- Mardi 4 mars 2025
- Audition de MM. Fabrice Arfi, journaliste (Médiapart) et Frédéric Ploquin, journaliste (indépendant)
- Audition de Mme Anne Michel et MM. Jérémie Baruch et M. Maxime Vaudano, journalistes (Le Monde)
- Audition de MM. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris, Nicolas Guidoux, chef de l'Office nationale anti-cybercriminalité (OFAC), et Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale
- Mercredi 5 mars 2025
- Jeudi 6 mars 2025
- Audition de M. Antoine Magnant, directeur de Tracfin (à huis clos)
- Audition de M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude et Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances
- Audition de Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur
- Audition de M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur
- Audition de M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses et des jeux du ministère de l'intérieur
Mardi 4 mars 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Audition de MM. Fabrice Arfi, journaliste (Médiapart) et Frédéric Ploquin, journaliste (indépendant)
M. Raphaël Daubet, président. - Nos auditions d'aujourd'hui doivent nous permettre de recueillir le témoignage de plusieurs journalistes ayant travaillé sur la question de la délinquance financière.
En effet, que ce soit en matière de fraude fiscale ou de blanchiment, c'est souvent la presse qui, à partir de documents rendus publics par des lanceurs d'alerte, a pu mettre à jour des mécanismes internationaux de fraude ; ce travail a parfois mobilisé des consortiums internationaux de journalistes d'investigation.
Il nous a donc semblé important d'entendre ceux qui ont pu conduire ces enquêtes et de profiter de leur analyse sur les failles du système actuel. Nous entendons tout d'abord M. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, et M. Frédéric Ploquin, qui, après avoir travaillé pour Marianne, est désormais journaliste indépendant.
Monsieur Arfi, vous avez publié plusieurs enquêtes et ouvrages, parmi lesquels je citerai D'argent et de sang, paru en 2018, sur la fraude à la TVA sur les quotas carbone. Monsieur Ploquin, vous avez publié de nombreux ouvrages sur la criminalité organisée, la police et la justice ; vous vous êtes notamment intéressé, en 2021, aux narcotrafiquants français et à leurs méthodes.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Fabrice Arfi et M. Frédéric Ploquin prêtent serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite à nous présenter votre expérience dans un propos liminaire, après quoi Mme la rapporteure et les membres de notre commission d'enquête pourront vous adresser leurs questions.
M. Fabrice Arfi, journaliste. - Je veux d'abord vous remercier de l'attention que vous portez à nos travaux. Cela fait toujours plaisir de constater la curiosité d'une assemblée parlementaire envers ce que nous faisons, et c'est toujours un honneur que de répondre à une telle invitation quand on est attaché au pouvoir de contrôle de l'action des pouvoirs publics que la Constitution confie au Parlement.
Je ne saurais être exhaustif sur les thématiques qui vous occupent ; je ne peux que vous faire un retour d'expérience depuis ma petite lucarne. Je suis journaliste depuis vingt-cinq ans et cela fait dix-sept ans que je travaille pour Mediapart, où je dirige maintenant un service d'investigation. Je m'y suis attaché à mener des enquêtes sur les phénomènes de délinquance financière, d'atteinte à la probité, ou de corruption au sens large. Ce laboratoire d'époque nous permet de mieux comprendre le monde tel qu'il est.
Pour bien poser la situation qui s'impose à nous, citoyennes et citoyens français, il faut rappeler - ne voyez pas là une provocation de ma part - que deux Présidents de la République successifs - Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy - et deux Premiers ministres - Alain Juppé et François Fillon - ont été définitivement condamnés pour des atteintes à la probité ; je ne vois pas d'équivalent à cette situation dans les démocraties occidentales modernes. Il ne faut pas nous détourner de ce miroir : c'est en s'efforçant de résoudre les problèmes les plus difficiles que l'on grandit.
Que les noms que j'ai cités ne vous fassent pas croire que je ne vise que la droite : je n'ai aucune difficulté à évoquer le cas de Jérôme Cahuzac, ministre du budget et fraudeur fiscal, ou encore, toujours sous la présidence Hollande, Jean-Christophe Cambadélis, qui a pris la tête du Parti socialiste alors qu'il avait été deux fois condamné définitivement pour des atteintes à la probité. On pourra aussi évoquer les affaires concernant la France insoumise et le Rassemblement national.
On ne peut pas non plus, dans un tel bilan, faire l'économie d'un regard sur la présidence d'Emmanuel Macron, que l'on peut d'ailleurs voir comme un enfant de l'affaire Fillon... Il a largement mené sa campagne de 2017 sur le thème de la moralisation de la vie publique, sur la nécessité de mettre un terme au sentiment d'iniquité en la matière. On entend régulièrement de telles promesses, souvent oubliées une fois leur auteur lové dans le fauteuil de Président de la République !
Ainsi, Emmanuel Macron assurait en mars 2017 qu'un ministre mis en examen devrait démissionner, en vertu de la jurisprudence - certes purement politique - Bérégovoy-Balladur. Certes, on peut disserter sur les relations à établir entre le principe de précaution et la présomption d'innocence. Toutefois, force est de constater aujourd'hui qu'une ministre de plein exercice va être jugée pour corruption ; le secrétaire général de l'Élysée, mis en examen, va probablement être renvoyé devant un tribunal correctionnel pour des faits de prise illégale d'intérêts. Enfin, ce qu'on a appelé l'affaire Dupond-Moretti a constitué une griffure : le garde des sceaux a été absous par la Cour de justice de la République, que beaucoup, parmi les politiques eux-mêmes, considèrent comme un furoncle démocratique, un tribunal d'exception, presque unique au monde, où le monde politique se juge lui-même. Je ne connais pas un juriste qui ne discute pas cette relaxe de M. Dupond-Moretti.
La délinquance financière, la corruption, par définition, c'est la rencontre du pouvoir et de l'argent ; cela concerne assez peu les nécessiteux. Je constate que les personnes mises en cause sont des gens puissants, dotés de réseaux médiatiques, financiers et politiques. Ils ont la capacité d'imposer un narratif dans la conversation publique sur ces affaires. Ainsi, un ancien Président de la République mis en examen a pu passer 27 minutes à se défendre sur le plateau du 20 heures de TF1, puis, quand il a été mis en examen dans une autre affaire, 45 minutes sur BFMTV. C'est très bien qu'une personne mise en cause puisse se défendre, mais je doute que les chaînes en question aient consacré autant de temps à expliquer, avec les prudences d'usage, les faits de ces dossiers.
On constate dans ces affaires un renversement de perspective qui me sidère et me scandalise. Souvent, ceux-là mêmes qui réclament la tolérance zéro pour la délinquance du quotidien, quand ils sont interrogés par les médias sur de telles affaires d'atteinte à la probité, y font le procès de la justice ! Le problème, ce serait les policiers, les gendarmes, les douaniers, les procureurs, les juges d'instruction qui enquêtent en la matière, qui s'attaquent à l'ordre établi. L'ancien Président que j'ai déjà évoqué a tout de même comparé l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) à la Stasi est-allemande et a nommément attaqué les juges d'instruction !
J'ai participé à des émissions TV où l'on me demandait : Faut-il supprimer le parquet national financier ? On laisse entendre, au sein même du milieu médiatique, que ce serait un organe militant. Ces discours de populisme antijudiciaire sont bien connus : ce sont ceux des partisans de Bolsonaro, de Trump, de Berlusconi ou de Netanyahu. Je pense aussi à l'affaire des détournements présumés de fonds du Parlement européen au profit du Rassemblement national, qui n'a jamais intéressé la presse jusqu'à ce que Marine Le Pen décide d'en faire un événement, au lendemain des réquisitions du parquet. Elle a le droit d'aller se défendre sur TF1, mais, là encore, le fond du dossier, le devenir de 5 millions d'argent public, de notre argent, n'a pas été abordé : on préfère laisser l'intéressée crier au scandale et reprendre les vieilles antiennes du gouvernement des juges, contraire à la démocratie.
Je propose pour ma part de décentrer notre regard et d'imaginer qu'il est question d'un autre type de délinquance. Ainsi, lorsque les services de police spécialisés procèdent à une saisie massive de cocaïne, entend-on dans les médias suggérer qu'il faudrait supprimer la brigade des stups ? Je ne crois pas ; au contraire, les ministres viennent se faire prendre en photo devant la drogue saisie... En revanche, les policiers qui font tomber des corrompus ou des fraudeurs fiscaux ne bénéficient d'aucun égard. Au contraire, on les considère comme les agents de je ne sais quel complot fantasmatique. Certes, la police et la justice peuvent faire des erreurs, mais ceux qui dénoncent à l'envi le tribunal médiatique n'ont aucun scrupule à se livrer en la matière au conspirationnisme. Nos concitoyens peuvent en tirer le sentiment, très dangereux, que la loi n'est pas la même pour tous. Ceux qui exigent à raison la répression de la criminalité répugnent trop souvent à voir les flammes judiciaires s'approcher de la délinquance financière, celle de leur propre milieu.
J'écrivais cette nuit la chronique du procès des financements libyens de la campagne de 2007, que je trouve très significatif. L'instruction de cette affaire a duré dix ans. On a souvent affirmé qu'elle a requis des moyens considérables, des montants inédits d'argent public, mais la réalité est que, dix ans durant, pas un seul policier n'a été affecté à temps plein à cette enquête ! Cela dit quelque chose de la saturation des services, notamment l'OCLCIFF, chargés de mettre à jour ce type d'affaires. Et pourtant, ils y parviennent ! On peut voir le verre à moitié plein - la justice demeure indépendante et fait ce qu'elle peut pour mener de tels dossiers à leur terme - ou le verre à moitié vide : ses moyens restent faibles et aucune conclusion n'est tirée, collectivement, de ces affaires. On n'y voit que des faits divers financiers plus ou moins spectaculaires, on s'intéresse au sort de telle ou telle personnalité mise en cause, on n'y voit qu'un rhume de la démocratie quand il s'agit de quelque chose de bien plus grave, d'un cancer susceptible de dévorer la démocratie. On sait depuis Cicéron que la corruption peut faire tomber des civilisations !
Cette délinquance a un coût considérable, concret, pour la société. La richesse ainsi détournée échappe à la Nation, aux citoyennes et aux citoyens, aux services publics. Or peu d'études précises, notamment universitaires, sont menées en France sur le coût de la corruption, à l'inverse d'autres pays. On s'y intéresse aux États-Unis depuis la crise de 1929.
Ce coût n'est pas seulement financier ; il est aussi démocratique. Il faut lutter contre le sentiment du « tous pourris ». Pourtant, il est entretenu par l'impression qu'il subsiste une justice à deux vitesses, que certaines délinquances mènent en prison et d'autres non. Je ne réclame pas que l'on envoie tout le monde en prison, mais ce sentiment d'inégalité devant la loi inspire des mouvements qui se développent, de manière désordonnée, depuis plusieurs années en France.
Mes propos sont objectivés par des éléments concrets. Le ministère de l'intérieur a publié pour la première fois, il y a un an et demi, un rapport statistique sur les atteintes à la probité. Entre 2016 et 2021, ces affaires ont augmenté de 28 %. Cette explosion n'a pourtant suscité aucun débat politique et médiatique. Imaginez ce qui se passerait si le ministère de l'intérieur constatait une hausse de 28 % des cambriolages ou des accidents de la route ! Didier Migaud a certes annoncé un projet de plan national de lutte contre la corruption et les atteintes à la probité, mais il n'est pas resté longtemps garde des sceaux.
Je rappellerai aussi que la France a perdu cinq places dans le dernier classement de l'indice de perception de la corruption, publié par l'ONG Transparency International ; la France, patrie de la Déclaration des droits de l'homme, n'est plus que vingt-cinquième dans ce classement. Le risque de ne plus contrôler la corruption est désormais bien réel, nous avertit cette ONG. Selon une fable, plus philosophique que scientifique, une grenouille restera dans une eau que l'on chauffe progressivement, au risque d'y périr, alors qu'elle aurait fui tout de suite une eau d'emblée bouillante. Ne soyons pas de telles grenouilles ! La délinquance financière et les atteintes à la probité ne doivent pas être des hochets pour la droite quand il y a des affaires de gauche et pour la gauche quand il y a des affaires de droite. Il faut songer au bien commun et remédier à cette tragédie, qui alimente la fatigue démocratique constatée dans les urnes.
M. Frédéric Ploquin, journaliste. - J'observe ces phénomènes depuis une quarantaine d'années. Dans ma pratique de la chronique policière, j'ai toujours veillé à m'intéresser aux criminels autant qu'aux policiers, à avoir des sources dans les deux camps. J'ai voulu me confronter aux acteurs criminels, des gangsters aux petits délinquants, car on apprend d'eux au moins autant que de la police.
Combien de policiers en France sont techniquement à même de lutter contre le blanchiment ? Je constate une grande misère de la police en la matière. On m'a dit que 860 policiers enquêteurs sont suffisamment compétents pour comprendre les systèmes de blanchiment contemporains, ce qui est tout de même assez peu. Par ailleurs, il faut en moyenne sept ans entre le démarrage d'une enquête financière et le jugement, tant ces affaires sont complexes, voire impénétrables pour le commun des policiers. On se plaint souvent que les délais de la justice empêchent les petits délinquants de bien saisir le sens de leur peine ; si tel est le cas, les acteurs de la corruption le comprendront encore moins !
Je trouve votre démarche assez courageuse, au vu de l'histoire de la lutte contre la délinquance financière. Un mouvement international est né dans les années 1980 de la prise de conscience de l'importance des impacts sociaux, économiques et politiques de la corruption et du blanchiment. C'est dans ce contexte qu'a été créé en 1990, par Pierre Joxe, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Ce fut un événement : bien des policiers se sont dit alors que la matière financière pourrait devenir noble. Jusqu'alors, elle faisait plutôt office de repoussoir : l'élite de la police judiciaire, c'étaient les cow-boys qui s'attaquaient aux braqueurs, les enquêteurs chargés des affaires financières étant plutôt vus comme des gratte-papiers, des ronds-de-cuir de la police, privés des planques, de l'adrénaline de l'antigang. Les conséquences de cet état de fait se font encore sentir aujourd'hui.
La création de l'OCRGDF n'en a pas moins été suivie d'effets. Une affaire a été mise au jour, puis une autre, et encore une autre : or, au fur et à mesure, ces enquêtes, d'abord concentrées sur, par exemple, l'argent sale des trafiquants de drogue colombiens en France, ont permis aux policiers de découvrir que les acteurs du blanchiment étaient les mêmes qu'il s'agisse d'argent de la drogue, de fraude fiscale, ou de bénéficiaires de rétrocommissions dans les grandes ventes d'armes. Dès lors, en enquêtant sur les premiers, on risquait vite de tomber sur des cols blancs et même sur les grands dirigeants d'entreprises et la classe politique française. Ces policiers ont vite eu peur pour leurs médailles et leurs promotions ! En 1993, le nouveau ministre de l'intérieur, Charles Pasqua, a remis sévèrement à sa place l'OCRGDF, qui montait alors en puissance. Sous couvert de promotions, on l'a privé de son chef, de ses meilleurs spécialistes. Cet épisode a généré beaucoup d'amertume chez les policiers de cet office. Il faut s'en souvenir quand on analyse les capacités actuelles de lutte contre l'argent sale dans notre pays.
Il y a quelques années seulement, Gérald Darmanin, alors ministre de l'intérieur, s'en est pris à la police judiciaire, peut-être à la demande de l'Élysée. Cette aristocratie de la police ne travaillerait pas assez, ses missions coûteraient trop cher ! Ce discours a justifié un relatif démantèlement de la police judiciaire, conduisant à un affaiblissement, sensible aujourd'hui, des spécialistes de la lutte contre la délinquance, notamment financière, puisque c'est la plus compliquée à traquer. On s'est tiré une balle dans le pied, au prétexte que les Français s'intéressent moins à ces grandes affaires qu'aux cambriolages ou à la petite délinquance. Cette réorganisation de la police judiciaire n'est pas une bonne nouvelle, sauf pour les blanchisseurs d'argent sale et les trafiquants de stupéfiants. Il reste les offices centraux, dont la puissance demeure à peu près intacte, mais c'est l'arbre qui cache la forêt, car le maillage territorial très fin sur lequel ils pouvaient s'appuyer a été très affaibli. On est donc sur une pente décroissante pour ce qui est du savoir-faire des policiers et des gendarmes en matière de délinquance financière.
J'en viens à la pratique actuelle du blanchiment d'argent, qui allie des méthodes fort anciennes à des techniques éminemment contemporaines, celles de la technologie financière, ou Fintech. Aujourd'hui, si les grandes banques sont relativement contrôlées en France, à la différence de l'Espagne, des Pays-Bas ou du Luxembourg, sans parler des banques chinoises, la Fintech est en revanche complètement hors de contrôle. Un policier spécialisé m'a récemment expliqué que le monde virtuel offre des possibilités colossales aux blanchisseurs d'argent. En cinq minutes, avec quelques téléphones portables, on peut faire disparaître beaucoup d'argent au moyen de quelques sociétés virtuelles et d'une vingtaine de comptes dans le monde entier. Le blanchiment, c'est comme un caillou jeté dans l'étang : les ondes s'estompent très vite. Il est presque impossible de retrouver le fil quand un maillon nous échappe.
Il faut s'intéresser à ces technologies, mais aussi aux techniques ancestrales toujours utilisées dans l'économie informelle, notamment pour l'envoi d'argent par les diasporas en France vers les pays d'origine. Les techniques dites de « compensation » permettent des transferts de fonds sans mouvement concret d'argent à travers les frontières.
Toutes ces méthodes sont employées par les trafiquants de stupéfiants, dont l'activité tentaculaire alimente aussi la corruption. Pour le transport et la distribution de drogue, ils corrompent des avocats, des élus locaux, des policiers, des douaniers, des bagagistes... La drogue est au coeur de la criminalité actuelle, et son argent est aussi partout, ce qui fait aussi augmenter le nombre d'atteintes à la probité. Or il semble que le terrain leur est assez favorable en France ; peu de barrières subsistent et beaucoup de gens basculent ; j'ai en tête le cas d'un tout jeune docker du Havre, passé au service des trafiquants. La corruption se répand sur tout le territoire, et l'économie informelle fait vivre beaucoup de monde, même si nous ne sommes pas dans la situation de la Grèce ou de l'Italie.
L'argent généré chaque année par le trafic de drogue s'élèverait à quelque 5 milliards d'euros ; si une fraction en disparaît très vite à l'étranger, une bonne partie est employée en France. Le blanchiment s'effectue à tous les niveaux : du plus haut, de l'immobilier à Tanger ou à Dubaï, jusqu'au plus bas, avec de petites boutiques. Certains jeunes entrés encore mineurs dans le crime rêvent de le quitter en ouvrant un kebab ou une crêperie... L'argent sale est partout, il rentre dans l'économie réelle et attire tous types d'acteurs, surtout en période de crise. Alors, bon courage pour vos investigations !
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie de vos exposés fort stimulants.
Monsieur Arfi, vous dressez un tableau extrêmement lucide des atteintes à la probité, qui minent notre démocratie. Vous dites que c'est la rencontre du pouvoir et de l'argent et vous nous mettez en garde contre leurs conséquences. Pourtant, on observe une évolution très importante du cadre légal depuis quelques années. La France et l'Union européenne ont pris des mesures contre les paradis fiscaux, Tracfin a été renforcé, le parquet national financier (PNF) a été créé. Récemment, nous avons voté la loi sur le narcotrafic. Notre démocratie a la volonté de se prémunir contre ces dangers. Pourquoi cela ne marche-t-il pas ? Est-ce dû à l'alliance de techniques rudimentaires et d'une Fintech plus fine, ou plutôt à notre difficulté à appréhender les modes opératoires de ces délinquants ?
M. Fabrice Arfi. - Je ne veux pas donner l'impression de peindre une situation qui serait totalement sombre. Il y a évidemment eu des évolutions législatives et institutionnelles. Depuis les années 1980, quand la question des affaires a surgi dans la chronique publique, un grand nombre de lois et de décrets ont été pris, mais - petite nuance - toujours dans le sillage d'une affaire qui a ému l'opinion publique. Le PNF a été créé après l'affaire Cahuzac, que nous avons révélée. C'est parce que cette affaire a suscité un émoi populaire et que le pouvoir politique en avait l'épée dans les reins qu'il a été décidé de vraies évolutions : création du PNF, de l'OCLCIFF, qui jusque-là n'était qu'une division de l'OCRGDF, et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ; enfin, vote de deux nouvelles lois de lutte contre la fraude fiscale. C'est une évolution indéniable, mais qui n'était pas prévue dans le programme présidentiel.
Ces affaires posent une question politique et même culturelle.
Grâce à l'affaire UBS, le secret bancaire a quasiment disparu en Suisse. Des dispositions ont été prises à l'échelle européenne pour lutter contre un certain nombre de systèmes de prévarication et d'opacification des flux financiers.
Mais - pardonnez mon ton provocant - ce n'est pas parce que l'on passe de l'âge de pierre au moyen-âge que l'on est au niveau. Le crime financier, qui est d'ailleurs seulement un délit, s'adapte toujours, et il a les moyens de s'adapter vite. C'est un écosystème général, entre volonté politique, force des lobbies, sentiment d'impunité, mobilité des paradis fiscaux, faiblesse des contre-pouvoirs, ou encore manque d'appétence médiatique pour ces questions dans notre pays, où l'essentiel des médias appartient à des capitaines d'industrie qui ont eux-mêmes, pour nombre d'entre eux, affaire à la justice financière.
J'entends toujours que ces affaires sont compliquées. Je ne comprends pas cet argument. Notre métier de journaliste est de rendre accessible ce qui est compliqué. Surtout, on n'a pas de problème à faire des émissions spéciales sur les obligations de quitter le territoire français (OQTF), alors même que le droit administratif des étrangers est très compliqué.
Le crime s'adapte. Pendant très longtemps, la Mecque des paradis fiscaux était la Suisse. Des lois, des dispositions internationales ont changé cela. Eh bien, maintenant, c'est ailleurs ! Ainsi, Dubaï est un trou noir absolu qui ne coopère pas judiciairement.
On a peut-être un biais, dans notre façon de lutter institutionnellement contre ce système, que j'appellerais le syndrome des silos, qui sépare les stups des crimes de sang, de la criminalité organisée, du financier, comme s'il n'y avait pas de phénomène d'hybridation. Mon livre D'argent et de sang, sur l'affaire des quotas carbone, relate une histoire incroyable d'hybridation entre le crime des bandits et celui des cols blancs. Ce phénomène concerne aussi des responsables publics. Michel Tomi, surnommé le parrain des parrains, l'un des inventeurs du concept de Corsafrique, avait des liens à la fois avec la mafia, le monde des jeux et le monde politique. Il a été condamné dans une affaire qui concernait un ancien ministre. L'un des prévenus de l'affaire des financements libyens, Alexandre Djouhri, présumé innocent, incarne à lui seul ce phénomène d'hybridation.
Les services enquêteurs de la gendarmerie, de la police, des douanes et des parquets spécialisés s'attachent à un type de délinquance et coopèrent peu entre eux pour partager l'information et dégager une vision d'ensemble. Or on ne peut pas lutter contre le narcotrafic si l'on ne s'attaque pas à ses finances. Se limiter aux saisies ne sert à rien ! Il faut enquêter dans l'autre sens, en remontant les flux financiers. L'argent est le nerf de la guerre. Tant que l'on n'a pas de prise de conscience globale, on pourra toujours, en pointilliste, apporter çà et là une amélioration, mais on ne réglera pas le problème.
Imaginez ce que l'accession à la présidence de la première puissance mondiale d'une personne qui a si peu de morale et d'éthique donne à l'échelle diplomatique. Pensez-vous que ce qui se passe entre la Russie et les États-Unis n'a pas de lien entre les intérêts privés des uns et des autres ? Donald Trump vient de décider la fin de la transparence sur les bénéficiaires économiques aux États-Unis. Savoir qui est derrière les sociétés est l'un des premiers outils de lutte contre la délinquance.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci pour vos exposés. Après le travail remarquable du Sénat sur le narcotrafic, nous poursuivons le travail. S'attaquer à la délinquance financière, la criminalité organisée et la violation des sanctions internationales permet de suivre l'argent. Au coeur de notre sujet, il y a cinquante nuances de blanchiment, voire plus.
Monsieur Arfi, nous vous avions reçu en octobre 2013, à l'occasion de la commission d'enquête rapportée par Éric Bocquet sur la fraude et l'évasion fiscale. Au Sénat, pas de mithridatisation : nous poursuivons le combat, certes inégal. Il a fallu quatre ou cinq ans pour endiguer la fraude à l'arbitrage des dividendes, un vrai scandale ; cinq ans pour réduire le verrou de Bercy. Nous avons mené des combats pour plus de transparence et continuons à en mener - à armes inégales, je vous le concède. Rendez-nous-en grâce.
La corruption fait partie du dispositif. Vous avez parlé des facilitateurs de tout ce blanchiment dans la sphère légale.
Au Parlement européen, 1,5 million d'euros en cash se sont retrouvés entre les mains de parlementaires, et l'affaire est complètement enterrée. En avez-vous des nouvelles ?
Hormis les moyens et la volonté politique, dont vous nous dites qu'ils sont insuffisants, quel outil mettre en place pour améliorer le travail contre le blanchiment ?
Donald Trump libère complètement les cryptoactifs, que l'administration Biden avait tenté de réguler. Les uns et les autres, nous manquons de formation sur ces nouveaux outils de la criminalité. Entre l'hawala, les cryptoactifs et l'intelligence artificielle, la question est extrêmement difficile...
M. Frédéric Ploquin. - Je ne connais pas suffisamment bien l'affaire du Parlement européen, mais je constate comme vous que l'on n'en a retenu qu'un petit scandale très vite retombé, sans prise de conscience réelle.
L'argent sale engendre un trouble social extrêmement important à tous les niveaux, à Bruxelles comme dans un quartier où une petite bande émerge et déstabilise considérablement le rapport au travail. L'argent sale bénéficie à moins de 5 % des habitants d'un quartier, mais fait des dégâts considérables, en déstabilisant tout le rapport à la société. Au plus haut niveau, il peut déstabiliser une élection présidentielle.
La lutte contre l'argent sale n'est pas valorisée - la création du PNF ne suffit évidemment pas. Les saisies comptent peu, car la drogue a peu de valeur : elle ne vaut que quelques centimes dans son pays de production. Pour l'évaluer, il faut ajouter au prix du produit celui de la corruption. Donc lutter contre la corruption, c'est, indirectement, s'attaquer aux stupéfiants.
La France, je le redis, ne compte que 860 enquêteurs spécialisés. Ils ne sont pas assez nombreux et vieillissent. Si les plus jeunes ne sont pas assez spécialisés, on est sur une mauvaise pente.
M. Fabrice Arfi. - J'imagine que les parlementaires entendent tout le temps parler de manque de moyens, mais on ne peut pas faire l'impasse là-dessus. À l'OCRGDF et à l'OCLCIFF, il manque des dizaines d'enquêteurs. Que l'on ne nous dise pas que cela coûte cher, puisque ces fonctionnaires rapportent beaucoup d'argent ! C'est un investissement et non un coût. Ces enquêtrices et enquêteurs rapportent un pognon de dingue !
La loi Sapin II de 2016 a introduit dans le droit français un concept, très anglo-saxon, de justice négociée. Je ne remets pas en cause la légitimité de ce vrai-faux « plaider coupable » des personnes morales, qui permet de récupérer très vite de l'argent qui manque au Trésor public : 3 milliards d'euros pour Airbus, 500 millions d'euros pour la Société Générale. Il y en a eu une bonne vingtaine, dont les ordonnances de validation sont disponibles sur le site du ministère de la justice.
Plusieurs spécialistes critiquent le recours accru aux conventions judiciaires d'intérêt public (CJIP), qui seraient une forme, en réalité, de dépénalisation de la justice financière, voire de démonstration d'une justice du pauvre. En effet, si la loi dit que ce n'est pas parce que cette convention est signée que les enquêtes sur les responsabilités individuelles s'arrêtent, je ne connais pas une grande affaire où ces enquêtes se sont poursuivies après la signature de la CJIP. Que cela signifie-t-il ? Que les atteintes à la probité sont chiffrables, que l'on fait payer aux actionnaires le coût des dérives des dirigeants, que l'on peut provisionner.
Pourquoi a-t-on tant recours aux conventions judiciaires d'intérêt public ? Précisément parce que l'on a de moins en moins d'enquêteurs et d'enquêtrices.
Cela relève d'une question culturelle, celle de la gratification de ce travail. S'il y a bien une lutte contre la délinquance qui est populaire, c'est celle-là. Pourtant, on laisse accroire que les magistrats seraient mus par autre chose que l'envie de faire respecter la loi. Ce ne sont pas les magistrats qui font la loi. C'est vous, les parlementaires ! Et quand les magistrats essaient de faire appliquer la loi dans les milieux financiers, on entend : « Vous êtes des Torquemada, c'est la république des juges ! »
Le Rassemblement national a été scandalisé que le parquet demande l'exécution provisoire d'une peine complémentaire d'inéligibilité. Mais, dans toutes les juridictions, il y a des exécutions provisoires avec des interdictions d'exercer pour tous les métiers : pompier, policier, architecte ou commissaire aux comptes !
La gratification me paraît absolument capitale. En effet, aujourd'hui, aller dans ces offices ne fait pas envie.
M. Hervé Reynaud. - Généralement, comme dans la série D'argent et de sang, on a un journaliste, un juge, un directeur d'administration ou un lanceur d'alerte, seul au monde, qui distille des informations pour aboutir à une affaire énorme. Cela donne le vertige ! Lors de vos enquêtes, vous êtes-vous dit : si on avait tel soutien, telle procédure, cela nous aurait facilité le travail ? Quel dispositif pour compléter notre arsenal ? On a le sentiment que la transparence est toujours plus forte et plus exigeante, au risque parfois de salir. Comment s'organiser structurellement pour contenir plus facilement ces dérives ?
M. Patrice Joly. - Ces échanges sont très enrichissants. On a des difficultés à évaluer le montant exact de cette délinquance financière. Quels sont les ordres de grandeur ?
Quelles sont les racines de cette délinquance financière, hormis la cupidité ? Dans une économie mondialisée, avec une concurrence redoutable, la question n'est-elle pas aussi d'obtenir des marchés ?
La décohésion sociale, avec des échelles de revenus disproportionnées, n'y participe-t-elle pas ?
M. Fabrice Arfi. - Je vois un invariant dans toutes ces affaires : le sentiment d'impunité. Qu'est-ce qui fait que Jérôme Cahuzac, fraudeur fiscal, accepte d'être ministre du budget quand François Hollande le lui propose ? C'est fascinant ! Il sait qu'il est fraudeur et il accepte d'être le ministre qui devra lutter contre la fraude. Qu'est-ce qui fait que Claude Guéant, définitivement condamné pour avoir détourné l'argent de la police, laisse traîner dans un secrétaire de son appartement la trace d'un virement de 500 000 euros qui provoquera sa perte dans l'affaire des financements libyens, dans laquelle il est présumé innocent ? C'est le sentiment d'impunité. Cette racine est très profonde.
La corruption serait un moyen d'obtenir des marchés dans une concurrence acharnée : je ne comprends pas cet argument. On ne se poserait pas cette question pour d'autres formes de crimes : ailleurs, les braquages sont autorisés, alors faisons de même !
M. Patrice Joly. - Ce n'était pas le sens de ma question !
M. Fabrice Arfi. - Je ne dis pas cela ! Je réponds à cet argument que j'entends beaucoup, qui est que si les autres versent des pots-de-vin, si nous-mêmes n'en versons pas, nous ne pouvons plus décrocher de marchés. Peut-être que la corruption peut aider à décrocher un marché, mais le poison instillé dans la relation économique et diplomatique, et la dépendance, le lien saumâtre entre le pays vendeur et le pays acheteur qui en résultent, ne sont pas sans conséquence. Dans un temps plus long, c'est absolument dramatique.
Il est dur de répondre sur le cadre structurel tant c'est vaste.
Je pense que le terme de transparence a été inventé par ceux qui n'en veulent pas, car il véhicule une forme de violence. Je préfère le terme de publicité, dans le sens de « rendre public ».
Nous, journalistes, ne sommes pas détectives. Ce que nous révélons n'a pas forcément vocation à être qualifié de délit. Nous levons des lièvres et d'autres s'en emparent. On ne peut pas juger la qualité du journalisme à l'aune des décisions judiciaires.
Cela étant, un problème structurel me semble être la non-indépendance du parquet en France. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime, depuis l'arrêt Medvedyev, que le parquet n'étant pas indépendant en France, on ne peut pas dire que les magistrats du parquet sont des magistrats. Je ne jette pas l'opprobre sur les procureurs, qui réalisent un travail extraordinaire, et qui, pour leur grande majorité, sont parfaitement indépendants dans leur tête. Je parle de l'indépendance institutionnelle. À chaque fois qu'il y a une affaire d'atteinte à la probité, il est très facile de dire : « le parquet, sous l'autorité de tel pouvoir politique, s'attaque à moi ». L'indépendance du parquet assainirait le rapport parfois pathologique que l'on a à la justice financière.
M. Frédéric Ploquin. - Considérer qu'il peut être mis fin au blanchiment de l'argent sale à l'échelle de la France, c'est comme croire que le narcotrafic peut se régler en se concentrant sur Champigny-sur-Marne. La France peut montrer l'exemple, mais les flux financiers débordent largement nos frontières. Un policier envoie une commission rogatoire à Rabat, à Alger, à Dubaï, à Hong Kong et attend une réponse : il attendra éternellement ! On ne peut pas penser la lutte contre le blanchiment à l'échelle de l'Hexagone. Pendant des années, les délinquants et criminels français ont investi en Espagne. Vous ne pouvez pas comprendre la flambée immobilière colossale de l'Andalousie, toutes ces villas de luxe, si vous ne savez pas que l'Espagne a largement ouvert ses portes à l'argent sale. Aux Pays-Bas, des trafiquants arrivent avec des valises de billets sans problème. À la mondialisation du trafic correspond une mondialisation des flux financiers.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci de nous donner tant de justifications du bien-fondé de cette commission d'enquête. Le blanchiment représente 3 % à 5 % du PIB, soit 2 000 milliards d'euros qui manquent à l'économie réelle. C'est un crime social, démocratique et économique. Il faudrait renforcer le name and shame, qui est évité par les conventions judiciaires d'intérêt public. Je veux vous rassurer : notre commission d'enquête se rendra hors de nos frontières.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci beaucoup pour vos témoignages et éclairages.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 30.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de Mme Anne Michel et MM. Jérémie Baruch et M. Maxime Vaudano, journalistes (Le Monde)
M. Raphaël Daubet, président. - Nous continuons à entendre le témoignage de journalistes qui ont enquêté sur la délinquance financière et le blanchiment en recevant Mme Anne Michel, M. Maxime Vaudano et M. Jérémie Baruch, tous trois journalistes au Monde.
Madame, Messieurs, vous êtes membres du pôle Enquêtes du Monde et vous participez aux travaux du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), qui a révélé la plupart des grands scandales en matière de criminalités financières ces dernières années, les différents Papers ou Leaks.
Avant de vous donner la parole pour nous faire part de votre expérience et de l'analyse que vous faites de la situation, de l'ampleur de la délinquance financière et des moyens d'y remédier, je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne Michel, M. Jérémie Baruch et M. Maxime Vaudano prêtent serment.
Mme Anne Michel, journaliste au pôle Enquêtes du quotidien Le Monde. - Nous nous proposons de vous exposer les enjeux de la lutte contre la délinquance financière, en commençant par évoquer les récentes décisions prises par l'administration américaine en la matière.
Trois d'entre elles doivent retenir notre attention.
Le 10 février, la loi anti-corruption américaine, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, a été assouplie, avec l'annonce de la suspension des poursuites contre des entreprises qui auraient versé des pots-de-vin pour remporter des marchés. En 2024, une trentaine d'actions en justice avaient été engagées contre de telles entreprises, notamment contre les géants miniers Glencore et Trafigura. Cette décision revient à octroyer un permis de corrompre aux milieux d'affaires.
Fin février, un mouvement de dérégulation financière a ciblé le Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), qui lutte contre les petites escroqueries et les grandes fraudes financières. Plusieurs centaines de suppressions d'emplois ont été annoncées, ainsi qu'un projet de destruction des archives de l'agence. Dans le même temps, l'intention a été affirmée de limiter le droit de regard des actionnaires sur les sujets environnementaux et sociétaux.
Enfin, le 2 mars, le département du Trésor a annoncé son intention de neutraliser une partie de la loi sur la transparence des entreprises, le Corporate Transparency Act (CTA). Après avoir suspendu en février les pénalités pour les groupes ne déclarant pas leurs bénéficiaires effectifs dans les délais, le département du Trésor entend désormais restreindre le champ d'application de la loi aux seules entreprises étrangères.
Ces mesures traduisent une volonté politique de dérégulation, sous couvert d'alléger la réglementation censée peser sur les sociétés et la compétitivité américaines. Le nouveau secrétaire, Scott Bessent, a ainsi salué le projet « audacieux » de Donald Trump pour libérer la prospérité américaine, en évoquant une « victoire du bon sens ». Ces évolutions véhiculent toutefois l'idée que la criminalité financière et la corruption ne sont pas si graves et ne doivent pas être réprimées, voire qu'elles sont constitutives de l'activité économique et financière, inévitables et tolérables. Ce qui se profile, avec ces annonces, c'est la dépénalisation de la criminalité financière.
Dans ce contexte, les décisions que prendront l'Union européenne et la France pour appuyer les politiques publiques de lutte contre la criminalité financière n'en seront que plus importantes, au regard de l'impact considérable des choix de la première puissance économique mondiale et de sa force d'entraînement. L'enjeu est politique : soit nous dérégulons dans le sillage des États-Unis, sous la pression de ces premières décisions, soit nous tenons bon la barre en expliquant que le corollaire de l'économie de marché, qui assure son bon fonctionnement et permet de prévenir les crises et les scandales, est, d'une part, la régulation et, d'autre part, la transparence.
M. Jérémie Baruch, journaliste au pôle Enquêtes du quotidien Le Monde. - Dans ce contexte de mondialisation financière, nous constatons l'interconnexion manifeste des systèmes financiers. Ainsi, la plupart des enquêtes sur lesquelles nous avons travaillé nous conduisent vers une délinquance financière d'envergure internationale, dépassant le cadre français : les Panama Papers, SwissLeaks ou OpenLux en sont des exemples parmi d'autres, en Europe et à l'étranger.
Nous avons choisi de nous focaliser sur des enquêtes plus récentes, en commençant par celles qui concernent les Émirats arabes unis. Au fil de nos investigations, il apparaît que ce pays est plus que jamais un centre offshore agissant comme un aimant pour l'argent sale. Dubaï et le reste des Émirats arabes unis, notamment Abou Dhabi, concentrent un maximum de flux financiers illicites, constituant une plaque tournante pour le blanchiment de l'argent issu d'activités criminelles. On y retrouve les fruits de la fraude fiscale, du trafic de stupéfiants et des échanges de cryptomonnaie dans des opérations de blanchiment. Ce pays est perçu par la criminalité financière comme un refuge permettant d'échapper aux justices européennes, dont la justice française.
Nos enquêtes montrent que les trafiquants utilisent l'argent frauduleusement gagné en France et en Europe, le transfèrent aux Émirats arabes unis et achètent de l'immobilier pour le blanchir, tout en y résidant, car ils y sont hors d'atteinte de la justice française. L'aide bilatérale entre la France et les Émirats ne fonctionne en effet pas encore de manière optimale, et subit des blocages, notamment à Abou Dhabi et à Dubaï. Les conventions fiscales françaises demeurent accommodantes et continuent d'être exploitées pour éluder l'impôt, en particulier aux Émirats arabes unis.
Nos enquêtes révèlent également le recours de la délinquance financière à des visas et passeports dorés, dans les Caraïbes, à la Dominique, à Saint-Christophe-et-Niévès comme aux Émirats arabes unis. Certains de ces documents sont même émis par des pays de l'Union européenne, tels que Malte et Chypre. Bien qu'encadrés par l'Union européenne, ils ne sont pas formellement interdits et restent malgré tout acceptés. Ces visas et passeports dorés, accessibles uniquement aux plus riches qu'ils ont vocation à attirer, constituent un rouage essentiel de la criminalité organisée et de la délinquance financière.
Enfin, nos enquêtes mettent systématiquement en lumière l'implication d'intermédiaires tels que des avocats, des agents immobiliers et des banquiers. Ces professions sont censées effectuer une vérification diligente (ou due diligence), c'est-à-dire déterminer qui sont leurs clients et quelle est l'origine des fonds qui leur sont confiés. Cette question des intermédiaires financiers impliqués dans ces schémas frauduleux est donc centrale.
M. Maxime Vaudano, journaliste au pôle Enquêtes du quotidien Le Monde. - Les techniques d'opacification observées dans les paradis fiscaux depuis au moins une dizaine d'années trouvent des transpositions en France. Nos enquêtes révèlent les techniques de dissimulation mises en oeuvre dans le contexte français, telles que l'ouverture et la fermeture rapides de sociétés éphémères, à la faveur des difficultés rencontrées par le guichet unique des sociétés et par la surveillance exercée par les greffes des tribunaux de commerce. De nombreuses fraudes passent également par des crédits d'impôt et des mécanismes de carrousel.
Du point de vue des techniques d'opacification des transactions, une grande partie des problématiques concerne l'immobilier. Si le blanchiment y a été évoqué concernant Dubaï, la France n'en est pas exempte. Plusieurs enquêtes se sont ainsi penchées sur cette question en l'abordant par le biais de l'opacité, première étape avant le blanchiment.
Des outils intéressants sont apparus ces dernières années pour observer ce phénomène en France, tels que des registres de plus en plus complets permettant de savoir à qui et à quelles sociétés appartiennent les biens immobiliers. En croisant ces registres, les journalistes, comme nous, ou des organisations non gouvernementales, comme Transparency International, constatent régulièrement qu'un grand nombre de sociétés possédant de l'immobilier en France n'ont pas de bénéficiaires effectifs déclarés, utilisent des formes permettant de déroger à leurs obligations ou s'en exemptent en toute illégalité sans être rattrapées par les autorités. La question de l'immobilier est centrale, car elle est un facilitateur du blanchiment.
Des techniques simples continuent d'être utilisées en France, comme transmettre un bien immobilier en cédant les parts d'une société civile immobilière (SCI) plutôt que le bien lui-même, ce qui permet d'éviter une déclaration au greffe et le déclenchement de l'obligation de déclaration du propriétaire auprès du fisc. Ces techniques pourraient faire l'objet d'une attention du régulateur afin de lutter contre le blanchiment.
Les statistiques annuelles des organismes régulateurs montrent que très peu de déclarations de soupçon sont recensées de la part des différentes professions réglementées. Si les banques sont de bons élèves, concentrant 80 % des déclarations, d'autres professions réglementées, telles que les notaires, les agents immobiliers et les avocats, continuent d'en faire peu remonter. Si l'on ne peut rien leur reprocher individuellement, statistiquement, au vu des observations dans les enquêtes et du rôle central de ces intermédiaires, cette situation pose question.
Ces déclarations constituent en effet la première digue contre le blanchiment. Notre modèle repose sur l'autorégulation et la responsabilisation des intermédiaires ; si ces derniers, membres de professions réglementées, ne respectent pas leurs obligations de déclaration et de vérification diligentes sur leurs clients, tout l'édifice est fragilisé et les autorités comme les services d'enquête se retrouvent à essayer de vider l'océan à la petite cuillère, en saisissant les scandales à travers la presse ou via des sources ponctuelles, sans pouvoir prévenir ces opérations de façon structurelle.
Mme Anne Michel. - De nouvelles tendances émergent dans les affaires de délinquance financière. S'agissant du trafic de drogue, en recrudescence, les opérations de blanchiment se déroulent sur le territoire français et à l'étranger. En France, le recours à de petits commerces dont le chiffre d'affaires est artificiellement gonflé pour absorber les produits d'activité criminelle, en l'occurrence du trafic de drogue, est constaté par les services de police. Cela concerne différents types d'établissements : restauration, barbershops, etc., sur lesquels de précédents intervenants vous ont alertés.
À l'étranger, de nombreux trafiquants et d'autres formes de délinquants financiers s'appuient sur des réseaux criminels organisés spécialisés dans le blanchiment d'argent via des sociétés-écrans. On a pu ainsi évoquer par le passé l'affaire des grossistes chinois d'Aubervilliers, qui constituaient un point chaud en la matière.
La cybercriminalité est également en forte hausse, c'est-à-dire les arnaques liées aux cryptomonnaies, comme l'illustre l'affaire Juicy Fields, qui doit être encore présente dans les mémoires. De nombreuses enquêtes révèlent que les cryptoactifs sont utilisés par des trafiquants de drogue, des groupes sectaires ou des réseaux s'adonnant à des arnaques en ligne, pratiquant ce que l'on appelle des rug pulls, ou tirages de tapis, par analogie au fait de tirer un tapis sous les pieds de quelqu'un, le faisant tomber en perdant tout ce qu'il avait entre les mains. Les autorités luttant contre la criminalité financière ont identifié le blanchiment via les cryptomonnaies comme l'un des grands risques. L'intérêt des criminels pour les cryptomonnaies s'explique également par leur volonté de réduire leur dépendance aux espèces. Certains régulateurs financiers ont également pointé l'émergence d'une nouvelle forme d'investissement : les investissements en bourse, directement sur les marchés financiers. Il serait sans doute pertinent d'interroger le régulateur français, l'Autorité des marchés financiers (AMF), à ce sujet.
M. Maxime Vaudano. - Nous voudrions attirer votre attention sur un type de fraude particulier, peu connu, sur lequel nous avons travaillé récemment, qui touche plusieurs des problèmes que vous avez à traiter : la fraude à l'immatriculation des véhicules. Il existe en effet en France un système d'immatriculation des véhicules (SIV) qui permet de relier les véhicules à leurs propriétaires. Or nous avons découvert il y a quelques mois que ce système avait été en grande partie privatisé en deux phases, en 2009 et en 2017. À cette occasion, une myriade d'acteurs intermédiaires qui se sont vu déléguer le pouvoir d'enregistrer des opérations dans ce système et de changer les propriétaires des véhicules. Ce qui devait arriver arriva : le système ayant été mal pensé en amont, plus de 30 000 opérateurs se sont engouffrés dans le secteur, sans aucune vérification, et ont obtenu du jour au lendemain le pouvoir de changer le nom des propriétaires des véhicules. De très nombreux réseaux criminels et de petite délinquance ont saisi cette opportunité pour maquiller un véhicule volé, par exemple, en changeant le nom de son propriétaire, déclarer un véhicule dans une mauvaise catégorie pour ne pas payer le malus écologique, ou encore déclarer une fausse adresse pour ne pas recevoir les amendes.
C'est un scandale à bas bruit, qui a été peu traité jusqu'à présent. Il peut paraître anecdotique, car il se concentre sur un secteur particulier, mais on y retrouve plusieurs éléments qui figurent dans d'autres affaires, à commencer par la structure spécifique des sociétés impliquées : celles-ci sont ouvertes puis fermées à la pelle, leurs créateurs les détruisent dès qu'ils sont repérés par les forces de l'ordre, etc. La plupart le font en utilisant des papiers d'identité usurpés ou faux. Ils y parviennent en raison de la faiblesse des contrôles réalisés aux guichets de création de sociétés et maintiennent leur activité pendant un moment avant d'être identifiés par les forces de l'ordre, qui mettent plusieurs mois à désactiver leur numéro. Entre-temps, ils parviennent à réaliser 10 000, 15 000, voire 20 000 opérations, au vu et au su de tout le monde. De nombreux professionnels de ce secteur informel proposent en effet leurs services très ouvertement sur des plateformes comme Snapchat. Les quelques forces de l'ordre qui sont mobilisées sur ces questions sont noyées, car de tels réseaux se retrouvent dans toutes les régions de France. Comme ils agissent le plus souvent à travers plusieurs départements, se posent des problèmes de compétences et de transferts de dossiers. La plupart des dossiers n'aboutissent donc jamais. Cette situation est un concentré des problèmes que le pays peut rencontrer dans ce domaine : la privatisation de ce service public a été ratée, de toute évidence, et a ouvert un boulevard pour les fraudeurs et le phénomène mobilise énormément de temps de travail et de moyens des forces de l'ordre. Dans chaque grande agglomération, plusieurs agents doivent ainsi s'occuper de ce problème à plein temps. Si le système avait été mieux sécurisé, nous aurions pu économiser beaucoup de temps et de moyens.
M. Jérémie Baruch. - Nos enquêtes nous mènent souvent, à travers l'actualité internationale, vers des fraudes de circonstance. Je pense notamment au contournement par de grandes entreprises françaises ou étrangères des sanctions imposées par l'Union européenne contre la Russie. La société française Technip Energies a ainsi cherché à limiter ses pertes financières en retardant de plusieurs mois sa sortie d'un chantier de gaz dans l'Arctique, le projet Arctic LNG 2. Elle l'a fait en se servant de sociétés étrangères, de bateaux étrangers, d'entreprises basées aux Émirats arabes unis, pour continuer à assurer ses livraisons sans passer par la France. Elle n'a pourtant pas été sanctionnée par les autorités françaises et a même reçu un aval plus ou moins tacite du pouvoir politique français : Bercy ne s'est pas opposé aux livraisons quand Technip Energies lui a demandé l'autorisation de les mener à bien.
Mme Anne Michel. - Nous avons publié fin octobre 2024 une enquête sur un gros négociant de pétrole russe, Coral Energy, aujourd'hui 2Rivers, qui est désormais sous surveillance internationale. La société a été relocalisée à Dubaï pour écouler les hydrocarbures russes au moyen de sociétés-écrans immatriculées à Dubaï et à Hong Kong et du recours à la fameuse flotte fantôme. Cette technique consiste à dissimuler l'origine russe du pétrole en procédant à des transbordements de navire à navire, au large des côtes grecques, en l'occurrence, ou encore à Malte, les navires concernés éteignant leurs transpondeurs pour disparaître des radars.
Un des enjeux pour nous était de remonter la piste des intermédiaires, y compris financiers, qui avaient assuré les cargaisons. Or celles-ci avaient été assurées ou financées en partie par des établissements financiers européens, notamment une banque française, la Société Générale, qui avait soutenu l'activité de négoce de ce groupe pour plusieurs dizaines de milliers d'euros.
Cela soulève des interrogations sur la politique de compliance à mener et la surveillance à effectuer sur les groupes pour lesquels les établissements financiers travaillent. Au moment où ces intermédiaires continuaient à le financer, l'une des entités de ce groupe faisait déjà l'objet de sanctions américaines.
Pour ces enquêtes, nous décloisonnons un peu nos compétences de journalistes : ce travail a été mené à la fois par le service d'enquête traditionnel, qui travaille sur le terrain ainsi que sur des données financières - que nous avons eu l'habitude de traiter dans le cadre des « Leaks » - et le service vidéo du Monde qui fait de l'Open Source Intelligence (Osint), une technique d'enquête en source ouverte. Il analyse, par exemple, toutes les images satellitaires à disposition. Nous constituons ainsi de plus en plus souvent de petits pools de journalistes, qui se nourrissent de leurs compétences mutuelles, pour analyser toutes les données et faire aboutir ces enquêtes.
En filigrane se pose aussi la question du devenir des sanctions américaines, et donc celle du devenir des sanctions de la communauté internationale visant la Russie.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie de vos interventions.
Le travail d'enquête que vous menez est extrêmement important pour le travail parlementaire, car vous nous apportez souvent plus de matière que les administrations chargées de nous fournir des données pour que nous puissions légiférer dans de bonnes conditions. L'impulsion législative vient d'ailleurs souvent de la lecture de votre travail, comme le montrent les deux derniers progrès en date : l'arbitrage de dividendes et le verrou de Bercy - deux murs de Jéricho qui ont fini par céder.
Les relations que nous pouvons nouer sur ces questions sont importantes, car nous n'avons pas toujours l'écoute de la commission des finances ou du ministre chargé de ces sujets. Sur l'arbitrage des dividendes, cinq ans ont été nécessaires avant que le dossier aboutisse ; il a fallu plus longtemps encore pour le verrou de Bercy, avec toute la constance d'Éric Bocquet et de quelques autres parlementaires pour remettre le sujet sur le tapis chaque année. Cette situation crée un certain désespoir, voire a pu susciter des renoncements. Je tiens donc à vous remercier très officiellement de tout ce travail.
Comment analysez-vous les blocages que nous rencontrons dans ces affaires ? Prenons l'affaire des fraudes à l'immatriculation que vous avez citée. Pourquoi n'arrivons-nous pas à juguler ce type de fraude, récente et d'opportunité ? De même, pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour régler le problème de l'arbitrage de dividendes ?
Qu'est-ce qui peut bloquer la décision politique, une fois la décision législative mise en branle ?
Mme Anne Michel. - Concernant l'arbitrage de dividendes, mon analyse rejoint celle de mes collègues. Les freins qui ont pu être constatés dans cette affaire ont un nom : le lobbying des banques, qui a été constant - depuis l'origine de la révélation des faits, en 2018, jusqu'au dernier moment. Il y a même eu des tentatives de modification du projet des sénateurs jusqu'au sein de la commission mixte paritaire (CMP), alors qu'il s'agit d'ordinaire d'un moment plutôt calme sur le plan du lobbying.
Les banques mettent en avant le fait que ces pratiques alimentent les marchés en liquidités et contribuent donc à leur rentabilité. Il est donc difficile de savoir où placer le curseur pour légiférer : que faire de leur argument selon lequel une restriction de ces pratiques de marché entraînerait une perte de compétitivité ?
À travers le lobbying, une partie du secteur bancaire montre en réalité qu'elle n'est pas prête à sacrifier une partie de sa rentabilité à l'intérêt général. Elle défend donc des positions tendant à rendre légales des pratiques dont les administrations fiscales - française comme étrangères - considèrent qu'elles relèvent non pas de la zone grise de l'optimisation fiscale, mais bien de la fraude. Peut-être est-il temps que le secteur bancaire se pose la question de sa contribution au bon fonctionnement de l'économie de marché, laquelle a besoin de transparence et de régulation. Les pratiques qui confinent à la fraude doivent donc être éradiquées. Une finance responsable ne saurait reposer sur des schémas opaques ou faire la promotion de schémas fiscaux agressifs. Cela irait d'ailleurs à l'encontre de toutes les règles internationales fixées par des organisations comme l'OCDE.
Contrairement à ce que disent les lobbyistes que nous avons pu entendre, interdire l'arbitrage de dividendes, ou « CumCum », ou les pratiques similaires visant à éluder l'impôt, qui lèsent les finances publiques, ce n'est pas freiner le business, mais mieux le réguler.
Il semble qu'en 2025 cette idée doive encore être défendue.
M. Maxime Vaudano. - Les raisons du blocage diffèrent d'un dossier à l'autre. Dans le dossier de l'immatriculation des véhicules, il ne faut pas voir de malice non plus que l'effet d'une forme de lobbying : très peu d'acteurs ont en effet intérêt à ce que ce système perdure. Il s'agit davantage de l'effet d'une désorganisation des services de l'État.
On relève ainsi un vrai défaut de remontée et de partage d'informations. Les problèmes sont constatés sur le terrain par des agents de la gendarmerie, de la police ou des services fiscaux, qui sont souvent isolés et ne disposent pas toujours de point de contact au niveau national pour mettre en commun les informations qu'ils recueillent. Ils doivent ainsi transmettre à un collègue, gendarme dans un autre département, une lettre assortie d'une liste de 25 garages fictifs... La lutte contre ce phénomène est très artisanale, sans plateforme de mise en commun des informations, alors qu'il s'agit d'un problème important pour les finances publiques, la sécurité routière, la fiscalité écologique, etc.
Une cellule associant les différents services d'enquête serait ici bienvenue, mais cela nécessite une impulsion au niveau de l'administration et des cabinets ministériels.
Ce phénomène est identifié depuis longtemps au niveau local : un algorithme a été mis en place dès 2017 dans les préfectures, mais l'on s'est arrêté à cela. Or cet outil souffre de nombreuses limites. Il faut beaucoup de temps pour identifier les acteurs malveillants qui utilisent le système et les arrêter.
Au-delà de la coordination et de la mise en commun des informations, les services d'enquête des forces de l'ordre pourraient peut-être, comme nous le faisons nous-mêmes, utiliser des bases de données et des sources ouvertes. Ainsi, la fraude à l'immatriculation peut se constater en cinq secondes sur Snapchat, en tapant le mot-clé « SIV ». Certains agents des forces de l'ordre font le travail de conserver les indices issus de ces plateformes, mais ils ne savent pas si les acteurs visés se trouvent dans leur périmètre géographique. Cela n'aboutit donc à rien.
L'utilisation des sources ouvertes que sont les réseaux sociaux et des bases de données peut permettre néanmoins d'attraper une partie de la délinquance financière. Pour cette enquête, nous nous sommes appuyés sur des témoignages, mais aussi sur de telles sources. Nous avons pu identifier dans les registres du commerce de nombreuses sociétés enregistrées dans la catégorie commerce de véhicules légers, dont ce type d'acteur abuse. Ces sociétés sont très faciles à identifier : elles n'ont aucun salarié et sont souvent enregistrées sous des adresses fictives. Il serait donc possible pour les services de l'État de les identifier en masse et de les radier de façon automatique.
De manière générale, il serait peut-être préférable de sortir de la logique « affaire par affaire » pour mettre en commun les informations existantes et attaquer le sujet de façon plus systémique.
Il est peut-être légalement compliqué, pour les services d'enquête, d'utiliser ces données comme nous le faisons, mais à moyen et à long terme ce serait une voie utile pour attraper ces délinquants qui ont souvent un coup d'avance.
Mme Sylvie Vermeillet. - Merci de vos exposés intéressants. Est-il donc possible désormais d'immatriculer des véhicules sans agrément ?
M. Maxime Vaudano. - Un agrément est donné de façon quasi automatique par la préfecture. Il peut être retiré a posteriori en cas de problème, mais cela prend plusieurs mois.
Selon les données des services du ministère de l'intérieur, environ 30 000 sociétés disposent de cet agrément. Or, chaque année, 4 000 sociétés se font retirer leur habilitation, ce qui donne une idée de la quantité de fraudeurs déjà appréhendés - sans même parler de ceux qui ne le sont pas.
Mme Sylvie Vermeillet. - Les services de police doivent-ils se tourner vers la préfecture pour dénoncer les fraudeurs ?
M. Maxime Vaudano. - C'est un contrôle a posteriori, mais l'usage de ce système est tellement massif qu'il ne permet pas d'endiguer l'ampleur du phénomène.
Mme Sylvie Vermeillet. - Les restrictions annoncées pour le Corporate Transparency Act peuvent aboutir à la dépénalisation de la criminalité financière. J'imagine que les banques américaines vont se réjouir... Avez-vous des échos de la décision de la Cour suprême à ce sujet ? Les banques françaises et européennes risquent de mettre en avant, comme Mme Michel l'a souligné, le risque concurrentiel encouru, et de nous dire que, les banques américaines faisant des profits, elles doivent se montrer à la hauteur.
Par ailleurs, la direction générale des finances publiques (DGFiP) repère les petits commerces sans activité. Que lui manque-t-il pour mener une action plus pertinente ?
Enfin, les dénonciations effectuées auprès de Tracfin sont-elles assez encadrées ? Faut-il revenir sur le secret professionnel des professions intermédiaires que sont les avocats, comptables, banquiers, notaires, ou agents immobiliers en cas de fraude avérée ? Pour ma part, j'y suis favorable, qu'en pensez-vous ?
Mme Anne Michel. - Nous pouvons craindre que la pression mise sur la régulation financière aux États-Unis produise un effet d'entraînement dans le reste du secteur financier. Cela renforce l'importance des positions que prendra l'Union européenne. Quelles positions la France défendra-t-elle ? Portera-t-elle haut la nécessité de maintenir la réglementation financière existante - avant même d'envisager d'aller plus loin ? Peut-être s'agira-t-il déjà de sauver l'existant. Ce sera sûrement un point à surveiller.
Le contexte européen n'est cependant pas le contexte américain. En 2024, un nouveau paquet réglementaire anti-blanchiment a été voté par l'Union européenne, assorti de la création d'une nouvelle structure : l'Anti-Money Laundering Authority (Amla), ou Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC), établie à Francfort, qui commencera ses travaux en juillet prochain. Nous verrons si elle impulsera une nouvelle dynamique, face à toutes les pressions, voire les menaces de dérégulation qui commencent à s'exprimer.
M. Jérémie Baruch. - Concernant la façon dont la DGFiP pourrait mieux surveiller les petits commerces, commençons par dire que la plupart des petits commerces sont légaux, sans délinquance financière aucune. Certains sont utilisés par la délinquance financière - je pense notamment aux trafiquants de drogue - pour faire gonfler un chiffre d'affaires et blanchir de l'argent, mais ils ne présentent pas beaucoup de différences avec d'autres petits commerces. Ainsi, le chiffre d'affaires d'une onglerie qui ne marche pas très bien est à peu près identique à celui d'une autre onglerie utilisée par un trafiquant de drogue pour blanchir son argent.
Pour mieux surveiller ces petits commerces, plus de moyens sont probablement nécessaires ainsi que l'utilisation de méthodes plus novatrices pour le traitement de l'information et des données, afin de mieux appréhender les structures qui pourraient ressembler à du commerce légal, mais qui sont en réalité des commerces de façade.
Quand un bar à chicha est utilisé par des trafiquants, le meilleur moyen de s'en apercevoir est de mettre un policier en planque pour constater qu'aucun client n'y entre jamais, alors qu'il génère tout de même du chiffre d'affaires. C'est ce décalage qui montre que ce commerce est utilisé pour blanchir le fruit d'un trafic.
En outre, j'ignore si cela pourrait constituer une solution, mais la massification des données financières permet probablement à l'intelligence artificielle ou à des enquêteurs chevronnés de pointer du doigt les endroits où il y a des problèmes.
Mme Sylvie Vermeillet. - Si la DGFiP ne parvient pas à les repérer, les comptables ont toujours la possibilité de le faire ; cela rejoint ma question relative à l'encadrement des professions intermédiaires.
M. Maxime Vaudano. - C'est une bonne question, que les dernières directives européennes anti-blanchiment ont d'ailleurs attaquée de front, en créant des obligations supplémentaires pour les intermédiaires. Je n'ai pas le sentiment que la question du secret professionnel ait constitué un obstacle sur ce point.
À voir la façon dont ces directives ont été votées puis transposées en France, il semble que le législateur européen ait trouvé un point d'équilibre. Cependant, la question se pose de l'application de ces mesures. Je ne sais pas comment les services d'enquête ou l'administration fiscale agissent à cet égard. Des sanctions sont-elles prises ? Quand une affaire va au pénal, les responsabilités des différents intermédiaires financiers sont-elles systématiquement recherchées ? Un tel travail est souvent difficile à effectuer pour les parquets, mais je crois que la politique du parquet national financier (PNF) le pousse à cibler les intermédiaires dès qu'il le peut, pour faire un exemple.
De façon plus modeste, il serait peut-être possible d'accentuer la pression administrative sur les intermédiaires, pour des tâches aussi simples que le remplissage des registres, par exemple. Parfois, certains comptables appelés à remplir les registres du commerce ou les registres des bénéficiaires effectifs pour le compte de leurs clients ne le font pas, ou introduisent une faute d'orthographe volontaire pour éviter des croisements de données. Or de telles erreurs ou omissions n'entraînent aucune conséquence pour les bénéficiaires effectifs concernés non plus que pour les professionnels qui les ont aidés. Une action administrative de cet ordre pourrait conduire les intermédiaires à faire davantage attention.
Mme Anne Michel. - Les déclarations de soupçon ont été évoquées, elles émanent à 80 % du secteur bancaire, qui joue le jeu de ce point de vue ; les notaires et les agents immobiliers se montrent moins impliqués, alors même que le secteur est identifié par toutes les autorités compétentes comme présentant un haut risque de blanchiment. On relève en effet une permanence de non-déclaration de la part de certains professionnels, pourtant assujettis à l'obligation de signaler une transaction qui leur paraît suspecte. D'un rapport annuel de Tracfin à l'autre, le constat est fait sans que beaucoup de choses changent. Or le travail d'enquête de Tracfin se fonde sur les déclarations de soupçon que lui remettent les professionnels assujettis ; l'agence ne disposant ni de pouvoir d'enquête propre ni de pouvoir de coercition.
M. Marc-Philippe Daubresse. - Jusqu'à présent, la France suivait plutôt une logique de surtransposition des directives européennes, mais dans l'ère de simplification dans laquelle nous nous trouvons, cette logique tend à changer.
Nombre de soupçons proviennent du croisement de fichiers : SIV, greffe du tribunal de commerce, etc. Or quand nous essayons de légiférer sur ces questions, nous nous heurtons souvent à des objections juridiques relatives au règlement général sur la protection des données (RGPD) et à la protection des libertés. Comment arriver à aller plus loin dans ce contexte ?
Ancien rapporteur de la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi), je peux indiquer que nous avons prévu des moyens techniques considérables en matière de cybersécurité - pour l'utilisation des algorithmes, par exemple, moyennant l'assurance d'un contrôle humain, ou pour celle de cribles de croisement de fichiers à haute vitesse et à haute efficacité ; pour autant, la question est moins technique que juridique, comme nous avons pu le constater également au sujet de la reconnaissance faciale.
Ne faudrait-il pas, dans certaines circonstances spécifiques, autoriser l'utilisation de ces techniques particulières ?
M. Maxime Vaudano. - Cela fait écho à un gros problème rencontré ces deux dernières années par les journalistes, les ONG et les chercheurs : la transparence financière.
D'énormes progrès avaient été réalisés avec les précédentes directives anti-blanchiment, et la mise en place de registres, notamment ceux des bénéficiaires effectifs, qui sont de véritables mines d'or qui permettent d'associer le véritable propriétaire déclaré à une société. Cette parenthèse enchantée a duré jusqu'en 2022 ou 2023, quand un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a soufflé un vent d'hiver glaciaire sur les journalistes : les juges ont mis en avant un principe supérieur de protection de la vie privée qui l'emporterait sur l'intérêt de la société à connaître ce type d'informations.
Ce fut un gros problème, mais un point d'équilibre a été trouvé avec la sixième directive anti-blanchiment, qui a fermé la consultation des registres au grand public, mais l'a rouverte au cas par cas pour les journalistes, les ONG et les chercheurs. Nous y avons donc accès en tant que journalistes, mais la société y a perdu : des affaires avaient pu sortir grâce à des citoyens lambda débusquant une société appartenant à un conseiller municipal, ou grâce à un étudiant en journalisme, encore dépourvu de carte de presse, tombant sur une information intéressante... Actuellement, ces profils n'ont plus accès à ces registres ; nous sommes qu'un petit cercle d'initiés à pouvoir les consulter. Il est pourtant nécessaire que le grand public y ait accès pour exercer une surveillance panoptique du système économique et de ces sociétés.
Une solution législative est-elle possible ? Cela semble impossible au niveau européen, en raison de la tension entre respect de la vie privée et criminalité financière, mais d'autres pays ont réussi à maintenir ouverts leurs registres en passant par d'autres voies juridiques. Leurs registres existaient avant la directive anti-blanchiment et s'appuyaient sur d'autres principes que la lutte contre la criminalité financière, comme le bon fonctionnement de la société de marché. Ils ont ainsi pu trouver une ligne de crête.
On pourrait imaginer que le législateur européen trouve également un moyen de rouvrir ces registres sur le fondement d'un autre principe. Certes, on pourrait envisager une ouverture au cas par cas, en cas de soupçons, mais techniquement, les croisements fonctionnent s'ils sont mis en oeuvre de façon indiscriminée... Il est très difficile de conjuguer une approche massive de croisement des fichiers informatiques avec une autorisation au cas par cas d'accès aux données. De telles solutions techniques seront donc moins fonctionnelles.
M. Raphaël Daubet, président. - Comment jugez-vous la coopération internationale entre journalistes d'investigation face à la mondialisation de la criminalité financière ?
Certains pays sont-ils mieux armés que la France dans cette lutte ? Connaissez-vous des exemples intéressants à l'étranger ?
Mme Anne Michel - La coopération entre journalistes se développe de plus en plus sur ces sujets sensibles, voire considérés comme interdits d'enquête aux médias.
Nous développons de plus en plus de petites coopérations. En dehors de l'ICIJ, il existe aussi de plus petites coopérations spontanées sur des sujets d'intérêt public, rassemblant trois ou quatre médias.
Je salue aussi le travail d'utilité publique mené par Forbidden Stories, créé par Laurent Richard, pour poursuivre le travail des journalistes assassinés, menacés ou entravés. Ainsi, nous avons enquêté au Guatemala sur les agissements d'une compagnie minière russo-ukrainienne. Un journaliste et un média local étaient menacés non seulement judiciairement, mais aussi physiquement. Nous sommes un petit pool de journalistes qui mettons notre liberté au service de ce média, qui poursuivons les enquêtes à sa place et publions ensemble. Cela apporte de la sécurité localement à ces journalistes, confrontés à de grosses machines et des intérêts financiers considérables, qui recourent à des milices privées, dans ces pays où l'État de droit n'est pas respecté. En outre, ces enquêtes y gagnent en résonance.
De plus en plus, les sujets environnementaux sont sensibles ; il est difficile, voire dangereux d'enquêter dessus.
M. Jérémie Baruch - Voici un exemple de coopération journalistique qui fonctionne : l'OCCRP - Organised Crime and Corruption Reporting Project - est un collectif de journalistes principalement tourné vers l'Europe de l'Est et surveillant la corruption en Russie, dans les pays baltes, mais aussi partout dans le monde, notamment en Amérique latine et en Afrique. Il fait partie de ces organismes sur lesquels nous nous appuyons pour sortir nos Leaks. Nous avons travaillé avec lui sur les passeports dorés, sur les Panama Papers, sur les sanctions russes... Il s'agit d'un collectif bien ancré dans le microcosme des journalistes d'investigation.
Pour autant, ils sont attaqués frontalement depuis peu par l'administration Trump, notamment par Elon Musk, qui les désigne comme des suppôts de Satan, des personnes profitant de l'aide financière américaine et s'attaquant uniquement au président Trump. Ils sont sous le coup d'une injonction de l'administration à réduire leur travail et ont perdu beaucoup d'argent lorsque les États-Unis ont coupé les fonds de USAID. Les journalistes avec lesquels ils travaillent, des sous-groupes de l'OCCRP basés dans les pays baltes, en Europe de l'Est ou au Kazakhstan, ne reçoivent ainsi plus du tout d'argent. Or les attaques contre l'OCCRP emportent des conséquences sur l'ensemble de la profession.
M. Maxime Vaudano - Je n'ai pas d'exemple en tête de bonnes initiatives étrangères sur la lutte anti-blanchiment. Nous nous intéressons surtout à la transparence et aux registres, dont les effets sont vertueux : l'Estonie et le Danemark tiennent ainsi de très bons registres, depuis longtemps, dans lesquels on peut retrouver tout l'historique des bénéficiaires effectifs des comptes. Par exemple, l'année dernière, nous avons publié une enquête importante sur Adrien Labi, homme d'affaires britannique d'origine libyenne, qui a subi quelques déboires financiers dans l'immobilier dans le Triangle d'or à Paris. Une grande partie de ses sociétés étaient enregistrées au Danemark et l'enquête a été facilitée par le fait que tous les documents étaient accessibles, notamment depuis les années 2000. Voilà un très bon exemple de transparence financière.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le chemin est encore long, car la moitié des pays de l'Union européenne n'ont pas de fichier central des comptes bancaires. Nous avons vaguement tenté de créer un Ficoba (fichier des comptes bancaires) européen, mais la seule directive à ce sujet prévoit des points de contact en 2029... Cela freine la coopération.
Les États-Unis sont un sujet d'inquiétude, quand on connaît les contraintes que l'administration américaine fait peser sur notre secteur bancaire sans réciprocité... Nous ne mesurons pas les conséquences de ces décisions et je ne suis pas sûre que le président Trump les mesure lui-même... Celles-ci produiront une onde de choc sur la régulation, car l'exemplarité est importante.
Au sentiment d'impunité s'ajoute le sentiment que le blanchiment serait un crime sans victime. Ce n'est pas le cas : 2 000 milliards d'euros échappant à l'économie réelle, cela constitue un crime démocratique. Nous devrons beaucoup investir, mais notre coopération avec les États-Unis sera plus compliquée si nous essayons d'appliquer la réciprocité.
Cette dérégulation m'inquiète. Dès son arrivée, Donald Trump a mis un coup d'arrêt à la tentative de régulation des cryptoactifs menée par la sénatrice Elizabeth Warren. Sur ce sujet éminemment important, l'Union européenne pourra-t-elle faire le poids face aux pressions américaines ? Sur ces sujets transnationaux se posera aussi la question de la violation des sanctions internationales, le président Trump ayant également pris une décision pour alléger les sanctions en cas de violation. Nous trouvons là un réel motif d'inquiétude.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci de votre venue et de ces échanges très éclairants.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est suspendue à 15h10.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de MM. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris, Nicolas Guidoux, chef de l'Office nationale anti-cybercriminalité (OFAC), et Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale
M. Raphaël Daubet, président. - Chers collègues, nous allons conclure nos auditions de ce jour par une table ronde qui réunira MM. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris, Nicolas Guidoux, chef de l'Office national anti-cybercriminalité (OFAC), et Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale.
Messieurs, je vous remercie de votre présence. Nous vous avons sollicité dans le cadre de cette commission d'enquête sur la délinquance financière, le blanchiment et le financement de la criminalité organisée pour comprendre plusieurs aspects de phénomènes en lien avec le cyber. L'opinion commune fait du cyber en général, des cryptoactifs et du darknet en particulier, les lieux de tous les trafics imaginables. Nous souhaitons comprendre quelle est la réalité de ce phénomène et comment le blanchiment ainsi que le financement de la criminalité utilisent le cyber. Je vous propose de nous exposer le fonctionnement de ces mécanismes complexes et techniques.
Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vais maintenant vous inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Denis Collas, Nicolas Guidoux et Hervé Pétry prêtent serment.
M. Nicolas Guidoux, chef de l'Office national anti-cybercriminalité (OFAC). - Je suis contrôleur général et chef de l'Office central en charge de la lutte contre la cybercriminalité. Cet office, créé par décret le 23 novembre 2023, résulte de la fusion de structures préexistantes, notamment l'ancien Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication et la sous-direction de lutte contre la cybercriminalité. Il existe un office central qui travaille sur la lutte contre la grande délinquance financière et qui est le chef de file en matière de blanchiment. Cependant, le blanchiment est un volet qui concerne l'ensemble de la criminalité organisée.
L'OFAC est un service à compétences nationales, intraministérielles et interministérielles, chargé d'animer et coordonner l'action des services concourant à la lutte contre la cybercriminalité. L'OFAC est le point de contact central pour la France sur cette thématique. La cybercriminalité reste un domaine assez complexe à appréhender et nos compétences, définies par l'article 2 du décret de création de l'office, couvrent deux catégories principales.
Premièrement, nous avons la charge de la lutte contre les infractions liées aux nouvelles technologies, notamment les attaques informatiques, avec un focus particulier sur les rançongiciels. Ces activités génèrent des revenus crapuleux importants et nécessitent un traitement du volet blanchiment à travers nos enquêtes, avec la spécificité de l'utilisation de cryptoactifs pour les paiements de rançons ou l'achat de données volées.
Deuxièmement, nous intervenons sur les infractions facilitées par ou liées à l'utilisation des technologies de l'information et de la communication. Dans notre monde hyperconnecté, ce périmètre englobe un champ infractionnel extrêmement large, la plupart des infractions ayant désormais une dimension cyber.
Notre action en matière de lutte contre le blanchiment comprend en outre plusieurs aspects. D'abord, l'OFAC est un acteur de la formation et de la sensibilisation des enquêteurs à la dimension cyber du blanchiment, notamment sur les méthodes de traçage des circuits de blanchiment et la détection des portefeuilles de cryptoactifs, car ces éléments sont mal connus de bon nombre de services d'investigation.
Ensuite, nous jouons un rôle dans la réduction des offres de méthodes, conseils et services facilitant le blanchiment sur le darknet. Cependant, nous sommes passés du darknet aux solutions de communication chiffrée grand public. Par exemple, l'application Telegram offre des fonctionnalités similaires au darknet en termes d'anonymisation et de confidentialité, mais avec un accès plus simple ne nécessitant pas l'utilisation de Tor. Notre objectif consiste à réduire l'offre illegale en démantelant les infrastructures. Nous ciblons non seulement les offres en ligne, mais aussi les « DAB crypto », c'est-à-dire des distributeurs automatiques récemment implantés et permettant à des personnes ayant des liquidités de se créer des portefeuilles de cryptoactifs. En décembre dernier, nous avons saisi quatorze de ces DAB, principalement en région parisienne et à Lille, qui permettaient la création anonyme de portefeuilles de cryptoactifs avec des liquidités d'origine souvent douteuse.
Nous intervenons également dans le démantèlement des solutions de communication chiffrée. Par exemple, les forces de sécurité françaises ont participé activement au démantèlement d'EncroChat, Sky ECC, Exclu, Matrix et Ghost à l'échelle mondiale. Ces opérations ont permis aux services français d'investigation de s'investir, ce qui s'est avéré positif sur le plan du renseignement criminel et de la compréhension des circuits de blanchiment liés à la corruption.
Un autre aspect important de notre mission concerne le traçage des cryptoactifs. Tous les enquêteurs ne disposent pas des techniques et des outils nécessaires, notamment car ces logiciels sont relativement dispendieux et nécessitent une pratique régulière. Nous accompagnons donc les services d'enquête dans l'utilisation d'outils spécialisés, car les groupes criminels utilisent fréquemment les cryptoactifs pour blanchir l'argent de leurs activités illégales.
Nous travaillons aussi sur les plateformes de cryptoactifs. L'affaire Bitzlato, par exemple, a permis le démantèlement d'une plateforme qui se croyait sécurisée, mais était peu regardante sur l'origine des fonds. Cette opération a impliqué la Gendarmerie nationale et d'autres services à l'échelle européenne et internationale.
Enfin, l'exploitation des données est importante dans les enquêtes sur le blanchiment. Nous devons analyser d'énormes quantités de documentation financière numérique pour reconstituer les circuits de blanchiment.
M. Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale. - Je suis général de brigade et je commande l'Unité nationale cyber depuis février 2024. Je totalise à peu près vingt-huit ans de service et j'ai occupé divers postes de commandement opérationnel, en administration centrale et en interministériel, avec une dominante forte en investigation judiciaire et renseignement criminel. J'ai également travaillé à l'international, notamment quatre ans à l'ambassade de Pékin, et dans la lutte contre l'économie souterraine en tant que coordinateur national des groupes interministériels de recherche.
La cybercriminalité est un enjeu majeur, voire grave eu égard au contexte géopolitique actuel. Sa croissance constante est alimentée par la numérisation de la société et la prolifération des outils d'attaque. Elle brouille les frontières entre criminalité organisée classique et cyberattaques étatiques, ce qui fait d'elle un enjeu de sécurité intérieure, nationale et collective.
Face à cette menace, notre approche ne doit pas être l'attentisme, mais l'initiative, voire l'offensive. La gendarmerie s'est réorganisée pour y répondre efficacement, mais je vais vous présenter notre analyse de la menace et nos axes d'action pour améliorer notre efficacité.
L'ANSSI classe la cybercriminalité parmi les menaces les plus critiques, au même niveau que les menaces d'origine étatique. Elle affecte notre tissu économique et nos secteurs vitaux tels que les transports, l'énergie ainsi que les services bancaires et de santé. L'attaque contre l'hôpital de Corbeil-Essonnes, qui a entraîné la fermeture de l'établissement et mis en danger la vie des patients, en est un exemple frappant. La cybercriminalité menace également nos institutions, avec de fréquentes attaques contre les collectivités locales. Elle met en outre en péril la stabilité de l'État, notamment en raison de la puissance des cartels criminels et de l'ubérisation des trafics, en particulier de celui des stupéfiants.
L'évolution des marchés criminels cyber, où les groupes criminels externalisent leurs besoins auprès de logisticiens criminels - le « cyber as a service » - facilite l'accès du plus grand nombre aux technologies numériques. Cette situation soulève la question de la prolifération et de la démocratisation des outils cyber, ainsi que de l'hybridité entre les groupes criminels organisés classiques et les groupes criminels cyber.
De plus, nous observons une porosité entre les groupes criminels organisés cyber et les entités étatiques hostiles à des fins de déstabilisation de nos sociétés et de nos démocraties, ce qui soulève la question de l'articulation entre la cybercriminalité et la sécurité collective. Il est désormais impossible d'examiner ces cyberattaques uniquement sous l'angle cybercriminel et nier l'existence d'une dimension supplémentaire à prendre en compte et qui est d'ordre politique. Outre les actions d'espionnage et de sabotage menées directement par les services des États tiers hostiles, certaines attaques interrogent quant à leur véritable motivation, qui n'est pas simplement crapuleuse. Par exemple, des attaques menées par des groupes russophones comme NoName057 sont motivées par un nationalisme agressif et par une probable impulsion étatique, compte tenu de leur virulence, de leur niveau de sophistication et de leur coordination.
Nous savons également que certains États voyous ont recours à des cyberattaques pour se financer directement. La Corée du Nord, par exemple, a pu se financer à hauteur de 3 milliards d'euros entre 2017 et 2021. Récemment, le FBI a révélé qu'une seule cyberattaque avait permis à un groupe de hackers nord-coréen, Lazarus, de voler 1,5 milliard d'euros à une plateforme de cryptoactifs de Dubaï.
La menace est sérieuse et ne doit pas être sous-estimée. Certains États ont fait l'objet d'attaques allant jusqu'à paralyser leur appareil étatique, comme au Costa Rica ou au Monténégro en 2022.
Le constat de la cybercriminalité met en lumière la massification des attaques : nous observons une augmentation de celles-ci de plus de 9 % en 2023 et de 43 % sur cinq ans. Les cyberattaques proprement dites ont augmenté de 28 % en 2023. Ces chiffres sont probablement minorés, car nous estimons qu'un seul fait sur 250 nous est révélé. La répartition des attaques est la suivante : 60 % concernent des atteintes aux biens, dont 80 % sont des escroqueries, 35 % sont des atteintes aux personnes - cyberharcèlement, pédocriminalité, traite des êtres humains - et 5 % visent les institutions.
Les typologies d'attaques sont diversifiées et nous distinguons deux types principaux : les attaques visant directement les systèmes d'information, ou plutôt les atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (ASTAD), et les infractions classiques utilisant le numérique pour se commettre, nécessitant d'importantes investigations numériques.
La première menace reste celle des rançongiciels et nous dénombrons environ 150 organisations dans ce domaine, dont LockBit, particulièrement néfaste. Nous avons procédé à de multiples interpellations dans ce domaine, ce qui démontre que nous ne nous contentons pas de constater ou démanteler, mais que nous arrêtons effectivement des individus en matière de cybercriminalité.
Les grandes entreprises et les services financiers parviennent à mieux se protéger des attaques, tandis que les ETI et les PME restent vulnérables et doivent faire de gros progrès en matière de cybersécurité.
Les cybercriminels se sont structurés autour d'un véritable écosystème et sont passés d'attaques ciblées à un modèle organisé. Cet écosystème comprend ceux qui identifient les failles des réseaux des entreprises et les revendent, ceux qui construisent des outils d'attaque et les affiliés, qui n'ont pas un niveau technique très important, qui les utilisent. Des mécanismes de blanchiment, notamment via les cryptoactifs, complètent ce système. Malgré une perte d'environ 50 % des gains lors du blanchiment via les cryptoactifs, la rentabilité des cyberattaques reste élevée puisqu'elle est estimée entre 200 % et 800 % selon certains organismes, ce qui explique le nombre d'attaques de ce type.
Parmi les types d'attaques, nous retrouvons des attaques destructrices visant à détruire les systèmes d'information, comme celles menées avec NotPetya ou Wannacry, qui ont provoqué d'importants dégâts chez des entreprises telles que Renault et Saint-Gobain. Il existe également des atteintes délibérées à l'image sur les réseaux sociaux et des campagnes de déstabilisation, comme l'attaque russophone Portal Kombat il y a un an, qui visait à légitimer l'invasion russe en Ukraine et à discréditer les soutiens de l'Ukraine, dont la France.
Enfin, il existe des attaques prédatrices visant à voler des données personnelles et bancaires et l'année 2024 a été une année noire en matière de vol de données. Nous estimons aujourd'hui que 80 % de la population s'est fait voler ses données personnelles en 2024. En matière d'escroqueries, nous observons deux types principaux. D'une part, nous faisons face aux cyberescroqueries de masse et de basse intensité, qui passent par le phishing, les SMS et les QR codes. Ces attaques, bien que moins visibles, sont massives et causent d'énormes préjudices. Nous avons des marges de progrès dans ce domaine, car l'attention s'est longtemps concentrée sur les grandes infractions. D'autre part, nous avons les attaques plus spectaculaires telles que les virements frauduleux et les fraudes au président, qui s'étaient atténuées mais connaissent un regain d'activité, notamment en Chine, grâce à l'utilisation de l'intelligence artificielle et des deepfakes. Nous restons donc vigilants face à ces menaces émergentes. Dans ce panorama, nous pouvons ajouter les trafics en tout genre qui reflètent la porosité croissante entre les groupes cybercriminels et la criminalité traditionnelle.
Concernant la place de la délinquance financière et du blanchiment par cryptoactifs, leur rôle est indéniablement croissant. Les cryptomonnaies ne restent pas confinées à un circuit fermé, mais peuvent être vendues et investies dans divers secteurs comme l'immobilier, le luxe ou l'art. Les cryptoactifs sont volatils par nature, mais certains d'entre eux, notamment les stablecoins, offrent une stabilité accrue et permettent une conversion facile en monnaie traditionnelle. Ils sont adossés à des valeurs refuges, comme le dollar ou l'or. De plus, les cryptoactifs sont très mobiles, ne sont pas soumis à des frontières, n'ont pas besoin d'une identification du donneur d'ordre et peuvent transiter d'un utilisateur à l'autre avec un certain anonymat. La création de portefeuilles virtuels est gratuite et les adresses crypto sont enregistrées sur la base d'un semi-anonymat, ce qui attire les criminels.
Cependant, il est important de noter que, pour nos services, il est relativement aisé de tracer les cryptoactifs, y compris via les mixeurs, grâce à nos compétences et notre personnel spécialisé. Le défi principal réside désormais dans la coopération internationale et les échanges avec certains pays ou plateformes. La régulation a certes permis d'établir des règles et il n'est pas aisé d'utiliser des cryptoactifs non coopératifs. La majorité des transactions s'effectue sur des plateformes coopératives soumises à des procédures strictes, comme le Know Your Customer (KYC). Néanmoins, les criminels s'adaptent en utilisant des courtiers, des mules ou des prête-noms pour contourner ces règles.
Face à cette cybercriminalité polymorphe, évolutive, transnationale, agressive et très résiliente, nous avons mis en place un dispositif solide et articulé depuis 2021. À ce moment, nous avons créé le ComCyberGend, qui est devenu l'Unité nationale cyber, que je commande. Elle est l'unité phare de la gendarmerie en matière de cybercriminalité et constitue un pivot. Elle est organisée autour d'un noyau dur de 160 militaires localisés à Pontoise, qui est complété par 80 enquêteurs dans des antennes territoriales, qui passeront de 12 à 26 d'ici un an. En outre, nous avons formé 10 000 cybergendarmes, dont 9 500 primo-intervenants capables de gérer les premières étapes d'une plainte liée à la cybercriminalité, c'est-à-dire effectuer les premiers gestes, geler les preuves numériques, poser les bonnes questions, extraire la donnée et procéder à un premier niveau d'exploitation. Notre dispositif comprend également des enquêteurs de haut niveau, c'est-à-dire 350 enquêteurs Ntech, des spécialistes en enquêtes sous pseudonyme, des experts en OSINT, des conseillers territoriaux et des Fintech, à savoir des spécialistes des cryptoactifs.
Ce système intégré nous permet d'agir rapidement et efficacement, comme l'a démontré l'affaire Ledger. Nous pouvons lever un grand volume de forces et agir en subsidiarité des unités de terrain. Lorsque nous sommes appelés, nous sommes capables de projeter rapidement des effectifs pour mener des investigations numériques, traiter les preuves numériques et assurer la traçabilité des cryptoactifs.
Nous ne sommes pas seuls dans cette organisation. La police nationale est également mobilisée et le ministère de l'intérieur a créé un service à compétence nationale, le Commandement du ministère de l'Intérieur dans le cyberespace, pour superviser les services tels que les nôtres et porter les enjeux cyber au niveau interministériel. Les magistrats ont quant à eux mis en place une JUNALCO, c'est-à-dire la section spécialisée J3, qui est très performante, et, au niveau européen, Europol joue un rôle fondamental.
Notre stratégie repose sur six angles d'attaques. Premièrement, l'action est guidée par le renseignement, selon le concept d'intelligence-led policing. En effet, nous ne pouvons pas mener d'enquêtes judiciaires efficaces sans un renseignement solide. Nous avons besoin à la fois de renseignement humain, via des agents traitants, et de renseignement technique, grâce à notre réseau national, régional et international.
Deuxièmement, nous concentrons nos efforts sur les infrastructures cybercriminelles. Attaquer frontalement la criminalité est une chose, mais il est préférable de s'attaquer aux réseaux et infrastructures sous-jacentes. Ces éléments incluent les plateformes de messagerie, comme la fermeture du site « coco » en 2024, et nos actions envers Telegram. Nous démantelons également les plateformes de blanchiment comme Bitzlato, les solutions de téléphonie comme EncroChat, Sky ECC, Ghost ou Matrix, ainsi que les réseaux de vendeurs et receleurs d'outils. Cette approche est plus efficace que de s'attaquer aux infractions individuelles sur ces plateformes, même si ces actions entraînent un phénomène de report.
Troisièmement, nous optimisons nos capacités d'investigation en investissant massivement dans la formation d'enquêteurs spécialisés, notamment les enquêteurs sous pseudonymes et les experts en Fintech ainsi qu'en OSINT.
Quatrièmement, nous développons des partenariats, tant avec nos partenaires institutionnels qu'externes, en France et à l'international. Ces relations directes sont nécessaires à notre action et nous avons un réseau de partenariat avec nos alliés et les services européens. Nous collaborons également avec l'ANSSI et Cybermalveillance pour la sensibilisation et la prévention.
Cinquièmement, nous nous concentrons sur la mémoire criminelle et les bases de données. Nous avons développé l'outil Orion, une base de données criminelles qui gère la donnée massive et permet de projeter la donnée, de gagner du temps lors des investigations et de mettre en exergue des faits passés. Cet outil soulève des questions importantes sur les puits de données et la souveraineté des données.
Enfin, nous nous adaptons en créant une véritable filière. Nous prévoyons de tripler nos effectifs de cyberenquêteurs de haut niveau, passant de 350 à 1 000 dans les trois prochaines années. Nous mettons aussi en place un diplôme technique dédié pour permettre aux jeunes d'entrer directement dans cette carrière. De plus, nous créons une unité nationale PJ intégrant l'Unité nationale cyber pour concentrer nos efforts et accroître notre efficacité.
Pour conclure, nous avons besoin d'un outil de traitement de la donnée de masse permettant une véritable mémoire criminelle partagée et ouverte. Il nous permettrait de passer d'une coordination opérationnelle verticale à une coordination horizontale, tout en respectant le droit d'en connaître. La France accuse un retard dans ce domaine et nous pourrions nous inspirer d'exemples étrangers pertinents, notamment en Espagne et en Italie.
M. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris. - Je suis sous-directeur à la direction de la police judiciaire de Paris, un service territorial, et mon périmètre couvre Paris et la Petite Couronne. Auparavant, j'étais sous-directeur chargé des affaires économiques et financières, mais mon titre a récemment évolué en sous-directeur cyber et financier, ce qui correspond à l'évolution de la criminalité qu'ont suivi les services financiers. Le cyber est en effet présent dans tous les aspects du secteur financier.
Ma sous-direction comprend sept brigades, dont la brigade de lutte contre la cybercriminalité (BLCC), la plus ancienne de France puisqu'elle a été créée en 1994. À l'origine, la brigade financière traitait les problèmes informatiques dans les entreprises, qui étaient principalement liées à des employés mécontents qui prenaient des fichiers et des données. En 1994, le service de fraude aux technologies de l'information (SEFTI) a été créé, devenant plus tard la BEFTI, puis la BLCC actuelle.
Cette brigade s'articule autour de deux axes : un pôle d'assistance aux autres enquêteurs de la direction et d'autres services ; un pôle d'enquête ciblant le haut du spectre, similaire au travail de l'OFAC ou de l'Unité nationale cyber. Nous traitons les mêmes types d'infractions, avec une répartition des compétences basée sur les familles de rançongiciels. La coordination entre nos trois forces est assurée par J3 pour une répartition efficace des affaires.
L'assistance fournie par nos enquêteurs couvre plusieurs domaines. Ils accompagnent les services lors des perquisitions pour la copie des boîtes mail et des disques durs, puis effectuent un travail d'analyse. Ils réalisent également de l'OSINT pour d'autres services, mènent des enquêtes sous pseudonymes et pratiquent le car forensics, c'est-à-dire l'analyse des systèmes informatiques des véhicules. Ils développent toutes ces compétences, notamment dans le domaine de la crypto, qui reste un domaine réservé aux experts. En effet, tous les enquêteurs ne sont pas capables de tracer la cryptomonnaie ou de la reconnaître. La formation des enquêteurs classiques à la reconnaissance et au traçage des cryptomonnaies est un chantier important.
Concernant nos brigades financières, la brigade de recherches et d'investigations financières (BRIF) se concentre principalement sur le blanchiment. Nos autres brigades sont souvent cosaisies avec celles luttant contre le banditisme et les stupéfiants. La BRIF traite plusieurs dossiers de blanchiment liés au trafic de stupéfiants, au proxénétisme et à l'économie parallèle. La BLCC, la BRIF et les autres services financiers sont fréquemment cosaisis avec des services territoriaux ou des brigades centrales pour traiter les aspects financiers, qui sont souvent réservés à des spécialistes.
Quant aux pratiques criminelles dans le domaine cyber, le darknet reste important, mais la plupart des criminels utilisent des réseaux cryptés. Il existe des modes en la matière : auparavant, ils utilisaient Telegram, mais ont ensuite migré sur Signal et utilisent également beaucoup Silent. Nous sommes confrontés à des opérateurs qui ne répondent pas ou peu aux réquisitions ou dans des délais très longs, ce qui complique le traçage des conversations. Les criminels adaptent constamment leurs méthodes, nous obligeant à développer de nouvelles techniques.
Concernant les escroqueries, la brigade de fraude aux moyens de paiement (BFMP) s'occupe des fraudes aux chèques, bien que moins fréquentes aujourd'hui, et des faux ordres de virement, notamment les escroqueries au président qui, bien que peu nombreuses, causent des préjudices considérables, allant jusqu'à plusieurs dizaines de millions d'euros. Ces groupes organisés utilisent l'ingénierie sociale et les informations disponibles sur Internet pour connaître et cibler leurs victimes.
Les escroqueries aux cartes bancaires et les faux conseillers bancaires sont également répandus grâce à un phishing préalable, ce qui représente des centaines de cas quotidiens à Paris. Nous travaillons d'ailleurs avec les banques sur la prévention. Le blanchiment qui en découle implique souvent la conversion en biens de luxe et des virements internationaux via des comptes ouverts par des mules.
Enfin, notre brigade collabore intensivement avec Europol et d'autres partenaires internationaux, comme les États-Unis, notamment sur les enquêtes liées aux rançongiciels et les circuits de blanchiment. Nous avons par exemple effectué des missions en Ukraine et travaillons aussi sur des groupes criminels en Israël, bien que la coopération soit actuellement limitée en raison des événements récents. Europol nous soutient en partie avec des moyens techniques et financiers pour faire progresser les enquêtes.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Concernant la plateforme de cryptomonnaies Bitzlato que vous avez démantelée, et en lien avec l'audition précédente, nous avons été alertés sur les risques que pourrait représenter la nouvelle administration américaine, notamment au regard de sa politique de dérégulation à l'égard des mesures anticorruption, de contrôle des bénéficiaires effectifs et des cryptoactifs. Vous avez une bonne coopération avec le FBI, mais quel est votre sentiment sur d'éventuels changements à venir ? Les mesures récemment annoncées et le climat général de libéralisme et de dérégulation vous inquiètent-ils ?
En outre, comment procédez-vous à la saisie des cryptoactifs ? De plus, la directive qui sera présentée pour ratification demain, le 5 mars, prévoit un nantissement des actifs numériques, ce qui soulève chez moi beaucoup d'interrogations. Pourriez-vous m'éclairer sur ces points ?
M. Hervé Pétry. - Il y a lieu d'être inquiet quant à la dérégulation, car la régulation des plateformes de cryptomonnaies nous permet d'obtenir des renseignements via des réquisitions. Avec des plateformes qui s'y refusent, notre travail devient plus complexe et une dérégulation serait donc problématique. Cependant, à ce stade, nous n'avons aucune information en ce sens de la part de nos homologues du FBI, avec lesquels la gendarmerie et d'autres services coopèrent étroitement et efficacement.
Quant à la saisie des cryptoactifs, il s'agit plutôt d'un gel. Une fois gelés, les portefeuilles sont transférés à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) qui est chargée de les gérer. Concernant la directive du 5 mars que vous mentionnez, je n'ai malheureusement pas d'éléments à vous apporter.
M. Nicolas Guidoux. - Nous savons très bien que les groupes criminels utilisent les cryptoactifs pour blanchir de l'argent en raison de l'absence de réglementation uniforme. Plus la dérégulation sera importante, plus ces systèmes seront utilisés pour blanchir des fonds d'origine illicite. Concernant les rançongiciels, qui relèvent de notre domaine et génèrent d'importants fonds en cryptoactifs, il existe une porosité avec le monde criminel pour la compensation avec les liquidités des trafics. Les États-Unis ont d'ailleurs élevé la lutte contre les rançongiciels au même niveau que la lutte contre le terrorisme. Dans ce cadre, la collaboration avec nos homologues américains pour tracer l'argent provenant de ces attaques informatiques s'est toujours bien déroulée.
Concernant la saisie des cryptoactifs, il existe aujourd'hui plus de 20 000 cryptoactifs différents. L'AGRASC ne dispose pas d'autant de portefeuilles, ce qui pose des difficultés pour la saisie de certains cryptoactifs. Notre priorité est donc d'abord de geler la situation pour éviter les mouvements de fonds et, ensuite, nous procédons à la saisie, mais cette procédure nécessite encore des ajustements. Cependant, la situation dépend des pays dans lesquels l'intervention a lieu et, par exemple, l'Ukraine est actuellement incapable de procéder à la saisie de cryptoactifs. Il est donc nécessaire de permettre la saisie à partir d'une enquête française. Nous rencontrons donc des difficultés liées à la multiplication des cryptoactifs et à l'absence d'uniformité dans la réglementation. Néanmoins, nous parvenons à saisir les cryptoactifs les plus connus et les plus stables.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans quels types de procédures les saisies en Ukraine peuvent-elles survenir ?
M. Nicolas Guidoux. - Dans le cadre des attaques par rançongiciel, nous observons un système d'affiliation avec une véritable distribution des rôles, caractéristique d'une criminalité organisée. Cette organisation comprend des individus spécialisés dans la préparation des programmes, l'infiltration des systèmes d'information, le contournement des antivirus, la confection d'outils de chiffrement, la récupération et la vente de données, ainsi que le blanchiment. Tous ces intervenants se parlent et les rôles sont clairement distribués.
En Ukraine, nos interventions se déroulent dans le cadre de commissions rogatoires internationales ou de demandes d'enquête pénale internationale. Des enquêteurs français se projettent sur place, même en temps de guerre, pour assister aux perquisitions. Lorsqu'un portefeuille de cryptoactifs est découvert, il faut le geler, le saisir et transférer les fonds sur un portefeuille sécurisé de l'État. L'Ukraine n'ayant pas cette capacité, nous avons fait appel à des pays partenaires capables de gérer légalement ces données. Ces opérations soulèvent des questions juridiques complexes lors des interventions sur des territoires étrangers.
Mme Sylvie Vermeillet. - Par qui les cyberdélinquants et les hackers sont-ils formés ? S'agit-il de plateformes de formation et parvenez-vous à les interpeller ? De plus, concernant les cryptoactifs, la Cour des comptes avait rendu un rapport en 2023 et avait formulé des recommandations, quel élément s'oppose-t-il à l'existence d'un registre des cryptoactifs ? Existe-t-il dans d'autres pays et comment pourrions-nous progresser dans ce domaine ? Par ailleurs, vous avez mentionné, après avoir évoqué Orion, que l'Espagne et l'Italie étaient en avance sur certains aspects. Pouvez-vous préciser en quoi nous sommes en retard et ce qui nous manque ?
M. Denis Collas. - Concernant la formation des cybercriminels, il existe une véritable économie de la cybercriminalité. Les cybercriminels se rencontrent souvent sur des forums spécialisés, où l'on observe une taylorisation du travail des groupes cyber, c'est-à-dire une division des tâches. Certains se spécialisent dans la recherche de failles dans les systèmes, d'autres dans l'injection de rançongiciels, la négociation des rançons ou le blanchiment des fonds obtenus. Chaque niveau vend ses services aux autres et ces individus ne se connaissent généralement pas physiquement, mais interagissent via ces forums où ils doivent être cooptés, c'est-à-dire prouver leurs compétences pour être acceptés.
Pour intégrer ces communautés, les cybercriminels doivent démontrer leurs talents, ce qui les pousse parfois à se vanter de leurs exploits pour avoir accès à d'autres services et monter en grade. Cette pratique nous est utile dans nos enquêtes. La plupart sont des autodidactes, souvent des informaticiens ou des élèves ingénieurs qui se forment et échangent leurs techniques sur ces forums. Ils progressent ainsi dans le monde de la cybercriminalité en partageant leurs connaissances et leurs méthodes.
M. Nicolas Guidoux. - Nous parlions du « cybercrime as a service » et, aujourd'hui, n'importe qui peut accéder à des forums et acquérir des outils pour tester des systèmes d'information, même sans connaissances techniques approfondies. Bien sûr, les systèmes très protégés restent hors de portée, mais les particuliers, les petites entreprises ou les artisans deviennent des cibles faciles, ce qui explique la diversité des victimes.
Les cybercriminels débutants commencent par cibler des particuliers, puis montent en compétence progressivement. Ils gagnent en légitimité sur les forums en partageant leurs succès, ce qui leur permet d'accéder à des outils plus sophistiqués. En contrepartie, ils reversent une commission au fournisseur de l'outil.
Il faut aussi noter que la jeune génération, née avec les cryptoactifs, maîtrise naturellement ces technologies. Les jeunes manipulent les wallets avec aisance et utilisent des outils qu'ils connaissent bien dans leur quotidien. Ils ont pour beaucoup abandonné le darknet, qui appartient plutôt à la génération précédente, et passent désormais par des chaînes de messagerie chiffrée qu'ils utilisent déjà. Internet regorge également de tutoriels expliquant comment mener des attaques informatiques et les cybercriminels ont même mis en place des formations à distance. D'ailleurs, on observe une solidarité entre les cybercriminels sur les forums, car ils s'entraident et échangent des conseils ainsi que des solutions. Bien que l'argent reste un enjeu important, le défi de pénétrer des systèmes d'information constitue aussi une motivation importante.
M. Hervé Pétry. - Nous pouvons distinguer trois catégories de cybercriminels : premièrement, les jeunes geeks très doués qui baignent dans cet environnement depuis leur plus jeune âge ; deuxièmement, les affiliés qui profitent de la démocratisation des cyberattaques en achetant des outils prêts à l'emploi sur des plateformes spécialisées, ce qui ne nécessite pas un haut niveau technique ; troisièmement, les États hostiles comme la Corée du Nord, la Russie ou la Chine, qui disposent de véritables armées de hackers.
Concernant le registre des cryptoactifs, nous sommes tous favorables à la création d'un tel outil, une sorte de Ficoba numérique. Sa mise en place nécessite une volonté politique forte et une prise de conscience des enjeux. Bien qu'il existe des dizaines de milliers de cryptoactifs, ce sujet complexe doit être abordé sérieusement.
Quant aux bases de connaissances, nous accusons effectivement un retard. Auparavant, la police et la gendarmerie avaient chacune leur propre fichier d'antécédents judiciaires. Bien qu'on ait pensé à les fusionner, nous avons encore des bases de connaissances séparées et il est maintenant nécessaire de moderniser ce système en créant des bases interopérables, capables de s'auto-interroger tout en respectant le secret de l'enquête et le droit d'en connaître. Nous avons besoin de bases avec un outil de traitement souverain qui n'appartienne à personne d'autre qu'à la France.
Pour notre part, nous avons développé notre propre outil souverain, conçu par nos ingénieurs gendarmes. La performance des outils d'aujourd'hui doit permettre de projeter la donnée, c'est-à-dire de visualiser immédiatement les interconnexions et les chemins relationnels lors d'une requête. Cette technologie a été particulièrement utile dans l'affaire EncroChat, qui reste à ce jour l'une des plus importantes opérations d'Interpol. EncroChat était une solution de téléphonie chiffrée utilisée par des dizaines milliers de narcotrafiquants à l'échelle mondiale. Notre outil a permis de rendre lisibles les données captées, en projetant les fils de conversation, les photos, les schémas relationnels et les localisations géographiques. La France doit se doter de ce type d'outil de traitement de données massives en priorité.
Actuellement, les magistrats sont démunis face à ces enjeux et leur système Sirocco est insuffisant, tandis que nous utilisons Orion et que la police a son propre système. Un projet important est en cours au sein du ministère de l'Intérieur avec la DGSI. Il faut réfléchir à des règles d'utilisation communes permettant une interrogation mutuelle des bases de données.
Le modèle espagnol est un exemple intéressant : lorsqu'un acteur interroge sa base de données, la requête est automatiquement transmise aux autres forces. Un système de hit/no hit nécessite alors de se rapprocher et d'échanger. En cas de différend, un arbitrage est effectué au niveau du ministère de l'intérieur. Cette coopération opérationnelle horizontale doit inclure les magistrats, qui dirigent la police judiciaire en France, mais manquent souvent d'outils pour comprendre pleinement les situations.
En France, nous avons la chance avec J3 d'avoir des règles extrêmement claires, ce qui supprime toute concurrence ou animosité. Nous avons cependant besoin de bases de données puissantes et d'outils de traitement performants. Malgré la concentration des moyens dans des juridictions spécialisées, nous ne pourrons pas travailler efficacement sans ces outils de traitement de données.
M. Marc-Philippe Daubresse. - Il est donc nécessaire d'avoir un fichier rapidement accessible à de nombreuses personnes, avec des clés d'accès pour traiter un maximum de données. Nous avons voté la loi LOPMI et nous allouons des moyens considérables à la cybercriminalité par rapport à d'autres secteurs. Je pense que vous disposez de ressources importantes et il est très positif que vous recrutiez du personnel compétent. Nous constatons donc une montée en puissance, mais nous avons l'impression que le traitement des données pose problème.
Cette situation n'est pas de votre fait, mais est plutôt due aux questions juridiques auxquelles nous sommes confrontés, notamment avec les directives européennes à transposer, au RGPD et à la protection des libertés publiques, ce qui aboutit à un manque d'efficacité dans le traitement des données.
Vous avez cité l'exemple espagnol, qui pourrait être intéressant à étudier, étant donné que l'Espagne est en Europe. De plus, lors de ma mission sur la reconnaissance faciale, j'ai constaté que la Belgique disposait une autorité indépendante présidée par un magistrat pour les fichés S, où toutes les forces de police et de gendarmerie décident ensemble de la codification et de l'accès aux services. Nous pourrions envisager un système similaire en France, étant donné que les forces de police et de gendarmerie sont particulièrement performantes.
Pourquoi cela patine-t-il autant ? Je ne pense pas que ce soit dû au pouvoir exécutif, qui est très volontaire sur ces questions. Toutefois, nous rencontrons des difficultés sur les aspects juridiques. Ne pourrions-nous pas travailler davantage ensemble, vous en tant que praticiens et nous en tant que parlementaires chargés d'élaborer des lois, pour avancer plus rapidement sur ces sujets ?
M. Hervé Pétry. - En réalité, les problématiques liées au RGPD et à la conformité vis-à-vis de la CNIL ne constituent pas du tout un frein. Toutes les bases de données et les outils que j'ai évoqués sont déclarés et conformes à la réglementation française. Se doter de tels outils ne présente donc pas d'obstacle juridique. Nous sommes cependant confrontés à d'autres approches et problématiques, notamment une organisation de la police judiciaire qui fonctionne peut-être sur un modèle un peu daté.
L'exemple belge est très intéressant, car les Belges étaient dans la même situation que nous jusqu'en 2015, mais après les attentats, ils ont réalisé un rattrapage impressionnant dans plusieurs domaines. Pour la lecture automatisée des plaques d'immatriculation, nous avons à peine 500 véhicules et 70 capteurs fixes en France, alors que les Britanniques ont maillé l'ensemble de leur territoire depuis 1995. Lors de dossiers récents ayant eu des résonances en Belgique, les Belges ont pu identifier quasiment instantanément les véhicules recherchés.
Concernant nos bases de données, je pense qu'il y a un manque de clairvoyance et de volonté réelle, car il n'existe aucun obstacle technique ni juridique à rendre les choses interopérables.
M. Marc-Philippe Daubresse. - Le Conseil constitutionnel peut parfois entrer en jeu vis-à-vis du principe de proportionnalité.
M. Hervé Pétry. - La proposition ne correspond pas à mettre en place Big Brother. Nous évoquons plutôt la mise en place de la mémoire criminelle de nos dossiers, qui obéit à des règles très claires de durée de conservation. Nous avons besoin de puits de données avec de la mémoire criminelle et d'outils de traitement pour les exploiter. Il faut ensuite pouvoir les interroger. Les Espagnols et les Italiens font partie de l'Europe comme nous et il n'est pas question de mélanger les données judiciaires et administratives, ce qui poserait effectivement un problème en France. Je parle bien de données massives judiciaires, de dossiers anciens ou en cours, pour connaître l'état de l'art dans ce domaine.
M. Nicolas Guidoux. - D'un point de vue judiciaire, nous avons soit des bases sérielles, c'est-à-dire des bases de données organisées par typologie d'infraction, soit une base de rapprochement judiciaire qui ne concerne finalement qu'un dossier spécifique. Les autres dossiers ne communiquent pas entre eux. Concrètement, nous pouvons obtenir plus d'informations via Europol si nous contribuons avec des données françaises, car Europol peut faire des rapprochements entre les données fournies par des services français que ces derniers ne peuvent pas faire eux-mêmes.
Il reste encore quelques freins concernant les bases de données, mais il existe un vrai enjeu, car tout est désormais numérisé, ce qui permet de faire progresser les investigations. La direction nationale de la police judiciaire propose la création d'un fichier plus ambitieux pour collecter l'ensemble des informations criminelles et faciliter les enquêtes. Nous avons récemment mis en place une base sérielle appelée MISP pour les rançongiciels, ce qui a pris 18 mois entre la rédaction et les autorisations. Bien que ce délai soit long, il reste acceptable.
Cependant, lorsqu'on travaille sur des wallets constitué partir d'actifs obtenus par des rançongiciels on ne peut pas, par exemple, pas interroger les dossiers de blanchiment menés par l'OCRGDF. Nous restons dans un fonctionnement en silos selon le type d'infraction concernée. Le cyberespace a cependant rendu poreuses les frontières entre les différentes activités criminelles, ce qui nécessite que les services d'investigation puissent croiser leurs informations sur des thématiques qui ne leur sont pas directement confiées.
La création d'un puits de données commun est envisageable, avec une gestion rigoureuse des droits d'accès. Le principe du hit/no hit a fait ses preuves à l'échelle européenne, notamment avec Europol, avec la possibilité de classifier certaines données. Des garde-fous sont nécessaires, mais nous devons trouver une solution pour améliorer la gestion des données.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suppose que vous ne voyez que des avantages à la création par la loi du parquet criminalité organisée pour lutter contre le narcotrafic. En outre, vous avez mentionné à plusieurs reprises la notion de souveraineté et, en termes de souveraineté numérique, nous sommes confrontés à une difficulté. Tout ce travail est certes très précis et précieux, mais je ne vois pas comment nous pouvons garantir notre souveraineté en confiant le traitement de nos données à un cloud américain ou à Microsoft.
Comment assurez-vous cette souveraineté numérique que vous avez évoquée ? Quelles sont les marges de progrès que nous pouvons envisager de ce point de vue ? Ces décisions ne dépendront évidemment pas uniquement de nous ou de cette commission d'enquête, mais je pense qu'il est important d'aborder ce sujet, car la souveraineté numérique est un enjeu fondamental aujourd'hui.
M. Nicolas Guidoux. - Pour effectuer un traçage des flux de cryptoactifs, nous utilisons actuellement des outils comme Chainalysis ou TRM Labs. Sauf si vous effectuez une acquisition en totale souveraineté, ce qui est très onéreux, vous utilisez l'infrastructure de sociétés américaines, qui ont en quelque sorte de la visibilité sur les requêtes, ce qui soulève la question de la souveraineté. Est-il normal qu'une société commerciale sache sur quels sujets travaillent les services d'investigation ? Je suppose que vous devinez quelle est ma position. Il serait préférable de développer notre propre solution de suivi des cryptoactifs pour gagner en souveraineté et éviter d'enrichir les bases de données des entreprises commerciales. De plus, ces licences sont coûteuses, c'est-à-dire environ 23 000 euros, ce qui limite leur déploiement.
Pour optimiser nos ressources, nous réfléchissons à une mutualisation des moyens techniques entre les services judiciaires et de renseignement. L'OFAC compte actuellement 19 antennes de détachement et nous prévoyons de créer un maillage territorial avec 56 infrastructures réparties sur l'ensemble du territoire, en tenant compte des bassins de criminalité, mais aussi des zones blanches. L'objectif est de pouvoir intervenir rapidement, notamment pour déverrouiller des téléphones et extraire des données cruciales dans le cadre d'enquêtes, notamment vis-à-vis du délai de garde à vue. Ces éléments sont essentiels pour établir la responsabilité pénale des suspects, surtout face au chiffrement croissant des données.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pourriez-vous nous transmettre une copie d'une licence ?
M. Nicolas Guidoux. - Vous n'aurez pas de licence, car elle est dématérialisée, mais un accès. Nous passons toutefois par des marchés publics, pour lesquels des cahiers des charges sont rédigés.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il nous serait alors sans doute utile de disposer de ce cahier des charges.
M. Denis Collas. - Nous avons des perspectives encourageantes en termes de souveraineté avec le nouvel outil en développement impliquant plusieurs ministères. Ce projet fait appel à une société française, ChapsVision, qui est leader dans certains domaines. Elle fournit déjà divers outils utilisés par la police et cet outil souverain devrait remplacer certaines solutions utilisées par nos services qui ne sont pas souveraines actuellement.
M. Hervé Pétry. - Si nous parvenons à développer des outils souverains pour le traitement des données massives et la traçabilité, nous pourrons moderniser notre organisation. Nous sommes déjà en train de créer un état-major de la criminalité organisée pour mieux coordonner nos capacités ainsi que nos forces et l'enjeu est d'adosser cette réorganisation à des outils souverains performants.
M. Raphaël Daubet, président. - Vous avez parlé d'hybridation entre cybercriminalité et criminalité traditionnelle. Identifiez-vous des lieux, des interfaces ou des forums où ces deux types de criminalité se rencontrent ? Y a-t-il des infrastructures spécifiques contre lesquelles nous pourrions lutter ?
M. Nicolas Guidoux. - Nous pouvons être satisfaits des progrès réalisés par nos services d'enquête, notamment dans le démantèlement des solutions de communication chiffrée. Auparavant, nous faisons des hypothèses, mais nous avons désormais des certitudes. Dans l'exemple du dossier Sky ECC, plus d'un milliard de messages ont pu être déchiffrés, ce qui nous a amené une compréhension approfondie des réseaux de blanchiment. Nous avons identifié des intermédiaires qui mettent en relation des personnes disposant de grandes quantités de cryptoactifs avec d'autres ayant énormément de liquidités.
Le démantèlement de ces solutions de communication a été une source d'enseignements considérable. Nous avons ciblé les infrastructures plutôt que les utilisateurs, mais ceux-ci ont permis d'avoir un habillage, c'est-à-dire une traduction procédurale des actes techniques. En effet, tous ces actes techniques complexes doivent être traduits de manière compréhensible pour les magistrats, qui ne sont pas toujours spécialisés dans ces domaines.
Concernant les outils de communication actuels, nous observons que les criminels ont adapté leurs méthodes et ils ne commettent plus l'erreur d'utiliser la même solution. Ils se sont éparpillés et ont diversifié leurs moyens de communication, utilisant différentes plateformes, y compris des solutions grand public, pour compliquer le travail des services d'enquête. Ils passent parfois par du peer-to-peer ou recourent à l'intelligence artificielle. Cette dispersion rend notre tâche plus difficile et ces techniques sont de plus en plus utilisées pour échanger des méthodes de fonctionnement.
Notre dernière opération de démantèlement concernait la solution Matrix, mais son ampleur est différente d'EncroChat : Matrix comptait environ 8 000 utilisateurs contre 164 000 pour EncroChat. Nous constatons un éparpillement des solutions. La particularité de Matrix est qu'elle a été construite entièrement par les groupes criminels, qui ont recruté des compétences pour permettre leurs activités illégales. Ils échangent leurs méthodes et conseils à travers ces solutions pour gagner en efficacité dans la conduite de leurs activités criminelles.
M. Hervé Pétry. - Les opérations EncroChat et Sky ECC nous ont permis de découvrir pour la première fois en France les conversations en clair et de voir ce qui se passe dans les coulisses de la criminalité. Ces deux opérations ont porté un grand coup, ce qui a poussé les organisations criminelles mondiales à utiliser des solutions beaucoup plus réduites et artisanales. Nous savons en effet qu'il y aura un report vers d'autres technologies à la suite de telles opérations.
Face à cela, deux actions sont cruciales. Premièrement, il faut comprendre les phénomènes criminels et la cybercriminalité, ce qu'EncroChat nous a permis de faire en confirmant ce que nous savions déjà. Deuxièmement, nous devons détecter le plus tôt possible les reports sur d'autres technologies, ce qui est plus difficile. Le renseignement criminel, qu'il soit cyber ou non, est donc primordial. Il faut investir dans ce domaine, que ce soit à travers des outils de traitement ou du contact humain et physique. Une vraie stratégie en la matière est nécessaire et nous nous engageons tous dans cette voie afin de progresser réellement.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie pour toutes ces informations.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 45.
Mercredi 5 mars 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de M. Florian Colas, directeur général des douanes et droits indirects (DGDDI) et Mme Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude de la direction générale des douanes et des droits indirects
M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui Monsieur Florian Colas, Directeur général des douanes et droits indirects, ainsi que Madame Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude.
Monsieur le Directeur général, la douane est chargée du contrôle des marchandises. Elle est donc au premier rang dans la lutte contre les trafics et par conséquent contre la criminalité organisée.
Si le narcotrafic vient naturellement à l'esprit, de nombreux autres types de trafics intéressent aussi nos travaux en commission, tels que la contrefaçon, le trafic d'armes, et d'autres encore qui mobilisent vos services.
Les revenus générés par ces activités criminelles doivent être blanchis, domaine où la douane est également amenée à intervenir. Votre audition est donc cruciale pour nos travaux.
Je tiens à vous informer, Monsieur le Directeur général, Madame, que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle également que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Florian Colas et Mme Corinne Cléostrate prêtent serment.
Nous vous laissons la parole pour une présentation liminaire d'une heure afin de nous exposer votre vision de ces sujets cruciaux. Ensuite, je passerai la parole à Madame la Rapporteure puis à Mesdames et Messieurs les commissaires pour un temps d'échange. La parole est à vous.
M. Florian Colas, Directeur général des douanes et droits indirects (DGDDI). - Merci, Monsieur le Président, Madame la Rapporteure, Mesdames, Messieurs les Sénateurs.
En introduction, il convient de rappeler qu'en volumétrie, l'intervention principale de la douane porte sur les contrôles effectués par les douaniers à l'entrée et à la sortie du territoire. Ces contrôles concernent à la fois les marchandises, mais aussi les personnes et vecteurs de transports utilisés. Ils permettent aux douaniers de contrôler la présence de valeurs monétaires, de métaux précieux, d'objets d'art, de biens de luxe ou encore d'actifs numériques détenus sur des matériels informatiques. Par ailleurs, les agents de la surveillance douanière, soit le personnel en uniforme et armé, représentent environ la moitié de nos effectifs.
Les interventions de nos agents peuvent aller de la simple constatation d'une infraction de manquement à l'obligation déclarative jusqu'à la constatation d'un blanchiment douanier. Ce dernier cas entraîne la retenue des valeurs saisies le temps d'investiguer de manière plus approfondie sur l'origine et la finalité des biens.
Au-delà de notre activité coeur de contrôle, il existe plusieurs autres services douaniers intervenant sur des missions plus spécialisées. Nous disposons notamment de services de ciblage et notamment le service d'analyse des risques et de ciblage. Ce service analyse l'ensemble des déclarations établies et identifie les éventuels risques de trafics. Nous procédons également à du ciblage à partir de données relatives aux passagers et aux marchandises connues par la douane. En effet, une grande partie des constatations d'argent liquide se produisent sur le vecteur aéroportuaire, et notamment au niveau de l'aéroport de Roissy et à destination de zones géographiques connues comme des destinations importantes de flux de capitaux. À ce titre, nos actions de ciblage permettent de préparer en amont l'action de contrôle de nos services.
Par ailleurs, les officiers de douane judiciaire, qui relèvent de l'Office national anti-fraude (ONAF), sont régulièrement sollicités afin de conduire les investigations judiciaires relatives au blanchiment de droit commun en aval des différentes constatations douanières effectuées. Ces officiers disposent des mêmes pouvoirs d'investigation judiciaire que les officiers de police judiciaire avec cependant des compétences matérielles et un champ infractionnel de compétences plus circonscrit.
L'ensemble de ces actions rendent l'écosystème douanier complet et permettent de contribuer à la lutte contre la délinquance financière. Il convient néanmoins de souligner que le champ de compétences de la douane ne comprend pas l'intégralité de la notion de délinquance financière. En effet, la douane ne s'avère pas compétente pour travailler sur les questions de corruption. En revanche, l'ONAF dispose de compétences en matière de lutte contre la fraude fiscale. En effet, en plus des officiers de douane judiciaire, le service compte également des officiers fiscaux judiciaires. De plus, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) a récemment pris en charge la mission de collecte du renseignement fiscal sur la fraude fiscale pour le compte de la Direction générale des finances publiques (DGFiP).
Avant de laisser la parole à Corinne Cléostrate, je tiens à souligner que notre souhait est de contribuer pleinement à la lutte contre la délinquance fiscale. À ce titre, nous avons publié l'été dernier une stratégie financière visant à orienter l'activité de contrôle de nos services afin de maximiser leur impact. Cette stratégie leur permettra également d'appréhender l'ensemble des outils douaniers ainsi que les textes réglementaires et les procédures tout en les incitant à mobiliser la totalité du spectre des pouvoirs douaniers dont ils disposent.
M. Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et lutte contre la fraude. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je souhaite partager avec vous quelques éléments concernant notre nouvelle stratégie financière.
En effet, nous disposions déjà d'une stratégie financière datant de 2015 qu'il importait de rénover afin de l'adapter aux nouveaux dispositifs juridiques, aux nouvelles menaces criminelles et aux enjeux liés à cette délinquance financière.
Cette stratégie que nous avons diffusée au cours de l'été 2024 est encore en cours d'appropriation par les services douaniers tant elle est importante et riche en nouveautés. Nous avons pris la décision de rénover notre stratégie à la suite des nouveaux pouvoirs conférés par le législateur par le biais de la loi du 18 juillet 2023.
Cette loi vise à renforcer le délit de blanchiment douanier en l'étendant à l'ensemble des délits que la douane est chargée de constater. À ce titre, le délit de trafic transfrontalier des déchets est désormais considéré au même titre qu'un blanchiment de revenus. La loi prévoit également l'intervention sur les opérations de collecte, de transfert et de transport, ce qui nous permet désormais d'avoir une action sur les réseaux de collecteurs.
Par ailleurs, l'interception des collecteurs représente notre coeur de cible au niveau des contrôles effectués dans les gares, les aéroports et les routes. Ces collecteurs sont spécialisés dans la collecte des fonds ainsi que leur évacuation vers d'autres pays, notamment ceux de l'est de l'Europe. Une fois évacués, ces fonds sont souvent bancarisés avant d'être évacués vers des pays encore plus éloignés. À ce titre, cette nouvelle loi nous permet de retenir l'argent liquide pendant un délai maximal de 90 jours sans qu'il y ait nécessité d'établir un lien avec une opération financière avec l'étranger.
Forts de ces nouveaux pouvoirs, nous avons présenté notre nouvelle stratégie financière à l'ensemble de nos partenaires à l'occasion du séminaire interministériel de Bercy en date du 7 octobre 2024. Cette présentation avait pour objectif de renforcer la collaboration avec nos différents partenaires et notamment les services du ministère de l'Intérieur, du ministère de la Justice, ainsi que les services étrangers. En effet, il convient que nous structurions de façon plus importante la coopération internationale afin de faciliter l'échange de renseignements du fait que les schémas de blanchiment impliquent de nombreux relais situés à l'étranger.
Cette stratégie financière nous permet de mieux comprendre ces schémas de blanchiment et de les intercepter de façon plus efficace. Elle permet également de renforcer notre action de ciblage en analysant les données plus en profondeur pour identifier les mécaniques de blanchiment dissimulées derrière des flux en apparence légaux. Ces actions de contrôle et de ciblage nous permettent de saisir l'argent et potentiellement le confisquer. Je tiens également à rappeler que l'article 415 du Code des douanes prévoit une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 10 ans et une amende jusqu'à dix fois le montant des sommes en jeu en cas de bande organisée.
Si la confiscation des marchandises nous permet de remonter jusqu'aux flux financiers, il arrive parfois que la situation inverse se produise. En effet, nous avons récemment intercepté un individu à Gare du Nord en provenance de Bruxelles et qui transportait sur lui l'équivalent de 460 000 euros en petites coupures. À ce titre, il convient de faire le chemin inverse et de déterminer la provenance de l'argent, sa finalité ainsi que le rôle de l'individu dans l'organisation.
Par ailleurs, je tiens à signaler que les effets de notre nouvelle stratégie financière commencent déjà à se faire sentir. En effet, nous avons constaté une augmentation du nombre de manquements à l'obligation déclarative au titre de l'année 2024. En effet, le nombre de manquements dépasse les 2 700 cas pour un montant d'environ 20 millions d'euros. Le nombre de délits de blanchiment douanier est également en croissance.
Nous travaillons également à l'interception de ce que nous appelons le trade-based money laundering, soit le blanchiment via le commerce. Ce délit consiste à blanchir de l'argent par le biais de transactions commerciales en sur- ou sous-facturant certaines transactions. À ce titre, nos services de renseignement, d'analyse des risques et de ciblage travaillent désormais en collaboration avec des services homologues étrangers plus avancés que nous en la matière, notamment les services australiens, allemands et néo-zélandais afin d'identifier plus efficacement ces schémas.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - J'aimerais connaître les mesures que vous préconisez afin de lutter plus efficacement contre la contrefaçon. En effet, ce délit est souvent considéré comme un délit moins important du fait qu'il ne fasse pas de victimes. Cependant, il fait partie intégrante de la chaîne de la criminalité organisée. Les chiffres sont par ailleurs éloquents avec 20 millions de contrefaçons saisies en 2024 sur les jouets et les produits de beauté notamment.
M. Florian Colas. - Les effets de la loi de 2023 et de notre stratégie financière s'avèrent déjà remarquables. En effet, nous enregistrons un doublement du nombre de blanchiments douaniers en 2024 avec une augmentation de l'ordre de 60 % des sommes appréhendées. Par ailleurs, entre 2023 et 2024, nous constatons une multiplication par quatre des avoirs appréhendés par l'ONAF.
Concernant la contrefaçon, vos propos sont applicables non seulement à ce délit, mais aussi à tout un panel d'activités criminelles lucratives pour lesquelles la réponse pénale s'avère encore trop faible. Je pense notamment au trafic du tabac qui enregistre des volumétries considérables en France ainsi qu'aux fraudes aux aides publiques. À ce titre, l'ONAF consacre la majeure partie de son énergie à lutter contre ces réseaux qui représentent des enjeux financiers importants. En effet, ces réseaux, souvent perçus comme moins graves sur le plan pénal que le trafic de stupéfiants, représentent un intérêt lucratif considérable pour les organisations criminelles.
Afin de pallier cette problématique, il me semble important de reconsidérer la hiérarchie des peines et la façon dont les tribunaux les appliquent. Je tiens à souligner néanmoins que la réponse pénale commence à s'ajuster au niveau du trafic du tabac. En effet, il existe désormais une porosité entre les organisations criminelles de stupéfiants et le trafic de tabac avec une augmentation du niveau d'agressivité et de violence des organisations. Il convient néanmoins de procéder à ces ajustements sur d'autres domaines, notamment la contrefaçon.
En outre, je tiens à souligner que le blanchiment n'est pas rattachable à un trafic en particulier. En effet, il s'apparente désormais à un service financier spécialisé dans la dark economy soit l'économie illégale. Il existe en effet des prestataires de services qui se chargent du blanchiment des sommes, indépendamment de leur origine, et qui proposent aux organisations criminelles un vaste panel de solutions adaptées à la finalité souhaitée.
M. Hervé Reynaud. - Vous avez mentionné le renseignement qui semble être capitale dans l'identification des personnes et dans la compréhension des mécanismes de blanchiment. À ce titre, je souhaiterais que vous nous apportiez de plus amples informations sur ces mécanismes et sur vos besoins en termes de renforcement de l'identification des réseaux.
Mme Nadine Bellurot. - Vous évoquiez la faible réponse pénale face au délit de contrefaçon. Entendiez-vous par ces propos que les magistrats ne se prononcent peut-être pas avec la fermeté nécessaire sur ces délits ou que les peines prévues par la loi s'avèrent insuffisantes ?
De plus, le délai de 90 jours de saisie et de conservation des biens est-il suffisant afin d'obtenir une réponse pénale ? Qu'advient-il des biens si, une fois ce délai passé, vous n'avez pas obtenu de réponse des tribunaux ?
Mme Catherine Belrhiti. - Je souhaite revenir sur l'interception de l'individu en Gare du Nord. En effet, j'aimerais savoir par quels moyens vous parvenez à identifier ces personnes. Serait-ce par le biais des services de renseignement ? De plus, existe-t-il également des peines aménagées pour les trafiquants dénonçant un de leurs pairs à l'instar de certains criminels ?
M. Florian Colas. - Pour répondre à la question relative aux réseaux, il me semble pertinent de préciser qu'il existe plusieurs types de réseaux. D'une part, certains réseaux actifs sur le territoire français sont liés à une communauté ou à un pays étranger dans lequel peuvent être organisés des circuits de blanchiment. Par ailleurs, ces réseaux communautaires n'excluent pas la présence de nationaux français disposant soit d'une binationalité ou de liens forts avec la communauté en question et qui leur donne l'accès à des systèmes de blanchiment. D'autre part, il convient de souligner que la France est un pays de transit. En effet, le trafic de stupéfiants en provenance de la péninsule ibérique et à destination du nord de l'Europe transite par notre pays. À l'inverse, le trafic de drogues de synthèse en provenance du Benelux traverse nos frontières pour rejoindre ensuite le sud de l'Europe. Cependant, la France dispose également d'un secteur criminel national actif qui génère des profits et des besoins de blanchiment aussi bien sur le territoire national qu'à l'étranger.
Par ailleurs, les constations similaires à celle survenue en Gare du Nord sont quotidiennes. Ces constatations ont lieu principalement au niveau de la plaque aéroportuaire francilienne avec un flux sortant de sommes conséquentes vers l'étranger par le biais de mules financières. Ces mules financières sont chargées de transporter des marchandises illicites vers l'étranger pour les bancariser et ramener le résultat monétaire de ce trafic sur le territoire national. À ce titre, la stratégie de la douane vise à intercepter ces mules lors du flux de retour de l'argent liquide. Les zones routières frontalières avec l'Espagne, l'Italie ou la Suisse ainsi que le vecteur ferroviaire (notamment Gare du Nord) font également l'objet d'un grand nombre de constatations.
Concernant la réponse pénale, le problème réside dans l'appréhension de la contrefaçon comme une infraction économique et non une infraction relevant de la criminalité organisée. En effet, l'organisation des services judiciaires actuelle fait que ces délits relèvent principalement des juridictions économiques. Il convient néanmoins de souligner que les peines en matière de contrefaçon s'avèrent déjà relativement élevées. Cependant, afin d'obtenir une réponse pénale de haut niveau, il importe d'identifier une victime. Or, il arrive souvent que les entreprises victimes de contrefaçons ne souhaitent pas le déclarer publiquement afin de ne pas ternir leur réputation. Cette situation explique la faiblesse relative de la réponse pénale en matière de contrefaçon par rapport à d'autres trafics.
Madame la sénatrice, vous évoquiez également les moyens dont nous disposions pour identifier les trafiquants. Cette identification ne dépend pas du hasard. En effet, nos douaniers disposent de connaissances approfondies des flux et des procédés utilisés par les trafiquants ce qui leur permet de sélectionner et de détecter rapidement les situations à risque. Par ailleurs, nous effectuons également un important ciblage technologique qui permet d'analyser un grand nombre de données issues des déclarations de capitaux ou des données relatives aux passagers. La Direction nationale du renseignement des enquêtes douanières travaille également au développement de sources humaines dans le secteur du blanchiment afin de disposer de capteurs. Enfin, les équipes dédiées disposent également de l'ensemble des techniques de renseignement autorisées par le Code de sécurité intérieure qui permettent de comprendre le fonctionnement des réseaux et ainsi, d'orienter l'activité des services douaniers.
M. Corinne Cléostrate. - Le délai de 90 jours dont nous disposons pour retenir l'argent liquide en cas d'indice de lien avec une activité criminelle nous permet de procéder à des vérifications. En effet, la retenue n'intervient que si nous avons des soupçons. Ces soupçons se traduisent notamment par la présence de documents ou par les retours de nos maîtres-chiens. Bien que ces 90 jours puissent parfois s'avérer trop courts, ils s'avèrent essentiels afin de vérifier les différents éléments à notre disposition et ceux indiqués par la personne soupçonnée, notamment son activité commerciale. Si nos soupçons se confirment sous 90 jours, alors une enquête sera mise en place. Cependant, dans certains cas, nous disposons d'un délai plus important. En effet, dans le cas d'un manquement à l'obligation déclarative, nous disposons d'une période de consignation pouvant aller jusqu'à un an.
M. Florian Colas. - Il convient également de préciser que les vérifications effectuées dans le cadre des retenues d'argent liquide reposent sur des auditions, soit des droits de communication à divers acteurs financiers à l'exploitation de données. À ce titre, nous sommes donc tributaires des délais de réponse des institutions qui s'avèrent souvent longs en matière de droits de communication.
M. André Reichardt. - Je m'interroge sur l'aspect géographique du blanchiment en France. Les zones transfrontalières font-elles l'objet d'un volume de blanchiment plus important que le reste du territoire national ? Par ailleurs, quel rôle la douane joue-t-elle dans la lutte contre le contournement des sanctions internationales ?
M. Grégory Blanc. - Je souhaiterais avoir votre regard sur l'articulation des services douaniers avec les acteurs locaux dans un univers qui s'avère parfois un peu dispersé en termes de partenariat ainsi que votre regard sur la place singulière du maire dans ce contexte. De plus, il me semble que vous n'avez que peu évoqué la notion du fret maritime des ports et j'aimerais en savoir davantage.
M. Patrice Joly. - Pourriez-vous nous communiquer le montant global des résultats financiers en termes de valeur absolue ainsi que nous indiquer vos activités pour lesquelles les résultats ont été les plus significatifs en termes de montant ? Par ailleurs, vous expliquiez que votre nouvelle stratégie permettait d'identifier un plus grand nombre de délit de blanchiment et de manquement à l'obligation déclarative. Cependant, ces augmentations pourraient-elles être également liées à une augmentation de la délinquance financière ?
M. Florian Colas. - Je n'ai pas identifié de spécificités en termes de blanchiment liées aux zones transfrontalières. Cependant, il est vrai que certains types de trafics sont plus développés dans ces régions. Prenons l'exemple du trafic de tabac. Effectivement, ce trafic s'avère plus important au niveau des zones transfrontalières que dans le reste du territoire national. Cependant, cela découle du fait que les pays voisins pratiquent des prix inférieurs aux nôtres. Le trafic de stupéfiants s'avère lui aussi plus développé dans les parties de notre territoire proche du Benelux. En revanche, il ne me semble pas que ces trafics soient considérablement plus importants dans ces régions que dans d'autres zones urbaines denses de notre pays. Par ailleurs, ce trafic transfrontalier est facilité par le principe de libre circulation au sein de l'Union européenne. En effet, les points de passages aéroportuaires et ferroviaires facilitent le contrôle des services douaniers. À mon sens, afin de limiter le trafic transfrontalier, il conviendrait de disposer d'une présence douanière au niveau des frontières routières pour effectuer des contrôles à la circulation.
Concernant les sanctions internationales, la douane se positionne en première ligne. En effet, les sanctions peuvent être de deux types. D'une part il peut s'agir de mesures de gel des avoirs. Ces gels sont des mesures individuelles à destination de personnes morales ou physiques et représentent l'interdiction d'un flux. Or, l'administration des douanes est chargée de veiller au respect des mesures relatives aux relations financières avec l'étranger et notamment des mesures de gel. À ce titre, l'article 459 du Code des douanes mentionne que le manquement au respect de ces mesures consiste en une infraction douanière.
D'autre part, les sanctions comprennent également les embargos qu'ils soient à l'import ou à l'export. Encore une fois, veiller au respect des règles d'embargos relève des compétences de la douane. Cette administration est fortement mobilisée dans l'ensemble des phases d'intensification des sanctions internationales en lien avec des conflits armés. Il convient également de souligner que ces mesures ont pris une ampleur considérable depuis le conflit russo-ukrainien.
Ce travail de lutte contre le contournement s'avère extrêmement minutieux et représente une charge de travail considérable pour les équipes qui y sont dédiées. Bien que les constatations d'infractions et les sanctions ne fassent pas l'objet de communications officielles, le flux est continu. Ces contournements concernent principalement des entreprises en difficultés financières qui nécessitent un débouché à l'étranger ou encore des entreprises spécialisées dans l'intermédiation sur certains types de produits spécifiques. Les grandes sociétés françaises, quant à elles, ne sont que très peu concernées. En effet, elles ont pour la plupart mis en place des dispositifs internes afin d'éviter de vendre directement à des clients sous sanction.
Pour répondre à votre question relative aux acteurs locaux, la douane a effectivement des relations avec les élus et notamment au niveau des grandes plateformes portuaires. À ce titre, elle participe aux différents CODAF locaux au même titre que les autres administrations. Par ailleurs, une grande partie des sources et des contacts de la douane sont issus des grandes plateformes portuaires ou aéroportuaires. Les relations avec ces acteurs locaux sont donc particulièrement entretenues et nourries.
En outre, les zones portuaires n'enregistrent que peu de flux financiers, mais plutôt des flux de trafics. À ce titre, il convient de souligner que la douane lutte également contre les contreparties internationales entre le fournisseur et l'acquéreur qui représentent une forme de blanchiment différente de l'exfiltration de l'argent du trafic évoquée au cours de cette audition. Cependant, ces transactions internationales s'avèrent beaucoup plus difficiles à appréhender que les autres formes de blanchiment. En effet, la douane n'appréhende pas d'argent liquide sur ces flux portuaires, car la transaction est réglée en amont de l'arrivée en France. Il convient que l'administration douanière accentue ses efforts pour lutter contre ces transactions dans les années à venir.
À la question relative aux montants globaux, nous avons mentionné une augmentation de l'ordre de 60 % des volumes appréhendés via le blanchiment douanier ou le manquement à l'obligation déclarative pour une somme totale d'environ 20 millions d'euros. Cependant, la saisie des avoirs criminels effectuée en aval par les équipes d'investigation judiciaire affiche des montants beaucoup plus conséquents de l'ordre de 600 millions d'euros.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pourriez-vous nous communiquer une note récapitulative de vos activités afin de pouvoir l'intégrer à notre rapport ainsi qu'une cartographie des saisies par région ? Par ailleurs, utilisez-vous les systèmes de vidéosurveillance pour vous aider dans la lutte contre la délinquance financière ? Si oui, quel est le délai de conservation de ces vidéos ?
M. Florian Colas. - Nous vous ferons parvenir prochainement les éléments demandés. Par ailleurs, pour répondre à votre dernière question, nous avons la possibilité d'accéder aux systèmes de vidéosurveillance des opérateurs d'infrastructures. Nous ne nous en servons pas pour des opérations de ciblage en direct, mais plutôt pour un travail de renseignement ou d'enquête afin de retracer le parcours d'une personne et identifier des rencontres. En revanche, nous restons tributaires des délais de conservation de l'opérateur. Certaines douanes étrangères, quant à elles, opèrent des systèmes de caméras qui leur sont propres, notamment aux Pays-Bas. En plus des systèmes de vidéosurveillance, nous avons régulièrement recours aux lecteurs automatisés de plaques d'immatriculation afin de faciliter le ciblage et les interceptions de trafics et de flux de blanchiment.
M. Raphaël Daubet, président. - Je tiens à vous remercier pour la clarté de vos propos, Monsieur le Directeur général et Madame la sous-directrice.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 10.
Jeudi 6 mars 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Antoine Magnant, directeur de Tracfin (à huis clos)
Aucun compte rendu ne sera publié.
Audition de M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude et Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances
M. Raphaël Daubet, président. -Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf) du ministère de l'économie et des finances, et Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » au sein de cette même mission.
Monsieur Belfayol, vous le savez, la lutte contre la fraude est un sujet récurrent et un enjeu majeur. Vous êtes naturellement amené à vous pencher sur la fraude fiscale et la fraude sociale, qui relèvent de la délinquance financière. Nous avons cependant orienté nos travaux vers des thématiques qui nous paraissent communes à toutes les formes de criminalité, notamment le blanchiment. C'est donc aussi sur cette question que nous souhaitons vous entendre.
Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Belfayol et Mme Christine Fournier prêtent serment.
M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances. - J'exposerai la notion de « délinquance financière » telle que nous l'intégrons dans la structuration de notre travail de coordination contre la fraude. Derrière ce vocable se cachent nombre d'infractions pénales précises qui relèvent de différents codes - code des douanes, code de la sécurité sociale ou code pénal. Nous utilisons ces concepts juridiques et des notions plus sociologiques, telles que la « fraude aux finances publiques ».
L'objectif principal de la Micaf, qui a vu le jour en juillet 2020, est de réorienter la coordination vers des aspects très opérationnels, en particulier l'amélioration des échanges de renseignements entre services pour permettre, dans un second temps, d'engager des actions concertées aux niveaux national et local.
Notre périmètre d'intervention comprend la fraude fiscale, notamment la fraude à la TVA, la fraude sociale - fraude aux prestations et aux cotisations sociales - et les infractions qui en forment le miroir - contrebande de tabac, contrefaçon, travail illégal -, qui relèvent davantage de la sphère douanière. Depuis 2023, notre action s'est élargie à la lutte contre la fraude aux aides publiques, avec le rattachement à la Micaf d'une cellule de veille interministérielle dédiée.
Nous travaillons aussi sur des fraudes « support », indispensables à la commission des infractions que je viens d'énoncer : fraude documentaire et à l'identité, fraudes commises via des sociétés éphémères et fraude numérique, cette dernière constituant bien entendu un enjeu majeur.
Notre mission consiste donc à initier et stimuler les échanges d'informations et de renseignements utiles entre services, le plus en amont possible, dès la détection de cas de fraudes. J'entends par là les services dédiés au sein des différentes administrations centrales concernées - par exemple la direction générale des finances publiques (DGFiP) pour la fraude à la TVA -, mais aussi les services d'enquête administratifs et judiciaires, et l'autorité judiciaire, à travers les parquets, en particulier le parquet de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui est un acteur fondamental, au même titre que le service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF), qui a été redéfini au mois de juillet dernier en Office national anti-fraude (Onaf) afin d'épouser les contours de la fraude aux aides publiques.
L'objectif de la Micaf est de contribuer, le plus proactivement possible, à un diagnostic partagé et à l'élaboration de stratégies d'action - voire d'enquêtes - communes entre les différents acteurs. Cela suppose de mobiliser l'ensemble des leviers d'action possibles : l'action judiciaire, parfois trop tardive, n'est pas toujours la plus efficace ; l'action administrative, qui en est le préalable, est souvent un outil de première intention particulièrement utile pour mettre un coup d'arrêt à des phénomènes de délinquance.
Nous agissons à trois niveaux, européen, national et local. Jusqu'à la création de la Micaf, la France ne disposait pas d'un service dédié de coordination contre la fraude au budget de l'Union européenne (UE), tel que le recommande la Commission européenne. C'est désormais le cas, puisque nous avons été désignés par les autorités françaises pour jouer ce rôle, et, partant, devenir l'un des partenaires de l'Office européen de lutte anti-fraude (Olaf), en vue de l'aider opérationnellement lors de ses enquêtes sur le territoire national.
En parallèle, notre mission consiste à impulser et animer une stratégie nationale anti-fraude au budget de l'UE. La première stratégie, validée en 2022, est en cours ; une nouvelle feuille de route est en préparation et sera bientôt diffusée. Là encore, il s'agit de faire travailler l'ensemble des services sur des problématiques communes et de croiser les regards, à partir d'outils concrets dédiés à la lutte contre les fraudes aux finances publiques au niveau européen, qui recoupent d'ailleurs souvent les fraudes nationales classiques. En outre, si certaines aides publiques sont exclusivement européennes, telles que les aides agricoles, d'autres sont cofinancées ou refinancées par l'UE, telles que les mesures prises dans le cadre du plan national de relance et de résilience (PNRR).
Désormais, on peut également, pour les fraudes à l'apprentissage ou à la rénovation énergétique, actionner le parquet européen, un nouvel acteur particulièrement utile sur des problématiques très techniques et délicates à maîtriser pour des parquets locaux submergés par d'autres contentieux comme les atteintes physiques ou sexuelles. Ce parquet a su développer avec certains offices, dont l'Onaf, des partenariats très efficaces dans la prise en compte de ces phénomènes de fraude, et il vient combler des manques au niveau national, nos 160 parquets n'étant malheureusement pas tous spécialisés dans ce type de fraudes.
Au niveau national, nous nous attaquons en première intention à la fraude aux finances publiques au sens le plus classique du terme : fraude fiscale ou douanière, fraude aux prestations et cotisations sociales. Des groupes opérationnels nationaux anti-fraude (Gonaf) sont dédiés à des thématiques spécifiques. J'avais préconisé un copilotage avec des directions cheffes de file, afin de les responsabiliser dans le traitement de la partie interministérielle de l'effort à produire. Nous avons trois Gonaf qui relèvent également de la DGFiP et travaillent respectivement sur la fraude à la TVA, la fraude fiscale et sociale commise via les sociétés éphémères, la fraude fiscale et sociale commise via le e-commerce.
En parallèle, nous partageons avec la douane deux thématiques afin de lutter contre le trafic de tabac et la contrefaçon - j'y reviendrai, car l'implication de la douane dans nos travaux est très forte.
Un autre groupe se concentre sur la fraude à la résidence, qu'elle soit fiscale ou sociale, en lien avec la direction de la sécurité sociale (DSS). L'une de nos missions, importantes, est aussi de porter des projets de texte. En l'occurrence, nous l'avons fait pour permettre aux services d'accéder à l'application PNR, qui permet de vérifier les réservations effectuées auprès de compagnies aériennes et de considérer, en vertu d'un faisceau d'indices, qu'il existe une fraude potentielle à la durée de résidence nécessaire pour prétendre aux aides - un décret devrait être publié en ce sens au mois de juin.
Nous agissons aussi sur la fraude documentaire et à l'identité, en copilotage avec la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur (DMATES) du ministère de l'intérieur. Nous avons notamment mis en place des échanges opérationnels de renseignements entre les services de police, notamment ceux de la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF), et les organismes de protection sociale. Cela permet de vérifier si des pièces d'identité usurpées apparaissant dans les procédures judiciaires ont aussi été utilisées pour toucher des prestations indues. Voilà deux ans, nous avons signé un protocole en ce sens avec l'ensemble des directions du ministère de l'intérieur. Celui-ci fonctionne relativement bien. En tant que magistrat, j'ai toujours été étonné que des éléments figurant dans une procédure judiciaire ne puissent pas être utilisés à d'autres niveaux - préventif, par exemple, pour les organismes de protection sociale -, alors même que des textes prévoient ces échanges d'informations. C'est maintenant chose faite grâce à ce protocole.
Un autre groupe s'occupe du recouvrement des créances frauduleuses, en copilotage avec la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Depuis deux ans, un service de la DGFiP peut mandater un huissier pour saisir, lors d'une garde à vue, des espèces et autres valeurs mobilières qui ne sont pas en lien direct avec l'infraction commise, mais qui peuvent venir financer des créances dues. Les résultats sont loin d'être neutres : sur les trois premiers trimestres, nous en sommes - de mémoire - à environ 1 million d'euros ! Ce dispositif n'a pas encore été généralisé à l'ensemble du territoire, mais il présente un potentiel intéressant.
Les enjeux numériques sont également fondamentaux à nos yeux. C'est pourquoi il est essentiel de mieux comprendre comment les auteurs d'infractions les utilisent. Aujourd'hui, l'un des principaux leviers facilitant la fraude est la dématérialisation des procédures. Il faut absolument aider les services à s'armer pour mieux identifier ces fraudes. Il convient aussi d'améliorer la convergence des expériences et des outils, qui doivent être suffisamment puissants pour mieux appréhender les moyens utilisés pour blanchir l'argent des trafics, notamment les cryptoactifs. La vulgarisation des avancées technologiques auprès des enquêteurs est importante pour qu'ils puissent par exemple intervenir au plus près d'un wallet.
Concernant le partage des données, nous avons porté depuis 2020 de nombreux droits d'accès direct dans le Livre des procédures fiscales (LPF) pour les officiers de police judiciaire (OPJ), les agents de police judiciaire (APJ) et les organismes de protection sociale. Nous avons avancé sur le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), le fichier national des contrats d'assurance-vie et de capitalisation (Ficovie), la base nationale des données patrimoniales (BNDP), Patrim ; autant d'éléments qui permettent de poser un diagnostic sur le patrimoine d'un individu et de préparer d'éventuelles saisies administratives ou judiciaires.
Nous avons prévu des accès tout aussi importants pour les services d'enquêtes fiscales, notamment au Répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS), qui donne des informations utiles sur les prestations, les domiciliations, les lignes téléphoniques ou les comptes bancaires.
Pour ce qui est des sociétés éphémères, nous avons récemment porté des textes pour lutter contre les transmissions universelles de patrimoine (TUP), qui permettent de transférer la totalité des sommes visées à un associé unique à l'étranger. Nous voulons mettre davantage en lumière ce procédé. Nous avons également formulé des propositions législatives afin que les greffiers des tribunaux de commerce puissent donner des informations tant à la DGFiP qu'aux organismes de protection sociale. Selon moi, et c'est l'un des chantiers essentiels de la Micaf, les parquets doivent se saisir de ces nouveaux outils - y compris la présomption de blanchiment - pour mettre en place au niveau local, à côté des déclarations de soupçon, une véritable action sur ces sociétés éphémères en cas de fraude documentaire ou à l'identité.
Je veux insister aussi sur la nouvelle cellule de veille interministérielle dédiée à la lutte contre la fraude aux aides publiques, créée par un décret de juillet 2023. Les juristes ont parfois tendance à cloisonner criminalité organisée et délinquance financière. Or, aujourd'hui, la délinquance financière est souvent très organisée, notamment lorsqu'il s'agit de fraudes aux aides publiques. J'ai souhaité que cette cellule de veille porte initialement ses efforts sur la rénovation énergétique, en raison de l'importance des sommes en jeu et des alertes très précises adressées par Tracfin et les services territoriaux d'enquête judiciaire.
La Micaf préconise un traitement spécifique de ces fraudes. À mes yeux, le meilleur moyen de lutter contre la fraude aux aides publiques est de suspendre leur versement en cas de suspicion de fraude, avant de rejeter le cas échéant les demandes une fois les vérifications effectuées. Les services verseurs, qui sont parfois très éloignés de la problématique de la fraude, ont tendance à considérer en premier lieu le risque contentieux en cas de suspension des versements. Je suggère pour ma part que nous prenions ce risque contentieux ! Nous l'avons fait pour le compte personnel de formation (CPF), et les malfrats n'ont pas intenté de recours auprès du tribunal administratif ! Le meilleur moyen d'éviter la fuite des fonds publics est encore de ne pas les verser. Une fois les fonds versés, au vu des mécanismes utilisés par les malfaiteurs, on ne récupère souvent que des sommes assez faibles, y compris en cas de saisies judiciaires.
On retrouve parfois dans ces fraudes aux aides publiques les mêmes réseaux de criminalité organisée que dans les trafics de stupéfiants, la contrebande de tabac ou la contrefaçon. Les peines y sont souvent moins lourdes en première intention, la prise de risques plus faible également. Les groupes criminels se reconvertissent opportunément d'une fraude à l'autre, passant du CPF à la rénovation énergétique, de l'apprentissage au fonds territorial d'accessibilité, en utilisant toujours les mêmes mécanismes de fraude : usurpation d'Iban et de Siret, montage en cascade de sociétés éphémères, parfois complètement fictives - les travaux ne seront alors jamais exécutés -, ou avec en bout de chaîne des sociétés qui auront recours au travail dissimulé et qui livreront des chantiers avec de nombreuses malfaçons avant d'être dissoutes.
Il s'agit d'une criminalité organisée et polyvalente, dotée d'un savoir-faire expert. Je n'ai pas de montants précis à communiquer - je pense d'ailleurs que personne n'en a -, mais ces fraudes aux aides publiques sont sans doute les plus impactantes pour les finances publiques, car elles sont massives.
Cette criminalité surfe sur la dématérialisation des dispositifs, parfois aussi sur l'antinomie qui peut exister entre simplification des démarches et lutte contre la fraude. Elle utilise des montages juridiques plus ou moins sophistiqués et tous les instruments financiers disponibles, notamment les cryptoactifs - un moyen qui n'est plus marginal -, à des fins de blanchiment des sommes issues du trafic et de transfert des fonds vers l'étranger. Le recours à des néobanques rend également plus difficile la traçabilité.
Pour lutter contre ce phénomène majeur de fraude aux aides publiques, je préconise d'actionner deux leviers, préventif et curatif.
En termes de prévention, on peut envisager, premièrement, de suspendre les versements en cas de suspicion de fraude et, deuxièmement, de fluidifier l'échange de renseignements et d'informations entre l'ensemble des acteurs. C'est précisément l'objet des deux premiers articles de la proposition de loi contre toutes les fraudes, présentée par le député Thomas Cazenave, en cours d'examen au Sénat. Si cette proposition de loi aboutissait, elle constituerait un levier d'action puissant. Il ne serait plus nécessaire de courir après les véhicules législatifs pour porter telle ou telle levée spécifique du secret, et cette base législative permettrait de vaincre les réticences de certains organismes à suspendre les versements.
En termes curatifs, j'ai déjà évoqué l'action administrative, mais il faut aussi mobiliser au bon niveau l'autorité judiciaire, c'est-à-dire ne pas procéder localement à des dépôts d'article 40 - ils viennent grossir les piles des parquets et seront traités en fonction des moyens des juridictions et des services d'enquête -, mais travailler dès le départ avec le parquet de la Junalco et l'Onaf. Cela permet aux organismes verseurs de coconstruire le dossier avec les services enquêteurs spécialisés et, ainsi, d'acquérir une culture de lutte contre la fraude. Nous le faisons déjà avec l'Agence nationale de l'habitat (Anah) et la Caisse des dépôts et consignations ; nous venons également de signer un protocole en ce sens avec l'Agence de services et de paiement (ASP).
Il nous faut aussi disposer des bons textes. Pour une partie de la fraude aux finances publiques, nous pouvons recourir à certaines techniques d'enquête spéciales, mais nous aurions besoin d'aller plus loin et de pouvoir utiliser, pour toutes les fraudes aux aides publiques, le spectre complet des moyens d'investigation propres à la criminalité organisée prévus aux articles 706-73 et suivants du code de procédure pénale.
S'agissant de la lutte contre le blanchiment, il est précieux de pouvoir agir localement, au plus près du terrain : c'est le rôle des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf), qui peuvent s'appuyer sur un diagnostic de délinquance locale, réalisé par exemple à partir de troubles constatés à l'ordre public, pour remonter ensuite à des commerces susceptibles de participer au blanchiment des fruits du trafic et à des sociétés éphémères, grâce aux informations échangées avec les greffes des tribunaux de commerce. Ils pourront alors utiliser ce formidable outil qu'est la présomption de blanchiment.
Mais, parfois, on a besoin aussi de recentraliser les informations en provenance des différents Codaf, car les délinquants opèrent sur plusieurs territoires, d'où l'importance de la coordination.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je me souviens d'un amendement qui visait à abonder de 500 000 euros le financement de la Micaf, à sa création. Le ministre Olivier Dussopt avait bien voulu l'accepter, et je me réjouis de constater que cet argent a été bien utilisé !
J'ai toutefois un peu de mal à partager votre optimisme. Je m'intéresse à ces sujets depuis longtemps, et quand on essaye de faire avancer les dossiers de lutte contre la fraude ou l'évasion fiscale, on se heurte vite à des blocages.
Vous dites qu'il faut, de façon préventive, suspendre les versements. Mais la première des préventions ne consiste-t-elle pas à ne rien verser du tout ?
Vous évoquez par ailleurs les greffes des tribunaux de commerce. Ils ont proposé, dans un livre blanc de la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment, quinze mesures très pertinentes. Sauf que nous n'arrivons pas à les faire adopter...
N'importe quelle région vérifie la qualité du futur bénéficiaire des aides qu'elle s'apprête à verser, mais l'État ne le fait pas.
M. Éric Belfayol. - C'est bien la logique que je préconise : ne pas verser. Il faut travailler en amont à un meilleur ciblage et développer les outils permettant de repérer les indices de fraude.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je réserve à la proposition de loi Cazenave quelques articles additionnels avant l'article 1er, qui me semblent nécessaires.
La déclaration sociale nominative, que j'avais demandée avec plusieurs collègues lors de la mise en place des aides covid, avait été refusée par Mme Pannier-Runacher. Pourtant, les fraudes en la matière se sont ensuite vérifiées.
Nous avons, je le crois, identifié les différents types de fraudes et la pluridisciplinarité des criminels, mais comment à présent transformer l'essai ? Le Parlement ne me semble pas suffisamment écouté sur ces sujets.
La coopération entre les Codaf pourrait-elle être améliorée ? Les informations sur les individus ou les sociétés repérées circulent-elles correctement ? Il semblerait que les départements ne communiquent pas suffisamment entre eux, et que vous puissiez toucher le RSA dans plusieurs départements.
Je m'interroge également sur la coopération européenne. La fraude à la TVA, c'est encore 25 milliards d'euros, mais nous n'utilisons toujours pas le même logiciel que certains de nos voisins pour essayer de dénicher les carrousels. Là encore, comment pouvons-nous progresser ?
M. Éric Belfayol. - Ce sont avant tout les femmes et les hommes qui font vivre les institutions et les coopérations. Les Codaf de la région parisienne sont souvent amenés à travailler ensemble, c'est plus rare en province. Mais la réponse à votre question passe davantage, me semble-t-il, dans la bonne articulation entre les Codaf et les Gonaf. Certaines problématiques dépassent le champ de compétence territoriale des services. Les délinquants ont très bien compris qu'il était préférable d'opérer sur plusieurs départements simultanément, mais il s'agit alors d'une délinquance déjà bien structurée, contre laquelle il est plus utile de faire remonter les informations aux Gonaf afin qu'ils puissent enclencher une action nationale avec les bons services et les bons outils. Les Codaf sont efficaces dans les interventions de premier niveau - diagnostic de délinquance et mobilisation des services compétents -, mais ils ne peuvent pas faire de lutte contre le blanchiment au sens strict du terme. Si on trouve des marchandises de contrefaçon dans un commerce de proximité, ils peuvent solliciter la douane ; une problématique de TVA, l'administration fiscale ; du travail dissimulé, l'inspection du travail. Mais l'action doit ensuite être recentralisée pour prendre en compte la problématique dans son ensemble et élaborer une stratégie nationale.
Quant à la coopération européenne, ce n'est pas la Micaf qui va apprendre à la DGFiP comment lutter contre la fraude à la TVA. En revanche, en associant la DGFiP à des dossiers relatifs à des fraudes plus lointaines que son coeur de métier direct, comme les fraudes à l'activité partielle, au fonds de solidarité ou aux centres de santé, on va lui permettre de s'intéresser à d'autres types de criminalité.
Enfin, puisque vous évoquez le sujet de la fraude à l'activité partielle, cela me permet de vous donner un exemple très concret de notre action. Dans les cinq jours qui ont suivi la création de la Micaf, nous avons été informés de l'existence de déclarations de soupçons pour des fraudes à l'activité partielle. En quelques jours, de concert avec l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), le parquet de la Junalco, les parquets locaux, la DACG, la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) et la préfecture de police (PP), nous avons pu poser un diagnostic de délinquance et identifier deux types de fraudes, les unes caractérisées par des usurpations de Siret, les autres fondées sur des sociétés éphémères multicartes réactivées opportunément en région parisienne, pour lesquelles Tracfin disposait de signalements. En quinze jours, la DACG a pu produire une note pour que les signalements de Tracfin soient relayés par une action judiciaire rapide dans les parquets d'Île-de-France concernés. Des échanges d'informations sur les sociétés éphémères ont ainsi pu avoir lieu entre les sphères judiciaire et administrative et venir nourrir le système d'information sur l'activité partielle (SI APART) de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et les outils de ciblage des inspecteurs du travail. Nous avons pu aussi identifier à cette occasion des trous dans la raquette et proposer des textes pour impulser des échanges d'informations entre l'ASP et Tracfin.
M. Grégory Blanc. - On retrouve souvent du travail dissimulé dans les processus de blanchiment. Au niveau national, la coordination entre la police, la gendarmerie et Bercy semble globalement opérationnelle. Mais qu'en est-il de la coordination avec les services du ministère du travail ? Ce dernier est-il bien organisé à l'échelon central pour enquêter sur des phénomènes de travail dissimulé en bande organisée ?
M. Éric Belfayol. - La Micaf anime un Gonaf sur le travail illégal et les fraudes fiscales connexes, auquel participent la DNEF, Tracfin, le parquet de la Junalco et l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI).
Par ailleurs, depuis la réorganisation de l'inspection du travail en 2015, le groupe national d'appui, de veille et de contrôle de la direction générale du travail est devenu le service d'enquête dédié à ce haut du spectre de la délinquance. Il dispose de capacités d'actions nationales.
Pour avoir connu l'inspection du travail il y a une vingtaine d'années, je vous assure qu'elle a nettement progressé dans la prise en compte de la problématique du travail illégal. Est-ce suffisant ? Malheureusement, dans ce ministère comme ailleurs, les moyens sont limités. Il me semble donc que la solution est de faire travailler les gens en synergie.
Imaginez un transporteur routier qui commet des infractions routières dans un nombre important de départements. Au niveau départemental, vous ne pourrez traiter que la délinquance routière, mais si vous centralisez les différentes informations, vous trouverez peut-être des problématiques beaucoup plus lourdes, notamment de travail dissimulé.
De même, pour les dossiers de faux détachements, chaque réseau doit pouvoir faire remonter les informations recueillies localement sur telle ou telle société afin que l'OCLTI et Tracfin engagent le travail nécessaire, y compris parfois au sein d'équipes mixtes d'enquête constituées sur le fondement de l'article 28, alinéa 3 du code de procédure pénale.
Enfin, pour les cyberenquêtes sur la fraude sociale, j'ai poussé des textes afin que les organismes de sécurité sociale soient dotés de prérogatives de police judiciaire, toujours dans le but de croiser aussi vite que possible les procédures administratives et judiciaires.
M. Grégory Blanc. - Je me permets de vous relancer : dans ce processus de recentralisation, le ministère du travail vous semble-t-il bien organisé ?
M. Éric Belfayol. - Aujourd'hui, la lutte contre le travail illégal est structurée, ce qui n'était pas le cas auparavant. L'évolution de l'arsenal législatif a beaucoup aidé aussi, notamment le fait que l'on considère potentiellement le travail dissimulé comme une fraude en bande organisée.
M. Raphaël Daubet, président. - Je me tourne à présent vers Mme Fournier, pour qu'elle puisse nous éclairer sur les enjeux numériques. Quels sont vos difficultés ou les obstacles que vous rencontrez en la matière ?
Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances. - Je suis en charge d'organiser au plan opérationnel les échanges de données entre administrations. Je mets en contact les directions des systèmes d'information et j'essaye d'identifier les modalités d'accès les plus faciles et les plus rapides à mettre en oeuvre.
Le plus difficile, une fois le cadre légal en place, est de mobiliser les services opérationnels autour de projets à l'échelle interministérielle. Les dynamiques ne sont pas toujours faciles à impulser, cela nous demande beaucoup d'énergie, mais nous finissons par y arriver.
M. Éric Belfayol. - Les accès directs ont été prévus par la loi dès 2018, mais leur industrialisation ne commence qu'aujourd'hui. On en revient toujours à la même problématique : les services font ce qu'ils peuvent avec les moyens dont ils disposent.
Je veux souligner un autre écueil : c'est bien d'avoir un accès direct aux données, notamment à la base nationale des données patrimoniales, mais encore faut-il savoir les exploiter. Pour que les services s'approprient ces outils, il faut du temps et de la formation. Nous sommes là aussi pour impulser ce genre de dynamiques.
Mais, je le redis, nous butons sur un manque de moyens. Face à des services qui ont du mal à honorer leurs différentes priorités, toutes aussi importantes les unes que les autres, c'est encore la synergie interministérielle, locale ou nationale, qui reste la plus efficace.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je veux vous interroger sur des exemples étrangers, notamment sur la Banque-carrefour des entreprises, en Belgique, qui, avec son pool d'huissier et ses modèles de signalement très rapides d'entreprises suspectées d'être éphémères, parvient finalement à réduire le risque.
De même, l'action de la Banque-carrefour de la sécurité sociale en matière de carte d'identité, qui est en même temps la carte de sécurité sociale, dans des conditions très précises accordées par la Cnil - avec des droits d'accès très limités et très ciblés -, permet d'éviter des problèmes que nous connaissons, liés, par exemple, à la non-désactivation automatique de la carte de sécurité sociale à la suite de l'expiration d'un titre de séjour.
Pensez-vous que l'on pourrait, en France, dupliquer le service de la Banque-carrefour des entreprises pour les entreprises éphémères ? Le cas échéant, pourquoi ne le fait-on pas ? Ce dispositif d'alerte et de prévention me semble extrêmement important.
M. Éric Belfayol. - Je vais être un peu taquin dans ma réponse... Je n'ai pas l'impression que les fraudes ont disparu en Belgique ! L'outil est sans doute utile, mais est-il vraiment à la hauteur de ce que l'on peut parfois en dire ? Je préfère vous renvoyer aux nombreux rapports qui ont été produits sur le sujet ces dernières années plutôt que de vous faire à la va-vite une réponse qui ne serait pas experte.
Pour ce qui me concerne, je considère qu'il y a aujourd'hui une problématique de fond, dans la mesure où l'existence même de cette base, en Belgique, repose sur une culture de l'identification qui, depuis l'origine, n'est pas du tout la même qu'en France. La transposition d'un système étranger n'est pas si facile ! Je serai donc très circonspect sur le sujet, et je note que les rapports très précis auxquels je vous renvoie sont parvenus à la même conclusion.
En revanche, pour ce qui est de la lutte contre les sociétés éphémères, je constate qu'il y a aujourd'hui un certain nombre de nouveaux outils dans le paysage : je pense en particulier au guichet unique, mais aussi au travail de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) et à celui de l'Insee sur les numérotations. Nous intégrons ces travaux dans le cadre du groupe de travail sur la lutte contre les sociétés éphémères, de manière que les informations relevées lors de l'inscription, y compris les atypies, soient prises en compte et traitées par les services.
Cela demandera potentiellement, à terme, quelques évolutions législatives pour permettre que les échanges soient parfois plus nourris, mais nous sommes là pour structurer ces travaux. Nous avons d'ores et déjà engagé un travail avec le guichet unique, qui embarque désormais la problématique de la fraude pour que nous puissions agir de manière préventive, au moment de la création de l'entreprise.
De la même manière, il existe aujourd'hui, dans le code du commerce, un certain nombre d'outils fondamentaux qui permettent, par exemple, de radier les sociétés au plus vite après leur détection, pour ne pas leur laisser de chance de survie - je pense notamment au circuit court qu'a dû vous décrire Tracfin. La proposition de loi sur le narcotrafic porte également des outils en ce sens.
J'aurais donc tendance à vous répondre que, dans notre périmètre national, on peut d'ores et déjà faire des choses en amont comme en aval. Le reste vous appartient !
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez compris que nous ne manquerons pas d'être au rendez-vous de la lutte contre la fraude.
N'hésitez pas à nous faire parvenir un certain nombre de vos préconisations qui auraient besoin d'une traduction législative. La pluridisciplinarité face à la criminalité financière et à la criminalité organisée est précisément l'objectif de cette mission. Le travail de la commission d'enquête sur le narcotrafic et le texte qui en a résulté ont donné le coup d'envoi de la lutte en la matière. Nous sommes exactement sur cette ligne, et je pense qu'il faut que nous fassions équipe tous ensemble.
M. Éric Belfayol. - Je n'en doute pas !
M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur le chef de mission, madame la cheffe de projet, je vous remercie tous deux pour votre participation à nos travaux.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 00.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur
M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) du ministère de l'intérieur, accompagnée de responsables de plusieurs de ses services : Mme Isabelle Aubin, cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), M. Thierry Pezennec, coordinateur national des groupes interministériels de recherche (GIR), Mme Alexandra Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), et Mme Marie-Laure Malcles, cheffe de la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE).
Madame Caillat, mesdames, monsieur, il est évident que votre action est au coeur des sujets qui nous préoccupent. Il est donc important pour nous de prendre le temps nécessaire pour entendre votre analyse de la situation, les défis auxquels vous êtes confrontés et les moyens dont vous avez besoin pour lutter contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.
Avant de vous passer la parole, je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Magali Caillat, Mme Isabelle Aubin, M. Thierry Pezennec, Mme Alexandra Felzines et Mme Marie-Laure Malcles prêtent serment.
Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. - Je remercie votre commission de donner aux enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la criminalité financière la possibilité de venir s'exprimer devant vous.
L'univers de la lutte contre la criminalité financière se compose de deux axes majeurs lorsqu'il s'agit de criminalité organisée. Le premier axe - dans l'absolu, le plus basique - consiste à dérouler une enquête judiciaire permettant, en bout de chaîne pénale, que le délinquant, le criminel sur lequel porte l'enquête soit défait du patrimoine qu'il a pu accumuler au moyen de ses agissements criminels. Cette partie d'enquête, qui vise à identifier, puis saisir ou proposer à la saisie du magistrat les biens et patrimoines détenus par les mis en cause dans les enquêtes, est en fait une enquête particulière, dans laquelle les enquêteurs doivent travailler en proximité avec leurs collègues chargés des enquêtes pour trafic de produits de stupéfiants, vol à main armée, trafic d'êtres humains, etc.
Cet aspect de l'enquête financière dédié à l'identification puis à la saisie des biens mal acquis sera particulièrement décrit par le commandant divisionnaire Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels de la police nationale. Vous pourrez notamment voir à quel point les services d'enquête - police et gendarmerie confondues - se sont approprié cet outil construit par le législateur depuis plus de dix ans.
Les enquêteurs qui travaillent au sein de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière, que j'ai l'honneur de diriger et dont plusieurs services sont ici représentés, abondent, par leur travail sur les dossiers de blanchiment, de corruption et de fraude fiscale complexe, à hauteur de 40 % les chiffres de saisie de la police nationale dans son ensemble, et ce depuis plusieurs années.
Le second axe de la lutte contre la criminalité financière vise à démanteler une organisation criminelle se livrant à des infractions relevant de la criminalité organisée financière. Il peut s'agir d'escroqueries en bande organisée, ou d'activités de blanchiment en bande organisée pour le compte d'autres organisations criminelles tournées vers le trafic de stupéfiants, le vol en bande organisée ou le trafic d'êtres humains.
À ce stade, il paraît intéressant de définir la criminalité organisée, qui se distingue des faits de délinquance plus ponctuels, moins systémiques. Une organisation relevant de la criminalité organisée repose sur une structure composée de plusieurs individus dont les activités infractionnelles ont pour but de procurer du profit. Cette structure inscrit ses activités illégales dans le temps. Elle dispose d'un rayonnement national, voire international, et use d'une forme de puissance : soit par l'utilisation de la violence, soit par une capacité d'ingénierie technique ou financière susceptible de fausser le jeu économique légal et de permettre la corruption.
Ces enquêtes portant sur des organisations criminelles spécialisées sont diligentées par des enquêteurs spécialisés de la police judiciaire. Cette dernière traite, à ce jour, 85 % des faits de criminalité organisée commis sur notre territoire.
Vous avez devant vous, avec Isabelle Aubin, cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, qui a été formée au sein des services spécialisés de la police nationale au début des années 1990, dans le train de mesures dont le pays s'est doté pour lutter contre le blanchiment.
Au cours de l'histoire judiciaire, ce sont les enquêteurs de cet Office qui ont modélisé, affaire traitée après affaire traitée, le fonctionnement du blanchiment sur le territoire national. Le point d'orgue de cette prise de connaissance, par l'enquête, des procédés de blanchiment a notamment été la résolution des dossiers Virus et Rétrovirus. Les enquêtes de cette nature n'ont jamais cessé depuis lors.
Très récemment, sous la direction de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et dans le cadre des enquêtes générées par l'interception de la messagerie cryptée Sky ECC, l'OCRGDF a mis à jour, avec les enquêteurs de l'Office anti-cybercriminalité (Ofac), de la police judiciaire le nouveau mode opératoire du blanchiment, consistant à convertir des espèces contre des cryptoactifs.
Cette enquête menée à l'échelle mondiale a, en effet, dévoilé le procédé désormais utilisé d'échange d'espèces provenant des trafics contre des cryptoactifs, au moyen d'une sorte de bourse d'échanges instaurée entre des auteurs de cybercriminalité - se livrant, par exemple, à des rançongiciels - et des auteurs de trafics criminels - de stupéfiants, par exemple - par des intermédiaires, dont il est toujours important de souligner l'existence : les blanchisseurs.
Le commissaire divisionnaire Aubin présentera un panorama des enquêtes pour blanchiment traitées par l'Office, en mettant en évidence l'aspect à la fois spécialisé, international et rapidement mixé à l'économie légale des agissements des organisations criminelles spécialisées dans le blanchiment de capitaux.
Le commandant divisionnaire fonctionnel Pezennec, chef de la coordination nationale des GIR, décrira ensuite le mode d'action de ces structures opérationnelles que sont les 41 GIR existant sur le territoire. La mission d'animation dont est responsable la coordination revêt une vraie consistance, tant ces groupes, structures uniques en leur genre, existant depuis vingt-trois ans, ont besoin de partager leurs pratiques, de disposer d'un maillage commun et d'une doctrine claire. M. Pezennec développera notamment l'aspect plus territorial d'une partie des activités de blanchiment suivies par les GIR, soit dans le cadre d'actions judiciaires, soit dans le cadre d'actions administratives.
Vous avez enfin devant vous la cheffe de la brigade nationale d'enquêtes économiques, Mme Marie-Laure Malcles, qui décrira le dispositif intégré, émanation de la direction générale des finances publiques (DGFiP) du ministère de l'économie et des finances, existant au sein des services de la police judiciaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. J'insiste sur le caractère tout à fait crucial de la présence, au sein même des services d'enquête spécialisés, de collègues issus de la DGFiP. Outre la brigade nationale d'enquêtes économiques, je pense également aux officiers fiscaux judiciaires. Les agents de la BNEE disposent de leurs applications, mais surtout de leur spécialisation professionnelle, qui vient augmenter l'enquête financière diligentée par les enquêteurs de la police judiciaire, lesquels sont parfois confrontés à des schémas revêtant une complexité importante.
Mme Malcles vous expliquera comment ce mariage opérationnel bénéficie à deux bras de l'action régalienne de notre pays : l'action pénale et l'action fiscale.
Au-delà de ces structures et de leurs acronymes, la police nationale a construit ce dispositif de manière harmonisée au niveau central au sein de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière. Au fil de l'expérience acquise dans les dossiers d'enquêtes financières complexes, c'est un véritable écosystème de services et assistances autour de l'enquêteur qui s'est dessiné.
Ainsi, lorsqu'un enquêteur de l'OCRGDF ou de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) va en perquisition, il peut s'allier le concours de son collègue de la section de la preuve numérique de la sous-direction de lutte contre la criminalité financière, qui sera à même de l'orienter dans la détection de cryptoactifs ou la meilleure façon d'exploiter les données collectées sur les supports numériques saisis - téléphones portables, ordinateurs ou autres - ou saisies à distance. De même, il pourra contacter au préalable son collègue du service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) financier ou encore l'officier de liaison de la police nationale présent à Tracfin pour recueillir du renseignement financier, et collaborer en étroite proximité avec son collègue de la BNEE présent également dans le service.
Cette organisation, parfois perfectible, notamment eu égard au manque d'effectifs, vaut également au niveau territorial, puisque les enquêteurs des brigades de lutte contre la criminalité financière sont aussi bénéficiaires, dans les divisions de lutte contre la criminalité organisée spécialisées des territoires, des services des antennes de l'Ofac et des groupes d'identification d'avoirs criminels. Ils peuvent également démarcher les officiers de liaison Tracfin et les agents relevant des 21 antennes territoriales de la BNEE.
Mme Alexandra Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac). -Au titre de ma fonction de cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels, je souhaite évoquer la chaîne de captation des avoirs criminels de la police nationale, l'état du droit et la coopération policière internationale en la matière.
La Piac a été créée en 2005 et placée au sein de l'OCRGDF de la DNPJ. Sa création a résulté du constat, fait il y a plus de vingt ans, de la nécessité de dépister, d'identifier, de saisir et de confisquer les avoirs criminels, afin de lutter plus efficacement contre toute forme de criminalité, notamment la criminalité organisée.
Outre les enquêtes qu'elle mène, soit seule, soit en co-saisine de services de police et de la gendarmerie nationale - lorsque les investigations se révèlent particulièrement complexes, en raison notamment de la sophistication des moyens utilisés pour masquer la détention d'avoirs criminels -, la Piac a également pour missions : l'établissement de données statistiques nationales en la matière, le pilotage du réseau territorial dédié aux avoirs criminels, la formation des acteurs de l'enquête patrimoniale, l'assistance technique aux enquêteurs et la mise en oeuvre de la coopération policière internationale.
La Piac est donc le chef de file du dispositif du ministère de l'intérieur en matière d'avoirs criminels.
La réforme de la police nationale de 2024 a entraîné la création de six cellules « avoirs criminels », placées au sein de chacune des zones territoriales de la police nationale, et de groupes d'identification d'avoirs criminels (Giac), positionnés au sein des divisions de la criminalité organisée spécialisées départementales.
Ces groupes ont vocation à apporter aux enquêteurs de la filière judiciaire un soutien technique aux investigations patrimoniales et aux saisies d'avoirs criminels.
(Mme Alexandra Felzines projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.)
Entre 2020 et 2024, nous avons doublé le nombre de saisies pénales effectuées sur le territoire par les services de police et de gendarmerie. Nous sommes passés de 573 millions d'euros saisis en 2020 à plus de 1,129 milliard d'euros en 2024.
La part des saisies effectuées dans des affaires d'infraction à la législation sur les stupéfiants est relativement faible : entre 9 % et 16 % du total des saisies d'avoirs criminels. Pourquoi un tel écart ? La plupart des saisies effectuées dans ces affaires sont des saisies d'opportunité, sur lesquelles peu d'investigations ont été menées. On trouve du numéraire sur un point de deal, par exemple : ce qui se trouve dans la poche du dealer, ou dans la cache située dans la cage d'escalier. On saisit également le véhicule ayant servi à transporter des produits stupéfiants. Mais c'est tout ! Il y a peu, voire pas d'investigation effectuée sur le patrimoine des individus impliqués dans le trafic. Les saisies, notamment de numéraire, sont nombreuses, mais portent sur de petits montants.
Si nous souhaitons augmenter le taux de saisie et la valeur des biens saisis en matière d'infraction à la législation sur les stupéfiants, les enquêteurs doivent être en capacité de mettre en oeuvre une stratégie patrimoniale dans un nombre plus important de dossiers. Pour ce faire, ils doivent ouvrir le champ de leurs investigations en ne se limitant pas à démontrer les éléments du trafic et à saisir du produit stupéfiant. Ils doivent pouvoir enquêter, dans le même temps, sur la surface financière des individus qui s'adonnent au trafic. Ces investigations patrimoniales doivent s'insérer dans la stratégie d'ensemble de l'enquête. Il ne s'agit pas d'une enquête à part ni d'un cadre particulier d'investigation.
Cette stratégie doit être discutée entre enquêteurs et magistrats afin d'obtenir la photographie la plus détaillée possible du patrimoine des trafiquants : que ce patrimoine se trouve sur le territoire national ou à l'étranger, qu'il soit détenu directement ou via des prête-noms.
Enfin, les enquêtes sont menées sur des faits de blanchiment et de blanchiment présumé indépendamment de celles qui visent à démontrer un narcotrafic. Elles permettent d'importantes saisies et confiscations d'avoirs criminels, car les biens ainsi saisis sont en partie le produit direct ou indirect du trafic de stupéfiants. Il s'agit de stocks d'espèces générés par la vente de drogue dont les organisations criminelles souhaitent se débarrasser dans des temps très rapides et qui sont injectés dans les réseaux de blanchiment afin d'acquérir notamment des biens immobiliers et des produits de luxe.
Depuis la loi du 24 juin 2024, il est indiqué dans le code de procédure pénale que l'officier de police judiciaire doit mener des enquêtes patrimoniales. Bien évidemment, les services de police et de gendarmerie n'ont pas attendu cette inscription dans la loi pour procéder à ces investigations. Cependant, au regard des compétences spécifiques qu'elles requièrent, il convient d'intensifier encore la formation des enquêteurs à cette matière. Cette formation à l'enquête patrimoniale et à la saisie des avoirs criminels est intégrée à la formation « Investigateur en criminalité financière », l'ICF, qui a été rénovée et qui a permis de former 200 policiers en 2024. De plus, chaque année, plusieurs dizaines d'enquêteurs sont spécifiquement formés par la Piac, qui intervient également dans le cadre de la formation des effectifs des GIR et d'effectifs de la gendarmerie nationale ainsi qu'au profit de magistrats français et étrangers. Des sessions de formation sont également dispensées sur l'ensemble du territoire, permettant ainsi de disposer de référents « avoirs criminels » disséminés dans l'ensemble des services. Depuis 2020, plus de 900 enquêteurs ont été formés à l'enquête patrimoniale et à la saisie.
J'en viens à l'état du droit et à la coopération internationale en matière de saisie et de confiscation d'avoirs criminels. Depuis la loi du 9 juillet 2010, relative aux saisies et confiscations, nous disposons de textes robustes permettant le prononcé de la peine de confiscation. Ainsi, l'article 131-21 du code pénal permet notamment de confisquer l'instrument, l'objet, le produit de l'infraction. Cet article nous autorise également à faire des confiscations en valeur et à frapper les auteurs d'infractions relevant de la criminalité organisée de la confiscation générale de tout ou partie de leur patrimoine.
Depuis la loi du 24 juin 2024, la corruption et le trafic d'influence sont venus rejoindre les infractions rendant possible cette confiscation de tout ou partie du patrimoine. Le blanchiment était quant à lui déjà visé par cette mesure. Nombre d'infractions relevant de la criminalité organisée sont également sanctionnées par cette confiscation dite « générale », notamment le trafic de stupéfiants, le trafic d'armes, la traite des êtres humains, le proxénétisme et l'association de malfaiteurs aggravée.
Une autre mesure visée à l'alinéa 6 de ce même article permet, lorsque l'on est en présence d'une infraction punissable de cinq ans d'emprisonnement ayant généré un profit, de prononcer la confiscation de biens dont le propriétaire n'a pu justifier l'origine. Il appartient donc désormais au mis en cause de prouver la licéité de son patrimoine. C'est une espèce de renversement de la charge de la preuve.
Il semble donc que le dispositif normatif existant est déjà très étoffé. Cependant, afin de contrer cette action résolue de l'État, les criminels mettent en place des écrans entre eux-mêmes et les avoirs obtenus grâce à leurs activités illégales et investissent une grande partie de leurs gains à l'étranger. C'est pour cela que les investigations patrimoniales doivent avoir également une dimension internationale. La Piac, qui a été désignée en 2009 bureau de recouvrement des avoirs, est le point de contact national pour les enquêteurs français de la police et de la gendarmerie nationale, de la douane, mais également pour les magistrats qui souhaitent dépister du patrimoine de ressortissants français à l'étranger dans le cadre de la coopération policière. Il n'est pas question ici de coopération judiciaire, la coopération policière intervenant en amont de celle-ci.
La Piac est ainsi le point de contact français de deux réseaux de coopération dédiés à cette thématique : le réseau européen des bureaux de recouvrement des avoirs - Asset Recovery Office (ARO), comprenant 27 bureaux - et le réseau international Cadem Asset Recovery Inter agencies Network (CARIN). En 2024, plus de 1 100 demandes ont ainsi été traitées par la Piac afin de dépister vers l'étranger ou à la demande de nos homologues étrangers en France.
Nous avons ainsi dépisté, il y a quelques mois, à la demande de nos homologues ukrainiens, plus de 60 millions d'euros de biens immobiliers situés sur la Côte d'Azur. À l'issue de cette identification, il a pu être procédé à la saisie de ces avoirs, à la demande des autorités ukrainiennes. À l'inverse, nous recevons aussi des demandes des services de police et de gendarmerie français qui supposent, dans le cadre de leurs dossiers, que certains individus ont pu investir à l'étranger. Dans ce cas, nous procédons à des échanges d'informations avec nos homologues. Une fois que nous avons obtenu ces informations, il appartient au magistrat français de formaliser un gel de biens ou une saisie. Si une confiscation est prononcée par une juridiction de jugement française, elle sera appliquée à l'étranger.
Ces exemples illustrent les bons résultats que nous obtenons dans le cadre de ces réseaux, qui disposent de points de contact, enquêteurs et magistrats spécialistes de cette thématique. La France, qui présidait le réseau CARIN en 2024, a soutenu la création d'un nouveau réseau régional regroupant les pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Certains pays avec lesquels toute coopération policière en matière d'identification des avoirs criminels était jusqu'à présent impossible adhéreront à ce réseau. Cela laisse entrevoir de nouvelles possibilités quant à l'identification d'avoirs criminels dans des États jusqu'alors non coopératifs dans le cadre de cette coopération policière. L'Arabie saoudite soutient la création de ce réseau et le préside en 2025. Les Émirats arabes unis ont indiqué souhaiter le présider en 2026. Nous sommes donc pleins d'espoir.
Enfin, la directive européenne sur les saisies et confiscations du 24 avril 2024, qui doit être transposée par la France avant la fin de l'année 2026, prévoit diverses mesures qui devraient contribuer à rendre plus efficients le dépistage, la saisie et la confiscation des avoirs criminels. Je pense tout particulièrement au pouvoir de gel dont seront dotés les bureaux européens de recouvrement des avoirs. L'objectif est de favoriser le blocage d'avoirs criminels, particulièrement volatils, le temps pour les autorités judiciaires de prendre une mesure de gel en urgence.
En conclusion, la France dispose d'un système robuste qui est envié par nombre d'États étrangers, mais qui pourrait, à mon sens, être mieux exploité par enquêteurs et magistrats.
Mme Isabelle Aubin, cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). - En tant que cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, service central de la direction nationale de la police judiciaire historiquement positionné sur la thématique de la lutte contre le blanchiment - dont j'ai compris qu'elle était l'un des sujets d'intérêt de cette commission d'enquête -, il me revient de vous présenter le panorama des principaux vecteurs de blanchiment d'espèces, tels qu'identifiés par nos services, qui explique toute la difficulté que nous pouvons rencontrer dans l'identification et la saisie des avoirs criminels, mais aussi dans le suivi des circuits financiers clandestins.
Tout d'abord, comme l'indique une locution latine, toute criminalité est financière. Autrement dit, l'objectif de toute criminalité est de s'enrichir - et, en matière de criminalité organisée, de maximiser ce profit. Cela passe par la nécessité de blanchir les fonds, autrement dit de les réintégrer dans l'économie réelle en masquant leur origine illicite pour pouvoir en disposer librement, réinvestir et ainsi perpétuer aussi longtemps que possible les trafics et le fonctionnement de l'organisation criminelle.
Les fonds à blanchir sont de nature diverse. Il s'agit évidemment d'espèces, comme celles qui sont issues du trafic de stupéfiants. Il s'agit également de fonds bancarisés issus plutôt d'escroqueries. Enfin, il s'agit de cryptoactifs, généralement issus d'infractions « cyber », comme les rançongiciels. En matière de blanchiment d'espèces, le suivi est encore plus compliqué pour remonter jusqu'à l'infraction illicite d'origine, puisque les coordinateurs du blanchiment s'entourent d'un certain nombre de précautions et installent des fusibles pour accentuer cette dissimulation.
L'opération de blanchiment à proprement parler recouvre en réalité plusieurs niveaux de complexité, selon les montants que l'on souhaite blanchir et la régularité nécessaire de ces opérations, qui déterminera le recours à des vecteurs variés.
Les groupes criminels ont généralement des espèces. En bas de l'échelle, on retrouve une forme de blanchiment assez artisanale : l'argent des groupes criminels peut facilement être utilisé dans des dépenses de la vie courante, pour l'achat d'articles de luxe, ou bien en étant déposé sur les comptes des proches, par exemple au nom des enfants. Il est possible aussi de recourir à des achats immobiliers simples via l'utilisation de prête-noms. Les biens achetés pourront également être rénovés au moyen de travaux qui seront payés en espèces avant d'être revendus au bout de plusieurs mois - moyennant, bien sûr, une plus-value. L'investissement dans les commerces de proximité, comme les épiceries, supérettes, enseignes de restauration rapide, bars à chicha, ou barber shops est aussi régulièrement documenté.
Le blanchiment intervient alors à l'achat du fonds de commerce, le complément du prix étant versé en espèces aux vendeurs, mais aussi tout au long de son activité, par exemple en surévaluant un chiffre d'affaires. Ce type de blanchiment ne permet toutefois de recycler qu'une part minoritaire des produits du trafic et sera donc recherché pour d'autres avantages, par exemple le fait de pouvoir fournir des fiches de paie ou un emploi à des proches pour faciliter une sortie de prison.
Un niveau plus complexe de blanchiment repose sur les réseaux de collecte d'espèces et de compensation, qui sont le principal vecteur de blanchiment du trafic de stupéfiants en France. Cette compensation s'opère sous la houlette d'un banquier occulte, qu'on appelle saraf, broker, ou hawaladar. Souvent basé à l'étranger, il met en relation deux mondes : celui des trafics et celui de l'économie réelle, qui ne se connaissent pas et ne se côtoient pas forcément, mais sont liés par des besoins complémentaires. Le banquier occulte fait, à terme, le pont entre le territoire national - la France - et l'étranger.
Les collecteurs récupèrent ainsi les espèces issues du trafic, puis les écoulent auprès d'acteurs économiques en recherche d'espèces, comme des sociétés du bâtiment et travaux publics (BTP) ou de sécurité privée, le plus souvent pour alimenter l'économie souterraine. En échange, ces acteurs économiques bien réels réalisent des virements sous couvert de fausses factures à destination de sociétés éphémères, favorisant ainsi l'évacuation de ces fonds vers l'étranger où ils sont récupérés par les criminels.
Une autre compensation consiste à échanger du cash contre des marchandises réexportables à l'étranger dans le cadre d'activités d'import-export à fort volume, comme le textile, si nécessaire en fraude douanière. Ces marchandises sont ensuite revendues également à l'étranger et la compensation s'opère à ce moment.
Le cash peut aussi être échangé contre des cryptoactifs, moyennant la possibilité d'opacifier les flux et, par la suite, de reconvertir ces cryptomonnaies en monnaies fiat qui ont un cours légal et peuvent être décaissées.
Enfin, nous pouvons citer le blanchiment par des investissements immobiliers à l'étranger où les biens sont payables en espèces ou en crypto, comme à Dubaï.
Ce schéma global ayant été brossé, je laisse la parole à mon collègue de la coordination nationale des GIR pour qu'il vous présente son action en interministérialité, notamment en matière de blanchiment territorial de proximité, avant de reprendre la parole pour vous présenter quelques affaires portant sur des réseaux de blanchiment diligentés par l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière.
M. Thierry Pezennec, coordinateur national des groupes interministériels de recherche (GIR). - Je vous remercie de votre invitation. La vocation première des groupes interministériels de recherche est d'apporter une expertise et un renfort aux échelons intermédiaires de la police et de la gendarmerie nationales. L'objectif des GIR est d'identifier les circuits financiers occultes et le patrimoine criminel afin de tarir les sources de l'économie souterraine. Il s'agit de structures uniques dans leur mode de fonctionnement et dont les résultats sont très satisfaisants au vu du nombre de personnels qui les composent.
Le dispositif GIR se fonde tout d'abord sur le principe d'une culture partenariale qui, outre les avantages de la mutualisation des moyens, favorise les actions conjuguées et complémentaires des différents membres du GIR, où chacun apporte son savoir-faire, ses connaissances professionnelles, ses sources d'information, ses pouvoirs coercitifs et son propre angle d'attaque. Il s'appuie ensuite sur un pilotage original, sous l'animation conjointe des autorités administratives et judiciaires : préfet de région, préfet de département, procureur général et/ou procureur de la République. Le GIR se caractérise également par le traitement d'une strate de délinquance spécifique et constitue, en outre, un laboratoire de nouvelles pratiques.
Les GIR ont été créées par une circulaire de 2002. Sur les 41 GIR de métropole et d'outre-mer, 54 % sont dirigées par la direction générale de la police nationale, soit 22 GIR ; 36 % par la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), soit 15 GIR ; et 10 % par la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris (DPJ Paris), soit 4 GIR.
Les GIR comptent, au 1er février 2025, 436 personnels, provenant à 51 % de la police nationale, à 30 % de la gendarmerie nationale, à 17 % du ministère de l'économie et des finances et à 2 % d'autres administrations, telles que l'Urssaf, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ou la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM).
L'activité des GIR est essentiellement judiciaire, ces groupes étant majoritairement composés d'officiers de police judiciaire issus de la police et de la gendarmerie nationale, ce qui représente un effectif de 320 personnels. Cependant, l'action administrative des GIR se révèle intéressante dans les territoires, notamment au travers des contrôles administratifs et comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf).
Cette action judiciaire permet d'assécher les circuits financiers, notamment du narcotrafic, mais également du trafic d'êtres humains, du travail illégal, des fraudes douanières - trafic de tabac et contrefaçons -, des fraudes fiscales et sociales, des escroqueries et du blanchiment de ces infractions. Les GIR multiplient les opérations interministérielles en travaillant en amont avec l'autorité judiciaire, afin de cibler plus précisément des individus, de développer les enquêtes de blanchiment, plus particulièrement du blanchiment présumé, et de systématiser l'environnement patrimonial de chaque objectif.
Pour illustrer ce propos, voici l'exemple d'une affaire traitée par un GIR. Ce GIR avait pour cible un individu, un narcotrafiquant. Les éléments matériels démontrant son implication dans un trafic de stupéfiants étaient difficiles à mettre en évidence, mais des renseignements de source fiable l'impliquaient dans un vaste trafic territorial. Cet individu s'était construit un patrimoine immobilier dans un département du sud-est de la France, disproportionné au regard de ses revenus déclarés. Le GIR était co-saisi avec un service support pour des faits de blanchiment présumé.
Avec l'aide de l'agent de la DGFiP, l'unité a démontré que l'individu réalisait des acquisitions à bas coût de biens immobiliers suivies de rénovations ou de constructions payées en espèces, travaux justifiés par de fausses factures. L'individu effectuait, par la suite, des reventes avec des plus-values. Comme il ne pouvait justifier l'origine licite des fonds lui permettant de réaliser ces achats, constructions et travaux, le magistrat l'a poursuivi sur la qualification de présomption de blanchiment et a ordonné la saisie de l'ensemble de son patrimoine immobilier, évalué à 1,5 million d'euros.
L'interministérialité favorise une approche économique et collective dans le démantèlement des groupes criminels au niveau territorial. Je vais vous exposer l'action du personnel de plusieurs administrations concourantes - DGFiP, direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), Urssaf -, en exemple de cette démarche interministérielle.
La contribution de l'agent de la DGFiP en poste au sein du GIR est indéniable. Son expertise est primordiale pour l'enquête patrimoniale - laquelle, comme l'a souligné Mme Felzines, non pas une enquête à part entière, mais un sous-dossier, dit « patrimonial », de l'enquête principale, dans un contexte de complexification croissante des schémas et des stratagèmes employés par les groupes criminels, comme l'a expliqué Mme Aubin.
L'agent de la DGFiP, en immersion quotidienne dans les effectifs du GIR, apporte son expertise financière et fiscale à l'enquêteur avec lequel il échange constamment. Son apport consiste en l'aide à la lecture de certains fichiers, l'analyse de bilans, de comptabilité, de liasses fiscales, de montages juridiques, et dans la détermination de l'environnement patrimonial et professionnel des personnes physiques et de leurs revenus. À titre d'exemple, au cours de l'analyse d'éléments de comptabilité d'une société à responsabilité limitée (SARL) spécialisée dans les logiciels de caisse, saisis dans le cadre d'une procédure, l'agent DGFiP du GIR a découvert de fausses factures de fournisseurs et la perception personnelle de diverses recettes par le gérant et sa famille. La magistrate a notifié des saisies patrimoniales à hauteur du produit infractionnel qui s'élevait à 220 000 euros, montant validé par l'agent de la DGFiP.
En 2023 - les chiffres de 2024 sont en attente -, 48 millions d'euros de droits nets et de pénalités ont été identifiés par la DGFiP à la suite d'informations fiscales transmises par leurs agents mis à disposition au sein d'un GIR.
L'agent des douanes est également un acteur majeur de l'action administrative et judiciaire des GIR. Les agents des douanes constituent une plus-value indispensable à leur action, grâce à l'exercice de leur pouvoir juridique et à la mise en oeuvre de procédures douanières ou fiscales, qu'eux seuls sont à même de déclencher, par les pouvoirs que leur confèrent le code des douanes et le livre des procédures fiscales. Par son action, l'agent des douanes en poste en GIR, également en immersion quotidienne avec les effectifs, contribue activement à la lutte contre l'économie souterraine, plus spécialement en matière de trafic illicite, notamment les trafics de stupéfiants, de tabac, de contrefaçons, d'alcool, d'armes, d'or et de métaux précieux, et d'oeuvres d'art. Son apport se concrétise notamment par l'échange et l'enrichissement d'informations.
En cas de suspicion d'infraction douanière et/ou fiscale, les agents des douanes proposent aux chefs des GIR un traitement adapté, soit en exerçant leur pouvoir de transaction sous le contrôle de leur administration d'origine, soit en mettant en oeuvre l'action fiscale parallèlement à l'exercice de l'action publique. Les agents des douanes contribuent également au travail d'initiative des GIR, par l'identification d'objectifs potentiels détectés à partir de l'analyse des données douanières en leur possession et de leurs prérogatives juridiques propres : droit de visite des marchandises, des moyens de transport et des personnes, droit d'accès aux locaux professionnels et droits de communication prévus par le code des douanes et le livre des procédures fiscales. Au cours de l'année 2024, l'action des agents des douanes a permis le recouvrement de plus de 4,5 millions d'euros de contentieux.
Le positionnement des GIR dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé est par ailleurs très intéressant et constitue un atout supplémentaire pour l'Urssaf. La présence de celle-ci dans les dossiers de travail dissimulé est également un avantage indéniable, en ce qu'elle permet de consolider le calcul des préjudices et d'ajuster ainsi une proportionnalité dans les possibilités de saisie d'avoirs criminels. Le GIR, dans le cadre d'une co-saisine judiciaire, apporte une solution à la problématique de recouvrement de l'Urssaf. Le GIR enquête sur des faits de blanchiment réalisés dans un dossier patrimonial pour chacun des objectifs mis en cause, permettant ainsi de proposer au magistrat des saisies d'avoirs criminels à hauteur du produit infractionnel.
Je souhaite illustrer mes propos par un exemple. Lors d'un contrôle de chantier, l'Urssaf a constaté que trois personnes étaient en situation de travail dissimulé. Les investigations complémentaires effectuées ont mis en exergue une minoration des déclarations effectuées auprès des organismes de protection sociale. Au cours de l'été 2023, le GIR a été co-saisi par le tribunal judiciaire avec l'Urssaf, dans le cadre d'une enquête préliminaire ouverte pour des faits de travail dissimulé par dissimulation de salariés et d'activités de blanchiment. Le GIR, dans lequel est affecté un inspecteur de l'Urssaf, a matérialisé les infractions de blanchiment, de fraude fiscale et de travail dissimulé. Sur les comptes du gérant, de son associé et de l'entreprise, ont été constatés de nombreux virements et chèques indus. En outre, des versements de salaires à des personnes non déclarées ont été relevés. Le préjudice pour l'Urssaf a été estimé à 1,8 million d'euros. L'enquête du GIR sur les deux mis en cause et leurs familles a, en outre, identifié 18 biens immobiliers, possédés soit en nom propre, soit par le biais de sociétés civiles immobilières (SCI), ainsi que des assurances vie et des liquidités déposées sur des comptes courants et comptes d'épargne. Une grande partie de ces biens a été saisie, pour une valeur totale de 2,5 millions d'euros.
Je pourrais continuer avec des exemples concernant d'autres partenaires, tels que la DGCCRF ou la CPAM, mais le temps nous est compté.
Je conclurai donc mes propos par un focus sur les sociétés éphémères, dont Mme Aubin vous a indiqué le rôle dans les réseaux de blanchiment. Je tiens à vous faire part de cas concrets de lutte contre les sociétés éphémères, dont les comptes bancaires servent au transit de fonds d'origine délictuelle ou criminelle. Compte tenu de l'identification tardive de ces entités et du recouvrement quasi-inexistant du produit infractionnel - les fonds passant de compte en compte de manière très rapide et étant rapidement évacués au-delà de l'Union européenne -, la section financière du tribunal judiciaire de Paris a mis en oeuvre, en 2023, un protocole de saisie pénale directe sur les comptes bancaires de ces sociétés créées pour recevoir et faire transiter des fonds d'origine frauduleuse, sur le fondement du blanchiment présumé. Tracfin a repris les identifications des sociétés éphémères, par la réception des déclarations de soupçons reçues des établissements financiers. La procédure est très courte et permet de saisir judiciairement des fonds sur les comptes bancaires. Le parquet classe sans suite la procédure au bout d'un délai de six mois, n'ayant eu aucune réclamation.
Ce dispositif est efficace. Par ce biais, il est possible d'agir avant la liquidation des sociétés éphémères et de déstabiliser les infrastructures des réseaux de blanchiment.
De septembre 2023 à décembre 2024, 401 sociétés éphémères ont été détectées par Tracfin, aboutissant à plus de 420 droits d'opposition et à la saisie de 39 millions d'euros. Les GIR ont pris en compte une grande partie de ces procédures, permettant la saisie de plus de 30 millions d'euros sur la même période.
L'action des GIR n'est toutefois pas exclusivement judiciaire, comme l'a indiqué Mme Caillat. Dans le cadre administratif, l'intervention du GIR se traduit par la participation aux opérations coordonnées lancées par les directions administratives partenaires, le recueil, le traitement et l'échange d'informations ou de renseignements par les directions partenaires - DGCCRF, services fiscaux, inspection du travail - et la participation aux instances administratives territoriales afin d'apporter un soutien opérationnel. Je pense, par exemple, aux Codaf ou aux cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross).
Les renseignements analysés par le GIR ont vocation à nourrir l'action judiciaire, en étant destinés à l'ouverture d'une enquête. Je vous propose d'illustrer ces propos par les suites données aux renseignements obtenus au cours d'une réunion de Codaf sur les infractions à l'environnement. Au cours de cette réunion, le GIR a appris par la direction régionale et interdépartementale de l'environnement, de l'aménagement et des transports (Drieat) qu'un dépôt sauvage de terre de chantier avait été effectué pendant le covid le long d'une route nationale, en région parisienne, sous couvert de l'installation d'un mur antibruit. La société initialement désignée par la mairie pour réaliser cette installation avait été évincée par des individus se présentant comme mandataires de cette entité. Le nouveau chef de chantier, ayant récupéré le marché, a proposé à des sociétés du BTP de décharger leurs terres non dépolluées, issues de chantiers de la région, contre rémunération. Pas moins de 142 000 tonnes de terres, soit un talus de 500 mètres de long sur 20 mètres de haut, ont été ainsi déposées sauvagement.
Les investigations du GIR, du commissariat et de la Drieat ont conduit à l'identification de plusieurs sociétés auteurs du donneur d'ordre de ce vaste dépôt sauvage. Par l'analyse des multiples comptes de sociétés et personnels mis en cause, le GIR a pu identifier les structures utilisées pour recevoir le montant des « prestations » encaissées. Le bénéfice infractionnel a été évalué à 738 000 euros. Après la garde à vue des principaux mis en cause, ont été saisis : un bien immobilier, deux véhicules de luxe - une Audi Q8 et une Porsche 911 Carrera sport -, et le solde d'un compte bancaire, le tout représentant un peu plus de 665 000 euros.
Cet exemple concret montre l'importance de la présence du GIR au sein d'une instance administrative pour l'obtention d'informations, l'enrichissement du renseignement et la concrétisation de l'opération par une action judiciaire.
La généralisation des actions administratives des GIR est également préconisée dans le cadre du contrôle administratif des commerces de proximité : barber shops, ongleries, épiceries, etc. En effet, ces actions renforcent le spectre des mesures d'entrave étatiques portées aux ressources des organisations criminelles.
Voici un nouvel exemple pour illustrer ce point. À l'issue d'un contrôle Codaf dans un salon de coiffure de type barber shop appartenant à une fratrie connue dans différentes procédures pour trafic de stupéfiants, plusieurs infractions ont été relevées, dont l'emploi de travailleurs étrangers sans titre, qui n'avaient pas fait l'objet de déclarations à l'Urssaf. Une enquête a été ouverte par le magistrat pour des faits de travail dissimulé, blanchiment et infraction à la législation sur les étrangers. Les enquêteurs de la brigade mobile de recherche de la police aux frontières, ont alors investigué, en co-saisine avec le GIR local.
Il a été démontré que la fratrie détenait plusieurs salons de coiffure dans la région. Une dizaine de salons de coiffure ont été perquisitionnés. Une douzaine d'étrangers sans titre de séjour employés dans les salons ont été interpellés. Lors de l'une des perquisitions, le GIR a découvert un registre des transactions réalisées par l'un des salons de coiffure. L'inspecteur de l'Urssaf a reconstitué le chiffre d'affaires annuel, qui avoisinait les 600 000 euros, ce qui a suscité des interrogations quant au volume de clients journaliers, à la masse salariale du salon et à ses horaires d'ouverture. Pour votre information, le chiffre d'affaires annuel moyen d'un salon de coiffure est estimé autour de 80 000 euros, ce qui laissait donc supposer qu'une grande partie du chiffre d'affaires de ce barber shop avait une origine illicite.
Plus de 100 000 euros en espèces et sur les comptes bancaires ont été saisis. Les salons de coiffure ont été fermés, décision qui a fait l'objet d'une communication dans la presse locale et sur les réseaux sociaux et d'un affichage effectif sur la devanture des commerces.
Le travail de fond réalisé sur les commerces de ce type est chronophage. Il s'agit de chiffrer les bénéfices dégagés, la masse salariale réelle, donc le travail illégal, mais aussi de percer à jour l'activité réelle, dont le chiffre d'affaires peut être alimenté par des fonds en espèces provenant de différents trafics.
En conclusion, la pluridisciplinarité du dispositif des GIR constitue une plus-value opérationnelle indéniable, par la mise en place d'entraves judiciaires, douanières, fiscales, administratives ou sociales. En 2024, les GIR ont participé à l'identification et à la saisie de 304 millions d'euros d'avoirs criminels.
Le dispositif GIR, original dans sa création, s'est bâti ainsi autour de trois points forts : le réflexe GIR de la coopération entre services ; la méthode GIR de l'investigation alliant la spécificité à la technicité ; et l'esprit GIR, fondé sur l'interministérialité et la mutualisation des moyens.
Le profit généré par le trafic de stupéfiants, le proxénétisme ou les vols à main armée est majoritairement réalisé en espèces. Le bénéfice de ces infractions est évacué au plus vite afin d'éviter toute saisie judiciaire. L'évacuation de ces espèces se réalise à flux tendu. Des points de vente locaux aux groupes de collecteurs organisés, les réseaux de blanchiment utilisent des méthodes traditionnelles dans la transmission des fonds : transport physique, compensation, récupération des fonds par des entrepreneurs se livrant au travail dissimulé.
Mme Isabelle Aubin. - Comme l'a indiqué le directeur général de la police nationale à l'occasion de son audition du 20 février dernier, l'OCRGDF est l'un des services centraux rattachés à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière de la direction nationale de la police judiciaire. Il s'agit d'un service d'enquête à compétence nationale qui comporte une double dimension, opérationnelle et stratégique. Une dimension opérationnelle, d'abord, car le service traite des enquêtes en propre ou en co-saisine avec d'autres offices centraux ou des services territoriaux, avec un focus sur des dossiers alliant complexité, mode opératoire novateur, préjudice important, ramifications à l'international - qui impliquent des coopérations à mettre en oeuvre - et fort potentiel de saisie. Une dimension stratégique, ensuite, puisqu'il est chef de file au niveau national et point de contact privilégié à l'international sur sa thématique de prédilection, participant aux réseaux de coopération internationale existants : CARIN, AMON (Anti-Money Laundering Operational Network), ou le cycle européen EMPACT (European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats).
À ce titre, le fil directeur de l'activité des enquêteurs de l'OCRGDF est la lutte contre le blanchiment et la saisie des avoirs criminels qui en découle. C'est la raison pour laquelle l'Office se situe à la croisée des chemins de multiples formes de criminalité organisée, qui se reflètent dans son organisation interne : trafics en tout genre, notamment de stupéfiants, escroqueries en bande organisée, financement du terrorisme, biens mal acquis. Depuis 1990, date de sa création, l'OCRGDF a donc modélisé, en lien avec l'autorité judiciaire, les enquêtes portant sur les circuits de blanchiment en France, qui sont des enquêtes au long cours impliquant des réseaux criminels spécialisés et dédiés à la délinquance financière.
Je vais vous présenter deux enquêtes menées par l'Office, pour vous donner à voir le type d'investigations que cela peut recouvrir et vous faire prendre conscience du fait que ces enquêtes se distinguent bien des enquêtes dites « patrimoniales », censées pouvoir être menées par n'importe quel officier de police judiciaire, et qu'elles ont bien un pied dans la criminalité organisée, puisque le blanchiment figure parmi les infractions citées dans l'article 706-73 du code de procédure pénale, qui permet, par exemple, le recours aux techniques spéciales d'enquête.
M. Raphaël Daubet, président. - Quel est le délai de ces enquêtes ?
Mme Isabelle Aubin. - Ce délai varie en fonction de l'infraction retenue. Les enquêtes que nous menons sur du blanchiment présumé - possibilité offerte par le code pénal français, que d'autres pays qui en sont dépourvus nous envient - peuvent être assez courtes. En revanche, les enquêtes portant sur des circuits de blanchiment peuvent durer deux, trois, voire quatre ans.
M. Thierry Pezennec. - Le dossier Virus a représenté deux ans d'enquête, avec six enquêteurs à temps plein.
Mme Isabelle Aubin - La première enquête que je vais vous présenter a été lancée sur saisine de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Paris courant 2019 et visait à l'origine des faits de blanchiment liés à un collecteur d'espèces actif en région parisienne, dont l'activité occulte avait été découverte dans le cadre d'une affaire distincte. Je m'attarderai brièvement sur cette affaire distincte, puisqu'elle permet de souligner l'interconnexion qui peut exister entre diverses équipes de collecteurs, donc aussi les mécanismes de compensation sous-jacents entre communautés.
Il s'agissait, à l'origine, d'une enquête d'un service de province portant sur un trafiquant de stupéfiants. Ce dernier, qui avait recours habituellement au service d'un collecteur marocain, avait été mis en relation avec un autre collecteur, pakistanais cette fois-ci, parce que son collecteur habituel marocain n'était pas disponible. C'est d'ailleurs le collecteur marocain qui l'avait lui-même mis en relation avec cet autre collecteur pakistanais. La branche relative à ce collecteur pakistanais a donc été coupée de la procédure initiale traitée par nos collègues de Nîmes, pour faire l'objet d'un traitement en propre par l'OCRGDF.
Ce dernier a identifié rapidement un groupe d'individus d'origine pakistanaise spécialisé dans la collecte d'espèces issues notamment du trafic de stupéfiants, confirmant ainsi les faits dénoncés par nos collègues de Nîmes. Les surveillances, tant physiques que techniques, ont permis de remonter sur une quarantaine de collectes portant sur des montants allant de 18 000 euros à 260 000 euros, dont certaines étaient directement effectuées par des trafiquants de stupéfiants. Souvent, ces derniers essaient de mettre un rideau entre le collecteur et eux et font généralement appel à des transporteurs, mais ils ne se refusent rien. Il arrive qu'ils s'en chargent eux-mêmes, parce que le risque est bien moindre que lorsque l'on se fait prendre avec du produit.
Toutes ces collectes étaient pilotées par un individu de nationalité pakistanaise, qui donnait les instructions. Tous les individus avaient un rôle bien défini, dans une forme de schéma pyramidal. Les surveillances ont également révélé la destination finale de ces espèces et le rôle joué par ce même individu, coordinateur du blanchiment, qui se rendait systématiquement dans une boutique de téléphonie parisienne après avoir collecté des espèces. Sa gestion de la société a bien été matérialisée, tout comme l'utilisation de cette boutique comme lessiveuse pour les espèces collectées.
Ce mis en cause donnait des instructions précises à un comptable pour rédiger de fausses factures de vente et échanger avec les gérants de sociétés du BTP. Ont été ainsi démontrées des opérations de compensation « espèces contre virement » avec des sociétés du BTP ayant une réelle activité économique. Ces dernières recevaient ainsi les espèces issues d'activités criminelles qu'elles utilisaient ensuite pour payer une manoeuvre non déclarée. En échange, elles adressaient des virements bancaires sous couvert de fausses factures émises par l'organisation pakistanaise sur les comptes bancaires de sociétés fictives que les blanchisseurs pakistanais dirigeaient de fait.
En effet, les malfaiteurs avaient créé eux-mêmes ces sociétés, dites « sociétés taxis », basées en France, leur donnant une apparence de légalité et plaçant à leur tête des gérants de paille, de nationalité étrangère, recrutés à dessein et servant de mules bancaires pour l'ouverture des comptes. Ces sociétés fictives procédaient ensuite rapidement à des transferts de fonds vers de vraies sociétés européennes spécialisées dans la téléphonie en gros, afin de régler des achats de cartes téléphoniques prépayées, revendues en France par la boutique de téléphonie des blanchisseurs pakistanais ou revendues à l'étranger de manière à permettre une compensation, par exemple avec le Maroc. Des sociétés marocaines achetaient ces cartes téléphoniques, qu'elles revendaient ensuite à l'étranger, ce qui créait du cash, qui était récupéré en dirhams marocains par l'entourage du trafiquant.
Au total, plus de 70 millions d'euros avaient transité par ces coquilles vides et avaient été blanchis par ce réseau en trois ans, de fin 2018 à fin 2021. Les diverses opérations de perquisition ont conduit à la découverte et à la saisie de plus de 675 000 euros en espèces, tout comme de documents divers qui ont permis d'identifier ces sociétés coquilles vides comme faisant partie intégrante de ces systèmes de blanchiment.
Pas moins de 825 000 euros ont d'ailleurs été saisis sur les comptes bancaires de ces sociétés. Au total, les saisies réalisées par les enquêteurs de l'OCRGDF se sont élevées à environ 1,5 million d'euros. Une vingtaine d'individus mis en cause par l'enquête ont pu être renvoyés devant le tribunal correctionnel fin octobre 2024 pour blanchiment, crimes et délits en bande organisée, participation à une association de malfaiteurs et détention frauduleuse de plusieurs faux documents administratifs. Tous ont été condamnés à des peines d'emprisonnement pour blanchiment : deux mandats d'arrêt ont été émis, des individus en fuite ayant quitté le territoire national pour se rendre au Pakistan le temps de l'enquête, et trois maintiens en détention ont été décidés, avec des peines allant de trois à sept ans fermes. En réalité, on comptabilisait une dizaine d'écrous dans ce dossier. Mais la période de la détention provisoire a été couverte par la peine finalement prononcée par la juridiction de jugement.
Plusieurs millions d'euros d'amende s'y sont ajoutés, ainsi que des interdictions définitives de gérer.
En conclusion, cette enquête est venue démontrer la prépondérance des réseaux de blanchiment animés par des membres d'une communauté, en l'occurrence pakistanaise, spécialisés dans la mise à disposition d'espèces au bénéfice de sociétés du BTP, faisant ainsi prospérer les activités de travail dissimulé dans ce secteur économique bien réel et - il est important de le souligner - sans que le cash quitte jamais le territoire national.
La seconde enquête dont je souhaite vous parler a débuté en 2018, à la suite, cette fois-ci, d'un renseignement obtenu du service de sécurité intérieure en Chine, qui mettait en exergue les activités de blanchiment de quatre individus de nationalité chinoise, tous issus de la même famille, et suspectés de transporter des fonds depuis la France jusqu'en Chine continentale en passant par Hong Kong. Les soupçons portaient sur des montants assez colossaux, puisqu'il était question de 1 à 2 millions d'euros dissimulés dans des valises à chaque voyage.
La surveillance physique de ces quatre individus a confirmé des collectes d'argent quasi quotidiennes auprès des commerçants chinois du marché Cifa d'Aubervilliers, dont vous avez certainement déjà entendu parler, puisqu'il est réputé être un véritable hub de blanchiment de divers trafics. Un certain nombre des personnes ciblées par nos services visitaient divers commerces spécialisés dans le textile, munies de sacs, dont le volume augmentait au fur et à mesure de leur passage, ce qui les rendait elles-mêmes de plus en plus méfiantes. Une vingtaine de boutiques spécialisées dans la vente de gros de prêt-à-porter ont été identifiées et régulièrement visitées par ces collecteurs. Le travail de terrain a aussi révélé l'existence d'un appartement conspiratif et de déplacements tous les trois à quatre jours à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Des recherches ont, en outre, été engagées à l'aide des fichiers de la police mis à notre disposition et ont confirmé l'existence de multiples voyages vers la Chine.
Pour l'anecdote, les collecteurs ont eux-mêmes été victimes d'un braquage par des individus à scooter, alors que ceux-ci se rendaient en taxi à l'aéroport, les valises remplies d'espèces. Il existe des « carotteurs de stups », mais il existe aussi des « carotteurs d'espèces »...
Les écoutes ont permis d'estimer les montants collectés, même si une partie non négligeable des communications se faisait exclusivement via une messagerie chinoise, donc via des échanges que les services de police ne pouvaient pas intercepter. Pour autant, il a été possible de comprendre qu'un langage codé avait été mis en place et, surtout, de saisir le rôle joué par chacun des protagonistes, certains d'entre eux remplissant une fonction plus prépondérante que d'autres, ainsi que la répartition des tâches. Enfin, les collecteurs chinois semblaient eux-mêmes chapeautés par d'autres individus en Chine, des « supérieurs », qui n'ont malheureusement pas pu être identifiés.
Au cours de l'enquête, un nouveau renseignement nous a appris que les individus mis en cause recrutaient désormais des étudiants chinois pour leur déléguer le transport de l'argent de la France vers la Chine. Des dispositifs de surveillance et la poursuite des écoutes sont venus confirmer ce changement de mode opératoire, puisque, au cours des échanges interceptés, des instructions étaient clairement données à de tierces personnes qui étaient jusqu'alors inconnues des enquêteurs.
Mi-juin 2019, l'un des principaux suspects a été interpellé alors qu'il s'apprêtait à quitter son domicile avec deux valises contenant des liasses de billets. Au total, plus de 874 000 euros ont été saisis : cette arrestation nous a révélé le mode de conditionnement des billets, un conditionnement sous cellophane et papier aluminium susceptible de masquer l'odeur de l'argent et de le rendre indétectable lors des passages de frontière. Au cours de sa garde à vue, le mis en cause n'a cessé de livrer des explications fantaisistes, avant d'être mis en examen et placé en détention provisoire.
Les investigations se sont poursuivies et ont permis d'identifier formellement l'une des étudiantes chargées de convoyer des valises vers Hong Kong ; celle-ci a reconnu les faits en garde à vue et a dévoilé qu'elle avait été recrutée par la famille chinoise initialement ciblée, via une petite annonce sur un site communautaire, pour convoyer des produits de luxe. Cette étudiante a notamment déclaré que chacun de ses voyages était rémunéré à hauteur de 260 euros, mais qu'elle ignorait tout de l'activité occulte de ses commanditaires et du réel contenu des valises.
L'enquête a aussi montré qu'une fois à Hong Kong les devises en euros étaient converties en dollars de Hong Kong ou en yuans, et qu'une partie de l'argent restait en Chine continentale, tandis que l'autre retournait en France par le biais de compensations ou de virements pour le travail accompli.
Au cours de l'été 2020, l'affaire a été jugée par le tribunal judiciaire de Paris, qui a condamné les quatre protagonistes initialement ciblés à des peines d'emprisonnement ferme et des amendes. Le principal individu mis en cause a ainsi été condamné à quatre ans d'emprisonnement et 50 000 euros d'amende.
Cette affaire est intéressante, dans la mesure où elle a mis en évidence l'existence d'un autre type de blanchiment, dont le mode opératoire s'inscrit dans une communauté - la communauté chinoise cette fois-ci - et dans un cadre familial, tout en reposant sur des « mules » à l'international. Dans cette affaire, les espèces, qui provenaient notamment du trafic de stupéfiants, étaient ensuite remises à la communauté chinoise ; les collecteurs chinois avaient ensuite deux options pour s'en débarrasser : soit procéder à l'évacuation physique de l'argent à l'étranger par le recours à des mules - c'est le choix, pourtant le plus risqué, qui a été fait -, soit recourir à un autre système de compensation selon un schéma similaire à la première affaire que j'ai présentée.
Comme vous pouvez le constater, la lutte contre les réseaux de blanchiment implique des enquêtes au long cours, d'une grande complexité, pour lesquelles la coopération et le partenariat avec d'autres administrations sont loin d'être un luxe. C'est ainsi que l'OCRGDF dispose, dans de nombreux dossiers, de l'appui déterminant de la brigade nationale d'enquêtes économiques, dont Marie-Laure Malcles, qui en est la cheffe, va vous présenter maintenant le cadre d'action.
Mme Marie-Laure Malcles, cheffe de la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE). - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la brigade nationale d'enquêtes économiques est un vecteur de coopération entre le ministère de l'intérieur et l'administration fiscale dans la lutte contre la délinquance financière.
La BNEE est composée de 51 agents des services fiscaux, et implantée au sein des services centraux et territoriaux de la DNPJ, ainsi que dans les services de la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Il s'agit du plus ancien service de coopération interministérielle, puisque sa création remonte à 1948. À l'époque, il s'agissait de lutter contre le trafic des cartes de ravitaillement... Les agents de la BNEE sont des inspecteurs des finances publiques mis à disposition fonctionnelle de la police judiciaire. Ils exercent leur activité sous l'appellation d'« attachés d'enquête de la police nationale ».
Disposant de vingt-trois antennes, la BNEE exerce sur l'ensemble du territoire national les deux missions suivantes : d'une part, elle apporte son concours aux services de police judiciaire dans le domaine de la répression de la délinquance financière sous toutes ses formes - criminalité organisée, lutte contre le trafic de stupéfiants, escroquerie et fraude ; de l'autre, elle propose des dossiers en vue de contrôles fiscaux. Ces missions doivent permettre d'aboutir à la sanction financière de faits criminels dans le cadre d'une procédure judiciaire ou dans celui d'une procédure fiscale, voire dans les deux.
En quoi consiste concrètement le rôle de la BNEE ? Elle assure tout d'abord une mission d'assistance à la police judiciaire. Ses agents sont étroitement associés à l'enquête, à tous les stades de la procédure, y compris dans les phases opérationnelles de l'enquête sur réquisition judiciaire avec prestation de serment. Il est question ici de près de 900 participations à des auditions et perquisitions annuelles.
Par ailleurs, l'action des agents de la BNEE concourt à identifier les personnes mises en cause et à cerner leur environnement personnel, professionnel et patrimonial, notamment en mobilisant les informations détenues par la DGFiP dans ses bases de données. Cette dimension est essentielle, car l'identification des biens contribue directement aux saisies d'avoirs criminels.
Pour autant, il ne s'agit pas de s'en tenir au volet patrimonial de l'enquête, qui, au demeurant, est fondamental : l'enjeu est bien de participer à l'investigation judiciaire. La BNEE est force de proposition : elle apporte son expertise dans le cadre des investigations de l'enquête judiciaire, et ce de son démarrage jusqu'à son terme. Par leur formation, les inspecteurs des finances publiques sont à même de réaliser des analyses en matière fiscale, comptable, juridique et financière, de décrypter les éléments contenus dans les déclarations fiscales, tant des professionnels que des particuliers. En outre, les agents de la BNEE savent interpréter les actes jalonnant la vie des sociétés, de leur création à leur dissolution, ainsi que les actes notariés caractérisant des transferts de patrimoine - cessions de parts de sociétés, donations, successions. Leur travail consiste, enfin, à analyser les montages juridiques complexes, en vue de comprendre les circuits financiers, à travers notamment l'interposition de sociétés-écrans ou de sociétés domiciliées à l'étranger.
J'insiste sur le fait que l'efficacité du dispositif repose sur les échanges quotidiens avec les enquêteurs de la police judiciaire.
La BNEE a une seconde mission, qui est complémentaire de la première, celle d'envoyer à la DGFiP des propositions de contrôle fiscal de personnes physiques ou morales mises en cause dans les enquêtes.
Tout particulièrement dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée et le narcobanditisme, la BNEE complète l'action judiciaire en favorisant la sanction fiscale des sociétés et des personnes physiques impliquées dans des réseaux de blanchiment. Compte tenu du caractère souvent tentaculaire de ces réseaux, l'action judiciaire se concentre bien souvent sur les principaux instigateurs, tels que les collecteurs d'espèces et les personnes à leur tête. La BNEE prend alors en quelque sorte le relais et complète l'action publique en favorisant la sanction fiscale des entreprises qui utilisent les réseaux de blanchiment. Elle peut notamment proposer le contrôle fiscal de sociétés qui participent à l'insertion dans le circuit économique des espèces illicites issues d'activités criminelles, en particulier du trafic de stupéfiants.
Ces sociétés ont souvent, en effet, une réelle activité, notamment dans les domaines du BTP, de la sécurité privée, du nettoyage, ou encore dans celui des consultants informatiques ; elles recherchent des espèces principalement pour rémunérer le travail dissimulé - et plus rarement pour se livrer à de la corruption ou réaliser des abus de biens sociaux. De telles entreprises achètent des espèces en échange de virements vers des sociétés blanchisseuses, qui sont des sociétés éphémères, sans activité économique, qui vont fournir de fausses factures en échange.
Ces achats de prestations de services fictifs sont déduits en charges par lesdites sociétés, une déduction qui vient diminuer d'autant leur chiffre d'affaires et le bénéfice soumis à l'impôt sur les sociétés. Aussi, la reprise de ces déductions de prestations considérées comme fictives par l'administration fiscale conduit au rehaussement des bénéfices soumis à l'impôt sur les sociétés et peut également avoir une incidence sur la TVA à régler. Les impôts supplémentaires qui en résultent sont assortis de sanctions très importantes, notamment une majoration de 80 % prévue par le code général des impôts en cas de manoeuvre frauduleuse. En outre, tout ou partie de ces sommes peut juridiquement être considérée comme ayant été appréhendée par le dirigeant et/ou associé, et être imposée à son nom à l'impôt sur le revenu. Enfin, le code général des impôts prévoit l'application d'une amende égale à 50 % du montant des fausses factures à l'émetteur desdites factures.
De récents contrôles fiscaux proposés par la BNEE ont permis de sanctionner plusieurs dizaines de sociétés, pour un montant estimé à plusieurs dizaines de millions d'euros. À titre d'illustration, dans une affaire de blanchiment dans le milieu du BTP, la BNEE a proposé les contrôles fiscaux de 44 sociétés, qui ont toutes fait l'objet d'une enquête coordonnée par les services de la DGFiP, contrôles qui ont donné lieu à des impôts et des pénalités mis en recouvrement pour un total de 25 millions d'euros. Dans une autre affaire de blanchiment, cette fois-ci dans le milieu de la sécurité, ce sont 32 entreprises qui ont été contrôlées, pour un total de 20 millions d'euros mis en recouvrement.
Enfin, depuis l'adoption de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, ce type de dossier fait l'objet d'une dénonciation obligatoire auprès du parquet lorsque les deux critères suivants sont remplis : en premier lieu, il faut que les droits mis en recouvrement soient supérieurs à 100 000 euros ; en second lieu, il faut que la majoration de 80 % soit applicable. De ce fait, ces sociétés peuvent encourir une condamnation pénale pour fraude fiscale.
Pour conclure, la participation de la DGFiP aux enquêtes judiciaires, en vertu de son positionnement historique au sein de la DNPJ, permet de sanctionner financièrement les entreprises et les particuliers se livrant à des faits de criminalité financière. Cette action est donc parfaitement complémentaire de celle que mène l'autorité judiciaire.
Mme Magali Caillat. - En conclusion, je souhaite apporter quelques éléments de prospective concernant la lutte contre la criminalité financière.
Face à une criminalité organisée véloce et invasive, en particulier dans son volet financier, il est possible d'identifier plusieurs axes de progression.
Cette amélioration passe tout d'abord par une coopération rigoureusement nécessaire. Confrontée à la nécessité de s'adapter, la DNPJ a opté pour la mise en place d'une task force, qui pousse au partage d'informations transversal, tout en préservant les spécialités des enquêteurs. Ce format a notamment été appliqué au sein de la DNPJ pour les affaires relatives au blanchiment d'argent. Pour optimiser la lutte contre ce phénomène, les services de la DNPJ - Office anti-stupéfiants (Ofast), Ofac, OCRGDF, service central des courses et jeux (SCCJ), service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) - partagent, en formation resserrée, les informations qui sont récupérées dans les dossiers d'enquête si elles n'y sont pas directement exploitées.
Le but est de ne pas perdre de temps dans l'exploitation d'informations relatives aux circuits de blanchiment des trafics. Chaque univers d'enquête enrichit ensuite les informations recueillies. L'objectif est également de mieux cerner les stratégies d'enquête pour distinguer les réseaux se livrant aux trafics de ceux qui s'adonnent au blanchiment de ces trafics. En effet, l'expérience, tant des services d'enquête spécialisés que des juridictions spécialisées, montre que les dossiers de trafic de produits stupéfiants, lorsqu'ils sont mêlés à ceux des réseaux de blanchiment de ces trafics, ne sont pas traités de manière optimale devant les juridictions de jugement. Souvent, les infractions relevant du trafic international l'emportent sur la condamnation des auteurs de blanchiment. En revanche, les enquêtes relatives à des faits de blanchiment en bande organisée, lorsqu'elles sont ouvertes de manière séparée et aboutissent à des jugements par des formations plus spécialisées, sont davantage susceptibles de bénéficier d'une réponse pénale adaptée.
Enfin, la task force dispose également d'un format élargi aux partenaires ayant également une action en matière de lutte contre la criminalité organisée. Je pense à la préfecture de police, aux services des douanes et à Tracfin.
Ce format n'est ni plus ni moins, si je puis dire, que le format de travail des organisations criminelles. Celles-ci ont leurs boucles Telegram : en contrepartie, il faut à l'évidence que les structures étatiques s'organisent en boucle de coopération opérationnelle.
La non-dispersion des forces est cruciale. Le propre des phénomènes liés à la criminalité organisée, en particulier financière, est de pousser nos organisations à s'adapter en permanence. En effet, ce sont les organisations criminelles qui gèrent l'ingénierie du blanchiment et des escroqueries commises en masse et qui maîtrisent souvent très bien les nouvelles technologies de l'information, de la communication et des moyens de paiement. C'est d'ailleurs cette ingénierie que paient les autres organisations criminelles quand elles font appel à ces réseaux.
Aussi, créer de nouveaux services, notamment dans la sphère de la lutte contre la criminalité financière, peut être contreproductif. En effet, on voit sur le terrain combien cela siphonne les forces et combien les ressources des enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la criminalité financière sont rares.
Nous avons besoin d'un meilleur accompagnement et de réglementations spécifiques. Dans le cadre de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, les services impliqués dans la lutte contre la criminalité financière ont plus particulièrement insisté sur la nécessaire concrétisation de la saisie post-sentencielle.
Pour mémoire, la directive 2024/1260 du Parlement européen et du Conseil du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires pour permettre le dépistage et l'identification des biens à geler et les confisquer, même après une condamnation définitive pour infraction pénale. La France doit transposer cette directive d'ici le 23 novembre 2026.
Aujourd'hui, lorsqu'une confiscation est ordonnée en valeur, elle ne porte que sur les seuls biens identifiés pendant l'enquête, et n'est exécutée que sur ces seuls biens. Ainsi, si le produit de l'infraction est estimé à 1 million d'euros et que le montant des biens identifiés lors de l'enquête s'élève à 700 000 euros, la confiscation en valeur est cantonnée à 700 000 euros. Si l'enquête post-sentencielle était mise en oeuvre, il serait possible d'identifier et de saisir des avoirs qui n'auraient pas été identifiés au moment de l'enquête et du jugement initial.
De même, nous avons demandé que le régime dérogatoire du traitement de la corruption d'agents publics puisse être étendu à la corruption d'agents privés, ce qui nous permettrait de recourir à des techniques spéciales d'enquête, y compris en cas de corruption d'agents privés, ce qui peut se révéler particulièrement déterminant dans certaines enquêtes, en particulier en lien avec la « narcocorruption ».
Mais il existe également d'autres domaines dans lesquels un apport législatif ou réglementaire supplémentaire serait très utile. Ainsi, en matière de lutte contre les escroqueries en bande organisée, le passage du régime de la garde à vue à quatre-vingt-seize heures nous paraîtrait opportun. Nous approuvons une récente initiative parlementaire française, qui, si elle aboutissait, permettrait de créer un fichier national des Iban (International Bank Account Number) douteux, centralisé au niveau de la Banque de France. Ce fichier pourrait être consulté par les prestataires de services de paiement, qui, dans le même temps, l'alimenteraient. Il permettrait d'identifier et de bloquer rapidement les demandes de paiement frauduleuses. Cet outil permettrait de détecter les arnaques avant qu'elles se produisent.
De même, une mesure qui obligerait les établissements financiers à communiquer les résultats aux réquisitions que leur adressent les services d'enquête, dans un format numériquement harmonisé et exploitable, serait très précieuse pour les enquêteurs financiers dans le cadre du traitement des données qui irriguent désormais tout dossier d'enquête.
Compte tenu de l'aspect très majoritairement international que revêt la criminalité financière, il convient évidemment d'insister sur l'importance des textes, notamment des directives, pris au niveau européen. Je pense ainsi à la sixième directive antiblanchiment, qui prévoit notamment de limiter à 10 000 euros les paiements en espèces en Europe, où une telle limite n'existe pas - en l'état actuel du droit, les paiements en espèces ne sont pas limités en Allemagne, par exemple... Je pense aussi au règlement Mica (Market in Crypto-Assets), cadre réglementaire adopté par le Parlement européen, qui vise à encadrer les marchés de cryptoactifs au sein de l'Union européenne.
Finalement, les besoins des enquêteurs qui luttent contre la criminalité organisée financière sont les mêmes que ceux des enquêteurs qui combattent la criminalité organisée dans le cadre du trafic de produits stupéfiants, de la commission de règlements de comptes en série ou encore de la traite d'êtres humains. Aussi faudrait-il enfin donner aux enquêteurs la capacité à la fois technique, budgétaire et juridique d'intercepter les échanges des acteurs du crime organisé par le biais de messageries cryptées et d'accéder à leur contenu. Cet accès, le jour où il sera enfin rendu possible, permettra d'ôter aux services d'enquête un handicap lourd pour notre efficacité collective. Dans le même ordre d'idées, tous les moyens techniques, budgétaires et juridiques permettant de fluidifier le traitement des données dans le cadre des enquêtes sont primordiaux. Le recueil, le traitement, la modélisation des informations dans tous les dossiers de criminalité organisée sont devenus cruciaux.
En guise de conclusion, permettez-moi de saisir l'occasion pour insister sur le caractère fondamental d'une approche par le biais de la criminalité financière pour lutter contre la criminalité organisée, et en particulier contre le narcotrafic. Cette approche s'appuie principalement sur deux axes : la saisie d'avoirs criminels et le démantèlement des circuits de blanchiment avant que le phénomène de la narcocorruption devienne trop invasif.
Le combat contre la criminalité est complexe et implique de nouer des partenariats entre les différents services. Il se mène en France et à l'étranger et produit des résultats réels, bien que perfectibles. Le soutien politique, votre soutien, est précieux et motivant pour tous les enquêteurs dont la mission est de lutter contre la criminalité financière sous toutes ses formes, dont je souligne ici l'engagement.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, madame la sous-directrice. Nous venons de nous plonger dans l'organigramme de la police judiciaire, qui est un écosystème pour le moins complexe. Nous avons bien compris le rôle de votre sous-direction et mesurons la complexité et la diversité de vos actions, ainsi que le besoin très important de coopération.
Comme vous l'avez indiqué dans votre conclusion, appréhender les dossiers par le volet de la criminalité financière semble être une bonne stratégie d'enquête pour accéder aux réseaux criminels et à la criminalité organisée.
Le premier histogramme que vous venez de nous présenter commence en 2020. Les années 2020 et 2021 sont-elles des années de référence ? Disposez-vous de chiffres pour les années précédentes ?
Mme Alexandra Felzines. - Tout à fait, nous disposons de chiffres sur les quinze dernières années environ. Ils montrent une progression linéaire depuis la création de la Piac. Nous avons tâché de tenir une comptabilité des avoirs saisis avant même que soient publiés les textes nous permettant d'exercer pleinement notre mission. Nous pouvons, si vous le souhaitez, vous communiquer des chiffres sur les dix dernières années.
M. Raphaël Daubet, président. - Nous voulions surtout avoir la confirmation que la tendance ne portait pas seulement sur une courte période.
Mme Alexandra Felzines. - Je vous confirme qu'il s'agit d'une évolution linéaire depuis plusieurs années.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - S'il existait encore des doutes sur l'intérêt de cette commission d'enquête sur la criminalité organisée, la délinquance financière et la violation des sanctions internationales, cette audition prouve qu'elle traite le coeur d'un sujet particulièrement important !
Mesdames, monsieur, je veux tout d'abord vous remercier de votre travail et vous dire que nous soutenons vos actions, même si les parlementaires ont parfois du mal à faire avancer les dossiers et à créer de nouveaux dispositifs. Malheureusement, le temps du Parlement n'est pas celui de la criminalité.
Madame Felzines, en ce qui concerne les saisies, est-il possible d'améliorer les cadastres pour connaître plus facilement la nationalité des bénéficiaires ? Étant entendu que nous traitons rarement de personnes physiques, il est parfois compliqué d'identifier les propriétaires des parts d'une SCI. Je pense en particulier à la saisie des avoirs russes. Comment faciliter cette identification ? Imaginez-vous un dispositif à cet effet ?
Je comptais vous interroger sur les délais de procédure, mais M. Pezennec a d'ores et déjà répondu à ma question.
Madame Malcles, lorsque vous évoquez le recours à la juridiction pénale de 2018, faites-vous bien référence au septième tour des murailles de Jéricho qui nous a permis d'entrouvrir le verrou de Bercy ?
Mme Alexandra Felzines. - Il y a plusieurs questions dans votre question. Nous recourons effectivement au cadastre pour identifier des parcelles. À partir des numéros cadastraux, nous pouvons interroger le service de la publicité foncière pour qu'il nous communique des données, que ce soit sur des personnes physiques ou sur des personnes morales.
Nous disposons également d'autres outils. Pour les personnes physiques, nous pouvons obtenir, à partir des bases fiscales, une date et un lieu de naissance, mais aussi les actes d'achat et de cession d'immeubles. Ces documents constituent une mine d'information. Lorsque le propriétaire est une société civile immobilière, nous disposons d'informations sur la constitution de celle-ci et sur son gérant. Par ailleurs, il existe en France un dispositif obligeant les bénéficiaires étrangers de SCI à se déclarer.
Ainsi, nous parvenons à obtenir de nombreuses informations afin d'identifier les réels bénéficiaires des biens.
Dans certains cas, il peut y avoir une interposition, totale ou complète, d'un tiers, par exemple un proche ou un ami. Il faut alors aller plus avant dans le travail d'enquête, en procédant à des auditions, à des perquisitions ou à des gardes à vue. Nous utilisons tous les moyens d'enquêtes à notre disposition pour mener à bien la recherche du bénéficiaire économique d'un bien, qu'il s'agisse d'un bien immobilier, d'un compte bancaire ou d'un véhicule.
M. Thierry Pezennec. - Permettez-moi d'apporter une précision concernant le temps d'enquête des GIR.
Dans le cas des circuits courts, c'est-à-dire les enquêtes sur les sociétés éphémères, la procédure est rapide : elle se limite à six procès-verbaux, dont celui de saisine et celui de clôture. Cela dure donc deux ou trois jours.
De manière plus générale, une enquête en GIR dure de quelques mois à dix-huit mois maximum. C'est rarement plus long, car il faut un certain turnover pour répondre à la demande. Le GIR étant une unité d'appui, les portefeuilles d'enquêtes doivent tourner.
Mme Marie-Laure Malcles. - Je faisais en effet référence au verrou de Bercy : depuis qu'il a été levé, la DGFiP ne décide plus de l'envoi des dossiers au pénal, car il existe désormais une dénonciation obligatoire pour peu que les critères soient remplis, à savoir des droits supérieurs à 100 000 euros, une majoration de 80 % ou une majoration de 40 % avec récidive.
En tout état de cause, les dossiers de ce type étaient d'ores et déjà appelés à faire l'objet d'une dénonciation avant même la levée du verrou de Bercy.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Levée partielle...
M. Grégory Blanc. - Mesdames, monsieur, je vous remercie de la clarté de vos propos et des exemples très clairs que vous avez pris. Nous n'en sommes pas à notre première audition, et celle-ci nous a permis de visualiser plus clairement plusieurs éléments.
Mes questions sont peut-être structurées comme des poupées russes ; je vous laisse en juger...
Madame Caillat, vous avez mentionné, dans votre conclusion, la nécessité de disposer de la capacité technique, budgétaire et juridique d'agir, notamment sur les messageries cryptées et les data. En ce qui concerne les éléments juridiques, les choses sont claires. En revanche, quels sont vos besoins d'un point de vue budgétaire ?
Madame Felzines, vous nous avez indiqué que nos dispositifs étaient relativement bien calibrés et qu'il appartenait aux enquêteurs et aux magistrats de s'en saisir. Qu'entendez-vous par là ? Qu'est-ce qui les empêche actuellement de s'en saisir davantage ?
Monsieur Pezennec, vous avez rappelé des chiffres que nous avions déjà évoqués lors d'une précédente audition : 40 millions d'euros ont été saisis et 400 sociétés éphémères ont été identifiées entre septembre 2023 et la fin de 2024. Depuis, nous constatons une augmentation du nombre de sociétés éphémères dans le cadre des enquêtes, avec des montants de plus en plus faibles, car les trafiquants connaissent désormais les nouvelles techniques de notre administration. Considérez-vous que nous devons renforcer le renseignement humain pour repérer ces plus petites structures ?
Madame Malcles, vous nous avez indiqué que la BNEE comptait 51 agents. Estimez-vous que, avec plus d'agents, davantage de saisies seraient réalisées ? Cela permettrait-il un meilleur retour sur investissement ?
Enfin, je m'interroge sur la responsabilité des donneurs d'ordre, en particulier dans le BTP, mais également dans d'autres secteurs. Nous avons bien compris les mécaniques en jeu, mais le rôle que peuvent jouer des entreprises généralistes me pose question. Devons-nous envisager des évolutions ?
M. Patrice Joly. - Je vous remercie, mesdames, monsieur, de vos éclairages.
Vous nous avez présenté vos résultats, qui sont en progression. Cette progression est-elle liée à une meilleure efficacité de vos services, grâce à une amélioration des moyens matériels, humains et juridiques à votre disposition, ou découle-t-elle d'une augmentation de la volumétrie de la délinquance financière ? Je me pose cette question, car vous nous avez en quelque sorte expliqué, madame Caillat, qu'il fallait agir avant que cette délinquance devienne invasive.
Par ailleurs, la progression de ce type de délinquance est-elle liée à des stratégies de contournement des sanctions économiques dans certains pays ? Peut-être s'agit-il d'une question saugrenue, mais l'augmentation entre 2023 et 2024 coïncide avec une période durant laquelle des sanctions ont été prises contre la Russie...
Vous nous avez présenté les vecteurs de blanchiment, notamment les virements, les marchandises ou les cryptomonnaies. Quelles sont les proportions de ces divers moyens de blanchiment ?
Enfin, les exemples très intéressants que vous nous avez présentés me donnent le sentiment que le blanchiment a quelque chose à voir avec l'artisanat. Le développement des cryptomonnaies semble changer la donne, mais cette délinquance nécessite de nombreux intermédiaires et constitue une démarche très risquée. L'exemple donné par M. Pezennec sur les valises chinoises est, à cet égard, éclairant. Quelles sont les stratégies adoptées pour réduire ce risque et opérer plus rapidement ?
Mme Magali Caillat. - Monsieur le sénateur Blanc, il est clair que les services de renseignement et les services d'investigation judiciaire demandent à avoir accès aux messageries cryptées. Nous le demandons avec d'autant plus de force que, lorsque nous avons eu l'occasion, durant une période, en quelque sorte bénie, de la lutte contre la cybercriminalité, d'effectuer des incursions sur les messageries EncroChat et Sky ECC, l'expérience s'est révélée particulièrement fructueuse. Cela nous a permis de mettre subitement les deux pieds dans le monde de la communication de la criminalité organisée et de faire gagner ainsi un temps phénoménal aux enquêtes. En effet, nous étions libérés du handicap consistant à devoir chercher les sélecteurs techniques et à développer des keyloggers, qui ne fonctionnent pas toujours.
Ce point est fondamental dans la lutte contre la criminalité organisée. Permettez-moi de vous donner un sentiment personnel : à un moment donné, il nous faudra disposer de l'accès à ces messageries cryptées, et nous souhaitons que ce soit le plus tôt possible. La menace est telle que tous les enquêteurs qui traitent des dossiers d'enquête relevant de la criminalité organisée en conviennent.
En ce qui concerne l'aspect budgétaire, je ne suis pas en mesure de vous donner d'éléments précis. En l'occurrence, le frein est avant tout juridique, puisqu'il s'agit d'un non-accès. Un investissement pourrait certainement aider à accéder à ces messageries cryptées, mais c'est d'ores et déjà faisable d'un point de vue technique.
M. Grégory Blanc. - Je me permets d'insister : lorsque vous évoquez des besoins budgétaires, s'agit-il de quelques centaines de milliers d'euros, de quelques millions d'euros, ou bien davantage ? Les besoins sont-ils avant tout humains, ou plutôt matériels ?
Mme Magali Caillat. - Un poste d'enquêteur qui a pour mission de traquer la cryptomonnaie coûte 15 000 euros, en incluant son ordinateur, ses logiciels et leurs mises à jour. Un poste d'examen des supports saisis en perquisition, avec quelqu'un qui raffine la donnée, qui fait de la forensic dans les dossiers de criminalité organisée, coûte 62 000 euros - on peut en retirer 3 000 euros, soit le coût d'un jeton d'un logiciel particulier, qui peut être mutualisé entre plusieurs enquêteurs. Un poste d'enquêteur en Osint (Open Source Intelligence), c'est-à-dire en sources ouvertes, revient à 15 000 euros. Quand il initie un dossier, l'enquêteur commence par voir à qui il a affaire en cherchant sur internet, ce qui apporte beaucoup d'informations.
Je ne suis pas en mesure de vous donner de chiffrage sur les messageries.
Mme Alexandra Felzines. - L'augmentation des saisies démontre que l'on s'est emparé de l'enquête patrimoniale et de la saisie des avoirs criminels. Il y a dix ans, on ne faisait quasiment pas d'enquête patrimoniale. Aujourd'hui, c'est diffusé au sein de la police nationale et de la gendarmerie. Les magistrats sont aussi de plus en plus formés à cette pratique.
Bien évidemment, il est possible d'optimiser la formation des différents acteurs. C'est un sujet technique qui peut effrayer. Nos enquêtes durent plusieurs mois, ce qui n'est pas le cas en commissariat, où nos collègues travaillent sur du temps court, du flagrant délit, et n'ont pas le temps de mettre en oeuvre l'enquête patrimoniale.
Mme Magali Caillat. - En 2024, le législateur a fait avancer les choses de manière exceptionnelle sur la saisie des avoirs criminels, en rendant leur confiscation obligatoire.
M. Thierry Pezennec. - Dès qu'une entrave est mise en place, les groupes privés s'adaptent en scindant leur activité en centaines de sociétés. Le but est d'avoir une vision à 360 degrés, en les attaquant sur les réseaux globaux et sur les circuits courts.
Les GIR recrutent aussi des informateurs. En outre, une société éphémère doit être inscrite au tribunal de commerce. Aussi, les 41 GIR se sont rapprochés des greffiers des tribunaux de commerce pour que ceux-ci identifient la création de ces sociétés avant qu'elles entrent en action. Ce process récent, mis en place courant 2024, donne des résultats. D'un côté, Tracfin identifie ces sociétés éphémères via les déclarations reçues des établissements financiers ; de l'autre, les GIR les identifient via les tribunaux de commerce, qui informent le parquet directement compétent, en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le livre blanc du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce sur la criminalité financière propose des solutions extrêmement intéressantes pour intervenir le plus tôt possible. En Belgique, la Banque-carrefour des entreprises (BCE) réalise un échange de données pour endiguer ce phénomène des entreprises éphémères.
Les quantités d'argent liquide qui circulent sont terrifiantes. On nous a cité une saisie de 400 000 euros à la gare du Nord, qui semblait presque relever du quotidien. Votre travail est extrêmement important pour notre sécurité. Cette criminalité organisée a du sang sur les mains.
L'Assemblée nationale a supprimé la disposition que nous avions votée sur les backdoors dans les messageries cryptées. Il faudra y retravailler, sans mettre les messageries en danger, puisque les hackers utilisent ces backdoors, pour que les services puissent y accéder, tout en tenant compte du respect de la vie privée. On a le sentiment qu'un travail extrêmement important reste à faire.
Si vous avez des propositions supplémentaires à formuler pour enrichir notre travail, nous sommes à votre écoute, afin de mieux armer vos services, pour la protection des citoyens. Il ne faut absolument pas que le sentiment d'impunité se développe. Ses effets sont dramatiques, alors que l'on voit les conséquences de la criminalité organisée au quotidien dans nos territoires.
Mme Marie-Laure Malcles. - Les 51 agents de la BNEE participent à l'identification des biens qui seront saisis, mais pas seulement. Ils ont aussi un rôle de programmation du contrôle fiscal. Ils formulent 400 propositions de contrôle fiscal sur une année. En 2024, près de 150 millions d'euros de droits ont été perçus à la suite de ces contrôles.
Mme Isabelle Aubin. - Les donneurs d'ordre ne sont pas exclus de nos enquêtes. Les dirigeants de société sont bien souvent placés en garde à vue au même titre que les collecteurs et blanchisseurs. Le but est de recueillir leurs observations et, petit à petit, de démontrer le caractère faux des fausses factures, en travaillant sur les incohérences des montants, sur la nature des justifications apportées aux virements. Bien souvent, à l'issue des gardes à vue ou des auditions libres, on obtient des suites judiciaires assez rapides. Il s'agit généralement de comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Ils peuvent faire l'objet d'une sanction pénale ou fiscale.
M. Grégory Blanc. - Considérez-vous que les textes actuels engagent suffisamment la responsabilité des donneurs d'ordre ? N'y a-t-il pas des façons de mieux les responsabiliser ? Par exemple, faut-il renforcer l'interdiction de diriger une entreprise ?
Mme Magali Caillat. - On a souvent un problème pédagogique auprès des donneurs d'ordre. On peut progresser.
En une demi-journée, des espèces issues d'un point de deal peuvent être réintégrées dans l'économie légale. On constate une implication rapide d'entités qui ont une activité légale, par exemple dans le BTP. La conscientisation de leur rôle par ces acteurs économiques doit être améliorée. On pourrait les impliquer davantage. Dans le cadre des enquêtes, que ce soit sur le volet fiscal ou sur le volet judiciaire, nous travaillons à une incrimination la plus fine possible des personnes physiques et morales.
Sur la volumétrie, les millions d'euros que l'on voyait précédemment passer dans les dossiers de blanchiment se sont transformés en une centaine de millions d'euros à partir de 2022. C'est le miroir des constatations des enquêteurs de l'Office anti-stupéfiants.
M. Patrice Joly. - Quelle est la part des cryptomonnaies dans les vecteurs de blanchiment ? Le numérique est-il davantage utilisé ?
Mme Isabelle Aubin. - On assiste, depuis plusieurs années, à une progression des données. Le volume de données à exploiter pose un réel problème aux enquêteurs. De gigaoctets, nous sommes passés à des téraoctets, ou plus.
M. Raphaël Daubet, président. - Quelle est l'attractivité des services auprès des enquêteurs, qu'il s'agisse d'y entrer ou d'y rester ?
Mme Magali Caillat. - Nous rencontrons des problèmes d'attractivité. Néanmoins, hier, j'ai accueilli une petite quinzaine de policiers, presque tous déjà expérimentés, extrêmement motivés par le travail sur la délinquance financière. Ils ne sont pas là par hasard. Ils deviendront, pour certains, des vrais soldats de l'anticorruption et de l'antiblanchiment.
L'attractivité est faible, mais pas plus que pour la police nationale ou le privé. On a constaté un décrochage à partir de la crise du covid.
Nous rassurons le policier qui entre en lui fournissant une formation, le coût d'entrée étant réel. Notre formation d'investigateur en criminalité financière a été remodelée en 2024. Le niveau 1, qui concerne les services locaux de police judiciaire, est tout à fait fondamental. Nous travaillons sur plusieurs axes, mais notre axe majeur, c'est la formation.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour la qualité tant théorique que concrète de vos exposés.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur
M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur.
Nos travaux ne portent pas sur la criminalité organisée elle-même, mais sur ce qui la motive et la maintient : son financement et le blanchiment de ses produits. C'est sous cet angle que nous souhaitons vous entendre.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Malon prête serment.
M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. - Ma sous-direction regroupe six offices centraux, auxquels s'ajoutent quelques unités annexes. Quatre d'entre eux traitent d'affaires liées à la criminalité organisée ; deux se concentrent sur la délinquance spécialisée.
Ces deux derniers sont l'Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), qui travaille sur les atteintes aux personnes au sens large, principalement les homicides de droit commun hors criminalité organisée - ainsi, les règlements de compte ou enlèvements et séquestrations entre malfaiteurs en sont exclus ; et l'Office mineurs (Ofmin), qui traite de mineurs victimes, essentiellement, d'abus sexuels en ligne ou hors ligne, y compris le livestreaming, qui consiste en l'achat en ligne d'abus sexuels sur mineurs dans des pays du Sud-Est asiatique, les Philippines en particulier, par des commanditaires occidentaux, particulièrement français. Cela relève, il est vrai, de la criminalité organisée.
J'en viens aux quatre offices traitant de la criminalité organisée. Le plus important est l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO). Il est surtout chargé de lutter contre les atteintes aux personnes au sens large, telles que les vols à main armée, les règlements de compte, ou les enlèvements et séquestrations entre malfaiteurs. Il traite également du trafic d'armes et de véhicules et possède une brigade spécialisée sur la criminalité organisée corse, cette brigade ayant une particularité : elle concerne à la fois des groupes criminels et des groupes financiers. À l'intérieur de l'OCLCO, on trouve aussi la brigade nationale de recherche des fugitifs, qui a travaillé sur le cas de Mohamed Amra récemment.
Vient ensuite l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), ce qui signifie, au sens français, l'exploitation sexuelle. Nous n'y incluons pas, contrairement aux Anglo-saxons, le travail illégal.
Le troisième est l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC). Il est composé de policiers et de gendarmes et traite de vols dans des musées ou des châteaux, d'escroqueries et du trafic international d'oeuvres d'art volées ou pillées. Le blanchiment de l'argent de la criminalité organisée peut passer par l'achat d'oeuvres d'art, mais cela reste marginal.
Enfin, ma sous-direction compte l'Office central pour la répression du faux-monnayage (OCRFM), né en 1929, qui lutte contre le trafic et l'usage de fausse monnaie. Il s'est vu adjoindre la lutte contre la contrefaçon industrielle, ce qui va des faux sacs Louis Vuitton au piratage de films, en passant par les faux titres-restaurant. Le spectre est relativement large. Nous l'avons ajouté à notre action, car à l'occasion de la crise covid, nous avions constaté que la circulation des faux billets était largement en baisse, sans doute car les gens payaient de moins en moins en espèces sonnantes et trébuchantes. Toutefois, nous constatons à nouveau une hausse du nombre de faux billets saisis sur le sol français. Ils ont deux origines principales : des groupes criminels organisés napolitains et la Chine, où est produite de la movie money, des billets sur lesquels il est mentionné en tout petit que ce ne sont pas des vrais, mais qui passent très facilement au supermarché. Les organisations sont basées pour la plupart à l'étranger.
J'organiserai mon propos à partir de votre questionnaire. La première question porte sur la définition de la criminalité organisée. En France, nous n'avons pas de définition unique de cette notion. L'article 706-73 du code de procédure pénale vise une série d'infractions particulières commises en bande organisée.
À l'étranger, il existe plusieurs définitions ; celle d'Europol se base sur onze critères, dont trois doivent être cumulés et sont impératifs. Il faut qu'il y ait un groupe constitué d'au moins trois personnes suspectées de commettre des infractions pénales graves, agissant dans un but de profit ou de pouvoir. D'autres critères viennent en complément, comme l'existence d'une organisation spécifique, d'une répartition des tâches, d'une forme de hiérarchie et d'une dimension internationale, le recours à la violence et à l'intimidation et la pratique du blanchiment d'argent.
Une définition de la criminalité organisée a également été adoptée dans le cadre de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite convention de Palerme, qui a été signée en 2000. Cette définition y voit un groupe structuré, existant depuis un certain temps et composé de trois personnes ou plus qui agissent de concert en vue de commettre une ou plusieurs infractions graves pour en retirer un avantage financier ou matériel. Personnellement, il me semble que c'est cette définition qui se rapproche le plus de la réalité.
Les groupes criminels organisés peuvent varier en taille et en importance. On peut citer les exemples des mafias italiennes et albanaises, des groupes criminels balkaniques, ou bien encore des mafias et des cartels mexicains. En France, il y a la criminalité organisée de Corse et les groupes marseillais comme la DZ Mafia. La majorité de ces groupes sont monocriminels, spécialisés dans un type d'infraction, comme le trafic de stupéfiants, la traite des êtres humains ou le trafic de fausse monnaie. Mais certains groupes peuvent être impliqués dans plusieurs activités criminelles, par exemple le trafic de stupéfiants et de fausse monnaie.
Ainsi, la DZ Mafia est impliquée dans des faits d'extorsion ou de racket : des individus tentent de récupérer de l'argent ou de prendre la direction de certains établissements, tels que des établissements de nuit, des commerces et des bars, par des méthodes de racket. Parallèlement, ils se livrent au trafic de stupéfiants, commettent des homicides, des enlèvements et des séquestrations, parfois contre d'autres groupes concurrents, afin de récupérer des parts de marché ou de l'argent.
Les groupes criminels, dans leur quête de profit, peuvent nouer des alliances entre eux. Ainsi, lors de l'affaire de la messagerie cryptée Sky ECC, les centaines de millions de messages qui ont été décryptés ont révélé l'existence d'alliances entre les groupes albanais, les mafias ou les cartels colombiens et les mafias italiennes. Ces alliances sont souvent nouées autour d'un intérêt commun, comme le trafic de stupéfiants. Aujourd'hui, on constate une présence accrue de mafieux albanais en Colombie, et l'émergence de réseaux mexicains en Europe et en France. Cela témoigne d'une globalisation de la criminalité, les groupes nouant des alliances en fonction de leurs intérêts.
Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Le fait qu'il n'y ait pas de définition unique de la criminalité organisée pose-t-il un problème juridique dans le cadre de la coopération internationale ? Est-ce la définition de la convention de Palerme qui prévaut ?
M. Frédéric Malon. - À ma connaissance, cette absence de définition unique ne pose pas de difficulté particulière pour ce qui est de la coopération policière ou judiciaire. Toutefois, nous pouvons nous heurter à des problèmes qui sont liés à la différence des législations d'un pays à l'autre.
Par exemple, lorsque nous coopérons avec les États-Unis, les informations demandées dans le cadre d'une commission rogatoire internationale sur des affaires graves ne sont transmises qu'en cas de risque d'atteinte à la vie. En l'absence de ce risque majeur, il est beaucoup plus difficile d'obtenir des informations, car c'est le droit commun qui prévaut.
Toutefois, pour répondre précisément à votre question, je ne pense pas que l'absence de définition unique de la criminalité organisée ait une influence négative sur la coopération internationale.
Pour compléter la description que je vous faisais, un groupe criminel, dans le cadre de son organisation interne, peut spécialiser certains de ses membres sur des volets infractionnels précis. Il peut donc y avoir une sorte de spécialisation des tâches, ou de taylorisation, au sein même d'un groupe criminel organisé.
J'en viens au deuxième point de votre questionnaire, en vous rappelant que ma sous-direction n'est pas fondée à traiter du financement de la criminalité organisée ou du blanchiment d'argent. Toutefois, la brigade nationale de lutte contre la criminalité organisée corse peut traiter quelques dossiers financiers et il arrive que l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels se voie confier des dossiers comportant un volet sur le blanchiment. De manière générale, en matière d'infractions financières, nous nous limitons à faire des recherches patrimoniales sur les malfaiteurs et les groupes, en vue de saisir les biens mal acquis qui ont servi à blanchir de l'argent sale. Si nous constatons qu'un volet de l'une de nos enquêtes concerne le blanchiment, nous travaillons en co-saisine avec l'un des services spécialisés, comme l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ou bien un service financier territorial. Concernant le travail de recherche patrimoniale, nous avons beaucoup progressé au sein des offices criminels : la plupart des enquêteurs sont formés et cette recherche est désormais systématique dans les enquêtes. Nous savons qu'il est préférable de toucher les malfaiteurs au portefeuille, car c'est ce qui leur fait le plus mal.
M. Raphaël Daubet, président. - Vous venez d'évoquer l'articulation entre votre sous-direction et celle de la lutte contre la criminalité financière. Comment cela fonctionne-t-il ? Est-ce que, quand la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière détecte un groupe criminel organisé, cela induit que vous ouvriez une enquête ?
M. Frédéric Malon. - Cela fonctionne dans les deux sens. Leur service lance également des investigations. Quand nos collègues attaquent une affaire par son volet financier et finissent par découvrir des infractions de nature criminelle, ils demandent une co-saisine. En pratique, le plus souvent, les co-saisines se font avec l'office anti-stupéfiants (Ofast) sur des trafics de stupéfiants. Mais cela fonctionne dans les deux sens, bien évidemment.
Vous me demandez ensuite si la généralisation des enquêtes patrimoniales et des enquêtes économiques, parallèlement aux enquêtes sur les affaires criminelles, est possible au regard des ressources dont dispose la police judiciaire. C'est en tout cas souhaitable, puisque ce type d'enquête est devenu un réflexe dans le travail effectué au niveau des offices centraux. Nous faisons des suivis statistiques mensuels et annuels sur les volumes d'avoirs criminels saisis. Et nous constatons qu'ils augmentent tous les ans, ce qui est plutôt bon signe.
C'est une charge de travail supplémentaire qui génère des heures supplémentaires pour les fonctionnaires. Au niveau de nos services centraux, elle est parfaitement intégrée dans les mécaniques d'enquête et dans la méthodologie. Certes, cela prend un peu plus de temps, mais au niveau central, ce n'est pas infaisable.
Sur le volet patrimonial, les recherches que nous faisons s'en tiennent aux éléments fondamentaux. Dans le cas de situations plus complexes, si nous découvrons par exemple l'existence de sociétés à l'étranger, nous pouvons faire appel à la plateforme d'identification d'avoirs criminels de l'OCRGDF.
Nous avons l'avantage de travailler sur le même site que les autres offices financiers, à Nanterre, ce qui facilite les contacts et le dialogue entre les enquêteurs, qui se connaissent tous. Cela contribue à l'efficacité de notre travail.
La question suivante porte sur les relations que nos services entretiennent avec les magistrats. Les offices centraux ont une compétence nationale, ce qui leur permet de travailler avec tous les tribunaux judiciaires de France, ainsi qu'avec les juridictions d'outre-mer. Cependant, la nature des affaires que nous traitons et leur niveau de gravité font que la majorité de nos saisines proviennent des juridictions spécialisées, telles que les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ou la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Les Jirs sont en nombre limité ; nous avons rapidement créé des relations de confiance avec les magistrats qui y travaillent, sans problème particulier.
Parfois, nous travaillons avec des parquets non spécialisés et les difficultés qui peuvent surgir sont souvent liées à un déficit de connaissances ou à un manque d'expérience de tel ou tel magistrat. Cela reste malgré tout assez rare. Globalement, nos relations avec les magistrats sont très bonnes.
Je n'ai pas connaissance de magistrats qui mènent des enquêtes eux-mêmes concernant les affaires de ma sous-direction, car la plupart d'entre eux sont déjà surchargés et ont d'autres priorités à traiter. Il peut arriver qu'un magistrat souhaite procéder à une audition ou à un acte particulier dans une enquête, mais cela reste rare.
J'en arrive à la question des difficultés que nous rencontrons au cours de nos enquêtes. Elles sont de toute nature, notamment d'ordre technique.
Aujourd'hui, les criminels utilisent les moyens technologiques modernes, comme les téléphones portables, qui sont en fait des ordinateurs. Ils exploitent les réseaux sociaux et les messageries cryptées. Les appels téléphoniques classiques sont devenus rares, réservés à une génération plus ancienne. Par conséquent, dans notre travail, tout se passe comme si nous étions devenus sourds, car les interceptions téléphoniques classiques ne fonctionnent plus. Nous sommes également incapables de suivre les contenus et les messages vocaux échangés via des applications comme Signal, WhatsApp ou Telegram. C'est une première difficulté.
Les malfaiteurs utilisent également des contre-mesures, car ils sont parfaitement informés des méthodes policières. Par exemple, ils ont recours à des détecteurs de balises pour éviter les dispositifs de localisation GPS, à des brouilleurs d'ondes pour neutraliser les sonorisations, et à des VPN pour anonymiser leur localisation. Ils exploitent également des routeurs, qui leur servent de boîtes wi-fi portables pour se connecter à internet sans puce. Ils utilisent des messageries cryptées et des messages éphémères pour communiquer entre eux.
Ainsi, ils contournent les dispositifs de keylogger que nous utilisons pour intercepter le flux internet sur un téléphone. En effet, le keylogger donne une copie d'écran, mais si le message éphémère est programmé sur trois minutes et qu'il faut cinq minutes pour obtenir la copie d'écran, le keylogger aura été en partie inutile.
La multiplication des téléphones mobiles est une autre difficulté. Quand on arrête un individu, il a souvent plusieurs téléphones mobiles sur lui. Par exemple, dans un réseau de traite des êtres humains, les victimes sont en France, les standards téléphoniques sont en Espagne et les donneurs d'ordre sont en Amérique du Sud. Le standard téléphonique peut comporter jusqu'à cinquante téléphones portables dans une même salle, un pour chaque victime. Cela rend les investigations plus difficiles.
En outre, ces téléphones multiples sont parfois éphémères : l'utilisateur s'en sert pendant trois ou quatre jours, puis les change. Cela nous oblige à constamment réactualiser nos recherches. Et c'est la même chose pour les véhicules, car les groupes criminels changent de voiture fréquemment, sans les enregistrer à leur nom. Cela multiplie les difficultés pour travailler sur ces groupes.
L'utilisation de prête-noms pour louer un appartement ou une voiture, ou pour acheter des téléphones, pose aussi problème. Ce sont souvent des femmes qui facilitent ainsi l'acquisition ou la location d'un bien pour des malfaiteurs.
Nous rencontrons également des difficultés liées à la conservation à l'étranger de nombreuses informations techniques, détenues notamment par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Pour obtenir celles dont nous avons besoin, nous devons interroger le bureau en France de l'une ou l'autre de ces entreprises, mais les réponses sont souvent incomplètes. Pour aller plus loin, il faut adresser une commission rogatoire internationale au pays concerné, souvent les États-Unis. Cela peut prendre un an et demi, ce qui est trop long.
Prenez le cas d'Airbnb, dont le siège est en Irlande. Lorsque nous leur faisons une réquisition, nous devons justifier notre demande pour obtenir un minimum d'informations. Nous ne sommes jamais sûrs d'obtenir les informations dont nous avons besoin et nous risquons de compromettre l'enquête si la plateforme supprime trop rapidement le compte du client sur lequel nous enquêtons. C'est pourquoi nous évitons parfois de faire des réquisitions à Airbnb.
La plateforme de messagerie cryptée Telegram a refusé de répondre à nos réquisitions pendant des mois. Mais après que la justice française a demandé la mise en garde à vue du PDG de l'entreprise, la situation s'est débloquée. Depuis, nous obtenons des réponses à nos réquisitions. Il faudra peut-être prendre des mesures similaires à l'encontre d'autres entreprises qui refusent de coopérer.
Je vous ai parlé tout à l'heure du keylogger. Cette technique d'enquête a été introduite dans le droit français en 2011, mais sa mise en oeuvre n'a réellement commencé qu'en 2018. D'autres pays ont été plus rapides que nous. Nous avons choisi une solution souveraine, étatique, confiée à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Aujourd'hui, nous constatons que le keylogger n'est pas une solution technique qui fonctionne à 100 %. Le dispositif fonctionne peut-être dans 20 % des cas, et uniquement sur certains appareils téléphoniques. Même quand cela marche, cela ne dure que quelques jours, jusqu'à une mise à jour de l'opérateur ou l'extinction de la batterie du téléphone. C'est techniquement imparfait. Le keylogger est très utile quand il fonctionne, mais il reste des progrès techniques à faire. La DGSI y travaille, mais d'autres pays utilisent déjà des outils plus efficaces dans ce domaine.
Pour contrer les contre-mesures, le keylogger est le meilleur outil qui puisse exister. Pour pouvoir l'utiliser, il y a trois façons d'insérer un piège dans un téléphone. On peut le faire si l'on a le téléphone en main, ce qui arrive rarement. On peut utiliser le one click, qui consiste à envoyer un message piégé sur lequel il suffira que la personne clique pour que le piège soit installé, mais le plus souvent les voyous évitent d'ouvrir des SMS en provenance de personnes inconnues. Ils se méfieront et changeront de téléphone. Enfin, on peut utiliser le zero click, qui consiste à attirer l'utilisateur du téléphone sur un site non sécurisé, dont l'adresse commencera par exemple par http plutôt que https. Si l'utilisateur clique sur le site, le piège sera inséré sur son téléphone de manière invisible. Il serait intéressant de développer ce type d'outils pour mieux lutter contre les groupes criminels.
La gestion des données de masse est une autre difficulté à laquelle nous sommes de plus en plus confrontés. En effet, un téléphone, quand il est saisi, livre des gigaoctets, voire des téraoctets, de données. Quand nous faisons des réquisitions pour obtenir des bornages téléphoniques ou les données des lecteurs automatisés de plaques d'immatriculation, nous nous retrouvons parfois avec des centaines de milliers de données. Leur volume numérique est important de sorte que nous avons besoin de serveurs de plus en plus puissants pour les stocker et d'ordinateurs solides pour les enquêteurs. En outre, il faut pouvoir traiter ces données. Or il arrive qu'il y ait jusqu'à 20 000 vidéos, 50 000 photos et 30 000 messages sur un téléphone portable. Il faut donc les examiner un par un pour savoir lequel peut être intéressant. Dans certaines enquêtes, il arrive qu'un seul message parmi des milliers ou des dizaines de milliers d'autres soit intéressant. Il faut du temps pour traiter tout cela. Peut-être des outils basés sur l'intelligence artificielle nous aideront-ils à faire ce tri.
M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur le sous-directeur, nous sommes contraints par le temps. Pourriez-vous répondre en priorité aux questions 8 et 10 de notre questionnaire ?
M. Frédéric Malon. - La question 8 est posée en ces termes : « Il a été indiqué à la commission d'enquête que les réseaux de blanchiment sont souvent spécialisés. Comment s'effectuent les mises en relation des organisations criminelles avec ces professionnels du blanchiment ? »
Il existe plusieurs façons de blanchir de l'argent sale. La plus simple consiste à le dépenser dans les achats de la vie courante, les achats de véhicules de luxe, les voyages à l'étranger ou les articles de luxe, par exemple des montres de marque. Un moyen plus sophistiqué consiste à acheter des commerces ou des biens immobiliers en France ou à l'étranger. Certains groupes criminels achètent ainsi des commerces de restauration rapide, des bars à chicha, des salons de tatouage, ou des biens immobiliers, situés à l'étranger, notamment à Dubaï ou dans les pays du Maghreb. Enfin, le blanchiment peut se faire en utilisant des réseaux spécialisés de collecteurs, notamment de cyber-collecteurs. La mise en relation entre les groupes criminels organisés et ces réseaux de blanchiment se fait souvent par le bouche-à-oreille, les relations que les criminels se font en prison ou les connaissances qu'ils ont les uns les autres.
La pénétration de l'économie légale par la criminalité organisée peut se mesurer en fonction du nombre de commerces de proximité que ces groupes criminels acquièrent. Ils sont souvent localisés dans les quartiers difficiles et fréquentés essentiellement par des délinquants.
On peut également la mesurer en observant la multiplication des affaires de racket d'établissements, notamment les boîtes de nuit, les bars et certains commerces. Le phénomène est préoccupant. On le constate à Marseille, où la DZ Mafia tente d'élargir son périmètre grâce au racket d'établissements.
Des sociétés sont également créées dans le but de blanchir de l'argent, comme l'a montré l'affaire impliquant la famille Hornec qui avait créé une société de traitement des déchets. Un autre exemple est celui du gang corse du Petit Bar, qui avait pris le contrôle du club de football d'Ajaccio. Bien que les activités soient diversifiées, certaines constantes émergent, notamment dans le domaine des commerces.
Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Que pouvez-vous nous dire sur le rôle des avocats et des experts comptables ? Rencontrez-vous des difficultés ou un déséquilibre dans les relations que vous entretenez avec les représentants de ces professions ?
Vous êtes confrontés à des montages qui impliquent nécessairement certaines professions. Pouvez-vous nous parler de votre coopération avec les douanes ?
Enfin, comment imagineriez-vous une solution française, voire européenne, pour le développement d'un outil tel que le keylogger, indispensable à la défense de nos intérêts en matière de souveraineté et de protection ?
M. Frédéric Malon. - Pour répondre à votre première question, les experts comptables ne sont pas vraiment concernés par les affaires dont j'ai connaissance. Ce domaine relève davantage des services spécialisés financiers.
En ce qui concerne les avocats, nous avons affaire à des avocats spécialisés dans la défense de certains groupes criminels organisés. Or ils ne respectent pas toujours la déontologie propre au barreau dans leurs relations avec leurs clients. Par exemple, il est arrivé que l'avocate d'un individu incarcéré lui rende compte d'affaires criminelles mettant en cause d'autres clients, car il s'agissait d'un chef de groupe criminel qui pouvait ainsi continuer à suivre ce que faisaient ses lieutenants, à l'extérieur, grâce à son avocate.
Nous avons très peu de relations avec les douanes, hormis sur le trafic de biens culturels. Dans ce domaine, certaines affaires de dimension internationale dépassent les frontières et il nous arrive alors de travailler avec les douanes. Ce sont elles qui repèrent en premier les biens culturels suspects lors des contrôles qu'elles opèrent.
Votre dernière question porte sur le keylogger. Dans une logique de souveraineté, il faudrait renforcer les moyens humains et peut-être financiers de la DGSI ; nous avons besoin d'un plus grand nombre d'ingénieurs à même de travailler à l'amélioration des pièges et de développer des outils plus performants au bénéfice des services spécialisés.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci de la précision avec laquelle vous avez répondu à nos questions. Je vous rappelle que vous pouvez compléter les éléments que vous nous avez communiqués par des réponses écrites.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses et des jeux du ministère de l'intérieur
M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos auditions de ce jour en entendant M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses et jeux (SCCJ) du ministère de l'intérieur.
Monsieur, la délinquance contre laquelle vous êtes chargé de lutter est associée, dans les représentations générales, à des méthodes classiques de blanchiment. Nous tenons à vous entendre afin de savoir ce qu'il en est. Nous souhaitons notamment savoir comment ces pratiques ont pu évoluer, si elles sont devenues plus complexes et si elles sont liées à des réseaux spécialisés.
Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Piallat prête serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède la parole pour un propos liminaire d'environ vingt minutes. Mme le rapporteur, puis à Mmes et MM. les commissaires vous poseront ensuite leurs questions.
M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses et jeux du ministère de l'intérieur. - Je vais rapidement vous présenter l'activité du service central des courses et jeux, en faisant chaque fois le lien avec la thématique de votre commission d'enquête.
Le service central des courses et jeux relève de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ). Créé en 1892, il est le plus vieux service spécialisé de la police nationale, chargé de la surveillance des établissements de jeu, des champs de courses, des paris hippiques et sportifs et des jeux liés aux nouvelles technologies. Sa compétence a évolué avec les thématiques des jeux d'argent et de hasard.
Notre mission essentielle est de veiller au respect de la régularité et de la sincérité des jeux, en visant particulièrement la protection des joueurs et, bien sûr, la défense des intérêts de l'État.
Le service est compétent sur tout le territoire, y compris l'outre-mer et le ressort de la préfecture de police de Paris. Il est composé d'un peu moins de soixante-dix personnes - c'est donc une petite entité -, mais, pour accomplir ses missions, il peut aussi compter sur un réseau d'une grosse soixantaine de policiers actifs. Ce sont des enquêteurs spécialisés « courses et jeux », répartis dans les services de police judiciaire spécialisée, qui exercent cette activité à temps plein.
En effet, dans un passé pas si éloigné, le crime organisé était très présent dans le secteur des jeux d'argent et de hasard. Nous considérons que cette époque est aujourd'hui révolue : les délinquants peuvent certes apparaître dans la clientèle, notamment celle des casinos et des clubs de jeu, mais, pour nous en tout cas, ils ne figurent plus dans les organes de gestion des établissements. Ce n'était pas tout à fait le cas à l'époque des cercles, qui - j'y insiste - n'est pas si ancienne.
Le SCCJ identifie et combat les groupes criminels dans le cadre de ses enquêtes, dont certaines comprennent un volet de blanchiment. On peut citer quelques illustrations récentes : au cours de nos enquêtes, nous avons été conduits à travailler sur le groupe criminel roumain dit des Scorpions, qui organisait le bonneteau à Paris, lequel est impliqué dans d'autres activités criminelles hors de France. Nous avons aussi travaillé sur des groupes criminels turcs présents dans le domaine des machines à sous. La fraude aux paris sportifs nous conduit parfois à travailler sur des pays de l'est de l'Europe et sur des groupes criminels connus. Pour ce qui concerne l'organisation de réseaux de rachat de tickets gagnants - nous en reparlerons sans doute -, nous avons eu affaire par le passé à un certain nombre de criminels, notamment français, de l'est parisien. En outre, nous avons toujours un intérêt particulier pour les gros joueurs des établissements de jeu, qui viennent notamment du banditisme et en particulier du narcobanditisme.
Le service central des courses et jeux est opérant dans quatre domaines, ce qui est une de ses grandes particularités : non seulement il est compétent dans le domaine judiciaire, dans le domaine administratif et dans ce domaine spécifique qu'est la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme - à cet égard, il dispose d'une mission particulière -, mais il est aussi un service du renseignement du second cercle. Toutes ces attributions conjuguées nous permettent de mener, de manière assez efficace, notre mission de contrôle du monde du jeu d'argent et de hasard.
Premièrement, en matière de police judiciaire, le service central des courses et jeux est spécialisé dans les enquêtes visant les infractions aux jeux - tripots, triche, réseaux de machines à sous, lotos illégaux, offres de jeux en ligne illégales, offres de casinos en ligne. De même, nous sommes compétents en matière de fraude liée aux paris - dopage équin, escroquerie, manipulation des paris sportifs, etc. L'enjeu est toujours la lutte contre le blanchiment de capitaux dans les jeux d'argent, que ce soit dans le cadre de ces activités ou d'autres activités de blanchiment dédiées.
Deuxièmement, le service central des courses et jeux accomplit des missions de police administrative auprès des différents établissements de jeu. Dans ce cadre également, nous nous efforçons de contrecarrer l'activité de la criminalité organisée. Nous opérons des contrôles et des enquêtes pour garantir le respect de la réglementation et pour nous assurer que les professionnels considérés ne jouent pas le rôle de portes d'entrée de la criminalité organisée ou du blanchiment de capitaux dans le monde du jeu.
Ce travail est mené par le biais des autorisations, notamment les autorisations de monter, d'entrer et de faire courir, dans le monde hippique ; des agréments d'employés de jeux - à ce titre, nous assurons un important travail d'agrément de personnel ; ou encore des agréments pour les membres des comités de direction d'établissements de jeu.
Nous menons aussi un travail d'autorisation pour tous les demandeurs d'exploitation des points de vente de la Française des Jeux et du Pari mutuel urbain (PMU). C'est un sujet assez particulier, pour lequel nous suivons trois axes principaux.
Nous travaillons à la prévention de l'acquisition de ces points de vente par le crime organisé. Ainsi, nous réalisons des enquêtes pour éviter que les opérateurs ne confient l'exploitation de terminaux à des gens mal intentionnés. Ces enquêtes administratives portent évidemment sur le demandeur. Mais elles impliquent également la détection de l'environnement et d'éventuels prête-noms. Nous menons aussi des enquêtes sur l'origine des fonds destinés à financer l'acquisition de ces biens. Ces techniques permettent de contrecarrer ou en tout cas de limiter l'entrée de la criminalité organisée dans le domaine du jeu.
Bien entendu, des retraits d'autorisation d'exploitation peuvent être prononcés quand des dysfonctionnements sont constatés. Par exemple, quand un particulier présente un plan de financement dans lequel les donations d'un tiers sont d'un montant supérieur à celui du plan de crédit ou du crédit bancaire obtenu, on sait très bien que le demandeur ne sera pas le vrai propriétaire du point de vente. L'enquête aboutit parfois au refus de la demande d'acquisition, en particulier si le donateur est connu des services de police.
Ce travail de police administrative, accompli par le ministère de l'intérieur, permet d'entraver les tentatives de pénétration de la criminalité organisée. En 2024, nous avons mené, sur tout le territoire, 10 439 enquêtes administratives relatives aux demandes d'agrément, visant 14 539 personnes. Ce travail portant sur l'environnement des jeux, assez considérable, est fait avec professionnalisme.
La difficulté, dans ce domaine, c'est surtout d'avoir le temps de mener à bien certaines enquêtes économiques, quand on commence à chercher l'origine des financements. Parfois, le travail va très vite, mais certains dossiers sont très bien montés. Des cabinets d'avocats dédiés concourent spécialement à la construction de dossiers d'acquisition de points de vente, parfois au profit de gens peu recommandables.
Troisièmement, le service central des courses et jeux - c'est le seul service du ministère de l'intérieur disposant de cette responsabilité - est autorité de contrôle anti-blanchiment pour les casinos et les clubs de jeu. Grâce à cette attribution, il conduit des inspections sur site contre le blanchiment et le financement du terrorisme, donc directement dans les établissements de jeu. En cas de manquement avéré, les casinos et clubs de jeu sont renvoyés devant la Commission nationale des sanctions (CNS). Cette mission donne lieu, tous les ans, à une bonne douzaine d'inspections dédiées. Mais nous opérons aussi plus de quarante audits de casinos tous les ans, et à chaque audit nous procédons à la vérification des mesures prises en matière de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme.
Dans ce cadre, les demandes d'autorisation d'investissement pour l'acquisition d'établissements de jeu font aussi l'objet d'une étude préalable. Quand quelqu'un présente une demande d'acquisition d'un casino, nous examinons d'où viennent les fonds.
En 2020, une enquête réalisée par mon service a ainsi permis de repousser un investisseur qui souhaitait reprendre un casino placé depuis quelques mois en liquidation judiciaire. Après enquête, il est apparu que les fonds venaient d'une holding basée aux îles Caïmans et approvisionnée depuis la Chine. Quand nous avons demandé la justification de l'origine de ces fonds, la personne qui souhaitait acquérir le casino, et qui se trouvait en Allemagne, a retiré sa demande et a tout simplement disparu. À l'évidence, notre intervention a été dissuasive : cette personne ne s'attendait sans doute pas à ce que l'enquête soit si poussée.
Pour compléter ce rapide panorama, je précise que nous avons rédigé une analyse sectorielle des risques relatifs au monde des casinos et des clubs. Ce travail a alimenté l'analyse nationale des risques présentée au Conseil d'orientation et de lutte contre le blanchiment (Colb).
De même, nous avons corédigé avec les opérateurs un guide des bonnes pratiques en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ce document permet de partager nos objectifs avec les différents opérateurs. Ainsi, nous sommes certains d'avoir tous la même lecture des obligations légales applicables en la matière et d'obtenir, finalement, un contrôle et un suivi de qualité par les professionnels. C'est une démarche gagnant-gagnant : je pourrai y revenir si vous le souhaitez, car les professionnels y ont eux aussi trouvé leur intérêt.
Quatrièmement et enfin, nous sommes un service de renseignement du second cercle, ce qui, pour nous, présente essentiellement deux intérêts : nous pouvons avoir recours aux techniques de renseignement dans le cadre des enquêtes que nous souhaitons mener et nous pouvons opérer des échanges informations avec divers services de renseignement - je citerai plus particulièrement Tracfin, avec lequel nous sommes très régulièrement en relation.
Nous ne sommes pas un service d'enquête financière, mais un service dédié au monde du jeu, avec des pouvoirs de police judiciaire - et le monde du jeu peut être un domaine dans lequel le renseignement criminel est intéressant, nous sommes sollicités par tous les services qui rencontrent la thématique du jeu puisque nous sommes le seul service spécialisé sur cette thématique.
L'articulation du jeu et de votre thématique est beaucoup fonction du type d'opérateur dont on parle : les casinos et les clubs de jeu ; les jeux en ligne ; enfin, la FDJ et le PMU - à chaque fois, les risques et les techniques sont différents.
Pour les casinos, nous considérons que le risque de blanchiment est désormais très limité. Quand on parle de blanchiment, on parle bien sûr de la capacité de transformer de l'argent illégal en argent légal, de le faire entrer dans le monde de l'économie légale. Quelqu'un qui vient avec de l'argent liquide au casino, dans pratiquement tous les cas, ne peut pas ressortir avec de l'argent monétisable : au casino, l'argent liquide donne de l'argent liquide. Le seul moyen d'avoir un titre, c'est d'obtenir un gain extraordinaire, comme un banco ou un blackjack, mais ce n'est pas le gain habituel. En termes de technique de blanchiment, cela ne présente donc pas beaucoup d'intérêt pour un criminel d'aller présenter son argent liquide dans un casino : il peut venir jouer avec 100 000 euros en espèces, il repartira avec moins ou davantage, mais toujours en espèces, il n'obtiendra pas d'attestation de gain, pas de chèque, ni de virement, c'est le résultat d'une stratégie définie avec les opérateurs. Il y a très peu d'hypothèses où l'on peut ressortir avec un moyen qui permette de justifier votre gain devant le banquier. Il y a quelques pratiques, mais c'est très marginal et ce n'est pas un système qui permet de bancariser l'argent liquide.
Cependant, les établissements de jeu sont aussi fréquentés par des criminels, il suffit de se rendre dans n'importe quel casino urbain le soir pour y voir une population pas toujours très recommandable. Les criminels viennent dépenser de l'argent, parfois beaucoup, avec plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d'euros. Ils ne viennent pas pour blanchir l'argent, mais pour dépenser le produit de la criminalité. Cela doit être pris en compte dans certaines conditions, les parquets le souhaitent, on peut poursuivre et condamner des criminels qui dépensent des centaines de milliers d'euros dans les casinos sans pouvoir justifier l'origine de ces sommes. C'est une forme de blanchiment puisque de l'argent illégal entre dans une offre de jeu qui est légale.
Autre point, on ne peut pas payer en crypto-monnaie dans les casinos et les clubs. Si un casino offre un paiement en crypto-monnaie, il y a nécessairement une interface entre la cryptomonnaie et l'offre de jeu, donc un passage par le monde bancaire.
Les opérateurs n'acceptent pas non plus de cartes prépayées ou de cartes cashplay, c'est-à-dire des cartes qui permettent de transformer l'argent liquide en carte de paiement pour jouer. Ils ont choisi cette démarche que la réglementation financière ne leur s'impose pas, car cela les met à l'abri de ce risque.
Je dirai donc que le monde du jeu s'est protégé, mais dès lors que des criminels les fréquentent, les casinos présentent un intérêt pour le renseignement criminel et il faut bien sûr être vigilant en général, puisque des gens, de temps en temps, essaient d'y blanchir de l'argent.
Il faut aussi être vigilant sur l'acquisition des casinos, car en étant à l'intérieur même du système, il est possible de dégager certaines sommes. C'est pourquoi nous tâchons de conduire des enquêtes précises sur ceux qui se portent acquéreur de casinos.
Pour le jeu en ligne, ensuite, la règle d'ensemble est plutôt rassurante : on ne peut pas jouer en ligne sans avoir un compte joueur, donc sans s'identifier. Cela rend le blanchiment a priori difficile. La réalité, cependant, est tout autre : plusieurs pratiques permettent le blanchiment. Il y a, par exemple, la possibilité d'abonder son compte joueur à partir de comptes bancaires étrangers de pays peu regardants sur l'origine des fonds, y compris de grosses sommes, ce qui rend le blanchiment très facile. Nous avons constaté aussi que des joueurs créaient des comptes avec des identités inexistantes, et que c'est même très facile de le faire. Les enquêtes montrent encore que certains joueurs alimentent leur compte avec des cartes prépayées ou des cartes permettant d'injecter de l'argent liquide. Il est facile d'acheter des cartes en grand nombre, de les utiliser pour alimenter son compte de jeu, puis de passer ses gains sur un compte bancaire et faire transiter ainsi de l'argent illégal dans l'économie légale. Ce type d'infraction est important.
Un exemple : une jeune femme voulait racheter un point de vente dans le sud de la France, en justifiant ses revenus par le fait qu'elle aurait gagné beaucoup d'argent au poker en ligne ; nous nous sommes rendu compte qu'elle ne jouait pas beaucoup, que son compte était alimenté par les gains de son compagnon, incarcéré pour trafic de stupéfiants et qui était aussi un gros joueur de poker en ligne ; nous avons constaté des versements de 50 à 150 euros toutes les minutes sur son compte - et cette dame avait ainsi accumulé des centaines de milliers d'euros dont on imagine aisément l'origine, d'autant que le point de vente, une fois acquis, pouvait offrir d'autres possibilités de blanchiment.
Troisième cas de figure, les points de vente de PMU et les opérateurs sous droit exclusif. Pourquoi sont-ils intéressants ? En 2023, 27 millions de joueurs qui ont misé 21 milliards d'euros à la FDJ : les montants sont tels, que même en en manipulant une toute petite partie, les perspectives de gains sont colossales, ce qui pousse les criminels à imaginer de nouvelles techniques.
Le rachat de tickets gagnants est une technique ancienne, documentée, toujours vivante et efficace. Pour faire simple, un criminel qui veut faire entrer de l'argent sur son compte bancaire achète à un joueur un ticket gagnant d'un jeu de la FDJ ou d'un pari au PMU, il l'achète en espèces un peu plus cher que le gain - qu'il va toucher ensuite, officiellement. Cette technique est d'une simplicité enfantine. Elle a été utilisée par Francis Vanverberghe, dit « le Belge », qui s'installait à demeure au PMU près des Champs-Élysées pour racheter les tickets gagnants. Cette technique a évolué, elle fonctionne surtout quand le tenancier du point de vente est impliqué - il y est parfois contraint par son environnement, on l'a vu il y a deux ans dans une affaire en Seine-Saint-Denis. Le joueur présente son ticket gagnant au point de vente, celui-ci le paye mais n'enregistre pas le gain ; le ticket a été vérifié, il est bien gagnant, mais il n'est pas payé sur la caisse de la FDJ ou du PMU : c'est l'argent liquide du point de vente qui paye le joueur, et le ticket gagnant revient au criminel, qui l'encaisse officiellement. Nous avons vu des groupes criminels prospérer de la sorte, par exemple un groupe criminel de gens du voyage de Seine-Saint-Denis, très connu nationalement, qui avait un réseau de collecteurs partout en France ; ils récupéraient les tickets gagnants et encaissaient les gains dans différents points de vente « amis ». Ils « bancairisaient » ainsi leurs espèces, pour acheter de l'immobilier, ou payer d'autres voyous - le ticket gagnant, dans ce cas, est une monnaie d'échange.
Cette technique ancienne s'est améliorée, en utilisant le monde du jeu, le blanchiment par le jeu est devenu une pratique courante. Des criminels utilisent le pari comme moyen de gagner, ce qu'on appelle le sure betting, le pari sûr : cela consiste par exemple, au Paris Sportif, à jouer toutes les possibilités, puis à se rattraper par l'argent blanchi, celui de la mise gagnante, et par les marges offertes, quand vous êtes propriétaire ou exploitant d'un point de vente, par la FDJ ou le PMU, soit 5 % sur le montant émis, et vous avez aussi une commission du criminel, en tant que prestataire de services - le blanchiment se paye. Au total et sur la masse, c'est un modèle économique gagnant.
Nous avons fait une opération l'année dernière à Saint-Laurent-du-Maroni, on nous y a très clairement expliqué ce mode de fonctionnement, qui permet de blanchir l'argent de toutes origines. Les perquisitions ont été très intéressantes, puisqu'il y avait 180 000 euros en espèces dans un point de vente au milieu de nulle part... Nous avons des enquêtes en cours qui montrent que cette technique est vivante et peut porter sur des montants très importants.
La mesure du blanchiment n'est pas notre coeur de métier, mais nous avons des enquêtes qui peuvent concerner quelques dizaines de milliers d'euros à quelques millions d'euros.
M. Raphaël Daubet, président. - Faut-il revenir sur l'anonymat du ticket ?
M. Stéphane Piallat. - Oui, si on considère seulement la lutte contre le blanchiment, mais il faut tenir compte du fort risque d'une baisse importante de l'économie du jeu.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le PLF n'a pas encadré les investissements dans les paradis fiscaux ni limité les prix de transfert malgré nos efforts, mais il a autorisé la réouverture des cercles de jeu à Paris, qui comptent à peu près 400 clients par jour. Vos propos m'inquiètent : vous dites qu'on peut arriver avec 100 000 euros en espèces dans un casino, alors qu'en France les achats en espèces sont limités à 1 000 euros et qu'on parle d'instituer une limitation européenne à 10 000 euros : n'est-ce pas contradictoire ?
Ensuite, comment contrôlez-vous les cercles de jeu parisiens désormais réouverts ?
M. Stéphane Piallat. - Les cercles de jeu étaient des associations, leur fonctionnement était incontrôlable et ils donnaient lieu à des mouvements financiers invraisemblables ; la réglementation a changé, on parle désormais de clubs de jeu et leurs règles sont alignées sur celles des casinos. Un contrôle très fort et adapté est effectué sur ces établissements, je dispose d'une équipe dédiée qui les contrôle toutes les semaines. L'expérimentation a été prolongée. L'analyse de la première période de cette expérimentation a montré que les clubs sont sérieusement tenus, même s'il nous arrive de relever des fonctionnements qui posent question, comme dans tous les établissements de jeu.
Les casinos voient circuler beaucoup d'argent liquide, 80 % des sommes jouées sont des espèces. Cependant, il y a un contrôle permanent sur la circulation de l'argent : tout jeu au-dessus de 2 000 euros fait l'objet d'un suivi, tous les jeux sont soumis à la vidéosurveillance, à la surveillance du personnel, et maintenant aussi à la surveillance par des outils informatiques de suivi des comptes, nos outils sont nombreux.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous mentionniez 100 000 euros d'espèces, il y a de quoi s'interroger, même si avec vos explications, je comprends mieux ce qu'il en est...
M. Stéphane Piallat. - Lorsqu'un article de presse mentionne qu'un trafiquant de stupéfiants interpellé aurait joué 1,3 million d'euros au casino d'Annecy, par exemple, il faut préciser de quoi l'on parle. Il y a des joueurs qui engagent 5 000 euros toutes les semaines, on arrive alors à des montants importants sur l'année. Autre chose est de regarder ce qu'on entre et ce qu'on sort, le cash in, cash out : cela pose question, parce que même si, à la fin de l'année, le résultat est faible, les entrées et sorties peuvent être très importantes. Quand des joueurs engagent des centaines de milliers d'euros sans pouvoir en justifier, on a affaire potentiellement à des cibles pour la lutte contre le blanchiment ou contre la criminalité organisée. C'est plutôt cet angle-là qui nous intéresse et qui, aujourd'hui, doit faire l'objet de notre travail dans les casinos et les clubs.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quelles recommandations auriez-vous ? Merci de nous les dire ou de nous les faire passer, nous pourrions les intégrer à notre travail.
M. Stéphane Piallat. - La question de la formation est importante. Pour que les services de police soient efficaces, il faut du personnel formé sur les techniques d'enquête criminelle et financière. Il faut aller plus loin dans ce travail. Il faut aussi mettre l'accent sur la cybercriminalité, pour garder un niveau de compétence très élevé.
Dans certains domaines, nous pourrions améliorer l'échange d'information entre les acteurs, tels que les services d'enquête, les services de renseignement, le parquet et les opérateurs - c'est décisif. Il faudrait parfois se mettre autour de la table pour échanger sur des cas précis, notamment en matière de lutte contre le blanchiment. Les barrières des compétences des uns et des autres ne doivent pas limiter la capacité d'échange d'informations.
M. Patrice Joly. - Les jeux en ligne nécessitent l'ouverture d'un compte, mais quel contrôle peut-il y avoir quand la plateforme de jeux en ligne est à l'étranger ?
M. Stéphane Piallat. - Si l'offre est émise depuis l'étranger, il est illégal d'y jouer, la règle est très claire, même si elle est méconnue. Certains jouent avec des cryptomonnaies, mais ce service n'est pas proposé en France. Il y a des offres de casinos en ligne, mais il est interdit d'y participer, y compris quand elles proviennent de Belgique ou d'Allemagne. Autre chose est le cas d'opérateurs français implantés dans des pays de l'Union européenne - alors on peut y jouer depuis la France, mais avec un compte joueur.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Est-ce que le risque de corruption des salariés dans les casinos, ou de complicités, vous préoccupe ?
M. Stéphane Piallat. - Il y a la technique criminelle ancienne qui s'appelle le « baronnage » : un employé de jeu se fait acheter ou participe à une fraude ou à une triche. Cette technique classique permet de faire gagner de l'argent à des gens qui ne devraient pas en gagner, cette pratique ne peut être que locale, ponctuelle, parce que l'activité est souvent filmée, vidéosurveillée et soumise à la diffusion audio. Le « baronnage » ne peut donc pas durer très longtemps, ce n'est pas un bon moyen pour s'enrichir. Un exploitant de casino très connu disait qu'il fallait être propriétaire pour s'enrichir dans le casino - je dirais que pour blanchir, il faut l'être aussi.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La corruption a été évoquée dans toutes nos auditions. C'est la raison pour laquelle je me suis permise de vous en parler.
M. Stéphane Piallat. - Il y a eu des cas, mais le taux de corruption est faible s'agissant du blanchiment.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour votre participation.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 05.