Jeudi 21 mars 2024

- Présidence de Mme Christine Lavarde, présidente -

La réunion est ouverte à 8 h 40.

Audition du Pr Raphaël Gaillard, chef du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l'hôpital Sainte-Anne, auteur de « L'homme augmenté »

Mme Christine Lavarde, présidente. - J'accueille le professeur Raphaël Gaillard. Merci d'être avec nous ce matin. Depuis le début de l'année, sous forme de courts rapports thématiques, la délégation à la prospective s'intéresse aux usages pratiques de l'intelligence artificielle (IA) dans notre vie de demain et d'après-demain. En parallèle, l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques s'intéresse à la construction des algorithmes, aux biais qui peuvent être générés ou pas par l'intelligence artificielle, et comment lutter contre eux. À la fin, le Parlement disposera d'un corpus assez complet sur l'intelligence artificielle, de la source jusqu'à ces applications.

Nous sommes très heureux de vous entendre nous parler de votre ouvrage L'homme augmenté. Je n'ai pas encore achevé sa lecture. Il est passionnant, assez difficile à lire, mais l'on y apprend énormément de choses factuelles.

Il me semble que pour vous, l'homme augmenté n'est pas une question en soi puisqu'aujourd'hui il y a déjà des hybridations entre l'humain et la machine. Ce qu'il faut comprendre c'est jusqu'où il est possible d'aller dans cette hybridation, ce qu'elle peut apporter ou ne pas apporter. Nous avons envie de vous écouter sur ces sujets, car pour nous la dimension éthique ne peut pas être éludée lorsque nous parlons des applications pratiques de l'IA dans notre vie de demain, que ce soit dans l'éducation, dans la santé et dans les services publics.

M. Raphaël Gaillard, chef du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l'hôpital Sainte-Anne. - Merci beaucoup pour votre invitation, j'en suis très honoré.

Je dirige le pôle hospitalo-universitaire de l'hôpital Sainte-Anne et de l'Université Paris Cité où je suis professeur de psychiatrie. J'ai eu un double cursus de médecin et de normalien, faisant beaucoup de neurosciences et notamment de neurosciences cognitives et computationnelles, m'intéressant de longue date à la façon, d'une part, d'utiliser l'informatique pour mieux comprendre le cerveau, d'autre part, d'améliorer les outils informatiques en comprenant mieux le cerveau.

Vous m'avez convié pour vous parler de mon livre L'homme augmenté. L'idée est de vous parler de l'hybridation cerveau-machine, c'est-à-dire pas spécifiquement de l'intelligence artificielle même si je vais beaucoup en parler, mais plutôt de la façon dont nous pouvons vivre avec l'intelligence artificielle et nous hybrider avec elle, des chances de réussir cette hybridation et des risques.

Il y a deux mois je présidais un congrès de psychiatrie et avais une présentation à faire. Comme mes étudiants, j'ai fait usage de ChatGPT. Je voulais une représentation pour illustrer mon propos, en l'occurrence un propos technique sur une molécule injectée utilisée en psychiatrie. J'ai donc demandé à ChatGPT de produire une illustration d'un psychiatre avec une seringue. Ce qu'il m'a produit ne m'a pas semblé convaincant, car cela aurait aussi bien pu être un cardiologue. Je n'avais pas vu à cette occasion qu'il y avait déjà quelque chose d'étonnant qui ressemblait davantage à une sucette qu'à une seringue. Je lui ai demandé de me refaire une image avec un psychiatre qui ait l'allure de Sigmund Freud. L'image est plus convaincante pour illustrer un psychiatre, mais il n'y a toujours pas de seringue. J'ai insisté auprès de ChatGPT en lui demandant : « Peux-tu faire une seringue beaucoup plus grosse ? ». L'objet qui apparaît est une forme oblongue couleur chair. Le psychanalyste que je ne suis pas s'empressera de considérer que l'objet est décidément phallique et que dans le cerveau artificiel de ChatGPT, en associant psychiatre-Freud-grosse seringue s'est produit quelque chose autour du rêve de l'injection faite à Irma.

Cela me permet de vous dire que sur une requête très simple, l'intelligence artificielle peut diverger de la demande de façon signifiante et non de façon aberrante, en lien avec ce que des associations d'idées ont de probant dans la propre structure de ces neurones artificiels.

Pourquoi l'homme augmenté ? Parce que pour un certain nombre de personnes, c'est la réponse à l'intelligence artificielle. J'évoquerai notamment Elon Musk, qui est probablement celui qui l'exprime de la façon la plus évidente. Puisque nous allons être dépassés très vite par l'intelligence artificielle, la réponse est notre hybridation avec l'intelligence artificielle, notre augmentation par l'intelligence artificielle pour y faire face, car dans la seule opposition homme/machine, l'intelligence artificielle nous dépassera très rapidement. C'est tout le sens de son projet Neuralink.

L'augmentation peut avoir toutes sortes de formes, qui ne sont pas forcément technologiques. Il y a aussi un enjeu pharmacologique, un enjeu d'abus de substances, d'autant qu'il existe de nombreux produits de synthèse et que chaque jour il en est inventé de nouveaux pour déjouer les autorités. Ceci est illustré de façon générale, notamment dans la production cinématographique. Par exemple, Limitless et Lucy sont deux films illustrant cette idée que nous pourrions, via une substance pharmacologique, augmenter les capacités du cerveau bien mieux que le fait la cocaïne. La question est toujours celle de la chute d'Icare, du fait que nous puissions nous brûler les ailes ou, en l'occurrence, le cerveau, au gré de cette consommation de produits psychostimulants.

Pour ce qui est de l'informatique, Elon Musk a fondé en 2016 la start-up Neuralink dont le but explicite est d'augmenter les capacités du cerveau de l'homme en y implantant des puces permettant au cerveau de communiquer directement avec l'ordinateur. L'idée est, de cette façon, d'augmenter la puissance du cerveau humain et donc de répondre à l'enjeu du point où la machine dépassera l'homme en intelligence.

Bien avant Elon Musk, nous nous sommes mis à implanter des électrodes dans le cerveau de nos patients. C'est une procédure de soin et il est important de le savoir. Je vous montre en vidéo une implantation type dans la maladie de Parkinson. C'est une invention française du Professeur Alim Benabib, neurochirurgien de Grenoble, prix Lasker, c'est-à-dire l'antichambre du prix Nobel. C'est aujourd'hui une pratique courante partout dans le monde. Nous ne sommes pas en train de parler de science-fiction, ni de recherche, mais de soin courant.

La vidéo montre un patient ayant une symptomatologie typique de la maladie de Parkinson, avec des tremblements dits à 3 hertz, le regard figé avec la perte du clignement des yeux. Le neurologue commande le pacemaker, un dispositif implanté en sous-clavier. Dès qu'il est allumé, le visage du patient se recolore, le tremblement s'arrête. Il s'agit de motricité fine, typiquement ce qu'un malade atteint de la maladie de Parkinson ne peut pas faire. Voyez son grand sourire. La transformation en l'espace de vingt secondes est spectaculaire sous l'effet de cette stimulation. Ce type de stimulation cérébrale profonde est utilisé dans d'autres maladies, y compris dans des maladies psychiatriques.

Nous avons fondé il y a deux ans à Sainte-Anne un institut de neuromodulation, bénéficiant d'un financement important d'une vingtaine de millions d'euros obtenus dans le cadre des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie auprès du Président de la République. C'est une démarche sur laquelle nous travaillons beaucoup, à visée de soin.

Toujours dans le soin, cette autre vidéo concerne un patient tétraplégique, qui ne peut donc plus bouger. Le dispositif est toujours le même. La puce constituée d'une série de microélectrodes est implantée dans le cerveau. Ce patient qui ne peut plus écrire imagine des lettres et l'imagination de ces lettres permet l'écriture par la pensée grâce à une multitude d'électrodes implantées dans le cortex moteur. Cela nécessite un réel travail d'apprentissage, un travail de décodage et une interface cerveau-machine devant apprendre à décoder l'information et transformer chaque imagination en lettres pour écrire quasiment à vitesse normale.

Les patients que je viens de vous montrer ne sont pas des patients pris en charge par Neuralink, il n'y en a qu'un à l'heure actuelle, mais des patients pris en charge par des équipes académiques, c'est-à-dire universitaires et hospitalières. La stimulation profonde pour la maladie de Parkinson remonte à une quinzaine d'années et le patient tétraplégique écrivant par la pensée est une publication d'il y a deux ans maintenant. Ce n'est donc pas nouveau.

Pour autant la frontière entre le soin, c'est-à-dire la réparation, et l'augmentation est ténue et difficile à établir pour les médecins que nous sommes. Pour ce qui est d'Elon Musk, la différence avec les équipes universitaires ou hospitalières est au moins triple :

- il ne s'en est jamais caché, son but n'est pas de réparer, mais d'augmenter ;

- quand il publie, ce n'est pas dans une revue scientifique. L'écriture manuscrite par la pensée a été publiée dans une très prestigieuse revue de science, avec quelques échos médiatiques, mais Elon Musk publie, lui, sur Twitter devenu X et est suivi par des millions de followers, c'est donc une tout autre audience ;

- hélas, à la différence des académiques auxquels j'appartiens, Elon Musk dispose de millions et même de milliards pour accomplir son dessein.

Il s'agit d'aller beaucoup plus loin, d'augmenter donc d'hybrider plus fondamentalement l'homme avec la machine. Que signifie cette hybridation ? Que doit-on anticiper de cette nouvelle condition humaine que j'appelle ici le Silicon syndrome ?

Il faut bien comprendre, et c'est très important parce qu'il y a clairement une ambiguïté volontaire dans le discours d'Elon Musk, que l'on ne peut pas augmenter globalement le cerveau d'un homme. Vous pouvez mettre une puce dans le cerveau d'un homme, vous pouvez même en mettre plusieurs, celles-ci peuvent être équipées de milliers de microélectrodes, ce que vous pourrez faire à chaque fois, c'est augmenter une capacité, une propriété, une fonction du cerveau d'un individu, mais pas l'ensemble. Le cerveau, c'est 85 milliards de neurones, chacun établissant 1 000 à 10 000 connexions, c'est un million de milliards de connexions qui changent en permanence. Si vous mettez une électrode dans le cortex moteur par exemple, vous pouvez améliorer la commande motrice, mais cela ne changera rien aux capacités de vue, à la mémoire, aux capacités mathématiques, parce que ce sont d'autres régions du cerveau et votre électrode, aussi remarquable soit-elle technologiquement, est très à distance des neurones qui permettent ces autres fonctions cognitives.

Au-delà de la question de la réparation, l'augmentation de l'homme ne peut se faire que de façon non harmonieuse, je dirais même, c'est un terme de psychiatrie, dysharmonique c'est-à-dire ne respectant pas l'harmonie initiale que nous confère la biologie de notre cerveau. En augmentant l'homme suivant ce Silicon syndrome, nous renonçons à l'harmonie de l'homme, et ce n'est pas rien comme changement anthropologique. Cela pose tout d'abord une problématique d'interactions sociales. Comment pouvons-nous faire interagir des êtres humains qui ont chacun une ultra-expertise dans un champ et qui n'ont donc peut-être pas les moyens d'une interaction fluide puisque chacun aurait son champ précis d'expertise alors que l'éducation que nous donnons à nos enfants consiste, dans l'ensemble, à essayer de produire quelque chose d'harmonieux dans leurs capacités ?

Plus grave encore, notre cerveau a des limites. Une étude israélienne publiée il y a cinq ans dans ce qui est probablement la meilleure revue scientifique internationale, la revue Cell, montrait que la façon dont l'information est codée entre deux régions distinctes du cerveau, chez le primate non humain, donc chez le singe, est robuste, le code est reproductible, tandis que chez l'homme le code est, lui, plus informatif, plus complexe. Mais cette complexité se fait aux dépens de la robustesse. Au cours de l'évolution, nous avons choisi la complexité du signal, c'est-à-dire la puissance, plutôt que la robustesse. L'hypothèse que formulent les auteurs de cet article est que la perte de fiabilité, l'absence de robustesse, le prix à payer de la puissance et de la complexité de notre cerveau se traduisent par les troubles mentaux. Il faut comprendre que ceux-ci sont d'une fréquence invraisemblable. Je rappelle que la schizophrénie affecte 1 % de la population générale, les troubles bipolaires 2 %, la dépression 20 %. Cela signifie que toutes les familles sont concernées. Cette fréquence est la même sous toutes les latitudes. C'est une caractéristique des êtres humains. Notre cerveau a donc des bugs tellement il est puissant. Une autre façon de le dire est que notre cerveau ne se supporte plus. Cela explique que le psychiatre que je suis est débordé et que le pôle dont je suis responsable reçoit 12 000 patients par an.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si notre cerveau ne se supporte plus et que nous faisons le choix de l'augmenter, nous devons attendre une augmentation de ce prix à payer de la puissance du cerveau, c'est-à-dire une augmentation de la fréquence des troubles mentaux et davantage de patients à soigner.

Avons-nous des indices de cela ? Pour avoir des mesures stables dans le temps, il faut des temps longs. Il faudrait que la façon que nous avons de mesurer la schizophrénie en 2024 soit la même qu'au XIIe siècle, ce qui n'est évidemment pas le cas. Il faut donc extrapoler, et malgré toutes les réserves, il y a de quoi s'inquiéter. Des données françaises de Santé publique France indiquent l'augmentation faible, mais constante de la prévalence de la dépression, la situation très inquiétante des étudiants avec une étude bordelaise montrant la gravité des troubles dans cette population, et plus particulièrement l'apparition d'une fragilité dans une population qui jusqu'ici pour la psychiatrie était une période bénie à tel point qu'on l'appelait période de latence c'est dire s'il ne s'y passait rien, ce sont les 8-12 ans, après les moments difficiles de dépendance de l'enfance et avant les turbulences de l'adolescence. Nous avons vu ces dernières années des enfants de 8-12 ans arriver aux urgences avec des idées suicidaires. Il y a un vrai changement de la psychopathologie chez les 8-12 ans.

Tout ceci est peut-être en partie l'effet d'une hybridation faible. Nous passons notre vie sur nos smartphones et pouvons difficilement nous abstenir de les consulter à tout moment. Il faut voir quel en est le contenu et je donne juste un exemple médiatique, qui n'est pas inintéressant, y compris du point de vue légal parce que la démarche judiciaire des parents, à ma connaissance, n'est pas résolue encore : le suicide par pendaison de Molly, petite Anglaise de 14 ans, dont les parents ont pu montrer qu'elle avait été exposée, dans les six mois précédant son geste, à 16 000 éléments dont 2 000 expressément liés à la dépression et au suicide.

Quelle attitude face à un futur qui n'est pas serein ? Comment pourrions-nous considérer les choses avec une perspective de temps long qui permette peut-être de limiter la casse ? Il y a plus d'une dizaine d'années, une publication dans la revue Science portait sur les effets de Google sur la mémoire, donc avant ChatGPT. L'étude était menée sur des étudiants d'Harvard qui devaient répondre à des questions très simples sur un ordinateur. À la fin, il était dit à la moitié d'entre eux que le fichier sur lequel ils avaient répondu était supprimé. Après que les uns et les autres se sont occupés à d'autres choses, leur capacité mnésique était testée, c'est-à-dire leur capacité à redonner les réponses. Il s'avère que ceux à qui avait été annoncée la suppression du fichier avaient de bien meilleures performances mnésiques que l'autre groupe. Plus précisément, la meilleure réponse des étudiants pour lesquels le fichier n'avait pas été supprimé correspondait à la question : « Dans quel dossier était sauvegardée l'information ? ». Il s'agit d'une sorte de mémoire procédurale. Cela a été appelé l'effet Google. À partir du moment où vous pouvez vous reposer sur un outil informatique qui contient l'information, vos capacités mnésiques se dégradent.

Lorsque j'ai lu cet article, ma formation classique m'a fait penser au mythe de Theuth. Dans le Phèdre de Platon, Theuth le scribe invente notamment l'écriture et en vante les mérites au pharaon Thamous en lui disant : « Roi, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l'art de se souvenir, car j'ai trouvé un remède, un pharmakon, pour soulager la science, sophia, et la mémoire ». Chaque homme sera donc augmenté par la mémoire de tous les autres par le seul fait de l'écriture. La proposition se tient. Le roi n'est pas bête et lui oppose : « Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d'eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. » Thamous vous décrit exactement que l'écriture produit l'effet Google.

Cela m'amène à proposer l'hypothèse que ce que nous vivons aujourd'hui avec l'hybridation technologique n'est que la répétition d'une série d'hybridations que l'humanité a connues, dont la plus grande est celle qui nous a fait sortir de la préhistoire et rentrer dans l'histoire : l'avènement de l'écriture. Parce qu'au fond, écrire c'est externaliser, le livre est un disque dur externe, et lire c'est se réapproprier, c'est un processus d'hybridation. L'hybridation technologique reproduit notre grande hybridation par l'écriture et la lecture et il faut s'en inspirer.

Le triomphe de l'IA vient de la lecture, et à ma connaissance, personne ou presque ne le dit. ChatGPT est un réseau de neurones formels qui a été construit en copiant notre cerveau. Cela n'a pas beaucoup changé depuis le modèle connexionniste des années 1950. Ensuite, nous avons connu les hivers de l'IA parce que nous n'avions pas la puissance de calcul. Tout a changé ces vingt dernières années. Une fois que nous avons imité le cerveau, encore faut-il savoir comment l'éduquer. Sachez que ChatGPT est devenu intelligent en lisant. En 2020 et quelques, l'intelligence artificielle aurait pu venir de l'image, mais ce n'est pas le cas. L'IA est devenue intelligente en lisant des millions de pages. Voilà la réalité de ce que fait la lecture à un cerveau.

Par conséquent, je pense qu'il faut nous préparer puisque c'est l'évolution à l'échelle phylogénétique. À l'échelle ontogénétique, la meilleure préparation à l'hybridation technologique est de faire les choses dans le temps et de ne pas se précipiter. Pour nos enfants, il y a là un enjeu crucial à réussir. L'hybridation dans le temps réussie pour l'humanité est celle de la lecture, avec toutes les étapes que cela impose : un rapport physique aux mots, le souffle de la lecture, ce que permet la lecture dans le rapport à l'autre et notamment, pour le psychiatre que je suis, en termes générique, l'empathie, et l'idée que l'enjeu n'est pas la culture, ou alors comme définie par Édouard Herriot c'est-à-dire ce qui reste lorsque l'on a tout oublié. Au fond, que ce soit ChatGPT ou le cerveau d'un enfant, ce qui compte c'est qu'il ait été traversé par des millions de pages, non pas pour qu'il puisse faire des citations, mais parce que cela donne leur conformation aux neurones artificiels ou biologiques qui peuvent ensuite penser. La seule façon que nous ayons de limiter la casse de cette hybridation technologique, c'est cette préparation, c'est revivre notre grande hybridation.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Votre propos est passionnant. J'avoue qu'au milieu de la présentation, je tombais dans le pessimisme puisque vous dites que les maladies psychiatriques seront pires encore. Saurons-nous faire face, sachant que notre grand problème est la faiblesse des ressources humaines et des moyens en psychiatrie ? Mais à la fin, une vague d'optimisme permet de penser que si nous continuons à revenir aux fondamentaux de l'éducation et à la maîtrise de la lecture, nous préparons les hommes de demain à survivre dans un monde d'intelligence artificielle. Cela permet de se dire que c'est davantage à notre portée. C'est comme cela que j'ai vécu votre présentation.

Personne n'a jamais appris par coeur l'encyclopédie. Aujourd'hui, nous tapons dans une barre de recherche qui nous fournit beaucoup plus vite tout ce qui existe. Nous faisions la même confiance aveugle au contenu de l'encyclopédie lorsque nous la lisions il y a vingt ans qu'aujourd'hui lorsque nous lisons une restitution de page Internet.

Ce que vous nous décrivez comme processus, c'est qu'à chaque fois, il faut que nous soyons capables de lire la restitution qui nous est faite, puis de la traduire et de donner du sens aux mots. Peut-être que dans le futur nous n'aurons même plus besoin d'écrire, que notre seule pensée face à l'ordinateur restituera le message. Pour vous, est-ce cela la progression de l'histoire ou s'agit-il d'autre chose ?

M. Raphaël Gaillard. - Toute la question est celle des étapes requises à ne pas sauter pour y parvenir. Par exemple, pour ce qui est des apprentissages, vous évoquez le par coeur. Je pense que cela fait partie de la construction d'un cerveau que d'avoir su des choses par coeur, probablement pour mieux les oublier après, parce que c'est ainsi qu'un jus de cerveau se forme. Ce n'est pas parce que tout est disponible en ligne que cet effort n'a pas un effet constitutif sur le cerveau. Je prends un autre exemple : demain les outils seront ultraperformants pour la traduction instantanée, et donc l'apprentissage d'une langue n'aurait plus aucun intérêt. Pourtant si, parce que l'apprentissage d'une langue donne une autre conformation au cerveau. Aujourd'hui, entendre des parents dire que cela ne sert à rien d'apprendre telle ou telle langue, ce que l'on entend de certaines langues, y compris européennes comme l'allemand, ou encore de langues dites mortes comme le latin ou le grec, c'est n'avoir pas compris que l'on n'a jamais demandé à un enfant de parler grec ou latin, mais l'on soupçonne qu'avoir appris le latin ou le grec a un effet durable sur son cerveau. Il ne faut donc pas confondre les effets immédiats et ceux à long terme sur la conformation du cerveau.

L'idée n'est pas seulement de ne pas être dans la dépendance vis-à-vis de l'informatique. Ce que nous faisons par un apprentissage change la conformation de notre cerveau et lui donne d'autres propriétés. C'est exactement ce que nous avons vécu avec l'IA. Je vous donne un exemple plus précis qui m'a fasciné : celui d'une IA qui a été éduquée pour résoudre des équations du 3e degré, à laquelle on présente des équations du 4e degré. Elle ne parvient pas à les résoudre. Des chercheurs, avec lesquels j'ai interagi, ont fait lire à cette même IA des milliers de pages sans lien avec les mathématiques puis lui ont soumis des équations du 4e degré qu'elle a pu résoudre. Vous voyez donc que le seul fait d'avoir été traversée par le langage, donc par l'arbre syntaxique, par la construction sémantique, par l'arborescence du langage, aboutit au fait qu'une propriété mathématique supplémentaire émerge dans un réseau de neurones.

C'est cela l'intelligence artificielle aujourd'hui. C'est n'avoir pas la maîtrise de ce qui émerge. C'est la différence entre une IA symbolique que nous programmons, et une IA connexionniste que nous faisons grandir, comme un enfant, en lui faisant ingurgiter non pas des images, mais du texte par la lecture. Ce qui est paradoxal aujourd'hui est que les hommes sont dans leurs smartphones pendant que l'IA lit. Contrairement au projet d'Elon Musk d'hybridation pour surmonter l'intelligence de l'IA, ce renoncement à l'intelligence est un paradoxe terrible alors que nous savons ce qui rend intelligent.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Tout ce que vous nous dites fait écho à la première audition de la délégation à la prospective sur l'IA avec Raphaël Doan. Vaut-il mieux faire apprendre aux enfants du code informatique ou du latin ?

Mme Sylvie Vermeillet. - Vous avez dit que lire rendait intelligent, mais vous avez parlé aussi, plus avant, des limites de notre cerveau et du développement de maladies psychiatriques. Est-ce la surstimulation de notre cerveau qui multiplie les maladies où est-ce qu'au contraire la qualité de la lecture va permettre de dépasser cela ? Une quantité de stimulation du cerveau peut-elle être excessive et amener tous les troubles que l'on peut constater, notamment avec les écrans, ou est-ce que la lecture ne peut être que bénéfique ?

M. Jean-Raymond Hugonet. - Merci mille fois professeur d'être là ce matin parce qu'il y a belle lurette que je n'avais pas entendu un exposé aussi clair, concis et brillant. J'ai la chance d'être sénateur d'un département, l'Essonne, dans lequel nous avons NeuroSpin et Teratec, ce dernier appartenant au CEA et étant le plus grand calculateur européen. Mes questions vont être très précises et terre à terre.

Dans un premier mandat, j'ai été à la commission de la culture et dans ce second mandat je suis à la commission des finances, en charge comme rapporteur spécial des industries culturelles, des médias et du livre. À la commission de la culture, nous nous occupons également des questions d'éducation. Au poste qui est le vôtre, à vos responsabilités, quelles sont vos bornes financières ? Comment l'État français met-il des moyens à votre disposition ? De quels moyens avez-vous besoin de façon quasi vitale pour avancer dans vos travaux ? Quelles sont les limites sur lesquelles vous butez et sur lesquelles nous pourrions modestement, en tant que parlementaires, vous aider ? Comment êtes-vous en rapport avec l'Éducation nationale ? À la lumière de ce que nous constatons chaque jour, comment pouvons-nous peut-être essayer d'améliorer modestement les relations que vous entretenez avec l'Éducation nationale et avec le pouvoir, c'est-à-dire ceux qui donnent les moyens pour avancer ?

M. François Bonneau. - Merci Professeur pour vos propos extrêmement éclairants pour chacun de nous. Nous voyons bien que, ces dernières années, nous avons gagné beaucoup de temps de cerveau par un certain nombre de dispositifs qui nous ont permis d'avoir du temps disponible, et effectivement nous passons beaucoup de temps sur ces objets. Un régime comme la Chine a introduit un temps limité d'écran. Nous n'allons pas interdire les écrans parce que ce serait impossible, mais est-ce que cette idée de limiter le temps d'écran aurait un intérêt pour nos sociétés ?

M. Bernard Fialaire. - Vous avez parlé de la disharmonie dans le développement du cerveau. Or nous savons par exemple que les sportifs s'entraînant beaucoup développent de façon, non pas disharmonieuse, mais excessive, leur homonculus moteur, et pourtant dans les classes sport-études les enfants peuvent être parfois plus apaisés et faire aussi des études de haut niveau. C'est pour cela que je voudrais savoir à quel point cette disharmonie est perturbante ou au contraire peut être un atout.

Nous savons qu'il y a des effets par exemple avec la sismothérapie. La neurochirurgie a modifié la notion que nous avions des aires de Broca et de Wernicke, sur l'écriture, en disant qu'il s'agit de réseaux plutôt que d'aires particulières. Peut-on imaginer qu'un jour nous puissions augmenter, à défaut d'être harmonieuses pour le moins de manière globale, les connexions ? Plutôt que de faire de la disharmonie en implantant sur une zone particulière des puces qui peuvent déséquilibrer le cerveau, pourrions-nous au contraire diffuser partout une augmentation de connexion qui améliore les capacités d'intelligence ?

M. Raphaël Gaillard. - Sur la question de l'excès de stimulation qui serait cause de troubles mentaux, il y a bien sûr un enjeu sur l'accélération de l'information, ce que l'on appelle l'infobésité, et de ses effets sur le cerveau. Cela étant, mon propos était plus radical. À ce jour, structurellement, la puissance de notre cerveau se paie de sa fragilité et je ne vois pas comment l'augmentation de cette puissance n'augmenterait pas ce prix en parallèle. Évidemment, quand je cherche à promouvoir la lecture, je cherche aussi à promouvoir un autre rapport à l'information. J'ai parlé du rapport physique aux mots, du souffle de la lecture, c'est-à-dire de la temporalité de ce rapport aux choses qui n'est pas celui de la suspension immédiate de l'attention, mais d'une certaine endurance dans le rapport à l'information.

Pour ce qui est des moyens à la disposition de l'État, je suis sensible à votre question puisque j'ai fait ma thèse de sciences en partie à NeuroSpin. Les moyens à la disposition de l'État existent, à NeuroSpin notamment. Pour ce qui est de mon équipe, nous en avons bénéficié largement autour des moyens que j'ai évoqués. En même temps, il faut souligner que vingt millions d'euros sur cinq ans, à côté de la puissance de feu de Neuralink, ce n'est rien du tout. Je pense qu'en France, sous réserve que nos cerveaux ne soient pas tous aspirés à l'étranger, nous avons une éducation et des écoles qui nous donnent, normalement, une certaine puissance de feu en la matière, celle de l'ingénierie et celle d'une certaine formation scientifique qui devraient nous donner les moyens d'être compétitifs. À vrai dire, l'investissement principal est là, dans la formation de ces ingénieurs pour que nous puissions faire au mieux. Par exemple, pour ce qui est de l'équipe que j'ai décrite, nous bénéficions de chercheurs d'une qualité qu'il est rare de rencontrer et qui sont de purs produits de nos grandes écoles françaises.

Pour ce qui est des rapports avec l'éducation nationale, il se trouve justement que Stanislas Dehaene, de NeuroSpin, est président du Conseil scientifique, et qu'il y a donc une vraie démarche de rapprochement des neurosciences et de l'éducation nationale, peut-être avec une forme de timidité aujourd'hui qui s'explique par cette prudence du scientifique qu'il est et des scientifiques qui constituent son conseil. Pour ne pas faire des recommandations qui soient juste des vues de l'esprit, il faut expérimenter. Or le problème de l'expérimentation est que, en matière d'éducation, elle nous expose au temps long. Si nous prenons l'exemple de l'apprentissage par la méthode de lecture globale, nous avons mis du temps à nous rendre compte des effets délétères de cette méthode. Si nous nous limitons à ce qui est démontré, nous ne pouvons pas recommander grand-chose d'un point de vue scientifique. Je pense qu'il faut des paris qui soient des paris considérés comme scientifiquement suffisamment fondés, mais pas fondés expérimentalement de façon stricte. C'est un peu la quadrature du cercle.

Sur la question du temps de cerveau, je constate, et vous le savez, que les enfants des champions de la Silicon Valley sont eux-mêmes dans des écoles où ils sont largement protégés des nouvelles technologies. La presse s'en fait l'écho régulièrement. Ce qui laisse entendre, tout de même, que leurs parents, qui sont les inventeurs de ces technologies, savent en protéger leurs enfants, non pas en considérant qu'elles sont mauvaises, mais en sachant qu'il y a un temps pour tout et qu'il faut y venir au bon moment. Il y a un véritable enjeu sur la temporalité de l'accès aux technologies. Cette question ne se pose pas seulement sur l'ontogenèse et l'apprentissage au cours du développement, mais aussi sur la nécessité de temps de déconnexion. Évidemment, les décisions autoritaires, comme celles qui sont prises en Chine, ne sont pas possibles, mais je pense que nous ne pouvons pas ignorer une décision de cette ampleur. Au minimum, elle doit susciter un débat démocratique puissant parce qu'elle ne peut pas être survenue sans qu'elle puisse s'appuyer sur des considérations dont nous devons tenir compte, qui ne relèvent pas que du contrôle de la population et des thèses complotistes, mais réellement de la question des effets secondaires des technologies et du temps de déconnexion nécessaire.

Pour ce qui est de la disharmonie, vous avez tout à fait raison de pointer qu'avoir des talents et des compétences exquises est bénéfique, et heureusement que nous avons de grands mathématiciens qui ne savent pas forcément tout de la littérature française, ou bien des sportifs qui excellent dans leur art. Souvent les sportifs sont injustement considérés comme des êtres seulement doués pour le sport, or l'expérience montre que les grands sportifs ont, dans l'ensemble, une intelligence supérieure à la moyenne, comme si, justement, il y avait une forme d'harmonie dans leurs compétences. Il faut avoir le cerveau bien fait pour être coordonné si finement. Même si l'entraînement est ultra-intense dans une compétence, il fait partie d'un développement cérébral qui donne une forme d'harmonie permettant cet exercice assez complet.

Vous évoquiez également le fait que l'organisation distribuée du cerveau doit aussi être pensée en termes de réseau, et vous avez tout à fait raison. Vous avez fait référence au réseau du langage, bien connu maintenant, certaines aires étant impliquées dans la reconnaissance des mots. C'est l'aire de la forme visuelle des mots, d'ailleurs découverte par Stanislas Dehaene et Laurent Cohen. D'autres aires comme l'aire de Wernicke permettent de comprendre les mots, d'autres permettent de les produire telle l'aire de Broca, et toutes ces aires sont en connexion. Nous pouvons faire l'hypothèse qu'en rentrant à un endroit du réseau nous agissons sur l'ensemble du réseau. Mais en agissant sur l'ensemble du réseau, il n'en demeure pas moins que nous restons dans un réseau donné et pas dans l'ensemble des compétences. Typiquement, cela veut dire que si nous arrivons à amplifier l'ensemble du réseau du langage, nous ne changeons pas les capacités de discrimination visuelle, les capacités d'audition fine ou bien la mémoire. Nous n'atteignons pas les hippocampes cérébraux par exemple. Vous avez cité la sismothérapie, qui garde malheureusement une image déplorable bien que les choses aient beaucoup changé. De fait, c'est un bain de jouvence pour le cerveau puisqu'il a été montré que cela accélérait grandement la production de nouveaux neurones, la neurogenèse. Mais à l'âge adulte cette neurogenèse ne se fait que dans certains endroits du cerveau et les bénéfices sont essentiellement pour la mémoire et l'humeur, probablement pas pour d'autres propriétés.

Il faut avoir en tête que la biologie nécessite une forme de régulation. Par exemple, dans ces débats de technologie, il est souvent question de la quête de l'immortalité. Mais le modèle même de l'immortalité en biologie, c'est la cellule cancéreuse. Si nous arrivions à modifier dans le cerveau les capacités de neurogenèse de façon vraiment probante, au-delà de ce que nous faisons avec la sismothérapie, les antidépresseurs ou quelques molécules, nous verrions apparaître immanquablement ce qui à l'heure actuelle n'existe pas vraiment dans le cerveau, c'est-à-dire des cancers du cerveau. Il existe des cancers des cellules gliales, mais pas des neurones parce que notre cerveau est ultrastable et n'a pas ces capacités de régénération qui peuvent s'emballer pour faire un cancer. Si nous touchons à ces propriétés de régulation, encore une fois il y a toujours la question du prix à payer.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Cela fait bien longtemps que nous ne sommes pas restés aussi attentifs, nous avons été happés par vos paroles. Vous avez raison quand vous dites que lorsque nous lisons avec le papier, cela a beaucoup plus de force que lorsque nous regardons quelque chose sur un écran, car nous pouvons revenir en arrière, relire une phrase que nous avons mal comprise. Il y a une force du papier et du processus de lecture. Je pense que vous avez malheureusement complètement raison, cette conscience que les choses les plus simples sont les plus importantes, lire, écrire, compter avec des outils, et malheureusement nous avons trop souvent envie, par facilité, de dire qu'il faut préparer les enfants au monde de demain en les acculturant à savoir se servir d'un ordinateur et d'un smartphone alors qu'ils pourront toujours le faire s'ils connaissent les bases du papier et du crayon.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 9 h 55.