- 1er avril 2025
- Audition de M. Thierry Repentin, président, et Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH)
- Audition de M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre
- Audition de M. Patrice Vergriete (en visioconférence), président, et Mme Anne-Claire Mialot, directrice générale de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU)
- Jeudi 3 avril 2025
- Audition de MM. Marc Chappuis (en visioconférence), préfet des Alpes-de-Haute-Provence, et Philippe Court, préfet du Val d'Oise
- Audition de M. Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail
- Audition de M. Stéphane Lardy, directeur général de France Compétences
- Audition de Mme Frédérique Alexandre-Bailly, directrice générale de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions (Onisep)
1er avril 2025
- Présidence de Pierre Barros, président -
La réunion est ouverte à 14 h 10.
Audition de M. Thierry Repentin, président, et Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH)
M. Pierre Barros, président. - Notre après-midi est consacré pour l'essentiel aux politiques du logement et de l'urbanisme avec les auditions des représentants de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH) et de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), ainsi que de M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre.
Nous commençons par l'audition de M. Thierry Repentin, président de l'Anah, également maire de Chambéry, ancien ministre et ancien sénateur ; il est accompagné par Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'ANAH.
L'ANAH est l'une des agences de l'État les mieux connues non seulement des élus nationaux ou locaux, mais aussi du grand public, car elle est en contact direct avec les propriétaires de logements privés ou les entreprises de travaux. Le financement apporté par l'État est important, puisqu'il comprend 2,5 milliards d'euros de crédits budgétaires dans le projet de loi de finances pour 2025, auxquels il faut ajouter 700 millions d'euros de taxes affectées.
J'ai l'habitude de demander aux agences créées récemment comment elles ont vécu leur naissance, qui résulte souvent de la fusion d'établissements aux cultures différentes. Le cas de l'ANAH, née en 1971, est différent. Toutefois, son activité a considérablement augmenté depuis une dizaine d'années, notamment avec le lancement, en 2020, de MaPrimeRénov', ce qui a dû constituer un défi très important. Je vous demanderai donc de nous expliquer comment l'Agence a géré concrètement cette croissance : recrutez-vous aujourd'hui des personnels de statut ou de profil différents de ceux qui faisaient partie de l'ANAH voilà dix ans ? Dans quelle mesure faites-vous appel à des prestataires extérieurs et, dans ce cas, comment vous assurez-vous que l'expertise reste bien à l'intérieur de l'ANAH ?
Nous recevrons tout à l'heure l'ANRU, qui est l'autre grande agence spécialisée dans le logement et le renouvellement urbains. Estimez-vous que la délimitation des compétences est claire entre vos deux agences ? La directrice générale de l'ANRU a cosigné au mois de février un rapport qui vise à étendre l'action de l'ANRU à des territoires situés en dehors des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), par exemple pour traiter les questions liées au tissu pavillonnaire ou au recul du trait de côte. Quelle est votre réaction sur cette proposition, qui nécessiterait une coordination plus grande encore entre l'ANRU et l'ANAH ?
Je vous indique que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat, et qu'un compte rendu sera publié.
Je vous rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thierry Repentin et Mme Valérie Mancret-Taylor prêtent serment.
M. Thierry Repentin, président de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH). - Merci pour cette convocation, qui me donne l'extrême plaisir de revenir au Palais du Luxembourg pour échanger avec vous sur le sujet important de la gouvernance de notre politique publique. Je ferai un propos introductif et Mme Mancret-Taylor apportera quelques réponses à vos questions.
Je me présente devant votre commission d'enquête en ma qualité de président du conseil d'administration de l'ANAH. Il m'est difficile de me départir de mon expérience d'élu local, mais vos travaux ont aussi pour objet de voir comment les collectivités locales utilisent ces agences.
Vous l'avez dit, l'ANAH a été créée voilà plus de cinquante ans. Elle a pour mission d'apporter son aide à des opérations destinées principalement à améliorer les conditions d'habitabilité des immeubles ou ensembles d'immeubles à usage principal d'habitation, en vertu d'un décret signé, en 1971, par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas.
Depuis sa création, l'Agence s'est toujours adaptée aux évolutions sociétales. Son activité s'est accrue au fil du temps jusqu'à un point de basculement en 2019 : l'ANAH s'est fortement transformée pour apporter les changements nécessaires à la politique du logement dans son ensemble.
Notre métier consiste à accompagner les territoires pour traiter le mal-logement dans le parc privé. Plus de 4,8 millions de logements sont des passoires thermiques ; 400 000 d'entre eux sont particulièrement indignes. Nous attribuons donc des subventions à des propriétaires, occupants ou bailleurs de logements individuels ou collectifs, afin de les aider à réaliser des projets de travaux adaptés à leurs besoins, qu'il s'agisse de rénovation énergétique, d'adaptation à la perte d'autonomie ou de lutte contre l'habitat indigne.
Nous pouvons délivrer ces subventions dès lors que l'accompagnement et l'information ont lieu au plus près du terrain. Depuis le 1er janvier 2022, nous pilotons France Rénov', le service public de la rénovation de l'habitat, qui a été instauré par la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (loi Climat et Résilience). Ce service est porté par les collectivités territoriales et cofinancé à 50 % par l'État au travers de son opérateur ; il maille aujourd'hui l'ensemble du territoire, sur lequel sont répartis 600 espaces-conseil et 2 600 conseillers.
Le rééquilibrage majeur en faveur de la politique du logement s'est traduit en France par la réhabilitation du bâti existant, devenue un axe majeur de cette politique, et la construction neuve. Pour mettre en oeuvre cette transformation, l'État s'est tourné avec confiance vers l'Agence.
En dix ans, l'ANAH a multiplié par 10 son activité, par 5 son budget et par 2,5 ses effectifs. En 2025, 96 % du budget de l'Agence relève des crédits d'investissement, pour un peu plus de 1,4 milliard d'euros, répartis entre les différentes aides ; 4 % sont des crédits de fonctionnement, d'investissement et de personnel, qui répondent à des besoins importants en termes de qualité de service public et de sécurisation des deniers publics.
En cinq ans, toutes interventions confondues, 14,8 milliards d'euros de subventions ont été versés à plus de 2,7 millions de ménages, générant au total 37 milliards d'euros de travaux. Autre élément, qui est assez méconnu : 75 % de ces aides concernent les ménages les plus défavorisés, relevant des quatre premiers déciles de revenus, alors que le crédit d'impôt qui existait auparavant visait à 80 % les plus aisés.
Le budget de l'ANAH est aussi révélateur d'une mise en oeuvre d'une politique publique fortement déconcentrée et d'une confiance importante envers les territoires. En effet, 70 % de nos crédits d'intervention sont délégués aux préfets de région et de département, mais aussi à des collectivités qui sont délégataires des aides à la pierre.
C'est donc l'ensemble de l'écosystème de l'amélioration de l'habitat et du logement qui a accompagné cette transformation de la politique publique. Les attentes étaient fortes et, lors de nos enquêtes bisannuelles, 89 % de nos concitoyens se sont déclarés satisfaits de ces actions.
Par ailleurs, l'Agence pilote depuis 2018 le plan Initiative Copropriétés (PIC), afin de sauvegarder les copropriétés les plus dégradées. Elle mène des actions en partenariat étroit avec l'ANRU, déploie avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) les programmes Action coeur de ville, Petites Villes de demain et France Ruralités. Enfin, elle a assuré avec l'Ademe le transfert de certaines missions de cette agence vers l'ANAH, afin de rassembler le service public de la rénovation de l'habitat sous la même bannière « France Rénov' ».
L'ANAH est placée sous la tutelle de quatre ministères : logement, énergie, économie et comptes publics. Toutes nos initiatives découlent de décisions interministérielles et font l'objet, en amont de chaque conseil d'administration, d'échanges nourris et continus avec nos autorités de tutelle.
La richesse de l'Agence est d'avoir réussi à mettre en place des dispositifs massifiés, tout en maintenant une expertise pointue au service des territoires pour les projets les plus complexes. Si je me place du point de vue des collectivités, elles choisissent les interventions, définissent les objectifs et mettent en oeuvre les crédits qui leur sont délégués, en adéquation avec les besoins de leurs territoires.
Je conclurai en pointant les racines d'un tel changement d'échelle.
Notre pays vit plusieurs transitions importantes : écologique, démographique, d'où la création de MaPrimeAdapt', mais également sociale, entraînant un accompagnement des ménages modestes beaucoup plus important que par le passé.
L'ANAH favorise la transition écologique en luttant contre l'artificialisation des sols ou l'augmentation des catastrophes naturelles, afin de prévenir les dommages aux communes et les surcoûts assurantiels.
Elle met en oeuvre la transition énergétique en limitant l'utilisation d'énergies carbonées pour chauffer les logements, qui oblige la France et l'Europe à dépendre d'approvisionnements étrangers et dégrade la balance commerciale.
Elle accompagne la transition démographique en permettant le maintien à domicile, poursuivant ainsi le virage domiciliaire amorcé en France. Si ces transitions sont bien présentes aujourd'hui, elles demeurent également des enjeux pour l'avenir.
Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH). - Je vous remercie également de nous avoir sollicités dans le cadre de cette commission d'enquête. Vous nous avez interrogés sur le défi de la transformation de l'Agence, qui s'est opérée à partir depuis 2019.
Nous avons effectivement multiplié nos effectifs par 2,5 au cours de cette période, passés d'une centaine de personnes à presque 300 agents, en agissant de façon très progressive afin d'absorber les compétences dont nous avions besoin. Je parle du siège de l'ANAH sans évoquer les effectifs au sein des services déconcentrés de l'État - services habitat des directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) et des directions départementales des territoires (DDT) -, qui sont gérés par les délégués territoriaux de l'Agence.
Pour accompagner cette très forte croissance, nous sommes assistés de prestataires et passons des marchés sur des expertises spécifiques, surtout relatives aux systèmes d'information. Nous avons ainsi des plateformes efficaces pour le dépôt des demandes de subventions à l'échelon local ou national : 70 % du budget est géré dans les territoires, le reste relevant de MaPrimeRénov'.
En complément, les agents qui étaient déjà présents en 2019 ont vécu les premières réflexions, puis la création de MaPrimeRénov', France Rénov', MaPrimeAdapt' et, enfin, Ma Prime Logement Décent (MPLD) ; ce fut une aventure professionnelle passionnante, mais très exigeante. Dans le monde du service public, ces expériences méritent d'être mises en lumière. Je tiens enfin à souligner la confiance de l'État envers les dispositifs que l'Agence a mis en place depuis cinq ou six ans.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Mes interrogations portent tout d'abord sur la croissance de l'Agence.
Si l'on prend l'année 2019 comme période de référence, les dépenses liées aux crédits de paiement s'élevaient à 634 millions d'euros, dont 8,8 millions d'euros ont été affectés aux dépenses de personnel et 7,4 millions d'euros, aux dépenses de fonctionnement.
Sur la même assiette, en 2023, les dépenses se chiffraient au total à 2,8 milliards d'euros, dont 17 millions d'euros pour les charges de personnel et 107 millions d'euros pour les dépenses de fonctionnement.
Qu'est-ce qui justifie cette augmentation substantielle des dépenses de fonctionnement, de 7,4 à 107 millions d'euros, sachant que les charges de personnel ont été multipliées par deux ?
En ce qui concerne la croissance des effectifs, sous quel statut ont été recrutés les nouveaux agents de l'Agence ? Sont-ils en détachement, en position normale d'activité (PNA), ou s'agit-il de contractuels ? Incluez-vous dans ces effectifs les personnels qui exercent au sein des agences locales de l'énergie et du climat (Alec) et sont cofinancés par l'ANAH ? Combien sont-ils ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Pour ce qui est des crédits de paiement, nos dépenses en personnel et en fonctionnement ont effectivement augmenté très fortement eu égard aux missions exercées par l'Agence.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Nous avons besoin d'éléments plus précis.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Je ne peux pas vous donner les éléments de détail concernant ces points, mais je vous les apporterai par écrit.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Les dépenses de fonctionnement sont passées de 7,4 millions d'euros à 107 millions d'euros. Or cette très forte augmentation est sans corrélation avec les dépenses de personnel.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Il convient de détailler ces dépenses poste par poste.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ces détails sont attendus par les membres de la commission d'enquête.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - J'en viens aux équivalents temps plein (ETP). Au début de l'année 2025, le plafond d'emplois de l'ANAH est fixé à 289 ETP, dont 30 % de fonctionnaires d'État ou territoriaux, et 70 % de contractuels. L'augmentation et le renouvellement des effectifs ont été très importants pour répondre aux enjeux de la croissance et à l'amplification des missions. Les fonctionnaires ne sont pas pleinement en PNA, puisqu'ils sont recrutés par l'Agence sur un contrat de trois ans pour exercer les missions indiquées dans leur fiche de poste. De même, les contractuels viennent renforcer les effectifs ou remplacer les départs.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quelle est votre politique salariale, sachant que tous les fonctionnaires sont en détachement sur contrat ? Existe-t-il une correspondance entre les niveaux de rémunération des agents des ministères en PNA et de ceux qui travaillent au sein de l'Agence ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - La grille que nous appliquons a été entièrement validée par le ministère et le contrôleur budgétaire. Les agents de la fonction publique y sont soumis dès qu'ils concluent un contrat avec l'Agence.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quel est le nombre d'agents cofinancés ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Il existe sur l'ensemble du territoire 600 espaces-conseil France Rénov' et 2 600 agents cofinancés pour moitié par les collectivités territoriales et pour moitié par l'État via l'ANAH. Ces agents n'interviennent pas seulement dans les Alec ; ils remplissent aussi, dans certains territoires, des missions d'information et de conseil en régie.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Il faut donc 1 600 personnes sur le budget de l'État - 2 600 agents co-financés pour moitié, soit 1 300, auxquels s'ajoutent les 300 personnels au siège - pour mettre en place la politique de l'État en faveur de la rénovation et de l'adaptation des logements ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - C'est incomplet. En outre, les missions sont très différentes. Il y a effectivement 300 agents au siège, d'autres agents dans les services déconcentrés de l'État, et encore d'autres au sein des collectivités territoriales pour instruire les dossiers. Certains personnels font de l'information et du conseil auprès des ménages, afin qu'ils entrent sereinement dans le parcours de rénovation.
Les politiques de l'habitat en faveur du parc privé sont tout à fait particulières, puisqu'elles s'adressent potentiellement, sur l'ensemble du territoire, à 20 millions de ménages qui ne sont pas des maîtres d'ouvrage professionnels comme les promoteurs immobiliers ou les bailleurs sociaux. L'information, le conseil et l'accompagnement sont donc indispensables. Autrement dit, on ne met pas en oeuvre la politique d'intervention qui permet de financer des travaux - l'objectif étant de réduire son empreinte carbone ou sa consommation d'énergie, de vivre plus longtemps chez soi, de sortir de l'indignité d'un logement - sans une ingénierie cofinancée par la collectivité et l'État.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'en arrive au processus budgétaire. Plus de 95 % de vos ressources sont publiques, qu'il s'agisse de la subvention pour charge de service public, de l'allocation des quotas carbone ou des certificats d'économie d'énergie (CEE). Comment l'Agence peut-elle voter son budget à l'automne alors même que le projet de loi de finances (PLF) n'est pas adopté ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Ce budget est en effet voté tous les ans au début du mois de décembre, toujours sous réserve du vote de la loi de finances.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Prévoyez-vous toujours d'ajuster votre budget avant le 31 décembre ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Tout à fait. C'est indispensable, car le budget de l'Agence est à 70 % délégué aux préfets de région, qui les répartissent entre les différents départements lors des comités régionaux de l'habitat et de l'hébergement (CRHH). Les préfets de département délèguent eux-mêmes leurs propres crédits aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) qui sont délégataires des aides à la pierre.
L'Agence doit absolument échanger avec les territoires, via les préfets, durant le dialogue de gestion qui se déroule au cours du deuxième semestre. Ce processus garantit la collaboration avec nos quatre tutelles, la préparation du budget et la répartition des crédits entre les régions. Les délibérations du conseil d'administration doivent ensuite être confirmées par la loi de finances. Dans ce cas, nous pouvons dès le début du mois de janvier déléguer les crédits, préparer les systèmes d'information en vue de l'instruction des dossiers des usagers, et éviter la perte en ligne.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - L'an dernier il y a eu un gel de crédit, de sorte que ces propos ne correspondent pas à la réalité de la gestion. Vous indiquez avoir délégué l'an dernier vos crédits dès le 1er janvier, mais les annulations et gels de crédits ont commencé dès le mois de février. En ce qui concerne notamment MaPrimeRénov', entre l'ouverture des crédits en loi de finances initiale (LFI) et leur consommation, le décalage a été très important. Comment avez-vous fait ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - L'Agence ne travaille pas de manière isolée. L'année 2024 a effectivement été particulière, avec un budget initial de 6,2 milliards d'euros voté par le conseil d'administration dans le cadre d'une réforme très ambitieuse. Cette dernière a suscité des critiques, mais uniquement sur le volet MaPrimeRénov'. Un coup de rabot de 1 milliard d'euros a ensuite ramené ce budget à 5 milliards d'euros.
En outre, les crédits sont délégués non pas au 1er janvier, mais en plusieurs fois, conformément au dialogue de gestion qui a lieu tout au long de l'année. Les collectivités fonctionnent de manière très diversifiée en fonction de la dynamique des politiques de l'habitat privé au sein des territoires, ce qui nous permet de procéder, si nécessaire, à des redéploiements en cours d'année. Par ailleurs, nous nous étions imposé une réserve nationale de 800 millions d'euros au moment de l'examen du PLF 2024. Enfin, nous invitons fortement les Dreal et, donc, les préfets de région à exercer eux-mêmes des réserves régionales, ce qui favorise les redéploiements entre territoires et le respect de la dynamique d'engagement des demandes de subventions.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans un rapport de mai 2024, deux députés ont relevé que l'ANAH avait refusé de transmettre le budget des aides de l'Agence, alors que le budget d'autres agences, comme l'Ademe, est disponible sur Internet. Quelles sont les raisons de ce refus ?
Confirmez-vous que le montant de la valorisation des CEE atteint 800 millions d'euros ? Les CEE étant utilisés dans le cadre de politiques publiques plus nombreuses, notamment l'accompagnement de la transition du parc automobile, qui mobilisera d'importants crédits, comment envisagez-vous l'avenir de ce dispositif ? Quel est enfin le montant de la trésorerie de l'Agence ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Si le budget de l'Agence n'est pas disponible en ligne, c'est tout simplement parce que les textes ne le prévoient pas. En revanche, nous mettons en ligne l'ensemble des présentations qui sont communiquées au conseil d'administration lors de ses réunions, celles-ci comportant l'ensemble des données relatives à nos budgets. En tout état de cause, ces éléments peuvent également être demandés à l'Agence, et ils ont bien été communiqués par notre tutelle aux parlementaires dans le cadre des travaux que vous citez. La direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP) ayant transmis ces éléments, il ne nous a pas paru nécessaire de les transmettre une seconde fois.
Le panier de ressources de l'Agence est assez complexe. Jusqu'au début de l'année 2025, il comportait des crédits issus des budgets opérationnels des deux programmes 174 « Énergie, climat et après-mines » et 135 « Urbanisme, territoires et amélioration de l'habitat », en sus des ressources issues de la vente des quotas carbone et des certificats d'économies d'énergie.
Le montant de 800 millions d'euros que vous évoquez ne m'est pas familier. L'Agence intègre les certificats d'économies d'énergie dans les rénovations d'ampleur, comme elle le faisait dans le cadre du dispositif « Habiter mieux », qui a précédé MaPrimeRénov'. L'Agence avait par la suite cessé d'intégrer les CEE dans les rénovations d'ampleur, car cela lui avait été demandé, puis elle les a réintégrés en 2024.
La trajectoire étant aujourd'hui ascendante, je vous propose de vous communiquer nos prévisions. Nous n'avons en effet une pleine visibilité sur le nombre de rénovations globales et les demandes de subvention qu'au moment de l'engagement des travaux, étant entendu que nous ne valorisons les CEE qu'une fois les subventions versées aux ménages, comme le font l'ensemble des acteurs du secteur qui utilisent cette ressource pour financer une partie de leurs dépenses.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Les travaux de rénovation thermique contribuent à valoriser les biens. Dans un contexte de raréfaction de la ressource publique, ne vous paraîtrait-il pas pertinent d'aider les ménages sous forme de prêts à taux zéro (PTZ) plutôt que de subventions, le logement rénové ayant une meilleure valeur à la revente ? D'autres dispositifs pourraient-ils selon vous être ainsi repensés ?
M. Pierre Barros, président. - Le versement de la subvention à la fin des travaux doit du reste bloquer un certain nombre de ménages modestes, qui doivent verser les fonds en avance.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Un ménage qui souhaite rénover son logement programme les travaux et demande des devis, puis il est pris en charge par un accompagnateur qui aide ce ménage à identifier les aides auxquelles il peut prétendre : les aides de l'ANAH, mais aussi les aides des collectivités territoriales et les prêts. Le ménage dépose alors une demande d'aide auprès de l'Agence. Une fois son dossier instruit, il reçoit une notification dans laquelle l'ANAH lui indique le montant de la subvention à laquelle il peut prétendre. Cette notification permet également au ménage concerné de solliciter un prêt auprès d'une banque, par exemple un éco-prêt à taux zéro, les établissements bancaires considérant ce document comme un élément sécurisant qui leur permet de s'épargner le soin d'instruire à nouveau le dossier intégralement.
Les ménages de catégories modeste et très modeste, qui sont bénéficiaires de 70 % de nos aides, peuvent par ailleurs demander une avance qui peut s'élever à 30 % du coût des travaux et qui correspond au montant demandé par les entreprises au démarrage du chantier. Les ménages les plus vulnérables peuvent de plus demander le versement d'acomptes au fur et à mesure de l'avancement des travaux.
En ce qui concerne une éventuelle évolution du dispositif, permettez-moi de revenir sur les cinq à sept dernières années. Le dispositif consistait initialement en un crédit d'impôt dont les bénéficiaires étaient à 80 % des ménages plutôt aisés. Le ménage finançait en effet la totalité des travaux de rénovation énergétique, puis il joignait les factures à sa déclaration fiscale afin de bénéficier d'un crédit d'impôt. Au-delà du système d'avances et d'acomptes que j'évoquais, la notification qui est adressée dans le cadre de ma MaPrimeRénov' permet désormais au ménage concerné de connaître le montant de la subvention à laquelle il peut prétendre et d'avoir la garantie que la réglementation qui s'appliquera à son dossier est celle qui est en vigueur au moment de la notification. Autrement dit, même si la réglementation change après la notification, le montant de la subvention versée à la fin des travaux ne variera pas. C'est l'un des engagements que l'Agence prend vis-à-vis des ménages.
M. Thierry Repentin. - Il faut bien comprendre qu'en dépit de toutes les aides, l'acte d'engagement demeure difficile pour un certain nombre de ménages. Pour cette raison, certaines collectivités locales abondent les aides de l'ANAH, ce qui déclenche un abondement supplémentaire de l'ANAH. La loi permet aussi aux collectivités locales qui le souhaitent d'exonérer de taxe foncière sur les propriétés bâties, pendant trois ans, les propriétaires qui ont entrepris des travaux de rénovation énergétique d'un montant de 10 000 euros sur un an ou de 15 000 euros sur trois ans.
Malgré toutes ces aides, lorsqu'une copropriété engage un plan de rénovation, certains copropriétaires ne peuvent pas assumer le reste à charge et sont contraints de vendre leur logement. Je tenais à apporter cet éclairage de terrain, car il montre combien l'équilibre est difficile à trouver.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Les données statistiques disponibles sur votre site Internet sont-elles produites par l'Agence elle-même ? Si oui, pourquoi ne pas utiliser le système de statistiques du commissariat général au développement durable (CGDD) ?
Comment l'ANAH gère-t-elle sa communication ? Disposez-vous d'un service spécifique en interne ? Avez-vous passé un marché avec un prestataire ?
Rencontrez-vous des difficultés dans le versement des aides ? Vous paraît-il pertinent que l'ANAH continue de les verser, alors que d'autres instances d'État, telles que l'Agence de services et de paiement (ASP) ou la direction générale des finances publiques (DGFiP), pourraient s'en charger ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Plusieurs types de données statistiques sont disponibles sur le site de l'Agence. Les plus nombreuses ont trait à notre activité : le résultat de celle-ci, le nombre de dossiers traités chaque année, les bilans trimestriels, etc. L'Agence effectue par ailleurs des missions statistiques pour le compte du ministère du logement : nous gérons ainsi l'ensemble des données statistiques relatives au parc privé, que nous éditons dans le Mémento de l'habitat privé. Nous tenons également le registre national des copropriétés, instauré par la loi du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (loi Alur).
L'Agence dispose d'un service communication ; elle recourt également aux services d'un prestataire, qui la conseille sur certains axes de communication - ces dépenses de fonctionnement sont incluses dans le budget de l'Agence. Notre ministère de tutelle nous demande en effet de mener différents types d'action de communication. Nous communiquons par exemple au niveau national pour faire connaître le service public France Rénov' et les différents types d'aides octroyées par l'Agence - MaPrimeRénov', MaPrimeAdapt', Ma Prime Logement Décent. Nous produisons également divers documents qui sont à la disposition des collectivités territoriales dans les espaces-conseil France Rénov' ; certaines collectivités complètent ces documents, notamment lorsqu'elles abondent les aides de l'Agence.
En ce qui concerne enfin le versement des aides, nous avons opté pour l'internalisation. Notre directeur des affaires financières et comptables a été désigné par la DGFiP et assure un lien constant avec cette direction. Le fait d'effectuer les versements nous permet de nous assurer sur pièces de la correspondance entre les devis et les travaux qui ont été réalisés, et, le cas échéant, de déclencher un contrôle sur place. Au regard de la recrudescence des fraudes, nous avons d'ailleurs renforcé de tels contrôles.
En tout état de cause, l'ensemble de la chaîne d'instruction des dossiers, de l'engagement au paiement, est internalisée. En fin d'année 2018, lors des études préalables à la création de MaPrimeRénov', il a été envisagé que l'ASP assure le versement des subventions. En 2019, c'est finalement à l'ANAH que cette mission a été confiée par le ministère du logement, dans une logique de politique de l'habitat.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Combien y a-t-il d'agents pour s'occuper de l'instruction des dossiers et du versement des aides ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - C'est un chiffre sur lequel il est très difficile de se prononcer. En effet, les aides locales relèvent d'agents placés sous l'autorité des préfets dans les DDT et dont les effectifs varient grandement d'un département à l'autre, mais aussi dans le courant d'une même année, car les agents peuvent avoir différentes missions.
La seule visibilité que nous ayons est la liste des personnes incluses dans le réseau d'instructeurs que nous pilotons et animons. Nous disposons ainsi de la liste des agents qui se connectent aux systèmes d'information de l'Agence, mais nous n'avons pas d'enregistrement précis, à l'unité près, du nombre d'agents chargés de l'instruction des dossiers pour la délivrance d'une aide dans les collectivités territoriales et dans les services déconcentrés.
Les agents des espaces-conseil France Rénov', eux, remplissent des missions d'information et de conseil, mais ils n'instruisent pas les dossiers.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ces agents sont-ils formés ? Si oui, cela signifie que vous connaissez au moins le nom de chaque agent que vous formez ?
M. Pierre Barros, président. - Comment vous assurez-vous de la bonne couverture du territoire par un nombre d'agents suffisant ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Nous animons et formons un réseau d'agents instructeurs dans les services déconcentrés et dans les collectivités délégataires de niveau 3 et tout au long de l'année. Toute délibération du conseil d'administration fait l'objet d'une instruction et nous communiquons régulièrement des informations au réseau, au travers notamment d'une lettre d'information. Nous auditons par ailleurs ces services régulièrement, les résultats de ces audits étant communiqués chaque année au conseil d'administration.
Pour autant, nous n'avons pas autorité sur les agents chargés d'instruire les demandes dans les services déconcentrés et les collectivités délégataires. Cependant, nous les accueillons et les formons tout au long de l'année, notamment au travers de webinaires.
L'ANAH dispose également d'un conseiller en stratégie territoriale dans chaque région, dont le rôle consiste à apporter toutes les informations nécessaires aux services déconcentrés et aux collectivités.
Les instructeurs confrontés à des dossiers particulièrement complexes, tels que ceux qui sont liés au traitement des copropriétés ou de l'habitat indigne, peuvent également s'en remettre au système de questions-réponses que nous avons développé.
L'ANAH bénéficie ainsi d'un véritable arsenal pour accompagner l'ensemble des services instructeurs dans les territoires, mais ceux-ci ne sont pas placés sous son autorité.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Toutes les dépenses de communication sont-elles véritablement destinées à expliquer la politique publique menée par l'ANAH ? Un document a-t-il jamais été publié dans le but de valider l'existence de l'ANAH en tant qu'agence ? Par ailleurs, est-ce le logo de l'État ou le vôtre qui figure sur les documents que vous publiez ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - L'ANAH respecte la charte du service d'information du Gouvernement (SIG). Les documents portent ainsi les logos de l'État et de l'Agence. Il n'y a pas d'ambiguïté sur ce point.
Toutes les communications de l'ANAH, notamment celles, de portée nationale, qui promeuvent France Rénov', MaPrimeRénov' ou, comme c'était le cas l'an dernier, MaPrimeAdapt', doivent être validées par le SIG.
En outre, tous nos communiqués de presse sont validés par le cabinet de la ministre du logement.
Mme Pauline Martin. - Je m'étonne que vous vous présentiez à une commission d'enquête sans être capable d'apporter une justification précise quant à la très forte augmentation du budget de fonctionnement de l'ANAH. Vous avez assuré que vous nous transmettrez les chiffres ultérieurement : j'en suis rassurée.
Vous avez précisé le nombre de vos agents. Cependant, le manque de visibilité - et de clarté qui en découle pour les bénéficiaires et les collectivités - me surprend. Comment vos espaces-conseil se coordonnent-ils à l'Agence nationale pour l'information sur le logement (ANIL) et aux agences départementales d'information sur le logement (ADIL) ?
Dans divers rapports, on apprend que vous recourrez très régulièrement à des cabinets de conseil, bien que le nombre de vos agents progresse très fortement. J'ose pourtant espérer que ceux-ci sont dotés d'une solide expertise dans leur domaine ! Comment expliquer cette situation ?
M. Cédric Vial. - Vous n'avez pas répondu à la question de Mme le rapporteur concernant le montant de la trésorerie. Vous avez évoqué un fonds de réserve de 800 millions d'euros. Est-il compris dans le fonds de roulement ?
L'argent intégrant le budget de l'ANAH, y compris les réserves de précaution et la trésorerie, est-il placé lorsqu'il n'est pas utilisé ?
Je m'étonne que vous ne puissiez pas estimer le nombre d'agents que vous employez directement ou indirectement pour instruire et verser les aides. Savez-vous combien ils vous coûtent ? Qui les paie ? Dans cette situation, comment pouvez-vous évaluer la nécessité d'augmenter le budget de cette partie de votre activité ?
Pourriez-vous revenir sur la répartition des aides entre milieux urbain et rural ?
Par ailleurs, l'attribution des aides pourrait-elle dépendre de la géographie et de la climatologie des zones ? En effet, que le bénéficiaire habite dans une zone montagneuse ou une région particulièrement touchée par la chaleur, il touche finalement la même aide.
Pourriez-vous envisager une différenciation dans l'attribution des aides ? Vous intervenez dans des dispositifs tels que les opérations programmées d'amélioration de l'habitat (Opah) et les opérations de revitalisation de territoire (ORT), qui font l'objet d'une contractualisation avec les élus, mais cela ne modifie pas les aides apportées. Je pense aux centres urbains comprenant un périmètre ABF (architecte des Bâtiments de France). Aucune valorisation ni aide complémentaire n'est prévue en fonction de la typologie des matériaux qui doivent être utilisés par les pétitionnaires. De même, les rez-de-chaussée commerciaux pourraient faire l'objet d'aides différenciées. Or les élus ont une marge de négociation très limitée dans leurs échanges avec les agents de l'État ou de votre agence.
M. Christophe Chaillou. - Pour avoir porté une opération importante dans le cadre d'un plan de sauvegarde d'une copropriété dégradée, je sais combien le rôle de l'ANAH est clé, y compris à l'échelle locale, pour encourager la mobilisation de copropriétaires réticents. Dans le même temps, je suis conscient de la complexité du montage de ces opérations, complexité qui semble s'être renforcée, au regard notamment des liens avec les collectivités territoriales et les différences services, y compris de l'État.
Ces dernières années, les moyens ont fortement progressé pour répondre à des besoins croissants et la complexité s'est elle aussi amplifiée, suscitant d'importantes critiques au sein des territoires quant à une bureaucratisation des processus. Quelles seraient les pistes d'amélioration susceptibles de nourrir notre réflexion ?
Il est assez frustrant que l'explosion des dépenses de fonctionnement ne fasse que renforcer ce sentiment de bureaucratisation. Nous aimerions mieux comprendre quelles catégories de dépenses sont concernées. En effet, l'objectif de l'ANAH est d'agir concrètement pour améliorer les conditions d'habitat du plus grand nombre de citoyens, et non d'alimenter la machine administrative.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Permettez-moi de prolonger la question de Christophe Chaillou avec un brin de provocation : si la structure de l'ANAH était supprimée et que son siège était remis à la DHUP, cela changerait-il quelque chose ?
Au sein des ministères, certains agents ne réalisent-ils pas en réalité des missions très similaires aux vôtres ? En effet, le ministère définit la politique du logement et vous la déclinez par des circulaires auprès des services déconcentrés, qui versent eux-mêmes les primes.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Concernant les dépenses de fonctionnement de l'ANAH, l'objectif n'est pas de vous cacher quoi que ce soit : je veux seulement apporter une réponse précise sur les éléments expliquant cette évolution importante - et complètement justifiée. Elle ne relève pas du recours aux cabinets de conseil.
Vous soulignez un manque de visibilité et de clarté. Il est vrai que je ne vous apporte pas cet après-midi les réponses que vous attendiez sur une partie du budget de l'Agence.
Je reviens sur les espaces-conseil France Rénov'. La loi Climat et Résilience a prévu la création d'un service public de la rénovation de l'habitat, France Rénov', regroupant des plateformes, dont les noms ont évolué dans le temps, et les équipes de suivi et d'animation de l'ANAH qui oeuvrent auprès des collectivités territoriales au titre des opérations programmées d'amélioration de l'habitat (Opah) et du programme d'intérêt général (PIG).
Le transfert des espaces-conseil France Rénov' a été opéré et animé par l'ANAH.
Ces programmes étaient financés à hauteur de 50 % par des CEE, dans le cadre d'un programme Sare (service d'accompagnement pour la rénovation énergétique). Le programme de CEE a pris fin le 31 décembre 2024 pour être remplacé par une contractualisation unique.
La majeure partie des ADIL a choisi de ne pas postuler au financement du programme Sare au moment de son lancement dans le cadre de la mise en oeuvre des futurs espaces-conseil France Rénov'. Il faudrait interroger l'ANIL sur ce positionnement.
En revanche, dans la période récente, les ADIL, qui représentent des points d'information aussi importants que compétents au sein des territoires, sont entrés progressivement dans le système de financement des espaces-conseil France Rénov'. Leur expertise est très variable suivant les territoires. Dans l'ensemble des départements, les ADIL sont porteuses d'une grande connaissance juridique sur l'ensemble des lois qui fondent la politique de l'habitat, qu'il s'agisse de la production de logements ou des rapports locatifs entre bailleurs et locataires. En outre, les ADIL jouent un rôle d'expert auprès des propriétaires bailleurs, qui représentent un public important de l'Agence. L'ANAH et l'ANIL coopèrent donc étroitement au niveau tant national que local.
Concernant la trésorerie, nous sommes un établissement public administratif. Tous les crédits qui nous sont alloués nous sont versés par l'État au fur et à mesure de leur consommation. Lorsque la trésorerie de l'ANAH est particulièrement importante, elle est reprise par l'État. Nos statuts ne nous permettent pas de placer notre argent - qui est d'ailleurs l'argent du contribuable. Ces montants sont versés à l'ANAH pour qu'elle exerce ses missions. Ils sont utilisés pour couvrir nos frais d'investissement ou de fonctionnement ainsi que pour payer les subventions au fur et à mesure des autorisations d'engagement et des crédits de paiement.
À la fin de l'année 2024, la trésorerie de l'ANAH s'élevait à 450 millions d'euros.
M. Cédric Vial. - Il serait bien utile de placer cet argent.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Cela ne fait pas partie des possibilités ouvertes à un établissement public.
J'en viens à la répartition des aides : 51 % des aides à la pierre sont versées en secteur urbain, 22 % en secteur périurbain et 27 % en secteur rural. Pour MaPrimeRénov', la répartition diffère : 18 % des aides sont allouées à des zones urbaines, 29 % à des zones périurbaines et 53 % à des zones rurales.
Cette situation est assez logique, puisque, au plus fort de son déploiement, entre 2020 et 2022, cette aide était essentiellement orientée vers des maisons individuelles, donc en secteurs périurbain et rural. Désormais, MaPrimeRénov' est également captée par les copropriétés, ce qui donne lieu à une forme de rééquilibrage.
En ce qui concerne la différenciation des aides, l'agence verse des subventions soit pour des monogestes en matière de rénovation énergétique, avec différents forfaits, soit pour une rénovation d'ampleur. Il n'existe pas d'aides spécifiques en cas d'utilisation de certains types de matériaux ou de techniques de rénovation choisis par les ménages et les professionnels qui les accompagnent et les conseillent.
Par ailleurs, dans sa réglementation, l'Agence prévoit de participer aux travaux d'adaptation aussi bien au froid qu'à la chaleur. Qu'une région soit exposée à des températures particulièrement basses ou élevées ne représente donc pas un point de blocage. La typologie du logement et le climat sont dans tous les cas pris en compte dans l'élaboration du projet de rénovation.
MaPrimeRénov' est une aide unique déployée sur l'ensemble du territoire. Les collectivités territoriales peuvent apporter des aides complémentaires et adaptées dans le cadre de la contractualisation. Ainsi, certaines collectivités encouragent l'emploi de matériaux biosourcés produits dans leur région ou les projets de rénovation patrimoniale en centre ancien. Le complément de la collectivité territoriale, défini par sa politique locale en matière d'habitat privé, détermine donc la variation de l'aide en fonction du territoire et de la vision qu'elle défend.
L'objectif est de proposer une aide nationale uniforme sur l'ensemble du territoire, suffisamment large pour être adaptée, avec des crédits considérables. Je le rappelle : l'aide aux ménages très modestes peut atteindre jusqu'à 90 % du montant des travaux hors taxes, dans un plafond de travaux de 70 000 euros. Les subventions de l'ANAH aux ménages des deux premiers déciles de la population française peuvent donc s'élever à 55 000 euros : c'est ce qui a caractérisé la réforme de 2024. Le complément de la collectivité territoriale permet de baisser encore le reste à charge et d'adapter l'aide aux obligations relevant du territoire concerné.
Vous m'avez interrogée sur le coût des agents dans les services déconcentrés. Ceux-ci ne sont pas placés sous l'autorité de l'ANAH. J'ignore le coût exact d'un agent employé par la DDT ou par une collectivité territoriale. Il dépend des choix de la collectivité ou des services de l'État et du type de recrutement.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - À ce titre, un système similaire à celui de FranceAgriMer, qui dispose d'agents au sein des Dreal placés sous sa tutelle hiérarchique, vous paraît-il pertinent ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Je ne vous aurais probablement pas apporté la même réponse il y a cinq ans, mais je pense que ce système faciliterait en effet le fonctionnement. L'ANAH s'est transformée en raison de la massification du déploiement des aides sur l'ensemble du territoire. Ces cinq dernières années, celles-ci ont bénéficié à 2,7 millions de ménages, dont 2,5 millions dans le cadre de rénovations énergétiques. Ce ne sont pas du tout les ordres de grandeur auxquels nous étions habitués.
Vous posez une vraie question : ne devrions-nous pas mettre au point un système pour répondre à ces enjeux de massification de manière à gagner en visibilité ? C'est une réflexion que nous conduisons, sans pouvoir encore y répondre.
Je reviens aux copropriétés. Le sujet est complexe. Le plan Initiative Copropriétés a été mis en place en 2018, à la demande, notamment, d'une quinzaine de territoires confrontés à des situations de copropriétés en très forte dégradation. Notre Mémento de l'habitat privé le montre : les populations les plus pauvres de notre pays sont logées dans le parc privé dégradé. Souvent, ces ménages n'ont pas conscience de faire partie d'un collectif chargé d'entretenir un patrimoine, ou manquent de moyens pour le faire.
Ce patrimoine est au coeur du plan Initiative Copropriétés, qui regroupe dix-sept territoires dans un suivi de niveau national. Sa mise en oeuvre permet d'aider les ménages, ainsi que la collectivité territoriale, dans des actions qui dépassent la seule rénovation : je pense notamment au redressement de la copropriété, dont les comptes sont souvent fragilisés, ou encore à l'aide à la gestion urbaine de proximité, qui n'existait jusque-là que dans le parc social. Par ailleurs, un grand nombre de logements ont pu faire l'objet d'une rénovation, ou, a minima, de travaux d'urgence.
Ainsi, au sein du Grand Lyon, qui fait partie de ces dix-sept territoires, la collectivité de Vaulx-en-Velin a pu être accompagnée, par le biais du préfet, pour mettre en sécurité les ménages dont le logement avait été fortement dégradé à la suite d'un incendie en décembre 2023.
M. Thierry Repentin. - Concernant les copropriétés, la procédure est bien plus souple qu'on ne l'imagine. Mme Mancret-Taylor a évoqué le cas de Vaulx-en-Velin. Plus récemment, nous sommes intervenus dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, touchés par les inondations. Le conseil d'administration a alors adopté des dispositifs pour tenir compte de la spécificité de la situation.
Nous pouvons donc faire preuve de souplesse pour tenir compte de la réalité des demandes. Depuis ma prise de poste, le taux d'accompagnement des ménages les plus modestes a substantiellement augmenté, de même que le montant des travaux qu'ils devaient réaliser. C'est tout l'intérêt des 600 espaces-conseil France Rénov' : favoriser un dialogue permanent entre le local et le national.
Le sujet des copropriétés est très complexe. En moyenne, six années séparent l'inscription d'un dossier de rénovation d'une copropriété et sa livraison, sous réserve que les règles de financement au niveau national rapportées par l'Agence ne changent pas d'une année à l'autre - il faut alors reprendre le processus complet de décision au sein de la copropriété...
Nous tenons compte des retours dans l'évolution des financements. Nous avons, par exemple, sensiblement augmenté les avances sur subventions, qui sont assumées soit par l'agence elle-même, soit par des partenaires. Ainsi, Procivis Immobilier accompagne les départements en avançant les subventions aux ménages les plus précaires, qui procèdent au remboursement une fois que nous leur avons versé l'aide.
Il existe en outre des systèmes dérogatoires. Si une démarche administrative, telle qu'une injonction d'un architecte des Bâtiments de France, empêche un propriétaire de réaliser le gain énergétique nécessaire pour toucher l'aide, une procédure est prévue pour l'accompagner sans lui tenir rigueur des contraintes liées au plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) ou au territoire.
Nous proposons aussi un système d'accompagnement pour favoriser les matériaux biosourcés.
Bref, nous disposons d'une palette d'outils pour gagner en souplesse, qui évolue au gré des retours de terrain.
Ces aides représentent un montant important d'argent public : aussi devons-nous faire preuve d'exigence afin qu'il soit correctement employé. On sait en effet que certains opérateurs font preuve d'une imagination sans limites pour tenter de capter de façon indue ces subventions.
M. Pierre Barros, président. - Madame la directrice générale, monsieur le président, je vous remercie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre
M. Pierre Barros, président. - Nous recevons à présent M. Jean-Louis Borloo. Monsieur le ministre, notre commission d'enquête s'intéresse aux missions des agences et opérateurs de l'État, ainsi qu'à celle des organismes consultatifs. Nous venons de recevoir les dirigeants de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH) et nous recevrons tout à l'heure ceux de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Vous connaissez la première et vous êtes à l'origine de la création de la seconde. Votre expérience très large, d'élu local et de ministre, ainsi que vos prises de position dans le débat public jusqu'à aujourd'hui vous permettent d'avoir une vision d'ensemble du fonctionnement de l'État, à laquelle nous ferons également appel.
En tant que ministre délégué à la ville et à la rénovation urbaine de 2002 à 2004, vous avez lancé le programme national de rénovation urbaine (PNRU), piloté par une agence spécifique, l'ANRU. Celle-ci est aujourd'hui chargée d'un deuxième programme de renouvellement urbain et ses dirigeants plaident pour le lancement d'un troisième. Vous pourrez nous donner votre sentiment sur ce qu'est devenue l'ANRU, cette structure créée voilà vingt ans. Est-elle toujours adaptée dans sa gouvernance, dans son mode de fonctionnement, dans son mode de financement ? Peut-elle servir de modèle pour la mise en oeuvre d'autres politiques publiques ?
Vous avez également été, à partir de 2007, ministre de l'écologie et vous étiez numéro deux du Gouvernement au moment de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et de la réforme de l'administration territoriale. Nous avons reçu Mme la préfète Bernadette Malgorn à cet égard.
Comment avez-vous vécu cette réorganisation de l'État territorial, dans lequel les administrations que vous dirigiez jouaient un rôle majeur ? Quel point de vue avez-vous défendu sur les places respectives du préfet et des services déconcentrés des ministères ? Quelles leçons doit-on en tirer pour les agences, qui doivent souvent concilier une relation horizontale avec le préfet et les collectivités locales avec une organisation verticale comprenant un siège national et des délégations territoriales ?
D'une manière générale, votre expérience politique, notamment celle d'élu local, vous permet d'avoir une analyse sur le processus d' « agencification » de l'État, qui avait pour objectif de distinguer un État stratège, exercé par des services centraux, d'entités séparées chargées de mettre en oeuvre certaines politiques publiques. Pensez-vous que ce modèle a été réellement appliqué et qu'il demeure pertinent ?
Au cours de nos auditions, nous avons constaté plusieurs fois que les agences restent bien souvent des acronymes difficilement déchiffrables pour les acteurs locaux, en particulier pour les élus. Ils expriment souvent un « besoin d'État » dans les territoires, celui-ci étant incarné par le préfet. Partagez-vous ce sentiment ? De manière générale, comment un État soumis à une contrainte budgétaire forte peut-il organiser son action, par ses services et ses agences, pour rester à la portée des citoyens et des collectivités locales ?
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.
En outre, nous appliquons les règles des commissions d'enquête. Je dois donc vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois ans à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Louis Borloo prête serment.
M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je parlerai à partir de mon expérience.
D'une part, j'insisterai un peu plus sur l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Cet outil est, je le pense, à la croisée des chemins. Il s'est agi du plus grand chantier civil de l'histoire de France. Il y a là tout le génie français, toute la capacité de nos acteurs publics et, en même temps, tous les échecs auxquels nous pouvons aboutir à partir d'un succès initial.
D'autre part, quand j'étais élu local, le tiers de confiance du territoire, c'était le préfet : quelle que soit l'agence, quel que soit l'outil, que l'entreprise soit publique ou privée, quand il y avait un grand programme, tout se terminait autour de sa table, indépendamment de ce qu'était la relation hiérarchique.
Entre le jour où nous nous sommes serré la main avec l'héritier de la famille Toyota pour l'implantation de Toyota et le premier coup de pioche, toutes autorisations acquises, il s'était passé vingt-et-un mois. Et il s'est passé trente-et-un mois pour que la première voiture sorte. Ce sont l'autorité morale de la préfecture et l'entente avec les élus qui l'ont permis. Je ne sais pas si vous réalisez ce que représente un tel chantier en termes de fouilles, d'accords syndicaux, de normes urbaines et environnementales, etc. C'était considérable.
J'ai l'impression que la France a du mal à passer à l'action sur un certain nombre de sujets. Mon sentiment est que nous sommes passés d'une action publique de producteurs de biens et de services à une action publique de contrôleurs des biens et des services produits par les autres. Derrière cela, il y a la culture - je ne mets pas en cause les organes en eux-mêmes -de l'Inspection générale des finances (IGF), du Conseil d'État, de la Cour des Comptes, de l'école de Rennes... Ce sont des gens absolument exceptionnels à titre individuel, mais concentrés sur l'essentiel du pouvoir, sans l'enrichissement que pourraient leur apporter des professeurs de sciences naturelles, des ingénieurs, des ouvriers ou des agriculteurs.
Le regard que, via cette élite - encore une fois, mon propos n'est pas d'adresser des critiques ad hominem -, nous portons sur notre société est, me semble-t-il, dirimant. Voilà dix-sept ans, lorsque l'hôpital public était dirigé par les médecins et les élus locaux, nous étions à 5 % de frais de structure. Ce taux est passé à 34 % à la suite de la décision de confier la gestion hospitalière à des administrateurs civils, issus, entre autres, de l'école de Rennes. Et je ne crois pas que ces dirigeants ne soient pas de bonne qualité. C'est avant tout un problème de système.
Je pense que les agences extrêmement opérationnelles, car centrées quasi exclusivement sur un sujet donné, avec ou sans autorité de l'État, sont des agences efficaces. En revanche, lorsqu'il s'agit d'un simple démembrement ou de systèmes de surveillance et de contrôle, on est, me semble-t-il, dans l'inefficacité ; à mes yeux, de tels contrôles sont de la responsabilité de l'État - ou, selon les cas, de la région. Je ne mettrai donc pas les agences opérationnelles et les agences de contrôle sur le même plan.
L'idée derrière la mise en place de l'ANRU était de réparer ce qui avait été fait dans le cadre de la charte d'Athènes, ce programme datant des années 1930 et ayant consisté à faire des cités sans relations extérieures, sans voitures, sans bureaux, sans commerces. C'est cette charte qui a créé les grandes zones urbaines de nos quartiers, d'ailleurs généralement situées sur de beaux territoires légèrement en dehors de la ville, avec une architecture fermée sur elle-même. Quand on arrive en ville, cette architecture, c'est déjà une cicatrice ; ce n'est pas le même habitat, et c'est l'enfermement.
En réalité, ces zones urbaines, appelées « grands ensembles », ont été créées pour de l'immigration de travail, au moment où l'on fermait les usines dans le contexte de la crise pétrolière - je prends l'exemple emblématique de Simca-Poissy, avec Chanteloup-les-Vignes -, considérant que l'intégration par le travail valait intégration globale. Avec un tel enfermement, la situation était absolument catastrophique.
À mon sens, tout le monde était d'accord pour dire que la Nation est un tout. La République est un ensemble. Il faut absolument que nous ayons un programme de soutien à cette population arrivant dans ces grands ensembles et que nous rouvrions le quartier pour le faire ressembler le plus possible au reste de la ville. C'était cela, la rénovation urbaine. Elle ne s'entendait que parce que, parallèlement, la Nation, les partenaires sociaux, la caisse d'allocations familiales (CAF), l'équivalent à l'époque d'Action Logement réalisaient, tous, les mêmes efforts en même temps, afin d'avoir une maman adulte-relais dans chaque barre HLM, 300 000 emplois-jeunes, des équipes de réussite éducative, des zones franches urbaines, ainsi que, en même temps, la rénovation du bâti.
Dans ce cadre, le concept était bien d'avoir une agence très spécifique dont le seul métier était de rénover, de réhabiliter, de résidentialiser, de détruire quand c'était nécessaire pour aérer et de reconstruire à due proportion, hors site ou sur le site.
S'agissait-il, me demandez-vous, d'une agence d'État ? Non, l'idée était autre : quand, sur un site urbain, il y a plusieurs organismes différents - songeons à l'office départemental, à l'office municipal, aux offices HLM, au département, à la ville, à l'agglomération, etc. -, il y a une masse critique de travaux, et il faut changer la donne. Cela implique que chacun, dans son périmètre ou sur sa partie de bâti, fasse ce qui a été décidé collectivement.
Dans notre conception globale, l'ANRU était un bureau de bienveillance. Le maire venait aux réunions avec l'adjoint concerné, le responsable des HLM, voire un représentant du département, et exposait ce qui était envisagé pour le quartier. Puis, l'Agence lui demandait s'il était vraiment sûr que le projet allait changer la donne. Les discussions duraient deux, trois ou quatre mois. À la fin, tous les protagonistes signaient un papier d'une seule page, et chacun - ville, département, Action Logement - s'engageait sur sa quote-part. L'objectif était non pas de concevoir l'urbanisme ou de savoir ce qu'on devait faire et qui devait le faire, mais plutôt de s'assurer que tous les trains qui devaient converger à la gare principale allaient le faire à l'heure. Et, de fait, c'est ce qui s'est passé.
Le moment a été assez extraordinaire. Il faut réaliser ce que cela représente, des grues qui reviennent dans les quartiers. D'abord, cela a créé des tensions : il y avait déjà des problèmes de drogue, de délinquance. Mais cela a aussi suscité un espoir extraordinaire et des inquiétudes : on allait démolir une barre où certains habitants avaient tous leurs souvenirs, mais c'était pour en reconstruire une autre un peu plus loin. C'était formidable de voir ces murs de HLM avec des tableaux, des fresques, des esquisses. Quand les grues revenaient, c'est la République qui revenait. C'était vraiment un programme républicain, et c'était de la bienveillance.
Puis, la machine s'est déréglée, probablement d'ailleurs - je ne vois aucun complot derrière cela - parce que l'on a essayé de bien faire.
Les équipes de l'ANRU sont, jusqu'à ce jour, exceptionnelles. Le sujet, c'est que le pouvoir « administrativo-bercyen » a décidé que le Trésor devait entrer au conseil d'administration. Je rappelle que le conseil d'administration n'est pas présidé par un membre du gouvernement. Il y a eu Jean-Paul Alduy. Toutes les tendances politiques étaient représentées. Il y avait tous les partenaires sociaux, les représentants des offices HLM, trois ou quatre représentants gouvernementaux, qui étaient donc tout à fait minoritaires. Le Gouvernement n'a pas son mot à dire sur un sujet local ; il a seulement à vérifier la raison pour laquelle l'outil a été créé et à contrôler que les trains arrivent à l'heure et que le travail est fait.
Mais c'est devenu une machine à penser, à imaginer l'urbanisme à la place des élus. La direction du Trésor a exigé d'être membre du conseil d'administration. Dès lors, d'un petit établissement public industriel et commercial (EPIC) de bienveillance, l'organe est devenu un établissement public administratif avec des accords préalables du budget et de l'État.
À partir de là, on a tout inventé, dont les « conventions de préfiguration » : avant de se mettre d'accord, il faut imaginer de se mettre d'accord sur la préfiguration de ce qu'on va faire ; cela prend deux ans et demi. Puis, il faut faire un nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), pour changer les règles initiales ; cela prend encore deux ou trois ans.
Je tiens à la disposition de votre commission les chiffres officiels sur l'évolution du programme. Jusqu'en 2008-2009, la croissance est spectaculaire. Puis - n'y voyez pas un sujet politique ; c'est un sujet de culture administrative -, elle est nulle pendant sept ans.
Dans le mot « agence », il y a le plus beau et le pire. Globalement, le programme, c'était tout de même de l'ordre de 150 000 à 200 000 destructions-reconstructions, soit 200 000 familles déplacées, 450 000 résidentialisations, ce qui implique de couper des bouts de barre, de privatiser, 300 équipements publics, 20 kilomètres d'avenue pour aérer les quartiers. Cela a donc été un très grand chantier d'espoir républicain. Mais, quelle que soit la qualité des responsables de l'Agence, la technocratisation a fait que c'est devenu une machine à penser à la place des élus.
Cet exemple illustre, me semble-t-il, tous les rêves des agences et toutes les difficultés que crée parfois un État lorsqu'il finit par tout paralyser à force de vouloir tout contrôler.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans ma commune, nous sommes sortis du programme ANRU en 2008 et nous avons mené l'opération seulement entre élus locaux. Je confirme que c'est très lourd et qu'il faut une implication de la population. Mais cela marche bien ; nous n'avons pas eu de violences urbaines, alors qu'il y en avait dans des communes proches.
Votre conclusion fait un peu froid dans le dos. Elle rejoint le sentiment que nous avons à l'issue d'un certain nombre d'auditions. Le phénomène des agences a complètement dilué la notion de responsabilité. Aujourd'hui, nous ne savons plus qui décide d'une politique publique. Est-ce le ministre ? Le directeur de l'agence échappe-t-il aux contingences du temps politique ?
Comment voyez-vous l'articulation entre l'ANRU, l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et l'ANAH ? Ces trois entités ont-elles, toutes trois, vocation à perdurer ? L'ANRU ne devrait-elle pas devenir demain un des services de l'ANCT ?
M. Jean-Louis Borloo. - Vous oubliez le quatrième acteur : la direction du Trésor.
Disons-nous clairement les choses. Pendant des années, des gouvernements se sont gargarisés d'avoir remis tantôt 5 milliards d'euros, tantôt 10 milliards d'euros. En vérité, c'est un mensonge d'État. Je ne connais pas les chiffres définitifs - vous les trouverez sans doute -, mais j'aimerais qu'ils sortent un jour.
Sur un programme de quelque 80 milliards d'euros de travaux, quelle a été la participation de l'État ? Les deux premières années, elle s'est élevée à 300 millions d'euros. C'est peu, mais c'est normal : l'État était là pour s'assurer que les trains étaient à l'heure.
Que l'État ne finance pas ne me dérange pas. Mais ce qui me dérange, c'est qu'il perturbe le fonctionnement. En l'occurrence, il a considéré que les crédits d'Action Logement devraient passer par le budget de la Nation d'abord et qu'il fallait pomper les ressources de l'organisme et l'empêcher de dépenser. Je le rappelle, de 2020 à 2024, l'État a fait voter au Parlement une ponction sans contrepartie de 1,8 milliard d'euros sur les recettes du logement social : Action Logement Services.
Non seulement la rénovation urbaine a rapporté à l'État français, TVA et autres fantaisies comprises, entre 15 milliards d'euros et 18 milliards d'euros alors qu'il n'a contribué qu'à la marge au programme, mais en plus le logement social a servi à abonder le budget général de la Nation.
« Avec tous les milliards que l'on met dans les quartiers », entend-on parfois dire. Quelle honte ! Quels milliards ? Où sont-ils ? Dans les crèches ? C'est six fois moins qu'à Courbevoie. Dans la présence médicale ? Dans la présence éducative ? Je suis en colère, parce que la France n'a pas besoin que l'on monte ses citoyens les uns contre les autres. Ne pas tendre totalement la main est une chose ; accuser en plus ce que l'on ne soutient pas en est une autre.
Quelle articulation entre l'ANRU et l'ANCT ? Je n'en sais rien. Ce que je sais en revanche, c'est qu'il faut changer radicalement les contraintes imposées à l'ANRU et revenir à l'état d'esprit de départ : l'Agence n'est pas une administration ; c'est le tiers de confiance lorsque le maire et tous les acteurs du territoire sont réunis.
Pire, grâce aux petits génies qui ont inventé ce que je viens d'évoquer, l'Insee a considéré qu'Action Logement Services, à qui l'on peut donc prendre 1,8 milliard sans contrepartie par un seul vote, n'est pas une entité autonome, mais une administration publique (APU). Donc l'ANRU est comptée dans notre déficit public national, avec les plus grandes difficultés à emprunter. Si le Conseil d'État tranche dans ce sens, il sera impossible à Action Logement Services d'emprunter. Il faudra quémander l'autorisation de faire des emprunts d'intérêt général lors de chaque examen de la loi de finances.
La décision dont je parle a enrayé le fonctionnement des bailleurs sociaux et de la rénovation urbaine, et détourné 1,8 milliard d'euros de leur fonction. En plus d'être une mauvaise manière pour les comptes publics, cela risque de se révéler catastrophique pour les capacités de mobilisation et d'emprunt.
L'ANRU pourra rester l'ANRU à la condition que l'on change radicalement les choses, que l'on allège et que l'on revienne à ce qu'elle était au début : un bureau de bienveillance.
Dans mes souvenirs, nous étions à quelque 42 milliards d'euros de travaux au début. Aujourd'hui, nous devons être autour de 80 milliards d'euros. On a voulu nous imposer des critères. J'ai dit non. J'ai précisé que nous allions simplement faire confiance : « confiance », c'est faire avec. Il n'y a pas eu deux programmes qui ont eu le même montant. Les sommes allouées ont varié de 40 millions d'euros à 700 millions d'euros. Avez-vous entendu la moindre polémique politicarde pour dénoncer le fait que l'un ait plus que l'autre ? Il n'y en a jamais eu. Tous les acteurs engagés, communistes, socialistes, écologistes, du centre, du milieu, de la droite, du dessus ou d'à côté, ont formé une fratrie ! Tout le monde connaissait les chiffres de tout le monde. Tout le monde soutenait tout le monde. Il n'y a eu ni polémique, ni affaire de corruption, ni débordement d'une nature ou d'une autre. Je pense qu'une société de la confiance est beaucoup plus efficace.
Pour répondre à votre question, je pense que la clé réside dans des agences opérationnelles centrées sur leur métier : quand on étend le champ d'application, les acteurs s'autorisent à aller vers le plus facile, par exemple en faisant un peu plus de colloques et un peu moins de réunions de quartier...
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - En 2018, vous aviez effectué un énorme travail sur la refonte de la politique du logement ; nous savons tous ici ce qu'il en est advenu. Aujourd'hui, que pourriez-vous proposer pour mieux coordonner les acteurs du logement, d'Action Logement au fonds national des aides à la pierre (Fnap), en passant par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et la Caisse de garantie du logement locatif social (CGLLS) ? Comment rendre cet écosystème plus efficient ?
M. Jean-Louis Borloo. - En leur faisant confiance. Tous ceux que vous venez de mentionner existaient en 2003. À l'époque, on produisait environ 250 000 logements. Sept ans après, avec les mêmes opérateurs, on en produisait 480 000 et on lançait la rénovation urbaine, un chantier qui est sept fois celui d'Haussmann.
Nous avons la chance d'avoir - cela ne va peut-être pas lui plaire, mais je le dis quand même - une formidable ministre du logement. Je pense qu'elle est capable de fédérer l'ensemble des acteurs, publics ou privés, de contrôle, comme la CGLLS, ou de financement et de soutien, comme Action Logement et CDC Habitat. Le logement, c'est une chaîne, une fratrie.
M. Hervé Reynaud. - Vous êtes à l'origine de la loi du 1er août 2003 d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, qui a créé l'ANRU. Vingt ans plus tard, nous avons le sentiment que les lourdeurs administratives et bureaucratiques empêchent l'action. D'ailleurs, vous-même n'auriez sans doute pas beaucoup avancé en matière climatique si vous aviez attendu le feu vert de Bercy pour lancer le plan justice-climat.
Il y a pour vous - je l'ai bien compris - une forme de culture de la confiance qui se perd aujourd'hui. Mais ne pensez-vous pas aussi qu'un nouveau cycle de décentralisation, dans une logique de contractualisation et de responsabilisation, serait nécessaire pour permettre d'identifier les acteurs locaux et de renforcer l'efficacité de l'action publique ?
M. Jean-Louis Borloo. - Mille fois oui. Mais ne pensez-vous pas qu'il serait temps de faire un bilan de toutes les réformes intervenues de 1946 à nos jours ? Si je pose la question aux passants dans la rue, tout le monde me dira que la France est un pays centralisé. Or rien n'est plus faux. La cour est centralisée ; les avantages sont centralisés ; une partie des médias est centralisée ; les intellectuels ou prétendus tels sont centralisés. Mais, en termes d'action publique, la France est le pays le plus émietté au monde.
De mémoire - vous me pardonnerez si les chiffres sont approximatifs -, l'action publique, c'est grosso modo 500 milliards d'euros pour 8 000 organismes paritaires, 40 000 collectivités territoriales pour quelque 350 milliards d'euros de recettes et l'État qui fait figure de plus pauvre, avec autour de 320 milliards ou 330 milliards d'euros. Pourtant, c'est toujours lui qui impulse, dicte et accorde ou non son feu vert.
Le pays est émietté, mais l'action gouvernementale est recentrée sur Bercy, où tous les ministères sont doublés. Il y a une direction du logement et de l'urbanisme, une direction des affaires judiciaires, une direction des affaires militaires, une direction des affaires internationales, etc. Et l'énergie vient d'y être rattachée...
Je suis pour le contrôle budgétaire. Mais il pourrait être effectué par 10 000 personnes dans une tour de la Défense. Quand on se trompe dans une prévision de quelque 50 milliards d'euros à mi-chemin de la collecte, est-on vraiment qualifié pour aller contrôler ce qui se passe dans toutes les agences ?
Je pense donc qu'il est temps de revoir l'architecture gouvernementale. Les directions du budget, du Trésor, des impôts sont des directions émérites, parmi celles qui marchent le mieux au monde : bravo. Mais la prééminence intellectuelle sur les autres champs mérite d'être remise en question.
J'en viens à notre organisation paritaire. Jadis, les syndiqués représentaient 48 % à 52% de la population. À l'époque, diriger l'action publique était assez simple : l'État faisait tout, et les communistes faisaient la sécurité sociale. Les discussions étaient parfois animées, mais tout le monde finissait par se mettre d'accord : on était entre patriotes. Le poids moral syndical était considérable. Ce paritarisme a créé des avancées extraordinaires.
Simplement, c'est devenu un paritarisme de la gestion, où les négociations se font avec de jeunes gens de Bercy dans le cadre des conventions d'organisation et de gestion. Ne pourrait-on pas avoir un rôle beaucoup plus prééminent du paritarisme ?
Trouvez-vous normal que, dans une ville comme Saint-Quentin, il faille cinq équipes - celle de la ville, celle de l'agglomération, celle de la CAF, celle du département et celle de la politique de la ville - pour s'occuper des enfants des quartiers ?
Ne pourrait-on pas faire un bilan de la décentralisation, de Gaston Defferre à Jean-Pierre Raffarin et après ? N'y a-t-il pas là une forme de maquis dans lequel il est impossible d'aider les mamans et les professeurs ? Faut-il laisser ces derniers gérer tout seuls, alors qu'il y a des problèmes d'urbanisme, de logement, de santé publique ? Il faut tout un village pour élever un enfant, dit un proverbe africain. Et chez nous, nous faisons comme si c'était au seul professeur de le faire.
Nous avons une communauté de destin. Comment réorganise-t-on l'action politique de la France ? Si on transfère de l'argent, transférons le pouvoir législatif ou normatif correspondant. Sans cela, c'est inutile. Nous sommes entre deux systèmes : la France n'est pas un État fédéral, mais ce n'est plus un État centralisé ; c'est le pays le plus émietté que je connaisse.
À mes yeux, le problème est que, comme on ne sait pas, il faut contrôler, inspecter, entrer dans le système. Et le pire est que tout le monde est de bonne foi. Tout le monde se donne du mal. Tout le monde travaille. Tout le monde a peur de ne pas réussir.
Je pense que nous avons un problème de système. Il faut repartir d'une page blanche. Il ne s'agit pas seulement d'améliorer à la marge. Posons les choses : nous sommes un pays de quelque 70 millions d'habitants, sur une superficie de 650 000 mètres carrés, avec des montagnes, des forêts, des mers ; nous avons tel type de population, nous avons telles forces et telles faiblesses. Sur un sujet donné, qui est responsable ? Et qui rend compte ? À qui ? Cela peut être un parlement de province, le Parlement national, etc. Il est temps de faire ce bilan.
Je dis donc oui à la contractualisation, mais je pense que ce sera insuffisant. Selon moi, si la France est à l'arrêt, qu'il s'agisse d'économie, d'éducation, de cohésion sociale, d'action en faveur du climat, cela tient pour partie non pas à l'incapacité des dirigeants, mais à notre mode d'organisation, qui n'est pas du tout performant. Si vous ouvrez le capot de la voiture, je vous mets au défi de comprendre où sont les tuyaux ! Imaginez alors ce qu'il en est pour le citoyen.
M. Pierre Barros, président. - Au fil de nos auditions, nous essayons précisément d'ouvrir le capot de la voiture et nous nous apercevons de la complexité, qui dépasse la seule question des agences. Une réflexion sur le rôle de l'administration centrale et les modalités de mise en oeuvre des politiques publiques à l'échelon local s'impose.
Je fais partie des élus qui ont été, en quelque sorte, des « enfants de l'ANRU ». À la suite de mon élection comme maire en 2008, j'ai mis en oeuvre pendant dix ans des projets d'environnement urbain dans mon centre-ville. Cela n'a pas été simple, mais cela a été une très belle aventure. Et, effectivement, cela reposait sur un pari de bienveillance.
Selon vous, l'évolution actuelle de l'ANRU, que vous regrettez, est-elle irrévocable ? L'aviez-vous pressentie lors de la création de l'Agence ? Peut-on revenir en arrière sur la prise en main de la gouvernance par Bercy, ainsi que sur la RGPP et le new public management ?
À votre avis, quels leviers pourrait-on actionner pour que l'action de l'État et de ses services déconcentrés redevienne lisible ?
M. Jean-Louis Borloo. - Quand j'ai parlé de « page blanche », je n'ai pas dit qu'il fallait renverser la table. J'ai dit qu'il fallait mieux définir l'objectif, les missions et leurs opérateurs. Aujourd'hui, le dispositif est enkysté.
Je suis certain que le peuple de France serait d'accord pour savoir qui fait quoi et qui rend compte à qui. Mon expérience du Grenelle de l'environnement est qu'il y a beaucoup plus de malentendus que de désaccords. Je vous garantis que 80 % des Français seraient d'accord sur 80 % de la nouvelle organisation.
Certes, il faut travailler sur le passage du système actuel, qui a son histoire, ses pesanteurs, à un système parfait. Vous le savez, il est toujours très difficile de sortir de ses schémas de pensée. Nous empruntons toujours les mêmes chemins intellectuels pour réfléchir. Cela vaut pour moi, pour vous, pour tout le monde.
Après l'hippomobile, la première voiture fut une voiture électrique. La première à aller vite fut la « Jamais contente ». Puis, on a opté pour le moteur thermique, le fioul étant moins cher. Mais aujourd'hui, ce qui rend la voiture électrique populaire, ce n'est pas l'oeuvre d'un constructeur automobile ; c'est Tesla. De même, quand M. Piccard a voulu faire le tour du monde sans énergie fossile, avec son avion Solar Impulse, il est allé voir des bureaux d'études en aéronautique ; et comme ils n'ont pas cru à son projet, il est passé par un chantier naval.
Partir d'une feuille blanche, c'est définir des objectifs en nous demandant ce que nous voulons pour notre Nation à long terme, à moyen terme, à court terme. Qui s'en occupe ? Quand on transfère, transférons aussi le pouvoir normatif et choisissons un système de contrôle adapté.
Et dans l'immédiat, de grâce, rendons au préfet son rôle de tiers de confiance. Nous avons un corps d'élite de représentants de l'État central qui ont commencé comme conseillers de sous-préfecture ou comme sous-préfets. Ils sont un mix entre le territoire et la fonction publique classique.
Et il faudrait que les agences fassent deux ou trois fois par an, spontanément, un état des lieux aux préfets, ainsi qu'aux ministres. Prions d'ailleurs pour qu'il y ait un peu plus de stabilité ministérielle face à la stabilité des équipes des agences : la temporalité n'est pas neutre dans les rapports de pouvoir.
J'ai toujours pensé qu'il fallait changer radicalement le fonctionnement de l'ANRU, même si ce sera sans doute difficile. Encore une fois, ce ne sont ni le personnel ni le conseil d'administration qui sont en cause. Le problème, ce sont les contraintes qui sont imposées de l'extérieur. Comme il est toujours difficile de revenir en arrière, pourquoi ne pas imaginer une fondation d'intérêt supérieur de la Nation, avec des représentants de l'État, des régions, des départements, d'Action Logement et les partenaires sociaux ?
Pour moi, l'habitat, eu égard à tout ce qu'il représente d'un point de vue humain, est, avec l'école, l'un des deux principaux éléments du redressement de notre pays.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous avez été le ministre de l'écologie qui a introduit une vision unifiée, intégrant les transports, l'énergie, la biodiversité, le logement, etc. En regardant le fonctionnement de l'État en 2025, n'avez-vous pas le sentiment que le ministère est un peu dépecé et que ses compétences sont toutes transférées à des agences de plus en plus fortes, dans un partage des fonctions qui n'est d'ailleurs pas très clairement délimité ? Ce mode de fonctionnement vous semble-t-il plus efficace que le grand ministère de la fin des années 2000 ?
Notre objectif partagé est d'essayer de rendre les politiques publiques efficaces. Car quitte à faire des économies pour répondre à l'impératif budgétaire, autant les faire là où cela a du sens, au lieu de pratiquer des coupes à l'aveugle.
M. Jean-Louis Borloo. - Je ne suis pas convaincu que les économies soient à trouver dans chaque ministère, dans chaque agence ou au sein de chaque opérateur. À mon sens le sujet, c'est cette désorganisation générale qui nous amène à avoir des systèmes de contrôle, de régulation, de coordination, de cabinet, de communication, de justification d'existence absolument terrifiants. J'en évalue le coût à 150 milliards d'euros. Madame le rapporteur, dans quel état est le commissariat de votre territoire ?
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans le même état qu'il y a vingt ans.
M. Jean-Louis Borloo. - Voilà un exemple parfait. Il y a vingt ans, dans sa grande sagesse, le ministère de l'intérieur a décidé la grande opération des commissariats de France, en commençant par ceux dont la situation était la plus dégradée, au premier rang desquels se trouvait celui de Boulogne-Billancourt. Mais quand vous avez entre 240 milliards d'euros et 250 milliards d'euros de recettes pour 350 milliards d'euros de dépenses garanties, vous n'avez pas d'argent et vous êtes dans l'obligation de faire appel à la ville, à l'agglomération, au département, à la région, au gestionnaire du fonds européen de développement régional (Feder), au ministère de l'intérieur et, évidemment, à Bercy. Et comme il y a deux ministères, il faut faire appel à l'interministériel. Cela fait huit partenaires, soit une cinquantaine de personnes. Et nous en sommes à la trente-deuxième ou trente-troisième réunion en vingt-cinq ans.
Où sont les économies en France, me demandez-vous ? Vous êtes sûrs qu'elles se trouvent à l'Ademe ? C'est notre désorganisation qui est mortelle. Et tout le monde est de bonne foi. Une réunion réussie, c'est une réunion où tous les partenaires concernés par la rénovation du commissariat sont là. Mais, entretemps, les délinquants ont changé de quartier, la bouche de métro a changé d'emplacement, le bus ne passe plus au même droit, l'école a été déplacée... Qu'est-ce qui cause le déficit de la France ? Sa désorganisation.
Quand une institution est créée, elle a besoin de vivre et de justifier son existence. Par conséquent, elle communique, elle fait appel des cabinets, etc. Ce n'est pas tenable.
Je crains le déclin inexorable si nous ne modifions pas en profondeur le mode d'organisation de l'action publique. Après les agences, on s'attaquera aux opérateurs, puis aux autorités administratives indépendantes, puis aux ministères, puis aux collectivités locales, etc. Et, à chaque fois, dans vos auditions, vous aurez le sentiment d'entendre des gens qui se donnent du mal ; car, en effet, ils se donnent du mal. Je pense que c'est ce qui est en train de vous arriver. Parce que ce n'est pas le bon angle !
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je vous remercie de ce témoignage éclairant et édifiant, qui soulève des interrogations systémiques sur l'action publique locale. Comme élus, nous nous sommes engagés avec enthousiasme dans des projets et nous avons été confrontés à des lourdeurs administratives qui nous ont freinés. Les liens de confiance et de bienveillance se sont, en quelque sorte, transformés en relations de professeur à élève, de censeur à accusé. À qui la faute ? Comment y remédier ?
Ne légiférons-nous pas trop ? Je rejoins pour partie le président du Sénat quand il appelle à légiférer moins pour légiférer mieux. Mais ne faut-il pas revoir aussi la formation de nos élites administratives, eu égard, notamment, à cette culture du contrôle au détriment de l'action ?
La recherche permanente de l'anticipé, du parfait, aux dépens d'une forme de « bricole » n'est-elle pas paralysante ? Durant la crise du covid, c'est la « bricole » qui nous a permis de nous adapter ; nous avons mis de côté un certain nombre de formalités, qui ont sans doute été imposées avec un souci de bien faire, mais qui, en pratique, contrarient la mise en place de politiques destinées à faire le bien pour nos populations.
M. Ludovic Haye. - Je vous remercie pour vos propos auxquels je souscris totalement. Sans en rester à la nostalgie d'un âge d'or perdu, vous avez mentionné deux points qui me semblent très intéressants.
Tout d'abord, il y a cette notion de confiance quand on lance des projets et le fait que l'on privilégie aujourd'hui le risque zéro. Autrement dit, toutes les parties autour de la table doivent s'engager avant même que la première pierre soit posée. Il y a un côté très professionnel à vouloir écarter dès le départ toute forme de risque et toute possibilité de modification durant le processus de réalisation du projet. Toutefois, cela peut aussi refroidir un certain nombre d'acteurs et avoir des conséquences sur la réalisation du projet, qu'il soit immobilier ou écologique. Selon vous, le fait de ne plus laisser place à l'imprévu est-il un frein ou un moteur dans la réalisation des projets ?
Ensuite, vous avez fait référence au partage des responsabilités. Aujourd'hui, les retombées en matière de responsabilité sont telles, qu'elles soient d'ordre juridique ou autre, que ceux qui acceptent de s'engager en prenant sur eux telle ou telle action ne sont pas légion. Selon vous, ce renforcement très fort de la responsabilité peut-il entraver certains projets ?
Enfin, le financement d'un projet constitue le fameux nerf de la guerre. Vous avez mentionné les huit acteurs qui pouvaient intervenir sur un projet, mais j'en ajouterai un neuvième, puisque désormais les préfectures se partagent la répartition de la DETR et du fonds vert. Chaque niveau de collectivité arrive donc, en quelque sorte, avec un morceau de financement, ou une subvention, qui lui est propre. Dans le parcours que vous avez évoqué, je n'imagine donc pas qu'une collectivité ou un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) puisse intervenir uniquement pour avaliser les décisions qui ont été prises, par exemple en matière de norme. À chaque niveau de collectivité, des fonds sont proposés pour faire aboutir le projet. Considérez-vous que le partage des subventions à tous les niveaux d'organisation des collectivités pose problème ou pas ?
M. Christian Bilhac. - J'aimerais tout simplement rappeler que le socle républicain existe dans chaque commune et qu'il s'appelle la mairie. Peut-être faudrait-il s'en tenir à ce que le maire soit le décideur, le concepteur et le réalisateur, et à ce que le préfet soit le financeur et le contrôleur. Il faut en revenir à des choses simples.
Par exemple, il y a un ministère des sports, un office régional du sport, un office départemental des sports et un office intercommunal du sport. Mais dans la commune, c'est le maire qui s'occupe du sport, avec les associations locales. À quoi servent donc tous ces échelons ? Mieux vaut en revenir tout simplement au maire.
Je prendrai aussi l'exemple de l'école en précisant que je viens d'une commune rurale. Or qu'est-ce qu'une école rurale sinon une école-mairie ? C'était cela l'école, au début de la IIIe République. La République, c'était cela : le hussard noir, le maire, l'école de la mairie et le drapeau bleu, blanc, rouge. Il faudrait en finir avec les théories fumeuses et revenir à la simplicité.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Quelle appréciation portez-vous aujourd'hui sur le principe de précaution ?
M. Jean-Louis Borloo. - Monsieur le sénateur Bilhac, j'ajouterai que, en général, l'instituteur était aussi le secrétaire de mairie.
Je considère que c'est en commençant par fixer les objectifs à atteindre pour la population sur chacun des sujets que l'on parviendra à définir l'échelon pertinent. Il faudra peut-être vingt-cinq réunions et au début tout le monde risque de s'insulter, mais je vous assure que c'est ainsi que nous pourrons rebâtir une architecture pertinente. Dans certains cas, on privilégiera le tandem maire-préfet, mais pas forcément dans toutes les agglomérations. Il faudra étudier la question et je n'ai pas d'a priori quant aux réponses possibles. Je ne suis pas pour ou contre les régions, les départements ou les préfets. Ce qui m'importe, ce sont les Français et ce qu'on fait pour les mamans, pour les enfants, etc.
Nous vivons dans un pays tout de même un peu étrange. On y méprise le sport, surtout à l'école où il est très rare que le prof de sport soit le prof principal, mais aussi à l'université où les notes en sport ne comptent pas, et pourtant, nous sommes l'un des pays les plus sportifs au monde, ou du moins l'un des plus forts dans les compétitions au niveau mondial. Nous sommes un pays d'individualistes et de râleurs, et pourtant nous sommes champions du monde dans quasiment toutes les disciplines collectives.
Comment l'expliquer sinon par le fait que le sport est porté par la commune ? L'État a créé l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep), mais pour le reste le sport fonctionne par délégation à des fédérations sportives, grâce à 5 millions de bénévoles et à 120 000 éducateurs de très haut niveau. Il s'agit donc d'un milieu « autoporté » et nous pouvons constater que quand le système de contrôle français ne s'en mêle pas, nous sommes champions du monde.
Il faudra déterminer l'échelon pertinent sur chaque sujet et, sur certains d'entre eux, il pourra même y avoir deux échelons pertinents. Le Parlement existe à l'échelle nationale, mais pourquoi ne pas envisager un parlement pour le logement à l'échelle de la province ? Pourquoi faudrait-il que l'on fixe au niveau national la taille de la fenêtre des crèches à Courbevoie ? Cela n'a aucun sens.
J'ai la certitude que l'organisation peut rendre intelligent ou pas. Prenez la fonction publique, par exemple. Ceux qui y exercent forment une armée extraordinaire quand elle est mobilisée. Demandez-lui de construire une cathédrale et elle le fera. Mais pour mobiliser cette armée, il faut lui fixer un objectif et une mission, la rendre fière de cette mission et lui indiquer à qui elle doit rendre compte. Alors, elle sera prête à fournir des efforts inouïs et à travailler avec un niveau d'ingéniosité extraordinaire. Mais pour l'instant, le mode d'organisation auquel la fonction publique est soumise, c'est celui du contrôle, pas du soutien.
Mme Pauline Martin. - Je souscris entièrement à vos propos. Toutefois, pour en revenir au sport, ne croyez-vous pas que l'on s'y perd en démultipliant les responsabilités entre le ministère des sports et l'Agence nationale du sport (ANS) ?
M. Jean-Louis Borloo. - L'ANS n'est pas forcément nécessaire, mais ce n'est pas très important, car en réalité le niveau des moyens publics investis dans le sport en France est ridiculement bas. Et c'est là qu'est le drame, car le système éducatif sportif, complété par certains éléments d'ordre culturel, est le seul qui puisse sauver la jeunesse de France qui est en grand danger. Je ne peux qu'être navré quand j'apprends que 30 000 jeunes n'ont pas pu être accueillis dans un club de basket l'année dernière, à cause du manque d'encadrement et d'équipement. C'est une folie quand on connaît la situation de la cohorte annuelle des 800 000 enfants de France, dont 250 000 doivent être laissés de côté. Il suffit de regarder le budget du sport pour la Nation : ce n'est pas là que l'on trouvera des économies à réaliser et il faudrait au contraire faire de gros investissements.
M. Ludovic Haye. - Quelles sont vos préconisations au sujet du subventionnement ?
M. Jean-Louis Borloo. - À partir du moment où l'échelon est défini, le financement suivra.
M. Ludovic Haye. - Mais faudra-t-il que ce soit le conseil régional qui le décide ?
M. Jean-Louis Borloo. - Pourquoi partir de l'idée qu'il y aura forcément un conseil régional ? Il faut imaginer d'autres modes d'organisation, par exemple par bassin de vie, à un échelon un peu plus important que le département, mais bien plus petit que la région. Et dans ce bassin de vie, la représentation pourra se faire par mairie, une mairie équivalant à une voix. C'est une idée parmi d'autres, l'essentiel étant d'imaginer et de ne pas calquer. Il faut oublier les régions et les départements pour repartir de zéro. Certes, à une époque, le tandem maire-préfet fonctionnait. Mais il ne faut pas être dans la nostalgie. L'idée de ne pas ouvrir le chantier de l'organisation de notre action publique serait absurde.
Il faut bien comprendre que le Gouvernement et le Parlement sont les pauvres du système, mais ont une responsabilité morale. Ils n'ont pas de moyens et sont obligés de faire des promesses, si bien qu'ils trichent. La ponction de 1,8 milliard d'euros de dépenses que j'évoquais s'explique par le fait que la machine fuit. Il ne faut pas raisonner en pourcentage de PIB, mais en comparant les recettes aux dépenses, ce rapport établissant en l'occurrence un déficit entre 30 % et 40 %. Les responsables de Bercy le savent et c'est la raison pour laquelle ils cherchent à bloquer les dépenses partout, et surtout chez les autres.
C'est sûrement dans l'ordre des choses. En effet, quand une entreprise est en faillite, c'est toujours le moment où l'on fait le plus de réclame : on gesticule, on invite le banquier, on fait des promotions à moins 20 %... Nous en sommes là. Encore une fois, ce que je dis n'a rien à voir avec ce gouvernement ou ceux qui l'ont précédé. Mais il faudrait faire un bilan, car l'empilement des réformes qui ont été mises en place, à chaque fois pour une bonne raison, est un édifice dans lequel personne ne trouve son chemin. C'est d'ailleurs la même chose à Bercy : méfiez-vous si vous cherchez le bureau 512, car il ne se trouve pas dans le cinquième bâtiment, au premier étage, à la deuxième porte, ce serait trop facile !
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Le monde kafkaïen que vous nous décrivez est à l'origine d'une multiplication tentaculaire d'agences qui ont été créées pour répondre à deux problèmes. D'une part, le cadre de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) manque de souplesse pour permettre notamment de percevoir des recettes de tiers ou signer des conventions. D'autre part, lors de la réorganisation de l'administration territoriale de l'État, les ministères ont été comme dessaisis de leur objet opérationnel à travers sa direction régionale, de sorte qu'ils ont chacun voulu créer une agence propre, ne dépendant que d'eux. Pourriez-vous nous confirmer cela ?
M. Jean-Louis Borloo. - Je ne suis plus assez au fait de la situation pour vous répondre de manière pertinente sauf sur un point.
La Lolf était plutôt considérée comme une avancée quand elle a été créée, mais il est vrai que la complexité de l'engagement de l'État empêche un certain nombre de contractualisations, y compris d'ailleurs pour des programmes et des fonds européens. Qu'un ministère puisse avoir une agence opérationnelle qui dépend directement de lui ne me pose aucun problème, dès lors qu'elle est vérifiée, contrôlée et qu'elle répond à la commande. En revanche, le fait que le ministère en question n'ait aucun poids face à Bercy ne peut que perturber l'action publique. Ce ne sont pas les agences qui créent les 150 milliards d'euros de déficit, mais notre désorganisation, plus précisément notre inefficacité organisationnelle.
M. Pierre Barros, président. - Nous vous remercions pour ces échanges éclairants.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Patrice Vergriete (en visioconférence), président, et Mme Anne-Claire Mialot, directrice générale de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU)
M. Pierre Barros, président. - Nous recevons le président et la directrice générale de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). L'ANRU est l'une des agences les mieux connues du public comme des élus, dont certains ont souligné devant notre commission la qualité de vos travaux. Vous centralisez les financements destinés au renouvellement urbain, au point que votre agence est souvent identifiée aux grands projets de démolition et de reconstruction dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Pourriez-vous nous expliquer plus précisément l'articulation de votre action, tant en amont avec les financeurs qu'en aval avec les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui assurent la maîtrise d'ouvrage des projets ?
Vous êtes également en charge du programme national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD) et de certains projets inscrits dans les programmes d'investissement d'avenir (PIA).
L'ANRU n'a plus le statut d'opérateur de l'État ; les budgets budgétaires apportés par ce dernier sont résiduels. Quelles sont vos relations avec les services de l'administration centrale, les préfets et leurs services ? L'ANRU a-t-elle une autorité de tutelle ou ne rend-elle des comptes qu'à son conseil d'administration, sous le contrôle occasionnel de la Cour des comptes et du Parlement ?
La question de l'avenir de l'ANRU se pose ouvertement. Madame la directrice générale, vous avez co-signé un rapport remis au Gouvernement en février dernier. Vous y proposez non seulement de poursuivre l'action de l'ANRU dans un troisième programme national, mais aussi d'étendre ses interventions à des territoires situés en dehors des QPV - par exemple, le tissu pavillonnaire ou les zones concernées par le recul du trait de côte. Je comprends la volonté de faire bénéficier d'autres territoires de l'expérience de l'ANRU, mais comment s'assurer qu'une telle extension ne brouille pas la perception des délimitations de compétences entre notamment l'ANRU, l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et l'Agence nationale de l'habitat (ANAH) ?
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, je vous informe que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site du Sénat et qu'un compte rendu sera publié. Je dois également vous rappeler que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de nos éventuels liens d'intérêts avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrice Vergriete (en visioconférence) et Mme Anne-Claire Mialot prêtent serment.
Je propose que Madame Mialot intervienne, puis je compléterai éventuellement son propos introductif.
Mme Anne-Claire Mialot, directrice générale de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). - L'ANRU est effectivement une agence connue, créée il y a 20 ans et spécialisée dans la mise en oeuvre des programmes de renouvellement urbain. Notre mission a été définie par la loi du 1er août 2003. Nous intervenons sur des territoires strictement délimités, sélectionnés en raison des dysfonctionnements urbains majeurs qu'ils présentent. Nous ne sommes pas un guichet ouvert, mais une agence ciblant des territoires spécifiques.
Notre intervention s'inscrit dans un cadre partenarial fort, tant au niveau du financement que de la mise en oeuvre. Le nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) est financé à 90 % par des acteurs autres que l'État, principalement par Action Logement et la solidarité, au travers notamment de la participation des employeurs pour l'effort de construction (dit « 1 % Logement ») ainsi que par les bailleurs sociaux en solidarité au niveau national. L'État ne contribue qu'à hauteur de 10 % au programme de renouvellement urbain.
Ce partenariat historique a justifié la création de l'Agence en 2003. Cette structure de financement se reflète dans la composition de notre conseil d'administration au sein duquel ce n'est pas l'État, mais les financeurs de l'Agence, qui sont majoritaires : Action Logement, bailleurs sociaux, représentants des collectivités et du parlement.
Au niveau local, nous finançons des projets portés par les collectivités territoriales, impliquant l'ensemble des acteurs du renouvellement urbain : collectivités, bailleurs, aménageurs et autres parties prenantes.
Notre rôle est de financer des projets urbains globaux de manière pluriannuelle. Cette garantie de crédits sur le temps long, par l'Agence, permet aux collectivités et aux bailleurs de s'engager sur des projets structurants de renouvellement urbain des quartiers.
Cette forme ad hoc a été pensée au regard de ces particularités.
Le national et le local s'articulent simplement : des critères d'intervention sont définis au niveau national par arrêté ministériel. Les projets sont ensuite élaborés par les collectivités territoriales et examinés par les équipes expertes de l'Agence. Un dialogue constant s'instaure entre nos experts et les porteurs de projets locaux, permettant d'affiner et d'optimiser les propositions.
Au niveau territorial, les projets sont portés par les intercommunalités, en collaboration étroite avec les maires et l'ensemble des acteurs locaux. Les préfets sont nos délégués territoriaux ; ils assurent le lien entre le local et le national. Ce processus permet une maturation des projets au niveau territorial. Les experts de l'ANRU apportent ensuite, si besoin, une expertise supplémentaire.
Nous sommes une agence de financement, d'expertise et de conseil, mais aussi de contrôle. Nous vérifions que les crédits sont engagés conformément aux objectifs fixés. Des revues de projet sont organisées tous les ans - tous les deux ans pour les projets les plus conséquents - afin de vérifier la bonne exécution des programmes.
Nous portons principalement un programme de renouvellement urbain : le programme national de renouvellement urbain (PNRU), voté en 2003, prolongé en 2014 par le NPNRU. Chacun de ces programmes représente 12 milliards d'euros de subventions et génère un effet multiplicateur de quatre, soit environ 48 milliards d'investissements dans les quartiers concernés.
Au fil du temps, de nouveaux programmes nous ont été confiés Le PNRQAD, que nous gérons conjointement avec l'ANAH et l'État, représente 150 millions d'euros par an pour l'ANRU. Son ampleur est bien moindre que celle du NPNRU. Le PNRQAD vise à intervenir sur les centres anciens et dégradés.
Les enjeux d'habitat privé peuvent être significatifs dans certains quartiers et nécessiter des interventions lourdes de recyclage et d'évolution ; ils ont été intégrés dans le cadre du NPNRU.
Nous avons ainsi un programme principal, le NPNRU, et un programme secondaire, le PNRQAD, que nous gérons en collaboration avec l'ANAH.
Nous sommes par ailleurs opérateur de PIA pour le compte de l'État, notamment ceux liés aux enjeux de développement durable et solidaire, tels que « Villes durables et solidaires » ou « Démonstrateurs de la ville durable ». Notre implication dans ces programmes se justifie par leur mise en oeuvre dans des quartiers que nous connaissons de manière approfondie, permettant une opérationnalisation au plus près du terrain.
S'agissant de nos relations avec l'État, nous ne sommes plus un opérateur, mais un établissement public industriel et commercial à comptabilité privée. Cette forme particulière est liée à notre mode de financement. Elle ne nous empêche pas d'être contrôlés de manière étroite par l'État. Nous sommes sous la cotutelle du ministère de la transition écologique et du ministère en charge des collectivités territoriales. Plus précisément, la cotutelle est assurée par la direction générale des collectivités locales (DGCL), la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature (DGALN), et la Direction de l'Habitat, de l'Urbanisme et des Paysages (DHUP). Le contrôle économique et financier est assuré par la DGCL.
Au-delà de ce contrôle de l'État, nous agissons sous le contrôle du Conseil d'administration de l'ANRU. Nos comptes sont vérifiés par un commissaire aux comptes qui, cette année encore, les a certifiés sans réserve ni observation.
Au niveau territorial, les préfets sont nos délégués. Nous entretenons un lien étroit avec ces derniers, qui sont en contact permanent avec les collectivités locales. Ce mode d'organisation est à la fois pertinent et utile, car il allie le niveau national et le terrain. Nous bénéficions également du soutien de 305 ETP dans les Directions Départementales des Territoires (DDT), travaillant sur les programmes de renouvellement urbain pour le compte de l'ANRU.
Les préfets disposent d'une délégation pour signer un certain nombre d'actes au nom de l'ANRU. Ils jouent un rôle crucial dans le pilotage et la mise en oeuvre des projets au quotidien.
La question de l'avenir de l'ANRU et de la création d'un nouveau programme de renouvellement urbain se pose de manière précise. Le gouvernement nous avait confié la mission de formuler des préconisations. Nous avons insisté sur la nécessité pour l'Agence de poursuivre les actions dans les QPV, compte tenu des fragilités socio-économiques persistantes et des dysfonctionnements urbains et environnementaux qui subsistent dans certains territoires.
Le Gouvernement nous avait également interrogés sur la possibilité d'étendre la « méthode ANRU » à d'autres défis et territoires. Dans nos recommandations, nous indiquons qu'il nous apparaît nécessaire de consolider au préalable les dispositifs existants, notamment ceux de l'ANCT et ceux de l'ANAH pour l'habitat privé. Grâce à son expertise, l'ANRU pourrait intervenir, en complément, sur d'autres enjeux ou territoires. Nous l'avons fait avec le PNRQAD pour l'habitat privé dégradé. Néanmoins, notre priorité est bien de poursuivre nos interventions dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, où se concentrent les populations les plus précaires.
M. Patrice Vergriete. - Je souhaite rebondir sur quelques points.
Monsieur le président, vous souligniez dans votre introduction que l'ANRU est l'une des agences les plus connues. Il est important d'en comprendre les raisons.
En tant que maire et président d'intercommunalité, je peux affirmer que les interventions de restructuration lourde dans les quartiers prioritaires seraient impossibles sans l'intervention de l'ANRU. Son soutien est absolument indispensable aux bailleurs, aux aménageurs et aux collectivités locales pour transformer ces quartiers. Des millions d'habitants ont vu leur vie changer grâce aux interventions de l'ANRU. Il n'est pas rare que des gens parlent de « quartiers ANRU » ou de « projets ANRU ». C'est la raison pour laquelle l'Agence est devenue une référence incontournable pour les maires et les présidents d'intercommunalité ; beaucoup considèrent sa présence comme une nécessité absolue dans le paysage urbain.
Vous soulevez par ailleurs la question des territoires prioritaires de l'ANRU. Je suis l'un des co-signataires de la lettre de mission confiée à Cédric Van Styvendael, Jean-Martin Delorme et Anne-Claire Mialot pour réfléchir à l'avenir du renouvellement urbain. En tant que ministre du Logement, je m'interrogeais sur l'opportunité d'étendre la restructuration à d'autres quartiers prioritaires de la ville. L'idée n'était pas de sortir de l'objectif prioritaire que sont les QPV : la politique de la ville demeure notre objectif prioritaire.
Lors d'une récente visite au Franc-Moisin, j'ai pu constater que les besoins de restructuration urbaine restent considérables. Les quartiers relevant de la politique de la ville nécessitent encore de profondes transformations. L'héritage moderniste ne correspond plus aux attentes actuelles de la population ni au fonctionnement d'une ville
Je me suis également interrogé sur la possibilité d'étendre l'expertise de l'ANRU à d'autres contextes urbains. Les centres-villes anciens de villes moyennes présentent parfois un bâti obsolète. L'expertise développée par l'ANRU dans la restructuration des quartiers en difficulté pourrait-elle être utile à ces territoires ? Le rapport mentionne également les zones devant s'adapter rapidement aux changements climatiques. Cette réflexion était sous-jacente dans la lettre de mission. Le rapport a tenté d'y répondre.
Notre intention n'est pas de modifier notre trajectoire prioritaire. L'ANRU reste pleinement mobilisée sur les QPV, où les besoins sont les plus évidents et les plus pressants. Néanmoins, à l'instar de ce que nous avons fait pour le PNRQAD - qui concerne marginalement d'autres quartiers - nous nous interrogeons sur la possibilité d'utiliser notre expertise, notre connaissance et nos relations avec les élus locaux au bénéfice d'autres territoires. L'objectif est d'ouvrir la question et d'en débattre avec les acteurs de territoire.
Je souhaite également insister sur la dimension partenariale de l'Agence. Lors de son audition, Jean-Louis Borloo a dû souligner l'importance des financements d'Action Logement et de la solidarité inter-bailleurs dans le programme de rénovation urbaine. En effet, 90 % du financement provient de ces acteurs via l'USH. L'État est très minoritaire dans le financement de ces programmes. L'ANRU se justifie aussi par cet intense travail partenarial, que je m'attache à faire fonctionner en tant que Président, en veillant notamment aux bonnes relations entre Action Logement, l'USH, l'État et la Caisse des Dépôts. Ce travail se fait aux côtés des collectivités locales qui, bien que n'étant pas directement dans l'ANRU, interviennent dans les projets locaux. Cette approche partenariale est une caractéristique essentielle de l'ANRU qui a permis des avancées significatives.
L'ANRU fonctionne par programmes, conformément à la volonté de Jean-Louis Borloo. Cette approche visait à renforcer la visibilité de l'action publique et la relation partenariale de l'Agence. L'idée d'un programme de renouvellement urbain, avec un début et une fin, une géographie identifiée et un ensemble de projets à mettre en oeuvre avant un éventuel nouveau programme, a donné une forte visibilité à l'action de l'ANRU dans les territoires. Les maires connaissent parfaitement les différents programmes. Cette approche a sans doute contribué à la notoriété de l'Agence que vous évoquiez dans votre introduction.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je vous remercie. Vous évoquiez la visibilité de l'action publique. L'extension des compétences de l'agence au recul du trait de côte ne nuirait-elle pas considérablement à cette visibilité ? Nous nous éloignons là de la problématique qui a présidé à la création de l'ANRU. Jean-Louis Borloo l'a rappelé : il s'agissait de transformer des grands ensembles conçus comme des cités ouvrières, fermés sur eux-mêmes, pour ouvrir ces quartiers et ainsi éviter qu'ils deviennent des enclaves. La question du recul du trait de côte est d'une tout autre nature.
Madame la directrice générale, vous indiquez que l'ANRU est associé au projet de ville durable. J'avoue avoir du mal à cerner son rôle spécifique. J'ai découvert que l'Agence appartient à une association nommée France Villes et Territoires durables. Cette association compte une vingtaine de membres de nature très diverses, dont le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
Je ressens une volonté de doter l'ANRU de compétences additionnelles pour justifier son existence, car sa mission initiale - transformer de grands ensembles créés dans les années 1960-1970 - arrive à sa fin. Plusieurs villes sont sorties de l'ANRU pour des raisons budgétaires, considérant qu'elles pouvaient financer seules la fin des programmes et qu'il était opportun de concentrer les moyens sur les collectivités moins dotées. Que pouvez-vous répondre à ces remarques sur ce qu'était l'Agence à sa création et ce vers quoi nous pourrions la faire évoluer ?
M. Patrice Vergriete. - L'objectif est de conserver la spécificité de l'ARU sur les territoires de la politique de la ville. Le travail n'est pas terminé, comme en témoigne la situation dans de nombreux grands quartiers d'habitat social. Il suffit de se rendre au Franc-Moisin ou à Marseille pour constater que les enjeux de la politique de la ville nécessitent encore des restructurations importantes.
L'idée n'est pas de changer la vocation de l'ANRU, mais de s'interroger sur la manière dont nous pourrions utiliser l'expertise et le savoir-faire de l'Agence dans les restructurations urbaines lourdes. En tant que ministre du Logement, j'ai soulevé cette question. Je n'ai pas suggéré que l'Agence devrait lancer demain un programme sur le trait de côte ou destiné à d'autres territoires.
J'ai longtemps été président de France Villes et Territoires Durables, avant de devenir ministre. Cette structure a vocation à travailler sur le concept de ville durable à la française. Son objectif est de rapprocher les acteurs d'une vision homogène de ce que peut être une ville durable en France. Lorsque nous procédons à des rénovations lourdes, nous intégrons désormais systématiquement les enjeux de développement durable. Cela inclut l'adaptation au changement climatique, la place accordée aux mobilités douces et, plus généralement, la conception d'une ville durable. France Villes Durables porte cette réflexion auprès de tous les acteurs. Notre vision de la ville durable en France diffère de celle de la Chine ou des États-Unis.
Je précise que France Villes Durables n'est pas un opérateur de l'État, mais une association, qui réunit divers acteurs pour réfléchir à ces concepts et définir les fondamentaux de l'urbanisme durable français.
Lorsque l'ANRU examine des projets de nouvellement urbain, nous évaluons leur cohérence avec les critères de développement durable définis en France. Toute transformation urbaine que nous soutenons intègre nécessairement les principes du développement durable.
Mme Anne-Claire Mialot. - Les interventions de l'Agence se concentrent sur les QPV, pour mettre en oeuvre les programmes de renouvellement urbain. L'exigence de contribution à la ville durable est inscrite dans la loi. Je rappelle que les deux piliers des programmes de renouvellement urbains sont, d'une part, de contribuer à la mixité sociale, et d'autre part, de contribuer à la ville durable pour améliorer la vie des habitants du quartier. Nous respectons la loi à l'origine de notre création. Notre action est circonscrite au périmètre spécifique des QPV.
Le débat sur le futur de l'Agence n'a été ouvert que par la remise d'un rapport, qui formule plusieurs préconisations. J'ignore les recommandations que le Gouvernement souhaitera retenir.
J'insiste : nous intervenons uniquement dans les QPV et, plus particulièrement, dans les 450 quartiers les plus difficiles parmi les 1 500 QPV existants. Ces quartiers concentrent les dysfonctionnements les plus lourds. Nous avons été mandatés pour financer et accompagner les collectivités dans leurs projets de renouvellement urbain.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quelles ont été les conséquences pour l'agence de la perte de son statut d'opérateur suite à la loi ELAN - hormis le fait que son suivi financier semble désormais plus aléatoire ? En effet, nous avons constaté que l'ANRU n'apparaissait plus dans la liste des établissements publics suivis.
Mme Anne-Claire Mialot. - Dès lors que nous relevons de la comptabilité publique, nous ne faisons plus l'objet d'un contrôle a priori par le comptable public. En tant que directrice générale, j'assume la responsabilité exécutive de l'Agence dans l'engagement et le paiement des dépenses. Ce fonctionnement accélère les paiements et facilite le déploiement des programmes.
Contrairement aux premières informations qui vous ont été remontées, nous sommes toujours soumis à un contrôle économique et financier, assuré par la Direction générale des collectivités locales. Cette dernière produit d'ailleurs un rapport annuel. Je vous invite à auditionner la DCL pour plus de détails sur leurs travaux de contrôle tout au long de l'année.
La Cour des comptes effectue également des contrôles réguliers, comme elle le fait dans toutes les agences de l'État.
Enfin, un commissaire aux comptes certifie chaque année nos comptes.
La loi ELAN a instauré la création d'un comité d'audit, composé d'experts et de représentants du Conseil d'administration. L'instance est chargée de valider annuellement un plan d'audits internes et externes ainsi qu'un plan de contrôle interne. Dans ce cadre, nous effectuons des vérifications quant à l'utilisation des fonds publics alloués aux bailleurs et collectivités locales, en étudiant notamment leur conformité. Nous conduisons également des audits internes sur nos processus de fonctionnement. Le pôle Maîtrise des risques m'est directement rattaché, ce qui me permet de diligenter des audits et des contrôles sur des sujets spécifiques.
Nos tutelles ont été attentives au plan de maîtrise des risques que nous avons déployé. Je m'attache à mettre en oeuvre cette politique de contrôle de la manière la plus exhaustive possible.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - En 2024, l'Inspection générale des affaires culturelles a produit un rapport sur la culture dans les QPV. Le document critique l'ANRU pour son action isolée et constate que les bâtiments rénovés sont souvent rapidement dégradés après leur livraison, faute de coordination avec les acteurs socio-culturels locaux. Comment répondez-vous à cette critique ?
Pourquoi l'ANRU n'a-t-elle pas intégré dès sa création un volet d'accompagnement social, à l'instar de l'ancienne Agence nationale pour la cohésion sociale ?
M. Pierre Barros, président. - L'Agence nationale pour la cohésion sociale assurait effectivement un travail d'accompagnement social, reconnaissant l'importance d'associer le renouvellement urbain à un travail auprès des habitants et de leur environnement social. Cette structure s'est transformée, jusqu'à devenir l'ANCT. Pour sa part, l'ANRU s'est concentrée sur le renouvellement urbain et est désormais parfaitement identifiée sur cette activité. Cependant, la question de l'accompagnement social des habitants dans ces quartiers en transformation reste pertinente. Les structures chargées de cet aspect ont évolué au fil du temps. Estimez-vous que ce volet est suffisamment pris en compte ? Selon vous, faudrait-il recréer une structure dédiée à l'accompagnement social ?
Mme Anne-Claire Mialot. - La loi du 1er août 2003 reposait sur deux piliers : le renouvellement urbain et la politique de cohésion sociale. La loi avait cette volonté assemblière, considérant que l'intervention en matière de renouvellement urbain devait s'accompagner de plans de cohésion sociale pour permettre une approche globale et assurer un suivi dans la gestion du quartier.
La loi Lamy de 2014 renforce cette approche et accentue l'articulation entre renouvellement urbain et contrat de ville.
Concrètement, la partie « Politique de la ville » est gérée par l'ANCT, avec une forte délégation aux préfets, chargés de l'animation territoriale des partenariats. L'ANRU se concentre sur la pérennité des interventions de renouvellement urbain. Nous demandons aux collectivités territoriales de travailler des plans de gestion, ensuite présentés en comité d'engagement en vue de valider les financements. Le plan de gestion doit notamment préciser la manière dont le quartier sera entretenu, dont la qualité de vie sera garantie et dont les enjeux de sûreté et de sécurité seront pris en compte.
Dans les quartiers présentant des défis particuliers en matière de sûreté, nous adoptons une approche en trois temps afin que ces enjeux soient pris en compte dans les plans initiaux (prévention situationnelle) puis pendant la phase de travaux et, enfin, dans le plan de gestion post-travaux.
Je n'ai pas souvenir du passage du rapport que vous citez. Quoi qu'il arrive, l'ANRU demande bien aux collectivités d'établir un plan de gestion afin de veiller qu'un suivi sera assuré une fois le programme terminé. Je pense que nous pouvons collectivement nous améliorer sur ce point, car je constate lors de mes déplacements que des quartiers rénovés ne bénéficient pas d'un entretien à la hauteur des investissements réalisés. Il est important de garantir la pérennité des améliorations apportées aux quartiers.
Dans le rapport remis au Gouvernement, nous préconisons une meilleure articulation avec la cohésion sociale. Il est crucial d'assurer une meilleure coordination entre nos actions de renouvellement urbain et les initiatives de cohésion sociale. Nous finançons des écoles, mais s'il n'y a pas de professeurs pour assurer les enseignements, l'intérêt est plus que limité. Nous devons adopter une approche globale et cohérente pour maximiser l'impact de nos interventions.
M. Patrice Vergriete. - Les acteurs locaux jouent un rôle primordial dans la mise en oeuvre des projets de renouvellement urbain. L'ANRU valide et soutient les initiatives locales, mais il ne lui revient pas de définir les projets ou d'organiser la concertation avec les habitants. Le rôle de l'Agence est de. Les maires, les présidents d'intercommunalités et les bailleurs sociaux sont en première ligne sur ces sujets. En tant que maire, il est de ma responsabilité d'articuler les transformations urbaines et le volet social, de suivre l'engagement des bailleurs sociaux, d'impliquer les habitants ou encore d'interpeller l'État ou l'ANRU.
Bien sûr, l'ANRU vérifie lors des comités d'engagements que les projets intègrent la participation des habitants et les enjeux de gestion urbaine de proximité. Pour autant, la réalisation concrète relève des acteurs de terrain. L'ANRU impose l'implication des habitants dans le projet, mais il revient aux acteurs locaux de la mettre en oeuvre. Le comité d'engagement valide des projets qui émanent de ces parties prenantes. L'ANRU n'a jamais été là pour se substituer aux acteurs locaux et au suffrage universel des élections municipales.
M. Pierre Barros, président. - L'ANRU est un acteur exceptionnel pour réparer la ville lorsque cela est nécessaire. Si les objectifs politiques sont parfois discutables, ces grands ensembles traduisent l'histoire de la France d'après-guerre. Il est important de les aborder avec respect, tant vis-à-vis des décisions antérieures que vis-à-vis des habitants qui ont construit leur vie dans ces quartiers.
Qu'advient-il une fois le projet terminé ? L'ANRU offre un accompagnement important dans la gestion humaine de proximité et l'ingénierie, qui ne pourrait pas se mettre en oeuvre sans le programme. Une fois le projet fini, la collectivité n'est pas nécessairement en mesure de maintenir seule un tel niveau d'intervention. L'ANRU aide à réparer le quartier et participe à favoriser la mixité sociale en attirant les classes moyennes. Ces projets modifient en profondeur les données socio-économiques de la collectivité. Paradoxalement, la réussite du programme peut créer des difficultés, notamment si la commune n'est plus éligible à des dispositifs d'aides - la dotation globale de fonctionnement, par exemple. La démarche est positive, mais peut avoir pour conséquence de dégrader financièrement la collectivité. La rénovation urbaine emporte des changements profonds. Dans votre lettre de cadrage, portez-vous cette réflexion sur l'accompagnement des collectivités et des quartiers dans « l'après-ANRU » ? Le sujet est majeur pour l'avenir de nos politiques urbaines.
Mme Anne-Claire Mialot. - Cet aspect est fondamental, car le programme promet d'améliorer durablement la vie des habitants du quartier, au moins en ce qui concerne leur cadre de vie.
Dans la construction des politiques publiques, le suivi post-programme relève du contrat de ville passé entre l'État, la collectivité et l'ensemble des parties prenantes. Le financement de l'ANRU se limite strictement à la durée du programme, de l'élaboration du projet à sa conclusion. Nous n'intervenons pas dans la gestion quotidienne, qui relève de la responsabilité du maire et s'inscrit dans le cadre du contrat de ville - si le quartier reste en zone prioritaire.
Nous pouvons envisager d'autres modalités de fonctionnement, mais les modalités actuelles sont celles-là. Il me semble que sur les territoires dans lesquels les collectivités sont engagées, en collaboration avec l'État, les choses progressent de manière satisfaisante.
M. Patrice Vergriete. - Le principe même d'un programme est d'avoir un début et une fin. Cette approche permet de justifier clairement l'utilisation des fonds, notamment ceux provenant de partenaires comme Action Logement. Votre question sur ce qu'il advient à la fin de l'accompagnement de l'ANRU est toutefois légitime. Selon moi, elle soulève en réalité la problématique plus large du fonctionnement normal de la gestion d'une ville, entre une commune et une intercommunalité.
Prenons l'exemple de Dunkerque, où je suis à la fois maire et président de l'intercommunalité. Nous engageons des programmes ANRU. À Saint-Paul-sur-Mer, les changements sont substantiels, y compris en termes d'équilibre démographique. L'intercommunalité joue un rôle crucial, en mettant en place des mécanismes de solidarité vis-à-vis de la commune. Nous projetons l'arrivée de 20 000 emplois sur le territoire dunkerquois, ce qui suppose de construire des écoles et des logements - notamment sociaux. L'intercommunalité a mis en place un dispositif pour accompagner ces communes et les aider à faire face à ces défis.
Le territoire réel de la ville dépasse souvent les frontières administratives communales. L'ANRU intervient sur un projet bien défini ; la suite s'inscrit dans le droit commun du rapport entre la commune et l'intercommunalité.
Mme Pauline Martin. - Pourriez-vous nous fournir des informations pratiques sur votre budget, le nombre d'agents ou encore le statut de l'Agence ?
M. Hervé Reynaud. - Madame la directrice générale, lors de votre nomination, vous faisiez part de votre volonté de rester fidèle aux ambitions qui ont présidé à la création de l'ANRU. Pensez-vous y être parvenue ? Jean-Louis Borloo constate des évolutions notables. La rénovation urbaine n'est plus la grande cause nationale qu'elle pouvait être. Au fil des ans, j'ai ressenti une forme de bureaucratie et de complexification des échanges avec les territoires. Ne pensez-vous pas que l'ANRU est à la croisée des chemins ? Dans quelle mesure pouvons-nous rendre plus efficace l'action de l'Agence ?
M. Pierre Barros, président. - Quelle suite a été donnée au rapport rendu au Gouvernement ?
Les petites et moyennes collectivités peuvent-elles bénéficier de vos interventions ? Je pense notamment aux communes de moins de 10 000 habitants confrontées à des problèmes d'habitat dégradé nécessitant une rénovation, qui cherchent activement des moyens pour réaliser ces projets.
Par ailleurs, ne pensez-vous pas que votre champ d'action se limite trop à l'urbanisme ?
M. Christian Bilhac. - L'urbanisme ne se limite pas au bâti : il doit appréhender la manière de vivre ensemble sur un territoire. Ne vous êtes-vous pas enfermés dans une vision de l'urbanisme qui se limite à l'habitat ?
À Montpellier, nous dynamitons des tours d'un côté, tout en inaugurant l'Arbre blanc de l'autre.
La Paillade est le quartier sensible. Il y a 40 ans, la mixité sociale y était extraordinaire, tout le monde se battait pour y vivre. Nous attribuons les difficultés actuelles à l'habitat, alors qu'il n'a pas changé. Des quartiers avec une architecture similaire ne rencontrent pas les mêmes problématiques. Nous passons à côté de quelque chose si nous nous concentrons sur l'aspect architectural. Il est essentiel d'élargir notre perspective pour comprendre pleinement les enjeux urbains.
M. Michaël Weber. - Les habitants du territoire mosellan ne comprennent pas les disparités qui existent entre deux collectivités voisines du fait des seuils d'éligibilité. D'un côté, des communes telles que Behren-lès-Forbach bénéficient d'actions et de moyens substantiels de la part de l'État, leur permettant d'opérer des changements significatifs. D'un autre côté, les communes voisines de Farébersviller et Théring n'ont pas pu bénéficier d'un accompagnement qu'elles réclament à cor et à cri. Je trouve choquant de constater de telles disparités, alors que ces collectivités font face aux mêmes problématiques. L'incompréhension de la population est forte. Nous devons nous interroger sur l'action menée afin que celle-ci soit plus juste et plus efficace.
Mme Anne-Claire Mialot. - Le NPNRU représente un investissement total de 12 milliards d'euros, comprenant 10,8 milliards d'euros de subventions pures et 3,3 milliards d'euros de prêts - considérés comme équivalents à 1,2 milliard d'euros de subventions. L'utilisation de ces 12 milliards d'euros s'étend sur une période de dix à quinze ans, selon les projets. L'année 2024 a été une phase active du programme, au cours de laquelle nous avons engagé un milliard d'euros.
Sur les 10,8 milliards d'euros de subventions, 250 millions sont alloués au fonctionnement de l'Agence pour l'ensemble de la durée du NPNRU. Notre budget annuel de fonctionnement oscille entre 22 et 24 millions d'euros selon les années, dont 14 millions d'euros de masse salariale. Ces chiffres sont présentés en toute transparence dans notre budget.
Nous comptons 135 ETP à l'échelon national, dont 115 ETP dédiés aux politiques de renouvellement urbain. Les 20 ETP restants sont affectés à la mise en oeuvre de programmes complémentaires, principalement les PIA, qui autofinancent les postes correspondants. La Direction financière concentre une cinquantaine de personnes. Ce volume reflète l'importance de nos fonctions d'engagement et de contrôle. Les autres profils sont majoritairement des experts - architectes, urbanistes, ingénieurs - chargés d'accompagner et de conseiller les collectivités territoriales dans leurs projets.
Au regard du budget que nous gérons, le nombre d'ETP en central reste relativement faible.
L'État estime qu'environ 300 ETP au sein des DDT et DREAL participent au pilotage de la politique de renouvellement urbain. Notre système s'appuie fortement sur le niveau territorial, pour la validation des dépenses et la vérification du service fait, en collaboration étroite avec les préfets et les services déconcentrés de l'État.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je constate une légère divergence dans les chiffres que vous présentez. Le budget initial 2024 de l'ANRU porté à notre connaissance ne mentionne pas 22 millions d'euros de charges, mais 30 millions d'euros, constitués de 14,4 millions d'euros de charges de personnel et 15,7 millions d'euros de charges de fonctionnement.
Mme Anne-Claire Mialot. - Je vous prie de m'excuser pour cette confusion. La différence s'explique par le fait que je vous ai présenté le solde net, en tenant compte des refacturations sur les PIA.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Les sommes refacturées sur les programmes d'investissement d'avenir sont supportées par les contribuables.
Mme Anne-Claire Mialot. - Il est important de distinguer le périmètre global de l'Agence et celui spécifique au NPNRU. Les 23 millions d'euros de frais de fonctionnement nets mentionnés concernent uniquement le programme NPNRU pour cette année. Nous avons d'autres frais de fonctionnement liés aux PIA. Nous vous fournirons les chiffres détaillés pour clarifier cette répartition.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Sur ce même périmètre, j'ai noté 2,1 milliards d'euros de charges d'intervention. Ce montant correspond-il aux engagements ?
Mme Anne-Claire Mialot. - Ces 2,1 milliards d'euros représentent les engagements, et non les paiements. Nous avons payé 975 millions d'euros, mais en avons engagé 2 milliards. Le tableau transmis inclut les charges d'intervention qui, en comptabilité privée, correspondent aux engagements. Cela explique la différence que vous releviez. Nous ne sommes pas un opérateur classique de l'État ; les éléments ne sont pas exactement les mêmes en comptabilité publique et en comptabilité privée. Ce statut particulier a nécessité quelques adaptations dans la présentation de nos comptes pour répondre au format demandé dans votre questionnaire.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Pouvez-vous préciser vos propos, lorsque vous indiquez que l'État « estime » que 300 ETP participent au pilotage de la politique de renouvellement urbain ? Si un agent consacre 50 % de son temps au programme ANRU et 50 % au programme ANAH, nous devrions être en mesure de le déterminer avec exactitude.
Mme Anne-Claire Mialot. - Je m'excuse pour l'utilisation inappropriée du terme « estime ». Une enquête précise est réalisée chaque année auprès des services de l'État pour établir le nombre exact d'ETP affectés à nos missions. Pour l'année écoulée, ce volume s'établit à 305 ou 310 ETP. Nous vous transmettrons le tableau détaillé.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ces ETP ne sont pas à votre charge ?
Mme Anne-Claire Mialot. - Non, ces emplois sont gérés par les services de l'État.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Comptez-vous des fonctionnaires parmi vos effectifs ? Si oui, dans quelle proportion ?
Mme Anne-Claire Mialot. - Notre effectif est composé majoritairement de salariés de droit privé, qui représentent 84 % du total. Les 16 % restants sont des fonctionnaires en détachement, principalement en CDI. Je pourrais vous communiquer des réponses plus détaillées sur ce point.
M. Pierre Barros, président. - Comment les effectifs ont-ils évolué depuis 2003 ?
Mme Anne-Claire Mialot. - Les effectifs se sont accrus en 20 ans. La principale hausse est due à l'internalisation de la comptabilité publique, auparavant gérée par l'agence comptable. Cette évolution s'est poursuivie progressivement. Une centaine de personnes a toujours été affectée aux programmes PNRU.
Mme Pauline Martin. - Un calcul simple de 40 millions d'euros divisés par 135 ETP donne une moyenne de 100 000 euros par salarié. Comment justifiez-vous ce montant ?
Mme Anne-Claire Mialot. - La masse salariale inclut les cotisations patronales. Je ne pense pas que notre agence présente des problématiques particulières en termes de rémunération. Nous pourrons vous transmettre les données de masse salariale plus précises.
Lors de ma nomination, j'avais fait part de ma volonté de respecter les grands enjeux de l'ANRU. L'objectif était de déployer rapidement les programmes dans les quartiers prioritaires de la ville afin d'atteindre les objectifs fixés pour 2026. Il s'agissait aussi d'améliorer la vie des habitants, de favoriser la mixité sociale et de promouvoir la construction durable. Je crois que l'Agence - et vous avez été plusieurs à le dire - a montré sa capacité à porter et mettre en oeuvre des projets ambitieux. Je suis satisfaite du travail accompli par nos équipes sur le terrain.
Depuis ma prise de fonctions il y a trois ans, nous avons travaillé à la simplification des procédures et à une meilleure articulation avec les autres opérateurs, notamment dans le cadre de l'initiative « Quartiers résilients ». Nous avons également renforcé nos coopérations avec l'Ademe. A Behren-lès-Forbach, nous avons travaillé en étroite collaboration avec l'Ademe pour financer à la fois l'expansion du réseau de chauffage urbain et la réhabilitation des logements. L'objectif est ainsi d'adopter une approche globale et cohérente.
Comme nous l'avons indiqué dans le rapport sur l'avenir du renouvellement urbain que nous avons remis au Gouvernement, des améliorations restent possibles en termes de simplification, de différenciation selon les territoires et d'efficacité collective.
Je connais bien le quartier de la Paillade. Les raisons de son vieillissement prématuré sont multiples. Certains quartiers ont été construits hâtivement et se sont rapidement dégradés. D'autres n'ont pas réussi à trouver un mode de fonctionnement adéquat. L'ANRU intervient alors pour résoudre des dysfonctionnements urbains. L'urbanisme de dalle était considéré comme l'avenir dans les années 1960, mais il présente aujourd'hui de nombreux défauts.
Les interventions de l'ANRU ne se limitent pas à l'habitat. Notre action aborde la transformation urbaine dans son ensemble : habitat, équipements publics, aménagements urbains. Cette approche globale nous permet d'apporter des changements significatifs aux collectivités et aux quartiers concernés.
Nous intervenons uniquement dans les QPV, dont la définition même repose sur des notions de seuil. Dans le premier programme, l'ANRU pouvait intervenir sur des opérations isolées, plus ponctuelles, dans des quartiers plus petits. Certains suggèrent que l'Agence pourrait travailler sur ces sujets à l'avenir. Une telle orientation nécessiterait toutefois un nouveau programme, qui n'est pas encore décidé. Actuellement, nous nous concentrons sur les 448 quartiers pour lesquels nous avons été mandatés.
M. Patrice Vergriete. - En tant que maire, j'admets qu'il est parfois difficile d'accepter les décisions prises en comité d'engagement par les partenaires nationaux qui financent nos projets via l'ANRU. Pour autant, le passage devant le comité d'engagement nous oblige à être opérationnels, à réfléchir à des éléments précis du projet et à approfondir les explications. Je ne suis pas certain que nos résultats seraient aussi opérationnels sans ce process. Cette exigence d'explication et de preuve d'opérationnalité me semble être de nature à favoriser les démarches postérieures au passage devant le comité d'engagement.
Il est toujours possible d'assouplir certains aspects. Des mesures ont d'ailleurs été prises en ce sens, notamment en reportant certaines décisions à l'échelon préfectoral plutôt qu'en comité d'engagement. Néanmoins, pour les opérations importantes et les changements majeurs dans les projets, l'obligation de justifier les transformations reste cruciale.
Lorsque j'échange avec des maires insatisfaits de la procédure en comité d'engagement, beaucoup admettent finalement qu'ils n'avaient peut-être pas intégré certains éléments d'explication essentiels. Je ne crois pas que la complexité et la bureaucratisation soient si importantes. L'ANRU est l'une des structures dans lesquelles je ressens le moins ces phénomènes.
Au-delà de l'habitat, l'ANRU aide à repenser le fonctionnement global d'un quartier et son intégration dans l'agglomération. Cette approche est cruciale, car de nombreux problèmes découlent précisément du manque de connexion entre un quartier et le reste de l'agglomération.
Vous avez raison de souligner que l'ANRU ne constitue pas à elle seule la politique de la ville. Elle en est un élément essentiel, focalisé sur la rénovation urbaine. La rénovation urbaine est un processus complexe et pluriannuel, qui implique de multiples partenaires. La forte dimension technique de l'Agence n'épuise pas l'intégralité des enjeux de la politique de la ville. Les questions d'éducation, de sécurité, d'emploi, de formation et de gestion de proximité peuvent être abordées dans le cadre de l'ANRU, mais ne s'y limitent pas. Le droit commun et le contrat de ville doivent apporter les éléments complémentaires au programme de rénovation urbaine pour que celui-ci soit un succès.
Le choix de la géographie d'intervention n'appartient pas à l'ANRU, mais à l'État. En tant que ministre du Logement, j'avais souhaité ouvrir une réflexion sur l'opportunité de mobiliser l'expertise de l'Agence dans d'autres territoires. Je pensais notamment aux petites communes ou aux centres-villes de taille moyenne, où le savoir-faire de l'ANRU pourrait s'avérer bénéfique. Cette question a ensuite été reprise dans le rapport.
Nous avons toujours veillé à associer les grands projets à des projets de moindre envergure, essentiels à la structuration urbaine. Cette approche pourrait constituer une recommandation pertinente pour un éventuel ANRU 3, que j'appelle de mes voeux.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - En vous orientant vers des territoires plus restreints, ne risquons-nous pas d'empiéter sur le domaine de compétences de l'ANCT, tel que nous le concevons ? Comment allons-nous gérer cette potentielle confrontation d'acteurs intervenant sur des objets similaires ? Cette situation nous ramène invariablement à la question de la lisibilité de l'action publique.
M. Patrice Vergriete. - L'ANCT, à travers le programme Action Coeur de Ville, traite effectivement la question des contrats de ville. En complément, nous pouvons envisager que l'ANRU intervienne sur des projets de restructuration lourde. J'insiste sur la notion de restructuration lourde, qui suppose des interventions d'une ampleur supérieure à celles observées dans le cadre d'Action Coeur de Ville ou des contrats de ville classiques.
Dans certains territoires confrontés à un bâti très obsolète, où la réhabilitation s'est avérée insuffisante malgré plusieurs tentatives, une restructuration en profondeur pourrait s'imposer. Il ne s'agirait pas d'intervenir sur des centaines de territoires, mais sur quelques-uns qui nécessiteraient plus qu'une simple réhabilitation ou rénovation. La restructuration lourde doit-elle se limiter exclusivement aux QPV ? Cette approche reste indispensable et prioritaire pour les quartiers prioritaires de la ville, mais existe-t-il en France d'autres quartiers nécessitant une restructuration plus conséquente que ce que peuvent offrir actuellement l'ANCT, Action Coeur de Ville ou des dispositifs similaires ? Cette réflexion m'habitait lorsque j'étais ministre du Logement. C'est une question que je soumets, sans y apporter de réponse définitive.
M. Pierre Barros, président. - Je vous propose d'en rester là. Je vous remercie pour votre contribution aux travaux de notre commission d'enquête.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 10.
Jeudi 3 avril 2025
- Présidence de Pierre Barros, président -
La réunion est ouverte à 10 h 40.
Audition de MM. Marc Chappuis (en visioconférence), préfet des Alpes-de-Haute-Provence, et Philippe Court, préfet du Val d'Oise
M. Pierre Barros, président. - Nous recevons aujourd'hui MM. Marc Chappuis - en téléconférence -, préfet des Alpes-de-Haute-Provence, et Philippe Court, préfet du Val-d'Oise, pour leur témoignage sur la création de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).
M. Marc Chappuis, vous avez été directeur ou directeur adjoint de cabinet de plusieurs ministres chargés de la cohésion des territoires entre 2017 et 2022. M. Philippe Court, vous étiez entre 2018 et 2020 directeur de cabinet de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Vous avez donc été tous deux témoins et acteurs de la création de l'ANCT, dont nous avons reçu les dirigeants actuels voilà deux semaines.
Par la suite, vous avez repris des postes dans l'administration préfectorale, ce qui vous permet de voir concrètement comment se passe l'action de l'ANCT dans des territoires aussi différents que les Alpes-de-Haute-Provence et le Val-d'Oise. Nous en avons eu un aperçu vendredi dernier lors d'un déplacement dans ce dernier département, où le préfet Philippe Court était présent.
Notre mission a un périmètre large, puisqu'elle porte sur les missions des agences, des opérateurs et des organismes consultatifs. Nous nous demandons dans quelle mesure la création d'agences permet de réaliser de manière plus efficace des tâches qui pourraient être effectuées par d'autres acteurs, tels que l'État central, les services déconcentrés ou les collectivités territoriales.
Cette question se pose tout particulièrement pour l'ANCT ; je vous demanderai donc de nous expliquer quels choix ont été faits lors de la création de cette agence.
Le rapport de préfiguration de Serge Morvan était très ambitieux et prévoyait d'intégrer l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), l'Agence nationale de l'habitat (ANAH), l'Établissement public national d'aménagement et de restructuration des espaces commerciaux et artisanaux (Épareca) et l'Agence du numérique, tout en se rapprochant progressivement d'autres opérateurs tels que le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema), l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), voire Atout France et Business France. Pourquoi cette option n'a-t-elle pas été retenue ? Cela aurait sans doute été plus difficile, mais n'aurait-on pas gagné du temps ? Le directeur général du Cerema plaide aujourd'hui pour poursuivre vers une plus grande intégration de certaines de ces agences.
Par ailleurs, même à une échelle moins vaste, quelles ont été les difficultés rencontrées lors de la création de l'ANCT, avec la fusion de plusieurs entités existantes ? Le rapprochement des missions et des services est-il allé aussi vite que vous l'aviez prévu ? D'une manière générale, pensez-vous que l'ANCT a trouvé ses marques suffisamment rapidement auprès des collectivités territoriales ? Sinon, quelles leçons pourrions-nous en tirer ?
Il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite tous deux à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Chappuis et Philippe Court prêtent serment.
M. Marc Chappuis, préfet des Alpes-de-Haute-Provence. - Ce témoignage est celui du préfet d'un département rural éloigné de Paris, où l'attente vis-à-vis de l'État est particulièrement forte, notamment en ce qui concerne l'accompagnement des projets locaux. Mon département comprend 198 communes, dont 90 % comptent moins de 1 500 habitants. J'ai consacré cinq années à l'aménagement du territoire au sein du ministère de la cohésion des territoires et douze en collectivité, notamment dans des fonctions de direction générale. Mon expérience me permet donc d'avoir un regard à la fois sur l'État et sur les collectivités.
En introduction, je souhaiterais revenir sur la genèse de la création de l'ANCT.
En mai 2017, le président de la République décide de relancer une politique d'aménagement du territoire et, en juillet de la même année, annonce au Sénat la création de l'ANCT. Cette initiative visait à répondre aux critiques récurrentes adressées à l'État, qui était accusé d'avoir abandonné toute velléité en la matière.
Le rapport d'information des sénateurs Hervé Maurey et Louis-Jean de Nicolaÿ, publié en mai 2017, s'ouvrait sur une question : « Qu'est-ce que l'aménagement du territoire aujourd'hui ? » et se concluait par un constat sévère : « Depuis les années 1990, force est de constater que l'État a abandonné toute ambition en matière d'aménagement du territoire ». Ce diagnostic appelait une action vigoureuse pour « réinventer » une politique ambitieuse.
Il était également reproché à l'État d'être déconnecté des réalités locales, en fonctionnant fréquemment par appels à projets. Cette approche incitait les collectivités à se conformer aux priorités de l'État plutôt que de mettre en oeuvre leurs propres priorités.
La loi du 22 juillet 2019 portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires précise que l'Agence a pour mission principale d'apporter aux collectivités une aide en ingénierie, mais aussi de porter les initiatives de l'État en matière d'aménagement du territoire. À cette époque, quatre grandes transformations étaient mises en avant : démographique, écologique, numérique et économique. Selon l'État, c'était à l'Agence d'apporter des réponses adaptées à ces enjeux.
Qu'a apporté l'Agence de nouveau ? Ayant, comme Philippe Court, été très directement associé à la conception et à la création de cette agence, je pense que son originalité réside avant tout dans son rôle d'« opérateur d'opérateurs ». En effet, l'Agence dispose de moyens propres limités, et l'essentiel des moyens qu'elle injecte dans les territoires provient des opérateurs avec lesquels elle contractualise. Par exemple, le programme Action Coeur de ville est le fruit d'un partenariat entre Action Logement, la Banque des territoires, l'ANAH, ainsi que les crédits de droit commun de l'État, dont la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) et la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL).
L'ANCT joue ainsi son rôle en défendant une logique partenariale et contractuelle avec les collectivités. Elle part des besoins spécifiques du territoire et, en réponse, montre que les moyens existent : ils sont « sur étagère ». La répartition n'est pas effectuée a priori, mais offre, en fonction de la dynamique des projets portés par chaque collectivité, la possibilité d'accéder à des ressources considérables. Les collectivités engagées dans ces programmes l'ont bien compris, obtenant bien plus de crédits que ce qu'elles auraient pu espérer avec une répartition mécanique ou arithmétique.
Autre originalité : l'ANCT s'appuie sur le réseau territorial des préfets et des directions départementales des territoires (DDT), ce qui permet de donner toute sa dimension à l'État déconcentré et au rôle d'« effecteur » des préfets de département.
Ces caractéristiques distinguent l'Agence de trois autres types d'opérateurs : certains, comme l'Ademe ou les agences de l'eau, disposent de fonds à répartir ; d'autres, à l'instar du Cerema, dispensent aux collectivités des conseils et expertises techniques ; d'autres encore, tels que l'Office français de la biodiversité (OFB), exercent des fonctions régaliennes.
L'ANCT a plutôt été construite comme un « opérateur trait d'union » entre l'État et les collectivités territoriales. Pour ce faire, elle bénéficie d'un certain nombre de moyens d'action, hérités des opérateurs qui la composent.
En premier lieu, l'Agence possède une connaissance très fine des dynamiques territoriales, acquise au fil des décennies, notamment grâce à la délégation à l'aménagement du territoire et à l'attractivité des régions (Datar) et à l'utilisation des cartographies.
En second lieu, elle détient une forme d'expertise souvent assez peu considérée : celle de la relation avec les collectivités territoriales et du travail avec celles-ci. Cette expertise est garantie par la structure de son conseil d'administration, qui réunit toutes les collectivités, et surtout par l'usage du contrat. Les contrats de plan, les contrats de ville et les programmes que l'Agence déploie reposent tous sur une logique contractuelle. On définit des objectifs communs, on part des réalités du territoire, puis on met en place, sur plusieurs années, les conditions pour atteindre ces objectifs. Cette logique différenciée contraste avec celle où des moyens sont injectés à partir d'une vision de l'État pour un territoire, sans véritable alliance entre l'État et les collectivités.
L'ANCT fait ainsi preuve d'originalité et de modernité, mais aussi de sobriété, puisqu'elle ne compte que quelques centaines d'agents.
J'en viens au bilan de l'action de l'Agence, cinq ans après sa création.
En tant que préfet de département, je constate que l'Agence est bien reconnue par les élus locaux, grâce aux programmes qu'elle a déployés et qui bénéficient à de nombreuses collectivités. Je citerai France Services, le New Deal mobile et les programmes territorialisés comme Action Coeur de ville, Petites Villes de demain ou Villages d'avenir.
L'ANCT est aussi très appréciée pour son soutien sur mesure en ingénierie, qui est gratuite pour les petites communes rurales - dans les Alpes-de-Haute-Provence, elles en ont largement bénéficié.
Dans une perspective plus large, on peut dire qu'en cinq ans l'Agence a permis d'orienter beaucoup plus de moyens nationaux vers les territoires, en particulier les zones rurales, perçues - à tort ou à raison - comme étant moins bénéficiaires des crédits nationaux. Même si beaucoup reste à faire, l'approche partenariale me semble comprise par les collectivités.
Si l'on examine l'aspect strictement local de l'État, je constate que les programmes proposés par l'Agence ont joué un rôle très structurant pour des services territoriaux comme les DDT. Celles-ci sont de plus en plus engagées dans l'accompagnement des projets, plutôt que de se limiter à une approche purement réglementaire qui avait pris le dessus depuis plusieurs années.
Historiquement, les DDT assuraient cet accompagnement à travers l'assistance technique de l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (Atesat), mais cela a été supprimé à la suite de plusieurs réformes de l'État territorial. Aujourd'hui, les agents des services habitat, risques ou planification, soutiennent de nombreux projets.
J'oserai une analogie : une telle démarche permet d'être sur l'adret de l'action administrative, et non simplement sur l'ubac. Dans un département de montagne, cette image prend tout son sens : l'État, souvent critiqué pour son approche excessivement normative et réglementaire de l'action publique, retrouve à travers ces programmes une dynamique plus motivante pour les équipes, qui peuvent se positionner comme des partenaires de la réussite des projets, en termes non seulement d'investissement, mais aussi, et surtout, d'ingénierie.
M. Philippe Court, préfet du Val-d'Oise. - J'apporterai un témoignage de praticien, nécessairement influencé par ses fonctions dans le département du Val-d'Oise, très urbain, mais aussi rural - en particulier le Vexin ou la Plaine de France.
Comme vous l'avez mentionné, j'ai été directeur de cabinet de la ministre de la cohésion des territoires. Ingénieur de formation, j'ai commencé ma carrière à la fin des années 1990 à la tête du service d'ingénierie publique au sein d'une direction départementale de l'équipement (DDE).
À l'époque, l'essentiel de mon activité consistait à travailler non pas à côté des collectivités, mais pour elles, en étant maître d'oeuvre, conducteur d'opérations, assistant à la maîtrise d'ouvrage. Nous réalisions, entre autres, l'aide technique à la gestion communale (ATGC), qui a précédé l'Atesat. Par la suite, j'ai occupé des postes tant au niveau central, notamment dans des fonctions chargées de la tutelle des établissements publics, qu'au niveau territorial.
Nous, les agents de l'État, avons été formés avec cette vision, très présente dans les années 1990, de la nécessité de transformer l'État en un État stratège. À cette époque, le mot d'ordre, particulièrement marquant, était que l'État devait se concentrer sur ses fonctions stratégiques. Lorsqu'il s'agissait de mettre en oeuvre des actions plus concrètes, des opérateurs étaient censés s'en charger, que ce soit des démembrements de l'État via des établissements publics ou des agences, des acteurs décentralisés comme les collectivités ou encore des acteurs du secteur privé.
Cette vision de l'État stratège s'appuyait à la fois sur la théorie de la nouvelle gestion publique, fortement influencée par des modèles étrangers, et sur d'autres théories, comme celle du polycentrisme de l'action publique, qui soutenait l'idée qu'il fallait multiplier les perspectives, publiques ou privées, sur un projet pour en saisir pleinement la portée.
Au cours des dix dernières années, on a observé un mouvement de balancier, au motif que l'efficacité n'est pas toujours synonyme d'une approche thématique, spécialisée et « verticalisée », qui, certes, permet des processus plus industriels, plus efficaces et moins coûteux. L'efficacité doit désormais tenir compte de certaines évolutions dans la conduite de nos projets.
Première évolution : les projets, publics ou privés, sont devenus bien plus complexes qu'auparavant. Il fut un temps où un projet pouvait être conduit selon un prisme, une réglementation ou un mode de financement. Aujourd'hui, on constate la forte interaction entre tous les volets des politiques publiques. Par exemple, lorsqu'on réalise une étude d'impact ou une évaluation environnementale, il faut examiner l'ensemble des effets d'une décision publique sur son environnement.
Cette complexification s'est accompagnée d'une accélération du rapport au temps, sous l'influence des quatre grandes transformations mentionnées par Marc Chappuis : démographique, écologique, numérique et économique. La puissance publique, comprenant aussi bien l'État que les collectivités locales, n'est plus le maître des horloges ; elle doit s'adapter aux évolutions et accompagner ceux qui en ont besoin.
Deuxième évolution, qui a atténué la nécessité de spécialiser l'intervention publique : le besoin de proximité. La création de l'Agence s'est produite presque simultanément avec la crise des « gilets jaunes », qui a mis en évidence ce besoin immense de proximité. Cette proximité, qui ne se limite pas à la seule dimension physique, implique d'être en mesure d'apporter, tout en respectant des principes communs - la Nation française est très attachée au principe d'égalité - des réponses différenciées en fonction des territoires, des situations ou des individus. C'est là tout l'enjeu de la différenciation. La proximité consiste aussi à être capable de moduler, d'assouplir ou d'adapter les politiques publiques.
Troisième évolution, le besoin de responsabilité. Entreprises, associations, particuliers, collectivités : tous les acteurs souhaitent qu'une personne clairement identifiable porte la responsabilité d'une décision publique et que cette personne soit également redevable, au sens de sa capacité à rendre compte et à opérer des modifications de trajectoire pour l'avenir. Le besoin de proximité irrigue désormais toutes les relations que nous avons avec les collectivités locales et les entreprises, y compris les plus grandes d'entre elles.
Quatrième évolution, enfin, le souci de lisibilité. Les acteurs ont besoin de savoir qui fait quoi, mais, surtout, de percevoir le sens de ce qui est fait. Une approche trop thématique, ou trop verticale, rend parfois l'action conduite difficilement compréhensible.
Finalement, le rôle de la puissance publique ne change pas fondamentalement : il consiste toujours, pour un lieu et un moment donné, à définir ce qui fait l'utilité publique. Et, pour cela, il faut peser l'ensemble des avantages et des inconvénients, faire un choix, l'expliciter et l'assumer.
L'ANCT a été conçue pour répondre de façon originale à ces aspirations d'efficacité, de lisibilité et de responsabilité avec, dès le départ, l'affirmation forte du préfet en tant que guichet unique. L'Agence est un opérateur original, à vocation ensemblière, dont la première mission est de concevoir des programmes, c'est-à-dire de faire dialoguer des politiques publiques a priori assez éloignées les unes des autres - je pense par exemple aux programmes concernant les cités éducatives, France Services ou Action Coeur de ville.
L'Agence est également un centre de ressources, qui fait certes beaucoup pour la cohésion des territoires ruraux - mon collègue Marc Chappuis en a parlé -, mais qui agit aussi pour les territoires urbains dans le cadre de la politique de la ville.
Je signale aussi que, lors de la création de l'ANCT, tout a été mis en oeuvre pour éviter une discontinuité d'action entre la nouvelle agence et les dispositifs précédents, sans perdre deux ans à monter la structure.
Au fond, l'ANCT est un opérateur destiné à soutenir l'action de l'État, notamment dans son côté le plus opérationnel, le « dernier kilomètre ». Cela explique aussi les choix qui ont été faits initialement : la tutelle de la direction générale des collectivités locales (DGCL), le préfet comme délégué territorial. Elle n'a pas forcément à communiquer sur elle-même.
Parmi les programmes déployés par l'Agence, plusieurs apparaissent comme des réussites : France Services, les cités éducatives, Action Coeur de ville, Petites Villes de demain ou encore le mouvement de déploiement des tiers lieux.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quand vous évoquez l'État stratège, n'y a-t-il pas un fossé entre le rôle majeur que jouait jadis la Datar en matière d'aménagement du territoire et les programmes Action Coeur de ville ou Petites Villes de demain ?
M. Philippe Court. - Nous avons tous été nourris par les grandes heures de la Datar, mais, s'agissant du rôle de l'État dans l'aménagement du territoire, il me semble qu'il convient de distinguer trois périodes.
On a commencé, après la guerre, par la grande époque de l'État ingénieur. Depuis Paris, armé de son expertise technique, il savait ce qui est bon pour le pays. Dans son rôle de planificateur national, de penseur et de stratège, la Datar disposait de moyens d'action très puissants, mis au service d'une approche qui était toutefois très directive.
Est venu ensuite le temps de la décentralisation : l'État s'est alors mué davantage en juriste. Chargé de répartir au mieux les compétences, il était guidé par l'idéal du jardin à la française.
Aujourd'hui, il me semble que nous sommes engagés dans une troisième période. Les enjeux de cohésion des territoires sont sans doute moins visibles, mais toujours aussi présents. De surcroît, ils varient selon les lieux. C'est un peu le temps de l'État agronome, qui soutient l'agriculture là où il est nécessaire de le faire, qui accepte aussi de ne pas intervenir quand tout se passe bien.
Au final, la logique a quelque peu évolué, elle est devenue plus contractuelle, mais jamais l'État, sous ses différentes facettes, n'a été aussi présent dans les politiques rurales et les politiques de cohésion des territoires.
M. Marc Chappuis. - Le temps de l'État « datarien » est en effet révolu. Dans un contexte post-décentralisation, le défi est aujourd'hui pour lui de gérer des sujets complexes avec les collectivités. La question de la méthode a toujours été centrale, mais, si j'osais une analogie, je dirais que l'ANCT est aujourd'hui devenu l'opérateur par excellence de la loi 3DS - différenciation, déconcentration, décentralisation et simplification.
Différencier, c'est considérer qu'une approche sur mesure, adaptée aux besoins et aux caractéristiques d'un territoire, ne constitue pas une atteinte au principe d'égalité républicaine. Par exemple, dans le département très rural où j'exerce, les collectivités ont un fort besoin d'appui en ingénierie.
Déconcentrer et décentraliser, c'est considérer que l'État n'est plus le seul à pouvoir agir, comme dans les années 1960. Il doit tenir compte de la libre administration des collectivités locales. La logique de contrat se fonde justement sur la libre expression des volontés de l'État et des collectivités, qui ont le choix de contractualiser ou de ne pas contractualiser. Les programmes ne sont en aucun cas imposés aux collectivités locales. L'État agit donc dans une République décentralisée, selon un format déconcentré, en s'appuyant notamment sur le fameux couple maire-préfet qui a particulièrement été mis en lumière lors de la crise du covid.
Simplifier, enfin, c'est permettre aux collectivités d'accéder plus facilement aux financements - l'ANCT négocie avec de grandes institutions nationales contre Action Logement, la Banque des territoires ou l'ANRU - et à l'ingénierie, via un marché à bons de commande passé par l'Agence.
On peut toujours regretter l'État « datarien », mais la décentralisation est passée par là et l'urgence pour l'État consiste désormais à réinventer une méthode de travail qui lui permette de déployer de grandes ambitions en matière d'aménagement du territoire.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous dites que le programme des cités éducatives a permis de faire dialoguer les ministères de l'éducation nationale et de la ville. Était-il vraiment nécessaire de créer une agence pour cela ? Une réunion interministérielle n'aurait-elle pas suffi ?
M. Philippe Court. - Les préfets essaient de faire le meilleur usage des outils mis à leur disposition par la loi. Entendons-nous bien, les programmes conçus par l'Agence n'ont pas d'autre vocation que de mettre en oeuvre les politiques voulues par le Gouvernement et l'État. Mais le fait d'avoir une structure pérenne et une méthode originale - l'approche transverse - est un gage d'efficacité, notamment dans les dossiers complexes. Le programme France Services, produit complexe qui a permis d'intégrer des services issus d'horizons très divers, fournit une bonne illustration du travail positif de conception réalisé par l'ANCT.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La direction interministérielle de la transformation publique (DITP) ne pouvait-elle pas concevoir cet outil ? Les services du Premier ministre comptent dans leur périmètre plusieurs directions transversales. Il y aurait ainsi un expert de la politique de la ville à l'ANCT, un autre au ministère de la ville, idem pour la réussite éducative. Si l'on conserve le modèle de l'Agence, comment s'assurer de l'absence de doublon d'expertise et de compétences ailleurs dans la structure étatique ? Comme vous l'avez signalé, les agences ont vocation à exécuter les politiques du Gouvernement ; elles ont donc aussi vocation à s'appuyer sur des services de l'administration centrale.
M. Philippe Court. - Nous sommes tous au service du Gouvernement et du législateur, mais la culture des organisations a aussi son importance. La Datar était pétrie d'une vocation culturelle d'aménagement du territoire. L'ANCT, pour sa part, est guidée par la cohésion des territoires, conçue au sens large. Cette idée irrigue l'ensemble des programmes qu'elle conçoit et la manière dont elle dialogue avec l'administration territoriale et les collectivités locales. En la matière, elle dispose d'une valeur ajoutée, d'une compétence et d'une expertise que d'autres structures n'ont pas.
Je connais bien la DITP pour avoir travaillé au sein du ministère en charge de la réforme de l'État. L'existence même de cette structure est guidée par la transformation et la réforme de l'État, et non par les enjeux de cohésion du territoire.
Je ne conteste toutefois nullement qu'il existe au sein de l'État un certain nombre de doublons qu'il faut inlassablement essayer d'identifier et de supprimer.
M. Marc Chappuis. - L'État et les collectivités sont souvent organisés autour d'une lecture thématique des politiques publiques. Une direction est chargée des politiques éducatives, une autre des politiques de santé, une troisième de l'urbanisme... L'ANCT s'appuie sur une grille d'analyse différente, qui retient le territoire et ses différentes réalités comme point de départ de la conception des politiques publiques.
Il ne s'agit pas d'opposer ces deux logiques, mais de les articuler au mieux. La plus-value de l'Agence, c'est justement que son logiciel d'action part des territoires, selon une approche sur mesure et différenciée. Elle a par ailleurs la capacité de mobiliser tout le réseau déconcentré de l'État, ce qui est un gage d'efficacité.
On peut choisir de partir d'un besoin thématique et inviter les collectivités à répondre à un appel à projets doté d'un cahier des charges national prérédigé. On peut aussi partir du terrain, objectiver un projet de territoire, de concert avec les collectivités, et concevoir une réponse sur mesure en mobilisant différents moyens nationaux en fonction des besoins. Ce sont deux logiques différentes.
Un sujet complexe comme la revitalisation des centres-villes ne peut se réduire ni à l'action de l'État ni à celle d'une seule collectivité. Il nécessite d'agréger un certain nombre de moyens et d'agir sur une pluralité de leviers qui ne sont pas les mêmes à Digne-les-Bains, Saint-Malo ou Colmar.
L'ANCT part des organisations et apporte une lecture territoriale qui s'ajoute à la lecture thématique classique. C'est précisément ce qui fait la plus-value et la singularité de cet opérateur.
M. Cédric Vial. - Souvent présentée comme une troisième étape de la décentralisation, la contractualisation n'est-elle pas surtout une manière pour l'État de remettre la main sur des politiques qui avaient été transférées aux collectivités ? Vous dites qu'une collectivité n'est jamais obligée de contractualiser. Ce n'est pas tout à fait vrai. Elle peut certes décider de ne pas contractualiser, mais il faut alors qu'elle renonce à toute aide de l'État.
J'aimerais bien savoir, par exemple, ce qu'apportent les contrats de relance et de transition écologique (CRTE) aux territoires, hormis une complexité supplémentaire, des études nouvelles à réaliser et des lignes budgétaires en moins.
La politique de contractualisation peut aussi venir entraver et complexifier la conduite de certains projets. Si l'on fait confiance aux collectivités, c'est seulement dans le cadre fixé par l'État, dont le respect sera ensuite strictement contrôlé.
Ces politiques apportent rarement des financements, mais plutôt de la visibilité et parfois de l'ingénierie, mais de l'ingénierie qui est nécessaire pour l'État pour comprendre ce que fait la collectivité. Or la collectivité, elle, sait ce qu'elle veut faire avant même la contractualisation : les études demandées par l'État servent surtout à contrôler les décisions déjà prises par les collectivités. Ces études facilitent sans doute la compréhension du dossier par les agents qui l'instruisent, mais je ne suis pas sûr qu'elles apportent une simplification ou une aide aux collectivités.
Les élus ont souvent beaucoup de mal à comprendre le rôle de l'ANCT. Je n'ai jamais rencontré une personne autre qu'un préfet pour défendre l'Agence ! Les préfets en comprennent le fonctionnement et, pour eux, elle représente des moyens mis à leur disposition. De notre côté, nous nous demandons sincèrement si toute cette ingénierie, certes nécessaire, ne pourrait pas s'organiser différemment. Pourquoi ne pas envisager par exemple de la confier directement à certains préfets, en prévoyant aussi des procédures plus souples et plus locales ?
M. Pierre Barros, président. - Cette question d'une forme de retour en arrière dans l'organisation des politiques publiques décentralisées est revenue régulièrement au fil des auditions.
Mme Pauline Martin. - Quand vous vous adressez à une commission d'enquête qui s'interroge sur l'efficience des opérateurs et que vous parlez de l'ANCT comme un « opérateur d'opérateurs », vous comprendrez aisément que nous puissions avoir quelques réserves...
Mon département, le Loiret, est le parfait contre-exemple des louanges que vous adressez à l'ANCT, qui y est presque inexistante. C'est le conseil départemental qui exerce les missions d'ingénierie territoriale auprès des collectivités et l'ANCT intervient à la marge, surtout d'ailleurs pour casser ou contraindre certains projets.
L'action de l'ANCT n'est pas lisible, en tout cas pas dans le Loiret - mais je sais que ce cas n'est pas isolé. On pourrait aussi envisager que les collectivités travaillent sur les questions d'aménagement du territoire aux côtés des départements ou d'autres services de la préfecture.
M. Marc Chappuis. - L'ANCT apporte une réponse à des besoins exprimés par les collectivités et n'a pas vocation à se substituer à l'offre des collectivités là où elle existe. Elle a été conçue pour fonctionner selon un principe de subsidiarité.
Les situations sont très variables d'un territoire à l'autre, pour des questions de moyens notamment. La disparition de l'Atesat n'a pas été compensée partout de la même manière par les intercommunalités et les départements. Certaines agences techniques départementales très développées peuvent accompagner de bout en bout les collectivités dans leurs projets. À l'inverse, dans le département où j'exerce mes fonctions, beaucoup de collectivités demandent à bénéficier du guichet ingénierie de l'Agence.
L'un des enjeux pour l'ANCT est aussi d'aider l'administration centrale et les différents ministères à déployer localement leurs politiques publiques, ce qui n'est pas forcément très simple pour certains ministères. Pour faire une analogie avec la loi relative à la maîtrise d'ouvrage publique, dite loi MOP, c'est un peu comme si l'Agence exerçait une maîtrise d'ouvrage déléguée pour le compte d'un ministère donneur d'ordres.
Ce que l'ANCT apporte, c'est une forme de maîtrise d'ouvrage déléguée pour opérer ces politiques publiques au nom et pour le compte d'un ministère donneur d'ordres, comme celui de la santé ou celui de l'éducation nationale. Elle propose des outils, déploie des réponses territorialisées grâce à son réseau, qui inclut l'État déconcentré - je ne parle pas seulement des préfets, il y a aussi les DDT ou les directions académiques des services de l'éducation nationale (Dasen) - et met au point une méthode pour expliquer aux collectivités ce qui leur est proposé, contractualiser et, surtout, vérifier le résultat de l'action engagée. Ce n'est que cela, mais c'est déjà précieux.
Vous nous demandez si elle est, ou non, identifiée. L'ANCT, c'est l'État. Comme le soulignait Philippe Court, ce qui compte, c'est de savoir si les politiques qui lui sont confiées réussissent.
La Cour des comptes a elle-même reconnu que le déploiement de 2 800 points d'accueil France Services avait plutôt bien marché et répondait à un besoin. Certes, il n'y a pas eu que l'ANCT ; d'autres acteurs, en particulier les collectivités et La Poste, se sont engagés dans cette démarche. Mais, finalement, le résultat est plutôt convaincant. D'ailleurs, les élus de mon département semblent très satisfaits.
De même, le plan France Très Haut Débit, issu d'une initiative gouvernementale visant à accélérer la résorption des zones blanches en matière de téléphonie mobile, a lui aussi produit des résultats relativement convaincants en quelques années. Un très grand nombre de zones blanches ont été résorbées. La méthode, assez originale, reposait sur l'attribution par l'ANCT d'un certain nombre de sites dans chaque département, répartis, en lien avec les élus, en fonction des priorités décidées localement. L'autre solution aurait été de décider de la répartition des pylônes sur l'ensemble du territoire depuis Paris... En l'occurrence, cette approche déconcentrée, partenariale, contractuelle, associant les départements et les collectivités, a donné de bons résultats. Ce n'était pas forcément évident au départ.
M. Philippe Court. - Pour qu'une contractualisation réussisse, il faut qu'elle soit conçue de manière sincère. Quand on contracte, on est au moins deux. Il faut que les futurs contractants soient dès le début alignés sur les objectifs - c'est d'ailleurs le principal élément de réussite d'un contrat - et que chacun soit très ferme sur ses propres objectifs. Il est totalement légitime, dans une République décentralisée, que les collectivités indiquent ce qui est important pour elles et ce qui l'est moins, de même que le Gouvernement et l'administration ont toute légitimité pour pointer les éléments qui leur semblent prioritaires. Une contractualisation sincère, c'est un échange ; ce sont des interlocuteurs qui se comprennent, qui se respectent et qui reconnaissent chacun la légitimité de l'intervention de l'autre.
La véritable plus-value du contrat, ce n'est pas la masse d'argent apportée. Au fond, il assez simple de distribuer l'argent du contribuable ; notre histoire est nourrie de structures qui ont été créées et dotées de quelques milliards d'euros. En l'espèce, ce que l'on a voulu faire avec l'ANCT - je ne dis pas que l'organisation est parfaite -, c'est gérer des problèmes extrêmement complexes, tels que la revitalisation des centres-villes, les services publics, la politique de la ville. L'ANCT a oeuvré sans retirer quoi que ce soit à qui que ce soit.
L'approche contractuelle que je viens d'évoquer permet précisément la différenciation : là où le département ou l'intercommunalité sont engagés et où cela fonctionne, l'État intervient peu, voire n'intervient pas.
J'ai été préfet du Calvados, département qui a une grande tradition girondine. Avant même le lancement du programme France Services, le département avait mis en place des points d'information, dans un souci de rationalité budgétaire. Lors du lancement de France Services, au lieu de plaquer un modèle, je me suis adapté à l'organisation qu'avait retenue le département. Nous avons multiplié ensemble le nombre des points, dont l'appellation variait d'ailleurs selon qu'ils relevaient du conseil départemental ou de France Services, et nous avons couvert l'ensemble du territoire, dans les villes comme dans les zones rurales. En d'autres termes, même si chacun avait ses propres dispositifs, ses propres modalités d'intervention, nous avons agi dans le même sens, car nous étions alignés sur les objectifs.
Je pense que la politique de cohésion des territoires de demain repose sur cela. La clé du succès est de réunir les acteurs pour les faire agir dans le même sens. Certes, les crédits budgétaires servent à mettre de l'huile dans les rouages. Mais l'essentiel est de parvenir à trouver le cadre dans lequel les différents acteurs pourront s'aligner pour traiter des problèmes assez complexes.
M. Pierre Barros, président. - Jean-Louis Borloo, que nous avons auditionné cette semaine, a souligné combien le succès de l'Anru résidait dans sa capacité à faire converger différents acteurs, quand bien même ceux-ci monteraient dans des trains différents.
En vous écoutant, je me demandais si l'ANCT n'était pas plutôt l'Agence nationale de la cohésion « dans les » territoires, l'objectif étant non de mettre en cohésion l'ensemble des territoires à l'échelle nationale, mais de retrouver de la cohésion au sein des territoires. Étant très sensible à la manière dont on nomme les choses, je pense qu'il y a peut-être un malentendu.
J'ai longtemps été architecte ; je connais bien la loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée, dite loi MOP. Nous avons beaucoup parlé de maîtrise d'ouvrage ; il peut s'agir de l'État, de l'ANCT, des collectivités. Mais où est la maîtrise d'oeuvre ? S'il y a trop de pilotes dans l'avion, il ne faut pas s'étonner que l'on ait du mal à atterrir.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - L'exemple du déploiement des points France Services dans le Calvados illustre bien l'idée que j'avais en tête. L'un des avantages de l'ANCT, nous dites-vous, tient à sa capacité à s'adapter à la réalité des territoires. Mais n'y a-t-il pas déjà une instance de l'État qui connaît la réalité des territoires, à savoir le préfet ? Et pour concevoir une politique à l'échelon local, pourquoi ne pas s'appuyer sur le conseil départemental ou l'association départementale des maires ? Dans mon département, il y a chaque année une réunion des maires du département avec le préfet.
Avait-on vraiment besoin de créer l'ANCT pour élaborer des politiques territorialisées, alors qu'il existe déjà au moins deux instances à l'échelon départemental ?
M. Philippe Court. - On parle beaucoup des opérateurs, mais, encore une fois, l'important, ce n'est pas l'ANCT en soi ; c'est ce qu'elle permet de faire, ses programmes. Elle est restée une structure légère. Sa constitution n'a pas créé de surcoûts ; nous y avons veillé.
Vous me permettrez de rester modeste et de faire preuve de retenue sur le rôle du représentant de l'État. L'ANCT, c'est l'État. Il lui est fait grief d'être peu lisible, peu connue. Mais, au fond, tant mieux ! Le visage de cet opérateur, c'est le visage de l'État dans le territoire.
Le conseil départemental et l'association des maires du département ont évidemment un rôle à jouer. Mais - je vais employer des termes assez prudents - il peut arriver dans la vie publique que des collectivités départementales ne partagent pas totalement, ou pas avec la même force, les priorités politiques du Gouvernement et de l'État. Or, dans le respect du principe de libre administration des collectivités locales, si la collectivité nationale estime que des politiques publiques sont importantes, pour des raisons de cohésion ou d'intérêt nationaux, il n'est pas illégitime qu'elle garde un outil pour les mettre en oeuvre ou, à défaut, les susciter.
Nous devons passer d'une culture où ce sont les projets qui s'adaptent aux guichets à une logique dans laquelle les dispositifs d'accompagnement, financiers comme réglementaires - une décision réglementaire peut également avoir un coût élevé -, permettent de nous adapter à la réalité d'un projet et d'un territoire et à nos interlocuteurs.
L'un des grands bénéfices des programmes est tout de même le fait que l'on nous ait laissé la faculté de les assouplir, de les atténuer, de les adapter, de les différencier. C'est un acquis qu'il faut conserver. Rien n'est plus insupportable que de devoir cocher toutes les cases d'un programme conçu dans une logique très thématique, très spécialisée.
La méthode d'élaboration du projet est donc une question essentielle, dans le respect des objectifs et des grands principes qui peuvent guider une politique nationale.
Mme Catherine Di Folco. - Mon département, le Rhône, a la particularité d'avoir à la fois un territoire, la métropole, concentrant beaucoup d'habitants et peu de communes et un autre, le « Rhône vert », ayant, lui, relativement peu d'habitants et beaucoup de petites communes rurales.
Chez moi, dans les monts du Lyonnais, les maires des petites communes ne comprennent plus rien. Ils ont mis du temps à connaître l'existence de l'ANCT. Et ils ne savent pas à quoi tous ces différents programmes - Petites Villes de demain, Action Coeur de ville, etc. - correspondent : un programme n'est pas encore achevé qu'un nouveau est déjà proposé... Il y a même une forme de concurrence qui apparaît : au sein d'une même communauté de communes, telle commune sera éligible à un tel programme, quand la commune voisine sera éligible à une autre, sans que l'on sache très bien pourquoi. Vous indiquiez que l'ANCT était bien connue des élus locaux. En ce qui me concerne, je n'y crois pas tellement.
Dans son propos liminaire, le président de notre commission d'enquête vous a demandé pourquoi l'idée d'une fusion de plusieurs instances n'avait pas été retenue. Je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu votre réponse...
M. Philippe Court. - Sur ce dernier point, je m'en référai à ce qu'a indiqué ici même la ministre chargée du dossier. Il a fallu arbitrer entre une grande réorganisation de structures, qui aurait été coûteuse, notamment en temps, et une structure souple, opérant sans discontinuer ; je rappelle d'ailleurs que le débat parlementaire s'est engagé sur la base d'une proposition de loi de votre ancien collègue Jean-Claude Requier. Je n'ai pas la réponse exacte à votre question, mais je pense que les choses ont dû se passer à peu près ainsi. Il est vrai que, dans notre pays, nous aimons beaucoup les réformes de structure ; nous y consacrons beaucoup de temps et d'énergie...
Mme Catherine Di Folco. - Cela permet de faire des économies.
M. Philippe Court. - Sans doute, mais on peut également en faire en arrêtant certaines politiques publiques ou en en rendant d'autres plus efficaces.
L'ANCT est un vecteur. Encore une fois, sa création n'a pas été coûteuse ; nous nous sommes servis de structures existantes. En revanche, elle a permis le déploiement de programmes dont j'entends - j'en prends acte - qu'ils peuvent être peu lisibles et mal conçus. Il ne faut pas que nous, administration territoriale de l'État, fuyions notre propre responsabilité. Si des critiques quant à la lisibilité des dispositifs sont formulées, nous avons un devoir d'explication, de simplification et d'internalisation de la complexité.
Pour ce que j'en connais, dans le Val-d'Oise, les choses sont claires. Trois communes, dont Pontoise - elle y est entrée récemment -, sont dans le programme Action Coeur de ville. Plusieurs communes sont dans le programme Petites Villes de demain ; elles sont d'ailleurs assez actives. Et plusieurs petites communes rurales sont dans le programme Villages d'avenir, ce qui répond peut-être aussi à une attente.
Mais nous avons bien un devoir d'explication, et je prends bonne note de vos observations, madame la sénatrice.
M. Marc Chappuis. - Posons-nous une question simple. Qu'est-ce qui compte ? Que l'ANCT soit connue des élus ? Ou que l'État soit identifié comme apportant des réponses concrètes à des problèmes concrets ? Au fond, si l'ANCT n'est pas connue de tous les maires, c'est ennuyeux, mais ce n'est pas vraiment grave. L'essentiel, c'est qu'un maire allant voir le préfet ou le sous-préfet pour lui faire part de ses difficultés à monter un plan de financement ou à trouver un bureau d'études puisse trouver une réponse.
L'ANCT ne fait pas de magie. Simplement, elle apporte des moyens d'agir supplémentaires qui sont intermédiés par l'État déconcentré, en s'appuyant sur la relation de confiance qui peut exister entre les élus et leur préfet ou leur sous-préfet.
Encore une fois - c'est le simple témoignage du préfet d'un département rural -, les sollicitations sont quotidiennes, parce que les projets sont complexes ou longs à sortir.
Un des mérites que les élus reconnaissent généralement aux programmes d'appui sur les centres-villes, c'est le poste d'ingénierie que nous finançons dans les collectivités. J'ai souvent été agréablement surpris que, dans une commune de 3 000 habitants lauréate du programme Petites Villes de demain, l'arrivée d'un chef de projet choisi par le maire et rémunéré dans ce cadre par l'État ait permis de débloquer toute une série de dossiers. En effet, le directeur général des services, dont la charge quotidienne est déjà importante, n'a pas nécessairement le temps de s'occuper du montage d'un projet de rénovation du centre-ville ou d'un bâtiment. Peu importe qu'aux yeux de l'élu, le déblocage de ces dossiers soit le fait de l'ANCT, du préfet ou de quelqu'un d'autre. Ce qui compte, c'est qu'il y ait pu avoir ce petit supplément d'ingénierie. C'est cela, la plus-value.
Ce que j'observe, c'est que l'arrivée de ces chefs de projet dans les collectivités, encore une fois à la main des élus - ce sont eux qui recrutent, il ne s'agit pas de postes financés dans les services de l'État -, a un effet déterminant en termes d'accélération des projets. Et je rejoins Philippe Court : le sujet n'est pas strictement financier.
J'aimerais évoquer le programme consacré aux tiers-lieux. Si nous avons des espaces de cohésion sur le territoire, nous le devons aux acteurs de la société civile et aux collectifs d'habitants, qui ont conçu des lieux hybrides dans lesquels beaucoup de choses se passent. Or l'ANCT a lancé un programme d'appui, et le groupement d'intérêt public (GIP) créé dans ce cadre, France Tiers-Lieux, a joué, je le crois, un rôle important pour faire mieux connaître et encourager cette dynamique locale. Des centaines de tiers-lieux en France ont pu en bénéficier. Cela n'a pas été très coûteux, notamment par comparaison avec d'autres politiques publiques, mais a eu un effet important, y compris pour les services de l'État local : les tiers-lieux n'étaient pas très bien identifiés - ils ne sont pas dans le coeur de nos interlocuteurs habituels -, alors qu'il s'y passe plein de choses intéressantes.
Il me paraît donc vertueux d'avoir un opérateur national qui soutient des initiatives, qui fait confiance aux acteurs du territoire pour les déployer, avec plus ou moins de succès, et qui injecte un peu de moyens supplémentaires pour les stimuler et les favoriser. Cela marche plus ou moins bien, c'est plus ou moins connu, mais je pense qu'en termes de politiques publiques, la plus-value est réelle.
M. Pierre Barros, président. - Dans un rapport de 2024, la Cour des comptes relève que l'implication des préfets dans l'accompagnement et la gestion des dispositifs de l'ANCT n'est pas uniforme. Le fait que les préfets se soient saisis différemment de l'outil en montre la fragilité et semble indiquer qu'eux-mêmes ne sont pas nécessairement convaincus de sa pertinence. Quelle réaction cela vous inspire-t-il ?
M. Philippe Court. - Les politiques de cohésion des territoires sont un incontournable de l'action de l'État. Et puis, il y a le volet différenciation : l'outil est ce que l'on en fait. L'ANCT propose des programmes qui sont plastiques, qui répondent de manière plus ou moins évidente aux attentes selon les territoires, selon les personnes. Dans certains territoires, le choix des acteurs locaux fera qu'il y aura peu de répondant sur les programmes qui seront déployés ; finalement, est-ce si grave ? Dans d'autres, le répondant sera au contraire extrêmement fort, soit parce qu'il y avait déjà un préconçu - j'ai mentionné le cas du Calvados -, soit parce qu'il y a une volonté politique, soit parce que l'on aura vu l'intérêt de conduire tel ou tel programme.
C'est un pari en matière de cohésion des territoires. Nous quittons - je vous donne raison sur ce point - la vision « datarienne » consistant à dresser dans notre pays une sorte de jardin à la française, avec les mêmes processus et le même cheminement pour tous, petits ou grands, denses ou pas denses, riches ou pauvres. Cela correspond, je crois, à l'évolution normale vers une société post-décentralisation.
La question pertinente aujourd'hui est de savoir s'il y a plus de bénéfices que d'inconvénients à l'émergence de cet acteur et de ses programmes. Et, à mes yeux, on peut répondre à cette question par l'affirmative. Très concrètement, l'ANCT a apporté un soutien lors de l'élaboration des contrats de ville. À certains endroits, elle a permis de débloquer des études préopérationnelles que l'intercommunalité ne voulait ou ne pouvait peut-être pas prendre en charge. Ce bilan est donc, me semble-t-il, à valoriser.
M. Pierre Barros, président. - La question du positionnement de l'État et du rôle du préfet revient régulièrement dans nos auditions. Les collectivités, dans un besoin de décentralisation, expriment aussi un besoin d'État, très fortement, mais un « État sans État ». La volonté de mettre en oeuvre ses propres projets sur son territoire entre souvent en friction avec les objectifs nationaux de politiques publiques, qui sont nécessairement déployés par les services de l'État déconcentrés, c'est-à-dire les préfectures. De ce point de vue, je suis en empathie avec les préfets et les sous-préfets, qui se retrouvent souvent pris entre les deux.
Alors que l'ANCT aurait vocation à reconnecter les politiques publiques de l'État central et celles des collectivités, elle fait presque l'objet - nous le sentons bien - d'une forme de rejet ; je vous renvoie aux témoignages de nos collègues. Dans ces conditions, votre rôle ne doit pas être évident.
M. Philippe Court. - Je souscris à ce que vous venez d'indiquer, mais nous avons tout de même une immense chance.
D'abord, l'ensemble des services d'État, à commencer évidemment par le corps préfectoral, doit s'emparer de ces sujets, qui sont compliqués ; on ne peut pas toujours y répondre par oui ou par non tranquillement assis derrière un bureau. On peut être en échec. Il faut accepter de discuter, de concéder, de reconnaître que l'autre a raison, de modifier ses propres modes opératoires. Il faut s'y engager pleinement.
Ensuite - je le dis tout préfet que je suis -, ces programmes ont permis aux services de l'État non pas de réapprendre, mais, à tout le moins, de pouvoir continuer à dire oui. À défaut, le risque pour l'État territorial, notamment pour son coeur nucléaire, l'État opérationnel, était d'être réduit à un rôle d'interprétateur de la norme, voire, au bout d'un moment, de censeur.
En l'occurrence, nous retrouvons, sous une forme post-décentralisation, un peu de XXe siècle, lorsque les services de l'État étaient aussi aménageurs.
La chance de pouvoir dire oui, c'est quelque chose qui s'apprend, se travaille. Il y a un savoir-faire, un besoin de ressources, d'experts. Elle ne se manifestera pas partout de la même manière sur le territoire français. Dans certains endroits, il n'y a pas de besoin fondamental, car on sait faire - et tant mieux ! - sans l'État. Dans d'autres, il y a au contraire une grande attente sur la capacité fédératrice, ensemblière et partenariale de l'État. C'est ce que permet cette boîte à outils. Je trouve que c'est tout de même une plus-value à souligner.
M. Marc Chappuis. - L'ANCT invite l'État à situer différemment son action et sa plus-value auprès des collectivités sur le territoire.
Le pouvoir dont nous parlons, c'est surtout un pouvoir d'agir. Depuis quelques années, l'État a beaucoup prospéré sur une approche très réglementaire : nous avons pour mission de faire respecter, d'appliquer et de combiner des réglementations qui sont souvent complexes. Cette approche, qui est essentielle, vaut souvent un certain nombre de critiques aux services de l'État, tant localement que nationalement. Mais grâce à l'outil qui a été conçu, l'action de l'État se situe dans une approche consistant à considérer les objectifs de la collectivité.
Où est la maîtrise d'oeuvre, demandiez-vous, monsieur le président ? Bien souvent, ce sont les collectivités elles-mêmes. Ce sont elles qui investissent, qui fixent les priorités et essaient de faire aboutir la plupart des projets en question.
Comment situer l'action de l'État en référence à ces projets ? D'abord, en se mettant d'accord sur des objectifs communs ; c'est toute l'approche contractuelle que nous avons développée. Ensuite, en proposant des outils complémentaires qui ne soient pas simplement de la réglementation ou des crédits d'investissement - d'ailleurs, ceux-ci ont fortement augmenté ces dernières années, notamment avec la création du fonds vert -, mais aussi de l'accompagnement technique et de l'ingénierie.
Nous avons tout de même beaucoup diversifié et intensifié l'action de l'État sur l'ingénierie. Je pourrais mentionner l'ingénierie des bureaux d'études, mais il y a aussi les postes financés dans les collectivités - songeons entre autres aux programmes Petites Villes de demain, Action Coeur de ville, Villages d'avenir, Territoires d'industrie - et toute l'ingénierie d'accompagnement : les services de l'État, qu'il s'agisse des DDT ou d'autres opérateurs, sont orientés pour faire réussir les projets, en accompagnant les collectivités à toutes les étapes.
L'ANCT nous a demandé de publier des guides de l'ingénierie territoriale, car l'ingénierie est aujourd'hui complètement émiettée. Elle repose sur un très grand nombre de services de l'État, et toute l'ingénierie disponible localement est très diverse d'un département à l'autre. Il y a tantôt un conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE), tantôt une agence technique, tantôt un syndicat d'énergie, etc.
Selon les politiques concernées, l'accès à l'ingénierie, c'est finalement souvent un problème de visibilité, d'où la commande de faire un guide de l'ingénierie. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, nous avons élaboré un guide de l'ingénierie en partant non pas des structures, mais des projets qui nous sont habituellement proposés par les collectivités. Ce travail a consisté à fédérer l'ensemble de l'offre d'ingénierie disponible localement et à indiquer comment nous pouvions accompagner des projets, de l'idée jusqu'au suivi des travaux. Nous avons quarante-six fiches correspondant à quarante-six dossiers, allant du déploiement d'un réseau de défense extérieure contre l'incendie à la mise en place un réseau de chaleur ou la rénovation d'un logement communal. Il s'agit donc de choses très concrètes.
C'est une manière de situer l'action de l'État comme accompagnateur et d'inviter l'ensemble des services qui disposent d'une expertise localement à la mettre à la disposition des collectivités. Cela doit être l'ambition des services de l'État sur un territoire et guider le travail sur la conception des programmes à l'échelle nationale. C'est la notion d'offre de services.
Je pense que nous en avons besoin aujourd'hui. Les sujets sont tellement complexes, les problématiques à relever sur un territoire sont tellement vastes que, sans mise en commun des moyens pour aider le maître d'oeuvre, l'opération prendra beaucoup plus de temps et, dans un certain nombre de cas, échouera.
Telle est l'ambition des politiques d'aménagement du territoire dont l'ANCT est le concepteur : mettre davantage de moyens à disposition des collectivités et de l'État, qui les accompagne sur le terrain.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Pour réaliser les fiches dont vous parlez, partez-vous d'un canevas préparé par l'ANCT ? Parce que si vous les rédigez vous-même à partir de rien, cela signifie que toutes les autres préfectures sont susceptibles d'en faire autant...
Je partage le sentiment qui règne dans cette salle. Nous nous demandons toujours, et beaucoup de nos interlocuteurs avec nous, quelle est la valeur ajoutée de l'ANCT. J'en parle d'autant plus librement que, dans mon département, les Hauts-de-Seine, cette agence est loin d'être la première interlocutrice des maires. Certes, comme vous l'avez rappelé, à l'origine, il y avait une proposition de loi sénatoriale ; c'est donc que nos collègues ont bien dû y voir un intérêt. Mais il se peut que le texte ait raté sa cible.
M. Marc Chappuis. - Nous avions bien un canevas national. Mais il y a un dialogue. L'ANCT, c'est une structure de tête et 100 délégués territoriaux. Je considère que c'est du dialogue entre l'ANCT centrale et ses référents territoriaux que naissent ces politiques publiques.
Philippe Court a évoqué un exemple précis dans le Calvados. Je pourrais mentionner l'initiative lancée en Eure-et-Loir qui a abouti à la création du programme Petites Villes de demain. De même, les tiers-lieux ont été inventés non par l'ANCT, mais dans les territoires ; ensuite, une impulsion nationale a fixé des lignes directrices pour que ce qui a été développé dans ces territoires puisse profiter à d'autres.
Nous devons, je le crois, accepter l'idée que les politiques publiques - je ne parle pas seulement de l'aménagement du territoire - partent souvent d'initiatives de terrain que l'on extrapole, diffuse et encourage en injectant ensuite des moyens. L'ANCT a eu le mérite essentiel de pointer une bonne pratique, de la diffuser - des guides ont été élaborés - et de la généraliser, avec une instruction de la ministre pour créer un guichet unique ingénierie autour du préfet. Nous avons besoin de ce dialogue.
Encore une fois, l'ANCT est un trait d'union entre des opérateurs nationaux, par exemple les ministères, qui conçoivent chacun dans leur domaine d'expertise un certain nombre de politiques publiques, et des territoires, incarnés par l'État déconcentré et, bien entendu, les collectivités, qui sont en général les maîtres d'oeuvre de beaucoup de ces actions. Sa plus-value essentielle est d'être ce trait d'union et de partir d'initiatives locales pertinentes pour en faire des objets de politique nationale, en embarquant au passage des opérateurs nationaux et en garantissant qu'ils vont y injecter des moyens. Avant 2017, Action Logement n'était pas dans les villes moyennes ; grâce au programme Action Coeur de ville, Action Logement a investi des milliards d'euros dans des projets qui ne seraient pas sortis sans cela.
Honnêtement, je constate au quotidien que nous disposons de beaucoup plus de capacités d'agir aux côtés des collectivités grâce à ces moyens qui sont mis à notre disposition et aux directions qui sont indiquées par l'ANCT sur un certain nombre d'objets de politiques publiques. Nous, nous sommes de modestes effecteurs ; nous traduisons ces orientations en projets concrets, en invitant les collectivités qui le souhaitent à déployer les outils proposés. Cela me paraît très précieux, d'autant plus que l'État fonctionne selon des logiques d'actions thématiques, mais n'a pas forcément toujours le logiciel pour décliner ses politiques sur l'ensemble des territoires.
M. Philippe Court. - Madame le rapporteur, l'ANCT dans les Hauts-de-Seine, c'est un peu comme M. Jourdain et la prose. Si vous ne la voyez pas souvent, c'est parce que son objectif n'est pas de s'afficher ; c'est d'avoir une action efficace en matière de politique de la ville, de cité éducative, etc. Et, en un sens, tant mieux si elle n'apparaît pas : elle n'est donc pas un élément d'archipélisation de l'action de l'État.
Je mets en garde contre une conclusion un peu radicale. Ce qui est souvent difficilement compréhensible par nos interlocuteurs, c'est l'archipélisation de l'action de l'État. En général, on aime beaucoup un acteur qui vient dispenser ses bienfaits, notamment par des financements, mais on a tendance à se retourner ensuite vers son interlocuteur habituel, c'est-à-dire l'administration départementale de l'État. Nous passons énormément de temps à essayer de coordonner les acteurs et de les faire rentrer dans les dispositifs. L'ANCT, nous la pratiquons. Peu importe qu'elle ne s'affiche pas. Ce serait injuste de lui adresser ce reproche. Son objectif n'est pas de s'afficher ; c'est de s'effacer derrière des projets sans apporter de la complexité de lisibilité en plus.
Peut-être convient-il de différencier ce qui relève des politiques, voire de leur trop grand nombre, et ce qui relève de la question de savoir qui doit les incarner et les mettre en oeuvre, et comment.
C'est, me semble-t-il, la première fois - j'ai plus de trente d'expérience - qu'est tentée une approche différente, contractuelle, ensemblière, fédératrice et, reconnaissons-le, un peu informelle. Nous passons notre temps, pour revitaliser des centres-villes, à essayer de mettre autour de la table la Banque des territoires, Action Logement, les responsables de dotations d'État gérées ministère par ministère, programme par programme, des gestionnaires de fonds, etc. Or, pour une fois, nous avons un interlocuteur qui se positionne comme un référent et un appui, et non pas comme quelqu'un qui voudrait amener un cadre, des process, des règles ; c'est quelque chose d'assez appréciable. Il faut le porter à l'actif de l'esprit qui a animé la création de l'ANCT.
J'en suis convaincu, la clé du succès les années qui viennent réside moins dans la question de l'argent que dans celle de la méthode et de la manière dont les acteurs publics convergent pour élaborer des projets et mener des politiques.
M. Pierre Barros, président. - Messieurs les préfets, nous vous remercions de vos réponses.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 12 h 15, est reprise à 14 h 05.
Audition de M. Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail
M. Pierre Barros, président. - Nous recevons à présent M. Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail.
Opérateur chargé de l'accompagnement des demandeurs d'emploi, France Travail, doté d'environ 50 000 équivalents temps plein travaillé (ETPT), est de loin le plus important, à cette aune, des opérateurs recensés dans le jaune budgétaire.
France Travail est défini comme une « institution nationale publique » par le code du travail. Monsieur le directeur, dans quelle mesure ce statut peut-il être comparé à celui d'établissement public administratif (EPA) ou à celui d'établissement public industriel et commercial (Épic), sachant que vous n'êtes pas soumis à la comptabilité budgétaire ?
Vous vous distinguez aussi par votre conseil d'administration, qui réunit à parts égales des représentants de l'État, des syndicats de salariés et de ceux d'employeurs.
France Travail a un peu plus d'un an à peine, puisqu'il a été créé le 1er janvier 2024, succédant ainsi à Pôle emploi, dont l'histoire est plus ancienne : quels défis avez-vous dû affronter au cours de cette transition ? De quelle manière les missions ont-elles évolué ? Le personnel est-il le même ? Son statut a-t-il évolué ? Faudra-t-il une période de transition avant de dresser un bilan des conséquences de cette transformation ?
Notre commission d'enquête s'intéresse à tous ces aspects, afin d'évaluer les difficultés que peuvent causer concrètement les opérations de fusion ou de transformation d'opérateurs.
Nous cherchons aussi à comprendre la manière dont les missions des différents opérateurs agissant dans des domaines proches se distinguent ou, parfois, se recoupent. Pourriez-vous nous indiquer si des mutualisations seraient possibles avec France Compétences ou avec l'Unédic ? Je note que vous avez signé une convention pluriannuelle avec l'État et l'Unédic.
Enfin, notre commission d'enquête contrôle le bon usage des deniers publics. À ce titre, il est légitime de se demander pourquoi, selon les informations fournies par les organisations syndicales, France Travail semble recourir de manière croissante à l'externalisation de certaines de ses missions. Selon ces sources, ce recours s'élèverait à près de 500 millions d'euros pour l'année 2025. Confirmez-vous ces chiffres ? Si oui, pourquoi sous-traiter une partie de vos missions ? Est-ce un gain d'efficacité ? Est-ce une source d'économies ?
Lors de votre récente audition devant la commission des affaires sociales du Sénat, vous avez expliqué que la sous-traitance était généralement deux fois plus coûteuse que l'internalisation, mais qu'elle pouvait se révéler vertueuse dans certains cas. Or toutes les études sérieuses, y compris celle du sociologue Luc Behaghel, convergent pour démontrer que les opérateurs privés de placement sont non seulement plus coûteux, mais aussi moins efficaces pour favoriser le retour à l'emploi. Dès lors, pourquoi persister dans cette voie ? Pourquoi ne pas réinternaliser ces missions pour garantir un meilleur service public ?
Nous avons reçu vos réponses aux questions que nous vous avions adressées et nous avons suivi votre audition récente auprès de la commission des affaires sociales. Aussi, je vous propose de passer directement la parole à notre rapporteur, sans passer par une intervention liminaire, de manière à ce que cette audition soit un échange le plus productif possible.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thibaut Guilluy prête serment.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Sur une question évoquée par le président, selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'Inspection générale des finances (IGF), les dépenses consacrées aux prestations de sous-traitance ont connu une augmentation très significative, passant de 117 millions à 417 millions d'euros entre 2019 et 2024. Pourriez-vous préciser quelles sont les prestations concernées par cette externalisation ?
M. Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail. - Sur un budget de 7 milliards d'euros, l'essentiel des interventions est réalisé en interne par nos effectifs, soit environ 55 000 personnes. C'est la règle tant pour nos missions d'indemnisation, qui ne sont aucunement sous-traitées, que pour nos missions d'accompagnement des entreprises, et pour l'ensemble des missions que nous effectuons pour le compte d'autres acteurs et du réseau France Travail. Notre principe est de mobiliser nos équipes et nos experts.
Toutefois, nous avons parfois recours à des prestations externes. La doctrine en la matière est définie avec le conseil d'administration, dont vous avez rappelé la composition paritaire. Ce recours repose principalement sur deux critères : un besoin capacitaire et une expertise spécifique que nous ne possédons pas ou que nous possédons de manière insuffisante en interne.
Premier critère : nous accompagnons de nombreux inscrits à France Travail qui aspirent à devenir créateurs d'entreprise ; or l'accompagnement à la création d'entreprise n'est pas un savoir-faire que nous maîtrisons pleinement en interne, hormis dans certaines agences disposant de conseillers spécialisés. C'est pourquoi nous faisons appel à des partenaires extérieurs, notamment à l'association BGE ou à France Active, qui sont implantés sur l'ensemble du territoire.
Second critère : dans le cadre du dispositif « Valoriser son image » (VSI), destiné à renforcer la confiance et à remobiliser des personnes ayant connu un parcours professionnel difficile, nous sollicitons ponctuellement des prestataires extérieurs pour répondre à des besoins capacitaires, même si une partie des opérations est réalisée en interne. Sur cette prestation, le taux de satisfaction atteint 98,1 %.
D'ailleurs, toutes les prestations sont systématiquement évaluées, à l'aune d'un double critère de satisfaction des bénéficiaires et d'impact sur le retour à l'emploi, puisque chaque marché est soumis à la validation du conseil d'administration avant sa mise en oeuvre.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Par « capacitaire », faites-vous allusion à un manque d'effectifs ? Si je comprends bien, vous disposez déjà d'agents compétents, mais en nombre insuffisant pour répondre aux besoins ?
M. Thibaut Guilluy. - Il existe deux types de sous-traitance : la sous-traitance d'expertise - lorsque nous ne possédons pas la compétence en interne - et la sous-traitance capacitaire - lorsque l'ampleur des missions à accomplir, pour lesquelles nous avons une compétence, dépasse nos moyens internes.
Ce besoin peut également varier selon les territoires. Par exemple, dans certains territoires, un agent maîtrise parfaitement une activité donnée, mais la demande peut être bien plus élevée que sur d'autres territoires. Dans ce cas, nous recourons à des prestataires externes pour compenser le manque d'effectifs. Ainsi, la sous-traitance capacitaire consiste à mobiliser une ressource externe sur des savoir-faire que nous détenons déjà, lorsque nos effectifs ne suffisent pas à couvrir la demande.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je suppose que vous procédez systématiquement par marché public pour garantir la mise en concurrence des prestataires ?
M. Thibaut Guilluy. - Oui, toujours.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Et vous vérifiez à chaque fois que le coût de la prestation reste inférieur à celui qu'aurait représenté le recrutement d'un ou deux conseillers ?
Mme Ghislaine Senée, rapporteure spéciale de la commission des finances sur la mission « Travail, emploi et administration des ministères sociaux » connaissant parfaitement ces sujets, nous interviendrons de manière assez dynamique sur ce point.
M. Thibaut Guilluy. - Une part significative des dépenses de prestations concerne le programme Parcours Emploi Santé. Pour 2025, cette enveloppe s'élève à environ 92 millions d'euros. Ce budget est dédié à la mise en place d'accompagnements spécialisés, mobilisant des acteurs compétents dans le domaine de la santé, lorsque celle-ci constitue le principal frein à l'emploi. Il s'agit là d'une sous-traitance d'expertise.
Contrairement à ce que j'ai pu lire, le budget des prestations tend à diminuer, alors même que les besoins augmentent, puisque, depuis le 1er janvier dernier, toutes les personnes qui sont éloignées de l'emploi sont désormais inscrites à France Travail, y compris celles qui bénéficient du revenu de solidarité active (RSA). Dès lors, certaines expertises, notamment les prestations en lien avec la santé, demeurent essentielles. Il en va de même pour l'accompagnement à la mobilité, qui constitue un frein majeur à l'accès à l'emploi des publics les plus fragiles, en particulier dans les zones rurales.
Le débat est différent pour les prestations de sous-traitance capacitaire. L'enjeu réside non pas uniquement dans le nombre d'effectifs disponibles, mais aussi dans leur formation et le développement de leurs compétences. Il s'agit de permettre l'organisation, dans les agences, des ateliers de valorisation de l'image de soi. Ces prestations ont plutôt vocation à être réinternalisées, car elles relèvent du coeur de métier des conseillers de France Travail, qui oeuvrent quotidiennement à la remobilisation et à la motivation des demandeurs d'emploi. Elles ne seront externalisées qu'en cas de besoin avéré dans certains territoires.
Les dossiers soumis au conseil d'administration concernent le plus souvent des demandes de renouvellement. Dans ce cadre, nous présentons d'abord les résultats et les effets en matière d'emploi, ainsi que les coûts unitaires de chaque prestation. Si l'externalisation relève d'un besoin d'expertise, la question ne se pose pas ; en revanche, si l'externalisation relève d'un besoin capacitaire, il convient de justifier le choix entre une réalisation en interne et un recours à un prestataire. Comme je l'ai indiqué devant la commission des affaires sociales, un équivalent temps plein (ETP) coûte, en moyenne, 50 000 euros par an, incluant les frais annexes tels que les locaux. À l'inverse, le coût unitaire d'une prestation externalisée s'élève à 90 000 ou à 100 000 euros - c'est presque deux fois plus cher. Toutefois, dans certaines configurations, le recours à un prestataire peut s'avérer économiquement pertinent, notamment lorsque le volume des prestations ne justifie pas la création d'un poste à temps plein.
Ces analyses sont d'abord examinées en comité stratégique et d'évaluation, avec des évaluations, parfois contrefactuelles. Enfin, elles sont présentées au conseil d'administration, sous le contrôle des services de l'État, de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et de la direction du budget, qui veillent à optimiser les arbitrages.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quelle est votre politique de recrutement des cadres dirigeants de France Travail ? Jusqu'à présent, ils étaient issus de la promotion interne ou nommés en tant que hauts fonctionnaires. Or, ces derniers mois, la doctrine semble avoir évolué, puisqu'il s'agit davantage de personnes issues du secteur privé. Est-ce parce que vous n'avez pas trouvé les compétences requises au sein de la fonction publique ou bien parce que vous n'avez reçu aucun candidat ?
M. Thibaut Guilluy. - Je n'ai pas les chiffres exacts en tête, mais la règle générale demeure celle de la mobilité interne, comme en témoigne l'ensemble des nominations que j'ai effectuées depuis mon arrivée, il y a un peu plus d'un an.
Il est vrai que nous recrutons également à l'extérieur, comme cela a toujours été le cas - et comme nous le faisons peut-être davantage aujourd'hui, mais je n'ai pas mené d'analyse spécifique à ce sujet. Nous cherchons parfois des compétences nouvelles à l'extérieur, notamment pour des postes nécessitant une expertise particulière. Ainsi, nous avons récemment recruté une membre du Conseil d'État au poste de directrice générale adjointe chargée de la gouvernance institutionnelle, des affaires juridiques et de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) ; nous avons également créé le poste de directeur général adjoint chargé des opérations, qui supervise l'ensemble des directions régionales, lequel a été confié à l'ancien directeur régional d'Auvergne-Rhône-Alpes après vingt-cinq à trente ans de carrière.
Pour les directions régionales, qui occupent un rôle central dans notre organisation, seules deux nominations récentes ont concerné des personnes venues de l'extérieur. La première est une ancienne directrice du réseau des chambres de commerce et d'industrie (CCI) des Hauts-de-France, ayant auparavant exercé à l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) ainsi que dans une entreprise de recrutement. Selon moi, l'hybridation des parcours et des expériences au sein des collectifs permet de stimuler l'innovation et de croiser les regards. France Travail doit être ouvert à toutes les entreprises et aux employeurs publics, ce qui nécessite une diversité de profils.
La seconde nomination externe concerne la direction régionale de Mayotte, confiée à Éric Heller, ancien responsable de la formation des commandos marine, qui a ensuite évolué pendant dix ans dans le secteur privé avant de nous rejoindre.
Toutes les autres nominations récentes ont été effectuées en interne, notamment en Auvergne-Rhône-Alpes, en Bourgogne-Franche-Comté, dans les Pays de la Loire et à La Réunion. Cela reste donc bel et bien la règle, ce qui fait véritablement notre force, même si l'hybridation et la diversité des parcours professionnels favorisent l'intelligence collective.
La transformation de Pôle emploi en France Travail a ouvert de nouveaux chantiers, au-delà de l'accompagnement des demandeurs d'emploi : les enjeux des quartiers prioritaires de la ville ou du handicap, dans le prolongement des mesures issues de la Conférence nationale du handicap (CNH). Elles sont d'ailleurs mises en oeuvre par Caroline Dekerle, qui nous a rejoints après avoir exercé au sein de l'Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), notamment en Nouvelle-Aquitaine, et travaillé aux côtés de plusieurs secrétaires d'État et ministres chargés des politiques du handicap.
En définitive, nous nous attachons à maintenir un équilibre entre mobilité interne et ouverture à des profils externes. Nous avons la chance de disposer d'une « université du management », qui joue un rôle essentiel dans le recrutement, la montée en compétences et la gestion de mobilité interne. Pour autant, nous ne devons pas nous fermer à une expertise venue de l'extérieur.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans son rapport de janvier 2025 intitulé Évaluation du plan d'investissement dans les compétences (PIC), la Cour des comptes note que les préfets et les services déconcentrés ont exercé un rôle de pilotage affirmé dans la mise en oeuvre du plan, mais « au prix d'un surinvestissement personnel des agents ». Selon la Cour, le financement du PIC avait bien intégré les coûts supportés par les administrations centrales, les opérateurs et les organismes de formation, mais non ceux des services déconcentrés de l'État. Partagez-vous cette analyse ?
M. Thibaut Guilluy. - Il m'est difficile d'émettre un avis sur les moyens alloués aux services déconcentrés de l'État... Vous me placez là dans une position quelque peu délicate ! Ce qui est certain, c'est que nous travaillons main dans la main avec les préfets, ainsi qu'avec la direction régionale et interdépartementale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Drieets) et les directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) au niveau régional, avec les directions départementales de l'emploi, du travail et des solidarités (DDETS) au niveau départemental.
Nous devons relever de nombreux défis, notamment en matière de formation professionnelle. Dans ce domaine, nous avons su faire preuve d'une certaine créativité, au cours des dernières années, afin de mettre en place un système qui, il faut bien l'admettre, est loin d'être d'une simplicité enfantine. Aujourd'hui, l'accès à la formation repose sur une multiplicité de dispositifs et de sources de financement. C'est un enjeu majeur et, à la suite de la mise en place de France Travail, nous travaillons activement à un meilleur partage des données et à une simplification de ces dispositifs, en lien avec les régions, les opérateurs de compétences (Opco), la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et le compte personnel de formation (CPF).
Ces dispositifs sont souvent pertinents lorsqu'on les considère isolément. Cependant, pour les entreprises comme pour les demandeurs d'emploi, il peut être très complexe d'y accéder et de s'y retrouver. C'est pourquoi nous menons un important travail de simplification, en lien avec les services de l'État. Il est crucial pour nous que ces services disposent d'une expertise et d'une capacité d'action solides.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'en viens maintenant au volume des équivalents temps plein (ETP) de France Travail. Vous mentionnez 55 000 agents ; pour ma part, j'avais retenu 54 000 - nous sommes à 1 000 près...
M. Thibaut Guilluy. - Cela dépend si l'on parle en ETP ou en effectifs globaux ; ce n'est pas toujours simple à suivre.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quoi qu'il en soit, lors de la fusion entre l'Assédic et l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE), Pôle emploi comptait environ 44 000 ETP. Qu'est-ce qui justifie une telle hausse, en une décennie, du nombre d'agents chargés de la politique de l'emploi ?
Le rapport public annuel de la Cour des comptes, consacré aux politiques publiques en faveur des jeunes, met en regard l'existence des 437 missions locales chargées de l'insertion professionnelle des jeunes et les 4 700 ETP que France Travail consacre à cette même mission, ce qui traduirait un manque de coordination et une perte d'efficience. Que répondez-vous à ces critiques ? Comment garantir l'absence de doublons, notamment dans l'accompagnement des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), désormais automatiquement inscrits auprès de France Travail depuis la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi ?
Lors de l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2025, certains amendements ont visé à réduire de jusqu'à 500 ETP les effectifs de France Travail pour accompagner la baisse du chômage - ces propositions n'ont pas été retenues, mais elles pourraient être de nouveau débattues lors du prochain PLF.
Comment améliorer la productivité de France Travail et éventuellement revenir à un étiage plus proche de celui de Pôle emploi ?
M. Thibaut Guilluy. - Je citerai un autre rapport de l'IGAS et de l'IGF - nous l'avions commandé dans le cadre de la mission de préfiguration de France Travail -, qui fait un benchmark des services publics de l'emploi en Europe. Il y est établi que les niveaux de ressources allouées à France Travail sont particulièrement faibles en comparaison des autres opérateurs européens. Le ratio relevé dans le rapport faisait état, pour notre pays, de 1 conseiller pour 98 demandeurs d'emploi, contre 1 pour 38 en Allemagne - pour plus de 100 000 agents relevant de la Bundesagentur für Arbeit ; or, si la population est légèrement supérieure, le taux de chômage est bien plus faible, et l'agence est réputée être une bonne gestionnaire. La Belgique affiche un ratio similaire, autour de 1 pour 40. Autrement dit, nous faisons partie des pays qui disposent des plus faibles moyens humains affectés au service public de l'emploi, si l'on rapporte ces effectifs au nombre de demandeurs d'emploi accompagnés.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Est-ce que ce rapport prend en compte les agents qui travaillent dans les missions locales et dans les autres structures ?
M. Thibaut Guilluy. - Il est toujours délicat de comparer des systèmes aussi différents. Le système allemand, par exemple, combine une partie fédérale portée par la Bundesagentur für Arbeit avec une forte décentralisation. En Suède, c'est encore un autre modèle, entièrement décentralisé. C'est précisément pour cette raison que le benchmark a adopté une méthodologie destinée à tenir compte de ces disparités.
Cela étant, les écarts sont significatifs : un ratio de 1 pour 98 d'un côté, contre 1 pour 38 de l'autre. Il ne s'agit pas de dire que nous devrions nécessairement augmenter nos effectifs, mais il est utile de disposer d'éléments de comparaison.
En matière d'affectation des effectifs, ma priorité - et celle de mon conseil d'administration - est d'assurer la meilleure efficacité possible. Nous sommes engagés depuis toujours dans des actions d'optimisation et d'économies. D'ailleurs, nous sommes reconnus comme un opérateur d'État ayant su investir dans la transformation numérique. Nous avons été parmi les premiers à intégrer l'intelligence artificielle (IA) dès 2018. Depuis mon arrivée, j'ai mis en place un plan d'efficience qui repose sur la revue des procédures, la simplification des procédures afin de réduire la charge administrative, l'exploitation des données et le recours à l'IA. Cette réorganisation, adoptée en comité social et économique (CSE), vise à réduire les fonctions support de 200 postes chaque année pendant trois ans. Ces efforts, qui s'inscrivent dans un dialogue social soutenu, permettent, au total, une réduction de 3 700 ETP, à missions équivalentes, sur les trois prochaines années.
Ces 3 700 ETP étaient nécessaires pour faire face aux missions qui sont les nôtres - il faut, de fait, mettre les effectifs en regard des missions. Les effectifs ont diminué entre 2017 et 2019, puis augmenté en 2020, notamment avec la création de 1 667 ETP dédiés au contrat d'engagement jeune (CEJ). Ce dispositif était nécessaire, et c'est pourquoi le Parlement l'a adopté : la France affichait alors un taux de chômage des ni en emploi, ni en études, ni en formation (Neet) à 25 %, parmi les plus élevés d'Europe. Initialement, un conseiller suivait 30 jeunes ; nous avons ensuite optimisé ce ratio pour atteindre un conseiller pour 50 jeunes, soit un gain d'efficience de 60 % depuis janvier 2025. Cette évolution s'est traduite par de meilleurs taux de retour à l'emploi, générant une réduction des dépenses publiques à moyen terme. Réduire le nombre de jeunes au chômage et les orienter vers les 500 000 emplois non pourvus dans notre pays constitue une mesure bénéfique pour la dépense publique.
Un autre enjeu majeur est la lutte contre le chômage de longue durée, dont le taux a longtemps été anormalement élevé en France. La ministre de l'époque, Élisabeth Borne, avait demandé à France Travail de mettre en place un plan d'action spécifique. Il s'agit du dispositif Action recrut', qui repose sur des interventions rapides dès qu'une offre d'emploi reste non pourvue pendant plus de 30 jours, ainsi que sur la généralisation des immersions professionnelles pour les demandeurs d'emploi de longue durée.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ma question porte moins sur les actions déjà engagées que sur l'avenir : comment garantir qu'il n'y ait plus, demain, de doublons entre France Travail et les collectivités ?
M. Thibaut Guilluy. - Je souhaitais d'abord répondre à votre question sur l'évolution des effectifs entre 2017 et 2023 et leur répartition : ils ont été affectés à l'accompagnement des demandeurs d'emploi de longue durée, à la mise en place d'Equip'emploi, c'est-à-dire le renforcement des équipes dans les quartiers prioritaires de la ville, où les taux de chômage sont deux fois plus élevés, en particulier chez les jeunes - c'est ce qui explique en partie l'ajustement des effectifs.
D'ailleurs, on entend parfois dire que l'Allemagne mobilise plus de personnels pour l'accompagnement d'un demandeur d'emploi, et l'on pourrait croire que, plus l'on se rapproche du plein emploi, moins l'on a besoin de moyens. Pourtant, la réalité est contre-intuitive : ce raisonnement ne repose pas sur une simple règle de trois, comme certains comptables voudraient parfois nous le faire croire. Au contraire, dans un département comme la Vendée, où le taux de chômage est de 3,7 %, il faut mobiliser de nombreux acteurs et déployer de multiples actions. En effet, les demandeurs d'emploi restants rencontrent souvent des difficultés de logement, de santé ou de formation. Plus on s'approche du plein emploi, plus les situations individuelles sont complexes. Les pays qui enregistrent des taux de chômage de 5 %, 4 % ou même 3 % ont bien compris qu'il fallait investir davantage précisément lorsque le chômage est au plus bas et que les tensions sur le marché du travail sont les plus fortes.
Éviter les doublons a été la préoccupation principale de la mission de préfiguration de France Travail - et le benchmark montre que la France se distingue par une grande complexité institutionnelle et opérationnelle en matière d'orientation, d'insertion, de formation, d'emploi et de développement économique. Ayant travaillé pendant plus de quinze ans dans le domaine de l'insertion, j'ai pu accompagner les personnes les plus éloignées de l'emploi. Lorsque l'on est sans-abri, victime de violences ou en situation de handicap, on cumule généralement plusieurs difficultés. Or le système actuel multiplie les guichets : pour la formation, il faut s'adresser à un service ; pour le logement, à un autre. Ce paradoxe est frappant : plus une personne est en difficulté, plus elle se heurte à un système inefficace. La réforme portée par France Travail et la loi de 2023 pour le plein emploi vise précisément à corriger cette situation. Il s'agit d'inverser la logique actuelle, en proposant un accompagnement individualisé et adapté aux besoins de chaque demandeur d'emploi. Ce dispositif est plus efficace non seulement pour les bénéficiaires, mais aussi pour la dépense publique.
Concrètement, cela signifie que l'inscription à France Travail est désormais systématique. Depuis le 1er janvier, tous les jeunes accompagnés vers l'emploi sont inscrits à France Travail, afin d'éviter les doublons. France Travail n'accompagne pas tous les jeunes, car les missions locales accomplissent un travail remarquable sur le terrain. Cependant, il est essentiel que chaque jeune accompagné soit identifié. Pendant des années, on a parlé des « invisibles », mais personne n'est réellement invisible dans ce pays : c'est le système qui rendait ces personnes invisibles ! Désormais, tous sont inscrits et suivis.
L'inscription en elle-même ne change pas la vie des personnes concernées, mais elle constitue une première étape. La seconde, c'est le diagnostic socioprofessionnel, véritable révolution du dispositif. Il s'agit non plus seulement de répertorier les compétences et aspirations des demandeurs d'emploi, mais aussi d'identifier les éventuelles difficultés qu'ils rencontrent : illettrisme, illectronisme, problèmes de mobilité, de formation ou de santé. Ce diagnostic permet une orientation vers la prise en charge la plus appropriée. Une personne autonome, qui sait ce qu'elle cherche et possède les compétences requises, bénéficiera d'un accompagnement direct vers l'emploi. En revanche, ceux qui font face à des obstacles multiples ne seront plus ballottés entre différents interlocuteurs : étant inscrits à France Travail, ils seront orientés collectivement vers la prise en charge adéquate.
Les besoins diffèrent selon les départements : la situation de la Creuse n'est pas celle de La Réunion ni du Nord. C'est pourquoi des expérimentations ont été menées dans dix-huit départements afin de bâtir un modèle de co-accompagnement. La gestion du RSA relève des départements, mais, sans l'appui de France Travail pour l'emploi et des régions pour la formation, l'accompagnement des bénéficiaires du RSA ne sera pas efficace. Depuis sa création en 1988, sous l'impulsion de Michel Rocard, le RSA a vu son nombre de bénéficiaires croître sans interruption, atteignant des niveaux bien supérieurs aux prévisions initiales de 150 000 personnes. Le travailleur social, dont l'action est remarquable, accompagne pour des solutions d'urgence, mais pas sur un retour à l'emploi.
Désormais, dans les départements engagés dans cette démarche, un travailleur social et un conseiller France Travail collaborent étroitement. Le conseiller prend en charge l'accompagnement vers l'emploi et la formation professionnelle, tandis que le travailleur social s'occupe des problématiques de logement, de santé et d'accès aux droits. Le problème n'était pas tant les doublons entre les services que les trous dans la raquette, qui entraînaient une inefficacité générale. Résultat : les dépenses d'allocations explosent, atteignant 13 milliards d'euros, tandis que les budgets d'insertion des départements sont réduits à la portion congrue, car ils sont pris à la gorge. Nous souhaitons rompre ce cercle vicieux, en repensant l'organisation, en associant pleinement les départements et en réinvestissant dans l'insertion, car le retour à l'emploi reste la meilleure solution pour sortir durablement du RSA.
Cette réforme suppose également une refonte des systèmes d'information. Aujourd'hui, 103 systèmes différents coexistent, gérés par huit éditeurs. Une véritable interopérabilité est indispensable : on ne peut exiger d'un travailleur social et d'un conseiller France Travail de travailler ensemble si leurs systèmes d'information ne sont pas interopérables et si les données ne sont pas partagées.
Le même effort est entrepris avec les missions locales, dont les systèmes d'information sont actuellement distincts de ceux de France Travail. Un travail est en cours avec l'Union nationale des missions locales (UNML) pour mettre en place un système partagé, opérationnel dès début 2026. Cette avancée, qui peut sembler purement technique, est, en réalité, déterminante pour éviter la compétition entre structures et favoriser une coopération. Nous avons besoin des missions locales, des écoles de la deuxième chance, les Établissements pour l'insertion dans l'emploi (Epide), ou encore des associations comme les Apprentis d'Auteuil. Cette diversité constitue un atout pour le pays, dès lors que nous nous organisons mieux et que nous ne faisons pas peser sur les usagers la complexité de notre système.
Mme Catherine Di Folco. - Depuis que tous les jeunes demandeurs d'emploi sont inscrits à France Travail, n'y a-t-il pas un risque qu'ils soient comptés deux fois, lorsqu'ils sont également inscrits dans une mission locale par exemple ?
M. Thibaut Guilluy. - Non, ce risque de double comptabilisation n'existe plus, puisque les missions locales ne réinscrivent pas les jeunes chez elles. En vertu de la loi, les missions locales font partie du premier cercle de France Travail. Par exemple, à Châteauroux, dans l'Indre, France Travail et la mission locale travaillent main dans la main. Il existe des critères d'orientation : les jeunes proches de l'emploi sont accompagnés directement par France Travail, tandis que ceux qui sont confrontés à des difficultés multiples sont pris en charge par la mission locale. Cette répartition se fait aussi en fonction des capacités et des expertises de chacun sur le territoire. Il n'y a donc aucun double comptage.
Nous allons plus loin dans le partage des offres de services. Plutôt que chaque structure réinvente la même offre de services sur un même territoire, il est plus logique d'optimiser les ressources. Par exemple, France Travail dispose de services qui pourraient bénéficier aux jeunes suivis par les missions locales, et, inversement, celles-ci développent des initiatives innovantes qui pourraient être étendues - une telle mutualisation permet de rationaliser les coûts.
Enfin, un autre enjeu majeur est l'évaluation de la performance. Aujourd'hui, de nombreux acteurs de l'insertion, qu'il s'agisse de structures de l'insertion par l'activité économique (IAE), du secteur du handicap ou encore des services de l'État et de France Travail, croulent sous le poids des reportings et des documents administratifs à remplir. C'est une gabegie d'argent public. Avec France Travail, nous mettons progressivement fin à cette charge administrative. Grâce aux données sociales nominatives, nous pourrons évaluer automatiquement, gratuitement et en toute fiabilité si une personne est en emploi à trois mois, six mois, voire trois ans après son accompagnement.
Cela nous permet non seulement d'alléger la charge administrative de nombreux acteurs, mais aussi d'améliorer le pilotage de la performance. Concrètement, dans un comité local où nous constatons que des jeunes sont laissés sur le carreau, nous pouvons désormais identifier les actions à mener : s'il manque des places en mission locale, s'il faut investir davantage dans certaines actions qui ont donné de bons résultats, ou à l'inverse, arrêter des initiatives dont les résultats ne sont pas probants. Depuis le début de l'année, ces tableaux de bord prennent forme dans les comités locaux, même s'ils ne sont pas encore pleinement opérationnels. L'objectif est clair : éliminer les doublons et mettre en place un pilotage intelligent, territoire par territoire.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Votre convention tripartite 2024-2027 acte une réduction de la subvention de l'État de 600 millions d'euros sur cette période. Est-ce le plan d'efficience que vous avez mis en place qui vous permettra de concilier ce rabot budgétaire avec les objectifs ambitieux de la convention, notamment tripler le nombre de contrôles des allocataires et multiplier par six les prospections pour les entreprises ?
M. Thibaut Guilluy. - Nous avons réalisé 500 000 contrôles des allocataires en 2023, puis 600 000 en 2024 ; nous allons dépasser le chiffre de 900 000, et en 2027, nous viserons 1,5 million de contrôles.
Par ailleurs, nous avons fait 100 000 prospections en 2023, et nous passerons à 400 000 en 2025. Nous avons déjà réalisé 250 000 prospections en 2024, notamment pour les très petites entreprises (TPE). Beaucoup de bénéficiaires du RSA n'étaient pas suivis dans notre système, mais 950 000 se sont inscrits en janvier, et, d'ici la fin du processus, ce nombre atteindra 1,2 million.
Tout cela génère un volume important de travail supplémentaire. Pour y faire face, nous avons mis en place un plan d'efficience. Bien que la subvention d'État reste la même, il y a une réduction importante des financements, notamment du PIC et du pacte régional d'investissement dans les compétences (Pric). Il faut cependant être prudent, car la réduction drastique du budget de la formation réduit conséquemment le nombre de demandeurs d'emploi pouvant être formés.
Le plan d'efficience a pour but de dégager des ETP pour accompagner les bénéficiaires du RSA, les jeunes en lycées professionnels, soit 250 000 personnes, via la généralisation du dispositif Avenir'Pro, et les mesures liées au handicap. Ce plan vise à renforcer nos équipes pour faire face à ces nouvelles missions, tout en étant solidaires des départements.
Le plan d'efficience vise aussi à gagner en productivité, notamment par le recours à l'intelligence artificielle. Par exemple, dans nos agences du Centre-Val de Loire et des Pays de la Loire, nous commençons à utiliser des outils d'IA pour mieux faire correspondre les offres d'emploi et les profils des demandeurs d'emploi. Cela permet d'automatiser une grande partie du travail de mise en relation, ce qui libère du temps pour nos conseillers. Notre objectif est d'alléger la charge administrative des conseillers pour qu'ils aient plus de temps pour accompagner les demandeurs d'emploi et les entreprises.
Prenons l'exemple de la prospection : lors du second semestre 2024, nous avons effectué 160 000 prospections. Grâce à une évaluation, nous avons constaté que cela a permis de créer 30 000 emplois nets. Un service public de l'emploi efficace crée de l'emploi. Ainsi, un conseiller de France Travail Pro peut aider certains chefs d'entreprises qui avaient abandonné l'idée de recruter ou qui l'avaient repoussée à trouver des candidats, à financer leur formation, notamment pour les seniors, les personnes en situation de handicap ou celles qui sont le plus éloignées de l'emploi. Ces actions ont permis de créer 30 000 emplois nets, en comparant avec des entreprises qui n'ont pas été visitées. Ces visites engendrent des économies d'argent public puisqu'elles permettent de réduire les coûts liés au chômage tout en générant des cotisations sociales supplémentaires.
La lutte contre les comportements abusifs mobilise également des effectifs. Le contrôle de la recherche d'emploi est, pour moi, le meilleur allié de l'accompagnement. Notre objectif est non pas de sanctionner, mais de nous assurer que les demandeurs d'emploi respectent leur engagement à chercher activement un travail, comme le prévoit la loi pour le plein emploi. Nous avons constaté que, dans 70 % des cas, les demandeurs d'emploi sont actifs ; dans 15 % des cas, il y a des sanctions parce que la personne ne fait pas les efforts nécessaires ; dans un peu plus de 15 % des cas, ce ne sont pas les demandeurs d'emploi qui manquent à leurs obligations, mais bien France Travail ou ses partenaires qui ne sont pas au rendez-vous. Il s'agit donc non pas de stigmatiser, mais de progresser collectivement. C'est d'ailleurs l'un des objectifs du passage de 500 000 à 1 500 000 contrôles de la recherche d'emploi. Cela rappelle aussi un principe fondamental : l'assurance chômage concerne les pertes involontaires d'emploi et implique, de la part du demandeur, une implication maximale dans la recherche d'un travail.
La lutte contre les comportements abusifs nous coûte très cher, et la ministre Astrid Panyosan-Bouvet négocie actuellement la révision du règlement européen 883/2004. S'agissant des travailleurs transfrontaliers, par exemple, on estime à 800 millions d'euros les dépenses liées à des situations où des personnes travaillent en Suisse ou au Luxembourg, puis reviennent percevoir une indemnisation en France, calculée sur des salaires bien plus élevés. Ces indemnités durent souvent plus longtemps, car l'incitation à reprendre un emploi en France est faible. Ainsi, depuis octobre-novembre 2024, nous avons renforcé notre suivi dans les dix-neuf agences transfrontalières, pour éviter les abus.
Nous constatons d'autres comportements abusifs à propos des ruptures conventionnelles. C'est un bon dispositif, mais certains l'utilisent comme une manière d'accéder aux droits au chômage, d'où la mise en place de contrôles plus stricts. Près de 7,5 milliards d'euros sont versés chaque année à des personnes qui ont signé une rupture conventionnelle, mais certaines d'entre elles abusent clairement du système.
C'est pour cela qu'il faut à la fois plus d'accompagnement et un meilleur accompagnement - et c'est pour cela que je plaide en faveur de davantage d'effectifs, car il s'agit d'un accompagnement avant tout humain, pour les jeunes, les personnes en situation de handicap ou les bénéficiaires du RSA. Droits et devoirs : il est indispensable de veiller à ce que l'argent apporte un service aux demandeurs d'emploi ou aux entreprises et ne tombe pas dans un panier percé.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Pourquoi, selon vous, le rapprochement des structures Cap emploi, chargées du maintien dans l'emploi des personnes en situation de handicap, ne s'est-il pas traduit par une fusion pure et simple, alors que cette question concerne tous les territoires et tous les secteurs d'activité ?
M. Thibaut Guilluy. - Je n'ai pas décidé de ce rapprochement, mais c'est un exemple typique, car il a produit d'excellents effets.
Fusionner, c'est faire un grand tout ; nous estimons, au contraire, qu'il faut préserver - en l'organisant - la diversité d'expertise. Cap emploi, intégré au réseau Conseil national handicap et emploi des organismes de placement spécialisés (Cheops), a pour mission de favoriser l'accès et le maintien dans l'emploi des personnes en situation de handicap. France Travail, de son côté, est un opérateur généraliste. Le rapprochement entre les deux structures a permis non seulement de conserver ces expertises, mais aussi de les démultiplier. Concrètement, nous sommes passés de 1 000 conseillers spécialisés Cap emploi à 3 000 conseillers compétents sur le handicap, grâce à la formation de 2 000 conseillers France Travail ayant développé une compétence en matière de handicap. C'est heureux, car 8,9 % des personnes inscrites à France Travail sont en situation de handicap. Or 80 % d'entre elles sont accompagnées par un conseiller de France Travail, non par Cap emploi. Selon nos enquêtes, 84 % des conseillers France Travail estiment, à la suite du rapprochement, avoir renforcé leur capacité à accompagner les personnes en situation de handicap, grâce à leurs collègues de Cap emploi.
Deuxième effet concret : le lieu unique d'accompagnement. Aujourd'hui, l'accueil des personnes en situation de handicap se fait dans les mêmes locaux, avec une offre de service unifiée. Cela permet un véritable partage d'expertise, tout en garantissant l'égalité de traitement : chacun est accueilli dans le cadre du droit commun, avec, si nécessaire, l'activation de dispositifs spécifiques via les conseillers Cap emploi.
Les résultats sont encourageants : plus de 200 000 mises à l'emploi de personnes en situation de handicap ont été enregistrées en 2024, dépassant l'objectif fixé dans la convention tripartite. Le taux de satisfaction de ces usagers atteint désormais 84 %.
Mais de nouveaux chantiers s'ouvrent avec France Travail, comme le sourcing inclusif, lancé dans treize régions, qui permet aux personnes concernées de rendre visible leur situation de handicap sur leur profil, afin de faciliter le recrutement par les entreprises.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ce que vous décrivez justifierait précisément une structure unique qui intégrerait les 1 000 agents de Cap emploi à France Travail, afin d'éviter une direction des ressources humaines, un système informatique, un directeur pour 1 000 personnes, quand France Travail en compte 55 000 - d'autant que vous indiquez déjà travailler ensemble, et souvent dans les mêmes lieux.
M. Thibaut Guilluy. - Nous partageons désormais le même système d'information, les mêmes expertises, et mutualisons tout ce qui peut l'être. Il n'y a donc pas de double coût. Les lieux uniques d'accueil permettent également de rationaliser les coûts.
En revanche, en matière de pilotage, je considère que cette collaboration entre France Travail, acteur généraliste, et le réseau Cheops, expert du handicap, est saine et efficace. Le généraliste doit répondre à des publics variés : jeunes, primo-arrivants, cadres, créateurs d'entreprise. Aussi, travailler main dans la main en mutualisant des outils, des savoir-faire et des coûts dans le cadre de Cheops me semble vertueux. Je suis profondément convaincu du bien-fondé de cette gouvernance duale, mais je comprends que l'on puisse en débattre.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quel est le coût du changement du nom de l'opérateur Pôle emploi en France Travail ?
M. Thibaut Guilluy. - Le prix du logo, qui n'est pas le plus gros coût, fait souvent les manchettes du Canard enchaîné. Il se trouve que nous avons organisé un concours interne, et nos graphistes ont fait un super travail. Voilà un bel exemple d'internalisation ! Cependant, ce qui coûte réellement dans un changement de logo, c'est le changement des enseignes. Avant de commencer la préfiguration de France Travail, un appel d'offres avait déjà été lancé pour renouveler les enseignes, mais il a été stoppé une fois que la préfiguration de France Travail a été lancée. Finalement, on a relancé l'appel d'offres avec le nouveau logo, et il a fallu environ quinze mois environ pour changer les enseignes. Cela a coûté entre 1 500 et 2 000 euros par agence, en fonction de la taille, pour un total de 896 agences. Mais, indépendamment du changement de nom, ce coût était inévitable pour l'établissement.
Mme Ghislaine Senée. - France Travail est aujourd'hui, selon moi, une véritable machine de guerre. Le plan d'efficience traduit une volonté réelle de générer des économies tout en optimisant l'accompagnement des demandeurs d'emploi.
Cela étant, la charge pesant sur les agents est devenue extrêmement lourde depuis le 1er janvier. Certains d'entre eux, qui accompagnaient 170 personnes, en ont aujourd'hui 300 personnes en charge ! La situation devient tendue, et cela se ressent - un préavis de grève a récemment été déposé. Les agents tiennent encore, mais les tensions s'accumulent.
Malgré cela, France Travail fait, avec les moyens dont il dispose, un travail exemplaire. Et, sur le terrain, les équipes font preuve d'un engagement remarquable. Je tiens à saluer la qualité de votre intervention, qui en a bien témoigné.
M. Thibaut Guilluy. - Cela fait plaisir d'entendre ces propos, car une chose qui m'a frappé en quatorze mois est bien l'engagement exceptionnel des conseillers. Mon rôle consiste souvent à prévenir le surengagement. Nous sommes dans une période de profonde transformation, marquée par beaucoup d'enthousiasme et de dynamisme. Toutefois, nous avons connu une grève récemment, suivie par près de 10 % des effectifs. L'engagement est réel, mais il convient de rester attentif, dans la conduite du changement, à ne pas trop solliciter les agents.
France Travail a un statut particulier : il s'agit d'un établissement public administratif (EPA), régi par le code du travail ; la majorité de nos agents relèvent du droit privé, mais quelque 2 888 agents publics demeurent. Cette cohabitation crée des difficultés de management et, parfois, un sentiment d'iniquité entre collègues, en raison de statuts différents pour des fonctions similaires. Certes, un droit d'option avait été ouvert en 2008 ou 2009, mais à un moment où les perspectives n'étaient pas encore claires, ce qui alimente certaines tensions internes.
Je tiens néanmoins à saluer la qualité du dialogue social au sein de notre établissement. Le nombre des CSE a doublé, en raison du volume de plans de transformations à conduire pour appliquer la loi et mettre en oeuvre la réforme de l'assurance chômage, avec des étapes au 1er avril et au 1er juillet. Nos équipes ont répondu présent.
Par ailleurs, nous devons disposer d'un réel pouvoir de réaction. Le pays nous attend sur plusieurs fronts. Durant les Jeux olympiques, que beaucoup jugeaient irréalisables jusqu'à deux mois avant leur ouverture, nous avons contribué à ce qu'il n'y ait aucun incident, en permettant le recrutement de plus de 30 000 agents de sûreté, ce qui a permis à la police et à l'armée de se concentrer sur leurs missions. Aujourd'hui, nous sommes mobilisés sur le nucléaire, sur la défense, sur d'autres enjeux stratégiques. Il est essentiel de disposer d'un opérateur accessible, capable d'intervenir, quel que soit le territoire, pour garantir l'égalité des chances.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Parmi l'ensemble des compétences exercées par France Travail, certaines pourraient-elles être confiées à des opérateurs privés ?
M. Thibaut Guilluy. - Avec France Travail, nous avons profondément revu nos indicateurs d'évaluation. Auparavant, ces derniers portaient sur la satisfaction des demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi, sur leur taux de retour à l'emploi, ainsi que sur la satisfaction des entreprises ayant recours à nos services. Depuis le 1er janvier, dans le cadre de la convention tripartite conclue avec l'Unédic et l'État, nous avons basculé, à leur demande, vers une évaluation fondée sur 100 % des entreprises et 100 % des dépourvus d'emploi, puisque toutes les personnes sont désormais inscrites à France Travail.
Cela reflète une proposition formulée dans le rapport de préfiguration : aligner les intérêts pour éviter toute concurrence inutile. L'objectif est simple : permettre aux entreprises de recruter plus facilement. Aujourd'hui, 57 % d'entre elles rencontrent encore des difficultés de recrutement, et 500 000 emplois restent non pourvus. Les délais sont parfois trop longs ; il faut y remédier. Le service public de l'emploi y contribue, mais il n'est pas seul. Il existe également des acteurs privés, et notre objectif est non pas de nous opposer à eux, mais bien de mieux organiser et articuler les interventions. Le partage des données est essentiel pour permettre un recrutement plus fluide, plus rapide, plus efficace.
France Travail ne peut, à lui seul, accompagner correctement les 7,2 millions de personnes inscrites. C'est pourquoi nous coopérons avec de nombreux partenaires : les acteurs du handicap, les missions locales, les départements pour les bénéficiaires du RSA, les structures de l'insertion par l'activité économique. Leurs réussites sont les nôtres, tout comme leurs difficultés. Encore fallait-il organiser ce partenariat. Cela passe par le partage des données, des systèmes d'information, mais aussi un langage commun, des méthodes convergentes. Nous avons ainsi lancé l'Académie France Travail fin octobre. Elle réunit déjà 44 000 professionnels de l'accompagnement et propose 160 modules de formation, pour renforcer les compétences et la performance collective.
La mission confiée à France Travail vise aussi à éliminer les doublons et à réduire les gaspillages d'argent public. Dans certains territoires, ce ne sont pas les moyens qui manquent : ce sont les solutions ; dans d'autres, c'est l'inverse. Il nous faut rendre visibles ces déséquilibres pour que l'État et les élus, chacun dans leur champ de compétences, puissent décider en toute connaissance de cause.
À cette fin, nous avons mis à disposition de tous les bassins d'emploi un tableau de bord précis, qui dresse un panorama des personnes sans emploi, des entreprises présentes, des actions menées. France Travail ne décide pas des politiques à mener, mais doit fournir les données nécessaires pour éclairer les choix des décideurs publics.
M. Pierre Barros, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur général.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Stéphane Lardy, directeur général de France Compétences
M. Pierre Barros, président. - Monsieur le directeur général, madame le rapporteur, mes chers collègues, après avoir entendu le directeur général de France Travail, nous recevons M. Stéphane Lardy, directeur général de France Compétences.
Créée le 1er janvier 2019, France Compétences a pour mission la gouvernance nationale de la formation professionnelle et de l'apprentissage.
Sa principale mission consiste à verser et à répartir les fonds mutualisés auprès des différents acteurs et institutions du champ de la formation professionnelle et de l'apprentissage. À ce titre, France Compétences reçoit le produit de plusieurs taxes affectées, pour un montant supérieur à 11 milliards d'euros, soit plus de la moitié de l'ensemble des taxes affectées à des opérateurs.
France Compétences n'est pas seulement un canal de financement. L'agence a aussi pour mission d'organiser le conseil en évolution professionnelle (CEP) pour les actifs occupés, hors agents publics, et de gérer le répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) et le répertoire spécifique (RS). Elle émet également des recommandations sur les coûts, sur les règles de prise en charge et sur l'accès à la formation. Enfin, elle assure une veille relative aux coûts et aux règles de prise en charge en matière de formation professionnelle pour les cas où les prestataires perçoivent un financement public.
Votre établissement, monsieur le directeur général, résulte de la fusion du Conseil national de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelles (Cnefop), du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP) et de la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP).
Je vous poserai donc la même question qu'aux autres opérateurs : pouvez-vous faire un bilan de cette fusion ? Avez-vous rencontré des difficultés liées à l'existence de différentes cultures professionnelles ou de statuts du personnel hétérogènes ? Estimez-vous que cette fusion a permis soit d'améliorer le service rendu soit de réaliser des économies d'échelle ?
Peut-être ces éventuelles difficultés doivent-elles être relativisées : en effet, bien que vous soyez l'un des opérateurs qui manipulent le plus d'argent public, vous êtes aussi, selon les documents budgétaires, l'un de ceux qui ont le moins d'effectifs : 91 équivalents temps plein travaillé (ETPT) seulement. S'agit-il bien de vos effectifs complets, ou avez-vous recours à des intérimaires ou à la sous-traitance ?
Je précise que nous organisons nos auditions par domaine de politique publique - cet après-midi est consacré à la politique en faveur du travail et de l'emploi -, afin d'identifier les possibilités d'amélioration par réduction des doublons entre opérateurs, services de l'État et collectivités territoriales. Pourriez-vous nous expliquer comment s'organise le partage de compétences avec France Travail, dont nous venons de recevoir le directeur général, mais aussi avec les autres opérateurs du domaine de la formation et avec l'administration centrale et les collectivités territoriales, notamment les régions ?
Je vous proposerai de passer directement aux questions de Mme le rapporteur.
Cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat ; elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Lardy prête serment.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Nous souhaitons vous entendre sur les attributions de France Compétences.
Voici ce que la Cour des comptes observait dans un référé de 2022 : « Compte tenu de la place centrale de France Compétences dans le financement et la régulation de la formation professionnelle et de l'alternance, l'État gagnerait à l'associer plus étroitement à la préparation et au suivi des prochaines conventions pluriannuelles qu'il conclut avec les opérateurs de compétences et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui gèrent les principaux dispositifs. »
Cette recommandation a-t-elle été suivie ? Si la place de France Compétences est centrale au point qu'il soit nécessaire de l'associer à des tâches qui relèvent de la tutelle d'autres opérateurs, pourquoi ses missions ne seraient-elles pas simplement confiées à un service de l'administration centrale ?
M. Stéphane Lardy, directeur général de France Compétences. - En effet, la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) organise un dialogue avec les opérateurs de compétences (Opco) dans le cadre de leurs contrats d'objectifs et de moyens (COM). France Compétences n'y est pas associée.
Vous me demandez s'il serait pertinent que tel soit le cas. France Compétences n'est pas la tutelle des opérateurs de compétences. Je vois donc mal comment nous pourrions être associés au dialogue sur les contrats d'objectifs et de moyens. En tout état de cause, une telle réflexion n'a pas été engagée dans le prolongement des recommandations de la Cour des comptes.
De même, nous avons des rapports étroits avec la CDC : nous nous réunissons avec elle tous les quinze jours, notamment dans le cadre du compte personnel de formation (CPF) et du contrôle des organismes de certification. Nous entretenons également des relations avec les Opco, mais celles-ci ne sont pas de nature tutélaire : elles relèvent davantage du dialogue de gestion financière. Je ne suis d'ailleurs pas certain que France Compétences souhaiterait être associée aux COM des Opco.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous ne partagez donc pas cette recommandation de la Cour ?
M. Stéphane Lardy. - Non, car j'ignore quelle serait la valeur ajoutée de France Compétences dans la négociation des COM entre la DGEFP et les Opco. C'est d'ailleurs la réponse que j'avais apportée à la Cour des comptes lorsqu'elle m'avait auditionné.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans le même référé, la Cour des comptes souligne que le conseil d'administration ne dispose que « d'un pouvoir limité pour agir sur la situation financière de l'établissement » et suggère d'organiser le dialogue entre l'État et les partenaires sociaux dans d'autres instances. Qu'en pensez-vous ?
M. Stéphane Lardy. - France Compétences est un établissement public administratif. In fine, c'est l'État qui a la main sur les financements octroyés aux différents acteurs, au premier rang desquels figurent la Caisse des dépôts et consignations et les opérateurs de compétences.
Le conseil d'administration de France Compétences comprend des organisations syndicales de salariés, un collège des organisations professionnelles d'employeurs, des représentants de l'État issus de la DGEFP, de la direction du budget et des ministères certificateurs - enseignement supérieur, éducation nationale et agriculture -, des représentants régionaux et deux personnalités qualifiées.
Les partenaires sociaux et les représentants régionaux reprochent parfois à France Compétences de ne pas être un lieu stratégique ; mais l'agence prend bel et bien des décisions stratégiques. D'ailleurs, depuis sa création, aucune de ces décisions, y compris en matière budgétaire, n'a fait l'objet d'une opposition frontale entre deux blocs.
France Compétences a aussi une assemblée générale, créée par décret, rassemblant plusieurs structures et institutions qui ne sont pas membres du conseil d'administration. Les attributions de cette assemblée générale sont en effet réduites : le rapport d'activité y est présenté, et il s'agit plutôt d'un lieu d'expression, où sont réunis l'ensemble des chambres consulaires, France Universités, ainsi que les organisations syndicales et patronales intéressées qui ne sont pas interprofessionnelles.
J'avais suggéré que l'assemblée générale joue un rôle plus stratégique, plus que le conseil d'administration de France Compétences qui, lui, prend avant tout des décisions opérationnelles.
France Compétences est un lieu d'expertise pour les administrateurs et les membres de l'assemblée générale. Ses missions pourraient être enrichies et aider à la décision, sans qu'il faille pour autant lui appliquer tout à fait le modèle du Conseil d'orientation des retraites (COR) ; les membres du conseil d'administration sont d'ailleurs les premiers à le reconnaître.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans un rapport de 2024 sur la régulation financière des centres de formation d'apprentis (CFA), l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) recommandait de faire évoluer le rôle de France Compétences, pour faire passer cet opérateur d'une instance de régulation à une instance de contrôle, dotée d'un pouvoir de sanction administrative. Comment avez-vous reçu cette recommandation ? A-t-elle été mise en place ?
M. Stéphane Lardy. - Pour l'heure, elle n'est pas mise en place. Les CFA ont l'obligation, depuis 2018, de transmettre chaque année à France Compétences une comptabilité analytique.
Nous avons agi de façon empirique, car nous n'avions pas de liste des CFA. Nous constatons que la très grande majorité des centres de formation d'apprentis nous transmettent leurs données comptables et analytiques : ainsi couvrons-nous entre 93 % et 95 % des apprentis.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je comprends donc que ni France Compétences ni le ministère ne disposent d'une liste exhaustive des CFA.
M. Stéphane Lardy. - Non. Des déclarations sont faites auprès des directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets), mais je ne dispose pas de ces documents.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - En tant qu'opérateur de l'État chargé de ce domaine, vous n'êtes donc pas en mesure de consulter une liste consolidée des déclarations faites auprès des Dreets.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous devriez donc reproduire vous-même ce travail si vous souhaitiez savoir si la remontée des informations est exhaustive.
M. Stéphane Lardy. - Nous serions obligés de le faire.
En comparant l'effectif d'apprentis au cours d'une année et les déclarations, nous constatons que le taux de couverture est d'environ 93 % à 95 %.
Il faut savoir qu'il n'existe pas de sanction administrative. Il est donc possible que certains CFA ne procèdent pas à la transmission de leur comptabilité analytique. C'est un sujet que nous avons abordé avec notre tutelle.
Pour le moment, il semble que les CFA jouent le jeu, mais il est à craindre qu'en l'absence de sanction ils ne voient pas d'intérêt à continuer de le faire.
La question de la sanction apparaît dans le rapport de l'IGAS, ainsi que dans le rapport sur l'évaluation de notre actuelle convention d'objectifs et de performance (COP), rédigé dans le cadre de l'élaboration de la prochaine. Le ministère du travail se penche en ce moment même sur la création d'une sanction administrative. C'est l'existence de la sanction qui compte avant tout : peu importe que ce soit France Compétences ou un autre organe tel que l'administration centrale qui détienne le pouvoir de la prononcer. En revanche, nous devons disposer d'un droit d'alerte.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Avez-vous identifié des points de frottement entre vos missions et celles de France Travail ? Vos deux agences produisent-elles des statistiques, en plus de celles que publient la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) et l'Insee ? Partagez-vous des bases de données sur les bénéficiaires d'aides, ou le règlement général sur la protection des données (RGPD) s'y oppose-t-il ?
M. Stéphane Lardy. - Il existe peu de points de frottement entre nos missions respectives.
Le conseil en évolution professionnelle (CEP), consacré par la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale, est l'une des missions de France Compétences, qui l'exerce aux côtés de quatre autres opérateurs. Cette mission incombait auparavant au Fonds de gestion des congés individuels de formation (Fongecif) ; la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel l'a transférée à France Compétences, qui pilote désormais un marché de 400 millions d'euros sur quatre ans, par lots régionaux.
Le CEP s'adresse aux actifs occupés, pour une large majorité salariés, ainsi qu'à quelques travailleurs indépendants qui y sont également éligibles. Dans l'exercice de cette mission, nous travaillons en convention avec l'Association pour l'emploi des cadres (APEC), les missions locales, Cap emploi et France Travail.
Notre système permet d'aiguiller les personnes, comme le prévoit le cahier des charges des opérateurs régionaux : lorsqu'un demandeur d'emploi interroge un prestataire régional, celui-ci doit le renvoyer vers France Travail.
En 2020, on recensait près de 100 000 entrées en CEP. En incluant les acteurs régionaux, on approche désormais des 200 000 bénéficiaires.
On pourrait considérer que le CEP relève du champ d'action de France Travail. Les concepteurs de la loi du 13 février 2008 relative à la réforme de l'organisation du service public de l'emploi avaient d'ailleurs imaginé que l'agence qui serait issue de la fusion entre les Assédic et l'ANPE (Agence nationale pour l'emploi) serait chargée de rendre des services aux salariés. Mais confier une partie du conseil en évolution professionnelle à France Travail reviendrait à diluer totalement le travail réalisé par les prestataires régionaux auprès des actifs salariés. Cela dit, par nature, un conseiller Pôle emploi fait du CEP.
Actuellement, le CEP des salariés est bien identifié auprès des opérateurs régionaux, qui travaillent en collaboration étroite avec les régions dans le cadre d'obligations de partenariat.
Nous n'avons pas de base de données partagées avec France Travail.
Concernant les statistiques, France Compétences réalise des évaluations et des études, mais sur ses propres objets de travail, notamment l'apprentissage. Nous avons par exemple lancé une étude approfondie sur le modèle économique des CFA.
Chaque année, nous nous coordonnons avec les administrations, notamment la Dares, le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) et France Stratégie, pour réaliser des études conjointes ou, à l'inverse, pour nous répartir les sujets. Ainsi, l'enquête formation employeur (EFE) annuelle est menée conjointement par France Compétences, la Dares et l'Insee.
Nous disposons d'une commission d'évaluation, actuellement présidée par un collège de salariés. Nous élaborons notre programme, qui est un programme partagé avec la Dares, le Céreq, l'Insee et la CDC ; nous avons par exemple réalisé avec cette dernière une étude sur les usages du compte personnel de formation.
Nous prenons donc soin d'éviter toute redondance. L'une des préconisations de la Cour des comptes était précisément de recentrer l'ensemble de nos études sur notre champ de compétence.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'en viens aux questions budgétaires.
Vous n'avez que 91 ETP pour gérer un budget qui, en 2024, atteignait 15,2 milliards d'euros de dépenses pour 14,1 milliards d'euros de recettes.
Certes, 91 ETP, c'est un effectif supérieur à celui de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFIT France). Mais avons-nous réellement besoin d'un établissement qui compte si peu d'ETP pour gérer ce qui s'apparente à un canal de financement ? Cette structure ne pourrait-elle pas être internalisée au sein du ministère du travail, quitte à confier la partie relative aux financements à l'Agence de services et de paiement (ASP) ?
M. Stéphane Lardy. - France Compétences n'est pas simplement un répartiteur ou une boîte aux lettres. Un mécanisme de péréquation assez complexe s'applique aux contrats d'apprentissage et de professionnalisation.
Les données de l'Urssaf, de la Mutualité sociale agricole (MSA) et du groupement d'intérêt public « Modernisation des déclarations sociales » (GIP-MDS) sont collectées et versées dans un système d'information spécifique, où sont répertoriés l'identifiant de la convention collective (IDCC) et les éléments relatifs à la masse salariale de l'entreprise. Pour bien répartir les contributions qui reviennent aux onze Opco, nous devons réaliser un travail très technique, qui s'appuie d'ailleurs sur l'intelligence artificielle. Nous disposons par exemple d'un système d'alerte en cas d'erreur sur l'IDCC.
Nous assurons donc la bonne répartition des enveloppes budgétaires. Je ne suis pas certain qu'il revienne à l'administration centrale de remplir cette mission. Notre compétence technique spécifique nous qualifie pour le faire.
C'est un système de péréquation qui s'applique : sur les 9 milliards d'euros alloués à l'apprentissage - alternance et professionnalisation -, nous octroyons une dotation socle aux opérateurs de compétences. Lorsque celle-ci a été consommée, en fonction de critères légaux et réglementaires, France Compétences peut verser une dotation supplémentaire destinée à financer l'apprentissage. Voilà qui implique un dialogue de gestion.
France Compétences est un établissement public administratif (EPA) particulier, puisqu'il a une comptabilité d'engagement. Nos interlocuteurs principaux sont des associations, comme les Opco ou les associations Transition Pro (ATpro). Nous sommes donc soumis à un régime de comptabilité privée. Mes équipes procèdent régulièrement à des états de rapprochement avec les Opco.
Tel est le coeur de notre mission : obtenir la bonne donnée, la traiter correctement et la répartir comme il faut.
Il arrive que l'entreprise se trompe d'IDCC. Depuis 2018, c'est l'IDCC applicable qui est retenu, et non l'IDCC appliquée. Avant la réforme, des cabinets de conseil en ingénierie pouvaient utiliser la convention collective de la métallurgie : cela n'est plus possible. Nous recevons une alerte lorsqu'une telle situation se produit. Nous informons alors les deux Opco concernés, qui doivent trouver une solution. S'ils n'y parviennent pas, la DGEFP procède à un arbitrage, car il lui revient, par arrêté, d'établir les champs de compétences.
En revanche, c'est à France Compétences de lancer l'alerte et de garantir la bonne allocation des dotations.
Nous réalisons aussi un travail de gestion. Comme les Opco, nous sommes actuellement en pleine phase d'arrêté des comptes : nous entamons un travail très technique de rapprochement bancaire.
Vous avez évoqué l'ASP. Nous avons une convention avec cette agence, car France Compétences finance également le permis de conduire des jeunes apprentis, à hauteur de 500 euros, depuis la loi de 2018. Là encore, un dialogue de gestion, qui tient compte des besoins de trésorerie, est nécessaire.
Ce dialogue de trésorerie a une dimension technique prononcée. Il est certain que l'administration centrale est compétente dans ce domaine ; cependant, notre directrice financière connaît les organismes paritaires collecteurs agréés (Opca) et les Opco depuis quinze ans : c'est un écosystème très particulier, qui suppose, pour s'y mouvoir, des connaissances très fines.
Je ne suis pas certain, j'y insiste, qu'il revienne à l'administration centrale de mener ce dialogue. En réalité, je vois difficilement quel autre acteur que France Compétences pourrait y pourvoir.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La raison ne tient-elle pas à ce que votre comptabilité et les mouvements que vous faites, n'entreraient que difficilement dans le cadre de la Lolf ?
M. Stéphane Lardy. - C'est le cas.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ou bien encore, que vous avez besoin de compétences difficiles à rémunérer suffisamment dans le cadre d'emploi de la fonction publique ? Parce que pour ce qui est de faire du contrôle, entretenir des dialogues de gestion ou vérifier des déclarations d'entreprises, des agents de l'État le font très bien dans le cadre d'autres politiques publiques...
M. Stéphane Lardy. - Je ne connais pas suffisamment les rémunérations dans la fonction publique pour vous répondre. Nous disposons pour l'exercice de cette compétence, d'une équipe de six personnes de droit privé - à France Compétences, nous n'avons que 8 agents détachés, les autres sont des salariés de droit privé, ils relèvent du code du travail avec une grille de classification, un accord sur les conditions de travail, un comité social et économique (CSE), une négociation annuelle des salaires. Cela tient au fait que notre établissement résulte de la fusion de quatre entités, dont le Fonds paritaire, qui était une association de droit privé. Une difficulté que vous dites, effectivement, serait l'articulation entre la comptabilité d'engagement des Opco et la comptabilité publique, la situation actuelle est plus souple.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Le pacte d'investissement dans les compétences, opéré par France Travail, est partiellement financé par un fonds de concours alimenté à hauteur de 1,1 milliard d'euros cette année par France Compétences. Ce fonds de concours fait l'objet chaque année de reports importants en raison notamment des fortes sous-consommations. Pouvez-vous nous expliquer la raison de cette mécanique budgétaire entre deux opérateurs du même ministère ?
M. Stéphane Lardy. - Ce pacte comprend effectivement 800 millions d'euros hors répartition budgétaire, qui sont distribués par le conseil d'administration de France Compétences - j'y étais ce matin même et nous avons signé une convention avec l'État dans ce sens. Beaucoup de membres de notre conseil d'administration, en particulier des partenaires sociaux, se demandent si ces 800 millions d'euros apportés par fonds de concours ne seraient pas mieux utilisés par le plan de développement des compétences ou les CFA. Cela diminuerait le déficit de France Compétences, mais je n'ai pas à émettre d'avis sur le bien-fondé de la loi de 2018. Un membre de notre conseil d'administration parlait ce matin d'« aveuglement», tant le fonds de concours impacte le budget de France Compétences...
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Rien ne justifie cette tuyauterie budgétaire qui passe par France Compétences pour repartir vers France Travail : ne pourrait-on pas faire plus simple, plus direct ?
M. Stéphane Lardy. - Je ne suis pas un spécialiste budgétaire. Nous avions émis des interrogations sur le mécanisme du fonds de concours, qui implique un geste volontaire de celui qui le dote - mais je ne peux guère me prononcer sur le plan de la technique budgétaire...
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La contribution unique à la formation professionnelle et à l'apprentissage (Cufpa) est collectée par les Urssaf et la Mutualité sociale agricole (MSA), qui la reversent à France Compétences, qui verse ensuite des dotations aux Opco, lesquels reçoivent également des contributions conventionnelles prévues par des accords collectifs de branche et des versements volontaires des entreprises. N'y aurait-il pas un moyen de simplifier ce circuit de transfert de fonds entre différents opérateurs publics : qu'en pensez-vous ? Ceci pour contribuer à la lisibilité de l'action publique, qui est aussi un sujet de notre commission d'enquête.
M. Stéphane Lardy. - On a déjà bien avancé depuis 2018 ? Les Opca collectaient jusqu'alors la contribution formation : il y avait donc 47 collecteurs. Nous sommes passés à deux : URSSAF et MSA. Le législateur a considéré à raison que la fonction de collecte n'était pas centrale pour un Opca. On a donc déjà beaucoup simplifié ; peut-on aller plus loin ? Il me semble que la mécanique est assez simple et que le principal de la simplification a déjà été fait en matière de collecte.
Mme Ghislaine Senée. - Lorsqu'on m'a confié la mission budgétaire « Travail et emploi », j'ai demandé un tableau récapitulatif de tous les dispositifs en la matière : je ne l'ai toujours pas reçu, c'est un ensemble véritablement très complexe.
France Compétences est régulièrement en déficit, d'un milliard d'euros l'an dernier, vous devez activer au dernier moment des lignes de trésorerie en dernière minute parce que vous êtes mis devant le fait accompli par la loi de finances ou d'autres décisions budgétaires. Vous ne pouvez donc pas anticiper et ce mode de fonctionnement engendre des frais, parfois des pénalités : pourriez-vous nous communiquer l'impact pour France Compétences ?
Ensuite, vous m'aviez dit, lors de l'examen de la loi de finances, que vos effectifs étaient restreints et que vous étiez confronté à une perte d'expertise et de compétences : avez-vous des difficultés sur ce plan, et des besoins supplémentaires de ressources pour faire face aux missions qu'on vous confie ?
M. Stéphane Lardy. - L'écart entre notre budget d'investissement et notre budget d'intervention, tient à ce que nous avons effectivement une fonction de répartition, laquelle ne requiert pas un grand nombre d'agents, surtout avec les formes d'automatisation dont on bénéficie aujourd'hui.
Au sein de France Compétences, la direction de la certification est la plus importante, avec à peu près de 30 agents. La direction des systèmes d'information est également nombreuse, c'est nécessaire parce que nous avons créé des systèmes d'information ad hoc pour collecter les données et piloter les opérateurs pour leur facturation et le contrôle de service fait. L'IGAS et l'IGF ont constaté nos fragilités sur ce point, même si nous avons fait des progrès puisque nous sommes passés de quatre à quatorze emplois d'informaticiens en quelques années.
France Compétences peut servir d'exemple d'une agence qui fonctionne bien, les inspections générales l'ont dit, la Cour des comptes également, ainsi qu'un rapport du Sénat. Nous sommes une petite équipe, mais chacun s'y investit entièrement et travaille beaucoup à l'accomplissement de notre mission de service public. Pour autant, nous sommes un opérateur fragile. Un exemple : pour l'analyse des comptabilités analytiques, nous utilisons le langage informatique R, qui est très spécifique ; or, notre directeur est décédé brutalement, c'était un statisticien de l'Insee qui maîtrisait très bien ce langage R et qui travaillait en binôme avec un collaborateur qui, lui, a connu des problèmes de santé. D'un coup, nous ne maitrisons plus en interne ce langage R pourtant nécessaire dans nos relations avec les opérateurs, qui nous demandent par exemple des simulations avec leur comptabilité analytique. Je dois recruter, mais les profils que je recherche sont très spécifiques et rares, la situation perdure depuis le mois d'octobre dernier, le marché des data scientists est très tendu et la rémunération que je peux offrir n'est certainement pas dans le haut du panier...
Nous avons donc des fragilités, peut-être trop de missions, certaines sont très chronophages - nous instruisons 2 300 dossiers en certification chaque année, avec une commission par mois, c'est beaucoup. Nous contrôlons les certificateurs, c'est aussi une tâche importante. On nous a demandé beaucoup en six ans, nos agents sont très investis, nous sommes fragiles. Mme Borne, quand elle était ministre du travail, m'avait demandé un rapport sur les commissions professionnelles consultatives, pour voir comment rapprocher les critères de l'enregistrement sur demande et ceux des enregistrements de droit, qui sont plus simples. Un décret est en préparation, nous devrions avoir une mission nouvelle et mieux définie, j'ai demandé 8 ETP pour l'accomplir - nous avons créé un système d'information de certification professionnelle, pour que les commissaires disposent d'un même dossier numérique -, je n'ai obtenu que 5 ETP, c'est écrit dans un « bleu » de Matignon mais ma tutelle ne m'a toujours pas doté de ces emplois et je dois lui dire que sans eux, France Compétences ne pourra pas assumer cette nouvelle mission dont le décret est en cours de finalisation. Les compétences requises sont très spécifiques, il faut connaitre les référentiels d'activité, l'environnement de la décision publique, savoir tenir des positions en commission... Un « bleu », c'est bien, mais je sais d'expérience que cela ne suffit pas, il y a bien des cas où il ne se passe rien - et je ne peux pas me le permettre pour ces emplois. Autre exemple, un décret va nous permettre de doter les opérateurs sur besoins de trésorerie, au lieu des dotations trimestrielles que nous faisons et qui ne sont pas toujours bien ajustées. J'ai demandé et finalement obtenu un poste supplémentaire de contrôleur de gestion, alors que c'est une tâche très importante : nous ne demandons pas beaucoup et nous obtenons à peine le nécessaire, de haute lutte. Nous sommes fragiles, mais je pense que nous sommes à quelques emplois du bon calibrage : lors de la création de France Compétences, nous visions 100 emplois, nous sommes à 91.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Si je vous comprends bien, vous ne pouvez pas mettre en place les recommandations faites par le rapport des inspections générales de l'an dernier, pour renforcer le contrôle de la certification des compétences ?
M. Stéphane Lardy. - Sur le contrôle de la certification, j'ai deux salariés et un intérimaire. Nous contrôlons les certificateurs, pas les organismes de formation. Un exemple : nous contrôlons ETS Global, qui est certificateur des organismes habilités à délivrer des titres TOEIC - Test of English for International Communication - et TOFL - Test of English as a Foreign Language. Autre exemple, avec la Caisse des dépôts et consignations, nous réunissons un groupe de travail deux fois par mois pour examiner la consommation de CPF ; un outil d'intelligence artificielle alerte sur les mouvements inhabituels dans le recours à certains organismes, on regarde alors ce qu'il en est ; cela peut tenir, par exemple, au fait que l'organisme présente des informations erronées sur la formation, nous alertons alors le certificateur en le menaçant de le déréférencer s'il ne fait pas corriger les informations erronées par l'organisme de formation. Je ne sais pas combien il nous faudrait de contrôleurs : nous avons des outils d'alerte automatique, nous recevons des informations de la part de concurrents qui estiment qu'un organisme ne respecte pas les règles, ou de la part des Dreets. Nous faisons aussi des contrôles sur échantillons. Par exemple, lorsqu'un certificateur certifie un très grand nombre d'organismes de formation, nous vérifions sa capacité à assurer un contrôle effectif. Nous avons fait 35 procédures de mises en demeure l'an passé, ce qui correspond à environ 2 500 organismes de formation. Si nous avions plus de contrôleurs, nous ferions mieux, mais je sais que nous n'obtiendrons jamais 15 ou 20 contrôleurs ; nous sommes à trois contrôleurs, nous faisons ce que nous pouvons.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Les sommes mobilisées pour la formation professionnelle viennent d'une cotisation obligatoire et sont très importantes. On peut cotiser toute sa vie sans jamais bénéficier de formation - considérez-vous que les contrôles sont suffisants ?
M. Stéphane Lardy. - Je ne sais pas répondre à cette question, je ne sais pas ce que serait le bon niveau de contrôle. Il y a des gens qui se forment, d'autres qui ne se forment jamais.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Il faut un contrôle au moins sur la qualité des formations...
M. Stéphane Lardy. - C'est un enjeu différent. Il faudrait plus de contrôle, en effet. Toutefois la régulation du CPF a été mise en oeuvre. Il y a eu des engagements jusqu'à 2,7 milliards d'euros en 2017, nous sommes désormais autour de 2 milliards d'euros. La Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP) a longtemps fonctionné comme une chambre d'enregistrement, sans quasiment de filtre. La situation a changé, la CNCP exerce plus de contrôle. Les fraudes, elles, ont surtout lieu sur le répertoire spécifique, avec les certifications transverses par exemple en ressources humaines, où l'on trouve beaucoup de choses, y compris de la sophrologie... Nous avons aussi de nouvelles procédures par exemple avec la Caisse des dépôts, pour la régulation des dépenses - nous sommes à 1,9 milliard d'euros pour cette année et je pense que c'est un plateau, nous démontrons que la régulation, ça marche.
Reste, cependant, la question de la qualité pédagogique des formations, quel que soit le domaine. Nous avançons, un décret est en cours de rédaction pour renforcer les critères d'enregistrement pour la certification - il y avait cinq critères, nous sommes désormais à neuf critères, il y aura désormais la maquette pédagogique, c'est un élément supplémentaire. Il y a des progrès à faire, également, dans l'articulation entre les branches professionnelles et l'Éducation nationale.
M. Pierre Barros, président. - Merci pour votre présence.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Frédérique Alexandre-Bailly, directrice générale de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions (Onisep)
M. Pierre Barros, président. - Nous recevons à présent Mme Frédérique Alexandre-Bailly, directrice générale de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions (Onisep).
L'Onisep est un établissement public administratif (EPA) qui comprend un service central, implanté à Lognes, et des directions territoriales dans chaque région académique. Il élabore et met à disposition des utilisateurs la documentation nécessaire relative à l'orientation scolaire et professionnelle. Il participe également aux études et recherches destinées à faciliter l'information et l'orientation, ainsi qu'à améliorer la connaissance des activités professionnelles.
Notre commission d'enquête nous conduit à étudier les missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l'État, notamment afin d'identifier de possibles recoupements de compétences avec d'autres opérateurs, les services de l'administration centrale ou déconcentrée et les collectivités territoriales.
Pourriez-vous, madame, indiquer la manière dont l'action de l'Onisep s'inscrit dans le paysage des opérateurs de l'État, à la fois dans le domaine de l'éducation et du travail ? Quelles sont ses relations avec les services de l'administration centrale et déconcentrée ?
L'Onisep a eu un contrat d'objectifs et de performance (COP) sur la période 2021-2023. Un nouveau COP a-t-il été signé ? De quelle manière s'exerce la tutelle des ministres de l'éducation et de l'enseignement supérieur ?
Cela ne vous a certainement pas échappé, votre établissement a été évoqué devant notre commission d'enquête par M. Laurent Dejoie, représentant de Régions de France. Ce dernier expliquait que les compétences de l'Onisep devraient être transférées en quasi-totalité aux régions. Que pensez-vous de cette déclaration ? Deux jours plus tard, un préfet considérait au contraire que, l'éducation étant une compétence de l'État, l'Onisep était fondé à informer les jeunes sur les débouchés qui s'ouvrent à eux.
Compte tenu des compétences de la région, estimez-vous que la coordination entre vos services et cet échelon local est suffisante ? Le représentant de Régions de France regrettait l'absence de concertations lors du développement de la plateforme numérique Avenir(s), ce qui aurait posé des difficultés techniques selon lui.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, je vous indique que la présente audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié. Je dois également vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passif des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit sept ans d'emprisonnement et 45 000 à 100 000 euros d'amende. Par ailleurs, je vous demande de nous faire part de vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Frédérique Alexandre-Bailly prête serment.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly, directrice générale de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions. - L'Onisep est un opérateur à la fois très connu - tout élève a reçu ses petits guides d'information et les a souvent oubliés dans son cartable - et peu connu, notamment dans ses missions.
Il s'agit d'une structure ancienne, créée par un décret du 19 mars 1970, qui a repris les missions du Bureau universitaire de statistiques et de documentation scolaire et professionnelle. Celui-ci était un service d'information et d'aide à l'orientation des étudiants, mis en place dans les années 1930 et transformé en établissement public en 1954.
L'Onisep est placé sous la double tutelle du ministère de l'éducation nationale et du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ses missions ont été de nouveau précisées par un décret du 18 juillet 2023, publié après l'adoption de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel de 2018, qui prévoyait déjà un partage de compétences avec les régions sur l'information, les métiers et les formations.
L'Onisep emploie 306 équivalents temps plein (ETP), dont 211 au siège et 95 dans les dix-sept directions territoriales.
Son budget annuel s'élève à 30 millions d'euros. Il est utilisé pour mener à bien trois missions de service public.
La première mission, que nous appelons data, est issue de son histoire. Elle consiste à tenir à jour la base nationale des données de toutes les formations initiales diplômantes et certifiantes, en relation avec les métiers auxquels elles préparent.
Cette mission est assurée par des équipes territoriales qui actualisent, au fil de l'eau, les données sur les formations de leur territoire et les font remonter au siège, afin qu'elles y soient validées, fiabilisées et intégrées sous un format propice à leur utilisation. Nous mettons en oeuvre une ingénierie élevée pour assurer l'exactitude et l'homogénéité des données. Celles-ci sont surtout transmises aux régions, soit directement sous forme d'open data, soit sous forme d'extraction. Cela dépend de ce que les régions nous demandent, dans le cadre d'un dialogue structuré. Nous organisons ainsi deux réunions chaque année et transmettons, grâce à un outil numérique partagé, les informations au gré des questions qui nous sont posées.
Ces données servent aussi à alimenter et à compléter les outils nationaux d'affectation, à savoir Affelnet et Parcoursup. Elles permettent à tout élève ou étudiant d'avoir accès à une information construite de la même façon, et donc comparable, d'un territoire à un autre. Cela garantit non seulement la complétude de l'information, mais aussi une parfaite égalité entre les citoyens.
L'Onisep transmet également des informations nationales qui indiquent les prérequis, les modalités d'accès et les poursuites d'étude après chaque type de diplôme. C'est cette même base nationale qui, sous forme d'open data, est utilisée par certaines start-up pour déployer un modèle économique allégé dans le domaine de l'orientation, très consommateur de temps et d'expertise.
Se priver de cette ingénierie, en la confiant aux régions ou au secteur privé, poserait un risque de perte d'économies d'échelle et fragiliserait le service public.
L'information constitue la deuxième mission de l'Onisep. Il s'agit de produire de la documentation, comme on le disait autrefois. Aujourd'hui, celle-ci reste en partie imprimée, mais elle est surtout numérique, pour rendre les données lisibles.
Cette mission d'éditorialisation s'effectue uniquement au siège, depuis le transfert d'une partie de la compétence d'information sur les métiers et sur les formations aux régions. Ce transfert a impliqué le départ effectif de 155 personnels de l'Onisep, dont le salaire a été ôté de la subvention pour charge de service public (SCSP) de l'opérateur, pour être reversé aux régions.
Le site onisep.fr reçoit 44 millions de visites annuelles et est régulièrement cité en premier dans toutes les enquêtes conduites en matière d'orientation. Notre travail d'éditorialisation passe également par des vidéos, car nous savons que les jeunes en sont très friands. Elles leur permettent de mieux appréhender la réalité des métiers et des formations.
Les valeurs du service public, en particulier la neutralité et l'objectivité dans la présentation des métiers, ainsi qu'une attention experte à déjouer les biais, notamment ceux qui sont liés au genre ou à l'appartenance sociale, assurent au public une représentation exhaustive et neutre de l'ensemble des formations et des métiers. Nous veillons à ce que nos informations soient détaillées de manière suffisante et formulées dans un registre de vocabulaire adapté aux adolescents. En outre, nous nous efforçons de présenter de manière lisible les différentes politiques publiques qui concourent à modifier les règles du jeu de l'orientation, telles que la réforme du lycée général et technologique.
Troisième et dernière mission : l'Onisep, en tant que support de la politique d'orientation de ses ministères de tutelle, contribue à guider les jeunes et leurs accompagnateurs.
Il fournit ainsi des supports pédagogiques nécessaires à l'éducation et à l'orientation. À l'époque actuelle, on n'oriente plus les jeunes de force : s'orienter - j'insiste sur la forme pronominale du verbe - est une chose qui s'apprend. Un jeune doit comprendre qu'il ne peut pas faire ses choix sur un coup de dé, au moment des procédures de sélection nationales. Ce qui compte pour les jeunes, ce n'est pas d'être pris dans une formation plus ou moins prestigieuse pour se comparer à leurs camarades ; ils doivent surtout s'assurer qu'ils pourront obtenir un diplôme et s'insérer dans un emploi qui leur convient. Pour cela, le ministère de l'éducation nationale a instauré, dès 2005, un parcours éducatif, renommé parcours Avenir en 2015, qui permet aux jeunes de progresser sereinement dans la connaissance de soi, des métiers et des formations.
Pour garder une trace de ce cheminement, le ministère avait déjà demandé en 2015 à l'Onisep de créer un portfolio des parcours éducatifs. Ce dernier a ensuite servi de base à l'élaboration de la plateforme Avenir(s) en 2020, comme socle de la politique nationale d'orientation. L'éducation gratuite à l'orientation, qui relève de la stricte compétence de l'État, favorise l'égalité des chances et d'accès à des formations et à des métiers moins reliés à l'appartenance sociale ou territoriale. Elle vise, par exemple, à rétablir plus d'égalité dans l'orientation des jeunes issus des territoires ruraux.
Au-delà du principe d'égalité des chances, il y a un enjeu sociétal très fort. La plateforme Avenir(s) est financée sur le plan France 2030 à la suite d'une décision prise par le Premier ministre en décembre 2021. En décembre 2024, elle a été ouverte à tous les élèves, depuis la cinquième jusqu'à la terminale, qu'ils étudient dans un établissement de l'éducation nationale, du ministère de l'agriculture, de l'enseignement privé sous contrat ou de l'enseignement français à l'étranger, ou bien auprès du Centre national d'enseignement à distance (Cned). Elle est le socle du parcours Avenir. Une progression est définie avec des objectifs par niveau scolaire, qui ont été travaillés en lien avec l'éducation nationale. Il s'agit pour les enseignants de pouvoir faire cheminer les élèves et leur faire acquérir peu à peu toutes les compétences nécessaires pour s'orienter.
Elle comporte également un portfolio de compétences que l'élève peut enrichir tout au long de sa scolarité et reporter ensuite sur les portfolios de l'enseignement supérieur et le passeport de compétences du ministère du travail.
La plateforme Avenir(s) fait maintenant l'objet d'un dialogue approfondi avec chaque région, sous le patronage de Régions de France et du cabinet de la ministre d'État, afin qu'elle s'articule avec les outils et les dispositifs des régions et de leurs partenaires. Les directeurs territoriaux de l'Onisep sont chargés de son déploiement, en cohérence avec les particularités de leur territoire, et pilotent le dialogue avec les régions.
Les responsables d'accompagnement pédagogique, qui exercent au sein de nos directions territoriales, forment les enseignants et les autres membres des équipes éducatives à l'accompagnement des élèves. Ils interviennent ainsi au stade de la formation initiale dans les universités, au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), mais aussi au stade de la formation continue, dans le cadre des plans nationaux et des plans académiques de formation.
L'Onisep donne la possibilité de poser une question d'orientation directement à une personne, dont la voix et l'expertise vont permettre de mieux appréhender les possibilités et les démarches à suivre. Ce service a été créé en 2006 sous l'appellation Mon orientation en ligne. Des numéros verts ont ensuite été mis en place, à la demande des ministères de tutelle. J'ai en particulier à l'esprit les numéros verts Parcoursup et Mon Master, auxquels 10 % des candidats de chacune des deux plateformes font appel.
L'Onisep est, depuis cinquante ans, le support expert de la politique nationale d'orientation des jeunes : collégiens, lycéens et étudiants. Il se renouvelle en permanence eu égard aux évolutions des politiques publiques et de la société.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans son rapport public annuel relatif aux politiques en faveur de la jeunesse, la Cour des comptes alerte sur la nécessité de clarifier les compétences de l'État et des régions en matière d'orientation, notamment en raison des confusions qui ont été créées par la loi du 5 mars 2014. Plusieurs régions ont créé des agences régionales de l'orientation et des métiers, dont les actions recoupent directement celles de l'Onisep. Lors de son audition, le responsable de Régions de France a d'ailleurs spontanément cité l'orientation comme exemple de doublon.
Quelles clarifications pourrait-on envisager ? Le maintien du réseau territorial de l'Onisep est-il justifié ? Ce réseau représente environ un tiers de vos effectifs et entraîne des coûts de fonctionnement important, d'autant que l'Onisep bénéficie d'une subvention de 40 millions d'euros, tandis que les Centres d'information et de documentation pour la jeunesse (CIDJ) ne reçoivent que 6 millions d'euros.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - L'Onisep ne perçoit pas une subvention de 40 millions d'euros : elle bénéficie d'un budget total annuel de 30 millions d'euros, dont une subvention de 21 millions d'euros.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous avez donc 10 millions de ressources propres ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Non, nous disposons de recettes fléchées, soit 3,6 millions à 4 millions d'euros de ressources propres.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - De qui ces recettes fléchées proviennent-elles ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Elles proviennent surtout du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, pour la gestion du numéro vert Parcoursup, et du ministère du travail, dans le cadre des conventions que nous avons conclues, en particulier avec le ministère du travail.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous vivez donc bien avec 26 millions de ressources de l'État et environ 4 millions d'euros de ressources propres.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - C'est exact.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ces éléments clarifient notre compréhension du budget de l'Onisep. Qu'en est-il de la question des doublons ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - J'ai pris connaissance du rapport public annuel de la Cour des comptes sur les politiques en faveur de la jeunesse. Nous attendons encore les conclusions de la consultation annuelle sur l'orientation lancée par Alexandre Portier, lorsqu'il était ministre délégué chargé de la réussite scolaire et de l'enseignement professionnel. Elles devraient apporter des clarifications sur la répartition des compétences. Pour l'heure, je ne peux pas vous en dire plus sur ce sujet.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Cela ne vous empêche pas d'avoir un avis, notamment sur la pertinence de maintenir 95 agents à l'échelon régional.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Le maintien des ETP dans les directions territoriales est lié aux deux missions que les ministères de tutelle et l'Onisep ont décidé de conserver au sein des académies et que nous ne partageons pas avec les régions. En effet, sur les trois missions relatives respectivement aux données, à l'information et à l'accompagnement, seule la mission relative à l'information est partagée avec les régions. Les 155 personnels qui ont quitté l'Onisep entre 2020 et 2022 pour mettre en oeuvre la loi de 2018 travaillaient tous sur cette mission : à l'époque, les guides académiques étaient conçus par chaque équipe régionale.
Nous avons conservé en régions les missions qui ne sont pas partagées avec les collectivités territoriales, c'est-à-dire la mission d'élaboration et d'actualisation des données et la mission d'accompagnement pédagogique.
Les ETP dont nous disposons sur le terrain nous permettent d'être en vraie relation avec les établissements scolaires et universitaires. Nous pouvons ainsi mieux observer les évolutions de la formation et écouter les besoins des accompagnateurs.
Nos personnels à l'échelon régional ne sont pas sur une compétence en matière d'information. Seuls les personnels du siège travaillent à l'élaboration d'une information nationale exhaustive, qui n'est pas exactement la somme des informations régionales.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Quid des conseillers d'orientation dans les établissements scolaires ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Ces conseillers ne relèvent pas de l'Onisep, contrairement à ce que l'on pense. Les conseillers d'orientation, qu'on appelle aujourd'hui les psychologues de l'éducation nationale, ou psys-EN, sont répartis entre les centres d'information et d'orientation (CIO) et les établissements scolaires, où ils rencontrent les élèves.
Cela dit, les psys-EN et les professeurs documentalistes utilisent notre documentation nationale, via le site L'Atlas de l'Onisep. Ils peuvent ainsi obtenir des informations précises pour accompagner les jeunes et leur famille.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Pourquoi un jeune en recherche d'informations devrait-il s'adresser à un professionnel qui a le titre de psychologue ? J'ai du mal à comprendre cette dénomination.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Les jeunes s'adressent au CIO.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Si je comprends bien, l'Onisep fournit des données à ces psychologues, mais interagit-il directement avec eux ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - L'Onisep contribue parfois à former les psys-EN. Nous travaillons avec eux et les écoutons, car ils rencontrent les jeunes et nous remontent quelquefois de l'information. En outre, les psys-EN participent aux groupes de réflexion et d'étude des besoins. Hormis ces quelques interactions, nous n'avons pas de relation fonctionnelle ou hiérarchique avec ces psychologues, car ils sont placés sous la responsabilité directe des académies.
Je note que vous m'avez invitée à m'exprimer le même jour que les responsables de France Travail et de France Compétences. Nous sommes bien d'accord : l'un des objectifs de l'orientation est de faire en sorte qu'il y ait moins de chômage et que les jeunes puissent s'insérer dans la vie active de la meilleure façon possible. Le problème est que nous nous adressons à des adolescents qui se cherchent d'abord eux-mêmes avant de chercher une formation. Plus ils sont jeunes, plus il est difficile de leur parler d'orientation. Il faut donc mener un travail progressif en amont, afin que les choix de formation ne soient pas pris à la dernière minute.
Précisément, les parcours éducatifs permettent aux jeunes de mieux se connaître et de parler d'eux, mais aussi de découvrir les multiples formations et métiers. Il s'agit bien de faire le lien entre ces trois éléments.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ce que vous dites est très juste. Une réforme des programmes au collège a été engagée pour permettre aux élèves de découvrir les métiers. L'Onisep intervient-il dans ce cadre, aux côtés de l'éducation nationale ? Comment les choses s'articulent-elles avec les lycées ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Il s'agit bien d'une politique nationale, qui prévoit que tous les jeunes, à partir de la cinquième, doivent découvrir un certain nombre de métiers, afin d'élargir leurs horizons et d'éclairer leurs choix.
Cette politique nationale vient mobiliser la compétence de la région en matière d'information sur les métiers. Cela pose donc, comme toujours dans l'éducation nationale, la question de l'articulation entre différents acteurs.
J'ai été rectrice d'académie par le passé. Ainsi, je connais bien la répartition des compétences éducatives : les écoles primaires relèvent des communes ; les collèges, des départements ; les lycées, des régions. En dépit de ces différences, il n'y a qu'un seul enfant qui grandit et traverse les cursus scolaires. Ainsi, les acteurs communaux, départementaux et régionaux doivent veiller à l'articulation de leurs politiques, pour assurer aux jeunes de disposer des éléments qui leur permettront de faire des choix.
Encore une fois, c'est aux jeunes de s'orienter. Dès lors, il n'est pas concevable qu'ils n'aient pas de choix. Il faut donc garantir une logique, une cohérence et une progression.
Les rapports de la Cour des comptes, du Parlement et de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) révèlent tous le niveau considérable d'anxiété chez les jeunes, qui s'interrogent sur leur avenir et ont le sentiment de ne pas être suffisamment accompagnés.
L'Onisep, à cet égard, joue un rôle de support des accompagnateurs. Nos personnels ne sont pas assez nombreux pour accompagner directement les jeunes, même si le numérique et la plateforme Avenir(s) renforcent leur autonomie. Nous veillons donc à ce que les régions et les professionnels qui travaillent au contact des jeunes, notamment au sein des CIO, disposent des bonnes informations. Nous permettons ainsi aux jeunes de réunir les trois éléments dont ils ont besoin : s'orienter, s'informer et être accompagnés dans les moments les plus difficiles, afin de naviguer dans le système et d'acquérir les bonnes compétences.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Vous avez répondu à la question de l'articulation entre l'Onisep et la région, mais qu'en est-il de l'articulation avec les CIDJ ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Il faut distinguer le CIDJ, le centre départemental d'information jeunesse (CDIJ) et le centre régional information jeunesse (CRIJ), qui font partie réseau Info Jeunes France, avec lequel nous travaillons et avec lequel d'ailleurs nous pourrions signer une convention à l'avenir.
Contrairement à l'Onisep, ces structures abordent de façon transversale les enjeux relatifs à la jeunesse : les droits, le logement, la santé, par exemple ; le maillage est exceptionnel : des points d'information jeunesse sont présents dans tout le territoire.
Nous envisageons de former les conseillers des points d'information jeunesse au vocabulaire de la plateforme Avenir(s) ; d'ailleurs, une première expérimentation a déjà été menée avec le CRIJ de Nouvelle-Aquitaine. L'idée est de pouvoir y accueillir les jeunes avec un vocabulaire et des outils qui sont non pas scolaires, mais adaptés à leurs compétences. Par exemple, un jeune pourrait y présenter son portfolio de compétences et demander conseil sur les démarches à suivre. Le réseau Info Jeunes, décentralisé, a une présence humaine sur le territoire que nous n'avons pas.
S'agissant du dialogue avec les régions sur la plateforme Avenir(s), il a été rompu, mais ce n'était pas le cas au départ : nous avons intégré les régions dans la gouvernance d'Avenir(s) et c'est même inscrit dans la convention que nous avons signée avec l'Agence nationale de la recherche (ANR). François Bonneau, président de la région Centre-Val de Loire et président de la commission éducation, orientation, formation et emploi de Régions de France, était présent au premier comité d'orientation stratégique d'Avenir(s).
Au début, nous avions pour idée d'articuler nos compétences avec les régions, mais, après la présentation des maquettes de la plateforme Avenir(s) en décembre 2023, nous avons eu le sentiment que leur engagement était moindre. Il y a eu une rupture de dialogue, notamment à cause des changements ministériels successifs : nous avions réussi à le renouer avec Nicole Belloubet, alors ministre de l'éducation nationale, mais ce n'est qu'après la dissolution, lorsque les réunions ont enfin pu reprendre, lorsqu'Anne Genetet a reçu Régions de France le 5 novembre 2024, que nous nous sommes réunis, d'abord le 12 novembre, puis à quatre reprises en décembre - et deux autres fois à la suite de la nomination du nouveau Gouvernement. La semaine passée, nous avons tenu un comité de pilotage réunissant l'ensemble des régions, et non simplement les cinq régions pilotes.
La bonne nouvelle, c'est qu'une fois que les agents des régions ont vu ce qu'était réellement Avenir(s), ils ont compris que les compétences ne se recoupaient pas et que nous pouvions les articuler pleinement. Le processus est totalement gratuit pour les régions, car cela fait partie du financement d'Avenir(s). Nous respectons les meilleures normes internationales d'interopérabilité, avec des branchements d'API et des solutions techniques adaptées. Nous accompagnons, s'il le faut, les régions qui ne suivent pas encore ces normes.
L'objectif est que les élèves puissent bénéficier à la fois de l'information nationale, qui est la base de nos dispositifs pédagogiques, et de l'information régionale, qui affine et colore l'accompagnement. D'ailleurs, nous avons même commencé à inventer des solutions communes avec la région Grand Est afin de construire un service commun qui profitera directement aux élèves.
Après un début de dialogue un peu compliqué, nous sommes désormais sur la bonne voie. Dès la rentrée 2025, les articulations entre la plateforme nationale et les informations régionales devraient être pleinement fonctionnelles et mises au service des élèves.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Est-ce que la plateforme Avenir(s) a vocation à devenir le site d'information unique des entités publiques sur l'orientation ? Un certain nombre de sites publics traitent déjà de ce sujet.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Avenir(s) n'est pas un site d'information, mais une plateforme pédagogique. Elle ne propose aucune information ; elle ne fait que rediriger les élèves vers les informations dont ils ont besoin.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Comment est-elle accessible ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Elle est accessible uniquement sur authentification : seuls les élèves, leurs professeurs et les chefs d'établissement y ont accès. Les parents, par exemple, ne peuvent pas aller sur Avenir(s) pour obtenir des informations sur tel ou tel bac. Il s'agit d'un dispositif pédagogique, auquel les élèves se connectent pour accéder à leur parcours éducatif et recevoir les informations pertinentes au moment où c'est pertinent pour eux, à la différence des autres sites - publics, privés ou associatifs -, où l'information est tellement pléthorique que les jeunes s'y noient.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Comment l'élève se connecte-t-il exactement ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Il se connecte d'où il veut avec ses identifiants...
M. Pierre Barros, président. - C'est comme l'espace numérique de travail (ENT) ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Oui, il peut se connecter depuis l'ENT ou depuis le site de l'Onisep, grâce à ÉduConnect, qui fonctionne comme FranceConnect.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - L'information n'est pas directement accessible via une recherche dans un navigateur, mais elle l'est pour les élèves et leurs parents lorsqu'ils travaillent ensemble sur l'orientation, n'est-ce pas ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Oui, bien sûr.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - À terme, ne faudrait-il pas rationaliser les informations publiques pour les rendre plus accessibles ? Avec l'essor de l'intelligence artificielle, on pourrait imaginer un outil centralisant et hiérarchisant ces informations. Les élèves, à cet âge, ne sont pas assez aguerris pour sélectionner les informations pertinentes.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - La politique du numérique pour l'éducation des ministères de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur, mise en oeuvre par le même service, a pour objet de rationaliser et d'urbaniser, comme disent les informaticiens. Ainsi, lors de la création de la plateforme Avenir(s), nous avons décidé de supprimer tous nos sites satellites ; il y en avait jusqu'à douze, créés au fur et à mesure des nouvelles politiques publiques : le site des cordées de la réussite, un site « Nouvelles Chances » pour l'obligation de formation des 16-18 ans, ou encore la plateforme de simulation Horizons 21.
Nous souhaitons garder uniquement le site onisep.fr et la plateforme Avenir(s). Le premier servira mieux le grand public et les parents, puisqu'ils y trouveront des informations sur les manières d'accompagner leurs enfants et sur les politiques publiques. Par exemple, le site propose des vidéos d'explication aux parents, disponibles en huit langues - nous avons ajouté l'ukrainien après le début de la guerre -, sur le fonctionnement de l'école en France. Toutes ces informations sur le système éducatif, les paliers d'orientation et d'autres aspects seront enrichies pour aider les parents à comprendre le parcours éducatif de leur enfant chaque année.
Sur les sites des dispositifs d'affectation, tels qu'Affelnet, Parcoursup, et Mon master, beaucoup d'informations sont également disponibles, mais elles ne sont pas redondantes, car nos données sont reliées : le site Parcoursup renvoie vers celui de l'Onisep. En back office également, certaines données sont communes, notamment celles qui concernent les sites d'orientation après la troisième, lesquelles sont fournies par l'Onisep.
Je ne connais pas d'autres sites d'orientation pour les jeunes qui seraient fournis par d'autres ministères.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je pense notamment au site InserJeunes.
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Les informations qui y sont présentées, tout comme celles qui concernent le dispositif InserSup, sont disponibles sur parcoursup.gouv.fr ou sur onisep.fr. Nous pourrions probablement faire mieux et peut-être supprimer certains sites, mais l'essentiel est que tout soit mis en réseau et en circulation.
Actuellement, nous travaillons sur un avenant au COP 2021-2023, couvrant les années 2024 et 2025, tout en amorçant la préparation du COP 2026-2028. Dans ce cadre, une réflexion est en cours sur la stratégie à adopter en matière d'intelligence artificielle (IA), en tenant compte de l'évolution des usages des jeunes, qui interrogent de plus en plus une IA plutôt que de consulter directement notre site. Il est établi que la moitié des accès à notre site résulte déjà de recherches effectuées via des moteurs de recherche. Lorsqu'un utilisateur cherche une formation, il ne pense pas nécessairement à se rendre d'emblée sur le site de l'Onisep.
Cette évolution des pratiques va s'intensifier avec l'essor de l'intelligence artificielle. Or un problème majeur se pose : le rythme d'évolution des ministères de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur est annuel, si bien que l'information devient rapidement obsolète. Si un utilisateur consulte une IA gratuite dont les données s'arrêtent à une période antérieure - par exemple deux ans auparavant -, il risque d'obtenir des informations périmées. Cela soulève la question de la mise en place d'une IA souveraine, alimentée par nos données et d'autres sources publiques, garantissant l'actualisation des informations disponibles.
Nous nous interrogeons également sur l'opportunité de développer une intelligence artificielle spécifique au ministère de l'éducation nationale ou d'opter pour une IA du service public en général. À ce stade, aucune décision n'a été prise, la réflexion étant encore en cours dans le cadre du futur COP. Toutefois, des efforts significatifs ont déjà été consentis. Nous avions notamment répondu à un appel à projets dans le cadre du programme d'investissements d'avenir (PIA) en partenariat avec le moteur de recherche Qwant, afin de recenser et de valider l'information en matière d'orientation issue de divers sites. Ce projet devait permettre de créer un portail d'orientation sous l'égide de l'Onisep. Toutefois, Qwant s'est retiré du projet à la suite d'un changement de stratégie. Nous avons néanmoins poursuivi nos travaux et, grâce aux fonds restants, développé le site L'Atlas, qui est un portail dédié aux professionnels capables d'exploiter des données complexes.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Dans un rapport publié en 2024, la Cour des comptes a souligné que la part des ressources propres de l'Onisep tendait à diminuer. Cette évolution a-t-elle vocation à se poursuivre ? Relève-t-elle, par exemple, de la politique d'ouverture des données ? Ou bien s'explique-t-elle par d'autres facteurs ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Tout d'abord, cette diminution n'a pas vocation à durer, car elle n'est pas soutenable.
Plusieurs raisons concourent à cette situation. Il est complexe de générer un chiffre d'affaires lorsque l'on est tenu de fournir ces données gratuitement. Nous appliquons rigoureusement la politique d'ouverture des données - nos tutelles en conviennent -, ce qui empêche toute valorisation directe de nos données. En revanche, il reste possible de valoriser une valeur ajoutée. Depuis quatre ou cinq ans, nous travaillons sur ce sujet, en particulier sur l'exploitation des données issues des réponses aux questions posées pendant plus de dix ans sur la plateforme Mon orientation en ligne. Nous avons analysé ces données, afin d'identifier les interrogations récurrentes des usagers. L'objectif est de développer un agent conversationnel, un bot, capable de répondre à ces questions, générant ainsi une valeur ajoutée potentiellement commercialisable. Nous commencerons par l'utiliser en interne, afin de garantir son efficacité.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Le coût de cette réflexion sur la valorisation n'excède-t-il pas le gain potentiel que vous pourriez en retirer ?
Mme Frédérique Alexandre-Bailly. - Cette question a été soulevée par les inspecteurs généraux venus nous rencontrer dans le cadre d'une mission sur la soutenabilité économique des opérateurs du ministère de l'éducation nationale ; leurs conclusions sont en cours de finalisation et ne nous ont pas encore été communiquées.
La Cour des comptes nous a également recommandé de mettre en place une comptabilité analytique, que nous sommes sur le point d'achever. Elle nous permet d'objectiver les coûts de production et de diffusion de certaines de nos publications, qui s'avèrent trop élevés.
La mise en place de cette comptabilité analytique nous offre une meilleure visibilité et permet d'envisager des pistes de redressement. Plusieurs actions ont déjà été engagées : historiquement, les productions de l'Onisep étaient monolithiques, s'adressant à un public très large ; désormais, nous adaptons nos publications aux usagers, puisqu'elles sont plus numériques, moins en format papier, et conçues pour chaque tranche d'âge. Les collégiens, par exemple, ne lisent pas de longs textes ; il est donc nécessaire de leur proposer des contenus plus visuels, intégrant de la data visualisation, des illustrations, etc. Nos publications comportaient auparavant des témoignages illustrés de photos - des véritables reportages -, dont la réalisation et l'actualisation étaient très coûteuses. Cette offre n'était pas suffisamment adaptée à la diversité de nos publics. Une réorganisation complète du service éditorial a été menée afin de moderniser notre production et de répondre aux attentes de notre tutelle, notamment en retrouvant une dynamique de recettes propres. Les ventes ont cessé de chuter l'année dernière. Cependant, la tendance nationale sur le marché du livre est à la baisse. Les usagers achètent de moins en moins de livres, ce qui renforce la nécessité d'une numérisation accrue de nos services.
Une difficulté supplémentaire réside dans la conciliation entre logique commerciale et exigence d'égalité des chances : il reste très difficile de déployer de l'ingénierie sur des produits payants, alors même que nous souhaiterions les rendre accessibles gratuitement aux élèves. Nous nous orientons donc vers une stratégie de type business to business (B2B), en proposant nos produits à de grandes entités susceptibles de les redistribuer aux élèves. Ainsi, nous avons recruté - et c'est une première - un responsable commercial, lequel a contacté les acheteurs centralisés des médiathèques, afin d'intégrer nos publications dans les bibliothèques municipales.
Enfin, une autre explication du déficit constaté depuis 2020 tient à une erreur de calcul de la subvention. Celle-ci avait été fondée sur le salaire moyen, alors que les 155 personnels quittant l'Onisep étaient les plus jeunes. Le niveau de rémunération des agents restants s'est donc révélé bien supérieur à celui qui avait été anticipé, entraînant un glissement vieillesse technicité (GVT) plus important.
Le déficit résulte enfin de la perte d'opportunités publicitaires dans nos guides. Chaque académie disposait d'un guide incluant des encarts publicitaires locaux : cette activité représentait environ un million d'euros de recettes.
La restructuration engagée pour répondre à cette situation a nécessité du temps. Il ne faut pas sous-estimer le processus d'accompagnement de 155 agents, soit près des deux tiers des effectifs régionaux de l'Onisep. Cela ne s'est pas fait instantanément. Il a fallu ménager une stratégie positive, remobiliser les équipes, se recentrer sur les atouts de l'institution. La crise du Covid a également compliqué et retardé ces transformations.
Aujourd'hui, une évolution profonde est en cours, tournée vers des publications plus ciblées, moins coûteuses, plus numériques, afin de restaurer une marge de manoeuvre commerciale.
M. Pierre Barros, président. - Je vous remercie d'avoir contribué à notre commission d'enquête.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 10.