendre cet Arenh sur les marchés. La CRE a estimé à 5,6 % la surévaluation de la demande d'Arenh pour 2022. Elle a appliqué une pénalité de 1,6 milliard d'euros, au titre du premier complément de prix (CP1) et de 21,9 millions d'euros au titre du second (CP2). Par ailleurs, quatre enquêtes pour abus d'Arenh sont en cours, avec trois saisines du comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS) et une du Procureur de la République. Quel est votre point de vue sur ces surestimations et abus d'Arenh ?

Au-delà de ce constat, je souhaiterais recueillir votre avis sur certaines de nos 25 propositions législatives et règlementaires.

Notre première série de propositions vise à corriger les « effets de bord » de la méthodologie de l'Arenh. Nous préconisons de revoir ses modalités de calcul, en revalorisant son prix à 49,5 euros par mégawattheure (MWh) et en laissant inchangé son plafond légal de 120 TWh. Il s'agit d'appliquer la loi « Pouvoir d'achat » de 2022, qui prévoit que le Gouvernement saisisse la Commission européenne d'un tel relèvement, ce qui, semble-t-il, n'est pas encore le cas. Nous souhaitons aussi modifier sa période de calcul, pour éviter des arbitrages saisonniers, et son coefficient de bouclage, pour correspondre à la part de l'énergie nucléaire dans le mix électrique. Nous plaidons enfin pour que le montant du CP1 soit entièrement alloué aux consommateurs et que le montant du CP2 soit déplafonné, au-delà de la limite actuelle de 20 euros par MWh.

Notre deuxième série de propositions tend à renforcer les sanctions et les contrôles liés à l'Arenh. Nous appelons à étendre la notion d'abus d'Arenh, pour englober tous les comportements opportunistes, dont les arbitrages saisonniers. Nous proposons de compléter les sanctions du CoRDiS, pour lui permettre de supprimer le bénéfice de l'Arenh, en cas d'abus avéré. Nous voulons enfin accélérer les procédures devant le CoRDiS, en instituant des procédures de référé, de signalement, de clémence mais aussi en élargissant sa saisine, notamment avec une capacité d'auto-saisine.

Que pensez-vous de ces propositions ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Je passe la parole à notre collègue Fabien Gay, co-rapporteur de la mission d'information sur les conditions d'utilisation de l'Arenh.

M. Fabien Gay. - En août dernier, je vous avais interpellée sur d'éventuels abus à propos de l'Arenh. Vous m'aviez répondu qu'un sénateur sérieux ne devait pas propager de fausses informations... Finalement, un an plus tard, nous y sommes : il y a de nombreux abus et fraudes. On nous avait dit impossible de revendre l'Arenh, mais lors de nos auditions, tout le monde nous a dit que c'était le cas. L'estimation de 1,6 milliard d'euros de CP1 est, selon mon avis personnel, largement sous-estimée et je vais continuer à enquêter sur cette affaire. Nous avons posé la question à la présidente de la CRE, mais elle n'a pas répondu. Je vais également revenir sur le mode de calcul de l'Arenh, y compris du CP1. Nous pensions que le système était bien encadré, mais nous avons obtenu des réponses bien diverses à nos questions. On nous a d'abord dit que rien n'avait été actionné. Puis l'ensemble des acteurs, y compris votre ministère, n'ont pas su nous répondre sur l'allocation du CP1. Nous avons eu 45 personnes auditionnées et autant de réponses différentes. Finalement, nous comprenons qu'il s'agit d'un « pot commun » entre les fournisseurs alternatifs !

Nous avons formulé une proposition sérieuse, votée à l'unanimité, selon laquelle les consommateurs devraient récupérer ces 1,6 milliard d'euros. Il faut trouver la meilleure façon de le faire, que ce soit par les tarifs, l'État ou EDF. Madame la ministre, on ne peut pas tricher, payer une amende et ensuite en recevoir une partie. Dans la crise énergétique actuelle, il est important que cela revienne aux consommateurs. Êtes-vous d'accord avec cette proposition ? Et comment pouvons-nous la mettre en oeuvre, que ce soit par des mesures réglementaires ou législatives ? Nous sommes prêts à travailler sur cette question.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je passe la parole à notre collègue Patrick Chauvet, rapporteur de la proposition de loi « Aménagement du Rhône » et du projet de loi « Accélération des énergies renouvelables ».

M. Patrick Chauvet. - Mes questions portent sur les énergies renouvelables.

Tout d'abord, si la loi « Aménagement du Rhône », de 2022, a réglé la situation de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), en prolongeant pour 20 ans la durée de cette concession, elle n'a pas mis fin au contentieux européen pesant sur les concessions du groupe EDF. Combien de concessions sont concernées par ce contentieux et comment l'éteindre ? La mise en place d'une quasi-régie, au sein du groupe EDF, ou le rachat de concessions par ce groupe, évoqués par la presse, sont-ils des pistes à l'étude ?

Plus encore, la loi « Accélération des énergies renouvelables », que nous venons de voter, attend d'être appliquée. Elle a modifié les critères de sélection des projets d'énergies ou d'hydrogène renouvelables soutenus par appels d'offres, en consolidant leur « bilan carbone » et en prévoyant une « contribution territoriale ». Quand ces nouveaux dispositifs seront-ils opérationnels ? Le Gouvernement a-t-il saisi la Commission européenne de ce second dispositif, qui nécessite une notification préalable ?

Cette loi a aussi introduit un cadre pour l'agrivoltaïsme, afin de permettre l'essor, en zone agricole, d'une production énergétique respectueuse de la production alimentaire. Où en est l'élaboration des décrets et des documents-cadres départementaux ? Et comment les organisations professionnelles agricoles sont-elles associées à cette élaboration ?

Cette loi a également prévu une accélération des raccordements, avec la modification de l'ordre de priorité, la mutualisation des travaux de renforcement, ou la révision des schémas régionaux. L'ordonnance prévue sera-t-elle utilisée ? Et quand les décrets seront-ils pris ?

Au-delà de ces textes, je voudrais évoquer pour conclure les CSPE afférentes aux projets d'énergies renouvelables. La présidente de la CRE nous a indiqué, ici même la semaine dernière, que les gains pour l'État seraient de 15 milliards d'euros au titre de 2023. Comment ces gains ont-ils été utilisés ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Quel est notre objectif dans le mix énergétique ? Il est d'y réduire la part des énergies fossiles et de ne pas se limiter à l'analyse du mix électrique, parce que plus nous développons les énergies renouvelables pour le chauffage et le froid, dès lors que nous disposons de la biomasse ou que nous développons la géothermie, moins nous mettons de pression sur notre système électrique. Ensuite, la part de l'énergie nucléaire ne dépendra pas seulement de notre volonté de prolonger l'exploitation des centrales nucléaires. Le Président de la République a déjà annoncé sa volonté de prolonger les réacteurs nucléaires jusqu'à 60 ans, si possible. EDF a remis une première étude montrant qu'il n'y a pas d'obstacle dirimant à la prolongation de ces réacteurs et l'ASN étudie la question. Par exemple, dans certains cas, la prise en compte de phénomènes sismiques pourrait nous conduire à être plus précautionneux sur cette capacité de prolongation. La décision politique elle-même est prise et se lira dans les propositions liées à la loi de programmation.

S'agissant de la question sous-jacente de l'équilibre entre énergies renouvelables et nucléaire, quelques éléments de réponse. Pour l'électricité, il faut distinguer les énergies renouvelables stockables, comme l'hydraulique, sur lesquelles il faut investir massivement ; cette décision d'investissement est sans regret car ces sources d'énergies sont peu carbonées et pilotables. Ensuite, il y a les énergies électriques dont la disponibilité dépend des conditions météorologiques, ce qui peut entraîner des variations de production sur le réseau. Il faut donc privilégier par exemple les éoliennes marines, qui ont un taux de disponibilité plus élevé que les éoliennes terrestres et le solaire. Il faut également combiner différentes sources d'énergies, comme le solaire et l'éolien, pour réduire la volatilité. Enfin, il est nécessaire de prévoir des capacités de stockage, car nous observons déjà des déséquilibres offre-demande sur le territoire français, notamment dans le Sud-Ouest. Ces déséquilibres sont des signaux faibles des sujets à gérer pour les années à venir, de même que la situation en Suède, un pays en avance dans la décarbonation de son mix énergétique, mais qui rencontre des vulnérabilités nouvelles. Il est donc important d'aborder immédiatement des sujets tels que la gestion du réseau, l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité, et la façon de gérer les productions d'énergies renouvelables qui dépendent des conditions météorologiques. Il faut transformer ces défis en opportunités, par exemple en produisant de l'hydrogène bas-carbone lorsque le prix de l'électricité est négatif, plutôt que de rester sur ce handicap lié à la difficulté de l'équilibre entre l'offre et la demande. Cela nécessite une flexibilité dans notre consommation d'énergie, un stockage et un pilotage des réseaux, qui sont des enjeux importants de la loi de programmation.

En ce qui concerne le nucléaire, il est important de réduire les risques. Les problèmes génériques, comme la CSC, peuvent se répliquer dans tous les réacteurs de la même génération. Il ne faut donc pas mettre tous nos oeufs dans le même panier mais diversifier notre mix énergétique. Toutes les sources d'énergies seront bonnes à prendre. Quant aux arrêts des réacteurs, j'ai déjà répondu à cette question.

L'Opecst vient de remettre son rapport sur la réforme de la sûreté nucléaire, nous allons l'analyser. Je confirme notre intérêt pour la réforme de notre sûreté nucléaire, nous voulons la préparer à affronter les nombreux défis qui se posent, pour renforcer nos capacités de traitement en amont du combustible, réparer et connecter les centrales nucléaires pour répondre à la CSC, instruire les nouveaux Small Modular Reactors (SMR) et Advanced Modular Reactor (AMR), faire face à l'impact du réchauffement climatique sur les centrales nucléaires, prolonger nos centrales nucléaires existantes, en anticipant la R&D et en validant les schémas de l'opérateur, et construire de nouveaux réacteurs nucléaires. Et je ne parle même pas de l'aval du combustible, avec le retraitement, les piscines d'entreposage, ainsi que la gestion des déchets, dont Cigéo. Tout cela nécessite un renforcement des moyens, des effectifs et une organisation resserrée et solide. Le « bouclier tarifaire » sur l'électricité sera prolongé en 2024 pour les ménages, les TPE et les très petites collectivités locales, de même que l' « amortisseur électricité », comme annoncé par la Première ministre. Concernant les TRVG, le prix de référence fonctionne comme ces tarifs, dont la formule, basée sur les prix de marché, était calculée tous les mois ; ce n'était pas un mécanisme de protection mais un mécanisme de prix de référence. La CRE a mis en place un dispositif similaire auquel Engie s'est engagé à se raccrocher pour une partie de son offre tarifaire. Un quart des consommateurs de gaz étaient aux TRVG et la bascule s'effectue vers les prix de marché. S'agissant de l'énergie nucléaire, la production a été de 279 TWh en 2022 et la trajectoire de production sera entre 300 et 330 TWh en 2023 selon EDF. En 2030, la production nucléaire devrait atteindre 360 TWh, soit une augmentation de 80 TWh, ce qui correspond à ce que nous allons faire en énergies renouvelables électriques - la comparaison est importante à faire en TWh plutôt qu'en puissance, on réalise mieux ce que cela représente. Pour l'hiver prochain, nous sommes donc en meilleure position que l'hiver dernier, en termes de production électrique. EDF nous l'a confirmé, car la CSC est maintenant traitée de manière industrielle et nous parvenons à surmonter les problèmes de maintenance, puisque c'est cette année que devraient se terminer les travaux de maintenance. Les stocks de gaz sont remplis à un niveau compétitif, nous permettant d'être autour de 90-100 %, comme l'année dernière. Les importations sont sécurisées.

La sobriété énergétique n'est pas une mode de 2022-2023 mais l'un des leviers de décarbonation de notre économie. Elle est peu coûteuse et rapporte beaucoup aux consommateurs, à l'État et aux entreprises, car elle évite des dépenses. Autre avantage, elle a un effet prix sur le marché : l'annonce que nous sommes capables de réduire notre consommation d'énergie permet de faire baisser la pression sur le coût de l'électricité sur le marché. Nous l'avons constaté lorsque nous avons passé le cap du 12 décembre, où le prix de l'électricité a commencé à baisser après avoir atteint des sommets.

Pour réduire notre consommation d'énergies fossiles, il faut privilégier les énergies bas-carbone. Le nouveau signal Écowatt permettra de visualiser notre consommation carbonée et incitera les Français soucieux de leur empreinte carbone à réduire leur consommation lors des pics de demande.

Sur l'énergie nucléaire, les négociations sont en cours. Il y a trois ans, le mot « nucléaire » était tabou à la Commission européenne. Mais nous avons réussi à mettre le sujet sur la table et à montrer qu'il concerne plusieurs pays en Europe. L'Alliance européenne du nucléaire compte plus d'États membres que ceux qui n'en font pas partie, et de nombreux pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, le Japon, l'Inde, la Chine et le Brésil portent des projets nucléaires, de différente nature. Le nucléaire n'est pas en opposition avec les énergies renouvelables, nous aurons besoin des deux pour notre décarbonation, notamment pour assurer une énergie de base solide.

L'hydrogène bas-carbone est reconnu et il y a eu des avancées sur la taxonomie. Sur les PPA et les CfD, les deux outils sont utiles. Les PPA sont intéressants pour les entreprises de taille importante, capables de négocier avec un fournisseur. Pour les autres acteurs, il faut des PPA moins sophistiqués et plus régulés ou des CfD. La démarche est la même : elle consiste à signer des contrats de long terme pour réduire la volatilité des prix. Plus l'électricité produite est intermittente, plus les prix sur le marché SPOT seront volatils. Mais tout le monde n'est pas obligé d'acheter sur ce marché SPOT. Les autres peuvent bénéficier de contrats de cinq, dix ou quinze ans, en fonction de leur capacité d'engagement. Nous pensons que les deux options sont intéressantes pour gérer l'après Arenh, car cela permet de garantir un prix stable aux consommateurs. Ensuite, on peut discuter du niveau de l'Arenh et constater que le prix de 42 euros, qui n'a pas évolué depuis 2012, est un peu curieux. Dans un monde où l'inflation existe, il est probable que le coût du MWh ait augmenté. C'est d'ailleurs pourquoi vous avez demandé que l'Arenh soit fixée à 49,5 euros dans le cadre de discussions avec la Commission européenne. Je ne suis pas sûr qu'elle accepte cela à court terme, mais nous avons déjà pris quelques contacts pour que le sujet soit pris en compte et nous avons évidemment fait connaître la loi « MUPPA » pour lui montrer que c'est aussi une préoccupation forte du Parlement.

Un mot encore sur l' « Arenh + ». Il a permis d'ajouter 20 TWh sur le marché, ce qui a fait baisser le prix de l'électricité pour les consommateurs. C'est visible sur les factures, notamment pour les consommateurs électro-intensifs. Est-ce qu'il y a eu une surestimation de la demande ? Il y a deux phénomènes à prendre en compte. D'abord, une surestimation de la demande pour l'année 2022 dans un contexte de sobriété. Les fournisseurs, y compris EDF, n'avaient pas anticipé la baisse de la consommation électrique. Ce n'est pas de leur faute, c'est un comportement du consommateur imprévisible. Ensuite, il y a eu une surestimation grossière de l'Arenh, notamment en raison des variations saisonnières. Je rappelle que j'ai demandé à renforcer les capacités de sanctions et d'enquêtes de la CRE, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2023. J'ai également mandaté la CRE pour mener ces enquêtes. Donc, je suis tout à fait à l'aise avec le fait que certains acteurs n'ont peut-être pas bien anticipé leur part de marché. Dans un contexte où le prix de l'électricité baisse de 8 à 9 %, ce qui ne s'est jamais vu en 50 ans, on peut comprendre que cela ne soit pas parfaitement équilibré. Le CP1 n'est pas vraiment une sanction, mais plutôt un remboursement du trop-perçu. Par contre, pour les passagers clandestins, il est légitime de les sanctionner et je suis d'accord pour durcir les sanctions, mais les enquêtes prennent du temps et il est difficile d'obtenir des réactions rapides des fournisseurs qui ne respectent pas la loi. Ensuite, les ressources de CP1 vont aux fournisseurs alternatifs qui ne sont pas fautifs, car ce sont eux qui ont été lésés. Nous regardons aussi avec précision si, dans le contexte particulier de l'année 2022 avec la baisse de la consommation d'électricité, il ne serait pas effectivement justifié qu'EDF puisse également en bénéficier. En tout cas je peux vous rassurer, les sommes collectées ne vont pas aux fraudeurs, cela me paraît une évidence.

S'agissant des concessions hydrauliques, il y a deux options juridiques : la quasi-régie et l'autorisation d'exploiter. La quasi-régie aurait l'inconvénient d'entraîner des mesures contraignantes pour EDF, avec une réorganisation de l'entreprise via une muraille de Chine, ce qui rigidifierait ses processus de fonctionnement. Il ne nous semble pas que cela soit la meilleure façon de procéder. Nous examinons les deux hypothèses, avec une analyse juridique approfondie, il semble que l'autorisation d'exploiter soit une piste intéressante.

Les notifications hydrogène dont vous parlez dans le cadre de la loi « Accélération des énergies renouvelables » sont en cours au niveau de la Commission européenne.

En ce qui concerne l'agrivoltaïsme, les premières consultations ont été lancées et les acteurs du secteur demandent de temporiser pour le décret, car il y a de nombreuses questions et inquiétudes. Un élément ne concernant pas l'énergie, mais qui est important, est la différence de valorisation de l'hectare pour une terre accueillant des panneaux photovoltaïques, même combinée avec une activité agricole. On atteindrait 8 000 euros par hectare pour l'agrivoltaïsme, selon les éléments qui m'ont été indiqués lors d'un déplacement à Chalon-sur-Saône, cela change considérablement les conditions d'exploitation pour les agriculteurs. C'est une bonne nouvelle pour améliorer leurs revenus, mais les propriétaires fonciers interviennent également et cela rend l'activité agricole presque secondaire par rapport à l'activité énergétique. Il faudra résoudre cette équation.

L'ordonnance sur les raccordements est terminée et en consultation. Le décret sur la loi Littoral a été publié. D'autres décrets sont en cours de publication pour la loi « Accélération des énergies renouvelables » et la loi « Nouveau nucléaire ». EDF a déposé le dossier d'autorisation de construction fin juin. Nous avons donc respecté les délais.

Mme Anne-Catherine Loisier. - La biomasse est utilisée principalement pour la chaleur et les matériaux, mais elle est également de plus en plus sollicitée pour de nouvelles énergies telles que l'hydrogène, les supercondensateurs et les biocarburants. Comment envisagez-vous ces arbitrages, sachant que des installations comme Solvay demandent des quantités importantes de biomasse ? De plus, nos forêts connaissent des dépérissements, ce qui limite la disponibilité de la biomasse à long terme. Comment prévoyez-vous de gérer ces arbitrages ? Je souligne également le rôle des cellules régionales biomasse dans ce processus. En ce qui concerne l'objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN), les énergies renouvelables ne sont pas exclues du décompte foncier, sauf pour l'agrivoltaïsme. Comment comptez-vous atteindre les objectifs fixés dans cette loi ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Certaines énergies renouvelables, comme le photovoltaïque ou l'agrivoltaïsme, sont, sous certaines conditions, exclues du décompte du ZAN.

M. Franck Montaugé. - On entend dire qu'on pourrait se passer de la loi de programmation « Énergie-Climat » si elle n'était pas votée par le Parlement, et que le Gouvernement pourrait prendre des mesures par décret concernant la PPE et la SNBC. Vous avez laissé entendre que la SNBC était adoptée, mais je pensais qu'on attendait la version 3. Quelle est votre position par rapport à la loi de programmation ?

Sur les financements, ensuite, il est difficile de s'y retrouver avec tous les chiffres qui circulent. D'après les travaux du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), on aurait besoin de 500 milliards d'euros d'ici 2030, soit environ 65 à 70 milliards par an. Selon Jean Pisani-Ferry, la moitié de ces fonds serait à trouver par l'État : comment allez-vous financer tout cela, notamment l'énergie nucléaire et le Grand Carénage ? La question des recettes et de la fiscalité se pose également. Où allez-vous trouver ces ressources, surtout quand on sait que le produit des taxes sur les énergies fossiles va baisser ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Concernant la biomasse, nous travaillons depuis 16 mois sur la SNBC, nous sommes en train de finaliser les textes pour les mettre en concertation simultanément, c'est un ensemble articulé.

Les premiers échanges ont montré que nos besoins de biomasse pour la SNBC étaient trois fois supérieurs à ce dont nous disposons, ce qui était un gros problème. Nous avons donc cherché à préciser les trajectoires de demande et d'offre. Pour les trajectoires de demande, la première clé est la part d'importation. Par exemple, pour les biocarburants, rien ne dit que nous allons demain les fabriquer à 100 % en France. Aujourd'hui, on ne fabrique pas du tout de pétrole, on importe et on en raffine. Il faut donc garder en tête que nous aurons probablement une partie importée. Il faut réduire notre dépendance et trouver un équilibre. Cela suscitera un vrai débat sur les proportions, peut-être 30-70 % ou 20-80 %. Deuxième élément, nous devons augmenter notre production de biomasse. On peut le faire avec des haies - ce qui nécessite une politique de contractualisation avec les agriculteurs -, des cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE), et une gestion forestière - qui devra suivre la directive sur les énergies renouvelables 3 (EnR) et son principe de cascading. L'essentiel de la production de bois-énergie sera réalisé demain à partir de co-produits. Notre position est que les trois utilisations prioritaires de la biomasse - qui ne sont pas négociables - sont l'alimentation humaine, l'alimentation animale et le stockage du carbone - l'énergie vient en quatrième position. C'est important à rappeler, pour ne pas créer un problème, en matière de souveraineté alimentaire, en essayant d'en résoudre un autre. Il est essentiel de faire des choix et de revoir à la baisse certaines équations, notamment en ce qui concerne le biogaz. Le biogaz ne pourra pas remplacer intégralement le gaz naturel. Même en poussant les efforts, nous atteindrons seulement 50 TWh de biogaz en 2030, soit 10 % de la production actuelle de gaz naturel. En ce qui concerne la gestion de la forêt, le défi majeur est d'assurer une gestion durable, en particulier pour la multiplicité des petits propriétaires qui ont besoin d'un plan simple de gestion durable. Aujourd'hui, 7 % du chauffage au bois est réalisé avec des systèmes non performants. On peut obtenir des gains de 1 à 7 en utilisant du bois-énergie de qualité. Cela permet également de réduire massivement les émissions de particules fines. Donc, il faudrait mettre en place une prime pour remplacer les systèmes inadaptés au réchauffement climatique, comme il y a des primes à la casse pour les voitures. Cela résoudrait le problème du bois-énergie, qui représente plus de 60 % des émissions de particules fines.

Concernant la PPE, la SNBC 3 et la loi de programmation, les textes seront prêts à l'automne, la Première ministre a clairement exprimé ses intentions. Vous avez vous-même demandé une mise à jour de la PPE dans les 12 mois. Nous avons donc une transparence totale avec ces trois textes qui arrivent ensemble.

Sur les financements, enfin, je ne pense pas que le produit de l'impôt sur les énergies fossiles diminue car la consommation de ces énergies fossiles représente actuellement les deux tiers du mix énergétique et augmente en taxation. Le sujet est plus préoccupant pour les ZNI car l'octroi de mer dépend des importations d'énergies fossiles et risque d'être touché plus rapidement lorsque l'on voudra décarboner.

Mme Sophie Primas, présidente. - La question du financement mériterait une audition toute entière à la rentrée parlementaire...

Mme Amel Gacquerre. - Il y a plusieurs façons d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Le scénario du SGPE propose une interdiction des chaudières à gaz dès 2026 dans le parc immobilier existant, ce qui aurait un impact sur 12 millions de ménages, soit 40 % des foyers. Il existe un autre scénario, celui issu de Perspectives Gaz 2022, qui préconise de réduire les consommations et de verdir le gaz, plutôt que d'interdire ces équipements. Ce scénario permettrait d'atteindre les mêmes objectifs en 2030 et 2050. À l'inverse, une mesure d'interdiction interviendrait dans un contexte économique déjà bien fragile, constituerait une charge pour les ménages et les collectivités territoriales et se traduirait par une explosion de la consommation d'électricité. Quelle est votre position sur ces deux scénarios ? Envisagez-vous de reporter l'interdiction des chaudières à gaz ? Quel accompagnement financier prévoyez-vous pour les ménages et les collectivités territoriales ?

Mme Micheline Jacques. - Lundi dernier, un incendie à la centrale EDF de Saint-Barthélemy a privé l'île de 60 % de sa capacité de production électrique. Cet incident n'est pas une grande surprise, compte tenu de la vétusté de la centrale. L'utilisation des groupes électrogènes dont la grande majorité des foyers et les hôtels sont équipés, depuis le passage de l'ouragan Irma, pallie l'absence d'électricité mais au prix d'une aberration écologique et d'un risque de pénurie de carburant dans l'île. La situation s'est très vite rétablie avec l'intervention d'EDF Guadeloupe, même si la production devrait rester quelque temps encore en-deçà de 20 % de ses capacités, sachant qu'à pleine capacité, elle satisfaisait à peine les besoins de l'île.

Cet incident est un révélateur, s'il en était besoin, de la fragilité des moyens de production et de la nécessité de concrétiser le renouvellement des moteurs. Or, leur remplacement par des unités fonctionnant à partir de biocarburants est en discussion depuis 2014 et nous ne savons pas à quel stade en est le processus ni ne disposons de calendrier. La collectivité a pourtant satisfait à toutes les exigences requises par EDF et la CRE. La fiscalité locale a été modifiée afin de garantir le prélèvement de la contribution au service public de l'électricité (CSPE), après sa réforme en 2015. La collectivité subventionne l'installation de panneaux photovoltaïques et vient d'acquérir, pour 6 millions d'euros, une turbine destinée à produire de l'électricité à partir de l'incinération des déchets. En outre, votre cabinet me confirme que vous avez bien reçu la PPE de Saint-Barthélemy, mais nous ne savons pas si elle a été approuvée. La collectivité attend également de connaître le prix de rachat de l'électricité solaire pour engager son mix énergétique, la CRE indique que c'est à votre ministère de la communiquer.

Madame la ministre, quel est le calendrier pour le renouvellement des moteurs et la fixation du prix de rachat de l'énergie solaire ?

M. Henri Cabanel. - Le développement des panneaux photovoltaïques chez les particuliers, est un enjeu important, l'Ademe estime que la surface des toitures inexploitées représente plus de 3,5 GW. Il y a de nombreuses mesures incitatives pour les particuliers à développer chez soi l'énergie solaire : comment aller plus loin ?

M. Christian Redon-Sarrazy. - Les consultations sur les décrets d'application de l'article 54 de la loi « Accélération des énergies renouvelables », censé protéger les terres agricoles, provoquent un tollé chez les organisations agricoles, qui craignent de voir tomber les rares mesures d'encadrement que vous avions obtenues au Parlement : qu'en est-il ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Madame la sénatrice Amel Gacquerre, il n'y a aucun scénario, aucune décision, de sortie du gaz. Je ne sais pas d'où vous tenez cette information, qui a été relayée par un certain nombre de médias et de lobbys mais ce n'est pas le cas. Il y a une consultation sur la décarbonation du bâtiment qui pose la question de la réduction des émissions de CO2 liées au fioul et au gaz. Le premier point à clarifier concerne les chaudières à gaz. Contrairement à ce qui est dit, s'il devait y avoir une interdiction des chaudières à gaz, cela ne concernerait que l'acquisition des nouvelles et non l'utilisation de celles existantes ; pour ceux qui ont des chaudières récentes, la question se poserait uniquement lorsqu'il s'agirait de les remplacer. Aujourd'hui, nous travaillons sur un accompagnement pour réduire l'empreinte carbone des bâtiments utilisant du fioul ou du gaz, qu'ils soient publics, tertiaires, individuels ou collectifs. La première étape consiste à réduire la consommation d'énergie grâce à la rénovation thermique, qui peut permettre des gains énergétiques de 30 à 50 % ou davantage, sans même changer la chaudière. Il est recommandé d'accompagner ces travaux par l'installation d'une chaudière performante et adaptée, plutôt que de commencer par changer la chaudière, ce qui pourrait entraîner une surdimensionnement et ne serait pas bénéfique pour le ménage. Nous voulons éviter de retarder le traitement de la question et d'avoir un impact sur le mix électrique. Pour cela, nous encourageons les ménages à réaliser, soit des travaux de rénovation globale, pour traiter à la fois l'isolation et la chaudière, soit des bouquets de travaux, pour traiter les principaux problèmes d'isolation, assortis de changements de chaudières, pas nécessairement électriques. En France, le bois-énergie représente environ 20 à 25 % du chauffage, et la géothermie est également une option intéressante, avec une consommation électrique plus faible car elle nécessite une petite pompe électrique. On peut également combiner une pompe à chaleur (PAC) avec un complément de chauffage, comme le pellet, pour une meilleure efficacité, notamment en zones rurales avec des pointes de froid. Dans les logements collectifs, nous encourageons fortement l'utilisation de la chaleur renouvelable et des réseaux de chaleur. Les élus locaux adhèrent à cette vision, avec plus de 900 millions d'euros de projets déposés au fonds chaleur renouvelable de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Le coût de l'abattement de la tonne carbone est d'environ 70 à 80 euros, ce qui en fait un bon retour sur investissement pour les habitants en termes de chauffage. Ce sont des décisions qui nous paraissent sans regret. La consultation sur la décarbonation des bâtiments vise à donner de la lisibilité sur cette trajectoire, à accompagner les différents acteurs, y compris le secteur tertiaire et le secteur public, et à trouver des solutions. Il s'agit également de créer des filières industrielles, comme le développement des PAC en France. Par exemple, Atlantic prévoit d'augmenter sa production de 150 000 à 300 000 PAC d'ici 2027 et envisage d'installer un deuxième site en France grâce aux mesures en faveur de l'industrie verte.

Concernant Saint-Barthélemy, je reconnais que c'est un exemple de vulnérabilité des ZNI françaises. Nous devons leur accorder la même attention qu'à la France hexagonale, plus résiliente. Suite à un incendie dans un local de distribution, il y a eu une coupure d'alimentation d'une heure sur toute l'île, suivie d'une période de délestage. EDF a rétabli la situation, mais des efforts de sobriété sont encore nécessaires pour éviter de nouvelles coupures. Des renforts sont prévus pour connecter d'autres groupes de secours. En ce qui concerne la PPE de Saint-Barthélemy, elle a été reçue fin mars et j'ai sollicité plusieurs instances pour comprendre les enjeux du dimensionnement de la centrale de Gustavia et de l'évolution du tarif de rachat du photovoltaïque. La CRE a été saisie sur ces trois aspects : le dimensionnement de la centrale, les niveaux de prix de rachat de l'électricité photovoltaïque - qui auraient vocation à servir de base à un arrêté tarifaire de la collectivité - et l'impact de la PPE sur les CSPE. Ces demandes devraient permettre de formuler une réponse circonstanciée aux demandes de la collectivité d'ici octobre 2023. Ensuite, nous travaillerons sur l'aspect réglementaire, c'est-à-dire le décret PPE et l'arrêté tarifaire local.

Concernant les panneaux solaires chez les particuliers, comment accéder à la surface inexploitée ? Il faut rappeler que les panneaux solaires sur les petites toitures ne sont pas les plus avantageux en termes de rapport qualité-prix. Les prix peuvent atteindre environ 200 à 250 euros par MWh d'électricité, avant d'ajouter les autres coûts. Il existe des briques solaires et d'autres options esthétiques mais plus coûteuses. Cela constitue un frein pour les particuliers. Notre objectif est de faciliter le développement de l'autoconsommation collective, notamment en collaboration avec les collectivités locales, afin d'obtenir des prix plus compétitifs et de servir plusieurs usages, tant pour les services publics que pour les habitants. Il y a également la question du solaire thermique, qui peut être intéressant pour répondre aux pics de consommation. Cependant, les coûts ne sont pas toujours compétitifs. Nous devons trouver un équilibre entre les différentes technologies, en privilégiant celles qui sont les plus avantageuses en termes de coûts pour les habitants, que ce soit pour l'électricité ou pour la chaleur, avant d'aborder des sujets plus complexes, même s'il est intéressant d'exploiter les surfaces artificialisées, car elles sont immédiatement disponibles en termes de coûts.

Même si le photovoltaïque ne compte pas dans le ZAN, ça prend quand même de l'espace que vous ne pourrez pas utiliser à autre chose. Certains élus locaux préfèrent réserver cet espace à un bâtiment industriel plutôt qu'au photovoltaïque.

Sur la question du décret de l'article 54 de la loi « Accélération des énergies renouvelables », les consultations font apparaître une demande de temporisation. Certains acteurs sont enthousiastes et veulent aller plus vite, d'autres sont plus réticents. Il y a de forts écarts entre les acteurs, y compris au sein des chambres d'agriculture. Je vais rencontrer le patron des chambres d'agriculture la semaine prochaine pour en discuter. On nous demande, avec mon collègue Marc Fesneau, de temporiser pour éliminer les malentendus et avoir une compréhension commune avant de prendre position. Notre vision de l'agrivoltaïsme est celle de l'Ademe : il doit être complémentaire d'une activité agricole et avoir au moins deux bénéfices - agronomique, lié au bien-être animal ou assurantiel notamment.

Nous avons créé un guide pour aider les élus dans leur planification énergétique, qui sera publié la semaine prochaine. J'ai écrit à tous les maires et présidents d'intercommunalités pour les informer de cette question et leur fournir des outils cartographiques. Nous mettons également à leur disposition la liste des référents préfectoraux pour les accompagner dans leur planification énergétique, tout comme nous le ferons avec les chambres d'agriculture.

Mme Sophie Primas, présidente. - Madame la ministre, je dois vous dire, comme élue d'Île-de-France, que les maires sont soumis à de nombreuses pressions. Ils reçoivent les modifications des schémas directeurs régionaux (Sdrif), des schémas de cohérence territoriale (Scot) et des plans locaux d'urbanisme, le cas échéant, intercommunaux (PLU-I), ainsi que des injonctions sur la transition écologique. Malgré la planification, ils sont confrontés à des circulaires contradictoires et doivent assister à de nombreuses réunions en préfecture. Cela devient très compliqué pour eux. Ils veulent avancer, comme tout le monde, pour la transition environnementale et énergétique, mais ça commence à être trop. Je vous préviens, c'est un avertissement que je lance.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - J'en suis bien convaincue et c'est pour cela que j'ai écrit à tous les maires de France, en leur indiquant leur référent préfectoral mais aussi le numéro direct de mon conseiller en charge des élus locaux.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci de toutes ces précisions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.