- Jeudi 20 février 2025
- Audition de M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police nationale et Mmes Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la DNPJ
- Audition de M. Hubert Bonneau, général d'armée, directeur général de la gendarmerie nationale
- Audition de MM. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris et Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la Direction de la Police Judiciaire
Jeudi 20 février 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police nationale et Mmes Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la DNPJ
M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons aujourd'hui nos travaux par une audition des responsables des forces de sécurité intérieure.
Nous entendons tout d'abord M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police nationale, accompagné de Mme Estelle Davet, contrôleuse générale des services actifs de la police nationale, et de Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ).
Monsieur le directeur général, vos services sont en première ligne dans la lutte contre la criminalité organisée, et donc contre son financement et le blanchiment des activités criminelles. Nous espérons que votre audition nous permettra de comprendre la réalité de la situation, les défis auxquels vous êtes confronté et les moyens humains, techniques ou juridiques dont vous disposez.
Je vous indique, mesdames, monsieur, que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite donc à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Laugier, Mme Estelle Davet et Mme Magali Caillat prêtent serment.
Monsieur le directeur général, si vous le voulez bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire, à la suite duquel notre rapporteur et les autres commissaires pourront vous interroger.
M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police nationale - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur la lutte contre la délinquance financière et la criminalité organisée, véritable priorité nationale, et je précise d'emblée que plusieurs de mes services se réuniront début mars pour approfondir certaines questions que nous allons aborder aujourd'hui.
Je vous présenterai tout d'abord l'ampleur du phénomène en France, puis les structures de police qui contribuent à la lutte contre ces réseaux, et enfin la stratégie de la police nationale en matière de lutte contre les flux financiers liés à la criminalité organisée.
Dans son état de la menace publié au premier semestre 2023, la DNPJ place en tête de la criminalité organisée le trafic de stupéfiants et les infractions qui lui sont connexes, comme le règlement de compte, l'enlèvement, le trafic d'armes, le blanchiment et la corruption.
Il faut donc développer une approche globale pour lutter contre ce phénomène, un travail que vous avez engagé avec la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, pour laquelle j'ai été auditionné juste après ma prise de fonctions.
La plupart des groupes criminels actifs sur le territoire ont un champ d'activité « monocriminel ». Ils se spécialisent dans le trafic de stupéfiants, le trafic d'armes, la traite des êtres humains, le trafic de biens culturels ou de véhicules volés. La diversification se fait de manière accessoire.
Le crime organisé est motivé par le gain. Les groupes criminels peuvent, par opportunité, commettre des infractions financières ou se spécialiser en criminalité financière. Ce sont deux méthodes différentes.
La criminalité organisée génère une forte activité corruptrice. La montée en puissance des narcotrafics a mis en lumière la corruption comme moyen d'action des groupes criminels, partie du spectre qui a sans doute trop longtemps été sous-estimée en France. Depuis 2020, plusieurs affaires judiciaires fondées sur l'interception de messageries cryptées ont mis en lumière l'expansion du phénomène. Les agents publics sont ciblés en ligne - la relation entre corrupteur et corrompu y apparaît plus anonyme -, notamment pour acheter l'accès aux fichiers régaliens. Il est donc essentiel que les affaires de criminalité organisée soient systématiquement analysées à l'aune des infractions de corruption.
La criminalité organisée cherche à blanchir ses revenus pour s'en assurer la jouissance, le système de blanchiment se divisant lui-même en deux grandes catégories.
Les groupes criminels les moins sophistiqués cherchent à blanchir eux-mêmes le fruit de leur activité, par exemple à travers un petit commerce comme un barbershop : vous avez beaucoup plus de clients référencés que de clients effectifs, les avoirs criminels sont intégrés au chiffre d'affaires et ainsi blanchis. Ils peuvent aussi, plus simplement encore, opérer le transport des sommes à l'étranger de façon dissimulée.
La réorientation des groupes interministériels de recherche (GIR) vers l'économie souterraine locale marque cet objectif de lutte contre les ressources des organisations criminelles dans les territoires et les fraudes y afférentes. Les GIR procèdent notamment à des fermetures de commerces de proximité servant de support au blanchiment, ou à des saisies.
Certains groupes criminels d'envergure externalisent le blanchiment, en déléguant cette fonction à d'autres groupes criminels qui en ont fait leur spécialité et qui leur fournissent des solutions clés en main pour transférer les sommes à l'étranger, dans des pays où le dispositif antiblanchiment est beaucoup moins robuste qu'en France. Les réseaux de banquiers occultes permettent cette compensation internationale. Ils s'appuient notamment sur la revente d'espèces à des entreprises s'adonnant à du travail dissimulé ou à de l'import-export en contrebande. Les fonds intègrent ensuite un circuit complexe via des sociétés taxis avant d'être virés à de multiples reprises. Ces réseaux spécialisés peuvent blanchir plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d'euros par an et fonctionnent très souvent sur un modèle clanique ou ethnique, entre personnes disposant de liens de confiance.
En matière de blanchiment, il faut souligner aussi le bouleversement qu'a représenté l'introduction des cryptoactifs à compter de 2012, et surtout leur essor à partir de 2018. Cette nouvelle pratique est très préoccupante et fait l'objet d'une attention particulière des services financiers de la police nationale. La traçabilité est complexe, les volumes en jeu rapidement très conséquents.
Des groupes criminels sont spécialisés en escroquerie internationale. Ils sont pilotés depuis l'étranger, notamment l'Afrique de l'Ouest ou Israël, et ciblent des personnes physiques, morales ou des entités étatiques pour leur soutirer des fonds par différents stratagèmes : escroqueries aux faux virements, à l'investissement, à la formation, à la rénovation énergétique, faux sites, actions de phishing... Certains s'appuient, en Afrique et en Asie, sur une main-d'oeuvre de migrants contraints de s'adonner à la fraude.
Face au développement des saisies et des confiscations, la criminalité organisée s'est adaptée en dissimulant ses avoirs de manière de plus en plus sophistiquée, à l'aide de montages juridiques complexes ou de prête-noms. Ces dossiers localisés dans d'autres pays sont longs et complexes à traiter.
Pour lutter contre cet écosystème criminel, la DNPJ, rattachée directement à la DGPN, a développé très tôt une approche globale. Elle s'appuie sur les services centraux opérationnels et les services territoriaux de police judiciaire, sachant que 85 % de la criminalité organisée se situe dans le périmètre de la police nationale.
Au niveau central, des offices sont dédiés à la plupart des thématiques évoquées dans l'état de la menace : l'Office antistupéfiants (Ofast), l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), l'Office mineurs (Ofmin), chargé de lutter contre la pédocriminalité, ou encore l'Office anti-cybercriminalité (Ofac).
On peut se dire que cela fait beaucoup d'offices, mais, derrière chacun d'entre eux, il y a une spécialité, un savoir-faire. Un expert de la lutte contre la cybercriminalité ne sera pas forcément un expert de la lutte contre les stupéfiants. L'important, c'est de faire travailler ces différents offices ensemble.
La police nationale s'est très tôt préoccupée de la dimension financière de la criminalité organisée. C'est un enjeu majeur, car les organisations criminelles, quelle que soit leur taille, n'ont pour finalité que le profit.
Pour rappel, en juillet 1989, lors du sommet de l'Arche, les pays du G7 ont souhaité intensifier leur action contre le trafic international de stupéfiants, en travaillant sur la détection et la répression du blanchiment d'argent.
Cette ambition se traduira en France par la création de Tracfin en juillet 1990 et de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) en mai 1990. Aujourd'hui, cet office, intégré à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF) de la DNPJ, est doté de 63 agents compétents pour la lutte contre le blanchiment, les fraudes, les escroqueries complexes ou de grande ampleur. Magali Caillat, experte de ces sujets, pourra utilement compléter mes propos.
Chargée de la répression des formes complexes, organisées et transnationales de la criminalité financière, la SDLCF est également composée de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), armé de 76 enquêteurs spécialisés qui luttent contre la corruption nationale et internationale, les atteintes à la probité, les infractions au droit des affaires, la fraude fiscale complexe et le blanchiment de ces infractions.
Elle comprend également la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), qui centralise le suivi des avoirs criminels saisis par la police et la gendarmerie nationale sur le territoire national, ainsi que la section de la preuve numérique, constituée d'officiers de police judiciaire dotés d'une expertise forensique en investigations financières et chargée de la recherche et de l'analyse des preuves numériques pour les deux offices de la sous-direction. Cette section participe aussi au groupe de travail sur les solutions d'avenir et organise des sessions de formation à destination des enquêteurs.
Le service d'information de renseignement et d'analyse stratégique de la criminalité organisée en charge du renseignement financier (Sirasco financier), point de contact des services de renseignement et des partenaires financiers, est également rattaché à la SDLCF. Ce service recueille et traite le renseignement financier national et international, réalise des analyses et des études sur la criminalité organisée et financière.
La SDLCF assure aussi la coordination nationale de tous les groupes interministériels de recherche (GIR), afin de conduire une riposte simultanée et coordonnée de l'ensemble des moyens préventifs et répressifs de l'État.
Elle abrite également la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE), composée d'agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP), dont les 24 antennes sont implantées dans les services centraux et territoriaux de la DNPJ et de la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Cette brigade participe aux enquêtes des services de police judiciaire sur l'ensemble du territoire national et favorise la sanction financière des faits criminels dans le cadre des procédures pénales ou fiscales.
Enfin, deux officiers de liaison de la sous-direction sont en poste auprès de Tracfin.
Tous ces offices ont des connexions au niveau territorial, à travers les services zonaux et interdépartementaux de police judiciaire. Le service interdépartemental de police judiciaire (SIPJ) s'appuie sur deux divisions opérationnelles, la division de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS), dédiée au traitement des réseaux criminels d'envergure supradépartementale et des affaires criminelles complexes, et la division de la criminalité territoriale (DCT), dédiée au traitement des affaires sensibles, graves ou complexes dépassant les compétences de la circonscription de police nationale.
Enfin, chaque département dispose d'un groupe d'identification des avoirs criminels ou d'un référent. L'action de tous ces services est pilotée par la SDLCF, qui organise un bureau de liaison mensuel.
Pour professionnaliser encore ses agents, en 2024, la DGPN a refondu intégralement la formation de ses policiers à l'investigation financière, avec désormais trois niveaux : la sensibilisation, l'approfondissement et la spécialisation.
Le niveau 1 s'adresse prioritairement aux enquêteurs des services locaux de police judiciaire et se déroule en deux étapes : un module de vingt heures en distanciel et un module d'une semaine en présentiel dans les territoires. Le niveau 2, d'une durée de cinq semaines, vise à former les policiers se trouvant dans les brigades de lutte contre la criminalité financière et les policiers des offices spécialisés. Enfin, le niveau 3 regroupe différents modules de spécialisation thématique.
Pour les policiers ayant acquis les trois niveaux, la police nationale a fait certifier cette formation à un niveau 6, c'est-à-dire l'équivalent d'un diplôme de niveau bac + 3 ou bac + 4.
En s'appuyant sur l'organisation centrale et territoriale que je viens de présenter, la DGPN développe une stratégie de lutte contre les flux financiers liés à la criminalité organisée, selon plusieurs axes.
D'abord, une task force narcoblanchiment (TFNB) a été formée au sein de la DNPJ en octobre 2024. Elle a vocation à centraliser le renseignement criminel en lien avec les flux financiers du narcotrafic pour faciliter sa judiciarisation avec l'angle d'attaque le plus adapté. Son format sera élargi cette année aux services partenaires ayant une action dans le domaine du blanchiment - Tracfin, l'Office national anti-fraudes (Onaf), la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), et bien sûr la préfecture de police de Paris. Initiée au niveau central, la TFNB a vocation à être dupliquée dans le courant du premier semestre de cette année à l'ensemble du territoire.
Le but est ainsi de former une bulle collaborative visant à resserrer les liens opérationnels entre services pour faciliter la détection et le démantèlement des réseaux de blanchiment utilisés par les narcotrafiquants, et de déployer des stratégies coconstruites pour cibler d'une part les trafiquants, d'autre part les blanchisseurs.
Ces évolutions, qui s'appuient sur la volonté de décloisonner les différents offices et services, s'inscrivent également dans la déclinaison opérationnelle de la réforme de la police nationale mise en oeuvre depuis le 1er janvier 2024.
La systématisation de l'enquête patrimoniale constitue un deuxième levier d'action. En 2024, pour la deuxième année consécutive, les forces de sécurité intérieure ont saisi plus d'un milliard d'euros.
Le troisième axe a trait au développement de l'action partenariale régalienne. En matière de lutte contre le blanchiment, il est indispensable d'avoir une approche interministérielle, notamment avec l'administration fiscale, dont l'action peut être déterminante. La BNEE et les GIR sont gages d'une action pénale et fiscale cohérente, mais le partage d'informations avec Tracfin, les greffes des tribunaux de commerce ou la DGCCRF, via le Sirasco financier, devrait être encore renforcé, notamment pour détecter les sociétés éphémères et mettre en place des dispositifs de saisie en circuits courts, très efficaces pour cette typologie d'activités criminelles. Nous avons besoin de beaucoup d'échanges, car la clé de la réussite reste le renseignement.
Le dernier axe a trait au développement de la coopération internationale, la DNPJ représentant la France dans deux réseaux informels : le réseau Carin (Camden Asset Recovery Inter-Agency Network), dédié aux avoirs criminels, et le réseau Amon, dédié au blanchiment.
La France a présidé le réseau Carin en 2024 et a activement soutenu, dans ce cadre, la création d'un réseau régional pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, qui devrait voir le jour en 2025. Cette zone est particulièrement sensible, car de nombreux membres de la criminalité organisée, notamment des narcotrafiquants, y dissimulent leurs avoirs criminels. Notre pays préside cette année le réseau Amon : à cette occasion, de nombreuses actions seront menées pour développer la coopération, en particulier avec les Émirats arabes unis et la Turquie.
La police nationale poursuit également son action dans le cadre d'Europol et tout particulièrement avec le programme Empact (European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats) afin de faciliter les échanges opérationnels.
J'en viens à la lutte anticorruption : en s'appuyant sur l'état des lieux de la corruption qu'il a publié en janvier 2025, l'OCLCIFF va désormais établir un schéma d'orientation stratégique sur le volet répressif de la corruption, comprenant notamment des mesures relatives à la criminalité organisée. Ce document viendra compléter le plan national de lutte contre la corruption 2024-2027 piloté par l'Agence française anticorruption (AFA), plan qui a une vocation plus large.
La dimension financière de la criminalité organisée ne doit en effet pas être abordée au seul prisme du blanchiment, mais aussi englober toutes les atteintes à la probité qui contribuent à créer les ferments propices au développement de la criminalité organisée dans les différentes couches de la société.
Pour un réseau criminel, corrompre quelqu'un revient à réaliser un investissement à haute valeur ajoutée, puisqu'il est ensuite possible d'en retirer divers profits. Ceux qui mettent le doigt dans l'engrenage et qui voudraient ensuite se retirer s'exposent, avec certains réseaux, à des menaces physiques.
Enfin, la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière doit évidemment s'articuler avec l'enjeu de l'attractivité de la filière judiciaire. Toutes les évolutions à venir en la matière devront s'inscrire dans une démarche de simplification de la procédure pénale, de décloisonnement des informations et de facilitation des conditions de travail des enquêteurs.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci. Je reviens sur l'infiltration de l'économie légale, à laquelle contribue la corruption : quelle est son ampleur sur le terrain ?
M. Louis Laugier. - Si les chiffres ne se sont pas envolés à ce stade, il existe un indéniable climat de pression. Nous pourrions approcher d'un point de bascule compte tenu des sommes considérables qui sont en jeu, car elles peuvent faire perdre la tête à des personnes qui vivaient normalement jusqu'à présent.
Nous étudions le recours à des algorithmes permettant d'identifier des consultations de fichiers douteuses. S'y ajoutent d'autres sujets, dont le suivi managérial : certaines évolutions comportementales peuvent être révélatrices et des personnes en difficulté conjoncturelle seront plus sensibles à une pression extérieure. Nous travaillons sur ces questions avec la DNPJ.
Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la DNPJ. - Mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, un état des lieux de la corruption liée au crime organisé a été réalisé à la fin de l'année 2024 par l'OCLCIFF pour le compte de l'ensemble de la police nationale, y compris la préfecture de police.
La méthodologie employée a consisté à dresser un état des lieux du traitement des enquêtes sur la corruption en France, tant en termes de stock que de mode opératoire. Il s'agissait de dresser un tableau d'ensemble des infractions portant atteinte à la probité, en cherchant à éviter le biais cognitif consistant à considérer qu'elles sont toutes liées à la criminalité organisée.
Nous avons pu dresser plusieurs constats, à commencer par le caractère fondamental de la détection. La corruption est en effet par essence un contrat secret qui ne sera révélé qu'en cas d'accident, par exemple si un lanceur d'alerte intervient. Or les lanceurs d'alerte ne sont autres que les services d'enquête, ces derniers ayant mis au jour des faits de corruption connectés à la criminalité organisée et impliquant des douaniers ou des gendarmes.
Le deuxième constat a trait aux « champs vides », c'est-à-dire aux éléments qui n'ont pas été révélés. À ce titre, un questionnement existe vis-à-vis du secteur privé : par exemple, la compromission d'une agence bancaire sur un territoire relève de faits plus insidieux.
Le dernier constat, enfin, a trait à la nécessité d'accroître l'activité des services d'enquête sur ce champ très spécifique qu'est la corruption connectée à la criminalité organisée.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'excellent travail parlementaire accompli sur le narcotrafic n'a pas épuisé le sujet de la criminalité organisée. Après avoir réveillé les consciences et débouché sur des actes, ce travail appelle une réflexion plus globale, d'où le choix de ce thème de la délinquance financière par le groupe Union Centriste. Encore une fois, nous intervenons en complément et non en concurrence avec ce qui a déjà été accompli.
Tout d'abord, que pensez-vous de la création du parquet spécialisé dans la lutte contre la criminalité organisée ? S'ils sont essentiels, les parquets thématiques impliquent des efforts poussés de formation et de coopération.
Ensuite, qu'en est-il de la coopération internationale en matière de lutte contre le blanchiment ?
Par ailleurs, j'aimerais que notre commission d'enquête puisse formuler des propositions en termes de lutte contre la corruption : quelles sont vos préconisations par rapport à ce phénomène, à la fois majeur et de basse intensité ?
Enfin, quel est le rôle des avocats et des conseils dans ces opérations de délinquance financière ? Lorsque nous souhaitons adopter des mesures de contrôle et de répression, nous sommes régulièrement confrontés aux droits de la défense, qui me semblent d'une importance relative dès lors qu'il est question de criminalité organisée.
M. Louis Laugier. - À l'instar du terrorisme, la criminalité organisée peut entraîner une déstabilisation des institutions, d'où la nécessité de disposer d'un dispositif de réponse adapté, même si l'échelle et la volumétrie sont bien sûr différentes. À ce titre, la mise en place du parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), en lien avec l'état-major spécialisé qui sera déployé auprès du directeur national de la police judiciaire, est cohérente et garantit un échange d'informations efficace.
Concernant la corruption, des problématiques de management interne interviennent : s'il est insuffisamment accompagné, un jeune agent qui vient d'être affecté sur un poste sera d'autant plus fragile. Les affaires émergent souvent dans les lieux marqués par une insuffisance de l'encadrement de proximité, qui est selon moi essentiel.
Outre des difficultés personnelles, l'isolement d'un agent dans sa mission, tout comme le fait de rester très longtemps sur un même poste, peut être dangereux en l'absence de contrôles réguliers : les intéressés peuvent en effet fonctionner de manière très autonome et s'exposer à une sorte de syndrome de Stockholm à l'égard du délinquant, ce qui est susceptible de générer les conditions d'un basculement.
Au-delà du recours aux algorithmes que j'évoquais à des fins de détection des consultations problématiques de fichiers, et même si cela peut paraître naïf, j'estime que des rappels relatifs à la déontologie sont à effectuer dès la formation initiale, puis dans le cadre de la formation continue.
La force de la police nationale réside en effet dans la cohésion globale de l'institution et dans la qualité des personnels qui la composent : rapporté aux 152 000 agents, le nombre d'affaires est faible, mais nous devons rester vigilants et rappeler aux agents qu'ils ne sont pas entrés par hasard dans la police.
Mme Magali Caillat. - Sur le plan international, je rappelle que le principal objectif des membres de la criminalité organisée est le profit et que leur principale obsession consiste à externaliser ce dernier au profit d'organisations criminelles dédiées. Ces dernières ont un mode de fonctionnement juridique et technique particulièrement sophistiqué.
Comment enquêter sur lesdites organisations ? Tout partira d'une information obtenue à propos d'un collecteur - le travail de terrain restant essentiel pour la police judiciaire - dont on sait qu'il transfère régulièrement des fonds au profit d'un « saraf » - un banquier occulte - parfois actif à l'international. L'objectif consiste ensuite, via des surveillances, à comprendre le système et à identifier ce saraf, ainsi que les sociétés acceptant cet argent transporté au quotidien par les collecteurs.
L'enquête va progressivement permettre d'identifier les sociétés éphémères - et les avocats concernés - enregistrées au tribunal de commerce : liberté d'entreprendre oblige, elles doivent être acceptées en vingt-quatre heures, y compris si leur dossier comporte quelques imperfections. Il faut aussi identifier les pays par lesquels transitent les flux et localiser l'endroit où les trafiquants vont récupérer leurs fonds.
Pour prendre l'exemple d'un dossier récent, une enquête de dix-huit mois a mis en évidence le blanchiment de 180 millions d'euros impliquant un acteur spécialisé dans les opérations de ce type : ses clients, des entrepreneurs à la recherche d'espèces, effectuaient des virements à des sociétés qui n'étaient que des coquilles vides et qui n'avaient d'autre but que d'émettre des fausses factures aux fins d'encaissement des flux, qui commençaient ainsi à être blanchis. Dans ce dossier, 900 000 euros en espèces ont été trouvés dans les différents points de perquisition.
À un moment donné, il faut frapper en interpellant ces collecteurs et ces gérants de sociétés éphémères, et en saisissant sur les comptes des sociétés lessiveuses : ces enquêtes ont bien pour objectif de neutraliser les organisations criminelles. Nous faisons face à des voyous et avons donc besoin de services spécialisés.
En ce qui concerne la coopération internationale, les services d'enquête développent des réseaux informels tels que le réseau Carin, qui permet aux 170 participants d'échanger des informations sur les organisations ciblées, de manière efficace.
Je rappelle d'ailleurs que le Groupe d'action financière (Gafi) ne place plus Dubaï sur la liste grise, tout en y maintenant Monaco, mais cet aspect échappe aux services d'enquête.
M. Grégory Blanc. - Nous n'avons pas évoqué le travail dissimulé, alors que nos précédents échanges ont permis de diagnostiquer que ce dernier est un vecteur majeur du blanchiment. Comment votre action s'articule-t-elle avec les services du ministère du travail, et quelles améliorations faudrait-il apporter le cas échéant ?
Ensuite, la reconfiguration des polices à l'échelle des départements altère certains modes de fonctionnement. Comment abordez-vous l'enjeu de la coordination entre les différentes forces de police, notamment du point de vue de l'accès aux fichiers ?
Enfin, vous avez évoqué les « champs vides » : lorsque la police est davantage en voiture que sur le terrain, il est permis de s'interroger. En termes d'organisation générale, la formation et la spécialisation des services sont-elles au niveau ? Il semble que certaines affaires pourraient être mieux traitées.
Mme Nadine Bellurot. - Disposez-vous de suffisamment d'effectifs ?
Sur un autre point, nous avons entendu des affirmations contradictoires sur les cryptomonnaies, qui sont selon certains difficiles à tracer, tandis que d'autres avancent qu'elles peuvent être aisément suivies. Qu'en est-il ?
M. Pascal Savoldelli. - Comment le travail de renseignement s'organise-t-il sur une plateforme telle que l'aéroport d'Orly ?
Par ailleurs, les enquêtes patrimoniales sont-elles une procédure récente ? Quelle méthodologie envisagez-vous pour mieux détecter des fonds qui ne devraient pas servir à acquérir des propriétés ?
M. Louis Laugier. - La police nationale a bénéficié d'un renforcement de ses effectifs ces dernières années, avec un fléchage vers la sécurité intérieure.
Monsieur Blanc, je tiens à rappeler que tous les policiers ne restent pas à bord de leur véhicule. Ce qui est certain, en revanche, c'est que la procédure s'est indéniablement complexifiée avec des procès-verbaux qui comptent en moyenne 18 à 20 pages, contre 2 à 3 pages par le passé, ce qui pèse sur le moral des troupes et justifie mon appel à la simplification.
Pour ce qui est de la réorganisation de la police - la réforme la plus importante depuis 1966 -, le bilan est plutôt positif, même si des ajustements restent nécessaires. Une inspection plus globale est prévue l'année prochaine et sera menée conjointement par l'inspection générale de l'administration (IGA), l'inspection générale de la police nationale (IGPN) et l'inspection générale de la justice (IGJ).
Pour avoir échangé avec de nombreux acteurs de terrain, la situation s'est largement apaisée, la crainte de voir l'autorité administrative prendre le dessus s'étant notamment dissipée. Pour autant, des difficultés de recrutement existent dans la filière de l'investigation et je tâche d'y remédier afin de maintenir la capacité opérationnelle des services, face à des affaires de plus en plus complexes.
Compte tenu du nombre d'agents que compte l'institution et de leurs divers mouvements, il manquera inévitablement des enquêteurs dans tel ou tel service à un moment donné. Il convient donc de ne pas tirer de conclusions hâtives, tout en conservant, pour chaque territoire, des objectifs globaux dont l'atteinte garantira un bon fonctionnement.
Depuis le déploiement de la réforme, les échanges d'information au niveau local se sont en tout cas considérablement accrus, ce décloisonnement des services étant à saluer.
S'agissant de l'accès aux fichiers, il n'existe aucun blocage de principe et des échanges sont en cours dans le cadre du Beauvau des polices municipales, mais je rappelle qu'il faut rester prudent à ce sujet compte tenu du caractère sensible des données concernées.
J'en viens à l'enjeu de la formation, point sur lequel nous devrons être particulièrement attentifs, notamment pour permettre aux personnels d'exercer leurs fonctions dans de bonnes conditions. La rénovation de la formation sur la partie financière représente une première étape en ce sens, cette discipline ayant un coût d'entrée plus élevé que d'autres thématiques et devant être valorisée.
Le renseignement de proximité, quant à lui, reste l'affaire de tous. Le renseignement territorial comptait une vingtaine de personnels lorsque j'étais préfet de l'Aveyron, ce qui est en soi bien insuffisant pour connaître l'ensemble du territoire : il faut donc s'appuyer sur des relais tels que la gendarmerie, la police, les élus ou encore les chambres de commerce et d'industrie. Je rappelle que la direction nationale du renseignement territorial (DNRT) travaille à la fois pour la police et la gendarmerie, et qu'elle produit des notes de qualité.
Mme Magali Caillat. - Nous cherchons à améliorer notre approche des cryptomonnaies en abandonnant l'idée selon laquelle il s'agirait d'un phénomène de niche, celles-ci étant devenues une monnaie importante, tendance qui devrait se renforcer compte tenu de l'actualité internationale. Comme toute monnaie, elles intéressent la criminalité organisée, car elles permettent de placer des fonds.
Dans ce domaine, le premier point d'entrée est celui de la détection, qui doit être une préoccupation collective, y compris pour le policier de terrain. Il faut ainsi se préparer à être en mesure d'identifier une clé Ledger trouvée dans le cadre d'une perquisition, ce qui implique une formation massive des agents : celle-ci est en cours.
Le second point d'entrée a trait au traçage des fonds contenus dans ces porte-monnaie électroniques. La blockchain, de manière assez paradoxale, permet une traçabilité relativement aisée des cryptomonnaies, même si nous avons encore besoin d'outils adaptés pour contrer les mixeurs de fonds, qui vont amoindrir cette traçabilité.
S'agissant des enquêtes patrimoniales, monsieur Savoldelli, je rappelle qu'il faut distinguer l'identification des organisations criminelles spécialisées dans la criminalité financière de l'enquête visant à identifier et à saisir les avoirs criminels des délinquants. En matière de saisies, le législateur a considérablement renforcé l'arsenal de lutte contre la délinquance, la loi de juin 2024 améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels ayant apporté des outils extrêmement appréciés des enquêteurs. Au plan international, en revanche, les obstacles sont plus nombreux.
Enfin, je rappelle que la police et la gendarmerie ont, pour la deuxième année consécutive, dépassé le milliard d'euros de saisies d'avoirs criminels, les enquêteurs financiers ayant joué un rôle essentiel dans l'identification desdits avoirs.
Ce sont plutôt les dossiers de blanchiment qui vont permettre d'aboutir à des saisies majeures, alors que les dossiers impliquant des trafics de stupéfiants débouchent plus souvent sur des saisies de voitures ou de montres de luxe : la plupart du temps, l'argent des narcotrafiquants a en effet été externalisé très rapidement.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour la clarté de ces explications.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Hubert Bonneau, général d'armée, directeur général de la gendarmerie nationale
M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux en entendant M. Hubert Bonneau, général d'armée, directeur général de la gendarmerie nationale, accompagné de M. Dominique Lambert, général de division, sous-directeur de la police judiciaire à la direction générale de la gendarmerie nationale, et de M. Ronan Lelong, colonel, chef du bureau de la synthèse budgétaire.
Monsieur le directeur général, les services de gendarmerie font face à la criminalité organisée et aux activités de blanchiment sur tout le territoire. Nos concitoyens s'y trouvent parfois confrontés eux-mêmes, y compris dans de petites communes, en constatant l'existence de boutiques sans clients apparents, mais au chiffre d'affaires apparemment suffisamment élevé pour se maintenir.
Il est donc important pour nous de vous entendre sur la réalité de la situation et sur les défis auxquels les forces de gendarmerie sont confrontées.
Je vous indique, messieurs, que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Hubert Bonneau, Ronan Lelong et Dominique Lambert prêtent serment.
Monsieur le directeur général, si vous le voulez bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire, à la suite duquel notre rapporteur et les autres commissaires pourront vous interroger.
Général Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, je vous remercie pour cette invitation.
Je voudrais tout d'abord souligner que la criminalité organisée est un sujet extrêmement important dans la zone gendarmerie, qui couvre 95 % du territoire national et plus de la moitié de la population.
Ce sujet est d'actualité, comme l'a illustré l'enlèvement de David Balland, cofondateur de la société Ledger. En forte croissance, la criminalité organisée épouse les évolutions de la délinquance, dans le domaine des cryptomonnaies notamment. Cette criminalité organisée est bien évidemment liée à la délinquance financière et nous oeuvrons, aux côtés de nos collègues de la police nationale, au démantèlement de ces réseaux, afin de mettre un terme aux activités illégales qui contribuent à blanchir leurs profits.
En outre, la criminalité organisée s'appuie sur la délinquance traditionnelle : je dis souvent que les petits ruisseaux font les grandes rivières et qu'il convient d'agir dès l'échelon local. Outre cette délinquance traditionnelle, la criminalité organisée prend appui sur le narcotrafic, sur une délinquance itinérante impliquant des groupes criminels organisés des pays de l'Est, ainsi que sur les filières d'immigration clandestine.
Nos enquêteurs sont engagés pour faire face à ces nouvelles menaces, qui englobent aussi la cybercriminalité et les atteintes à l'environnement. Même si celles-ci sont parfois mises de côté, le trafic de déchets, par exemple, est aujourd'hui un véritable problème impliquant des mafias.
Face à ces évolutions, notre posture ne peut pas être à l'attentisme et doit être, au contraire, à l'initiative. Le ministre a annoncé un cadre d'urgence sécuritaire contre la criminalité organisée : pour la gendarmerie, cela signifie concrètement que nous devons gagner en efficacité et revoir notre organisation afin d'obtenir des résultats rapides et durables. Tout doit être fait pour enrayer l'activité des réseaux criminels.
La gendarmerie nationale est, même si on l'oublie parfois, en première ligne face à la criminalité organisée. Les règlements de comptes ont ainsi augmenté de 200 % en dix ans en zone gendarmerie et, selon les chiffres du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), 30 % de la criminalité organisée est aujourd'hui traitée par la gendarmerie.
Celle-ci est confrontée aux mêmes types de criminalité qu'en zone de police nationale, et doit faire face à de nouveaux marchés, des zones refuges s'étant constituées dans nos territoires, notamment en matière de trafic de stupéfiants.
Je voudrais également souligner le fait que la criminalité organisée pose des problèmes majeurs dans les outre-mer, des groupes criminels se développant en Guyane en se livrant à l'orpaillage, mais aussi au trafic d'êtres humains, et peut-être au trafic de stupéfiants à l'avenir. Ce dernier fléau affecte les Antilles, qui connaissent aussi des trafics d'armes.
La lutte contre le blanchiment doit être au coeur de notre action, car les nouveaux mécanismes criminels génèrent des préjudices de plus en plus élevés. Le blanchiment des capitaux permet de dissimuler l'origine illicite des fonds en recourant à des sociétés éphémères qui investissent dans l'économie locale, afin de faciliter la réintégration de cet argent dans le circuit économique légal.
La gendarmerie prend sa part dans cette lutte : 170 procédures en lien avec la criminalité économique et financière organisée ont été ouvertes dans les sections de recherches. Dans le contexte que je viens de décrire, la gendarmerie est en ordre de bataille, forte de ses 3 000 brigades territoriales - échelon de base qui permet de détecter les points de deal -, de ses 367 brigades de recherches et de ses 44 sections de recherches.
L'ensemble de la chaîne de police judiciaire de la gendarmerie s'engage, de manière subsidiaire et complémentaire : si la brigade territoriale est dépassée, il est fait appel à la brigade de recherches d'arrondissement, puis aux sections de recherches au niveau régional, et enfin au niveau national, avec un appui dont les contours vont évoluer.
Je signale que nous ne rencontrons aucune difficulté en matière de recrutement d'officiers de police judiciaire (OPJ), plus de 5 000 gendarmes étant intégrés directement dans les unités de police judiciaire. Nous disposons également d'un service central de renseignement criminel afin de rapprocher les renseignements administratifs et judiciaires, point sur lequel je reviendrai.
En résumé, notre dispositif est robuste et nous donne la possibilité de porter un coup d'arrêt à chaque groupe criminel identifié dans notre zone, notamment en procédant à des saisies d'avoirs criminels. En 2024, la gendarmerie nationale a ainsi saisi 560 millions d'euros d'avoirs criminels - dont 150 millions d'euros sur du blanchiment -, soit une augmentation de 27 % par rapport à 2023.
Les évolutions législatives ont amélioré l'efficacité des dispositifs en élargissant le périmètre des infractions concernées, en rendant obligatoire la confiscation de certains biens, en ouvrant la possibilité de saisir des sommes au crédit des comptes de paiement et en généralisant l'enquête patrimoniale.
Comme je l'indiquais, la gendarmerie se réorganise pour gagner en efficacité : nous développons ainsi des compétences rares et innovantes et comptons 2 200 enquêteurs patrimoniaux et financiers, répartis entre les différents échelons. S'y ajoutent 260 enquêteurs Fintech, en première ligne pour la saisie et le gel des cryptoactifs. Comme en témoigne l'affaire Ledger, nous maîtrisons bien ces opérations.
De plus, quasiment 10 000 gendarmes ont reçu une formation spécifique dans le domaine du numérique et du cyber. Parmi eux, 1 100 agents sont capables de mener des enquêtes sous pseudonyme. Initialement destinée à traquer les violences sexuelles - notamment la pédopornographie - dans le monde virtuel, l'enquête sous pseudonyme s'est élargie aux trafics de stupéfiants et aux trafics d'armes à l'oeuvre dans le darknet.
En outre, près de 2 000 enquêteurs sont formés à la recherche en sources ouvertes, tandis que 4 200 agents sont formés aux enquêtes environnementales. Enfin, 3 700 enquêteurs ont reçu une formation dédiée au travail illégal et aux fraudes.
La qualité de nos enquêtes repose sur la précision des formations qui sont dispensées, sur les qualifications et sur la répartition de ces enquêteurs, présents - j'insiste sur ce point - à tous les niveaux. Nous formons continuellement nos gendarmes en renforçant les compétences délinquance financière (Defi) sur le blanchiment et les atteintes à la probité. Si ces formations n'étaient organisées qu'au niveau central par le passé, nous avons commencé à les tenir en région depuis deux ans.
Nous nous appuyons aussi sur les compétences rares de notre réserve, une task force dédiée à la délinquance financière et composée de réservistes ayant été créée. Il peut s'agir d'anciens gendarmes qui ont travaillé dans les unités de police judiciaire, mais aussi de personnes qui ont rejoint la réserve de gendarmerie et qui disposent de compétences pointues en la matière. Pour rappel, 36 000 femmes et hommes sont engagés dans la réserve, notre objectif étant d'atteindre le nombre de 50 000 réservistes en 2030.
La réorganisation de la gendarmerie passe également par la création d'une unité nationale de police judiciaire (UNPJ), le ministre de l'intérieur souhaitant que nous soyons plus performants. Cette unité comptera plus de 1 000 enquêteurs et sera composée de trois grands pôles.
Le premier pôle aura vocation à améliorer le rapprochement des renseignements administratifs et judiciaires, afin de gagner en performance à partir des informations collectées sur le terrain. En parallèle, nous développerons la gestion des sources, afin de bâtir une vision plus efficace de la menace, de la traiter en renseignement, et de rapprocher ce renseignement à des fins d'analyse judiciaire.
Le deuxième grand pôle sera dédié aux enquêtes. À l'heure actuelle, le dispositif national se caractérise par un certain éclatement, les services de renseignement criminel, les offices et l'unité nationale cyber travaillant séparément. L'idée consiste à regrouper tous les agents au sein d'un pôle d'enquêtes dans lequel ils travailleront de manière plus transversale.
Par exemple, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) peut cibler l'emploi illégal dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP), en tâchant d'identifier les réseaux à l'oeuvre et en recherchant des liens avec la criminalité organisée : dans ce cas de figure, l'Office aura tout intérêt à travailler de concert avec l'unité nationale cyber.
Par ailleurs, ce pôle d'enquêtes comportera une unité nationale d'investigation, c'est-à-dire un imposant groupe d'enquêteurs capable de renforcer les unités territoriales. Une section de recherches telle celle de Marseille, souvent saisie en matière de criminalité organisée, a régulièrement besoin de renforts, et je recours souvent à des détachements d'OPJ venant de différents endroits du pays à cet effet. Avec la création de cette unité, des enquêteurs spécialisés viendront directement du pôle central et appuieront l'unité marseillaise.
Le troisième grand pôle, au sein de cette future UNPJ, sera celui des appuis spécialisés. Il sera dédié à la criminalistique, en particulier dans ses aspects numériques et cyber. De manière très concrète, une perquisition dans une entreprise ne débouche désormais plus guère sur la saisie de papiers, et implique d'aller dans le cloud. Il convient donc de spécialiser les enquêteurs, grâce à l'appui de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), mais aussi de spécialiser des plateformes existantes telles que celles qui sont dédiées à l'immatriculation des véhicules et aux armes.
Cette UNPJ vise aussi à assurer la transversalité, ce qui passe par la remontée des informations via les fichiers et les bases de données. Pour ce qui concerne la gendarmerie, tous ces fichiers et bases sont homologués et conformes au règlement général sur la protection des données (RGPD), et nous sommes prêts à partager les données qu'ils contiennent.
Je rappelle en effet que l'UNPJ aura vocation à travailler sous l'égide d'un état-major de la criminalité organisée, qui sera installé au sein de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) et dans lequel nous serons présents. L'objectif global, une fois encore, consiste à améliorer nos performances, ce qui implique un partage fluide des informations avec la police nationale et Tracfin, par exemple.
L'UNPJ dispose déjà d'un préfigurateur en la personne d'un général de division et devrait être pleinement déployée à partir du deuxième semestre 2025.
Au-delà de cette réorganisation, nous avons mis en place une stratégie en matière de criminalité organisée, ou, en termes militaires, une planification, articulée autour de six axes.
Tout d'abord, il est nécessaire de clarifier notre vision de la criminalité organisée, qui ne répond pas à une définition précise : il existe simplement une circonstance aggravante qu'est la « bande organisée », mentionnée à l'article 706-73 du code de procédure pénale. Il importe donc d'avoir une vision claire du phénomène et de faire un état des lieux des menaces permanentes, ce dès l'échelon local.
La criminalité organisée présente ainsi des spécificités selon les zones : dans l'Ouest, outre l'enjeu majeur que constitue Le Havre, le littoral voit les modes opératoires de l'adversaire évoluer, avec une diversification des approvisionnements par le biais de voiliers, par exemple.
Le deuxième axe, ensuite, a trait à l'optimisation de nos capacités d'investigation. Il nous faut ainsi utiliser des leviers d'action plus rapides, plus simples, et plus efficaces, afin de cibler des individus et des structures, mais aussi des flux, qu'il est impératif d'interrompre afin de casser les réseaux.
Le troisième axe vise à faciliter le travail de nos enquêteurs, en utilisant des cadres juridiques efficaces et en modernisant le traitement des données. Ce dernier point constitue un enjeu majeur, car nous avons parfois besoin de traiter le big data et des informations spécifiques. Sur ce point, je me permets de vous renvoyer au travail qui a été accompli dans l'enquête EncroChat, et rappelle que l'interconnexion des fichiers est indispensable.
J'en viens au quatrième axe, à savoir le développement des partenariats : il n'est guère envisageable d'agir seuls, et il faut donc renforcer tout partenariat permettant de récupérer des informations cruciales.
Le cinquième axe, quant à lui, consiste à toucher au portefeuille les délinquants, en maximisant la captation des avoirs criminels, notamment en systématisant les recherches de patrimoine à l'étranger.
Enfin, le sixième grand axe vise à aborder le contentieux d'une nouvelle manière, en systématisant, par exemple, le travail sur le blanchiment présumé. Nous devons donc spécialiser nos gendarmes et nous positionner sur ces procédures, en liaison avec les magistrats.
Nous devons également capitaliser sur nos points forts, notamment sur nos compétences dans le domaine des cryptoactifs. Nous développons ainsi, au sein des écoles de sous-officiers, des classes numériques afin que cette dimension soit véritablement prise en compte.
Pour conclure, je tiens à souligner que ces efforts doivent s'inscrire dans une vision partenariale, à commencer au niveau international. De retour de Nouvelle-Calédonie, je me suis arrêté en Australie en chemin, la police fédérale de ce pays sollicitant une convention avec la gendarmerie nationale afin de lutter contre le trafic de méthamphétamines en provenance du Mexique, qui emprunte des routes maritimes entre Wallis et Futuna, la Nouvelle-Calédonie et Clipperton, contrôlées par la France. Dans le même temps, les Australiens sont confrontés à des arrivées massives de cocaïne en provenance d'Amérique du Sud, interceptées par l'Office anti-stupéfiants (Ofast), dont l'antenne en Polynésie associe les forces de gendarmerie. De la même façon, nous devons développer des partenariats avec le Brésil afin de faire face à la criminalité en Guyane.
Au niveau national, les groupes interministériels de recherche (GIR) doivent contribuer à affiner la vision locale de la délinquance et de l'économie souterraine, avant de saisir ensuite un service de police ou gendarmerie. En outre, il importe de développer des structures telles que les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) et les comités opérationnels de lutte contre la délinquance environnementale (Colden).
En synthèse, nous devons donc capitaliser sur nos atouts, mieux former nos enquêteurs et réorganiser notre dispositif afin de renforcer l'efficacité de la lutte contre la criminalité organisée.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cet exposé très clair. Pourriez-vous illustrer votre propos s'agissant du trafic de déchets ?
Général Hubert Bonneau. - La gendarmerie nationale est présente dans tous les territoires et échange beaucoup avec les maires afin d'identifier ses priorités d'action. De très nombreux élus locaux érigent la gestion des déchets au rang de priorité majeure, car, au-delà des dépôts sauvages, il existe un véritable trafic de déchets, qui peuvent être expédiés de façon illicite vers d'autres continents, en Afrique notamment.
Il n'est pas uniquement question de vêtements usagés, mais aussi de déchets hospitaliers et de produits pharmaceutiques usagés. Comme l'illustre l'exemple des mafias italiennes, la gestion des dépôts d'ordures peut être une activité très lucrative, et ces phénomènes commencent à émerger dans notre pays.
L'un des dossiers que nous avons traités en lien avec l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et la santé publique (Oclaesp) concernait la région parisienne et un trafic animé par les Hells Angels, qui montaient des décharges illicites de déchets pour le secteur du BTP. Ce type de dossiers peut d'ailleurs amener à découvrir des phénomènes de corruption touchant des élus. On voit donc qu'à partir d'un sujet de déchets étudié au niveau local, on en vient à une problématique plus vaste de criminalité organisée. Selon moi, il faut toujours commencer par observer ce qui se passe dans les territoires.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous sommes très attachés, au Sénat, à la gendarmerie et au travail que celle-ci mène sur le terrain, auprès des élus, notamment des maires. Je veux dire, à la fois, l'excellence de nos rapports et le respect que nous portons à la famille de la gendarmerie. Nous étions évidemment très nombreux, le 17 février dernier, pour lui rendre hommage, et rendre hommage aux morts en service. Cela me semblait très important de prendre une minute de cette audition pour l'évoquer.
Pour en revenir au périmètre de la commission d'enquête, vous avez indiqué vouloir une vision claire et un état des lieux. C'est aussi l'ambition que nous nous donnons, après le travail mené sur le narcotrafic.
Pouvez-vous nous éclairer sur la coopération internationale, plus particulièrement transfrontalière ? Certains de nos collègues font état de nombreux problèmes autour de la corruption transfrontalière et le trafic de migrants, notamment en provenance d'Allemagne.
Général Hubert Bonneau. - Je vous remercie de cette question. Pour y répondre, je prendrai le cas d'une criminalité mal connue, celle qui est liée aux groupes criminels organisés itinérants.
Cela a été rappelé, la circulation des personnes et des biens est libre en Europe. Quand j'évoque une nécessité de contextualiser, je pense, par exemple, aux effets que la guerre en Ukraine peut avoir chez nous. Revenons un instant en arrière... La guerre engendre une cherté de la vie. Conséquence immédiate : une explosion des vols de carburant partout, notamment dans les entreprises de transports et les fermes. À cela s'ajoutent une crise des composants électroniques, entraînant notamment l'arrêt de chaînes de fabrication dans les usines automobiles, et une difficulté d'approvisionnement en métaux. Des groupes criminels arrivent alors sur notre territoire et ciblent ces produits, d'où une explosion, cette fois-ci, des vols de composants. Le phénomène est très visible : les matériels GPS agricoles, par exemple, sont actuellement plus chers à la revente qu'à l'achat ; il n'y en a plus !
Qui trouve-t-on derrière ces vols sériels dans nos campagnes ? Je peux parler du cas du territoire Grand-Ouest, dont j'ai eu le commandement : on va arrêter une équipe de six Georgiens avec le coffre rempli de GPS agricoles, parce qu'ils ont fait le tour de la Bretagne ! Et cette marchandise repart, pour être revendue en Géorgie ou dans les pays de l'Est.
Il est intéressant de regarder d'où ces gens viennent... Aujourd'hui, on voit par exemple des campements de Géorgiens se développer, sous l'action d'un ou plusieurs organisateurs qui font venir des personnes pour travailler spécialement dans les vols sériels. Cela passe sous les radars. Parce que ce sont des cambriolages - principalement de résidences principales, là où l'on trouve de l'or et des composants -, que le matériel repart et que, lorsque l'on arrête les voleurs, ce sont souvent des primodélinquants, parfois mineurs. Cela n'apparaît donc pas comme de la criminalité organisée, alors qu'il y a bien des organisateurs.
C'est la marque typique des réseaux criminels des pays de l'Est, autour de ceux que l'on appelle les « Vory v Zakone » ou « voleurs dans la loi ». Ces personnes vivent sous le seuil de pauvreté, souvent dans des grands ensembles de logements ; elles n'ont pas droit de se marier ; elles récupèrent l'« impôt » pour la communauté ; quand elles ont fait un certain temps, elles repartent et on voit des châteaux se construire à Tbilissi...
Face à cette réalité d'une criminalité organisée que l'on ne voit pas, il y a une nécessité absolue à travailler avec des partenaires. Au sein de l'Office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI), nous accueillons des officiers de liaison géorgiens, roumains, arméniens, etc. Nous avons ainsi d'excellents partenariats, et cela fonctionne bien !
M. Grégory Blanc. - Vous avez évoqué la nécessité de décloisonner le travail au niveau de certains offices centraux. Comment voyez-vous le décloisonnement pour des affaires qui ne sont pas d'envergure nationale ? Autrement dit, qu'en est-il du décloisonnement à l'échelle des territoires - par exemple, entre les services du ministère l'intérieur ou entre les différentes fonctions publiques ? Je pense en particulier aux services du ministère du travail et à l'Office français de la biodiversité (OFB). Comment le renseignement circule-t-il ? Quelles sont les pistes d'amélioration ? Une sous-question : certains parlent de la nécessité d'avoir une police des sols, notamment autour de la problématique des déchets ; or il y a les déchets que l'on récupère et ceux que, parfois, l'on épand. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?
Mme Nadine Bellurot. - Vous nous avez donné de nombreux chiffres sur vos effectifs. J'ai parfois le sentiment que vous parvenez à recruter, que des jeunes s'engagent dans la gendarmerie, mais aussi qu'ils ne restent pas forcément très longtemps. Est-ce juste un sentiment ou une réalité ?
Général Hubert Bonneau. - Je débuterai par la question sur les effectifs, pour vous dire, d'abord, que mon plafond d'emplois est totalement atteint. Nous n'enregistrons pas factuellement de manque au niveau du recrutement ou des effectifs - sauf que j'ai tout de même un peu plus de 13 500 gendarmes à l'école, et pas sur le terrain, à la suite de nombreux recrutements et d'une modification de l'organisation de la gendarmerie. Je peux rassurer sur ce point : les écoles sont pleines à craquer et je n'ai aucun problème de recrutement, avec de l'ordre de quatre candidats pour un poste en gendarmerie.
Par ailleurs, si nous faisons un métier à part, nous ne sommes pas pour autant en marge de la société. Les gendarmes entrent souvent très tôt dans la carrière et, parfois, au bout de dix, quinze, dix-sept ans, ils ont envie de passer à autre chose. Il faut l'entendre et, pour ma part, je remercie ceux d'entre eux qui décident de partir pour les années qu'ils ont passées au service de l'État et de la Nation. Nous faisons face, aussi, à des problématiques de pillage, car nous développons des compétences et des expertises qui sont très recherchées, notamment dans le cyber et le numérique. Cela peut conduire des militaires à basculer vers d'autres domaines. C'est une réalité à laquelle nous devons nous adapter.
Dans le même temps, nous disposons d'un formidable système de réservistes, dont près de 60 % sont des civils. Je parle là d'une jeunesse qui veut s'engager et qui apporte un appui tout à fait remarquable.
Sur la question précise de la police judiciaire, les candidats sont très intéressés à travailler dans les sections de recherche, car le judiciaire apporte beaucoup en termes de sens du métier et de sentiment d'être utile à la population.
S'agissant du décloisonnement territorial, il me semble qu'il faut travailler en inter-services, sous l'égide des préfets et des procureurs. Nous devons par exemple, avec l'OCLTI, que je citais précédemment, et ses déclinaisons locales - les Celtif ou cellules de lutte contre le travail illégal et les fraudes -, participer à tous les Codaf. De même, la gendarmerie participe à tous les Colden. Je pense également qu'il faut relancer les GIR, qui travaillent sous la double tutelle des préfets et des procureurs généraux. C'est à ce niveau que l'on peut mettre en place des cellules de contact et de renseignement - des fusion cells, pour reprendre des termes militaires.
Au sein du ministère de l'intérieur, certains organismes nous permettent aussi de mieux travailler. Je citerai l'exemple des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) : on y trouve des gendarmes et des policiers, pour un travail mené en collaboration avec des douaniers, le tout sous l'égide de l'Ofast. Et cela fonctionne ! On pourrait donc envisager d'orienter ces cellules vers le traitement de la criminalité organisée.
Enfin, pour un décloisonnement sur le terrain, il faut mieux intégrer le continuum de sécurité. La compréhension des situations locales passe par des liaisons avec les polices municipales ou les élus. C'est pourquoi je demande à mes gendarmes d'avoir des relations suivies et durables avec les polices municipales, allant jusqu'à des patrouilles communes.
Tout cela est essentiel pour dégager une vision partagée, mais vaut aussi pour la circulation du renseignement. Il faut trouver des cénacles au sein desquels le renseignement peut s'échanger. À cet égard, l'apport de l'Ofast est très positif. Sa création n'a pas conduit à ce que la gendarmerie travaille moins sur la question des stupéfiants ; elle a en revanche permis une déconfliction des objectifs au niveau central, ce qui contribue à la circulation du renseignement et à une meilleure répartition des tâches. Nous avons encore beaucoup de progrès à faire néanmoins, et la création d'un état-major contre la criminalité organisée y aidera sans doute.
Je précise, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous répondrons aux questions que nous avons reçues. S'agissant de celle qui concerne la corruption, sachez que le phénomène est réduit au sein de la gendarmerie, mais nous prenons la question très au sérieux. La corruption va en effet de pair avec les moyens financiers de la criminalité organisée, qui sont considérables. J'ai ainsi demandé la création d'une structure anticorruption au sein de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), qui est commandée par un magistrat, le juge Gentil. Nous enregistrons une dizaine de cas sur 2023, mais, à nouveau, nous sommes très impliqués sur ce sujet. C'est un enjeu majeur pour la lutte contre la criminalité organisée.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 30.
La réunion est ouverte à 15 h 00.
Audition de MM. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris et Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la Direction de la Police Judiciaire
M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos auditions de commission d'enquête en entendant M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris.
Monsieur le ministre, monsieur le préfet de police, nous sommes très honorés de vous accueillir. Vous êtes accompagné de MM. Jérôme Mazzariol, contrôleur général, conseiller technique chargé des affaires de police, et Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la direction de la police judiciaire, et de Mme Juliette de Clermont-Tonnerre, conseillère stratégies et relations publiques.
Votre champ de compétence comprend non seulement la capitale, mais aussi une large part de l'Île-de-France, donc une large part de l'activité économique, mais aussi criminelle de notre pays. Nous souhaitons vous entendre sur la réalité de la situation. Nous avons auditionné ce matin Louis Laugier, directeur général de la police nationale (DGPN), et Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), qui nous ont plongés dans une approche opérationnelle de ces sujets.
Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Nuñez, Denis Collas et Jérôme Mazzariol prêtent serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Si vous le voulez bien, monsieur le préfet de police, je vous propose de commencer par une présentation liminaire. S'ensuivra un temps d'échange avec la rapporteure et les commissaires.
M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris. - Je vous remercie de m'auditionner sur le volet financier de la criminalité organisée, étant précisé que notre structure est aussi très opérationnelle.
Je m'attacherai à répondre à la préoccupation essentielle de votre commission d'enquête, qui est d'essayer de comprendre les circuits de blanchiment et de financement et les moyens par lesquels nous pouvons les appréhender. La criminalité organisée a une définition large : il s'agit d'un groupe d'individus qui se réunissent pour commettre des infractions graves. Or la composante « blanchiment et financement » de ces activités n'est pas toujours aussi sophistiquée que l'on pourrait l'imaginer. Certains réseaux de criminalité organisée ont des modes de rapatriement de l'argent assez rudimentaires, tels que des transferts physiques à destination du territoire national ou, souvent, vers l'étranger. Les services de la préfecture de police, généralement ceux qui sont chargés des enquêtes, sont évidemment confrontés à ces formes de blanchiment, qui sont la plupart du temps opérées par les réseaux eux-mêmes - je reviendrai ultérieurement sur la spécialisation de l'activité de blanchiment que l'on constate de plus en plus. Je classerai dans cette catégorie le transfert par compensation, la fameuse hawala, très utilisé également par les terroristes.
Il existe aussi depuis de nombreuses années des systèmes de blanchiment beaucoup plus sophistiqués, dans lesquels les groupes criminels organisés font appel à la constitution de sociétés, souvent fictives, qui se mettent en relation avec l'économie réelle pour blanchir de l'argent issu des trafics. Ces sociétés, qui peuvent être très éphémères et se créer par rebond, entrent en contact avec de vraies entreprises ayant besoin d'espèces pour se livrer à des actes de corruption, payer des salariés non déclarés ou échapper aux contributions sociales et fiscales - cela passe par des facturations des prestations de sous-traitance rémunérées.
Cette connexion avec l'économie réelle se retrouve dans de nombreux secteurs d'activité, souvent le bâtiment et travaux publics (BTP) ou la restauration, qui emploient une main d'oeuvre importante. C'est en effet le mode de financement le plus répandu. Nous travaillons avec différents acteurs qui peuvent nous signaler ces sociétés. C'est d'ailleurs dans ce domaine d'activité que nous collaborons le plus avec Tracfin - Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins.
Comment luttons-nous contre ces réseaux ? Les services chargés de démanteler des équipes de criminalité organisée conduisent en général les investigations financières, qui vont jusqu'aux procédures de saisie d'avoirs criminels. Nous disposons en outre de services spécialisés ayant précisément pour mission de lutter contre le réseau de blanchiment. M. Collas est à la tête de la sous-direction cyber et financière, qui comprend notamment la brigade de recherches et d'investigations financières (Brif). Je précise, et cela est très important, que la préfecture de police n'a pas été concernée par la réforme de la police nationale sur l'unification de la filière judiciaire. Par conséquent, deux directions sont toujours chargées d'actions judiciaires. Environ 90 % à 95 % du tout judiciaire incombent à la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP), qui dispose de quatre sûretés - une par département -, des commissariats et, en haut du spectre, la direction de la police judiciaire. Cette dernière traite les dossiers, mais joue aussi le rôle de chef de file. Il n'est pas question d'une filière unique, mais sur nombre de thématiques, j'ai souhaité dès ma nomination que la direction oriente l'ensemble de l'activité judiciaire, évidemment sous le contrôle de l'autorité des parquets, et qu'elle effectue un travail d'assistance technique et de formation. Cette mission est parfaitement remplie.
Certains de nos services luttent donc spécifiquement contre des équipes qui ne font que du blanchiment, en remontant de l'argent pour le compte de réseaux criminels le plus souvent vers des pays étrangers - la Chine, le Maghreb et des pays du Golfe -, avec des sociétés rebond, éventuellement en mode rudimentaire - on les retrouve dans les dispositifs d'hawala. La Brif démantèle nombre de ces groupes.
À la préfecture de police, comme partout sur le territoire national, l'organisation comprend quatre groupes d'intervention régionaux (GIR) - un par département. Composés de douaniers, gendarmes, inspecteurs des impôts et policiers, ils travaillent sur ces sujets le plus souvent en cosaisine, dans le cadre d'enquêtes judiciaires.
En outre, six agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP) mènent un certain nombre d'investigations.
M. Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la direction de la police judiciaire. - Ils sont rassemblés au sein de ma sous-direction, et l'un d'entre eux exerce à la Brif.
M. Laurent Nuñez. - À eux seuls, ils sont responsables de près du tiers de ce que nous appréhendons.
Notre organisation est donc spécialisée sur le démantèlement de réseaux de blanchiment ou la poursuite d'investigations financières afférentes.
La question du rôle que jouent les commerces dans le blanchiment revient fréquemment.
Il est important, notamment dans le Nord-est parisien. En Seine-Saint-Denis, de nombreux commerces suscitent des interrogations quant à l'origine de leurs revenus. À Paris également, des rues entières sont concernées - je ne citerai pas de noms, car des investigations sont en cours. Il s'agit d'établissements de tous types - téléphonie, alimentation, restauration - pour lesquels les liens entre leurs gérants et des chefs de réseaux criminels sont souvent établis.
Ces commerces, achetés par les responsables de réseaux criminels, sont souvent des coquilles vides qui servent à blanchir les fonds. C'est pourquoi nous les fermons dès que nous le pouvons. Les actions que nous menons relèvent aussi bien de la police judiciaire que de la police administrative. Et nous attendons beaucoup de la disposition figurant dans la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, votée à l'unanimité au Sénat, et qui vise à fermer tout type d'établissement dès lors qu'il est adossé, de près ou de loin, à un trafic de stupéfiants. Cet instrument sera extrêmement utile, car cette possibilité est aujourd'hui rattachée à des polices spéciales.
L'utilisation de commerces pour des activités de blanchiment est en définitive assez répandue et dépasse le trafic local pour s'inscrire dans des réseaux structurés.
La lutte contre le financement en matière de criminalité organisée est l'un des domaines où la coopération entre les services est la plus poussée. La situation n'est pas facile, et la préfecture de police rencontre les mêmes difficultés que la police nationale et je suppose qu'il en va de même pour la gendarmerie nationale. Les techniques d'investigation requièrent des savoir-faire techniquement complexes et des connaissances financières et juridiques, notamment en droit des sociétés. Or nous sommes confrontés à une ressource humaine parfois rare en la matière. La filière judiciaire est affectée dans son ensemble par un manque d'attractivité, en particulier dans les domaines économique et financier.
Les coopérations avec nos partenaires, notamment nationaux - services fiscaux, douanes, organismes ad hoc comme les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ou les GIR -, sont très développées. Toutefois, des pans entiers nous échappent parfois lorsque des réseaux criminels s'organisent par le biais d'une kyrielle de sociétés rebond, qui sont ensuite très rapidement dissoutes. Il peut être compliqué de mener une observation fine de la situation. C'est pourquoi nous sommes demandeurs de relations plus fluides avec les greffes.
L'activité de nos services est en augmentation compte tenu de l'importance des trafics. Les faits constatés sont plus nombreux et notre bilan est excellent : le nombre de saisies de produits stupéfiants ou d'avoirs criminels, ainsi que d'arrestations de mis en cause, ne cesse d'augmenter.
M. Raphaël Daubet, président. - Comment et où se font les prises de contact entre les réseaux de blanchiment et l'économie légale et entre les réseaux criminels et les réseaux de blanchiment spécialisés ? Existe-t-il des espaces d'échange, des intermédiaires que l'on peut identifier et des modes opératoires particuliers ?
M. Laurent Nuñez. - Il existe des services spécialisés dont le travail consiste uniquement à identifier des plateformes de blanchiment. On peut aussi remonter à la source des réseaux de financement dans le cadre d'investigations classiques. Cela conduit parfois à identifier des prestations qui semblent anormales : par exemple, d'énormes sommes d'argent peuvent être versées à une société qui n'a aucune activité.
M. Denis Collas. - Cette question est complexe et il existe plusieurs cas de figure. Dans le cadre du blanchiment communautaire, les commerces peuvent passer par un hawala pour blanchir des chèques ou des virements. Il existe également des blanchisseurs professionnels, les plateformes, qui démarchent les réseaux de stupéfiants afin de leur proposer leurs services.
La confiance dans les relations et le bouche-à-oreille sont un aspect fondamental du blanchiment. Les réseaux se recommandent les uns aux autres pour créer leur économie parallèle. En ce domaine, nous poussons peu les investigations, car nous disposons d'un temps limité. Les agents de Tracfin pourraient mieux répondre à vos questions.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a publié un livre blanc de lutte contre le blanchiment dans lequel il a présenté plusieurs dispositifs. Certains d'entre eux ont été examinés dans le cadre du projet de loi de finances, mais ils ont finalement été mis de côté. Rien n'empêche de les présenter de nouveau.
Aujourd'hui, on semble enfin prendre conscience de l'importance du phénomène du blanchiment. À cet égard, la Banque-carrefour des entreprises en Belgique est un modèle en ce qu'elle assure une veille sur les entreprises éphémères.
Du reste, je souhaite vous interroger sur les facilitateurs de la sphère légale et le blanchiment de basse intensité. On sait que l'hawala joue un important, mais ce n'est pas le seul dispositif concerné : n'oublions pas les cagnottes en ligne. Il a fallu trois ans pour assujettir ces dernières au contrôle de Tracfin. Relèvent-elles aussi de vos compétences, monsieur Collas ?
Par ailleurs, la DPJ dispose-t-elle des moyens humains pour lutter contre les commerces de rue illégaux qui prolifèrent ? On sait très bien que les activités qu'on chasse de tel ou tel endroit se reconstituent très vite ailleurs ; il s'agit d'une criminalité tentaculaire.
Cette commission d'enquête a pour objet de réactualiser les outils pour faire face à une criminalité extrêmement créative. Nous nous sommes heureusement emparés de la lutte contre le narcotrafic dans le cadre d'un travail parlementaire exemplaire, mais nous devons aussi combattre le reste de la criminalité organisée. Il reste beaucoup à faire, notamment sur le plan des moyens humains et techniques.
M. Laurent Nuñez. - La question des cagnottes en ligne est nouvelle pour moi. Ce que je peux vous dire, c'est que certains réseaux de blanchiment fonctionnement grâce à des systèmes de paiement en ligne.
La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic intéresse nécessairement les services de police, car elle embrasse l'ensemble de la criminalité organisée. C'est sans doute la première fois que, au travers d'un dispositif législatif qui concerne le narcotrafic, on discute de très nombreuses autres formes de criminalité : règlements de comptes, vols violents pour régler les dettes, séquestrations pour punir le membre d'un groupe qui n'a pas tenu parole, etc.
Les commerces illégaux peuvent être parfois extrêmement nombreux. Certains services de la préfecture ont le pouvoir de les faire fermer et de mener des investigations distinctes de celles qui sont conduites par la police judiciaire. Ces enquêtes de la préfecture relèvent de la police administrative classique ; elles peuvent porter sur le non-paiement des cotisations sociales, par exemple.
Des services de la DSPAP sont également mobilisés aux côtés de la DPJ.
Vous l'aurez compris, nous nous efforçons de travailler de manière coordonnée pour atteindre des objectifs communs, définis dans le cadre de réunions régulières auxquelles tous les services sont associés. La question des moyens humains ne se résume pas aux effectifs de telle ou telle brigade. C'est plutôt ce travail coordonné qui nous permet de traiter globalement des problèmes d'ampleur.
Dans mon propos liminaire, j'ai décrit les formes de blanchiment les plus répandues, mais j'ai oublié d'évoquer les réseaux de criminalité organisée qui interviennent sur le marché des objets d'art.
M. Denis Collas. - La DPJ s'est rapprochée des entreprises qui surveillent les cagnottes en ligne. Les vecteurs de blanchiment changent souvent : il y a quelques années, l'utilisation de cartes téléphoniques prépayées a généré des millions d'euros de chiffre d'affaires. On peut également citer le trafic de bijoux, de montres et de maroquinerie.
Les cagnottes en ligne permettent aux blanchisseurs de conserver leur anonymat et d'agir rapidement. Pour l'heure, ma sous-direction n'a toutefois pas été saisie d'affaires de blanchiment qui reposent sur leur utilisation.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - J'ai consacré un chapitre aux cagnottes en ligne dans mon livre intitulé L'Argent du terrorisme. En vertu d'une directive européenne, ces dernières sont désormais soumises aux obligations de déclaration de soupçon. Quelle vision avez-vous de ce phénomène ?
M. Laurent Nuñez. - En effet, les réseaux criminels terroristes recourent à des cagnottes en ligne et à des sites de prépaiement. En revanche, je n'ai pas connaissance de l'utilisation de tels procédés en matière de blanchiment.
M. Denis Collas. - La Brif accomplit la moitié de son travail sur la base des signalements de Tracfin et l'autre moitié avec des informateurs, qui sont au nombre de quarante-quatre. Grâce à cette méthode d'organisation, cette brigade, dont la taille est pourtant modeste et qui opère uniquement à Paris et dans la petite couronne, traite les dossiers d'une façon beaucoup plus rapide et complète que Tracfin, même si celui-ci sait se montrer réactif.
Vous avez raison de parler des moyens humains. Il faut former davantage d'agents, mais cela suppose de mener un travail difficile. C'est la raison pour laquelle les agents des impôts qui travaillent en lien avec nos services sont précieux. Ils possèdent un vrai savoir-faire et ont une autre approche des dossiers ; en outre, ils assurent des tâches de recouvrement. Nous ne disposons que de six d'entre eux, ils représentent 15 % des agents détachés dans les services de police et assurent 30 % du recouvrement. La collaboration étroite entre plusieurs services est très utile pour lutter contre le blanchiment, y compris au sein des groupes interministériels de recherche (GIR).
Cette criminalité doit être abordée sous différents aspects. L'économie réelle, qui peut générer de l'argent sale, doit être aussi combattue. L'argent issu du trafic de stupéfiants ne pourrait pas être recyclé si le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP) et la restauration, qui fonctionnent grâce au travail au noir, n'avaient pas besoin d'autant de liquidités.
Il est étonnant que les infractions financières en bande organisée ne puissent donner lieu à des gardes à vue plus longues, lorsque des suspects sont appréhendés. Quand la Brif démantèle un réseau, une quinzaine de personnes peuvent être placées en garde à vue simultanément. Or la police ne dispose que de quarante-huit heures pour mener ses interrogatoires. Le même délai s'applique dans les enquêtes pour corruption. Ainsi, la police préfère souvent arrêter les suspects pour complicité de trafic de stupéfiants, car la garde à vue peut alors durer jusqu'à quatre-vingt-seize heures.
Du reste, la Brif ne perçoit pas forcément les infractions sous-jacentes, alors que l'argent est souvent mêlé sur les plateformes. Dans ces conditions, il est difficile de dire s'il s'agit d'un blanchiment de proxénétisme ou d'un trafic de cigarettes, par exemple.
M. Grégory Blanc. - Les acteurs de la corruption opèrent forcément à la frontière entre l'économie réelle et l'économie illicite. Monsieur le préfet, vous accomplissez vos missions sur le périmètre de Paris. Vous savez donc que cette ville concentre les grandes professions, comme les avocats, qui peuvent parfois servir d'intermédiaires dans les opérations de blanchiment.
Compte tenu des moyens dont vous disposez, comment appréhendez-vous ce phénomène, qui relève non seulement de l'activité locale, mais aussi de l'activité nationale ?
M. Laurent Nuñez. - Le rayon d'action de ma préfecture est territorial et se limite l'agglomération parisienne. En revanche, la DPJ, entre autres services, a des compétences à l'échelle nationale. Paris concentre en effet les grandes entreprises et les grands cabinets d'avocats, mais cela n'a aucune incidence sur la capacité d'action de la préfecture, d'autant que celle-ci entretient des relations très fluides avec les autres services de police, telle que la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ).
M. Grégory Blanc. - Comment assurez-vous le contrôle des intermédiaires qui peuvent être sujets à corruption ? Il est facile de surveiller les commerces sur le terrain, contrairement à certains professionnels ou agents publics, d'autant qu'ils sont nombreux à Paris, compte tenu de la taille de la ville et des activités qui y prospèrent.
Les renseignements sur certaines catégories de professionnels ne partent pas forcément d'observations sur le terrain, ce qui peut compliquer les choses.
M. Laurent Nuñez. - Encore une fois, l'échange d'informations sur les réseaux criminels entre tous les services de police est fluide, y compris en matière de délinquance financière.
Le ministre de l'intérieur a raison de souligner le risque de corruption des officiers de police dans le domaine du trafic de stupéfiants ; certains agents ont été pris la main dans le sac. Lorsque j'étais à la tête de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), un agent placé sous mon autorité avait été arrêté parce qu'il revendait des informations inscrites sur nos fichiers à des groupes criminels. Ces derniers avaient pu, grâce à cette transaction, commettre des faits extrêmement graves.
Toutefois, ces cas sont très rares et le phénomène de corruption des agents publics demeure limité, surtout en matière de blanchiment. Le risque existe toujours et nous y sommes très attentifs. Plus les réseaux prennent de l'importance, plus ils ont intérêt à corrompre nos agents pour obtenir des informations ou éviter des contrôles.
Les cas de corruption des conseils juridiques ne relèvent pas de nos compétences, mais en effet, il est clair que certains d'entre eux contribuent à mettre sur pied des sociétés servant de relais à des opérations de blanchiment.
M. Denis Collas. - Il n'y a pas de cas de corruption d'agents publics en matière de blanchiment. En revanche, la profession bancaire est particulièrement exposée. Certains employés de banque sont corrompus ou complices des circuits de blanchiment. Ils peuvent ouvrir des comptes et consentir des prêts, entre autres. Ils profitent d'ailleurs d'une certaine latitude, car ils peuvent cacher leurs chiffres à leur hiérarchie.
M. Laurent Nuñez. - Ce phénomène de corruption n'est pas propre à Paris. Sur ma zone de compétence, c'est plutôt la police judiciaire qui traite ces affaires. Dans la majorité des cas, les employés de banque arrêtés pour des faits de corruption créent de faux comptes pour des clients inexistants à des fins d'enrichissement personnel. Dans un cas sur cinq, ils prêtent assistance aux réseaux de criminalité organisée. Cette forme de corruption existe, d'ailleurs, la DPJ a fait une belle affaire il y a quelques jours, en arrêtant plusieurs suspects, mais elle n'est pas très répandue.
M. Pascal Savoldelli. - Comment travaillez-vous avec les élus locaux pour combattre le blanchiment ? Les élus peuvent procéder à une déclaration de soupçon afin d'alerter la police sur des montages qui semblent anormaux.
Dans beaucoup d'endroits, notamment à Paris et dans la petite couronne, les locaux loués dans le cadre d'un bail commercial sont laissés volontairement vides afin de blanchir des sommes d'argent parfois considérables. Pour combattre ce fléau, les élus peuvent alerter les commissariats, qui demeurent un service de proximité. Au-delà, ils manquent d'information et d'accompagnement pour s'adresser à d'autres autorités.
M. Laurent Nuñez. - Le travail avec les élus est, par définition, un travail de proximité. Les élus n'ont pas vocation à saisir directement la DPJ. Néanmoins, ils peuvent informer les commissariats et les autorités préfectorales locales.
On se demande comment certains commerces peuvent continuer à exister. À Paris et dans les trois départements de la petite couronne, les signalements en provenance du terrain sont nombreux.
La question que vous posez est celle du retour d'information. Les élus connaissent bien leur territoire et leur déclaration de soupçon est souvent fondée. Celles-ci peuvent donner lieu à l'ouverture d'une procédure judiciaire ; des services spécialisés s'occupent du dossier et le parquet est saisi. Les investigations sont parfois longues, car, à cette occasion, on peut découvrir l'existence d'un bien plus grand nombre de commerces suspects.
Se pose aussi la question du retour vers l'élu qui a donné l'information. Dans ce domaine, les choses sont plus difficiles. En Seine-Saint-Denis, où la criminalité nous préoccupe très fortement en ce moment, je m'efforce de tenir les élus informés de notre action. Je fais tout pour les rassurer, mais mes fonctions m'obligent à rester discret.
Je les remercie de leur vigilance, cependant, car c'est souvent à partir de leurs signalements que la DPJ et le parquet parviennent à identifier des réseaux et des noms, ce qui conduit souvent à des interpellations.
Nous avons besoin de toutes les remontées de terrain possible. Le continuum de sécurité que le ministre de l'intérieur appelle de ses voeux passe non seulement par l'action de la police sur la voie publique, mais aussi par les signalements. Ces derniers sont d'ailleurs également précieux en matière de lutte contre le terrorisme.
Mme Nadine Bellurot. - Certains montages sont dissimulés derrière des sociétés en cascade. Quelles sont vos suggestions pour réformer le droit des sociétés et ainsi mieux appréhender les criminels ?
M. Laurent Nuñez. - Compte tenu de mes fonctions, je n'ai pas le nez dans les investigations, mais je sais que ces montages sont les plus difficiles à casser. Tracfin peut utiliser des procédures pour geler une situation.
M. Denis Collas. - La procédure de circuit court en lien avec les greffes des tribunaux est en train d'être généralisée. Elle donne de bons résultats puisqu'elle permet de saisir immédiatement l'argent des sociétés en sommeil.
En matière de droit des sociétés, les tribunaux peuvent prononcer une interdiction de gérer lorsqu'un contrôle conduit à détecter un gérant de paille. Reste que la lutte contre les sociétés frauduleuses est un puits sans fond, surtout que la liberté d'entreprendre complique les choses.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic donne aux maires un certain nombre de pouvoirs et d'outils, tout en veillant à ne pas trop les exposer, car ils se trouvent aux premières loges lors d'éventuelles représailles. Ainsi, n'aurait-on pas intérêt à mettre en place d'un système de communication et d'information à destination des maires, via nos préfectures ? Ce faisant, nous agirions dans le même esprit que la politique de grande proximité qui avait été conduite lors des attaques terroristes de 2015. Il me semble que les maires seraient alors davantage incités à alerter les préfets sur des situations suspectes, même si leurs signalements ne sauraient remplacer le renseignement territorial. Les élus locaux sont très allants sur les questions de sécurité ; à cet égard, je vous renvoie au travail qu'a entrepris le maire d'Alençon dans un certain nombre de quartiers.
M. Laurent Nuñez. - Vous avez raison de citer l'action des élus locaux. Le ministre de l'intérieur a demandé aux préfets de mettre en place des plans de rétablissement de la sécurité du quotidien, qui associent directement les élus. Ces plans débouchent sur des actions concrètes menées sur le terrain en lien avec les services de l'État, ou de manière autonome.
Vous posez la question de l'organisation des remontées d'information. Les élus ne savent pas toujours à qui faire part des informations qu'ils recueillent sur le terrain. Voilà pourquoi je suis favorable à une meilleure sensibilisation des acteurs locaux sur la nécessité de procéder à des signalements et sur les types de comportements qui doivent éveiller l'attention.
M. Pascal Savoldelli. - Attention toutefois, plus on assure la montée en gamme de la formation pour les élus, plus on aide l'infime minorité d'élus qui considèrent que l'on peut faire de la politique avec du clientélisme !
M. Raphaël Daubet, président. - Nous remercions M. le préfet et M. le sous-directeur pour leur venue.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 00.