Mercredi 2 avril 2025

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, spécialiste du phénomène guerrier à l'époque contemporaine

M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui M. Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Vos travaux, M. Audoin-Rouzeau, ont principalement porté sur la Première guerre mondiale, non à travers le prisme des grandes batailles, ou celui de la stratégie miliaire, mais à travers celui de la guerre par ceux qui la font. Vous vous êtes notamment intéressé aux objets de la guerre, à la question du deuil, à la violence également, tout ce qui forme ce que vous avez appelé la « culture de guerre ».

Vous avez également souligné, dans deux ouvrages qui ont rencontré un important écho dans les années 1990, que l'engagement total de la société française dans un conflit aussi meurtrier que la Première guerre mondiale n'aurait pas été possible sans le consentement des citoyens. Ces travaux ont nourri un important débat d'historiens auteur des parts respectives du consentement et de la contrainte dans la mobilisation.

Vous avez également consacré plusieurs articles au génocide du Rwanda et relaté votre rencontre presque fortuite avec ce sujet dans un ouvrage personnel intitulé Une initiation : Rwanda 1994-2016.

Vous avez enfin, au cours des dernières années, pris position sur des questions plus contemporaines, à la lumière de votre expérience d'historien. Vous soulignez ainsi que la guerre a disparu de notre « horizon d'attente », à la faveur d'une construction européenne fondée sur l'idée illusoire d'une paix perpétuelle. A l'échelle de notre société, la fin du service militaire, l'absence de l'expérience de la guerre, et même de son souvenir chez les jeunes générations, ont nourri une forme d'insouciance. « Nous avons enclavé le fait militaire », avez-vous déclaré, comme si la guerre n'était plus qu'une affaire de spécialistes. Nous avons, en somme, oublié le « tragique de l'Histoire », pour reprendre une autre de vos expressions.

Le réveil est brutal. Faute d'avoir su anticiper les chocs successifs de l'invasion de l'Ukraine et du retournement historique des Etats-Unis, l'Europe est aujourd'hui contrainte au sursaut, si elle veut conserver son autonomie stratégique et un rôle dans les affaires du monde. Nous traversons aussi une phase d'accélération de l'Histoire, faisant écho au mot célèbre de Lénine que vous citez dans vos entretiens : « Il y a des décennies où rien ne se passe ; et il y a des semaines où des décennies se produisent ».

Notre commission des affaires étrangères et de la défense aborde ces questions sous l'angle des relations internationales, et sous celui, très concret, du capacitaire, c'est-à-dire de l'armement, mais aussi de la formation et du recrutement de nos armées.

Votre regard est donc très complémentaire du nôtre, puisque vous travaillez, dans une perspective historique, sur les mentalités, les représentations, sur ce que la guerre fait aux sociétés. C'est sur ces sujets que nous souhaiterions vous entendre, en espérant que vous nous aiderez à mieux formuler certaines questions et à élargir le champ de notre réflexion. Au fond, nous pourrions résumer le défi qui nous incombe dans cette formulation paradoxale : faut-il, pour éviter la guerre, s'y préparer ?

Vous avez la parole pour un exposé liminaire, après quoi nous ouvrions la discussion avec les questions de nos collègues.

Je rappelle que cette audition est captée et retransmise sur le site du Sénat et ses réseaux sociaux.

M. Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, spécialiste du phénomène guerrier à l'époque contemporaine. - Je vous remercie pour votre invitation. C'est avec beaucoup de modestie que j'interviens devant vous. Mon domaine d'expertise est étroit, et je suis conscient que la discipline historique ne possède aucune capacité prédictive. L'histoire immédiate présente d'ailleurs l'inconvénient souligné par Raymond Aron : les conséquences des événements n'étant pas encore apparues, il est presque impossible de déterminer leur juste proportion. Ainsi, le passé du phénomène guerrier est le seul terrain sûr sur lequel je peux m'exprimer devant vous.

La guerre d'Ukraine, depuis trois ans, offre une opportunité comparative considérable en tant que guerre de position. Cette configuration est peu fréquente à l'époque contemporaine : on la retrouve pendant la Première Guerre mondiale, entre la fin de 1914 et l'été 1918, durant la guerre Iran-Irak des années 1980-1988, et maintenant en Ukraine, après les premières semaines de guerre de mouvement.

Ce qui me semble caractériser notre approche du conflit russo-ukrainien, c'est la puissance étonnante de notre déni de guerre. Un point m'a particulièrement marqué en tant qu'historien de la Première Guerre mondiale : notre déni du risque d'invasion de l'Ukraine par la Russie à la fin de 2021 et au début de 2022. Ce déni était quasi unanime. Les milieux académiques, les médias et le monde politique partageaient ce déni, fondé sur le raisonnement suivant : une invasion russe de l'Ukraine constituerait une décision irrationnelle, et Vladimir Poutine, en tant qu'acteur politique rationnel, ne prendrait pas une telle décision.

Cet argumentaire, difficile à contredire sur le moment, ne pouvait qu'éveiller l'attention d'un historien de la Première Guerre mondiale tel que moi. C'est le même raisonnement qui était employé par certains pacifistes libéraux avant 1914, à ne pas confondre avec le pacifisme socialiste ou syndicaliste révolutionnaire, qui souhaitait transformer la guerre en révolution. Ces pacifistes libéraux faisaient le même constat concernant l'irrationalité d'une décision de faire la guerre.

Je souhaite évoquer l'ouvrage La Grande Illusion de Norman Angell, publié en 1911. Ce best-seller européen, traduit en plusieurs langues, soutenait l'idée qu'une guerre entre grandes puissances européennes serait irrationnelle en raison de leur interdépendance économique et financière. Angell concluait donc que la guerre n'aurait pas lieu, ou serait extrêmement brève si elle venait à se produire accidentellement.

Avec le recul, on peut affirmer que ces politologues d'avant 1914 avaient raison sur un point : la guerre entre grandes puissances européennes était effectivement absurde, tout comme l'est l'attaque russe contre l'Ukraine. Cependant, cette absurdité n'a nullement empêché le déclenchement de la Première Guerre mondiale, ni son prolongement, à l'instar du conflit russo-ukrainien qui dure depuis plus de trois ans.

L'erreur de ce raisonnement pacifiste est évidente a posteriori. Le temps de guerre possède sa propre rationalité, imperméable à celle du temps de paix et des sociétés hautement pacifiées, comme le qualifiait le sociologue allemand Norbert Elias en parlant des sociétés européennes. Il semble que le pouvoir russe s'inscrivait déjà dans ce temps de guerre, singulier et irréductible, bien avant le 24 février 2022. Notre incapacité à le comprendre a rendu notre dissuasion inefficace face aux décisions russes.

Je considère que ce déni initial de la guerre a eu ce que René Rémond appelait « la force des commencements ». Nous avons continué à reconstruire ce déni, qui a volé en éclats le 24 février 2022. Le déni, attitude face à une réalité qui résiste aux faits, se caractérise par une plasticité permettant une recomposition permanente.

Ainsi, nous sommes rapidement tombés dans le déni d'une guerre longue. Les espoirs placés dans les négociations de paix en Turquie illustrent cette tendance, comme si le malentendu à l'origine du conflit pouvait être aisément dissipé. Notre stupeur face aux atrocités russes de Boutcha et ailleurs témoigne également de ce déni. Notre indignation était certes légitime, mais notre étonnement ne l'était pas. Qu'espérions-nous ? Avions-nous oublié que le processus « d'ennemisation de l'autre » est consubstantiel à l'activité guerrière occidentale depuis le début du XXe siècle ? Ce processus a progressivement effacé la frontière entre les populations combattantes et civiles. Comment avons-nous pu occulter cette réalité et penser que ce conflit ferait exception ?

Ce déni se manifeste également dans les espoirs placés dans la contre-offensive ukrainienne du printemps et de l'été 2023. Nous avons ignoré la courbe d'apprentissage de l'armée russe, qui a tiré les leçons de ses échecs initiaux de l'hiver 2022, ainsi que les retards et insuffisances de notre soutien à l'Ukraine. Nous n'avons pas écouté les avertissements de certains hauts gradés, comme le général Desportes, qui estimait que l'Ukraine aurait besoin de moyens 30 à 40 fois supérieurs pour espérer repousser l'armée russe.

Aujourd'hui, nous sommes confrontés au déni d'une défaite ukrainienne, encore peu visible, comme c'est souvent le cas dans une guerre de position. Contrairement aux grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale, il n'y a pas de champ de bataille où une force armée en écrase une autre de manière évidente. Notre rhétorique tente d'éloigner l'idée d'une défaite ukrainienne, car elle impliquerait notre propre défaite, une réalité que nous refusons de voir. C'est ainsi que j'interprète la situation actuelle.

Je considère que la guerre en Ukraine constitue un cas d'école en matière d'incapacité à affronter la réalité du conflit, à « voir ce que l'on voit », comme le disait Charles Péguy. Ce déni de guerre trouve sa source dans notre certitude que la guerre ne pouvait plus nous toucher en Europe, que nous étions définitivement à l'abri d'une telle catastrophe. Nous avons voulu oublier le risque de guerre, pourtant consubstantiel à la politique, au prix d'un millénarisme pacifiste au coeur de la construction européenne. Cette idée, aussi séduisante soit-elle, néglige cependant l'avertissement formulé par le philosophe Julien Freund lors de sa soutenance de thèse devant Raymond Aron en 1965. Son précédent directeur de thèse, le grand philosophe Jean Hyppolite, s'était récusé en raison de son pacifisme. S'adressant à ce dernier, Julien Freund lui déclara : « Comme tous les pacifistes, vous pensez que c'est vous qui désignez l'ennemi, alors que c'est l'ennemi qui vous désigne ». Il me semble que nous en sommes exactement là aujourd'hui.

Mme Michelle Gréaume. - Je vous remercie pour tous les éléments que vous nous avez apportés. Que pensez-vous de l'expression « gagner la guerre avant la guerre » ? Quels mécanismes, selon vous, ont conduit à la sous-estimation des risques de conflits et de guerres ? Enfin, aujourd'hui, il semble que les Français ne prennent pas pleinement conscience des risques de guerre qui les concernent, comme vous l'avez très bien expliqué en évoquant le déni. Comment devrions-nous procéder pour sensibiliser la population à ces risques ?

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Concernant l'expression « gagner la guerre avant la guerre », bien qu'intéressante, je la trouve quelque peu simpliste. Elle suppose que la préparation à la guerre nous mettrait à l'abri de celle-ci, ce qui est malheureusement trop optimiste. Ce n'est pas le moment de nous rassurer, mais de nous inquiéter. En tant qu'historien, j'estimerais normal que l'on inquiétât davantage non seulement la population française, mais aussi les populations européennes...

Quant à la sensibilisation des Français au risque de guerre, les études d'opinion semblent indiquer une certaine sortie du déni. Une inquiétude réelle se manifeste, mais cela ne signifie pas nécessairement que notre société soit prête à affronter la réalité d'un conflit. Nous sommes néanmoins sortis de l'inconscience collective qui était la nôtre il y a encore trois ans.

Les mécanismes de sous-estimation des risques mériteraient de très longs développements. La question de notre pacifisme n'est pas neuve. Le pacifisme européen ne date pas des deux catastrophes que sont les deux guerres mondiales. C'est un processus, une grande attente de type eschatologique - une forme de millénarisme. Il commence à se cristalliser en tant que mouvement politique organisé dès le milieu du XIXe siècle, non pas dans la sphère socialiste, révolutionnaire, anarcho-syndicaliste, mais d'abord dans les milieux libéraux, européens, souvent républicains. Ainsi du Grand Congrès de la paix de 1849, dans lequel Victor Hugo joue un rôle très important. Un mouvement pacifiste cherche les voies d'une éradication de la guerre comme moyen de régler les différends entre États, et d'abord, bien sûr, entre États européens.

Ce courant de pensée a disparu dans les catastrophes de ce que l'on appelle le « premier XXe siècle » entre 1914 et 1945, mais il était extrêmement puissant. Il avait des racines idéologiques elles-mêmes plus anciennes, comme l'ouvrage de Kant de 1798, Vers la paix perpétuelle. Et l'on pourrait trouver dès le 16e siècle, dès la Renaissance, ces premiers mouvements de recherche d'une paix définitive entre les États. Les deux guerres mondiales n'ont donc fait que rendre ce courant de pensée enfin performatif.

Mais au fond, nous avons voulu penser, après 1945, avec la construction européenne, et surtout après la fin de la guerre froide, ce que disait l'éditorial d'un grand journal régional français, le Progrès de Lyon, le 12 novembre 1918 : « La Guerre est morte, et c'est nous qui l'avons tuée ». Le journal ne faisait pas référence à la guerre de 14, mais à la guerre en général : en faisant la guerre, nous l'avions tuée. Cette idée me semble au coeur de la construction européenne. Elle en a été une justification profonde. C'est effectivement une idée magnifique, mais dangereuse.

Autre élément de réponse, la manière dont nous avons interprété notre « victoire » dans la guerre froide en 1991. Le président Reagan avait déclaré : « J'ai gagné la guerre froide », et nous avons réellement pensé que nous l'avions gagné. Nous avons ainsi négligé un extraordinaire avertissement de Raymond Aron dans un ouvrage de 1951 que peu connaissent parce qu'il n'a, curieusement, jamais été réédité : Les Guerres en chaîne. L'année 1951, c'est la guerre de Corée, l'un des pics de la guerre froide. Avec la lucidité et la vigueur intellectuelle que l'on connaît, Raymond Aron y dit qu'il faudra abattre le monstre, c'est-à-dire, pour lui, l'Union Soviétique, bien sûr, et les pays d'Europe de l'Est qui étaient sous sa coupe. Il faudra abattre le monstre, mais il faudra prendre garde que le monstre en question ne trouve pas dans le sang versé de sa défaite, que Raymond Aron imagine sous une forme militaire, une vigueur nouvelle qui le rende encore plus dangereux. Exactement sur le modèle de l'Allemagne après 1918 qui avait, et Raymond Aron était bien placé pour le savoir, trouvé une vigueur nouvelle, la vigueur que lui a donnée le nazisme dans le sang versé et la défaite de 1918.

Et nous n'avons pas vu que le monstre en question, que nous avons abattu sans une goutte de sang versée, a retrouvé cette vigueur nouvelle dont Raymond Aron s'inquiétait en 1951.

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Nous avons également sous-estimé un point crucial souligné par l'historien Victor Davis Hanson : dans le modèle occidental, pour qu'une guerre soit conclusive, le vainqueur et le vaincu doivent tirer les mêmes conclusions de leur affrontement. Or, si nous avons considéré, avec la chute de l'URSS, que nous avions gagné la guerre froide, la partie adverse n'a jamais reconnu qu'elle l'avait perdue.

M. François Bonneau. - Vous avez bien analysé la notion de ressentiment - de la France en 1870, qui a provoqué la guerre de 1914, de l'Allemagne en 1918 qui a engendré le nazisme, et enfin de l'Union soviétique lors de son effondrement, mal analysé, qui a mené à l'ascension de Poutine et à la situation actuelle. Ayant rencontré des opposants russes, j'ai constaté qu'ils partagent généralement le même discours : « L'histoire n'est jamais terminée avec les Russes ; des événements imprévisibles peuvent survenir et bouleverser complètement le cours des choses ». Quel est votre point de vue sur cette affirmation ?

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Vous avez parfaitement raison d'affirmer que l'histoire n'est jamais achevée. La guerre, en particulier, est toujours source de surprises, tactiques et stratégiques. Lorsque j'avance que l'Ukraine a, selon moi, perdu la guerre, je ne prétends pas pour autant que la Russie l'a remportée. En effet, la victoire tactique russe, qui me semble difficilement discutable, pourrait bien se transformer en une défaite stratégique à moyen ou long terme. Cependant, notre diagnostic actuel ne peut se baser que sur la situation présente, et sa valeur prédictive est inexistante. L'histoire n'a pas de capacité prédictive, et cette incertitude est d'autant plus marquée en temps de crise et de guerre, comme en temps de révolution.notamment en période révolutionnaire.

Je me souviens qu'à la fin de l'année 1989, alors que la Russie commençait à s'effondrer, j'ai rencontré le grand historien de l'Europe centrale, François Fejtõ. À l'époque, personne ne pouvait prévoir l'effondrement du Pacte de Varsovie et de l'URSS elle-même. Je lui ai demandé : « Maître, qu'en pensez-vous, qu'est-ce qui va se passer ? » Il m'a répondu : « En temps de crise, aucune prévision n'est possible, il n'y a pas d'expertise. Tout le monde est à la même hauteur. Je fais donc comme vous : je lis les journaux et j'attends. » Cette réponse m'a semblé à la fois lucide quant aux limites des sciences sociales et empreinte d'une humilité intellectuelle extraordinaire.

Nous nous trouvons actuellement dans une situation de crise, à la fois militaire et politique. Les opposants russes auxquels vous faites référence ont raison. Par conséquent, nous sommes tous égaux face à notre incapacité à prévoir l'avenir. Nous devons garder à l'esprit cette imprévisibilité. J'ai été frappé par le nombre d'experts, académiques, politiques et médiatiques, qui affirmaient avec certitude que la Russie n'envahirait jamais l'Ukraine. Or, nous étions déjà en période de crise, et dans de telles circonstances, rien n'est prévisible.

Mme Mireille Jouve. - Vous avez forgé le concept de « consentement national » pour décrire l'acceptation de la Première Guerre mondiale. Il est évident qu'aujourd'hui, nous en sommes loin. J'ai trois questions à vous poser.

Premièrement, pensez-vous que la fin de la conscription, associée à l'idée de la construction d'une Europe de la paix, soit à l'origine du détachement des Français vis-à-vis de la nécessité de renforcer notre défense ?

Deuxièmement, pourriez-vous nous dire si les villes abritant des unités militaires, comme Toulon, Brest ou Istres dans mon département, ou celles où se trouvent des usines d'armement, comme Bourges, ont une perception différente de la question militaire ?

Enfin, avez-vous connaissance d'études sur la notion de consentement à l'effort militaire dans différents pays européens ? L'Italie, par exemple, est traversée par un profond courant pacifiste, tandis que la France semble moins réticente à l'idée de réarmement. Un panorama des mentalités face au conflit a-t-il été réalisé ?

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Je fais partie des historiens qui estiment que l'affrontement des sociétés européennes de 14-18 n'a été possible que grâce au consentement de ces sociétés à la guerre. Ce consentement était complexe, très fort au début, s'affaiblissant par moments, puis se redressant souvent à la fin. Pour ceux qui doutent de la capacité d'une société à consentir à la guerre, il suffit d'observer la société ukrainienne depuis trois ans. Dans les premiers mois, la première année de la guerre, il nous a souvent stupéfiés, en Europe occidentale. Il a été, il faut le dire, magnifique et souvent bouleversant. Bien sûr, il y a eu des défections et des désertions, mais elles demeurent relativement peu nombreuses comparées au consentement global, qui reste encore aujourd'hui assez impressionnant. Une étude récente montrait que 70 % des Ukrainiens étaient engagés d'une manière ou d'une autre dans le soutien à l'effort de guerre, ce qui, après plus de trois ans de conflit, est considérable.

Quand vous dites qu'aujourd'hui nous sommes loin du compte, vous avez apparemment raison. Cependant, je dirais « apparemment » seulement, car les contemporains de 1914, avant le déclenchement de la guerre, n'auraient pas parié grand-chose sur le consentement français au conflit - et certainement pas aux 400 000 morts que la France a déplorés entre août et décembre 1914. L'état-major et les dirigeants politiques s'attendaient, en cas de mobilisation, à un déficit considérable et avaient pris de nombreuses mesures coercitives pour empêcher la désertion et le refus de rejoindre son unité à partir de la mobilisation du 1er août. Eh bien le consentement a été quasi total. Ce consentement initial, porté par la force des commencements, s'est plus ou moins maintenu pendant quatre ans et demi. D'où la stupeur des milieux les plus critiques. de ce qu'était la société française avant 1914. Ainsi

Maurice Barrès, nationaliste convaincu, qui doutait de la capacité de la France à résister à la puissance allemande, s'est étonné : « Comment, de ce cloaque - il parlait de la vie politique française - , a pu sortir une France si pure ? » Cette stupéfaction révèle l'apparition d'un pays que personne n'avait anticipé sous cette forme. Il va de soi, bien sûr, que les socialistes et les syndicalistes révolutionnaires, y compris les plus engagés dans la lutte contre la mobilisation, partent avec les autres et partent parfois parmi les premiers... Je reste donc très prudent quant à l'évaluation de la réaction de la société française face à un très grave danger, dès lors qu'elle se sent attaquée. Tout le problème, à l'été 14, c'est que toutes les sociétés européennes se sont senties attaquées, même dans les pays qui étaient eux-mêmes attaquant des autres, ce qui était le cas de l'Allemagne au début du mois d'août.

Concernant la conscription, sa fin dans les années 1990 a effectivement enclavé le fait militaire. Avant cela, environ 30 % des Français possédaient une forme de culture militaire liée au service national. Aujourd'hui, ce chiffre est tombé à moins de 3 %. Le fait militaire est désormais l'apanage de professionnels en qui nous avons parfaitement confiance - à juste titre d'ailleurs, me semble-t-il. Parallèlement, l'antimilitarisme, pourtant consubstantiel à la conscription dans la France du XIXe et du XXe siècle, a disparu, n'ayant plus de raison d'être en l'absence d'obligation militaire. Cette disparition de l'antimilitarisme a inquiété certains militaires perspicaces, comme le général Facon, qui commandait le Centre doctrine et d'enseignement du commandement : c'est un signe , y voyant un signe de rétrécissement sociologique de l'armée. Une armée qui n'est plus contestée risque mai-juin 1940. L'idée est audacieuse, mais intéressante.

En ce qui concerne les perceptions régionales du consentement à la guerre, je ne suis pas en mesure de répondre de manière pertinente. Je ne sache pas qu'il existe beaucoup d'études sur ce que serait le consentement aujourd'hui. En revanche, au début du XXe siècle, c'est une réalité. Le consentement allemand et britannique à l'été 1914 a été massif, ce dernier étant particulièrement remarquable, étant donné la force du pacifisme en Grande-Bretagne avant la guerre. Ce pays, qui ne disposait que d'une très petite armée de métier avant 1914, a vu affluer un million de volontaires vers les centres de recrutement entre l'été et la fin de l'année 1914, puis un autre million au cours de l'année 1915. Ces chiffres sont colossaux. Plus surprenant encore, le pic de ce volontariat en 1914 survient après la connaissance des premières pertes, démontrant que ces volontaires s'engageaient en pleine conscience du tragique de la guerre, du tragique du champ de bataille.

Bien que nous nous sentions aujourd'hui très éloignés de cet état d'esprit, je ne suis pas certain que ce soit si exact. Seule l'épreuve du réel pourrait nous le confirmer, mais espérons que nous n'aurons pas à l'affronter.

M. Alain Cazabonne. - Vous avez évoqué la phrase « l'Ukraine a perdu la guerre » et établi un parallèle avec 1914-1918, où l'Allemagne a perdu la guerre très tôt. Nous savons qu'un pays perd une guerre pour l'une de ces deux raisons : soit l'armée est surclassée militairement, soit l'opinion s'effondre à l'intérieur même du pays. Ainsi en 1914-1918, la reconquête d l'Alsace-Lorraine motivait l'ardeur française. Les Allemands, en 1939, voulaient supprimer la séparation de Dantzig. Les Américains n'ont pas perdu militairement la guerre du Vietnam : ils l'ont perdue sur les campus, parce que l'opinion ne la comprenait plus. Lorsque vous parlez de l'Ukraine, votre affirmation est-elle liée à la puissance militaire ou à une possible perte de motivation d'un côté ou de l'autre ?

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Vous avez raison de souligner que dans les guerres modernes, le champ de bataille est indissociable de la société dans son ensemble, de ce que l'on appelle l'arrière en 14-18. Le terme pourrait s'appliquer à la guerre d'Ukraine, avec un avant qui est le monde combattant, le long d'un front de 1 200 kilomètres, et un arrière qui est aussi important que l'avant.

Dans le cas de l'Allemagne en 1918, nous avons observé une dissolution de l'armée sur le champ de bataille, mais aussi une situation extrêmement fragile à l'arrière. La quasi-famine de la population allemande a affecté le moral des soldats, qui étaient en interaction permanente avec l'arrière. Le moral combattant et le moral civil se sont effondrés parallèlement. On le sait, les nazis ont par la suite exploité les mouvements intérieurs de la fin octobre et du début novembre pour étayer l'idée d'un coup de poignard dans le dos infligé par la gauche et ce qu'ils appelaient le « judéo-bolchevisme ». C'était cela qui expliquait la défaite, et non l'effondrement invisible de l'outil militaire lui-même.

Concernant l'Ukraine, la situation militaire semble très grave. Je trouve qu'on ne le dit pas suffisamment ; on fait comme si le front ukrainien à llait continuer à tenir, sans se rendre compte de l'épuisement d'une armée qui combat depuis trois ans avec peu de repos, de permissions et de rotations. Les Russes ont pris l'ascendant par une progression lente - mais, dans une guerre de position, la progression est toujours lente. Je suis surpris que certains tirent argument de cette lenteur pour dire que l'armée russe n'est pas si puissante que cela : dans une guerre de position, cette lenteur n'a pas la même signification que dans une guerre de mouvement.

Les Russes ont également pris l'avantage dans la guerre des drones, devenus l'arme de domination du champ de bataille depuis 2024 - ils ont remplacé l'artillerie dans ce rôle. Il y a aussi, évidemment, l'utilisation massive de bombes planantes, avec plus de 10 000 déversées sur le front ukrainien en 2024 et sans contre-mesure ukrainienne efficace/ Je ne vois pas pourquoi on ne dirait pas que la situation est très grave.

De plus, les études qui nous parviennent montrent un net recul de la résolution de l'opinion ukrainienne par rapport au début de la guerre. Une quasi-majorité accepte désormais des pertes de territoires inimaginables dans les deux premières années et demie du conflit. Ce changement d'attitude est significatif.

M. Olivier Cigolotti. - Vous avez fait référence à trois conflits que vous qualifiez de conflits de position : la Première Guerre mondiale, le conflit Iran-Irak et la guerre en Ukraine. Je voulais revenir sur l'évolution technologique. Nous passons d'une guerre de tranchée durant la Première Guerre mondiale à une guerre hybride dans le contexte de la guerre en Ukraine, avec l'apparition de nouvelles technologies - bombes planantes, drones - alors que la guerre de tranchées subsiste.

Selon vous, cette évolution technologique ne contribue-t-elle pas à augmenter le déni des risques de guerre, où certaines puissances pourraient penser qu'en étant suréquipées, elles se protègent ainsi d'un risque de conflit de position ? À l'extrême de cette réflexion, la dissuasion ne serait-elle pas effectivement le summum du déni des risques entre les États ?

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Effectivement, lorsque je parle des guerres de position, je ne néglige pas l'évolution technologique qui a été extrêmement rapide au sein même de chacun des conflits. Elle a été stupéfiante pendant la Grande Guerre, notamment avec l'avènement de l'aviation et la terrible innovation des gaz de combat. Comme le disait Clausewitz, « la guerre est un caméléon ». Elle implique un changement extraordinairement rapide, ne serait-ce que par le mimétisme entre les adversaires.

Ce qui m'a néanmoins frappé dans la guerre en Ukraine, et que je n'aurais jamais pensé revivre en tant qu'historien de la Première Guerre mondiale, c'est la dimension régressive de ce conflit. Une fois passé le mouvement initial, nous assistons à l'enfermement des deux corps de bataille dans des tranchées. Quoi de plus sommaire que la guerre de tranchées ? Il suffit de regarder les photographies, les reportages pour constater que l'évolution est très faible entre les conditions vécues par les soldats ukrainiens dans leurs tranchées, notamment durant la campagne d'hiver, et celles des soldats français, allemands et britanniques entre la fin de 1914 et l'été de 1918.

La logique défensive de la guerre de tranchées a refait surface, bien qu'avec des mutations importantes. Par exemple, les barbelés ont été remplacés par des mines. Les barbelés ont été l'une des armes défensives les plus terriblement efficaces de la Grande Guerre. Ils étaient pratiquement infranchissables - et les réseaux n'étaient jamais entièrement détruits par l'artillerie : les obus les projetaient vers le ciel, et ils retombaient en hérisson, devenant parfois encore plus infranchissables. Les mines - pour lesquelles, on le sait, les Russes ont toujours montré une compétence remarquable - ont joué ce rôle défensif extraordinairement efficace en 2023, lors de la contre-offensive ukrainienne. J'ai également été très frappé par le rôle de l'artillerie. Pendant la Grande Guerre, c'était l'arme de domination du champ de bataille, et cela a de nouveau été le cas dans la guerre d'Ukraine, jusqu'à ce que les drones prennent l'ascendant au cours de l'année 2024. D'où la tragédie qu'a été le manque d'obus de l'armée ukrainienne lorsque les livraisons américaines se sont interrompues dans les six premiers mois de l'année 2024, et que les Européens n'ont pas été en mesure de les suppléer compte tenu de leur consommation massive, qui là aussi rappelle la Première guerre mondiale.

Il y a également une régression sur le plan sanitaire. Pour comprendre ce qui se joue sur le champ de bataille, il est essentiel de connaître plusieurs éléments : quelles sont les pertes ? Quelle est la proportion entre les morts et les blessés ? Quels sont les types de blessures ? Comment les corps sont-ils touchés ? Ces questions sont décisives, mais on ne peut pas y répondre, ou alors de manière trop approximative pour que ce soit utilisable. Mais d'après ce que l'on peut savoir, il y a une extraordinaire régression, me disent des personnes qui, sur place, ont des informations quelque peu précises : une proportion entre les morts et les blessés analogue à celle de la Première Guerre mondiale, soit un mort pour trois à quatre blessés. Cela s'explique par le fait que les blessés sont évacués dans des conditions assez proches de celles du premier conflit mondial, à bras, puis en véhicule jusqu'au poste de premier secours, les hélicoptères sanitaires ne pouvant pas être utilisés. Cela entraîne une remontée très lente dans la chaîne de soins. Ainsi la « golden hour » - l'heure pendant laquelle on peut sauver un soldat gravement touché - est très souvent dépassée, avec les effets que vous imaginez sur la mortalité et les amputations.

En somme, nous faisons face à une évolution technologique considérable mais, « en dernière instance », comme disaient autrefois les marxistes, c'est l'infanterie sur le champ de bataille, protégée par ses tranchées et ses champs de mines - autrefois les barbelés -, protégée par la puissance de feu, qui détermine le sort de la guerre. Cette caractéristique régressive de la guerre actuelle est frappante. C'est une grande leçon pour nous : la technologie ne suffira pas, et l'Ukraine nous l'aura peut-être démontré de manière terrible.

M. Christian Cambon. - J'aimerais avoir votre interprétation sur un épisode assez peu commenté et qui nous renvoie au début des années 2000. Le 7 mai 2000, Vladimir Poutine arrive aux affaires. Peu de temps auparavant, en 1997, les relations entre l'Union soviétique finissante et l'OTAN étaient tout à fait détendues, puisqu'un pacte avait été conclu entre les deux parties. Lorsqu'il prend ses fonctions, Poutine propose à l'Occident de mettre fin au successeur du pacte de Varsovie et à l'OTAN pour le remplacer par un grand traité de sécurité européenne, puisqu'à l'époque le principal adversaire est le terrorisme islamique, avec l'épisode tchétchène notamment.

L'ambassadeur russe, Alexeï Mechkov, aujourd'hui en poste à Paris, raconte qu'en tant que jeune diplomate, il faisait partie de la délégation russe qui négociait à l'époque avec le secrétaire d'État James Baker, et qu'il a entendu de ses propres oreilles l'engagement formel des États-Unis de ne jamais toucher aux frontières de l'Union soviétique, de la future Russie, avec les forces de l'OTAN. La suite de l'histoire est bien connue : Clinton, puis George Bush fils s'éloignent totalement de ce point de vue, et nous assistons à une succession d'adhésions de pays à l'OTAN, entraînant la réaction de Poutine qui se durcit. Ancien du KGB ayant été témoin de la dissolution de l'Union soviétique depuis Berlin-Est, il prend ses distances et revient à des réflexes nationalistes. C'est pourquoi nous avons maintenant affaire à un opposant résolu à l'Occident.

En tant qu'historien, pensez-vous que l'Occident a raté une opportunité et n'a pas vu la possibilité, à l'époque, de changer ses relations avec la Russie? Il semble que dans cette affaire, ce sont plutôt les États-Unis qui ont entraîné l'Europe dans un mouvement hostile à la Russie naissante.

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Je vous remercie pour votre question, mais je ne suis pas en mesure d'y répondre de manière pertinente. En tant qu'historien du fait guerrier, et non géopoliticien, mon approche de la guerre est différente. Je l'étudie principalement sous l'angle des pratiques combattantes. C'est pourquoi, vis-à-vis de la question que vous soulignez, je suis myope.

Néanmoins, concernant la question du ressentiment évoquée précédemment, je pense que nous l'avons manquée. La phrase de Raymond Aron que j'ai citée - « Il faut prendre garde à ce que le monstre abattu ne trouve pas dans le sang versé les forces nouvelles », prend ici tout son sens. Je pense que nous avons sous-estimé le ressentiment qu'a provoqué notre « victoire » de la période 1989-1991. La Russie a perdu la guerre, si je puis dire, sans même avoir versé une goutte de sang. L'humiliation est bien pire que celle qu'a subie l'Allemagne en 1918. C'est une situation que n'a pas vécue Raymond Aron, mort en 1987, mais il aurait été stupéfait que le monstre ait été abattu sans qu'une goutte de sang soit versée en Europe - beaucoup de sang a été versé, mais ailleurs. Comment avons-nous pu ne pas prendre une complète conscience de l'humiliation d'une défaite sans même s'être battu ? Il n'est pas certain qu'on aurait été capable ensuite, bien sûr, d'en contrebattre les effets, mais qu'un immense ressentiment ait pu en être la conséquence, et dans la société russe, et évidemment dans les élites politiques, cela me paraît malheureusement une évidence, en tant qu'historien du XXe siècle. Je serais tenté de remonter plus haut dans le temps en ce qui concerne nos erreurs d'appréciation, mais il faut faire face à la situation du jour.

M. Hugues Saury. - Ma question porte sur l'évolution de la perception de la guerre chez les jeunes générations. Au siècle dernier, cette perception était façonnée par les témoignages directs des anciens combattants, présents dans de nombreuses familles. Ces récits jouaient un rôle essentiel de sensibilisation et de prévention face à la réalité de la guerre.

Aujourd'hui, après 80 ans sans conflit sur notre sol, il semble que nous soyons passés de la transmission orale à une expérience virtuelle via les jeux vidéo. La console présente la guerre comme un jeu qui banalise, voire glorifie la violence. Je m'interroge donc sur les conséquences de cette évolution sur la perception du risque et l'hypothèse ou la réalité de la guerre.

M. Stéphane Audoin-Rouzeau. - Votre observation est tout à fait pertinente. Jusqu'à la fin de la guerre d'Algérie - puisqu'elle y a mobilisé 1,5 million d'hommes -, la France présentait une particularité : l'expérience de la guerre était transmise de génération en génération, notamment au sein des familles. Cette transmission, bien qu'invisible, était très importante. Chaque génération, depuis le début du XIXe siècle, était consciente qu'elle pouvait être rattrapée par la guerre, une guerre qui se traduirait par la mobilisation de ses membres les plus jeunes, et parfois même pas si jeunes car en 1914-1918, la mobilisation va jusqu'à l'âge de 49 ans, soit pratiquement 60 ans

Cette transmission s'est effectivement coupée, et en tant qu'enseignant-chercheur, je me pose la question de notre enseignement de la guerre. Chacun doit prendre sa part de responsabilité dans le déni du fait guerrier et dans notre inconscience de l'éventualité même de la guerre.

Or dans une société comme la nôtre, la guerre est massivement enseignée, au sens large du mot. Elle est abordée dans le secondaire - en troisième, en première et en terminale -,dans le supérieur, mais aussi, plus largement, par le roman, le film, les consoles de jeux, la bande dessinée. La guerre est extraordinairement présente, en fait, dans notre société. On ne parle que de ça ! Il y a des sujets dont on parle de plus en plus : dans ma jeunesse lycéenne, au début des années 1970, la Shoah était très peu présente. Le génocide des Arméniens, absent. Les grandes exterminations de masse du XXe siècle sont entrées dans notre conscience collective. On ne peut donc pas dire que la guerre soit chassée de nos consciences, et certainement pas chez les jeunes.

Mais il me semble que nous avons enseigné la guerre sous la forme d'un phénomène du passé, enseigné d'autant plus facilement qu'il ne reviendrait jamais . Cette approche a créé une dissociation cognitive entre le passé et le présent. Nous avons donné à la guerre une forme de sur-présence - regardez la liste des prix Goncourt depuis vingt ans, regardez la filmographie... - mais sans jamais placer la guerre à l'horizon des possibles. Il y a là un décrochage, une sorte de dissociation cognitive.

Nous avons été, collectivement, et j'en prends ma part en tant qu'enseignant et universitaire, des outils, à notre insu bien sûr, mais malheureusement très efficaces, de cette dissociation.

En tant qu'enseignants et universitaires, nous avons involontairement contribué à cette dissociation. Il faudra de nombreuses études pour comprendre pleinement cette mutation culturelle et ses implications.

M. Cédric Perrin, président. - Merci d'avoir accepté de venir à notre rencontre pour cette audition extrêmement intéressante. Il était important d'avoir ce moment de réflexion et de prise de hauteur face à une actualité en constante évolution. Vos interventions nous ont permis de mieux appréhender les origines de ce déni de réalité que nous observons collectivement.

Notre responsabilité commune consiste désormais à surmonter ce déni et à oeuvrer, dans la mesure de nos moyens, à informer sur la réalité de la situation dans laquelle nous sommes. Malheureusement, les semaines d'effervescence autour de cette crise nous ont pris de court, sans véritable anticipation de notre part. Une actualité en chassant une autre, on pourrait croire cette semaine que tout va bien, d'autres sujets défrayant la chronique. Pourtant, à 1 500 kilomètres d'ici, les choses n'ont pas fondamentalement changé, comme vous l'avez dit très clairement.

Nous suivrons attentivement vos travaux et restons à votre entière disposition, pour toute nouvelle information ou solution susceptible de sensibiliser davantage nos concitoyens. Ce qui porte au pessimisme, c'est la consultation des réseaux sociaux et les commentaires tragiques que l'on peut y lire, certains conspirationnistes, d'autres dans le déni le plus total, d'autres enfin recherchant des responsabilités là où elles ne sont pas. Mais on peut trouver une source de satisfaction dans les sondages qui démontrent que l'opinion française est très majoritairement favorable au soutien à l'Ukraine, et très défavorable à la politique de Donald Trump.

Notre commission poursuivra assurément son travail sur ces sujets très importants.

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 11 h 00.

Audition de M. Gérard Mestrallet, envoyé spécial du Président de la République pour le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (Imec)

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous accueillons M. Gérard Mestrallet, envoyé spécial du Président de la République pour le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (India-Middle East-Europe Economic Corridor, ou Imec).

Monsieur, je vous remercie de votre venue pour nous présenter ce projet et les enjeux qu'il représente pour une région que vous connaissez bien, puisque vous avez été président-directeur général de GDF Suez, désormais Engie, pendant plus de vingt ans, puis le président exécutif de l'Agence française pour le développement d'AlUla, en Arabie saoudite, pendant cinq ans.

Votre présence se justifie également en raison du déplacement d'une délégation de la commission en Inde au mois de mai prochain, à laquelle je participerai, aux côtés de Marie-Arlette Carlotti, questeure du Sénat, Hugues Saury, Didier Marie et Philippe Folliot. L'objectif est de poursuivre les travaux de la commission sur le partenariat stratégique bilatéral et sur la stratégie indopacifique de la France.

Votre analyse sera aussi précieuse pour les travaux de plusieurs de nos collègues - Vivette Lopez, Gisèle Jourda et Évelyne Perrot - s'étant récemment rendues en Arabie Saoudite.

Conçu comme une alternative aux « nouvelles routes de la soie » portées par la Chine, le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe a été officiellement lancé en marge du G20 de New Delhi en septembre 2023. Son ambition est de créer une route commerciale multimodale entre l'Inde, le Moyen-Orient et l'Europe, combinant liaisons maritimes, ferroviaires et numériques.

Vous nous présenterez votre mission depuis votre nomination comme envoyé spécial par le Président de la République en novembre 2023 afin de représenter la France auprès des partenaires du corridor et de positionner les entreprises françaises intéressées par les opportunités logistiques, portuaires et industrielles que le projet devrait engendrer.

À l'heure où la sécurisation des flux commerciaux autour du canal de Suez et en mer Rouge est étroitement liée aux conflits du Proche-Orient, comment voyez-vous la poursuite de ce projet ?

Je vais vous céder la parole pour un propos liminaire après quoi mes collègues vous poseront ensuite leurs questions. Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet et les réseaux sociaux du Sénat. Je signale, à cet égard, que le mandat de M. Mestrallet ne lui donne vocation ni à exposer les positions de la France sur la situation géopolitique au Proche et au Moyen-Orient ni à commenter les positions des États signataires du projet.

M. Gérard Mestrallet, envoyé spécial du Président de la République pour le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe. - Je vous remercie de m'avoir invité pour vous présenter l'état d'avancement de la mission Imec France. C'est une occasion de mieux faire connaître ce projet auprès des décideurs publics et des citoyens français.

Ce projet a été lancé en marge du G20 qui s'est tenu à New Delhi en septembre 2023 par huit chefs d'État : M. Narendra Modi, Premier ministre indien, M. Mohammed ben Salman pour l'Arabie saoudite, M. Mohammed ben Zayed pour les Émirats arabes unis, M. Emmanuel Macron, Président de la République française, M. Olaf Scholz, Chancelier allemand, Mme Giorgia Meloni, Présidente du Conseil des ministres de l'Italie, Mme von der Leyen, Présidente de la Commission européenne et M. Joe Biden, Président des États-Unis. (L'orateur projette une carte représentant le corridor Imec en complément de son propos.)

Le projet consiste en un corridor multimodal d'environ 6 400 kilomètres de long, composé de trois segments : un premier segment maritime entre l'Inde et la péninsule arabique ; un deuxième segment terrestre entre le sud-est de la péninsule arabique et Haïfa en Israël - Israël et la Jordanie ne sont pas signataires de l'accord, mais ce dernier les mentionne explicitement - ; un troisième segment maritime entre Haïfa et Marseille, qui relie ce corridor à l'Europe.

Ce corridor comportera des liaisons maritimes et ferroviaires, des lignes à haute tension pour transporter l'électricité, des canalisations pour l'hydrogène vert et des canaux numériques pour véhiculer les données digitales, ce qui est l'une des priorités du corridor. L'Imec est à la fois un concept et un projet situé à la croisée d'enjeux économiques et géostratégiques au sein duquel la France souhaite jouer un rôle moteur.

Je présenterai les objectifs géoéconomiques de l'Imec, ainsi que la place de la France et le rôle de Marseille, puis je ferai un tour d'horizon de la dynamique diplomatique dans un contexte international changeant, pour finir par la présentation des défis à relever pour accélérer la concrétisation de ce projet en précisant les atouts de la France.

Qu'est-ce que l'Imec et dans quel contexte ce projet a-t-il été lancé ? Il s'agit de renforcer l'intégration régionale entre les trois continents en développant des routes commerciales plus rapides, plus sûres, plus vertes. Pour la France, il s'agit de faire du port de Marseille le principal point d'entrée et de sortie du corridor en France, de valoriser l'expertise du tissu industriel français, de mobiliser les entreprises privées et publiques dès la phase de conception du projet. Ces trois dimensions sont au coeur de la lettre de mission du Président de la République de novembre 2023, pour que la France joue un rôle moteur dans ce projet d'infrastructures.

Ancré dans les défis géopolitiques du Proche et du Moyen-Orient, l'Imec répond à plusieurs objectifs géostratégiques. Pour rappel, la signature de l'accord est intervenue trois semaines avant le 7 octobre 2023 et a été largement encouragée par l'administration Biden. En effet, ce projet logistique était d'abord susceptible d'incarner la logique de normalisation entre Israël et les pays arabes et en quelque sorte de favoriser la mise en oeuvre des accords d'Abraham, signés par l'administration Trump. L'engagement de l'Arabie saoudite était très important, car c'est Mohammed ben Salman lui-même qui a présenté le projet à la presse à New Delhi avec les chefs des autres États signataires présents derrière lui.

Ensuite, des points de vue américain et indien, l'Imec vise à développer un nouveau réseau d'infrastructures de connectivité entre l'Orient et l'Occident pour contrer l'influence de la Chine et de ses nouvelles routes de la soie, la Belt and Road Initiative.

Enfin, pour tous les signataires, l'Imec contribue à renforcer le partenariat avec l'Inde, membre des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), à contrecarrer la logique de fragmentation entre l'Occident et les Brics, ainsi qu'à valoriser l'Inde en tant que puissance d'équilibre et multialignée au sein des Brics.

L'Imec est ainsi devenu un axe structurant du partenariat stratégique franco-indien. En témoignent la visite d'État en Inde, en janvier 2024, du Président de la République, qui était l'invité d'honneur de la fête nationale, le Republic Day - l'Imec a été l'objet d'échanges entre les deux chefs d'État -, ainsi que la visite d'État en France, en février 2025, du Premier ministre indien Modi, qui s'est alors rendu à Marseille avec le président Macron. La France et l'Inde sont situées aux deux extrémités de ce corridor.

Quels sont les enjeux géoéconomiques de l'Imec ? Le projet repose sur les perspectives de croissance du commerce mondial entre l'Inde et l'Europe. En effet, le développement d'infrastructures dépend de l'existence d'une demande ; c'est le marché qui décide. Or les flux commerciaux entre les deux régions devraient augmenter, jusqu'en 2032, voire au-delà, de 6 %, voire de 7 % en moyenne par an, comme c'est le cas actuellement, pour atteindre un volume de 175 milliards d'euros. Ainsi, les échanges entre l'Inde et l'Europe doubleraient dans les dix à douze ans à venir. Des structures seront donc nécessaires pour répondre à cette demande, et l'Imec dopera encore davantage ces échanges.

Le projet contribuera aussi à la sécurisation et à la diversification des chaînes de valeur internationales. C'est l'un des objectifs de la stratégie indopacifique de la France.

L'Imec est aussi un corridor énergétique, car il connectera à l'Europe, qui souhaite importer de l'hydrogène vert, avec les futures zones majeures de production d'hydrogène vert que sont, d'une part, l'Inde, qui a d'immenses projets avec TotalEnergies et Adani, notamment à la frontière indo-pakistanaise, et, d'autre part, le Moyen-Orient - l'Arabie saoudite, Oman, les Émirats arabes unis et l'Égypte ont des projets de production en raison de l'espace, de l'ensoleillement et de la force du vent disponibles. Le Maroc pourrait aussi être cité comme future zone de production d'hydrogène, ce qui intéressera Marseille. L'accélération de la décarbonation, qui est au coeur des ambitions de l'Imec, a été rappelée par les signataires initiaux de l'accord.

En deuxième point, j'aborderai la place stratégique de la France au sein de l'Imec et, à l'inverse, le rôle stratégique du corridor pour la France.

Le volontarisme de la France dans cette initiative doit être souligné. Il s'illustre par la création d'une mission et la nomination d'un envoyé spécial, qui est un industriel. Je dispose d'une toute petite équipe composée de deux personnes : une conseillère diplomatique, Ambre Eyoum, qui connaît bien le secteur de l'énergie pour avoir travaillé dix ans chez TotalEnergies et qui a choisi la diplomatie à sa sortie de l'École nationale d'administration (ENA), et un militaire, le capitaine de frégate Biseau, qui a été le commandant de L'Astrolabe, le navire ravitailleur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). À ce jour, je suis le seul sherpa nommé par l'un des chefs des États signataires. Dans tous les pays, il existe un suivi à un très haut niveau assuré soit par des ministres chargés de l'énergie, des investissements ou des transports, soit par des conseillers des chefs d'État, qui ont tous par ailleurs d'autres responsabilités.

Par conséquent, l'identification des points de contact de haut niveau a été la première tâche à mener. Or le 7 octobre 2023 puis la guerre à Gaza ont pu faire évoluer certaines des priorités de ces États. J'ai donc mené des échanges bilatéraux multiples, en l'absence d'organisation collective de l'Imec. Je me suis rendu à Bruxelles pour rencontrer la Commission européenne en mai 2024, aux Émirats arabes unis par deux fois, en Arabie saoudite également deux fois, aux États-Unis en novembre dernier, une semaine après l'élection de Donald Trump, et en Inde à trois reprises.

À chaque fois, l'agenda diplomatique prévoit des entretiens politiques et des visites d'infrastructures. Peuvent aussi avoir lieu des rencontres avec des dirigeants des secteurs économiques, comme, aux Émirats arabes unis, l'association Dubai Ports ou Abu Dhabi Ports, qui gère parmi les deux plus grands ports du monde, ou encore, en Inde, Adani, qui gère le port de Mundra, au nord du pays.

La reconnaissance du travail de fond et du leadership de la France comme pays le plus actif depuis la signature de l'accord est réelle. Ces échanges permettent d'avoir une assez bonne compréhension de la vision de nos partenaires, intrinsèquement liée à l'évolution du contexte international. Pour cela, je m'appuie sur le réseau diplomatique et les services économiques, mais ce projet ne pourra pas être piloté seul. C'est pourquoi nous encourageons la structuration d'une gouvernance politique et technique de l'Imec, par exemple au travers de la nomination d'un sherpa par chaque chef d'État - nous pourrions travailler ensemble à ce niveau. Actuellement, nous travaillons dans le cadre de différents formats de coopération, notamment le format de coopération trilatéral entre la France, l'Inde et les Émirats arabes unis, à l'agenda duquel figure l'Imec.

Dans de nombreux pays, l'Imec est perçu comme un projet d'intérêt national. Ainsi, en France, l'Imec souligne la place de Marseille comme capitale de la connectivité en Europe. Le port de Marseille-Fos a vocation à devenir l'un des principaux points d'entrée et de sortie du corridor en Europe et en Méditerranée, particulièrement face aux ports du Pirée en Grèce et de Trieste en Italie, qui sont ses deux principaux concurrents.

Le port de Marseille est un triple hub logistique, à la fois industriel, maritime et numérique. Connecté à l'Europe et à l'Afrique du Nord, il est le point de passage de plusieurs corridors européens et fait partie de deux réseaux transeuropéens de transport et du projet de réseau d'hydrogène H2med, au travers de la liaison Barcelone-Marseille, projet signé, mais non encore réalisé.

Marseille est aussi le sixième hub numérique mondial, grâce à sa situation géographique au carrefour de trois continents : les câbles qui viennent d'Asie passent par Marseille. En 2027, la ville sera reliée à 54 pays, via 16 réseaux de câbles sous-marins ; 6 câbles nouveaux seront mis en service entre 2025 et 2027.

Marseille est enfin un hub énergétique. Historiquement, c'est à Marseille-Fos qu'arrive le gaz algérien. Les ambitions sont grandes en matière d'hydrogène vert, notamment grâce au projet H2med. Marseille sera le point de destination et de stockage de l'hydrogène vert venant d'Inde, des Émirats ou du Maroc.

Marseille permet de valoriser la place incontournable des leaders français, à l'échelle mondiale, du secteur maritime - CMA CGM -, des infrastructures - Bouygues Eiffage, Vinci, NGE -, de l'ingénierie - Egis, Systra -, du matériel roulant - Alstom -, de l'énergie - Total, Engie, EDF - et des câbles - Orange Marine et Alcatel Submarine Networks.

Ces points d'interconnexion font l'objet d'une forte concurrence intraeuropéenne. Nos efforts portent sur la valorisation du potentiel de développement de Marseille et de son hinterland et sur la mise en oeuvre d'une stratégie internationale opérante, pour assurer la phase de démarrage du projet.

J'en viens au point de vue international sur ce projet. Ce projet de long terme, outre les aléas géopolitiques au Moyen-Orient, demande une phase d'avant-projet et d'études qui durera deux ou trois ans.

Au-delà des huit signataires, ce sont en fait quinze pays qui sont directement ou indirectement impliqués. La Jordanie, Israël, la Grèce et Oman sont sur le tracé, mais non signataires. Oman présente un grand avantage : une grande côte sur l'océan Indien, accessible sans qu'il soit nécessaire de passer par le détroit d'Ormuz ou par celui de Bab el-Mandeb. L'Égypte et Chypre sont aussi intéressées. La question de l'élargissement de l'alliance se posera donc très rapidement.

Prenons l'exemple de l'Égypte. Ce projet n'est pas en soi un projet de contournement du canal de Suez. L'Égypte s'en est pourtant un peu offusquée, car le trafic du canal de Suez a été divisé par deux à cause des agissements des Houthis et parce que ce projet contourne le canal. Nous avons expliqué que, si les échanges entre l'Inde et l'Europe doublent dans les dix ans à venir, les échanges via le canal de Suez vont augmenter. De plus, les différences de capacité sont considérables entre un canal et une voie de chemin de fer. Par ailleurs, il est sage d'envisager des schémas alternatifs ; très vite, l'Égypte se présente comme une bonne solution. Les autorités égyptiennes nous ont invités à examiner les très grands travaux d'infrastructures réalisés sur le port d'Alexandrie et le long du canal de Suez, dont la zone économique se modernise à très grande vitesse.

Le tracé de l'Imec pourrait comporter plusieurs routes, gage de diversification, donc de sécurisation des chaînes d'approvisionnement européennes. En matière de sécurité, le corridor pourra bénéficier du savoir-faire de l'armée française et de sa connaissance de la zone.

Je vous propose un tour d'horizon diplomatique. Pour l'Arabie saoudite, l'Imec s'inscrit dans son projet Vision 2030, pour faire du royaume un hub logistique mondial, en privilégiant la connectivité avec l'Europe. Les entreprises privées sont très impliquées, et le pays joue un rôle crucial : les investissements dans les infrastructures terrestres doivent être lancés.

Pour les Émirats arabes unis, l'Imec est presque une réalité. La liaison maritime entre l'Inde et les Émirats est très active. Les investissements dans les infrastructures portuaires sont pilotés par le secteur privé comme par le fonds souverain. Entre l'Inde et les Émirats, le virtual trade corridor permet, depuis fin 2024, de dématérialiser et fluidifier l'ensemble des démarches administratives. C'est un modèle ; nous devrons éviter tout blocage administratif aux frontières.

En Europe, l'Imec s'inscrit dans la stratégie de connectivité Global Gateway, qui pourrait être labellisée dans quelques années. L'Italie et la Grèce sont les pays qui font le plus de déclarations au sujet du projet.

En Inde, l'Imec s'inscrit dans la stratégie maritime nationale à l'horizon de 2030, qui prévoit le développement des infrastructures portuaires. Les deux grands ports de Mumbai et Mundra sont concernés, tandis que le Gouvernement investit 9 milliards d'euros dans le port de Vadhavan en eaux profondes.

Aux États-Unis, l'administration de M. Trump soutient l'Imec, notamment dans le cadre de la perspective de la normalisation à venir des relations entre Israël et les pays arabes.

Avant toute concrétisation, nous avons plusieurs défis devant nous. Il faut une gouvernance collective, un leadership politique partagé entre l'Inde, les États-Unis, l'Arabie saoudite et la France.

Il faudra des études de faisabilité pour définir exactement le tracé et les investissements nécessaires en matière de bateaux, câbles, ports ou infrastructures. L'Union européenne est prête à financer une partie de ces études ; la Banque mondiale est prête à en réaliser.

Enfin, il faut se préparer au « jour d'après » au Proche-Orient. L'Imec pourrait devenir un projet de prospérité et de paix, dans la mesure où il doit irriguer les hinterlands, notamment celui d'Haïfa, perspective partagée par l'ONG EcoPeace Middle East, nominée pour le prix Nobel de la paix.

La France a des atouts ; il faut les valoriser. Son savoir-faire industriel est très important. Son expérience des partenariats public-privé pourrait être très utile.

Ma mission consiste à articuler ce riche potentiel national et à accélérer la structuration du projet avec nos partenaires. L'Imec est un projet de connectivité majeur pour le XXIe siècle.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous n'en sommes pas encore au préprojet et aux études de faisabilité ; nous avons encore du chemin devant nous. À quelle échéance voyez-vous la réalisation du projet ?

M. Gérard Mestrallet. - Il n'y aura pas de terme au projet, dont la nature est multiple ; ce n'est pas un pont qui ouvre du jour au lendemain. Des investissements existent déjà en Inde, à l'image de Vadhavan ; idem en Arabie saoudite. Il faudra un ou deux ans d'études de préfaisabilité pour identifier les infrastructures existantes, identifier celles qui restent à réaliser, préciser les tracés et les coûts et, enfin, réaliser les études économiques pour évaluer le marché et la demande de transport en biens, en énergies et en données numériques.

Des liaisons existent déjà entre l'Inde et l'Europe. Capgemini, société française, a 140 000 salariés en Inde qui travaillent en temps réel pour ses clients mondiaux.

Il n'existe pas de calendrier précis. Il s'agit de l'un des plus grands projets d'infrastructures au monde : c'est le canal de Suez du XXIe siècle, c'est un projet pour le XXIe siècle. Le canal de Suez a fait l'objet de vingt ans de négociations, dix ans de construction, dix ans de perte puis quatre-vingt-dix ans de succès économique. Pour l'Imec, ce sera beaucoup plus court !

M. Philippe Folliot. - Il existe des enjeux techniques, mais aussi géopolitiques.

Un élément saute aux yeux : deux pays qui sont sur le tracé, Israël et la Jordanie, ne sont pas signataires de l'accord. Au regard du caractère erratique de la politique israélienne, voilà qui interroge.

Pour ce qui concerne les questions logistiques, le passage des conteneurs des bateaux aux trains et inversement représente une contrainte à prendre en compte.

Enfin, le détroit d'Ormuz est-il plus sûr, à moyen terme, que le détroit Bab el Mandeb de Djibouti ? Ne donnons-nous pas les moyens à l'Iran de verrouiller cette route ? Oman a aussi des problèmes d'instabilité plus importants qu'on ne l'imagine.

Ainsi, ce projet suscite beaucoup d'interrogations. Des réalités nouvelles risquent de s'imposer à nous.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Ce projet est ambitieux, une vraie opportunité stratégique pour la France et pour l'Europe. Seule la France a désigné un représentant spécial parmi les huit signataires. Pourquoi ?

Nous partirons en mission en Inde bientôt. Quel message pourrions-nous porter sur ce projet ?

Ce dernier est important pour la France, mais aussi pour Marseille. Le port Marseille-Fos a déjà pris des initiatives. Un partenariat stratégique a été signé avec l'autorité portuaire saoudienne. D'autres partenariats sont-ils lancés ?

Quelles actions allez-vous mener pour impliquer davantage ou accompagner les entreprises françaises ? Je pense aux PME, qui ont plus de difficultés que CMA CGM à accéder aux marchés internationaux.

M. Gérard Mestrallet. - Le sénateur Folliot a parfaitement raison : l'Imec est un projet multiple. La sécurité des transports sera l'une des clés des corridors du XXIe siècle. Or le tracé de base de l'Imec passe par Haïfa, qui est actuellement l'une des régions les plus troublées du monde. Dès lors, nous espérons tous que la paix pourra être établie. En attendant, il est à la fois sage et nécessaire d'envisager des solutions alternatives, même dans l'hypothèse d'une résolution du conflit.

Les trois grands ports égyptiens d'Alexandrie, de Port-Saïd et de Damiette peuvent représenter une sortie possible sur la Méditerranée.

Par ailleurs, le tracé n'est pas défini sur la partie sud-est de la péninsule arabique. Deux des plus grands ports du monde sont situés sur le golfe persique : Jebel Ali, à Dubaï, et Khalifa, à Abu Dhabi. Il est donc nécessaire de passer par le détroit d'Ormuz pour y accéder. Le port de Dammam, qui est l'un des plus grands ports industriels d'Arabie saoudite, est situé sur ce même golfe, un peu plus haut.

Aujourd'hui, les bateaux traversent le détroit d'Ormuz sans problèmes, mais cela n'a pas toujours été le cas, et la situation pourrait éventuellement se dégrader. Deux ports situés dans l'océan Indien permettent aux bateaux en provenance d'Inde d'éviter de passer par ce détroit : le port émirati de Fujaïrah et le port de Sohar, établi sur la côte d'Oman. Ces ports sont importants ; le groupe Engie y a d'ailleurs construit des centrales électriques et des unités de dessalement d'eau de mer.

Le Sultanat d'Oman souhaite participer à la réflexion sur le projet Imec. Les ports situés sur le versant indien de la péninsule arabique permettent d'instaurer une liaison directe qui ne nécessite aucun passage ni par le détroit d'Ormuz ni par le détroit de Djibouti Bab el-Mandeb. L'Iran, d'un côté, et les Houthis, de l'autre, seraient ainsi neutralisés.

Le nombre d'options constitue la plus forte sécurité pour les transporteurs. Le fait de ne pouvoir compter que sur le canal de Suez pose un risque, même s'il a permis de réaliser des économies considérables et d'accélérer le commerce mondial. L'Imec réduira les inconvénients d'un blocage du canal de Suez, et, ainsi, sécurisera le transport maritime sur cette voie.

Il est vrai que d'autres pays n'ont pas désigné d'envoyés spéciaux. En France, la nomination d'émissaires est une tradition, mais certains États préfèrent que ce genre de projet soit directement suivi par un ministre.

Disons-le clairement, le 7 octobre 2023 et la guerre à Gaza ont inversé les priorités. Il est certain que le projet Imec aurait été exécuté plus vite sans ces événements. Aujourd'hui, notre priorité est de mettre en place une gouvernance. L'Inde et l'Europe se sont impliquées sans difficulté, mais il faut que l'Arabie saoudite et les États-Unis le fassent également.

Nous nous sommes déplacés plusieurs fois à Marseille. Le Président de la République s'y est également rendu avec le Premier ministre indien. L'Imec est l'occasion, pour Marseille, de mettre à profit ses atouts industriels, techniques, géographiques et humains. Un accord entre Marseille et les ports saoudiens a été signé, et nous avons eu des contacts avec l'autorité des ports indiens pour qu'un accord puisse être aussi conclu avec elle.

Comment les entreprises françaises sont-elles impliquées ? Trois grandes réunions ont été organisées avec les entreprises concernées, le Mouvement des entreprises de France (Medef) et les associations de PME. La première de ces réunions s'est tenue à l'Élysée même.

Préparer les entreprises à la réalisation d'un nouveau corridor nécessite de les informer et les motiver. Notez que, dans les secteurs économiques concernés par l'Imec, la France possède de grands leaders. Des appels d'offres seront lancés dans plusieurs régions du monde, notamment en Inde, en Arabie saoudite, où le chemin de fer sera construit, et en France, puisque Marseille est concernée.

Depuis l'origine, le Président de la République a souhaité que les entreprises soient associées ; en témoigne sa lettre de mission. Nous adresserons bientôt une lettre d'information à toutes celles qui le souhaitent.

M. Didier Marie. - La réalisation du corridor se heurte à quelques difficultés, à commencer par les tensions entre les pays arabes et Israël. D'où l'importance d'une résolution du conflit à Gaza ! Pensez-vous que ce projet peut être entrepris sans normalisation des relations entre les pays de la région, notamment entre l'Arabie saoudite et Israël ?

Par ailleurs, je m'interroge sur l'intérêt économique des opérateurs potentiels, qu'ils soient maritimes, terrestres ou autres, compte tenu de la concurrence existant avec le canal de Suez. En effet, le passage par cette voie maritime pour rejoindre Marseille ne conduit à aucune rupture dans le chargement des bateaux, contrairement au corridor Imec. Ces deux trajets sont-ils comparables ? Le nouveau corridor sera-t-il compétitif ?

À cet égard, il serait intéressant de connaître la position d'un grand opérateur français comme CMA CGM, qui, pour l'heure, n'est pas très implanté en Inde.

Enfin, comment financer les infrastructures prévues, notamment celles qui concernent l'Union européenne ? Est-il prévu de flécher une partie des 300 milliards d'euros du programme Global Gateway pour faciliter la réalisation des infrastructures à court terme ? Le calendrier de ce programme est-il compatible avec celui de l'Imec ?

Du reste, les financements du nouveau corridor ont-ils été intégrés aux premières discussions entre l'Union européenne et l'Inde pour la conclusion de l'accord économique annoncé par Ursula von der Leyen ?

Mme Michelle Gréaume. - Le corridor Imec relierait l'Inde à l'Europe via le Moyen-Orient, en passant à proximité de zones stratégiques sensibles, comme la mer Rouge et le détroit d'Ormuz, mais aussi la Cisjordanie palestinienne, qui est déjà prise en étau par les politiques d'occupation israélienne.

Ce corridor a des conséquences dramatiques pour la Palestine. En traversant la Cisjordanie, il entérine de facto la division du territoire palestinien. Les quinze pays concernés par l'Imec, notamment les autorités palestiniennes, ont-ils été conviés aux réunions de travail relatives à signature de l'accord ?

Comment la France et l'Union européenne comptent-elles assurer la sécurité des infrastructures et des flux commerciaux du corridor ? Quel rôle l'Union européenne peut-elle jouer dans la gouvernance de l'Imec et son financement ? Celui-ci peut-il s'inscrire au sein du plan ReArm Europe ?

M. Gérard Mestrallet. - Une chose est sûre, le projet Imec ne sera pas réalisé tant que la guerre se poursuit à Gaza et que les relations entre Israël et les pays arabes ne peuvent être normalisées.

Je ne suis pas devin et, en ma qualité d'industriel, je sortirai complètement de mon domaine en prenant position sur ce sujet. Ce que je vois, c'est que l'Arabie saoudite a fortement marqué l'Imec dans un esprit de normalisation, alors même qu'elle n'avait pas signé les accords d'Abraham à l'origine. Dans cette perspective, nous avons le sentiment que ce projet de corridor commence à intéresser les États-Unis.

Vous posez la question de l'intérêt économique des opérateurs. A priori, on pourrait trouver curieux de décharger les marchandises d'un bateau en provenance d'Inde au port de Jebel Ali pour les mettre sur un train qui traverse les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, la Jordanie et Israël, et ensuite les charger sur un bateau qui remonte le canal de Suez à destination de l'Europe.

Nous avons commencé à étudier cette question avec les opérateurs. Ce qui compte, c'est que le processus de chargement et de déchargement des bateaux s'effectue de façon extrêmement rapide, ce qui est bien le cas au port de Jebel Ali. En effet, les navires sont immédiatement déchargés de leurs 20 000 conteneurs, lesquels sont disposés de façon à optimiser le chargement des trains et des camions.

Le processus de chargement et de déchargement prend actuellement vingt-quatre heures à Jebel Ali - dans cette hypothèse, le transit des marchandises par voie ferroviaire n'est pas plus long que par voie maritime -, mais ce n'est pas le cas à Haïfa, d'où la nécessité d'entreprendre des travaux.

Bien entendu, il convient que les conteneurs ne soient pas bloqués, ouverts, analysés et dédouanés à chaque frontière. Cela suppose de mettre en place un corridor virtuel, comme cela existe aujourd'hui entre l'Inde et les Émirats arabes unis.

Pour l'heure, les trains de marchandises circulent à 40 ou 50 kilomètres par heure. Or les trains de marchandises actuellement développés par Alstom peuvent rouler jusqu'à 90 ou 100 kilomètres par heure, ce qui permettrait d'économiser jusqu'à deux jours de transport.

Je comprends que l'Imec puisse en rebuter certains, le canal de Suez ayant eu précisément pour objectif de supprimer toutes les ruptures de charge. Toutefois, l'idée d'un nouveau corridor n'est pas si paradoxale, compte tenu des éléments que je viens d'apporter.

Pour ce qui concerne le financement des infrastructures, nous pensons que les crédits du programme Global Gateway doivent être mobilisés, ce qui n'est pas encore le cas. En effet, pour qu'une décision soit prise par la gouvernance du programme, il faut qu'un pays propose un projet d'investissement. Beaucoup de contacts ont été pris en ce sens.

Vous le savez, le programme Global Gateway a pour objectif de favoriser la connectivité entre l'Union européenne et les régions ou États amis, comme le projet de nouveau corridor. Voilà pourquoi trois pays d'Europe, en plus de l'Union européenne, sont signataires de l'accord. Ce projet coche toutes les cases du programme Global Gateway. Il pourrait même en devenir le navire amiral.

Cela prendra du temps, car il faut structurer l'Imec. Sur ce point, je suis très confiant, car nous possédons tous les atouts propices à cette évolution. En outre, les contacts que nous avons eus avec la Commission européenne montrent une très grande réceptivité à cette idée.

Les quinze pays concernés par l'Imec n'ont pas été conviés à prendre part aux discussions. Les huit pays signataires initiaux doivent d'abord se réunir pour mettre en place une gouvernance collective. L'Égypte a manifesté son intention d'être partie prenante, ce qui est complètement légitime. Ce sujet sera sans doute abordé la semaine prochaine, lors de la visite du Président de la République au Caire.

L'Imec ne se résume pas à de simples chemins de fer. Il a pour objectif d'irriguer en prospérité économique et en emplois toutes les zones traversées, à savoir Israël, la Palestine, la Jordanie et le sud du Liban, via l'hinterland d'Haïfa.

L'ONG EcoPeace Middle East travaille avec les Palestiniens, les Jordaniens et les Israéliens pour penser ce corridor comme un projet de paix, un projet du « jour d'après ». Il est clair que les conditions de réalisation de l'Imec ne sont pas du tout réunies aujourd'hui. Toutefois, nous pouvons espérer que les pays concernés se réuniront un jour pour discuter d'avenir, de création d'activité, d'emploi et de prospérité.

Le corridor a pour but de développer les liens entre le Moyen-Orient, l'Inde et l'Union européenne. Par l'intermédiaire du programme Global Gateway, l'Europe peut contribuer à financer les infrastructures qui pourront être réalisées dans l'ensemble de la zone concernée.

Tous les pays traversés par le corridor sont relativement prospères, à l'exception de la Jordanie. Ainsi, la construction d'infrastructures dans ce pays devrait être prise en charge par des États voisins, les États-Unis ou l'Union européenne.

M. Alain Cazabonne. - L'Imec est un très beau projet, notamment parce qu'il repose sur l'hydrogène, énergie à laquelle je suis très favorable. D'ailleurs, je considère que l'Europe aurait mieux fait de franchir directement l'étape de l'hydrogène plutôt que de s'acharner sur les véhicules électriques...

Le projet de pipeline entre le Maroc, l'Espagne et la France, qui devrait remonter jusqu'en Allemagne, concurrence-t-il l'Imec ?

L'Imec s'arrêtera-t-il à Marseille ou sera-t-il prolongé dans d'autres pays d'Europe ?

Mme Gisèle Jourda. - Vous avez parlé de la construction d'un port en eau profonde à Vadhavan, en Inde. Ayant vu à Gwadar ce qu'un tel projet nécessite en termes d'infrastructures, je souhaite savoir si la construction d'un tel port est bien pertinente dans la logique de l'Imec. Le cas échéant, des travaux ont-ils déjà été entamés ?

M. Hugues Saury. -Vous avez évoqué la nécessité d'un leadership politique entre l'Inde et les États-Unis. Or ces derniers ont décidé de ne plus contribuer à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Compte tenu de ce revirement, quel rôle majeur pourraient prendre les États-Unis dans le projet Imec ?

M. Gérard Mestrallet. - L'hydrogène transporté par pipeline depuis le Maroc ou par bateau depuis l'Inde ou l'Arabie saoudite doit, en principe, arriver à Marseille. Actuellement, la société GRTgaz entreprend des travaux pour assurer que l'hydrogène remonte vers le nord de l'Europe.

Un accord a été signé entre la France et le Maroc dans le domaine de l'énergie, notamment l'hydrogène et l'électricité. Le Maroc est le seul pays à pouvoir connecter Marseille par un tuyau, compte tenu de sa proximité géographique relative.

L'hydrogène est produit en masse en Inde et en Arabie saoudite, mais, pour être livré en France, il doit être acheminé par bateau sous forme d'ammoniac. Il faut ensuite le stocker, puis le remettre à l'état d'hydrogène. Indéniablement, ce processus coûte plus cher que le transport par canalisation directe. D'où l'intérêt du pipeline H2med, qui reliera le Maroc et la France en transitant par Gibraltar et Barcelone.

L'accord international pour la construction de ce pipeline a été signé à Valence par le Président de la République française, le Premier ministre espagnol, le président de la République portugaise et la présidente de la Commission européenne. Ce projet est un atout majeur pour Marseille et, plus encore, pour la vallée du Rhône et le nord de l'Europe.

La construction du port de Vadhavan, qui a déjà démarré, est estimée à 9 milliards de dollars. La société CMA CGM s'y intéresse beaucoup : elle sera très présente sur place et disposera probablement d'un quai ou d'un terminal.

Trois ports indiens seront concernés par le projet Imec, ce qui est une bonne chose, compte tenu de la taille du pays. En effet, il est plus facile d'exporter des marchandises vers l'Europe depuis Mumbai ou Vadhavan que depuis Mundra.

Du reste, il y a beaucoup à dire sur l'implication des États-Unis. À l'origine, deux objectifs géostratégiques ont justifié que l'administration Biden pousse à réaliser le projet Imec - elle a ainsi souhaité qu'un accord soit signé lors du G20 organisé à New Delhi en septembre 2023.

Premièrement, l'administration Biden espérait normaliser les relations entre Israël et les pays arabes. Autrement dit, elle plaidait pour la mise en oeuvre des accords d'Abraham, signés par Donald Trump lors de son premier mandat. Deuxièmement, elle souhaitait rapprocher l'Inde de l'Occident. L'Inde, qui fait partie des Brics, se révèle un empire d'équilibre au XXIe siècle. Ainsi, le fait qu'elle dialogue tant avec l'Ouest qu'avec l'Est est un élément de sécurité globale, ce qui a de l'importance aux yeux des États-Unis.

L'administration Trump s'exprimera elle-même sur ce sujet. Dans la mesure où les accords d'Abraham ont été signés par Donald Trump lui-même, le souhait de normaliser les relations entre Israël et les pays arabes est a priori toujours présent. Par ailleurs, on connaît la position de l'administration républicaine vis-à-vis de la Chine. Voilà pourquoi elle préfère être impliquée dans un projet qui associe l'Inde.

Mme Catherine Dumas, présidente. -Je vous remercie, monsieur, de nous avoir présenté l'Imec, que vous avez qualifié de plus grand projet d'infrastructures au monde. Nous avons bien compris que la France souhaite en être un acteur clé ; nous nous en félicitons. Nous sommes particulièrement intéressés par le rôle que l'Inde et la France joueront dans ce projet, les deux pays étant situés aux extrémités du corridor. Nous ne manquerons pas de vous tenir informé des travaux de la commission sur ce sujet.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 12 h 15.