Lundi 7 avril 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 16 h 00.

Audition de M. Xavier Huillard, PDG de Vinci

M. Olivier Rietmann, président. - Nous auditionnons M. Xavier Huillard, président-directeur général de Vinci, accompagné de M. Christian Labeyrie, directeur général adjoint de cette entreprise. Cette audition est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Vinci.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Xavier Huillard et Christian Labeyrie prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider votre propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

M. Xavier Huillard, président-directeur-général de Vinci. - Merci pour votre accueil.

Le groupe Vinci s'appuie sur trois grandes tendances de fond. La première, c'est le besoin croissant de mobilité sous toutes ses formes, avec une forte demande de mobilités durables. Nous sommes très investis sur des projets de tramway, de voies ferrées, comme le Grand Paris Express, et cela partout dans le monde.

La deuxième grande tendance, c'est l'urbanisation et ce que nous appelons la construction de la ville sur la ville, de façon à construire progressivement une ville plus durable et plus agréable à vivre. Nous avons construit notre siège social à Nanterre sur une ancienne friche dont personne ne voulait, c'en est un exemple. Nous avons pris conscience il y a une dizaine d'années que la vitesse à laquelle nous avons collectivement artificialisé le sol est trois fois supérieure à la croissance démographique : il est urgent de renverser ces proportions, c'est ce que nous voulons faire quand nous parlons de reconstruire la ville sur la ville.

La troisième grande tendance, c'est la révolution numérique et la transition énergétique. Nous sommes au début de la deuxième révolution de l'électricité et du numérique - tout va s'électrifier, et le numérique va prendre plus d'importance encore, on le voit avec l'intelligence artificielle générative et les data centers.

Chez Vinci, nous sommes organisés en trois branches d'activité qui correspondent à ces trois grandes tendances, et nous sommes dans chacune d'elle des leaders mondiaux, hors Chine.

Dans la branche des concessions d'infrastructures de mobilité, des autoroutes, des aéroports, des lignes ferroviaires à grande vitesse (LGV), je citerai par exemple la LGV Tours-Bordeaux. Nous l'avons totalement conçue, construite, financée et nous l'exploitons sous forme d'un contrat de concession à risque de trafic : nous sommes payés en fonction du nombre de trains qui circulent, il n'y a pour le moment que ceux de la SNCF. Deuxième branche, la construction, qui est bien connue. Enfin, troisième branche, les services à l'énergie et au numérique : ces métiers sont les moins connus du groupe Vinci, alors que nous y avons réalisé, l'année dernière, 27,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, presque autant que dans la construction.

Vinci est perçu comme un grand groupe, mais nous nous définissons autrement parce qu'en réalité, nous sommes une flottille de plus de 4  200 business units qui sont autonomes et responsables mais cimentées par une culture commune et par un actionnariat commun, puisque la seule manière d'être actionnaire dans ce groupe, c'est d'être actionnaire au niveau de la société tête de groupe. En France, les trois-quarts de nos collaborateurs sont actionnaires du groupe, c'est le résultat d'une volonté continue depuis trois décennies ; à l'échelle du groupe, 40 % de nos 285 000 collaborateurs sont actionnaires du groupe, ce qui est un moyen formidable d'aligner les intérêts des uns et des autres.

Enfin, nous sommes davantage « multilocaux » que globaux : nous sommes allemands en Allemagne, britanniques en Grande-Bretagne, américains aux États-Unis, il y a relativement peu de transferts de matériaux ou de matériel entre les différents pays car l'essentiel que nous transférons, c'est de l'intelligence, de la valeur ajoutée d'ingénierie et de la conduite de travaux sous forme d'encadrement ou de techniciens.

Quelques chiffres pour 2023, qui est votre année de référence dans le questionnaire. Nous avons réalisé 43 % de notre activité en France, c'est-à-dire 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires, avec 104 000 collaborateurs. Une étude que nous faisons réaliser régulièrement par un cabinet indépendant, Utopie, estime que pour un emploi chez nous, on compte environ 3,8 emplois indirects ou induits qui soutiennent l'économie nationale. Nous avons le sentiment d'être un petit morceau de France, car nous comptons parmi les plus gros employeurs en France, avec un très fort impact en emplois indirects.

Sur cinq ans et en dépit de la Covid-19, nos effectifs en France ont progressé de près de 6 %, soit 5 700 salariés en plus, net des sorties entre le 31 décembre 2018 et le 31 décembre 2023. Le nombre d'emplois a continué à croître en 2024, nous étions 106 000 au 31 décembre 2024, contre 104 600 un an plus tôt.

Je continue sur les chiffres, sur deux grands chapitres : les salaires, les charges, les aides à l'emploi ; ensuite, les impôts et crédits d'impôt.

Toujours pour l'année 2023, notre masse salariale France, donc la somme du brut feuille de paye, s'établit à 5,5 milliards d'euros ; les charges sociales employeurs, c'est-à-dire ce que nous payons au-dessus du brut feuille de paye, à 2,2 milliards d'euros ; au total, notre coût salarial est donc de 7,7 milliards d'euros, soit 26 % de notre chiffre d'affaires en France, cela montre la très haute intensité humaine de nos métiers, que ce soit dans la construction ou dans les services à l'énergie. Et ces chiffres en matière d'emploi ne prennent pas en compte ceux de nos milliers de sous-traitants.

Sur cette même année 2023, notre groupe a bénéficié d'allègements de charges pour un montant total de 104 millions d'euros, soit 4,7 % des charges totales employeur ; nous avons bénéficié de 80 millions d'euros d'allègements de charges patronales, y compris au titre de la loi pour le développement économique de l'outre-mer, et 23 millions d'euros au titre de l'apprentissage - nous employons environ 6 000 apprentis. Ces allègements de charges et aides ont un impact sur le résultat net, bas de page, de l'ordre de 77 millions d'euros, soit 3 % du résultat net après impôt pour nos activités françaises - notre résultat net après impôts sur nos activités françaises s'élève à 2,5 milliards d'euros.

Comme de nombreuses entreprises françaises, nous avons bénéficié des aides prévues au titre de l'activité partielle pendant la crise sanitaire ; elles ont représenté  103 millions d'euros en 2020, puis 25 millions en 2021, et aujourd'hui moins de 1 million d'euros. Ces aides ont surtout concerné les activités de construction et d'énergie, sachant que la partie autoroutière, Vinci Autoroutes, n'avait pas demandé à bénéficier de ces aides à l'activité partielle. De notre point de vue, l'activité partielle est un excellent mécanisme, auquel nos voisins allemands recourent beaucoup. Il évite des réductions d'effectifs s'il apparaît que la baisse d'activité peut être considérée comme temporaire - mais il n'a pas d'intérêt si la baisse d'activité est perçue comme plus durable, ce qui est par exemple le cas aujourd'hui de notre activité de promotion immobilière qui, comme l'ensemble du secteur, subit une crise durable.

Pour ce qui concerne les impôts, en 2023, Vinci a payé 2,2 milliards d'euros d'impôts en France, qui se répartissent comme suit : 1,2 milliard d'euros d'impôt sur les bénéfices, et 1 milliard d'euros d'impôts de production et de taxes diverses, qui ne sont pas fonction de la performance économique, dont plus de 600 millions d'euros de taxes spécifiques sur les autoroutes françaises - la redevance domaniale, la contribution volontaire exceptionnelle, la taxe sur les concessions autoroutières.

Ces données figurent dans le rapport de transparence fiscale que nous publions spontanément - ce n'est pas obligatoire, mais nous y tenons.

Cette charge globale d'impôts de 2,2 milliards d'euros est à rapprocher du bénéfice net que Vinci réalise en France, soit 2,5 milliards d'euros. Cette année, le montant total des impôts acquittés par Vinci en France devrait approcher les 3 milliards d'euros, compte tenu d'une part de la taxe sur les infrastructures de longue distance, mise en place en 2024 et qui représente pour nous un montant non fiscalement déductible d'environ  280 millions d'euros, et d'autre part, de l'augmentation du taux d'imposition sur les bénéfices pour les entreprises de notre taille, qui va être porté à 36,10 % contre 25,83 % précédemment, cela a un impact d'à peu près 400 millions d'euros.

Cette année, donc, les impôts vont probablement dépasser notre résultat net ; je le dis sans esprit de polémique, mais c'est une situation unique par rapport à l'ensemble des grands pays où nous sommes présents : c'est un fait.

Vinci est dans le trio de tête des contribuables français. Dans le même temps, nous continuons d'investir en France des montants importants : 1,1 milliard d'euros en 2023, 1,25 milliard d'euros en 2024. La France est pour nous extraordinairement importante, nous y réalisons 42 % de notre activité, c'est là où nous innovons, où nous formons, où nous testons de nouveaux business models, de nouvelles stratégies.

J'en citerai deux, rapidement. La première, c'est Exegy, notre innovation en matière de béton : nous y remplaçons une partie du ciment, qui est très émetteur de CO2, par d'autres produits, qui seront à terme des argiles broyés, afin de produire du béton bas carbone voire ultra bas carbone. Le deuxième exemple, c'est le principe du « charge as you drive », que nous expérimentons sur une section de notre réseau autoroutier au-delà de la barrière de péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines ; l'objectif consiste à intégrer dans la chaussée des bobines électromagnétiques, un peu à l'image de ce qu'on utilise pour recharger son téléphone portable ; par réduction électromagnétique, la bobine réceptrice placée sous le véhicule va faire circuler de l'électricité pendant qu'il roule, ce qui a comme grand avantage de limiter la taille de la batterie embarquée - c'est décisif pour les camions car cette expérience est très importante pour envisager l'électrification du transport lourd. Et ces expérimentations que nous menons en France, lorsque les solutions sont validées, nous les utilisons dans les quelque 120 pays où nous sommes présents.

Je continue sur les impôts. En 2023, Vinci a bénéficié de 42 millions d'euros de crédit d'impôt en France, soit 2 % de sa charge d'impôt en France. Ce total comprend 20 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR), 12 millions de réduction d'impôt pour le mécénat, 4 millions d'euros pour le guichet aide électricité et 3 millions d'euros de crédit d'impôt pour les investissements en outre-mer.

Les dépenses éligibles au CIR représentent un montant total de l'ordre de 62 millions d'euros, répartis entre Vinci Construction (36 millions d'euros) et Vinci Énergie (26 millions d'euros). Vinci compte à peu près 320 chercheurs en France et nous gérons un portefeuille d'environ 2 500 brevets.

Pour conclure, je dirai que le système français des aides est effectivement complexe, qu'il est difficile de s'y retrouver. Nous avons passé du temps à réunir les chiffres que je vous ai présentés, parce qu'ils sont dispersés : Vinci est hyper décentralisé avec ses 4200 business units, il nous a fallu aller chercher certains chiffres dans des endroits inattendus, l'exercice a été intéressant, c'est à mettre au crédit de votre commission d'enquête.

Au total, si les montants d'aides publiques que Vinci perçoit ne sont pas négligeables, ils sont, à notre avis, loin de compenser les écarts de charges sociales employeurs avec les pays voisins, qui représentent en France 40 % de coûts supplémentaires par rapport au brut des feuilles de paye, ni les écarts d'impôts de production, qui représentent en France à peu près 3,5 % du chiffre d'affaires pour ce qui nous concerne.

Étant présents dans 120 pays, nous pouvons comparer les systèmes. Nous réalisons 80 % de notre chiffre d'affaires en Europe, en 2023 notre chiffre d'affaires atteignait 6 milliards d'euros au Royaume-Uni, 4,8 milliards d'euros en Allemagne, 3,5 milliards d'euros en Espagne, nous nous développons partout et nous sommes bien placés pour faire des comparaisons. Notre rapport de transparence fiscale publié pour l'exercice 2023 le montre : en France, les charges sociales employeurs nettes d'allègements de charges se sont élevées à 20 779 euros en moyenne par employé, contre 12 751 euros en Allemagne, 11 646 euros en Espagne et 10 007 euros au Royaume-Uni ; les impôts de production représentent 3,5% de notre chiffre d'affaires en France, 1,25 % en Allemagne, moins de 1 % au Royaume-Uni et 0,2 % en Espagne.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour votre transparence et la précision de votre propos. Vinci a-t-elle reçu des subventions ?

M. Xavier Huillard. - Cela dépend de ce que vous entendez par subvention. Du temps du Président François Hollande, alors que l'État n'avait déjà plus beaucoup de ressources à consacrer au réseau autoroutier, des collectivités territoriales demandaient des aménagements, comme des bretelles d'accès, des échangeurs... Le ministre des transports de l'époque - j'en ai vu passer dix-huit depuis que je suis président de Vinci, la stabilité, c'est un avantage pour développer des stratégies à long terme - avait eu l'idée d'imposer aux collectivités de mettre la main au portefeuille pour que l'État contribue ; il y a donc eu des projets aménagements qui paraissaient vertueux, parce qu'ils rendaient service aux usagers, et parce qu'ils renforçaient l'emploi local, nous y contribuions donc. Si ce type de cofinancements entre dans votre tableau des subventions, on doit pouvoir vous en trouver le chiffre, mais je n'ai pas le sentiment que cela correspond à des subventions à proprement parler...

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne pensais pas à ce cas de figure, mais plutôt à des subventions directes, pour votre activité.

M. Xavier Huillard. - Nous ne sommes pas des industriels à proprement parler, Vinci n'a pas d'usines de fabrication, à part nos quelques sites de production d'enrobé, ce produit à base de bitume et de cailloux que l'on étale sur les routes. Nous sommes une société de service, notre richesse, ce sont nos capacités d'ingénierie, pour trouver des solutions qui produisent moins cher et préservent mieux la planète.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai visité dans les Pyrénées-Orientales une entreprise qui fait du recyclage de matériaux de construction, elle parvient par exemple à recycler les blocs de béton qui soutiennent les éoliennes, en séparant le granulat du ciment : êtes-vous engagés sur de telles actions ?

M. Xavier Huillard. - Oui, nous sommes même les leaders en la matière, et c'est pourquoi je parle de déconstruction et non pas de démolition de bâtiments. Voyez ce qui se passe pour notre siège de Nanterre : nous démolissons les anciens bâtiments, mais en séparant les matériaux et en les recyclant, c'est de la déconstruction.

Pour vous donner un ordre de grandeur, notre production annuelle de granulats qui n'est pas d'origine extractive, donc issue du recyclage, est d'environ 18 millions de tonnes. Nous en sommes de loin le plus grand producteur français, nous avons commencé très tôt et nous diffusons cette pratique au Canada, aux États-Unis, dans tous les pays où nous sommes implantés. L'économie circulaire est notre nouvelle frontière, c'est l'un des trois axes de notre action en matière d'environnement, les deux autres étant la réduction d'empreinte de CO2 - nous sommes, avec un plan pour 2030, sur la trajectoire des Accords de Paris, avec une réduction de CO2 de 40 % par rapport à 2018 -, et le respect de la biodiversité et des milieux naturels, où nous avançons également, par exemple dans l'usage et le traitement des eaux que nous utilisons sur nos chantiers et qui retournent dans la nature.

M. Christian Labeyrie, directeur-général-adjoint de Vinci. - Nous avons pour objectif que le quart des enrobés que nous utilisons provienne du recyclage.

M. Xavier Huillard. - Autre exemple : comme nous avons la chance d'avoir la gestion provisoire de 4  400 kilomètres d'autoroutes et aussi de fabriquer des autoroutes, nous avons expérimenté il y a quelques années une rénovation d'une section de chaussée autoroutière entièrement par recyclage : nous rabotons la chaussée, nous remalaxons le matériau en y ajoutant ce qui va bien, et nous remettons ces granulats sur la chaussée ; cette expérience nous montre que l'optimum économique s'établit autour de 50 % de recyclage, ce serait déjà énorme d'y parvenir.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour votre propos introductif et votre effort de transparence. J'ai lu votre rapport de transparence financière, il est imposant, et ma première question est très simple : seriez-vous d'accord pour ajouter à ce rapport une présentation des aides publiques que vous recevez ?

M. Xavier Huillard. - Aucun problème. Je suis transparent sur les impôts que nous payons en France et qui sont plus importants qu'ailleurs, il me semble normal de l'être également pour les aides publiques. La transparence, c'est la bonne façon, démocratique, d'avancer - vous l'avez constaté dans notre rapport, que vous êtes probablement le seul ici à avoir lu intégralement...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je l'ai lu du début à la fin, j'avoue que j'ai eu du mal, parce que je ne suis pas un financier... J'y ai appris beaucoup.

M. Xavier Huillard. - Par exemple, sur la diversité des métiers de Vinci ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne savais pas l'importance de votre secteur énergétique, un domaine qui m'intéresse - mais je savais ce que vous faites dans le domaine aéroportuaire ou des stades sportifs, mais ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête...

M. Xavier Huillard. - Permettez-moi d'apporter une précision. En France, on connait Vinci pour les autoroutes française. On sait moins que, par exemple, nous exploitons aussi 1 200 km d'autoroutes au Brésil, des centaines de kilomètres en Grèce, en Allemagne. On sait peu, également, que sommes le leader mondial privé de gestion d'aéroports, avec 72 aéroports. Nous sommes, hors Chine, le leader mondial des services à l'énergie dans le numérique, avec 27,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Et nous sommes le leader mondial de la construction, hors Chine.

Nous n'en tirons aucune arrogance. Mais le fait est que pour un pays de notre taille, réussir à atteindre une telle position mondiale, - je ne m'en attribue pas le succès, je n'ai fait que reprendre le flambeau et je vais le transmettre très prochainement -, le fait de se tailler des places de leadership mondial sur des métiers qui sont au coeur des grandes transitions en cours, ce n'est pas rien.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connaissais bien la partie autoroutière, vous connaissez le débat qui existe dans la société, des questions se posent sur les concessions autoroutières ; je me suis opposé à la privatisation d'Aéroports de Paris, mais j'avais dit que si cela devait se faire, Vinci serait l'un des meilleurs concessionnaires... J'en reviens aux aides publiques. Recourez-vous à l'IP Box pour vos revenus de vos brevets ? Percevez-vous des aides régionales, européennes ?

M. Christian Labeyrie - La fiscalité française s'applique sur nos brevets, c'est la règle - nous facturons à l'étranger des redevances sur nos brevets et nous sommes taxés selon la loi française.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pose la question, parce qu'une nouvelle fiscalité permet de loger ses brevets dans ce qu'on appelle l'IP Box, et ainsi d'abaisser la fiscalité de 25 à 10 %, cela représente plusieurs dizaines de millions d'euros pour certains groupes, c'est une aide directe - mais vous nous dites que vous n'y recourez pas...

M. Xavier Huillard. - Je ne savais même pas que cela existait...

M. Fabien Gay, rapporteur. - N'y voyez pas une invitation, surtout de la part d'un élu communiste, à faire de l'optimisation fiscale - mais beaucoup de vos confrères recourent à cette niche fiscale...

J'en viens aux partenariat public-privé (PPP), vous avez évoqué le cas des aménagements autoroutiers demandés par les collectivités territoriales, et qui se sont faites avec des cofinancements.

En 2018, la Cour des comptes de l'Union européenne a estimé que les recours aux PPP présentaient des avantages limités pour les collectivités et manquait de transparence. Vous évoquez la LGV Tours-Bordeaux, que je connais parfaitement en tant que Bordelais ; elle a coûté 7,7 milliards d'euros au total, son financement a requis des prêts bancaires garantis par l'État, via des fonds d'épargne de la Caisse des dépôts, parmi bien d'autres financements, les départements ont participé, la Banque européenne, et même SNCF Réseau - et le consortium Lisea, dont Vinci fait partie, sera rétribué pendant les 50 ans de la concession par redevance sur les trains qui empruntent la ligne, pour le moment seulement ceux de la SNCF et j'espère pour longtemps.

De l'argent public, venu de l'État français, de l'UE, des collectivités, participe donc à un projet, mais la rémunération au long cours, elle, ne va qu'au privé, et c'est la même question pour les autoroutes, y compris pour la bretelle d'autoroute dont vous donnez l'exemple : comprenez-vous qu'on se pose la question, dès lors que le public participe au financement de l'infrastructure, sur le fait que seul le privé en tire ensuite des revenus ?

M. Xavier Huillard. - C'est un vaste débat, ce n'est pas la première fois qu'il a lieu au Sénat. La première chose, c'est que nous ne décidons jamais, à Vinci, qu'il faut faire une LGV entre Tours et Bordeaux : c'est l'État qui décide et qui a le choix du financement et de la gestion de la ligne. Voyez la ligne Bordeaux-Toulouse : l'État a décidé de la faire avec les méthodes habituelles, historiques, donc sans concession, ni PPP.

Il y a une différence entre concession et PPP. Avec la concession, vous êtes rémunéré à risque, c'est vous qui portez le risque du trafic ; un PPP, c'est ce qu'on appelle en anglais un availability scheme, vous êtes rémunéré en fonction de votre capacité à faire que l'infrastructure dont vous avez la charge de construction, puis de maintenance et d'exploitation, soit disponible pour son usage. La LGV Bretagne-Pays de Loire est un PPP, l'entreprise Eiffage n'est pas rémunérée en fonction du nombre de trains qui circulent sur cette ligne, alors que nous le sommes sur la LGV Tours-Bordeaux, parce que l'État a recouru à la concession, que nous avons obtenue en gagnant un appel d'offres compétitif.

La bonne nouvelle, c'est que l'Autorité de régulation des transports (ART) mesure désormais la rentabilité des investissements en examinant le taux de rentabilité interne, qu'on appelle le TRI. Lorsque je parlais du TRI il y a 20 ans, je n'étais pas très bien compris, les esprits ont heureusement évolué, grâce en particulier à l'ART. Cette autorité examine les concessions autoroutières très régulièrement : elle regarde si le TRI, donc la rémunération du risque pris par l'entrepreneur, est raisonnable ou non. Et la bonne nouvelle, c'est que cela fait trois fois de suite que l'ART a conclu que le TRI était raisonnable eu égard au risque pris par le concessionnaire.

Le choix de faire ou de ne pas faire un équipement relève des autorités publiques, jamais de nous. On a reproché à Vinci son chantier de l'aéroport de Notre-Dame des Landes, mais ce n'est pas nous qui l'avions décidé et ce serait ridicule de dire que nous avions poussé aux feux : bien sûr que non, c'est l'État qui décide, et du projet, et de la façon de le réaliser - nous répondons, nous, à des appels d'offres, que nous gagnons ou pas. Nous n'avons pas gagné l'A69, par exemple, ce qui n'est finalement pas une mauvaise chose pour nous...La privatisation d'ADP, elle, ne s'est pas faite, c'est plutôt une bonne nouvelle parce qu'il y a eu la Covid-19 dans l'intervalle...

La vraie question, c'est la rentabilité de l'investissement. Or, sur la LGV Tours-Bordeaux, je ne pourrai vous en parler que dans vingt ans parce que pour le moment, on y perd de l'argent, c'est la courbe habituelle d'une concession : au début, vous amortissez les gros investissements, et puis petit à petit le trafic prend de l'ampleur, c'est ce qu'on appelle le ramp-up, et puis vous commencez à faire du profit, et sur la durée, le profit compense les pertes que vous avez essuyées parfois pendant 10 ou 15 ans.

Le meilleur exemple, dont personne ne parle, c'est le duplex de l'A86 : nous l'avions proposé, l'État a repris l'idée, nous avons gagné l'appel d'offres, puis un recours arrête le projet, il y a un nouvel appel d'offres, que nous gagnons à nouveau, pour une concession de 70 ans - c'était la durée nécessaire pour amortir l'investissement de plus de 2 milliards d'euros, avec un tarif à environ 10 euros le passage. Nous l'avons ouvert en 2015 et pour le moment, nous sommes en perte, parce que nous sommes encore au début de la concession : la rentabilité ne se juge que sur la durée.

Sur la LGV Tours-Bordeaux, la rentabilité risque d'être plus compliquée à atteindre si l'on continue à y faire circuler aussi peu de trains qu'aujourd'hui, j'espère que d'autres compagnies ferroviaires vont pouvoir l'emprunter, elle n'est utilisée qu'à 40 % de sa capacité et vous constaterez que les trains y sont très pleins...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et les billets sont chers...

M. Xavier Huillard. - La rentabilité, donc, ne se mesure pas en résultat rapporté au chiffre d'affaires, elle se mesure avec le TRI, qui lui-même s'apprécie en fonction du risque - et sur cette LGV, il est trop tôt pour le dire, parce qu'on est au tout début de l'aventure.

M. Christian Labeyrie - Le consortium Lisea perd environ 40 millions d'euros par an et n'a pas versé 1 centime de dividende depuis sa création.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne reproche pas à une entreprise privée de faire du profit, c'est sa raison d'être, une entreprise n'est pas là pour faire de la philanthropie, mais pour dégager des revenus qui permettent de payer des salaires et les actionnaires. Cependant, je repose la question sur les PPP : avez-vous des exemples d'opérations qui n'ont pas été rentables pour le privé ? On nous parle toujours de rémunération du risque, d'accord ; mais est-ce qu'il y a des exemples où cela se passe mal ? Dès lors, quel risque prenez-vous, à Vinci, avec une concession autoroutière ou une LGV ? En réalité, sauf un cas que vous allez peut-être nous dire, vous êtes gagnants dans tous les cas : où est le risque ?

M. Xavier Huillard. - Je pourrais vous citer des exemples en France pour des concurrents, ce n'est pas mon rôle de le faire. Pour Vinci, je peux vous en citer à l'étranger : l'aéroport de Santiago-du-Chili, une concession à risque de trafic, où nous sommes payés en fonction du business généré par les passagers qui passent dans cette nouvelle infrastructure. Autre exemple, les PPP autoroutiers que nous avons en Allemagne, l'un d'eux a mal tourné. Dans l'availability scheme, vous pouvez perdre de l'argent dans la construction même, c'est ce qui se passe par exemple pour ceux qui font l'A69. Ensuite, vous êtes payés en fonction de la disponibilité de l'infrastructure, vous ne pouvez pas perdre beaucoup puisque vous ne risquez que des pénalités si des voies de circulation ne sont pas disponibles ; lorsque vous êtes à risque de trafic, au contraire, vous pouvez perdre beaucoup d'argent si vous vous êtes trompés.

Dans les concessions autoroutières que nous avons par exemple gagnées en 2005 sur la base d'une valeur de 19 milliards d'euros jusqu'en 2035, nous nous sommes trompés sur tous les paramètres que nous avions inscrits en prévision : l'inflation, le taux de motorisation des ménages, le prix des carburants, la croissance économique - sur tout donc, et comme il y a un dieu qui vient au secours des entrepreneurs, que l'on appelle la loi des grands nombres, la situation nous a été moins défavorable qu'elle aurait pu l'être, surtout que tout a changé depuis 2005 : il y a eu Lehman Brothers et les crise des subprimes, les gilets jaunes, la Covid-19... Nous avons surtout été sauvés par le fait que les taux d'intérêt ont été très bas pendant longtemps, ce qui nous a donné de l'air, et par cette loi des grands nombres, qui fait que nous sommes retombés sur nos pieds.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez donc aucun exemple pour Vinci, en France, d'une concession qui aurait mal tourné - je peux donc conclure que le risque que vous prenez est en réalité très limité ?

M. Xavier Huillard. - C'est vous qui le dites... Pendant les confinements, il n'y avait plus de trafic autoroutier...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, mais comme les concessions autoroutières avaient pris 7 à 10 ans d'avance sur le plan financier, vous aviez de la marge...

M. Xavier Huillard. - Attention, la crise financière de 2008, après la faillite de Lehman Brothers, nous a couté l'équivalent de dix ans de trafic poids lourds... Et certaines des concessions autoroutières que nous avons achetées avaient de graves difficultés financières. Le risque réside dans le fait de prévoir des paramètres 30 ans à l'avance, qui s'avèrent généralement faux, mais la loi des grands nombres fait qu'on retombe généralement sur ses pieds : cependant, si l'État veut faire par lui-même, libre à lui.

Nous sommes au-devant de ce que j'ai appelé la deuxième révolution de l'électricité. Les capitaux qu'il va falloir engager pour réussir notre transition environnementale et énergétique sont extraordinairement élevés, et dans beaucoup de pays, au-delà des capacités de financement public. La meilleure preuve, c'est que nous avons des projets de lignes à très haute tension sous forme de PPP en Australie ou au Brésil, parce que c'est un moyen de faire ce qu'on appelle du blending financing, c'est-à-dire un mix entre du financement privé et du financement public, avec des responsabilités claires entre les uns et les autres. Mon pronostic, c'est que ces modèles de PPP seront très utiles pour réaliser les investissements colossaux qui sont nécessaires à la transition environnementale et énergétique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pensais que vous alliez me citer le Stade de Bordeaux, le Matmut Atlantique...

M. Xavier Huillard. - Merci d'en parler, je peux également citer le stade du Mans.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si vous faîtes de mauvais investissements, je n'y suis pour rien...

M. Xavier Huillard. - Alain Juppé voulait un nouveau stade à Bordeaux, ce n'est pas Vinci qui en a décidé, le stade aurait pu être financé par de l'argent public régional, les politiques ont décidé de passer par un PPP, nous l'avons remporté avec Fayat, mais nous n'avons pas été aidés par les mauvaises performances du club des Girondins de Bordeaux...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Effectivement. Mais pour ce qui nous concerne, vous ne nous avez pas cité cet exemple par vous-même, il a fallu que je vous le souffle...

Je poursuis sur les aides publiques. Savez-vous quel montant de crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) Vinci a perçu avant 2018 ? J'ai pour 2013 le chiffre de 83 millions d'euros, vous étiez alors au troisième rang. À quoi cette aide a-t-elle servi ? Est-elle entrée dans le budget général ? Est-ce que vous en avez augmenté votre R&D, vos emplois - ou votre compétitivité, dont chacun dit qu'elle ne s'évalue pas ? À quoi cette aide a-t-elle précisément servi pendant toutes ces années ?

M. Xavier Huillard. - Le CICE a été créé à une époque où nous avons collectivement pris conscience du fait qu'en France les charges sur les salaires les plus modestes étaient très peu compétitives par rapport à d'autres pays - ce qui est un problème important pour les entreprises qui sont en compétition frontale avec celles de ces autres pays, c'est particulièrement le cas des industries. Nous en avons bénéficié parce que nous y avions droit ; en 2017, au pic du régime, il avait représenté pour Vinci une économie nette d'impôts de 153 millions d'euros - à comparer aux allègements actuels, qui sont en dessous de 60 millions d'euros : le CICE était plus avantageux pour nous que l'allègement de charges qui l'a remplacé.

Les allègements de charges sur les bas salaires, ensuite, ne doivent pas changer les règles du jeu entre concurrents sur le marché français, je le dis en devançant vos questions. Car sur le marché français, en particulier celui des services, nous sommes en concurrence avec un grand nombre d'entreprises, y compris des ETI, des PME et des TPE : il faut que les règles soient les mêmes pour tous, ou bien la concurrence est faussée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis plutôt pour l'égalité de traitement, je suis pour que des entreprises payent de l'impôt, c'est l'égalité face à l'impôt et l'égalité face aux aides publiques. Si on introduit une distorsion de concurrence, il y a un biais, nous sommes d'accord sur ce point...

M. Xavier Huillard. - Au moment du CICE, les taux d'impôts sur les sociétés étaient plus importants qu'aujourd'hui, il faut tout prendre en considération.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La réalité, c'est qu'on a présenté le CICE à 20 milliards d'euros comme un levier de compétitivité qui allait créer 1 million d'emplois, mais on a eu 100 000 emplois supplémentaires et on nous a expliqué que la compétitivité, on ne pouvait pas l'évaluer, donc en connaître le gain - Louis Gallois lui-même nous l'a dit...

M. Xavier Huillard. - Si, la contrepartie du CICE, elle est dans les prix.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Intégralement ?

M. Xavier Huillard. - Oui, dans une activité comme la nôtre où les marges finales ne dépassent pas 3 ou 4 %, où la concurrence est très forte, on fait tout pour avoir le prix le plus bas, donc on répercute tous les avantages...

M. Olivier Rietmann, président. - Certains disent effectivement que la compétitivité ne s'évalue pas, mais on en a tout de même des indices, ne serait-ce qu'en comparant le coût du travail comme vous l'avez fait entre la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Espagne - et on peut y ajouter des critères sur le salaire moyen, les conditions de travail, les accidents du travail et les maladies professionnelles...

Je suis donc convaincu que la compétitivité s'évalue au moins relativement, mais encore faut-il qu'on le veuille. Même chose pour les aides publiques, cela suppose qu'on évalue leur efficacité. Le fait-on ? Je vous ai posé la question : quel suivi faites-vous des aides publiques ? Êtes-vous favorable à un meilleur suivi - et quels critères d'évaluation envisageriez-vous ?

M. Xavier Huillard. - Comment fait-on chez nous ? Quand nous lançons une politique interne, nous faisons une étude d'impact approfondie, ce qui n'est pas si courant en France ; ensuite, on examine ce que l'action a donné, et nous revenons sur nos décisions s'il y a lieu, on regarde si on continue, ou si l'on arrête.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quand on évalue, il faut aller jusqu'au bout. Car derrière les cotisations sociales, que vous appelez des charges, il y a un modèle social : des ouvriers et des ingénieurs bien formés et bien soignés, qui ont accès à des services publics, cela fait partie d'un modèle social qui doit entrer dans les comparaisons en termes de compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - L'Allemagne ou le Royaume-Uni, par exemple, n'ont pas des modèles sociaux si éloignés du nôtre, quant à la qualité...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le modèle social allemand est beaucoup vanté, mais on parle peu de ses très bas salaires, des « jobs à 1 euro », des emplois séniors extrêmement précaires... Il y a de quoi débattre, mais ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête.

Pendant la crise sanitaire, vous n'avez pas bénéficié de prêts garantis par l'État (PGE) ?

M. Xavier Huillard. - Non, ni de reports d'échéance fiscale.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez gagné 5 000 emplois entre 2018 et 2023, mais vous avez tout de même supprimé 4 600 emplois en 2020, alors que l'État vous accompagnait significativement - 103 millions d'euros - pour prendre à sa charge une partie des salaires et éviter les licenciements. Dans le même temps, vous avez continué à verser du dividende : 2,04 euros par action en 2020, 2,90 euros en 2021, donc il augmente. C'était un choix. D'autres ne l'ont pas fait, par exemple M. Pouyanné, à la tête de TotalEnergies, nous a dit que, pour lui, soit son entreprise touchait des aides et alors elle ne devait pas verser de dividende, soit elle choisissait de continuer à verser du dividende, ce que voulait son conseil d'administration, et alors l'entreprise n'avait pas à toucher d'aide publique : c'est cette option qui a finalement été retenue.

Ma question est donc celle-ci : comprenez-vous le malaise, la colère, ou minima les questions qu'on se pose quand une entreprise aussi solide que la vôtre touche des aides publiques substantielles, verse du dividende et licencie la même année ?

M. Olivier Rietmann, président. - Nous n'avons cependant pas le montant total du dividende versé - la question peut se poser aussi d'en déduire au moins l'équivalent de l'aide publique reçue, les 103 millions d'euros...

M. Xavier Huillard. - Juste avant la Covid-19, nous avions communiqué que notre dividende allait être à 3,05 euros par action. Au titre de 2019, il était descendu à 2,04 euros, nous l'avons donc diminué d'un euro par action du fait de la crise sanitaire, cela représente 450 millions d'euros.

Nous avons baissé, donc, notre dividende, sans pour autant le mettre à zéro, parce que les actionnaires sont une partie prenante comme une autre : ce n'est pas la plus importante, mais il faut la traiter correctement, ou bien les choses se passent mal ; du reste, en diminuant d'un tiers notre dividende, nous étions largement dans les clous de ce qui nous demandait la puissance publique - Bruno Le Maire appelait à une baisse entre un quart et un tiers. L'année suivante, nous sommes restés à 2,04 euros et ce n'est qu'après que nous sommes revenus à cette règle simple que nous suivons depuis 20 ans : consacrer entre 50 et 55 % de notre résultat net au dividende, parce que nos actionnaires ont pris le risque de nous soutenir - c'est ce qu'on appelle le pay-out, le taux de distribution de dividendes. Nous étions montés un peu plus haut quelques années où nous avions moins de résultat, parce qu'il ne fallait pas désespérer l'actionnaire... Et pour répondre à votre remarque, nous avons donc baisser notre dividende bien au-delà de l'aide publique que nous avons reçue : environ 450 millions, à comparer aux 103 millions d'euros perçus.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je lis dans votre rapport qu'en 2021, le dividende n'est pas resté à 2,04 euros par action, mais qu'il est passé à 2,86 euros...

M. Christian Labeyrie. - Il y a une année de décalage...

M. Xavier Huillard. - Le principe, c'est que nous versons un acompte. Cette année, par exemple, nous avons déjà versé un acompte en novembre 2024 sans avoir les comptes définitifs et ce n'est qu'une fois le tout soldé qu'on saura ce qu'il en est. En 2020, nous versions le dividende pour 2019, il était de 2,04 euros, puis nous l'avons maintenu à 2,04 euros en 2021 pour l'année 2020. Nous l'avons remonté après, et nous sommes revenus à notre logique d'un dividende équivalent à 50-55% du résultat net.

M. Fabien Gay. - Vous êtes remontés très vite...

M. Xavier Huillard. - Chez ADP, par exemple, leur taux de distribution est de 70%.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le taux de distribution, c'est un autre débat... La question que je vous pose reste entière. Comprenez-vous qu'une entreprise qui fait du bénéfice, que l'État aide à traverser des difficultés en nationalisant une partie des salaires - l'aide de  103 millions d'euros que vous avez reçue en 2020 revient à nationaliser une partie de vos salaires -, une entreprise qui touche donc de l'aide publique, verse plus d'un milliard d'euros de dividende, et licencie dans le même temps ? Comprenez-vous qu'on puisse se poser des questions ?

M. Xavier Huillard. - Je vous réponds très clairement : non seulement nous comprenons qu'effectivement on ne pouvait pas maintenir notre dividende comme prévu à 3,05 euros, et c'est bien pourquoi nous l'avons baissé d'un tiers - mais à titre personnel, j'ai également fait des efforts, même si cela n'entre pas dans le débat. Toutefois, je ne suis pas d'accord avec l'idée que, parce que nous obtenons 100 millions d'euros d'aides, on devrait mettre le dividende à zéro. Parce qu'en le faisant, nous aurions vite eu des problèmes avec nos actionnaires, qui sont étrangers à 70 %... Un actionnaire, ça se traite bien, comme toutes les autres parties prenantes, on a besoin d'eux. Parce que quand on ne les traite pas bien, ils finissent par se fâcher, et que pensez-vous qu'ils fassent, alors ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est M. Pouyanné qui nous l'a dit, il ne parlait pas sons la contrainte, et il a estimé qu'une entreprise qui était aidée pendant la crise sanitaire, n'aurait pas dû verser de dividende, ou bien renoncer à l'aide publique...

M. Xavier Huillard. - Il parlait pour lui.

M. Christian Labeyrie - Le rendement de l'action et de 4 % - et depuis une semaine, les actionnaires ont perdu 10% : il y a des risques quand on est actionnaire, même quand on touche du dividende...

M. Xavier Huillard. - Je m'attendais à une question sur l'apprentissage, j'ai des choses à dire sur le sujet...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est un sujet qui me tient aussi à coeur, et il entre dans le champ de notre commission d'enquête, puisque vous nous dites avoir reçu, en 2023, environ 23 millions d'euros pour les 6 000 apprentis que vous employés.

En tant que patron de Vinci, considérez-vous qu'il faudrait mieux cibler les aides à l'apprentissage ? Que pensez-vous des changements apportés dans la dernière loi de finances ? Ne pensez-vous pas qu'il faudrait faire une différence entre les apprentis en fonction de leur niveau de diplôme ? Je ne parle pas uniquement en termes de taille d'entreprise, même si je pense qu'il faut également prendre en compte cette dimension, notamment entre les artisans, les commerçants, les PME et les grandes entreprises qui n'ont pas les mêmes moyens. Je pense à la différence à faire entre apprentis de niveaux CAP, Bac pro, Bac + 2, qu'il faut accompagner de manière forte, alors que ce n'est pas le cas pour les apprentis de niveaux Bac + 3, Bac + 4, Bac + 5 et plus, qui ont la possibilité d'obtenir leur diplôme sans passer par l'alternance, notamment dans certaines facultés qui proposent des formations adaptées, et qui ont une rémunération pendant leur apprentissage.

L'apprentissage était soutenu l'an passé à hauteur de 21,6 milliards d'euros, ce montant va diminuer un peu avec les changements opérés cette année. Vous qui connaissez bien les entreprises et le fonctionnement des pays voisins, que pensez-vous de l'apprentissage en France ? En Suisse, 70 % des jeunes entre 15 et 24 ans sont passés par l'alternance, sans quasiment aucune aide de l'État, avec un véritable partenariat public-privé, une véritable culture de l'alternance - je force le trait, mais en Suisse ou en Allemagne, on a saisi tout l'avantage de l'apprentissage pour les jeunes, mais aussi pour l'entreprise, pour son avenir, ses recrutements de demain. En France, les chefs d'entreprises, quand ils me parlent d'alternance, me donnent l'impression qu'ils contribuent à une oeuvre sociale et, plus généralement, j'ai le sentiment que l'alternance est portée surtout par l'État. Ne pensez-vous pas que les grandes entreprises pourraient y contribuer davantage, surtout pour les niveaux de diplômes élevés ?

M. Xavier Huillard. - Il faut voir d'où l'on vient. L'apprentissage au sens large, jusqu'au baccalauréat professionnel, a longtemps eu mauvaise presse dans notre pays, pour des raisons culturelles. L'idée de globaliser les apprentis et les alternants a été intelligente, car cela a remonté l'image de l'apprentissage au sens large. A Vinci, nous avons augmenté d'environ 30 % le nombre d'apprentis et d'alternants. Sur les 6 000 apprentis, il y a un peu plus d'un tiers d'apprentis au sens historique du terme et les deux tiers d'alternants. Nous partions de bas, j'ai pu motiver mes unités opérationnelles en mettant en avant les aides que vous avez mises en place, elles ont été très utiles - à l'échelle du pays aussi, car le nombre d'apprentis a augmenté. A Vinci, nous sommes à 6 % d'apprentis. Maintenant que cet amorçage a bien fonctionné, vous pouvez retirer l'aide, mais ne débranchez pas trop vite le fil, allez-y progressivement, parce que nous sommes encore loin de la situation allemande, par exemple, où il y a 15 % d'apprentis - l'apprentissage y est vraiment entré dans les moeurs, alors que ce n'est pas tout à fait le cas chez nous. Cependant, attention, si vous faites une différence entre les entreprises selon leur taille, vous allez fausser la concurrence parce qu'encore une fois, mes concurrents en France, ce sont des entreprises locales, des petites entreprises de construction qui auront alors l'avantage sur moi.

Mme Anne-Sophie Romagny. - La question porte aussi sur la différence à faire selon le niveau de diplôme.

M. Xavier Huillard. - Le vrai sujet, ce sont les apprentis au sens historique. Pour les alternants, la question est surtout financière, il faut voir que le salaire qu'ils touchent, les aide à faire leurs études et qu'ils risquent de les arrêter s'il n'y a plus de salaire. Ensuite, un Bac + 5 trouve du travail même s'il n'a pas fait d'alternance, en général, alors que pour les niveaux d'études moins avancés, l'alternance fait plus la différence - et donc, pour les Bac+5, c'est surtout la question de l'accompagnement financier des études qui est un sujet.

Tout cela étant dit, le système d'alternance, qui consiste à alterner travail et études académiques est un excellent système. Nous embauchons très volontiers des personnes qui sont passées par l'alternance.

M. Michel Masset. - Vos actionnaires étrangers sont nombreux, les charges salariales sont plus fortes en France, mais vous restez dans notre pays: est-ce que vos investisseurs vous demandent de transférer votre activité ailleurs ?

Vous dites attendre des simplifications administratives, mais le mieux ne serait-il pas de décentraliser l'action, et de faire des PPP plus autonomes par territoires ?

Quatre de vos salariés sur cinq sont actionnaires de Vinci en France, souhaitez-vous aller plus loin ? Une part du CICE est-elle allée à l'amélioration des conditions de travail des salariés ?

Jeudi prochain, nous aurons une journée de l'apprentissage au Sénat. Vous avez vos propres centres de formation chez Vinci, et dans le même temps, des centres de formation d'apprentis (CFA) publics sont en difficulté : comment articuler le public et le privé pour ces centres de formation - pourrait-on envisager un PPP en la matière ?

Enfin, quelle serait la meilleure aide à la compétitivité ?

M. Marc Laménie. - Quelles sont vos relations avec les autorités organisatrices de mobilité ? Vous apportent-elles des aides publiques ?

Vous avez une fondation Vinci, qui intervient sur de grandes causes : quel est son budget ?

Enfin, avez-vous des PPP sur les voies navigables, en particulier pour la rénovation des barrages - je pense en particulier à de gros chantiers sur le fleuve Meuse et la rivière Aisne : quel a été votre rôle ?

M. Xavier Huillard. - Merci d'évoquer ce chantier sur la Meuse et l'Aisne, c'est un bon exemple de PPP... très difficile, je n'avais pas pensé à l'évoquer, ce qui montre bien que les mauvaises choses, on les oublie et c'est très bien comme cela. Le détail de ce chantier serait trop long à raconter, mais nous avons eu bien du mal.

Nous avons plusieurs initiatives en matière de fondations. La fondation Vinci pour la cité fonctionne de façon admirable. Nous avons inventé un principe il y a plus de 20 ans : nous aidons financièrement un certain nombre d'associations. Mais l'aspect le plus important est notre mécénat de compétences. Nous avons 106 000 collaborateurs en France qui nous signalent des associations à aider ; nous leur proposons une aide financière et leur demandons d'apporter leur expertise. Cet assemblage entre mécénat de compétences et aide financière marche remarquablement. Je dis souvent que si nous devions arrêter la fondation pour des raisons budgétaires, je pense que je me ferais renvoyer du groupe par mes collaborateurs. Cela représente 5 millions d'euros par an, sans frais de fonctionnement.

Nous avons également la fondation Vinci Autoroutes pour une conduite responsable, qui fait des enquêtes sur la manière dont les conducteurs devraient se comporter sur l'autoroute. Nous avons versé 12 millions d'euros de mécénat l'année dernière.

Lors des événements des Gilets jaunes, nous nous sommes rendu compte que nous faisions insuffisamment sur un des axes principaux de nos actions de mécénat. Nos deux axes, c'est l'insertion par l'économique et l'accompagnement social. Nous sommes leader en France avec entre 5 000 et 6 000 personnes qui sont en situation d'exclusion à qui nous proposons de leur remettre le pied à l'étrier par le biais d'un emploi. Mais cela ne suffit pas, il faut faire de l'accompagnement social. Nous avons un réseau de centaines d'associations d'insertion qui nous aident en matière d'accompagnement social. Nous avons l'avantage d'être une grande entreprise, cela nous donne des leviers d'action.

Lors des Gilets jaunes, nous nous sommes rendu compte que nous n'en faisions pas assez pour faire prendre conscience aux jeunes collégiens de la réalité de l'entreprise, notamment en direction des quartiers prioritaires de la ville. Nous avons alors décidé d'industrialiser les stages des classes de Troisième et Seconde, avec une initiative que nous avons appelée Give Me Five : nous prenons 8 000 stagiaires par an, exclusivement en provenance de quartiers prioritaires de la ville, et qui, pendant une semaine, découvrent la diversité de nos métiers. Nous leur faisons visiter le Stade de France, leur faisons subir un examen sur leur e-réputation, leur apprenons les dangers des réseaux sociaux, et ils découvrent à quel point cela peut être passionnant d'être dans l'entreprise. Cela représente encore 5 millions d'euros, nous n'en tirons pas de gloire particulière, car cela fait partie de notre responsabilité sociétale.

La décentralisation est la mère de toutes les réformes, nous l'avons expérimentée à Vinci puisque nous avons découpé le groupe en 4 200 unités d'affaires, dont plus de 2 000 en France. Il est grand temps de comprendre que notre pays ne doit plus être dirigé par le haut en toute chose, et qu'il faut donner des leviers d'action aux territoires, y compris des leviers de recettes.

Le rapport de M. Woerth propose ainsi que les échelons politiques locaux puissent fixer eux-mêmes le taux d'impôts, c'est une bonne chose. Il faut que la France se décentralise, nous n'arriverons pas à réformer collectivement ce pays sans un geste fort de décentralisation - nous montrons l'exemple à Vinci, nous sommes peut-être le groupe le plus décentralisé au monde...

L'actionnariat salarié est très développé chez Vinci, les salariés actionnaires ou anciens salariés qui restent actionnaires possèdent environ 7 milliards d'euros d'actions : c'est leur retraite, leurs économies. Nous avons un mécanisme qui leur permet de rentrer trois fois par an dans le capital et puis de sortir au bout de cinq ans. Les salariés sont collectivement les premiers actionnaires de Vinci, avec 11 % du capital, c'est important pour le groupe et c'est très efficace, la plupart de nos actionnaires sont conscients que leur avenir est en jeu, même dans les petits gestes, comme éteindre la lumière le soir. Faut-il aller plus loin ? Je ne le pense pas, nous sommes autour de 11 % depuis des années et c'est très bien comme cela.

Nous n'avons pas nos propres centres de formation d'apprentis. Nous nous appuyons sur les centres existants et essayons de les faire vivre. Nous sommes présents dans la partie éducation en envoyant nos collaborateurs, qui sont professeurs, pour s'occuper des jeunes. Dans le cadre de Give Me Five, nous suivons dans le temps les 8 000 jeunes que nous accueillons en stage découverte, nous les orientons vers l'apprentissage, leur proposons des stages ou des jobs d'été, c'est très important. Nous n'avons donc pas nos propres CFA, nous avons choisi de coopérer avec ceux qui existent.

M. Olivier Rietmann, président. - Le lien public-privé va dans les deux sens...

M. Xavier Huillard. - Nous avons de nombreux centres de formation à travers le pays, destinés à faire progresser nos collaborateurs en compétence. Dans nos entreprises, les gens restent parce qu'ils ont le sentiment qu'ils vont continuer à progresser : mon véritable rôle de patron est de les faire grandir en compétence. En échange, ils nous sont fidèles car ils ont le sentiment qu'on s'occupe d'eux. C'est leur retraite ou leurs économies au niveau de l'actionnariat, et leur capacité à prendre des responsabilités de plus en plus importantes. Notre vocation est de faire grandir les collaborateurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérez-vous qu'en tant que donneur d'ordre sur des grands chantiers, vous avez une responsabilité sociale ou environnementale par rapport à la sous-traitance de niveau 1, 2, 3 et même davantage ? Il arrive qu'on descende à des sous-traitants de rang 4, 5, 6 et même 7, cela a des conséquences sur les questions sociales, sur la régularisation de sans-papiers, on l'a vu sur les chantiers des Jeux olympiques et paralympiques.

Ensuite, où en est-on sur la concession du Stade de France ? J'ai déposé une résolution pour interdire sa vente au Qatar, en soulignant qu'on ne pouvait pas faire de grandes déclarations contre le terrorisme, tout en vendant ce bien essentiel de la Nation qu'est le Stade de France, à un pays qui finance le terrorisme, le Qatar : où en est-on du renouvellement de la concession ?

M. Xavier Huillard. - Je vais commencer par cette dernière question, en répondant sommairement, car des actions judiciaires sont en cours. Je rappelle qu'au début d'une concession, sa durée n'est pas une donnée d'entrée, c'est une résultante des capitaux engagés à risque. Notre projet, avec Bouygues, après avoir géré la concession depuis 30 ans, vise à redonner au Stade de France sa capacité de briller pendant des décennies. Je crois que régulièrement, tous les 30 ou 40 ans, il faut investir 30 à 50 % du prix de construction initiale d'un équipement pour le remettre au goût du jour. C'est le cas pour les autoroutes, où il faut résoudre les problèmes de résilience face aux aléas climatiques, aux inondations et aux incendies. Sur un stade, c'est la même chose si on veut un équipement moderne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On annonce 600 millions d'euros d'investissement ?

M. Xavier Huillard. - La durée de la concession doit être calée en fonction de l'investissement. Nous avons proposé un investissement de 400 millions d'euros environ, nos principaux concurrents prévoient beaucoup moins. Je suis désolé de perdre le Stade de France, mais ce n'est pas tant la perte qui me désole, que le fait que nous ne pourrons pas redonner une nouvelle jeunesse à ce stade pour les 30 ou 40 prochaines années. Il y aura un moment où il y aura un problème.

Cela étant, ce dossier est entre les mains de la justice, qui en décidera.

M. Olivier Rietmann, président. - Que peut-on faire pour réduire le nombre de rangs de la sous-traitance ?

M. Xavier Huillard. - La tendance actuelle est à la réduction des chaînes de sous-traitants. Nous avons fait le choix de réinternaliser de nombreux métiers, par exemple la fabrication des dalles de béton pour les immeubles. Nous avons pris cette décision parce que nous pensons que pour produire de manière compétitive et avec une bonne qualité, il faut confier les tâches à des personnes qui sont chez nous à long terme. Cela nous permet de leur offrir un contrat à durée indéterminée et de les aider à développer leurs compétences. Nous avons réinternalisé de nombreux métiers, ce qui explique l'augmentation de nos effectifs. Notre objectif est de limiter les chaînes de sous-traitance, mais nous pensons qu'il ne faut pas légiférer sur le sujet, car cela pourrait introduire des rigidités, il y a trop de cas de figure différents, mieux vaut une sorte d'observation et une régulation.

Quant à la question de savoir si l'on se sent responsable de nos sous-traitants, la réponse est oui. Sur un chantier, la réussite ou l'échec dépend de la chimie humaine qui s'installe entre l'entrepreneur principal et sa chaîne de sous-traitants. En matière de sécurité, nous avons des indicateurs qui concernent nos propres collaborateurs et nos intérimaires. C'est un domaine où nous pouvons encore progresser, car l'accidentologie des intérimaires est moins bonne que celle de nos propres collaborateurs. Nous récoltons également les statistiques relatives à nos sous-traitants et nous sommes amenés à exclure un sous-traitant si nous constatons qu'il ne respecte pas les règles de sécurité de base sur nos projets. Oui, nous nous sentons responsables.

M. Christian Labeyrie - Nous réalisons des audits des conditions sociales des sous-traitants : nous avons deux cents auditeurs qui se rendent sur le terrain pour s'assurer que les conditions sont respectées.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai deux dernières questions. Considérez-vous toujours que « l'argent ne fait pas le bonheur du patron », comme vous l'aviez dit en 2006 ? Et pensez-vous, puisque vous avez indiqué que vous quitteriez vos responsabilités dans quelques semaines, que vous ferez de la politique ?

M. Xavier Huillard. - Si nous ne travaillions qu'en vue de gagner de l'argent, je pense que nos collaborateurs ne viendraient pas. Il leur faut quelque chose de plus, il faut qu'il y ait un sens, une oeuvre collective : c'est plus facile dans nos métiers, parce que nous sommes des bâtisseurs, nous construisons non pas n'importe quoi, mais des oeuvres. Michel Serres soulignait la différence fondamentale entre le travail et l'oeuvre : le travail fatigue, avilit, le travail est pessimiste - tandis que l'oeuvre exalte, donne de l'énergie, de l'optimisme.

Dans ce monde de l'aménagement du territoire et urbain, nous pouvons tous avoir le sentiment d'oeuvrer plutôt que de travailler, nous pouvons être fiers de ce que nous faisons. Vinci est connu en France surtout pour les autoroutes, mais la réalité de notre groupe, c'est d'être fondamentalement humaniste.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour votre disponibilité, nous avons beaucoup appris dans cette audition.

La réunion est close à 17 h 55.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mardi 8 avril 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition d'ExxonMobil France - MM. Charles Amyot, président-directeur général, Jean-Claude Marcelin, directeur administratif et financier et Jean-Philippe Petit, directeur des affaires publiques

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de la société ExxonMobil France puisque nous auditionnons MM. Charles Amyot, président-directeur général, Jean Claude Marcelin, directeur administratif et financier, et Jean-Philippe Petit, directeur des affaires publiques

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez ExxonMobil.

Aucun lien d'intérêt n'est déclaré.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Charles Amyot, Jean Claude Marcelin et Jean-Philippe Petit prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

- tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

- ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

- enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après avoir entendu le 25 mars dernier M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, nous avons jugé utile de vous entendre, notamment en raison de l'annonce il y a un an de la suppression de 600 postes environ à Port-Jérôme.

Pouvez-vous présenter succinctement votre société ?

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où le groupe ExxonMobil est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Merci pour cette invitation et l'opportunité qui nous est donnée d'échanger sur les aides publiques dans le contexte actuel d'hyper-compétition et de rationnement des moyens publics, qui exige que nous optimisions l'utilisation de l'argent public destiné aux entreprises.

Je précise que je suis président des sociétés du groupe ExxonMobil en France.

Mon propos s'articulera en trois grandes parties. Je présenterai nos sociétés et leurs activités en France, puis je détaillerai les aides publiques dont nous avons bénéficié en 2023 en les classant en quatre catégories : aides aux industries énergo-intensives, aides à l'investissement, aide à la recherche et au développement, et aides à l'emploi. Enfin, je partagerai quelques réflexions sur les aides publiques au regard de la compétitivité et de l'attractivité en France.

ExxonMobil est un groupe américain implanté en France à travers deux filiales appartenant à ExxonMobil France Holding (EMFH). La première, Esso S.A.F, présente depuis 1902, opère dans le raffinage et la distribution. Elle représente environ 17 % du capital et est cotée sur le SBF 120. La seconde, ExxonMobil Chemical France (EMCF), implantée depuis les années 1960, est une société de chimie détenue à 100 % par la holding française.

La société Esso S.A.F a pour mission première la production de produits énergétiques et de spécialité comme les lubrifiants ou les bitumes. Notre activité est aujourd'hui recentrée sur la raffinerie de Gravenchon en Normandie à la suite de la vente de la raffinerie de Fos-sur-Mer fin 2024. Nous représentons environ 20 % de la capacité de raffinage, soit une production énergétique d'environ 75 térawattheures, équivalant à 20 % de la production du parc nucléaire français. En 2024, nous avons renforcé notre réseau en convertissant 237 stations BP à la marque Esso, en partenariat avec le groupe EG Group. Avec 720 stations-service en France et la place de numéro 2 sur autoroute, notre marque est désormais plus visible sur le territoire national.

La société SO fait face à des défis majeurs, notamment la volatilité des marchés et la transition énergétique. La demande en produits énergétiques en France a diminué de 10 % depuis 2019, soit environ 1 % par an, bien en-deçà des 6 % prévus par la programmation pluriannuelle de l'énergie. Notre modèle d'affaires doit s'adapter et répondre à cette baisse dont l'ampleur et le rythme restent incertains. Nous devons à la fois approvisionner le pays en énergie et participer à la décarbonation, notamment en réduisant nos propres émissions et celles de nos clients. Ces objectifs nécessiteront des investissements très importants et le soutien de l'État, car nous sommes une passerelle entre le monde actuel et celui de demain.

La société EMCF produit essentiellement des produits chimiques (polyéthylène, polypropylène, résines). Ses installations sont basées à Gravenchon. En 2023, le site représentait environ 40 % de la production de polyéthylène du groupe en Europe et 0,3 % de la production mondiale. En 2024, nous avons pris la lourde décision d'arrêter le vapocraqueur et les unités aval de Gravenchon, tout en maintenant la production d'oléfines à chaîne longue, qui reste profitable. Cette décision difficile a été prise après un processus d'information-consultation. Un plan de sauvegarde de l'emploi a été négocié ; il a fait l'objet d'un accord majoritaire. Ce plan accompagne les quelque 600 salariés dont le poste est supprimé, notamment par des mesures d'âge et d'accompagnement au redéploiement interne et externe.

Les résultats financiers des deux sociétés sont tenus séparément. Esso S.A.F a réalisé un profit net de 107 millions d'euros en 2024, alors qu'EMCF affiche une perte estimée à 470 millions d'euros. Ce chiffre est indicatif car les comptes 2024 ne sont pas encore arrêtés. La holding française EMFH n'a versé aucun dividende à la maison-mère depuis 2018.

Venons-en maintenant au sujet des aides publiques. Il n'a pas été simple pour nous de définir ce qu'est une aide publique et d'en faire l'inventaire, ce qui est révélateur d'un système complexe. J'ai retenu le chiffre de 2 200 systèmes différents existant en France.

Notre métier d'entrepreneur implique la prise de risques. Notre industrie très capitalistique vise le temps long. Nos décisions d'investissement nous engagent pour des décennies. Nous sollicitons des subventions lorsqu'elles sont accessibles au moment où nous prenons nos décisions d'investissement, mais nous regardons toujours et avant tout la viabilité économique à long terme de nos projets. Durant la pandémie, nos sociétés n'ont fait appel à aucune aide publique, ni prêt garanti par l'État, ni chômage partiel, malgré une perte financière de 800 millions d'euros en 2020.

En 2023, nous avons bénéficié d'un total de 20 millions d'euros d'aides publiques, représentant environ 3 % de la contribution économique et sociale du groupe. La répartition est la suivante : 9,8 millions d'euros d'aides aux industries très énergivores, 8,7 millions d'euros d'aides à l'investissement, 1 million d'euros d'aide à la recherche et au développement et 0,4 million d'euros d'aides à l'emploi.

M. Olivier Rietmann, président. - Que regroupez-vous sous ce dernier vocable ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Il s'agit des allègements de charges et autres dispositifs similaires.

M. Olivier Rietmann, président. - L'apprentissage est-il inclus ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous ne faisons pas appel aux aides à l'apprentissage.

M. Olivier Rietmann, président. - Employez-vous des apprentis ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Oui.

La majorité des aides que nous recevons sont liées à des problématiques de réduction des coûts des émissions de CO2 et des prix de l'énergie, qui sont des enjeux majeurs pour nos industries.

Les aides aux industries énergo-intensives ont donc représenté 9,8 millions d'euros en 2023. Nos processus de production, très gourmands en énergie, sont très sensibles aux prix de l'électricité et du gaz. À titre d'exemple, le prix du gaz en France et en Europe est plus de trois fois supérieur à ce qu'il est aux États-Unis.

Les aides à l'investissement ont représenté 8,7 millions d'euros. Elles comprennent les compensations des coûts indirects « carbone » pour 7,6 millions d'euros. Ces aides sont désormais conditionnées à la mise en oeuvre de projets d'efficacité énergétique ayant un retour sur investissement de moins de 4 ans, avec obligation de remboursement si ces objectifs ne sont pas atteints. Par ailleurs, nous n'avons pas reçu de subventions directes pour des programmes d'investissement fléchées en 2023. Néanmoins, fin 2023, nous avions bénéficié de ces programmes pour cinq projets, pour un montant d'aides versées depuis 2020 de 1,6 million d'euros sur un total octroyé de 9,6 millions d'euros. Les versements se font progressivement et sont conditionnés à la vérification de l'efficacité des projets par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie. Il est à noter que nous avons engagé le remboursement de 847 800 euros pour un projet que nous avons arrêté en 2024. Les quatre autres projets concernent l'efficacité énergétique de nos raffineries. Nous avons perçu 0,8 million d'euros fin 2023, pour un montant total octroyé de 5,4 millions d'euros.

Nous avons perçu 1,3 million d'euros de crédit d'impôt en 2023 dans le cadre de programmes de sur-amortissements décidés en 2015.

Nous faisons appel de manière limitée aux aides à la recherche et au développement, qui prennent la forme du crédit d'impôt recherche (CIR). Cette catégorie a représenté environ 1 million d'euros en 2023. Ceci étant, il s'agit d'un dispositif très important pour la recherche en France, que nous soutenons.

Enfin, les aides à l'emploi par le biais de réductions de charges se sont élevées à 0,4 million d'euros en 2023, dont 237 000 euros de réduction de charges sur les bas salaires. Nous n'avons pas utilisé les aides à l'embauche d'apprentis.

Sur la période 2013-2018, nous avions bénéficié du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) pour un montant cumulé de 5,4 millions d'euros, soit environ 0,9 million d'euros par an.

Nous sommes très peu concernés par les réductions de charges qui visent à donner plus de salaire net au regard du coût du travail supporté par l'employeur. Notre industrie emploie une main-d'oeuvre qualifiée qui progresse au sein de l'entreprise.

En résumé, le total des aides reçues en 2023 s'élève à 20 millions d'euros, dont 18,5 millions d'euros concernent des mesures de réduction des coûts pour les industries énergo-intensives. Ces aides sont critiques pour notre secteur exposé à la concurrence internationale. Elles représentent 3 % de notre contribution économique et sociale de 668 millions d'euros de 2023. Sur la période 2020-2023, nous avons bénéficié de 52 millions d'euros d'aides publiques, soit 2 % de notre contribution économique et sociale de 2,7 milliards d'euros, dont 1,6 million d'euros pour les salaires et les charges sociales et plus de 640 millions d'euros pour les impôts et les taxes.

J'en viens maintenant à la troisième partie de mon propos, que je résumerai en deux mots : efficacité et compétitivité. Le système des aides publiques est complexe, ce qui en rend l'évaluation difficile. Les dirigeants d'entreprise évoluent dans un environnement d'ultra-compétition. Ils se battent tous les jours pour atteindre leur objectif premier qui est de créer de la richesse pour ensuite la réinvestir et la partager. Nous nous heurtons parfois à des freins.

La dernière édition du baromètre AmCham-Bain fait une bonne synthèse des atouts de la France : qualité de vie, de la formation et de la main-d'oeuvre, capacité d'innovation. Elle souligne aussi des freins persistants à la compétitivité et à l'attractivité : complexité réglementaire, fiscalité des entreprises, coût du travail, lourdeur administrative. Ainsi, les impôts de production sont trois fois plus élevés en France qu'en Allemagne. De même, l'écart entre le salaire brut et le salaire net est 50 % plus élevé en France qu'en Allemagne. Ne serait-il pas plus simple et efficace d'adresser les causes profondes plutôt que de multiplier les aides publiques pour compenser l'écart de compétitivité inhérent à notre système ?

Chaque puissance économique moderne digne de ce nom a mis en place des dispositifs d'aide à ses entreprises. Ces aides permettent d'accompagner les industries dans leur transformation ou de soutenir les nouvelles technologies. Les aides à l'investissement, par exemple, permettent la mise en oeuvre de solutions bas carbone visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces technologies comme le captage et stockage de CO2 ne sont pas rentables aujourd'hui.

Les incitations financières ont du sens pour ouvrir la voie à la transition là où il n'existe pas encore de marché et où les coûts initiaux sont élevés. Néanmoins, le soutien des pouvoirs publics devrait être temporaire. Pour atteindre la neutralité carbone, il est important de développer des marchés visant à encourager la réduction des émissions.

Prenons l'exemple américain de l'Inflation Reduction Act (IRA). Cette réglementation permet de manière très simple de développer des projets de décarbonation sur la base d'incitations fiscales proportionnelles à l'abattement de CO2, quelle que soit la technologie utilisée. L'IRA a permis à ExxonMobil de développer un projet d'usine de production d'hydrogène bleu au Texas, d'une capacité équivalente à 36 usines d'hydrogène vert comme celle actuellement construite par Air Liquide en Normandie. Ce projet à Houston permettra de réduire les émissions de CO2 de 10 millions de tonnes.

En Europe, particulièrement en France, le régulateur a fait le choix d'imposer la technologie : l'hydrogène doit être vert. Or son prix de revient est quatre à cinq fois supérieur à celui de l'hydrogène bleu. Cette décision implique des besoins en capitaux et en aides supplémentaires, ce qui rend le prix de l'hydrogène vert inabordable à court et moyen terme pour de nombreuses industries. Il n'est donc pas surprenant que très peu de projets se réalisent.

Les aides à l'investissement sont importantes pour le développement de nouvelles technologies bas carbone compétitives. Dans le domaine de l'efficacité énergétique, les aides sont plutôt bien faites et bien contrôlées. En revanche, pour ce qui concerne les gros projets de transformation, le système actuel d'appels à projets sur des périodes imposées avec des guichets multiples n'est pas adapté au processus décisionnel des industriels. Il faudrait un seul guichet et une fenêtre d'évaluation décidée en concertation avec l'administration pour permettre des décisions d'investissement étalées dans la durée.

Je propose de définir des principes fondamentaux pour les aides publiques : pragmatisme, visibilité, ciblage et contrôles. Une approche concertée entre les acteurs économiques privés et l'administration permettrait de nous aligner sur ces fondamentaux et de faciliter l'évaluation et l'amélioration du système, notamment à travers des études d'impact.

En conclusion, les aides publiques sont importantes pour les entreprises, surtout dans le contexte actuel d'ultra-compétition. Elles devraient reposer sur des principes consensuels et faire l'objet d'études d'impact rigoureuses. La neutralité technologique, des dispositifs adaptés au temps long de l'industrie et la simplification des normes et des guichets favoriseraient l'émergence d'une industrie bas carbone compétitive. L'optimisation des aides ne pourra se faire qu'avec les entreprises, pas contre elles. C'est un véritable partenariat public-privé qui doit se mettre en place.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup pour votre exposé très complet. Je laisse la parole à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs. Les chiffres que vous avez donnés recoupent ceux que j'ai pu me procurer, notamment sur le CICE et le CIR. En revanche, vous n'avez pas parlé de mécénat.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous pourrons revenir vers vous sur le sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En la matière, vos données sont publiques. On parle de moins de 10 000 euros en 2019 et en 2020, ce qui est effectivement très peu. Néanmoins, cela reste une aide publique.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai la somme de 138 000 euros pour le mécénat et le crédit famille.

M. Fabien Gay, rapporteur. - ExxonMobil est un groupe puissant et mondial. Il est difficile de faire la différence entre ce qui relève de la France, de l'Europe et du monde, notamment sur les activités de raffinage. Quand je compare vos résultats assez solides au niveau mondial et les 20 millions d'euros que vous avez perçus en France à travers différents dispositifs, je me demande si un groupe comme le vôtre a vraiment besoin de ces aides. Avez-vous véritablement besoin de 20 millions d'euros d'aides publiques pour vos activités en France ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Permettez-moi d'abord une précision. Esso S.A.F est une société française dont une partie de l'actionnariat est cotée sur le SBF 120. Nous rendons compte à nos actionnaires en France. Les aides sont principalement liées à des problématiques de prix de l'énergie et du carbone. Nos dépenses d'électricité et de gaz sont d'environ 200 millions d'euros par an. L'aide de 9,8 millions d'euros que nous avons reçue représente environ 5 % de ce coût. Ces 5 % ne sont pas négligeables car ils nous remettent à parité avec nos concurrents internationaux, notamment les Américains. Concernant le CIR, le montant paraît faible, mais il est loin d'être négligeable. Il faut vraiment faire la différence entre le groupe mondial et notre société en France. Le secteur de la chimie fait face à des défis très importants. Les aides sont loin d'être négligeables pour le site de Gravenchon.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi n'avez-vous pas sollicité d'aides durant la période du Covid, notamment le chômage partiel, alors que vous avez enregistré des déficits très importants ? Pourquoi ne sollicitez-vous pas les aides à l'apprentissage ?

Le fait que vous ne remontiez pas de dividendes à la maison-mère depuis 2018 ne signifie probablement pas que vous ne versez pas de dividendes à vos actionnaires.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous avons une politique de gestion prudente. Esso S.A.F a résisté à la crise de la pandémie car mes prédécesseurs ont su gérer les bonnes années et mettre des réserves de côté. Nous sommes soumis à deux marchés aux fluctuations différentes : celui du pétrole brut d'un côté et celui des produits finis de l'autre. Nous ne maîtrisons pas le prix de revient de nos activités. Ce sont les marchés qui décident. Nous devons donc avoir des principes extrêmement clairs de gestion. La maîtrise des coûts et la discipline des investissements sont également importantes. Très peu de société sont capables d'énoncer ces fondamentaux et de les mettre en oeuvre chaque jour. C'est grâce à cela que nous avons pu traverser la pandémie sans faire appel aux aides publiques.

Par ailleurs, lorsque nous ne remontons pas de dividendes à la maison-mère, qui détient 83 % du capital d'Esso S.A.F, nous n'en remontons pas non plus aux actionnaires minoritaires qui détiennent les 17 % restants.

M. Olivier Rietmann, président. - On peut ne pas verser de dividendes pendant un certain temps, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Comment faites-vous pour conserver vos actionnaires ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Je me dois d'abord de revenir sur votre question concernant l'apprentissage. Les apprentis revêtent une importance capitale pour notre groupe. L'apprentissage constitue un excellent moyen non seulement de former notre personnel, mais également d'évaluer ses compétences techniques et humaines. Nous accueillons entre 50 et 70 apprentis, selon nos besoins. Leur parcours débute majoritairement dans nos usines, puis ils gravissent progressivement les échelons. Le développement de ces talents est un élément fort de notre culture d'entreprise. Je doute que l'État soit le mieux placé pour assumer ou même nous aider dans cette mission.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez pas sollicité d'aide à la décarbonation pour 2023. Cependant, en novembre 2022, le Président de la République a annoncé un engagement avec les 50 entreprises les plus polluantes, dont vous faites partie, pour établir une trajectoire de décarbonation. Une enveloppe de 10 milliards d'euros a été promise pour accompagner des projets. Concernant votre entreprise, je n'ai trouvé aucune information. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ? Envisagez-vous de vous engager, notamment sur le site de Gravenchon ? Quel montant d'aides prévoyez-vous de solliciter ? Si vous n'avez rien demandé en 2023, pouvez-vous nous indiquer vos intentions pour 2024, 2025 et jusqu'en 2027 ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - En 2023, nous n'avons effectivement pas reçu de subvention. Cependant, depuis 2020, nous avons fait appel à des programmes tels que France 2030, France Relance et le Fonds chaleur pour 5 projets distincts, pour un montant total d'environ 1,6 million d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Les 850 000 euros liés à la fin de la torche sont-ils inclus dans ce total ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Oui. Le remboursement est engagé.

Nous participons au plan qui a été lancé en 2022 par le Président de la République. Avant ces annonces, j'avais travaillé avec les services de l'État pour définir les actions possibles en vue d'accélérer la décarbonation de l'industrie. Les concepts de hubs, tels qu'ils ont été définis, et la sélection des 56 sites me semblent tout à fait pertinents. Nous avons élaboré notre feuille de route de décarbonation et l'avons transmise aux services de l'État en juin 2023. Cependant, nous n'avons pas souhaité nous engager de manière formelle et définitive. Nous avons simplement rédigé une lettre pour exprimer notre soutien au programme.

La raison de cette réserve tient aux choix technologiques imposés par l'Europe. Prenons l'exemple de l'hydrogène vert. Le projet d'Air Liquide Total à Gravenchon, d'une capacité de 25 000 tonnes, représente un investissement de 400 millions d'euros. En comparaison, notre projet d'hydrogène bleu à Houston vise une production de 900 000 tonnes, soit l'équivalent de 36 projets comme celui de Gravenchon, pour un coût total avoisinant les 14 milliards d'euros. L'hydrogène vert est très coûteux. Les offtakers n'ont pas les moyens de se l'offrir. L'hydrogène vert est une technologie pour 2050, pas pour aujourd'hui.

M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous en train de nous dire que ce n'est pas parce que vous recevez des aides publiques qu'il faut vous imposer une technologie ? Vous préfèreriez que l'on vous fixe des objectifs, charge à vous ensuite de décider de la technologie qui vous permettra de les atteindre.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - C'est exactement cela. Prenez la technologie du captage et du stockage du CO2, qui a fait l'objet de longs débats. Certains y ont vu un moyen de perpétuer l'utilisation des énergies fossiles. Il ne faut pas opposer les deux. Si nos pays développés jouissent d'un certain confort, c'est parce que l'énergie fossile n'est pas chère et qu'elle est très dense en énergie. Le problème tient au traitement de ses émissions.

Le captage et le stockage de carbone (CCS) est reconnu comme l'une des technologies qui permet de répondre à cette problématique. C'est une technologie que nous maîtrisons chez ExxonMobil puisque nous stockons déjà 9 millions de tonnes de CO2 par an aux États-Unis. La France a décidé d'exclure le raffinage du CCS. Gravenchon est donc exclu de la stratégie nationale CCS. C'est dommage car notre industrie possède la capacité d'investir dans des projets à grande échelle et de les opérer en toute sécurité. Je déplore notre exclusion d'une technologie qui pourrait bénéficier à notre entreprise et à nos clients comme les cimenteries, la chimie ou les aciéries.

Ces exemples illustrent de quelle manière un choix technologique imposé peut, dans la situation actuelle, rendre les technologies soit inaccessibles d'un point de vue économique, soit extrêmement coûteuses en aides publiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends vos propos. J'ai aussi lu la tribune de l'ancien président d'ExxonMobil Europe sur le fardeau administratif qui freine les investissements en Europe et menace la transition énergétique. Vous dites qu'on vous demande une technologie d'après-demain sans vous proposer de prendre celle de demain et sans être certain de la rentabilité.

Vous venez de vous séparer du site de Fos. Il vous reste Gravenchon. Plus vous retarderez la transition de la raffinerie et plus grand sera le risque que vous deviez finalement fermer tout le site. Cette situation pourrait mettre au chômage les quelque 2 000 salariés restants. Cette perspective s'inscrit dans la stratégie mondiale de votre groupe, qui vise notamment à recentrer ses activités aux États-Unis.

Vous recevez des aides publiques, certes modiques, mais tout de même. Cette année, vous licencierez 677 personnes. Sans l'investissement d'après-demain, ni l'investissement de demain, le site de Gravenchon risque fort de fermer dans les dix prochaines années. Quel est l'avenir de vos activités en France à cet horizon si vous ne prenez pas le virage aujourd'hui ? Est-il judicieux que l'argent public soutienne une activité qui pourrait disparaître d'ici cinq à dix ans faute d'investissements ? Ne devrait-on pas conditionner ces aides aux investissements pour la transition et l'avenir du site ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Permettez-moi de distinguer les deux sociétés car elles opèrent dans deux secteurs très différents.

Le secteur de la chimie en Europe traverse une crise sans précédent, qui a conduit à la fermeture du vapocraqueur de Gravenchon. Cette situation marque probablement la fin d'un cycle : celui de la chimie des années 60. L'unité de Gravenchon était peu compétitive face aux nouveaux vapocraqueurs chinois et américains. De plus, elle avait été conçue pour traiter des charges lourdes. Aujourd'hui, les craqueurs les plus performants utilisent du gaz ou du naphta. Le traitement des charges lourdes consomme beaucoup d'énergie, d'où une facture énergétique et des émissions de CO2 élevées. Les performances financières d'EMCF sur les cinq dernières années montrent une perte d'un milliard d'euros, malgré des investissements de 150 millions d'euros. Nous avons tout tenté pour sauver ces activités, mais la crise de 2022 et l'accélération post-pandémie des investissements en Chine et aux États-Unis ont plongé le secteur de la chimie dans un bas de cycle structurel. Nous avons donc dû prendre la seule décision qui s'imposait. Cette décision a été extrêmement difficile à prendre.

Les salariés ne portent évidemment aucune responsabilité dans cette situation. Nous avons passé beaucoup de temps à tenter de leur expliquer notre décision, puis à les accompagner. 60 % des départs se feront dans le cadre de mesures d'âge. Pour les autres salariés, nous nous efforçons de les accompagner dans leur transition professionnelle. Nous avons bon espoir de pouvoir reclasser l'ensemble des salariés concernés en interne ou en externe. À ce jour, nous avons validé 565 départs volontaires sur 600 personnes concernées. EMCF prend ses responsabilités. Nous nous concentrons désormais sur la mise en sécurité des unités et la remise en état des terrains en étroite collaboration avec les autorités locales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En vous écoutant, vous qui êtes un chef d'entreprise expérimenté, je constate que quoi qu'on fasse, quelles que soient les mesures d'accompagnement que nous mettons en oeuvre, nous ne pouvons rien faire, dans la chimie ou la raffinerie, face à l'ogre chinois et à l'appareil américain. Sommes-nous condamnés à ne plus faire de chimie en France ? Le débat est politique et plus large que la seule fermeture de Gravenchon. Il soulève des questions fondamentales sur l'utilisation des fonds publics et l'avenir industriel de notre pays. Partagez-vous ce sentiment de fatalité, ou pensez-vous qu'il existe un chemin pour les dix prochaines années ?

M. Olivier Rietmann, président. - La question est très importante. La semaine dernière, nous avons auditionné STMicroelectronics. Lors de la crise du Covid, confronté à une pénurie de semi-conducteurs, l'État a décidé d'investir massivement dans cette entreprise. Or il apparaît aujourd'hui que STMicroelectronics ne vend pas ses produits en France, ni même en Europe. De fait, elle ne paie donc pas d'impôts en France et l'argent public investi ne s'accompagne d'aucun retour.

Ce cas illustre l'importance d'appliquer rigoureusement les principes que vous avez évoqués : pragmatisme, visibilité, ciblage et contrôles. Une analyse plus approfondie aurait peut-être permis d'éviter un investissement aussi conséquent dans un secteur dont les bénéfices pour l'économie nationale s'avèrent limités.

Face à ces constats, nous devons nous interroger sur la pertinence de certains investissements publics. Existe-t-il des domaines dans lesquels nous sommes irrémédiablement dépassés ? Vaut-il mieux consacrer l'argent public à certains domaines ?

Ainsi, même si nous disposons encore de très beaux complexes chimiques en France, la question de la viabilité à long terme de ce secteur se pose. Face à la concurrence chinoise et américaine, qui dispose de moyens financiers considérables, ne devrions-nous pas reconsidérer notre stratégie d'investissement public ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - De mon point de vue, il n'y a pas et il ne doit pas y avoir de fatalité. Si un chef d'entreprise n'est pas optimiste, il peut immédiatement arrêter. Nous y croyons.

Le partenariat public-privé est absolument fondamental dans le cadre de la réindustrialisation. Nous ne pourrons pas réindustrialiser le pays sans partenariat public-privé. Souvent, on oppose ces deux sphères. La France et les territoires ont tout à perdre dans cette opposition. Dans le contexte actuel, il est primordial que l'Europe, et particulièrement des pays comme la France, unissent leurs efforts. Nous ne réussirons pas seuls.

L'attractivité suppose un certain nombre de conditions : coût du travail, fiscalité... Lorsqu'un investisseur comme ExxonMobil a le choix entre plusieurs zones, il regarde celle dans laquelle il pourra dégager la meilleure rentabilité. L'investisseur a des actionnaires auxquels il doit rendre des comptes. Ces actionnaires lui ont confié un capital à faire fructifier. C'est le système économique dans lequel nous évoluons aujourd'hui. Soit nous l'acceptons, soit nous disparaissons.

La France a occupé la première place du podium des investissements en Europe pendant cinq années consécutives selon le baromètre Ernst and Young. Ce n'était plus arrivé depuis des années. Si nous l'avons fait, nous pouvons le refaire. C'est une question de volonté.

Concernant la technologie CCS, nous pourrions avoir une vision plus pragmatique. Nous sommes prêts à accepter des objectifs contraignants en matière de décarbonation, mais nous demandons la liberté de travailler avec les technologies que nous maîtrisons et que nous pouvons développer à grande échelle. Les aides d'État sont un mécanisme qui convaincra l'investisseur de venir en France plutôt que d'aller ailleurs.

Dans le raffinage, notre priorité est d'accompagner les employés qui quitteront l'entreprise. Parallèlement, nous devons offrir des perspectives à ceux qui restent, à Gravenchon comme à Nanterre. La décision difficile que nous avons prise vise à assurer la viabilité de la plate-forme de Gravenchon. Nous avons prévu des investissements pour moderniser cette raffinerie en quelques années ; 110 millions d'euros sont programmés en 2025. Notre objectif est de positionner Gravenchon parmi les trois meilleures raffineries en termes de coûts opérationnels, d'énergie et de marge.

Nous développons également notre réseau de stations-service à la marque, qui constitue un débouché naturel pour nos raffineries.

La demande diminue actuellement de 1 % par an en moyenne. En cas d'accélération de cette baisse, notre modèle d'affaires nous permettra de nous ajuster.

Gravenchon produit des produits de spécialité tels que les lubrifiants et le bitume qui sont essentiels à la vie quotidienne et à l'industrie. Ces produits sont extrêmement résilients à la transition énergétique car ils ne sont pas brûlés.

Les produits énergétiques constituent notre principal défi. Cela s'inscrit dans la stratégie que nous avons adoptée pour la raffinerie de Fos. Nous disposons d'une capacité importante en faisant du cotraitement. Cette technique consiste à remplacer le pétrole brut dans la raffinerie par des charges biosourcées telles que les huiles végétales, les huiles de cuisson ou les graisses animales. Elle nous permet de produire des biocarburants sans avoir à investir massivement dans de nouvelles unités.

Notre capacité à gérer la transition, dont l'ampleur et la cinétique restent incertaines, nous permet, avec le cotraitement, de répondre à la demande de nos clients tout en progressant vis-à-vis des mandats requis. Lorsque la demande sera suffisante, nous serons en mesure de déclencher des investissements pour transformer une partie de la raffinerie en bioraffinerie.

Cette stratégie est extrêmement optimiste et vigoureuse sur le long terme. Nos actionnaires y adhèrent, comme en témoigne l'évolution positive de notre action depuis 2021-2022. Le niveau actuel de notre action reflète la confiance des investisseurs, notamment les actionnaires minoritaires.

M. Olivier Rietmann, président. - La parole est aux membres de la commission.

M. Michel Masset. - Je vous remercie pour votre clarté et votre franchise. Les quatre principes fondamentaux que vous avez cités, à savoir pragmatisme, visibilité, ciblage et contrôle, sont très intéressants, mais il me semble qu'il manque un élément : la performance dans le temps présent. Comment concilier l'efficacité à court terme avec la nécessité d'assurer une visibilité à moyen et long terme, notamment pour sécuriser les aides ?

Vous avez également évoqué, peut-être avec une forme de regret, le soutien temporaire de l'État qui prendrait fin une fois les objectifs de décarbonation atteints. Pourriez-vous développer ce point ?

M. Daniel Fargeot. - Votre propos était très intéressant. Vous avez été précis et avez ciblé les tenants et les aboutissants au sein de votre entreprise. Nous abordons un virage sociétal, la fin d'un cycle. Gouverner, c'est prévoir. Gérer une entreprise, c'est aussi prévoir.

Vous avez su démontrer que les aides publiques ne sont pas efficaces pour corriger le manque de compétitivité. Selon vous, quelles mesures d'accompagnement seraient nécessaires, au-delà du partenariat public-privé que j'approuve ? Ne faudrait-il pas cibler davantage les aides publiques en fonction des besoins et des objectifs des entreprises ? Quel modèle économique serait le plus approprié : un modèle inspiré de l'approche chinoise ou un modèle capitaliste plus traditionnel ? Ces deux approches ne finissent-elles pas par converger ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Comme je l'ai dit, les sociétés que je dirige n'ont pas fait appel aux aides pendant la pandémie de Covid. Pour autant, ces aides sont cruciales pour les entreprises qui sont moins habituées que nous à gérer l'instabilité. Il ne faut pas opposer les aides à court terme, destinées à faire face à des chocs disruptifs et à sauver des entreprises, aux aides à plus long terme visant à stimuler l'innovation et la transition énergétique. Dans les idées que j'ai proposées, il ne faut pas oublier le besoin de réponse à l'urgence. Toutefois, je fais une différence entre la réponse à l'urgence en situation de pandémie et les défis technologiques. Dans le second cas, l'étude d'impact et le partenariat public-privé sont importants. L'approche doit être basée sur la science. Nous aurons parcouru une bonne partie du chemin lorsque nous aurons évité le dogmatisme écologique. Sur le long terme, il faut travailler ensemble et réaliser des études d'impact. La décarbonation irait beaucoup plus vite si la porte était ouverte à des technologies de type hydrogène bleu.

La directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CRSD) et la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D), bien qu'animées de bonnes intentions en matière de droits humains et de respect de l'environnement, soulèvent des problèmes méthodologiques. Leur mise en oeuvre, effectuée sans concertation, place les dirigeants d'entreprise dans une situation complexe. Qui peut penser qu'une entreprise, sur les sujets de responsabilité sociale et environnementale (RSE), peut être dirigée sur la base de 1 200 indicateurs ? Cette approche semble peu réaliste et potentiellement contre-productive.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous comptons au sein de la commission d'enquête l'un des deux rapporteurs que j'avais désignés à la délégation des entreprises pour rédiger un rapport sur la directive CSRD. J'imagine qu'elle partage vos propos.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Tout à fait. C'est ce qui était ressorti de notre rapport. L'objectif poursuivi est louable : nous ne pouvons qu'encourager nos entreprises à travailler en faveur de la transition énergétique et de la décarbonation. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. En revanche, la méthode est contestable. Ce que les entreprises investissent dans l'analyse de double matérialité, c'est autant qu'elles n'investissent pas dans leur transition. La mobilisation de personnels à temps plein pour produire le narratif sur la double matérialité empêche l'efficacité d'autres mesures. Il faut trouver le juste milieu. Nous avons besoin de pragmatisme et d'efficience.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous sommes complètement alignés sur le sujet.

Les aides d'État peuvent jouer un rôle d'accélérateur crucial. Actuellement, le prix du carbone n'est pas reflété dans le coût de nos produits de consommation. Chez ExxonMobil, nous travaillons à développer des méthodes pour intégrer le coût du carbone dans des produits tels que l'acier, l'aluminium, le ciment ou les plastiques. Tant que ce coût ne sera pas représenté, les produits fabriqués à partir de solutions bas carbone ne seront pas compétitifs. Une aide d'État peut stimuler l'émergence d'un marché. Une fois le marché établi et la concurrence instaurée, ces aides publiques doivent s'arrêter. Il s'agit d'une différence fondamentale avec le CIR...

M. Olivier Rietmann, président. - Puisque vous en parlez... Pourquoi considérez-vous que le CIR est une aide publique très intéressante et importante ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Cette aide répond efficacement aux principes que j'ai énoncés précédemment. Tout d'abord, elle est ciblée. Elle suppose de monter des dossiers détaillés, lesquels sont ensuite soumis à l'administration pour validation. Cette aide est contrôlée. Elle est efficace en termes de rentabilité par rapport à des projets d'innovation locaux. Contrairement à d'autres aides, le CIR n'est pas temporaire, ce qui est cohérent avec la nature continue de l'innovation. Bien que le processus pourrait être simplifié grâce à la digitalisation et aux moyens technologiques, les principes fondamentaux du CIR me semblent pertinents et efficaces.

Il faut vraiment commencer à travailler sur le partenariat public-privé pour avancer. Par exemple, l'élaboration des directives CSRD et CS3D s'est faite sans concertation avec les industriels et les entrepreneurs. La méthode et la mise en oeuvre envisagée risquent de définitivement tuer l'investissement en Europe.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour l'instant, il y a un moratoire.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Je reste très prudent sur le sujet. Nous appelons de nos voeux une simplification de la directive CSRD. Concernant la directive CS3D, deux études d'impact négatives n'ont pas été prises en compte. Il faut vraiment revenir sur le sujet. Il en va de la survie de certains de nos secteurs industriels.

L'innovation est essentielle. Un partenariat entre l'industrie et le secteur public, impliquant nos écoles, nos talents et nos universités, permettrait sans doute de développer les aspects scientifiques, qui sont trop souvent négligés dans le débat. Il est primordial de revenir aux fondamentaux scientifiques. Des aides publiques ciblées ou du mécénat dans la science et l'innovation pourraient être des voies à explorer face au défi du changement climatique.

D'après nos prévisions sur la consommation d'énergie à horizon 2050, les anciennes sources d'énergie (bois, charbon) ne disparaîtront pas. Les nouvelles sources s'y substitueront pour partie, mais il restera des zones dans le monde où l'on brûlera du bois ou du charbon pour se chauffer. L'émergence d'un nouveau système énergétique basé sur les procédés et les solutions technologiques bas carbone pourrait prendre 60 ans. Or nous n'avons pas ce délai. Des aides publiques bien ciblées, basées sur la neutralité technologique et la science, avec un contrôle approprié, pourraient accélérer la transition.

M. Daniel Fargeot. - Il est donc important de rationaliser les aides publiques en fonction de nos objectifs et de nos besoins.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - J'ai suivi avec intérêt les travaux de votre commission. Nous avons fonctionné avec ce système d'aides pendant des années sans vraiment nous interroger sur son efficacité. En tant qu'entreprise, nous évaluons constamment le rapport coût-bénéfice de nos actions. Je pense que nous devons appliquer la même rigueur aux aides d'État, qui plus est dans le contexte actuel de contraintes budgétaires. La transparence est primordiale, surtout qu'il n'y a plus d'argent dans les caisses.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le débat sur l'efficacité des aides publiques pour la transition énergétique et écologique est extrêmement enrichissant. Au-delà de notre rapport, j'espère que nous saurons le prolonger en impliquant les entreprises, les syndicats, les salariés, les parlementaires, les élus et les administrations. Effectivement, nous n'avons pas 60 ans devant nous. Le défi est global et commun.

La transparence est essentielle pour restaurer la confiance de la population envers l'action politique et publique. Les entreprises doivent être transparentes sur leur chiffre d'affaires, les dividendes et les aides publiques. La pratique consistant à licencier tout en touchant des aides publiques et en versant des dividendes est devenue inacceptable pour la majorité des citoyens.

Hier, nous avons auditionné le PDG de Vinci. Nous avons beaucoup parlé de partenariat public-privé. Le système des concessions autoroutières est assez décrié. Je suis favorable à l'accompagnement des entreprises, à condition de maintenir l'outil industriel, de développer l'emploi et de travailler pour la transition écologique.

Je vous invite à agir concrètement sur la voie de la décarbonation. Je suis favorable à ce que nous accompagnions fortement les entreprises qui vont dans cette direction. Quant à celles qui refusent de s'engager ou qui estiment qu'il n'y a pas de chemin, il faut arrêter le massacre assez vite.

Je suis favorable à un examen des partenariats public-privé, qui soulèvent la question du retour sur investissement pour le secteur public. Il est inacceptable que seul le partenaire privé bénéficie de la rentabilité lorsque des fonds publics sont investis. L'exemple des concessions autoroutières est particulièrement édifiant. Le modèle ne peut fonctionner à sens unique, avec une rentabilité systématiquement orientée vers le privé au détriment du bien public.

Il est essentiel de prendre en compte tous les aspects de notre système, y compris le modèle social. La France bénéficie d'atouts considérables : des salariés bien formés, bien soignés, des services publics efficaces. Nos cotisations sociales, loin d'être des charges, constituent un salaire différé et contribuent à notre compétitivité. Nous devrions en être fiers. Je m'oppose catégoriquement à un modèle de compétitivité basé sur des salaires extrêmement bas, comme on peut le voir en Chine. Si c'est cela la compétitivité, je m'y oppose fermement.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous sommes un certain nombre à penser que le partenariat public-privé devrait s'étendre jusqu'à l'éducation. Nous manquons cruellement de liens et de conventions entre le secteur public et privé dans ce domaine. Le fossé reste trop important entre le monde de l'industrie, celui de l'entreprise et celui de l'éducation.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Je suis évidemment favorable à la transparence, mais nous devons nous interroger sur sa finalité. Si l'objectif est simplement d'afficher des chiffres, nous risquons une fois de plus de stigmatiser le méchant entrepreneur qui touche des subsides de l'État. En revanche, si la transparence vise à démontrer comment une aide publique fléchée a généré de la richesse, que ce soit en termes d'impôts, d'investissements ou autres, permettant ainsi au citoyen de comprendre l'utilisation de son argent, je n'y vois aucune objection. La transparence est souhaitable, mais ses modalités doivent être définies et discutées pour garantir son utilité et son objectivité.

Par ailleurs, il faut expliquer à nos concitoyens que l'échec fait partie du processus. Parfois, nos efforts n'aboutissent pas. Dans l'industrie, il arrive que nous investissions dans une technologie ou un marché qui ne se concrétise pas. Cela fait partie intégrante de la vie d'un entrepreneur et d'une entreprise. Le succès n'est pas systématique. Il faut l'expliquer.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Un site qui n'est plus rentable dans un secteur en fin de vie ne peut pas être maintenu sous respirateur artificiel. Je comprends l'émotion que cela peut susciter. L'idée de notre commission d'enquête est de rationaliser les aides. Comment l'État pourrait-il aider une entreprise à redynamiser un site ou un territoire ? Comment aider une entreprise à trouver une énergie différente pour une réorientation stratégique qui lui permettra d'être efficace et d'améliorer sa rentabilité ? Y a-t-il une solution à cela ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - C'est une excellente question. Au vu de l'état dans lequel se trouvait notre usine, le recours aux aides d'État aurait été une très mauvaise idée. Il aurait été inopportun d'utiliser l'argent du contribuable pour soutenir une unité dont la rentabilité n'était plus assurée. Nous avons été confrontés à une série de chocs disruptifs : la crise du Covid, les investissements massifs des Chinois dans la chimie, la flambée des prix de l'énergie. Le modèle économique d'EMCF n'a pas résisté à ces bouleversements. Le maintenir artificiellement grâce à des subventions étatiques aurait été une très mauvaise idée. Nous avons pris une autre décision, que nous assumons financièrement.

La Normandie est une région à forte tradition industrielle. De nombreux acteurs, toutes tendances confondues, considèrent l'industrie comme un vecteur d'avenir pour les jeunes. Nous collaborons étroitement avec le préfet et ses services dans le cadre du programme de revitalisation. Nous travaillons également avec nos sous-traitants. Deux années s'écouleront entre l'annonce et la fermeture effective, ce qui laisse la possibilité à nos fournisseurs et contractants de se réorienter. Durant cette période, de nouveaux projets verront le jour. L'activité de l'établissement restera soutenue car la mise en sécurité, la déconstruction et la dépollution du site nécessitent une main-d'oeuvre importante. Conformément à la législation française, nous procéderons à la dépollution du site afin de le restituer à la communauté de communes.

L'industrie et l'entreprise jouent un rôle extrêmement important dans les territoires. Des améliorations sont certainement possibles. C'est par le dialogue et l'écoute mutuelle que nous pourrons progresser. Il est important de poursuivre les discussions sur les enjeux de compétitivité en France. Le fonctionnement du modèle social à la française fait partie de l'équation.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci à tous pour cette audition et ces échanges de très haute tenue et de grande qualité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 20.

Mercredi 9 avril 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de BlackRock France, Belgique et Luxembourg - M. Jean-François Cirelli, président

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-François Cirelli, président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien sûr vos fonctions dans le groupe BlackRock.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean François Cirelli prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

- établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

- déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

- réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Souvent présenté comme le plus important gestionnaire d'actifs au monde, le groupe BlackRock collecte de l'argent auprès d'investisseurs institutionnels pour l'investir sur les marchés financiers, notamment dans des actions et des obligations. À ce titre, selon une étude d'Euronext de 2023, BlackRock est l'un des principaux détenteurs d'actions au sein du CAC 40, avec 2,1 % des actions, devant l'État français qui n'en possède que 1,9 %. Vous avez en outre, M. Cirelli, une riche expérience professionnelle, puisque vous avez exercé les fonctions en 2002 de directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, puis en 2004 de PDG du groupe GDF et en 2008 de GDF Suez avant de rejoindre BlackRock en 2015. Vous avez également été conseiller économique auprès du président Jacques Chirac.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Les aides aux entreprises jouent-elles un rôle quand vous décidez d'investir ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 15 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Jean-François Cirelli, président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg. - Je vous remercie, Monsieur le Président, pour cette invitation qui témoigne de la reconnaissance par la Haute Assemblée du rôle de BlackRock dans l'économie française. Je vais brièvement vous présenter l'organisation de BlackRock en France, nos activités, nos modes d'investissement, puis répondre à la problématique qui intéresse directement votre commission.

Il est important de préciser que BlackRock n'est pas un fonds d'investissement ni un fonds de pension. Nous sommes un gestionnaire d'actifs, créé en 1988 par Larry Fink et Rob Kapito, qui dirigent toujours l'entreprise, assurant ainsi une continuité dans notre gouvernance.

Nous sommes présents en France depuis 2006 et fêterons l'année prochaine nos 20 ans de présence. Nos effectifs à Paris sont passés de 40 personnes en 2018 à plus de 220 aujourd'hui, notamment à la suite de l'acquisition d'eFront, une société française spécialisée dans les logiciels financiers.

La France est un acteur majeur de la gestion d'actifs en Europe, le second après le Royaume-Uni, avec plus de 700 acteurs. Nous y avons développé trois centres d'excellence : les actifs privés (immobilier et dette privée, qui est un axe important de développement du financement des entreprises et qui a dépassé aux États-Unis la dette bancaire), la durabilité, et la technologie, notamment avec eFront.

Nous gérons 56 milliards d'euros d'épargne des Français. Bien que ces chiffres soient conséquents, ils nous placent à la dixième position du secteur en France. Cependant, notre rôle d'importateur net de capitaux est crucial : nous avons investi 240 milliards d'euros en France, soit un apport net de 180 milliards d'euros de capitaux étrangers dans l'économie française.

Cette position d'importateur net de capitaux est essentielle pour nous, car elle démontre notre contribution au développement de l'économie française et à l'emploi à travers le financement des entreprises, tant en actions qu'en obligations.

L'attractivité de la France en matière d'investissement repose sur plusieurs facteurs clés. Contrairement à une vision simpliste où l'on pourrait arbitrairement décider de vendre toutes les actions françaises pour acheter de l'or ou du pétrole, la réalité est bien plus complexe. Notre activité s'inscrit dans un cadre précis défini par nos clients, qui sont des institutions financières. Ces dernières nous confient des mandats spécifiques, dictant les secteurs et les types d'actifs dans lesquels investir, qu'il s'agisse d'actions françaises, américaines, ou de dette.

Le succès français s'explique en premier lieu par l'abondance d'opportunités d'investissement, notamment grâce au CAC 40 et à un tissu de PME dynamiques positionnées sur des secteurs porteurs de l'économie mondiale. Certes, notre paysage de PME n'égale pas encore celui de l'Allemagne avec le Mittelstand ou celui de l'Italie, mais il offre des perspectives intéressantes.

Nos investissements se concentrent principalement sur les grands groupes cotés, pour des raisons de liquidité. Cette approche est cruciale dans notre métier, car nous devons être en mesure de répondre rapidement aux demandes de remboursement de nos clients, souvent dans un délai d'une à deux semaines. Cette contrainte nous oblige à privilégier des actions liquides, ce qui fait du CAC 40 un terrain d'investissement privilégié.

Il est important de souligner que les entreprises du CAC 40, parfois décriées, constituent un atout majeur pour notre pays. Elles sont généralement bien gérées, innovantes, ouvertes, dynamiques et souvent leaders mondiaux dans leurs secteurs respectifs. Cela rend l'investissement dans le CAC 40 particulièrement attrayant.

Concernant notre positionnement, il convient de clarifier certains points. Bien que nous soyons un investisseur important dans le CAC 40, notre participation se limite à environ 2,5 % en moyenne. En réalité, si l'on exclut les trois grandes sociétés françaises du CAC 40 contrôlées par des familles, notre participation monte à 4 ou 5 %. Cependant, nous n'avons pas vocation à augmenter significativement cette part, car cela pourrait engendrer des complications en termes de ratios d'emprise et de diversification.

Notre stratégie d'investissement s'étend au-delà du CAC 40. Nous investissons également dans le SBF 120 et, pour les entreprises de taille moyenne, nous privilégions le financement par la dette. À titre d'exemple, nous avons investi plus de 1,8 milliard d'euros dans la dette privée pour financer les PME françaises ces dernières années. Cette activité est en pleine expansion, gérée par une équipe dédiée de huit personnes à Paris.

Nos investissements en France couvrent également les infrastructures, avec un focus particulier sur les énergies renouvelables jusqu'en 2024. Dans ce domaine, nous détenons des participations majoritaires, notamment dans l'éolien terrestre. Par ailleurs, à la suite de l'acquisition de la société GIP l'année dernière, nous avons étendu notre présence dans des actifs stratégiques tels qu'une plateforme logistique au port du Havre et une participation de 40 % dans Suez, aux côtés de Meridiam et de la Caisse des Dépôts.

Notre objectif est de nous intégrer pleinement dans l'écosystème français, malgré nos origines américaines. Cette démarche est essentielle pour renforcer notre acceptation et notre légitimité sur le marché français.

Il est crucial de comprendre que nous ne sommes ni un fonds d'investissement ni un fonds de pension. Notre rôle est de gérer des actifs pour le compte de tiers. Les 11 600 milliards que nous gérons appartiennent à nos clients, qui définissent les orientations d'investissement. Ces dernières années, nos clients ont également commencé à intégrer des critères extra-financiers, tels que les enjeux environnementaux, la gouvernance et la transition écologique.

Notre modèle d'affaires est basé sur le B2B (commerce d'entreprise à entreprise). Nos clients sont principalement des institutions financières comme la Société Générale, BNP Paribas, Axa, Groupama, le Crédit Mutuel, etc. Nous ne distribuons pas nos produits directement aux particuliers, mais nous passons par des intermédiaires tels que les assureurs, les banques et, plus récemment, les plateformes en ligne.

Un de nos succès récents en France est notre partenariat avec BoursoBank, filiale de la Société Générale, pour laquelle nous avons développé un Plan d'Épargne Retraite (PER) particulièrement compétitif. Ce produit a déjà attiré 45 000 jeunes épargnants, contribuant ainsi à leur éducation financière et à la préparation de leur retraite.

Notre force réside dans notre capacité à offrir une gamme complète de classes d'actifs dans tous les pays, répondant ainsi aux besoins diversifiés de nos clients. Que ce soit pour des actions japonaises, américaines, européennes, françaises, de la dette ou des infrastructures, nous disposons d'une offre étendue et performante.

Dans le domaine de l'investissement, on distingue deux approches principales : la gestion active et la gestion passive. La gestion active implique une sélection minutieuse des investissements, où l'on choisit spécifiquement dans quels pays, secteurs ou entreprises investir. Cette méthode s'appuie sur des équipes de recherche et des gérants qui analysent en détail les opportunités d'investissement.

En revanche, la gestion passive, qui gagne en popularité, notamment auprès des jeunes investisseurs, consiste à investir dans des indices ou des Exchange Traded Funds (ETF). Cette approche permet d'investir dans un panier d'actifs représentatif d'un marché ou d'un secteur spécifique, comme le CAC 40 en France. Dans ce cas, l'investissement reflète proportionnellement la composition de l'indice choisi.

La gestion indicielle, bien qu'encore minoritaire, connaît une croissance significative. Elle représente environ 15 à 20 % des actifs gérés dans le monde, avec une progression plus lente en France. BlackRock occupe une position dominante dans ce segment, détenant entre 30 et 40 % du marché mondial des ETF et de la gestion indicielle.

Cette approche soulève cependant des questions. En effet, environ 90 % des actions détenues par BlackRock dans le cadre de la gestion indicielle sont « obligatoires », c'est-à-dire qu'elles doivent être conservées indépendamment de l'opinion de BlackRock sur la stratégie ou la direction de l'entreprise. Cela limite considérablement la marge de manoeuvre de BlackRock.

Face à cette contrainte, le principal levier d'action de BlackRock réside dans l'exercice de ses droits de vote lors des assemblées générales. Lorsque nous désapprouvons la stratégie d'une entreprise, nous exprimons notre mécontentement en votant contre la réélection des administrateurs. Cette pratique est fréquente : l'année dernière, nous avons voté contre des administrateurs entre 2 500 et 3 000 fois.

Dans le domaine des marchés privés, notamment en dette privée, nous disposons d'une plus grande flexibilité décisionnelle, bien que ces investissements représentent une part plus modeste de nos activités.

Du point de vue d'un gestionnaire d'actifs comme BlackRock, les aides publiques ne constituent généralement pas un facteur décisif dans nos décisions d'investissement. Cette perspective est probablement partagée par la majorité des gestionnaires d'actifs. Paradoxalement, une forte présence d'aides publiques peut être perçue comme un facteur de risque, car elle soulève des questions sur la pérennité et la viabilité à long terme des modèles économiques qui en dépendent.

Les aides publiques sont rarement un critère déterminant dans le choix d'investir dans une entreprise plutôt qu'une autre. Cependant, il existe des exceptions, notamment dans le secteur des énergies renouvelables. Dans ce domaine, nous examinons attentivement les systèmes d'aide, en les comparant entre différents pays comme la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne. Nous évaluons également la facilité de mise en oeuvre des projets, comme la construction de parcs éoliens, ainsi que la stabilité du cadre réglementaire.

La rétroactivité des décisions politiques, comme ce fut le cas en France pour les aides à l'éolien en mer, est particulièrement préoccupante pour les investisseurs. Elle introduit une incertitude significative et peut compromettre la confiance dans un marché ou un secteur.

En ce qui concerne la dette privée, la dépendance d'une entreprise aux aides publiques est considérée comme un facteur de risque important. Nous recherchons des modèles économiques résilients, capables de prospérer indépendamment des soutiens publics à long terme. Bien que les aides puissent être bénéfiques dans les phases initiales d'un projet ou d'une entreprise, une dépendance prolongée soulève des inquiétudes quant à la viabilité du modèle économique.

En conclusion, du point de vue d'un gestionnaire d'actifs, les aides publiques sont certes prises en compte dans l'analyse, mais elles ne constituent généralement pas un facteur décisif dans nos décisions d'investissement. Notre priorité reste l'évaluation de la solidité intrinsèque et de la pérennité des entreprises et des secteurs dans lesquels nous investissons.

La prévisibilité et la stabilité de la réglementation constituent des éléments cruciaux pour l'attractivité d'un pays. En tant que parlementaires, vous façonnez l'environnement juridique et réglementaire. Il est essentiel de s'interroger sur la stabilité et la prévisibilité de notre cadre réglementaire. Bien que la loi ne soit pas immuable, ses évolutions doivent être anticipées et comprises. Ce facteur revêt une importance capitale dans l'évaluation globale de l'attractivité d'un pays.

À cet égard, la France se positionne favorablement, notamment en Europe, comme en témoigne l'afflux d'investissements étrangers. Notre entreprise se réjouit de contribuer activement au développement économique français, qui a connu des avancées significatives ces dernières années. Sur les 56 milliards d'euros que les Français nous confient, une part prépondérante est destinée à des investissements en France. Les placements hors de la sphère européenne restent limités, généralement à environ 10 % des actifs, et concernent principalement les investisseurs fortunés. Cette tendance reflète une propension générale à privilégier les environnements familiers, où les enjeux sont mieux appréhendés.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour ces éléments de réponse. Permettez-moi d'aborder d'autres points. Compte tenu de votre expérience, notamment au sein de l'exécutif, quelle est votre appréciation des aides publiques aux entreprises en France ? Pourriez-vous identifier des dispositifs d'aide que vous jugez particulièrement efficaces, et à l'inverse, en citer au moins un dont vous estimez qu'il aurait pu être évité ? Par ailleurs, comment évaluez-vous les mécanismes de contrôle, de suivi et d'évaluation de ces aides en France ? Considérez-vous que notre pays est bien outillé en la matière ou existe-t-il une marge d'amélioration ?

M. Jean-François Cirelli. - Il existe effectivement une marge d'amélioration significative. Un aspect crucial, sur lequel je rejoins Monsieur Gay, concerne la transparence. Celle-ci est primordiale en matière d'aides publiques. Les entreprises sont tenues de rendre compte de nombreux aspects de leurs activités, de leur consommation d'eau à la parité dans leurs instances dirigeantes. Il serait donc logique et relativement aisé d'exiger une transparence similaire concernant les aides perçues.

Concernant les aides à l'emploi, qui constituent un pan majeur de la politique sociale française, je m'abstiendrai de commenter leur calibrage ou leur pertinence, sujet que vous maîtrisez mieux que moi. Néanmoins, compte tenu de la structure de notre système et du poids des cotisations, un mécanisme d'aide aux entreprises me semble indispensable, même si son optimisation reste un sujet de débat.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) représente un dispositif particulièrement important. Toutes les entreprises que j'ai pu observer soulignent son caractère crucial. Il favorise la recherche, l'innovation et le développement, éléments essentiels pour la croissance économique. Cependant, je déplore que ce dispositif soit systématiquement remis en question dès qu'il est question de réaliser des économies budgétaires. Bien que des ajustements puissent être envisagés, le CIR joue un rôle déterminant.

Il convient de replacer la philosophie de BlackRock dans ce contexte. Environ 60 % des 11 600 milliards de dollars que nous gérons proviennent de caisses de retraite. Notre responsabilité est donc immense, car nous gérons les projets de vie et les rêves de millions de personnes. Notre objectif n'est pas de promouvoir la capitalisation au détriment de la répartition - chaque pays doit faire ses propres choix en la matière. Notre mission est de générer une croissance durable et à long terme pour satisfaire nos clients. Cette approche axée sur le long terme et la croissance économique globale guide nos investissements. Nous ne cherchons pas à réaliser des profits rapides, mais à contribuer au développement économique qui bénéficiera à l'ensemble des parties prenantes. C'est pourquoi nous accordons une grande importance à l'innovation et au développement, et par extension, à des dispositifs comme le CIR.

Concernant les autres types d'aides, il est difficile de porter un jugement global. Certaines peuvent être moins pertinentes, mais elles s'inscrivent souvent dans un contexte politique plus large. Comparée aux autres pays, la France n'apparaît pas comme un pays particulièrement généreux en matière d'aides aux entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Compte tenu de votre expérience internationale, comment situez-vous le dispositif d'aides publiques français par rapport à ceux d'autres pays, notamment les États-Unis et d'autres nations européennes ?

M. Jean-François Cirelli. - Je constate deux aspects importants concernant l'organisation des pays en matière d'exportation. Premièrement, certains pays sont mieux structurés que la France dans ce domaine. Les Italiens, par exemple, surpassent souvent les Français en la matière. Deuxièmement, l'importance des garanties publiques est cruciale, parfois préférées aux aides directes. Le rôle d'organismes tels que la COFACE est primordial à cet égard. Pour illustrer ce point, je me réfère à mon expérience passée dans la construction de centrales énergétiques au Moyen-Orient. Je ne pouvais collaborer qu'avec les Japonais, car eux seuls offraient des garanties publiques pour investir dans cette région. Les Français et les Européens n'ont jamais réussi à mettre en place un système similaire, malgré nos demandes répétées. Il est important de noter que tous les pays soutiennent considérablement leurs entreprises, bien que certaines méthodes puissent paraître surprenantes. Concernant la crise énergétique de 2022, je m'interroge sur la pertinence d'une aide généralisée face à la hausse des prix de l'électricité, notamment pour les particuliers. Une approche plus ciblée aurait peut-être été plus judicieuse.

M. Olivier Rietmann, président. - Des aides spécifiques ont été accordées aux entreprises fortement consommatrices d'énergie.

M. Jean-François Cirelli. - Au-delà des aides de l'État, la question du prix de l'énergie est cruciale pour la réindustrialisation de notre pays. Nous n'avions pas anticipé le renversement de situation survenu en 2022. Auparavant, l'Europe bénéficiait d'un avantage compétitif en termes de coût de l'énergie par rapport à la Chine et aux États-Unis. Aujourd'hui, la situation s'est inversée. Cette nouvelle donne ne peut être viable à long terme pour nos industries. C'est d'ailleurs la préoccupation majeure exprimée actuellement par les entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Le coût de l'énergie en France est effectivement la principale préoccupation des entreprises, juste avant le montant des cotisations sociales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre introduction. Notre démarche d'audition s'inscrit dans une logique précise. Nous avons d'abord consulté des chercheurs, des économistes, l'administration et les syndicats de salariés. Nous avons prévu d'auditionner entre 20 et 30 entreprises, en sélectionnant systématiquement deux acteurs par secteur pour garantir une représentation équilibrée.

Votre présence ici, en tant que représentant de BlackRock, revêt une importance particulière. Elle nous offre l'opportunité de dialoguer directement avec un acteur majeur de la finance mondiale, gérant des actifs considérables. Votre regard sur les questions des aides publiques, de la transparence, du conditionnement et de la critérisation est particulièrement intéressant.

Je note que vous nuancez l'étendue de votre influence, tout en reconnaissant votre implication dans les débats politiques, notamment sur des sujets cruciaux comme les retraites. Ce débat, qui oppose les partisans de la capitalisation à ceux de la répartition, reste d'une actualité brûlante.

Concernant la transparence des aides publiques, nous sommes confrontés à une complexité administrative considérable. L'administration centrale évoque des obstacles liés au secret des affaires et au secret fiscal. Il n'existe pas de définition consensuelle d'une aide publique, ni de données agrégées fiables. Avec environ 2 200 dispositifs gérés par 200 acteurs différents, de l'échelon régional à l'échelon européen, le système est particulièrement opaque. Le montant global estimé à 250 milliards d'euros souligne l'ampleur de l'enjeu.

Dans ce contexte, j'aimerais vous poser quelques questions spécifiques à BlackRock. Votre entreprise bénéficie-t-elle d'aides publiques en France ? Si oui, sous quelle forme (exonérations de cotisations sociales, par exemple) ? Pratiquez-vous le mécénat ? Pouvez-vous nous donner des détails sur ces éventuels dispositifs et leurs montants ?

M. Jean-François Cirelli. - BlackRock bénéficie effectivement de certaines aides publiques en France. Nous percevons notamment du crédit d'impôt recherche. Pour l'année 2023, ce montant s'élevait à 210 000 euros, principalement attribué à eFront qui développe une importante propriété intellectuelle.

Concernant les exonérations de cotisations sociales, leur montant est probablement négligeable, voire inexistant, étant donné le niveau de rémunération élevé de nos employés. La plupart de nos salaires dépassent largement le seuil de 1,6 SMIC, ce qui nous exclut de facto de nombreux dispositifs d'exonération.

En matière de mécénat, nous avons mené plusieurs actions, notamment pendant la période Covid, en soutenant financièrement les hôpitaux et le Secours Populaire. Nos initiatives de mécénat se concentrent principalement sur deux axes : l'accompagnement des jeunes, notamment des jeunes femmes et l'éducation financière. Nous menons des programmes de mentorat, particulièrement en Seine-Saint-Denis, où nos employés conseillent les jeunes sur la préparation aux entretiens d'embauche, incluant des aspects pratiques comme la présentation et le comportement professionnel.

Cette approche est particulièrement appréciée par nos jeunes collaborateurs, qui s'impliquent activement dans ces initiatives. Nous mettons également l'accent sur l'éducation financière, visant à améliorer la compréhension des concepts financiers au sein de la population.

Concernant le montant global de notre mécénat, il se chiffre à quelques centaines de milliers d'euros par an.

Enfin, notre fondation internationale coordonne des programmes similaires dans différents pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais aborder un point qui m'a particulièrement interpellé dans votre introduction. Vous avez évoqué l'attractivité de la France, ce qui va à l'encontre du discours habituel sur notre manque de compétitivité, le coût du travail notamment en comparaison avec nos voisins européens. Vous avez souligné que vos clients accordaient une importance primordiale à la prévisibilité et à la stabilité. Ils cherchent à s'assurer que la réglementation restera stable sur une période de cinq à dix ans, leur permettant d'anticiper un rendement annuel, hors événements exceptionnels.

Pourriez-vous approfondir cette notion d'attractivité française ? C'est un point qui m'intéresse car il contraste avec le discours ambiant. Les investissements en France s'élèvent à environ 245 milliards d'euros par an, ce qui témoigne effectivement de notre attractivité, y compris pour des gestionnaires d'actifs comme vous.

M. Jean-François Cirelli. - L'attractivité de la France repose sur la qualité de nos entreprises. Il faut cependant noter que ces entreprises ne réalisent pas l'intégralité de leur chiffre d'affaires en France. Pour atteindre ce niveau de compétitivité, elles ont dû s'internationaliser, et elles y sont parvenues avec succès. Néanmoins, il est crucial de s'interroger sur l'avenir du site industriel français et sur les moyens de le développer.

Notre compétitivité et notre attractivité ont été renforcées par une longue période de stabilité. Depuis 2017, nous avons normalisé notre situation fiscale et réglementaire sur de nombreux aspects, ce qui a été très bien perçu par les investisseurs. L'événement « Choose France » est un véritable succès, attirant des acteurs du monde entier. Nos atouts sont nombreux : infrastructures de qualité, attractivité de Paris en tant que capitale mondiale. Comparée à des villes comme Francfort ou Düsseldorf, Paris exerce un attrait indéniable pour les cadres internationaux.

M. Olivier Rietmann, président. - Il convient toutefois de rappeler que Paris ne représente pas l'ensemble de la France...

M. Jean-François Cirelli. - Notre dimension internationale s'appuie notamment sur la finance française. Nos banques, telles que BNP Paribas et Crédit Agricole, figurent parmi les premières d'Europe.

Cependant, les investisseurs soulèvent certaines interrogations. La gestion de l'immigration en France suscite des questionnements, bien que cela ne soit pas un facteur déterminant dans leurs décisions d'investissement. La réforme des retraites est également un sujet qui n'est pas toujours bien compris à l'étranger, non pas tant sur le débat capitalisation versus répartition, mais plutôt sur notre capacité à mener à bien des réformes structurelles.

Il faut reconnaître que les gouvernements précédents ont réussi à faire passer des réformes significatives en matière de droit du travail, même si leur portée réelle a parfois été surestimée à l'étranger. La barémisation des indemnités de licenciement, par exemple, est un élément particulièrement scruté par le secteur financier.

Chez BlackRock, nous avons une approche différente de celle de certaines grandes banques américaines en matière de gestion de l'emploi. Nous privilégions la stabilité plutôt que les cycles d'embauches et de licenciements massifs. Néanmoins, les investisseurs recherchent avant tout de la prévisibilité et de la clarté dans les règles, tout en étant conscients des spécificités de chaque pays.

Depuis un an, la situation est devenue plus complexe, et les investisseurs sont plus attentifs aux détails du fonctionnement de notre système.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos propos sont très instructifs pour moi qui suis novice dans le monde de la finance internationale. Il est intéressant de constater que les investisseurs se préoccupent de questions politiques. Concernant l'immigration, votre remarque m'interpelle, car le patronat français s'inquiète justement du manque de main-d'oeuvre dans certains secteurs. Les grands chantiers du Grand Paris Express et des jeux Olympiques et Paralympiques, par exemple, ont largement fait appel à de la main-d'oeuvre étrangère, y compris des travailleurs sans papiers. J'estime personnellement qu'une régularisation serait appropriée, étant donné leur contribution à ces projets majeurs.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous nous écartons quelque peu du sujet principal.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En effet, mais ces questions de retraite et de licenciements sont des facteurs qui influencent les décisions des investisseurs et l'attractivité du pays, peut-être même davantage que les aides publiques.

M. Jean-François Cirelli. - Comprendre le fonctionnement global du système est effectivement plus important que les aides publiques spécifiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite aborder une question d'actualité qui, bien que ne vous concernant pas directement, soulève des enjeux importants. Le groupe communiste a demandé la création de cette commission dans un contexte social préoccupant. Actuellement, nous faisons face à environ 300 plans de sauvegarde de l'emploi, menaçant ou supprimant près de 300 000 emplois. Une problématique majeure concerne les entreprises bénéficiant d'aides publiques - je ne fais pas spécifiquement référence à BlackRock, mais plutôt aux entreprises du CAC 40 dans lesquelles vous investissez - qui versent des dividendes parfois conséquents tout en procédant à des licenciements. Comprenez-vous que cette situation puisse susciter de l'émotion, voire de la colère chez les salariés, certains élus et la population en général ?

Prenons l'exemple des deux sites Michelin qui ferment à Vannes. On estime généralement qu'un emploi créé par une grande entreprise génère trois à quatre emplois induits selon les secteurs. Cependant, l'inverse est également vrai : la destruction d'un emploi impacte trois à quatre autres. Ainsi, lorsqu'une usine de 1 000 salariés ferme, ce sont environ 5 000 emplois qui sont affectés, avec des conséquences considérables pour le bassin d'emploi et le territoire concerné. En tant qu'élus de différents territoires et de diverses sensibilités politiques, nous sommes tous confrontés à ces répercussions qui pèsent lourdement sur nos collectivités. Partagez-vous cette analyse ?

Par ailleurs, existe-t-il un débat parmi les investisseurs concernant le niveau de rémunération des dirigeants et de dividendes ? Nous avons recueilli des positions variées de la part de différents PDG. Certains assument de ne pas demander d'aide tout en versant des dividendes, d'autres ont choisi de bénéficier d'aides en renonçant aux dividendes pour 2020-2021, tandis que d'autres encore ont opté pour une modération. Ce débat semble bien présent. Est-ce une discussion que vous avez entre investisseurs ? Quelle est votre position personnelle en tant que Président de BlackRock sur cette question ?

M. Jean-François Cirelli. - Je ne vais pas m'attarder sur l'aspect émotionnel ici. En tant qu'élus, vous êtes naturellement mobilisés lorsqu'une fermeture menace votre circonscription, cherchant à aider et à éviter le pire. La colère des salariés est tout à fait compréhensible, et je conçois la complexité de la situation pour vous, élus locaux.

La question fondamentale est de comprendre les raisons de ces fermetures, qu'il y ait ou non des aides publiques en jeu. Comment maintenir l'attractivité du territoire français pour éviter ces décisions ? De nombreux facteurs entrent en ligne de compte. Par exemple, en tant qu'administrateur d'une société où le coût de l'énergie est crucial, je suis confronté à des comparaisons internationales défavorables. Quand le dirigeant m'informe que la production de verre coûte six fois moins cher aux États-Unis, cela soulève des interrogations sur sa pérennité.

Le débat politique tend à se focaliser sur l'incompatibilité apparente entre licenciements et versement de dividendes. Cependant, cette approche me semble réductrice. La rémunération des actionnaires est nécessaire. Certes, la question devient plus pertinente lorsque des aides publiques sont en jeu. Vous avez raison de souligner que les entreprises ayant bénéficié de ces aides devraient être soumises à un examen plus approfondi de leurs pratiques.

Je n'ai pas de réponse universelle à cette problématique, car chaque situation est unique. Mon rôle ici n'est pas de prendre une posture politique, mais de souligner la complexité de ces enjeux. Idéalement, moins il y a d'aides, mieux c'est pour tous. Des entreprises viables sans soutien public représentent la situation optimale. Néanmoins, la définition même d'une aide peut varier. Par exemple, les dispositifs permettant aux industriels de bénéficier de tarifs électriques préférentiels via EDF et Exeltium peuvent-ils être considérés comme des aides ? Dans le contexte actuel, de telles mesures me semblent justifiées.

Il est vrai que dans le maquis des dispositifs existants, des améliorations sont certainement possibles. Comme on le dit souvent en matière fiscale, le problème n'est pas tant la niche que le chien qui l'occupe. Il y aura toujours des défenseurs du statu quo, rendant les réformes difficiles.

Je comprends la légitimité de la colère, notamment celle des salariés confrontés à ces situations. Cependant, il faut aussi considérer les enjeux plus larges. J'ai eu récemment une discussion avec un leader syndical d'une grande organisation française au sujet des dernières centrales à charbon en France, qui n'ont toujours pas été fermées. Il m'a fait part de la difficulté de tenir un discours écologique face aux 600 employés de la centrale de Cordemais, près de Nantes, en pensant aux familles qui en dépendent. Je lui ai répondu : « Bienvenue dans la réalité ». Ces situations sont effectivement complexes et délicates à gérer.

C'est précisément le rôle des politiques de nous élever au-dessus de ces considérations locales, parfois incompréhensibles à court terme, pour résoudre des problèmes qui nécessitent une vision plus large. La France ne compte que trois centrales à charbon. Comparée à la Pologne, où 85 % de l'énergie provient du charbon, notre situation devrait être plus facile à résoudre. Pourtant, le problème persiste.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connais bien l'exemple que vous citez. Je me suis rendu à plusieurs reprises sur place et nous avons mené un combat aux côtés d'autres élus du territoire et du syndicat CGT, qui a élaboré un projet de reconversion et de conversion en biomasse. Malheureusement, après dix ans de tergiversations, l'État et EDF viennent d'abandonner ce projet. Cependant, le Sénat et l'Assemblée nationale ont introduit, à l'initiative de notre collègue Karine Daniel, sénatrice socialiste, une disposition visant à contraindre l'État et EDF à mener à bien un projet de conversion. J'espère sincèrement que cela aboutira.

Pour conclure sur ce point, je perçois une certaine gêne dans votre réponse, ce qui est compréhensible étant donné la complexité du sujet. Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est de savoir si un débat existe parmi les investisseurs concernant la modération des dividendes lorsqu'une entreprise procède à des licenciements massifs, surtout si elle a bénéficié d'aides publiques. Y a-t-il des discussions sur la possibilité de modérer, voire de suspendre les dividendes pendant une année dans de telles circonstances ? Ou ces considérations sont-elles absentes de vos débats ? Ces questions suscitent-elles des échanges animés parmi les actionnaires, les investisseurs ou les gestionnaires de fonds ?

M. Jean-François Cirelli. - Concernant la politique de dividendes, notre position est claire. Nous nous en remettons aux décisions du conseil d'administration, estimant que celui-ci est le mieux placé pour évaluer le niveau approprié de dividendes pour l'entreprise. Ce débat crucial doit se tenir au sein du Conseil d'administration, lieu légitime de cette prise de décision. Par conséquent, BlackRock ne se prononce jamais sur le caractère suffisant ou excessif des dividendes proposés. Nous votons systématiquement en faveur de la proposition de dividende lors de l'assemblée générale, qu'il y en ait ou non, et quel qu'en soit le montant.

Notre intervention sur les questions sociétales se concentre principalement sur la rémunération des dirigeants. Dans ce domaine, nous prenons position de manière active, jugeant si la rémunération est proportionnée aux résultats obtenus. Nous n'hésitons pas à exprimer notre désaccord lorsque nous estimons que certains critères n'ont pas été suffisamment pris en compte dans l'évaluation de la rémunération.

Il est important de souligner que l'absence de dividende n'implique pas nécessairement une baisse de la valeur boursière. Amazon en est un exemple frappant : malgré des années sans distribution de dividendes, sa capitalisation a atteint les mille milliards de dollars. À l'inverse, certaines industries verraient leur cours s'effondrer en l'absence de dividendes. Cet équilibre délicat varie selon chaque entreprise et sa relation avec les investisseurs.

Le retour sur investissement doit être évalué de manière globale. Certaines sociétés ne versent pas de dividendes mais offrent des perspectives de croissance telles que l'investisseur anticipe une forte augmentation de la valeur de l'action à moyen terme. Dans ce cas, l'absence de dividende est compensée par la conviction que les fonds sont investis judicieusement dans le développement et les dépenses d'investissement, promettant une valorisation future. D'autres entreprises, en revanche, doivent verser des dividendes pour maintenir leur attractivité et leur capitalisation.

Le taux de distribution des dividendes varie considérablement d'une entreprise à l'autre, allant de 20 % à 70 % du résultat. Cette variation s'explique par les spécificités sectorielles et les stratégies propres à chaque entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Concernant la transparence dans la gestion des entreprises du secteur énergétique, je souhaite aborder un cas concret impliquant BlackRock. En 2015, votre PDG a annoncé son intention d'investir dans le solaire, soulignant l'importance de la prévisibilité et de la stabilité. En France, BlackRock a effectivement investi dans ce secteur via le fonds GRP III, qui détient Renner Énergies.

La structure de Renner Énergies comprend deux filiales : Renner Énergies Opérations, sans salarié, et Renner Énergie France, comptant moins de 50 salariés. Cependant, ce qui interpelle, c'est la galaxie de plus de 50 sociétés qui gravitent autour de Renner Énergies France. Cette dernière chapeaute et concourt pour obtenir des projets solaires ou éoliens, mais chaque projet est porté par une SAS distincte, sans salarié.

Cette structure soulève des questions de transparence. Ces nombreuses SAS concourent pour des aides publiques dans le domaine du solaire, un sujet qui a fait l'objet de débats au Sénat concernant la participation d'acteurs privés et les mécanismes de prix. Le choix du statut de SAS permet de ne pas déposer les comptes des entreprises, créant ainsi une certaine opacité, bien que ce soit légal.

Ne serait-il pas préférable, dans un souci de transparence, de gérer l'ensemble de ces activités au sein d'une même société ? Cela permettrait de présenter clairement le chiffre d'affaires global, les résultats et le montant des aides publiques reçues. Une telle approche mettrait en adéquation vos déclarations sur la transparence avec la réalité de la gestion de cet actif.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette structure reflète effectivement ce que nous observons sur nos territoires concernant les différents investissements dans des parcs sur des zones géographiques distinctes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit en effet de sociétés de projets.

M. Jean-François Cirelli. - Nous ne pouvons pas être plus transparents. Vous disposez même des résultats de l'ensemble du groupe, qui englobe toutes ces entités. Certes, nous ne présentons pas les résultats par champ éolien individuellement, mais vous avez accès au résultat net global de la société.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le résultat présenté est celui de la société Renner Énergies, qui participe aux appels d'offres, mais il n'inclut pas les résultats des plus de 50 SAS. Il me semble peu probable que BlackRock gère un actif comprenant plus de 50 SAS avec un résultat global négatif.

M. Jean-François Cirelli. - Les dépenses d'investissement (CAPEX) sont particulièrement élevées durant cette phase de développement. Nous sommes dans une période où les investissements sont importants et les revenus encore limités.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le mécanisme de prix peut être considéré comme une aide publique. En termes de transparence, je pense que vous devez mettre vos actes en adéquation avec vos paroles.

M. Jean-François Cirelli. - Nous ne pouvons pas être plus transparents. Renner Énergies regroupe effectivement de nombreuses sociétés de projet. En période d'investissement, les revenus ne couvrent pas nos coûts. Si l'EBITDA (excédent brut d'exploitation) est positif, le résultat net ne l'est pas. Enfin, il faut distinguer les différents mécanismes d'aide : contrat pour différence, plafond, etc. Par exemple, pour l'appel d'offres dans la Creuse, le prix garanti est de 60 euros/MWh.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a depuis un mois une nouvelle réglementation sur les profits mais cette pratique a été très dispendieuse pendant de nombreuses années.

M. Jean-François Cirelli. - Il y avait cette idée que le renouvelable n'était pas compétitif et qu'il devait être soutenu. En France, nous avons adopté un système d'amorçage pour le renouvelable. À une époque, le solaire était acheté 638 euros/MWh, mais ce tarif a été révisé. Actuellement, le coût est autour de 60 ou 50 euros/mWh, montrant ainsi des progrès significatifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma question portait sur la transparence.

M. Olivier Rietmann, président. - Le développement des énergies renouvelables en France a été fragmenté, chaque communauté de communes développant ses propres projets. Cela a conduit à une répartition inégale des fonds publics. Une gestion nationale par l'État via les régions aurait permis une approche plus cohérente et moins dispersée. Aujourd'hui, chaque projet est souvent géré par une société distincte, même pour quelques éoliennes.

M. Daniel Fargeot. - Vous avez indiqué que vous ne faites jamais appel aux aides publiques, mais les sociétés de projet ont sollicité des aides. Les entreprises sont actuellement déficitaires à cause des investissements programmés sur dix ou douze ans. Les bénéfices viendront plus tard.

Avez-vous une holding où tous les résultats sont centralisés ? Par ailleurs, les déficits sont reportables. Par conséquent, il semble que vous bénéficiez indirectement d'aides publiques.

Vous avez mené l'ouverture à la concurrence de Gaz de France au début des années 2000. Dans quelle mesure les aides publiques sont-elles un enjeu ? Est-ce un atout ou une complexité française par rapport à nos voisins européens ?

M. Michel Masset. - Je souhaiterais savoir si, sur chaque site d'exploitation, vous êtes propriétaire ou si vous avez établi un partenariat public-privé avec les collectivités. Est-ce que votre politique consiste à être soit en société d'exploitation, soit directement propriétaire ?

Quand une entreprise reçoit régulièrement des aides d'État et survit grâce à ces aides, à partir de quel pourcentage estimez-vous qu'il y a un risque ?

Vous avez également indiqué que les aides publiques sont parfois mieux organisées dans certains pays. Pourriez-vous nous fournir un exemple ?

M. Jean-François Cirelli. - Sur la structure juridique, je tiens à préciser que nous n'avons pas créé cette société de toutes pièces. Nous avons acquis notre principale entité de développement des énergies renouvelables en France, une société préexistante que nous n'avons pas développée nous-mêmes. Cette société, qui portait initialement un autre nom, a été intégrée à un fonds européen d'énergies renouvelables d'une valeur totale d'environ 4,5 milliards d'euros. Nous proposons ensuite ce fonds aux banques et aux assureurs pour leurs clients intéressés par les énergies renouvelables. Il n'y a pas de structure holding supplémentaire au-dessus. La société est directement intégrée au fonds et doit lui rendre des comptes sur l'utilisation de ses capitaux et ses performances.

Quant aux aides publiques, la situation varie considérablement selon les pays. Nous évaluons systématiquement la pertinence et la pérennité des dispositifs de soutien mis en place. Si un schéma d'aide nous semble insuffisant ou, à l'inverse, excessivement généreux, nous nous abstenons d'investir dans le pays concerné. En effet, une aide trop généreuse présente le risque d'être réduite rétroactivement, comme cela s'est produit en Espagne et dans d'autres pays. Cette rétroactivité est particulièrement préjudiciable pour les investisseurs. Il est crucial que les systèmes d'aide soient calibrés de manière à inciter l'investissement, sans excès. Par exemple, lorsque nous avons remporté des projets éoliens offshore à 240 euros/MWh, j'ai immédiatement anticipé que ce tarif ne serait pas durable. Effectivement, quelques années plus tard, les prix ont chuté à 80 euros, rendant la situation intenable. Un calibrage précis des aides est donc essentiel pour éviter les ajustements rétroactifs qui mécontentent toutes les parties prenantes.

Je me permets de souligner qu'il y a eu des périodes, notamment dans le solaire, où la rentabilité était excessive. Par exemple, la construction d'entrepôts agricoles équipés de panneaux solaires générait des profits disproportionnés pour tous les acteurs impliqués. De telles situations ne sont pas souhaitables à long terme.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nos questions n'ont pas pour objectif de vous mettre en difficulté. Nous ne vous demandons pas le niveau d'aide reçu par l'ensemble de vos actifs mais dans ceux que vous détenez à 100 %. Vous avez décidé d'investir dans le secteur des énergies renouvelables en raison de sa stabilité, de sa prévisibilité et des dispositifs de soutien existants. Renner Énergies et ses 50 SAS touchent des subventions.

M. Jean-François Cirelli. - Elles ne perçoivent pas de subventions directes à proprement parler, mais bénéficient d'un prix différencié.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elles bénéficient d'un accompagnement de l'État.

M. Daniel Fargeot. - Ces dispositifs constituent indirectement des aides.

M. Jean-François Cirelli. - Il est crucial de comprendre que dans le secteur de l'énergie, pour les investisseurs qui ne sont pas des énergéticiens traditionnels comme Total, EDF ou Engie, la garantie du prix est primordiale. L'énergie étant un marché fluctuant, le renouvelable a bénéficié d'une exception avec des prix garantis. Cette garantie était essentielle car les investisseurs non spécialisés ne disposent pas des capacités de trading nécessaires pour gérer efficacement les risques liés aux variations de prix.

Pendant longtemps, le prix garanti était fixé à 90 euros pour une durée de 15 ans. À l'issue de cette période, les producteurs se retrouvent exposés aux prix du marché. Cette transition vers le marché libre représente un défi majeur pour le secteur des énergies renouvelables, nécessitant de nouvelles compétences en gestion des risques et en trading.

Si l'on décidait d'aligner immédiatement le renouvelable sur les prix du marché, cela réduirait considérablement le nombre d'investisseurs prêts à prendre ces risques. Il vous appartient de déterminer si une telle évolution serait souhaitable pour le secteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends que Renner Énergies, dont vous êtes propriétaire, a bénéficié d'aides publiques, comme tous les acteurs du secteur. Vos explications me confortent dans l'idée qu'un service public de l'énergie serait préférable. Vous avez vous-même souligné la différence entre les spécialistes comme EDF et Total, et les autres acteurs. Cependant, il s'agit là d'un autre débat. Je précise que ces remarques n'engagent que moi.

M. Jean-François Cirelli. - Concernant le niveau d'aide dissuasif, j'estime qu'au-delà de 15 %, cela devient très complexe à justifier. Par ailleurs, la situation géopolitique actuelle, bien que perturbée, offre une réelle opportunité pour l'Europe. Nous devrions connaître une inflation plus modérée qu'outre-Atlantique et potentiellement une croissance supérieure à court terme, contrairement aux prévisions initiales. Cependant, un défi majeur se profile : si la Chine ne peut plus exporter vers les États-Unis, elle cherchera à rediriger ses exportations vers l'Europe. La gestion des relations sino-européennes risque de se complexifier, constituant un enjeu majeur. Néanmoins, l'Europe dispose d'une réelle opportunité que j'espère voir saisie par les pays membres.

Par ailleurs, BlackRock est fermement engagé en faveur du développement d'un marché européen des capitaux, essentiel à la croissance. La Commission européenne a judicieusement rebaptisé l'initiative « Union de l'épargne et de l'investissement », mais des actions concrètes doivent suivre. L'un des atouts majeurs pour le développement européen réside dans la mobilisation de l'épargne au service de l'économie, un domaine où nous sommes actuellement déficients, tant par manque d'organisation que de confiance. Aujourd'hui, 40 % de l'épargne des Européens est en cash. Il est donc impératif de restaurer la confiance pour encourager l'investissement, véritable moteur de la croissance économique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérant l'actualité récente, comment les investisseurs réagissent-ils aux déclarations de Donald Trump concernant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ? Ces propos, préconisant aux entreprises de ne plus respecter les normes environnementales et les critères de parité, sont particulièrement virulents. Quelle est la réaction de vos investisseurs ? Ces déclarations soulèvent-elles des interrogations sur l'investissement en France ou aux États-Unis dans des entreprises françaises ou européennes ? Quel est l'état actuel du débat ?

M. Jean-François Cirelli. - Cette problématique n'est pas nouvelle et remonte à l'administration Biden. Notre position demeure inchangée et claire : nos clients européens, qui constituent notre clientèle principale, exigent la poursuite de ces efforts. Concernant le climat, la décarbonisation de nos économies est impérative et tous nos clients nous demandent d'investir dans ce sens. Un changement de cap entraînerait la perte de notre clientèle européenne. Aux États-Unis, la demande est effectivement moindre, mais cette tendance s'observe depuis deux à trois ans.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous confirmez donc une prise de conscience plus marquée de la responsabilité sociale et environnementale en Europe qu'aux États-Unis ?

M. Jean-François Cirelli. - Absolument. Il faut noter que les Américains font face à une contrainte légale spécifique, absente en France ou en Europe : l'obligation de ne considérer que les critères financiers. Aux États-Unis, privilégier une société pour des raisons extra-financières au détriment de la rentabilité peut être passible d'emprisonnement. Les contextes ne sont donc pas comparables.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour audition très enrichissante. Nous apprécions votre transparence et la qualité de vos réponses qui alimenteront notre rapport.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du secrétariat général aux affaires européennes - M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Puisais-Jauvin prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

- établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

- déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

- réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car la question des aides d'État et celle des aides issues des fonds européens occupent une place centrale dans notre réflexion.

Quelles ont été les principales évolutions en matière d'encadrement des aides d'État depuis 2020 ?

Quelles sont les règles relatives à la dispense de notification des aides à la Commission européenne, je pense aux aides de minimis et au règlement général d'exemption par catégorie ?

Quelles sont les aides françaises qui ont été déclarées contraires à l'article 107 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne depuis 2015 ?

Quels ont été les dossiers, depuis 2010, sur lesquels la France et la Commission européenne ont divergé en matière d'aides d'État ?

Quel est le panorama des aides publiques aux entreprises issues des fonds européens ?

Quelle est la philosophie générale du règlement du 24 juin 2021 portant dispositions communes à plusieurs fonds européens ?

Pouvez-vous nous rappeler les conditionnalités actuellement prévues dans le cadre de la Politique agricole commune ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien GAY, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes. -Je vous remercie de m'offrir cette opportunité de m'exprimer sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants.

Permettez-moi tout d'abord de présenter le Secrétariat Général aux Affaires européennes (SGAE). Il s'agit d'un service placé sous l'autorité du Premier ministre, dont la mission principale est d'assurer l'unité et la cohérence des positions françaises portées à Bruxelles et Strasbourg. Le SGAE définit les positions françaises arbitrées en cas de divergences interministérielles et mandate notre représentation permanente à Bruxelles pour les négociations. Cette organisation, relativement rare parmi les États membres de l'Union européenne, constitue un atout pour la France en termes de coordination et de cohérence. Nous jouons aussi un rôle pour garantir la bonne insertion des normes européennes dans notre droit national et nous nous occupons des questions d'influence, de présence française, notamment en plaçant des experts nationaux détachés, par exemple à la direction générale de la concurrence.

Concernant spécifiquement les aides d'État, le SGAE assure un pilotage stratégique de la politique européenne en la matière, en apportant un appui et une expertise interministérielle. Nos principales missions sont les suivantes.

En premier lieu, nous définissons la position française sur la politique européenne des aides d'État. Actuellement, nous travaillons sur l'élaboration de la position française concernant le prochain encadrement des aides d'État destiné à favoriser l'industrie propre. Nous sommes particulièrement vigilants sur des questions telles que la neutralité technologique, notamment en matière énergétique. Pour l'instant, le projet de la Commission fait la part belle aux énergies renouvelables et pas au nucléaire.

Nous nous efforçons d'aborder la question des aides d'État non seulement sous l'angle juridique, mais aussi économique, en l'adossant à une stratégie claire de réindustrialisation du continent européen. Cette approche, qui n'allait pas de soi initialement, est désormais au coeur de notre action.

En deuxième lieu, nous centralisons les notifications à la Commission européenne des projets d'aides publiques nouvelles. Nous assurons la transmission entre Paris et Bruxelles, via notre représentation permanente, conformément à l'obligation de notification et d'autorisation préalable par la Commission européenne pour toute aide d'État.

La Commission veille à ce que les aides d'État ne soutiennent pas injustement certaines entreprises, prévenant ainsi une course au soutien public qui pourrait fausser la concurrence sur le marché intérieur. Nous effectuons environ soixante notifications par an, impliquant un travail d'expertise et d'accompagnement. Cette procédure comprend une phase de pré-notification durant laquelle nous interagissons avec la Commission pour affiner les demandes et répondre à ses interrogations. L'objectif est d'obtenir une décision positive de la Commission, gardienne des traités, ce qui apporte une sécurité juridique essentielle pour les bénéficiaires de l'aide.

En troisième lieu, nous centralisons les échanges avec la Commission lors de l'instruction des plaintes concernant d'éventuelles infractions aux règles relatives aux aides d'État. Nous examinons les fondements juridiques invoqués par le plaignant ou la Commission européenne, tout en veillant aux intérêts des entreprises concernées. En effet, une décision de récupération de l'aide peut s'avérer fatale pour une entreprise.

En dernier lieu, nous coordonnons la réalisation de rapports annuels qui agrègent les informations sous forme de tableaux de bord à destination de la Commission européenne.

Il est également important de préciser ce que nous ne faisons pas. Nous n'avons pas de vision microéconomique des aides d'État, mais plutôt une approche macroéconomique. Nous ne délivrons pas d'aides, nous n'effectuons pas de contrôles directs et nous ne créons pas de régimes nationaux d'aides. Ces responsabilités incombent aux ministères, sur la base des règles européennes. Notre rôle est de nous assurer que tout est conforme aux formats européens requis.

Concernant le calibrage des aides d'État, notre perception, basée sur les récentes révisions des textes réglementaires (règlement général d'exemption par catégorie, règlement de minimis, etc.), est que le dispositif actuel est contrôlé de manière adéquate. Les règles définissant une aide d'État sont strictes, avec quatre conditions cumulatives : un effet incitatif lié à une finalité d'intérêt général, une sélectivité de la mesure, une défaillance de marché (déficit de financement), et un montant d'aide strictement proportionné à sa finalité. La Commission européenne est particulièrement attentive à la proportionnalité des aides. De plus, des mécanismes de récupération peuvent être prévus dans l'octroi des aides, permettant de récupérer a posteriori une partie du soutien public si les résultats du bénéficiaire dépassent les prévisions. Par exemple, en début d'année, l'allemand Uniper a été contraint de rembourser 2,6 milliards d'euros. En France, nous incluons systématiquement des clauses de récupération pour les aides supérieures à 50 millions d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Plusieurs dirigeants nous ont confirmé le remboursement partiel de certaines aides, leurs objectifs ayant été largement dépassés.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - En réponse à votre questionnaire, auquel nous fournirons une réponse écrite détaillée, je tiens à souligner que les dispositifs existants garantissent effectivement que les aides sont soumises à de véritables obligations de conformité, de contrôle et de transparence. La procédure de notification assure que ces objectifs sont atteints, la Commission étant extrêmement rigoureuse sur ces questions.

Concernant la transparence, le Transparency Award Module (TAM), mis à disposition par la Commission européenne, est un outil précieux. Ce logiciel de collecte et de publication, accessible au grand public, permet de consulter les différentes aides obtenues par les entreprises, leur montant, et offre des critères de recherche spécifiques, notamment pour les aides aux PME et aux grandes entreprises.

Bien que des progrès soient toujours possibles en matière de transparence, une lacune importante est en passe d'être comblée. À compter du 1er janvier 2026, conformément à une obligation communautaire récente, nous serons tenus de mettre en place un registre documentant l'ensemble des aides de minimis. Ces aides revêtent une importance capitale car elles ne nécessitent ni notification ni information à la Commission européenne, contrairement aux aides relevant du Règlement Général d'Exemption par Catégorie (RGEC). Ce dernier, bien qu'exemptant toute notification, impose une obligation d'information de la Commission. Nous anticipons une amélioration significative en termes de transparence dans ce domaine.

Concernant la promotion des PME dans ces dispositifs, le cadre européen prévoit des règles spécifiques en leur faveur. Le RGEC, par exemple, leur réserve l'exemption de notification pour certaines aides, notamment celles liées à l'investissement. Les PME bénéficient également de taux préférentiels nettement plus avantageux que ceux accordés aux grandes entreprises. À titre d'illustration, l'intensité des aides liées à l'innovation de procédés et d'organisation s'élève à 50 % pour les PME, contre seulement 15 % pour les grandes entreprises.

Le soutien public en Europe est-il excessif ? Pour y répondre de manière pertinente, il convient d'adopter une perspective mondiale. L'enjeu majeur pour l'Europe aujourd'hui n'est pas tant de déterminer si nous accordons trop d'aides d'État, mais plutôt d'évaluer si nous disposons des outils nécessaires pour faire face aux politiques de subventions massives mises en oeuvre par certains pays tiers, notamment les États-Unis et la Chine. Ces pays soutiennent massivement leurs entreprises, qui peuvent ensuite accéder aisément au marché intérieur européen, le plus grand marché intégré au monde. Nos entreprises, quant à elles, se trouvent désavantagées en raison de notre législation stricte en matière d'aides d'État.

L'Inflation Reduction Act (IRA), adopté par l'administration Biden en août 2022, illustre parfaitement cette problématique. Au-delà de l'ampleur considérable des fonds alloués (près de 400 milliards d'euros), ce sont surtout les conditions d'accès simplifiées qui posent un défi majeur. Contrairement aux exigences européennes, qui imposent de démontrer une défaillance de marché pour obtenir une aide d'État, le dispositif américain ne requiert aucune justification de ce type.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre observation soulève un point crucial. Il semble que nous ne soyons pas confrontés à un excès de libéralisme dans l'attribution des aides aux États-Unis, mais plutôt à une surréglementation au niveau européen. Notre volonté d'exemplarité en la matière pourrait en réalité desservir nos entreprises face à la concurrence mondiale.

Aux États-Unis, l'extrême simplicité des procédures d'attribution des aides constitue un avantage majeur, indépendamment des montants alloués. Les chefs d'entreprise opérant sur les deux continents témoignent de cette différence fondamentale : outre-Atlantique, ils connaissent précisément le montant de l'aide qu'ils recevront lors du dépôt de leur dossier. En France, en raison de la législation européenne, l'issue d'une demande d'aide reste bien souvent incertaine.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Votre analyse est tout à fait pertinente. Cette problématique fait l'objet d'une attention croissante depuis plusieurs mois, notamment avec l'arrivée des nouvelles institutions européennes. On observe une tendance vers ce que l'on qualifie généralement de « simplification ». Dans notre contexte, il s'agit d'examiner nos règles actuelles, qui ont certes leur raison d'être, à la lumière des pratiques internationales, afin d'éviter qu'elles ne se retournent contre nous. C'est un enjeu majeur.

Prenons l'exemple des Projets Importants d'Intérêt Européen Commun (PIIEC). Ces initiatives, qui impliquent la collaboration de plusieurs États membres sur des projets stratégiques tels que l'hydrogène ou le nucléaire, font face à des délais de traitement excessifs. En moyenne, il faut attendre dix mois pour obtenir une réponse de la Commission, ce qui est incompatible avec les réalités économiques actuelles. Il est impératif de simplifier drastiquement ces procédures sans pour autant renoncer à nos principes fondamentaux.

Nous restons convaincus de l'importance des règles relatives aux aides d'État pour préserver l'intégrité du marché intérieur. Elles empêchent notamment qu'un État membre disposant d'une meilleure situation financière ne puisse avantager excessivement ses entreprises au détriment des autres.

M. Olivier Rietmann, président. - Cependant, un équilibre doit être trouvé entre la régulation et une complexité excessive.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il est en effet crucial de trouver un juste milieu entre une dérégulation totale et une complexité administrative excessive. C'est précisément dans cette optique que nous avons oeuvré à l'instauration de nouvelles règles, notamment une clause d'alignement opérationnel en matière d'aides d'État. Cette disposition vise à permettre aux entreprises européennes de bénéficier d'un soutien équivalent à celui accordé par des pays tiers à leurs propres entreprises dans un secteur donné, rétablissant ainsi des conditions de concurrence équitables.

Cet enjeu est d'autant plus crucial compte tenu de l'attractivité croissante du marché intérieur européen, qui pourrait s'accentuer davantage dans le contexte actuel, notamment avec l'imposition de droits américains. Il est donc impératif de protéger nos entreprises en utilisant tous les outils à notre disposition.

Concernant les fonds européens, le SGAE joue un rôle prépondérant dans la définition des positions françaises lors des négociations des textes relatifs à ces dispositifs. Cette année sera particulièrement importante car la Commission présentera en juillet ses nouvelles propositions de cadres financiers pluriannuels pour la période 2028-2034, ce qui nous amènera à revoir l'ensemble des fonds.

Il est essentiel de distinguer les fonds en gestion partagée de ceux en gestion directe. Les fonds en gestion partagée, tels que la Politique Agricole Commune (PAC) et les fonds de cohésion, font l'objet d'enveloppes pré-allouées aux États membres. Pour la France, sur la période 2021-2027, la PAC représente 9 milliards d'euros, tandis que les fonds de cohésion s'élèvent à environ 2 milliards d'euros par an.

La gestion de ces fonds en gestion partagée n'incombe pas directement au SGAE, mais est coordonnée par l'Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, sous la tutelle de M. François Rebsamen, Ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Le rôle du SGAE consiste à vérifier la conformité de l'utilisation de ces fonds avec les règles européennes. La responsabilité du versement des financements incombe aux autorités de gestion. Chacune d'entre elles définit ses propres priorités, appelées programmation, ainsi que ses investissements et la mise en oeuvre des programmes. En France, depuis 2014, les conseils régionaux gèrent intégralement le Fonds européen de développement régional (FEDER), à l'exception de Mayotte et de Saint-Martin où l'État conserve cette compétence. Concernant le Fonds social européen (FSE), la décentralisation ne concerne que 35 % des crédits, le reste étant géré par l'État qui en délègue une grande partie aux départements. L'objectif est d'assurer une gestion au plus près des territoires.

Pour les investissements productifs, les régions, en tant qu'autorités de gestion, doivent vérifier la compatibilité des taux d'intervention publique avec les règles en matière d'aide d'État. Ces taux varient selon la thématique de l'investissement, son montant et sa localisation géographique. Cette tâche complexe nécessite des compétences spécifiques. Le processus est supervisé par l'Autorité nationale d'audit des fonds européens (AnAFe) qui a remplacé la Commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC). Des contrôles et audits sont également effectués au niveau européen par la Direction générale « région » et la Cour des comptes européenne, rendant le système extrêmement encadré et laissant peu de place à l'erreur.

Les fonds en gestion directe fonctionnent selon une logique différente puisqu'ils sont pilotés par la Commission européenne. Ces fonds, au nombre d'une trentaine, sont hautement concurrentiels et ciblent des projets innovants et collaboratifs, nécessitant souvent des partenariats internationaux. Leur objectif est de renforcer les compétences privées européennes face à la concurrence mondiale. Ils ne visent pas une taille d'entreprise spécifique, mais plutôt des résultats et une valeur ajoutée. Ces fonds sont considérés comme compatibles avec le marché intérieur et présentent des taux de succès de 15 à 20 %, reflétant des exigences de qualité élevées.

Tous les États membres, y compris les plus récents, se sont organisés pour accéder à ces fonds compétitifs. Les entreprises publiques et privées représentent environ un quart des bénéficiaires, avec un avantage notable pour les grandes entreprises qui disposent de ressources et de structures dédiées. Néanmoins, les PME et les ETI ne sont pas négligées dans ce processus.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai proposé une résolution européenne pour la reconnaissance des ETI au niveau européen. Cette reconnaissance est cruciale, notamment concernant la distinction entre PME et grandes entreprises, fixée à 250 salariés selon les critères européens. Cette limite pose un réel problème, il est impératif que le SGAE nous soutienne.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous portons effectivement ce point de diverses manières, y compris dans l'agenda de simplification. Cela concerne notamment l'application de certaines règles en matière de rapport de durabilité, comme la directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Actuellement, nous nous basons toujours sur une recommandation de 2003, classant les entreprises de plus de 250 salariés comme grandes entreprises, ce qui n'est plus pertinent. Nous souhaitons introduire une catégorie ETI dans la directive CSRD et dans d'autres domaines. La Commission européenne y est favorable, avec un engagement fort de sa présidente. Le débat porte maintenant sur la limite supérieure de cette catégorie. La Commission propose 500 salariés, mais nous estimons que ce seuil est trop bas.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette question est d'autant plus importante que la France, l'Allemagne et l'Italie sont particulièrement concernées par les ETI. Le seuil de 500 salariés est effectivement trop bas. Bien que nous ne visions pas nécessairement les 5 000 salariés, il est crucial d'augmenter significativement ce seuil. En tant que président de la délégation aux entreprises, je suis particulièrement attentif à ces enjeux.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il est effectivement urgent que l'Union européenne se penche sur cette question, négligée depuis trop longtemps et devenue ingérable.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette urgence est d'autant plus marquée que le nombre d'ETI a considérablement augmenté dans ces trois pays. La France est passée de 6 000 à 8 000 ETI, l'Italie de 7 000 à 9 000 ou 10 000, et l'Allemagne de 13 000 à 17 000. Cela représente un nombre significatif d'entreprises, sans compter les autres pays européens.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous accordons une attention particulière aux petites entreprises dans le cadre des financements européens. Leur intégration se fait principalement de deux manières. D'une part, elles s'insèrent dans des partenariats avec de grands groupes ou des centres de recherche. D'autre part, elles ciblent des fonds ou appels à projets spécifiques où elles peuvent développer une compétence ou un projet propre. Le programme LIFE en est un bon exemple. Un cas intéressant illustre cette démarche : un glacier de plage italien a obtenu des fonds européens grâce à une méthode innovante et écologique de conservation des glaces. Cette expérience a ensuite été reproduite sur de nombreuses plages italiennes. Cet exemple démontre que même des entreprises modestes peuvent bénéficier de financements européens.

Cependant, la question des fonds européens pour les PME concerne principalement les fonds en gestion partagée. Ces derniers relèvent du règlement qui fixe les règles pour l'ensemble des fonds structurels. Il est notable que la Commission a expressément exclu les grandes entreprises de ces fonds, sauf dans les régions ultrapériphériques, compte tenu de leur niveau de développement.

Les aides accordées aux PME dans ce cadre sont de deux types : des aides directes aux investissements productifs dans le cadre de stratégies de spécialisation intelligente, et des mécanismes d'ingénierie financière portés par des sociétés régionales d'investissement, le groupe Banque Européenne d'Investissement ou Bpifrance. Ces derniers visent à combler des défaillances de marché en matière de garantie, de constitution de fonds propres ou de capital-risque. Ces produits, plus accessibles pour les PME, représentent aujourd'hui 10 % des montants totaux du FEDER. Ils échappent aux règles en matière d'aides d'État, ce qui a permis d'apporter un soutien significatif aux PME.

Le SGAE a créé une cellule de mobilisation des fonds européens il y a plus d'un an. Nous sommes convaincus que la France pourrait mieux utiliser ces fonds. Nos analyses montrent qu'une meilleure organisation pourrait nous permettre de gagner jusqu'à 2 milliards d'euros supplémentaires par an. Actuellement, nos retours sont de 15 milliards et pourraient atteindre 17 milliards. Des réflexions sont en cours pour améliorer notre organisation sur ce sujet.

En conclusion, les aides d'État et les fonds européens ne sont pas une fin en soi, mais des outils à adosser à une stratégie claire de réindustrialisation. Pendant longtemps, ces instruments européens ont été trop autonomes. Il est temps de les adosser à des objectifs politiques concrets. La nouvelle organisation de la Commission européenne reflète cette volonté, comme on peut le voir avec le pôle couvert par le commissaire français Stéphane Séjourné.

Notre approche vise à dépasser la simple perspective juridique pour adopter une vision plus économique et pragmatique. Le concept de politique industrielle n'est plus tabou à Bruxelles, ce qui représente une avancée significative. Le SGAE mobilise une équipe de huit personnes dans le bureau concurrence/aide d'État et un bureau dédié à la mobilisation des fonds européens.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour ces précisions essentielles à notre rapport. J'apprécie particulièrement votre approche pragmatique plutôt que purement juridique dans l'application de ces dispositifs. En tant qu'initiateur du test PME actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, je craignais une approche trop juridique au détriment d'une vision économique et pratique. Bien que des progrès aient été réalisés, il reste encore du chemin à parcourir.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour pour ces informations cruciales. Afin de bien saisir l'ampleur du sujet, pourriez-vous préciser les montants globaux des aides notifiées et des aides qui font l'objet d'une simple information ? J'ai bien noté la distinction, mais il serait utile d'avoir une vue d'ensemble.

Un défi majeur pour notre Commission réside dans l'absence d'une définition claire et uniforme de ce que l'on considère comme une aide publique. Les estimations varient considérablement selon les administrations, allant d'un plancher de 70 milliards d'euros à un plafond de 250 milliards si l'on inclut les aides aux ménages qui bénéficient indirectement aux entreprises. Il est important de clarifier ces chiffres.

M. Olivier Rietmann, président. - Je souhaite apporter une précision : notre commission d'enquête se concentre spécifiquement sur les aides aux grandes entreprises. Disposons-nous d'une distinction entre les montants alloués aux PME et TPE d'une part, et aux ETI et grandes entreprises d'autre part ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je crains de devoir vous décevoir en partie, car cette distinction est difficile à établir. Cependant, nous nous efforcerons de vous fournir ces données après l'audition.

Je comprends votre propos concernant les différences de périmètres. Il est important de souligner que toutes les aides de l'État ne sont pas nécessairement des aides d'État au sens du droit européen. De nombreuses aides publiques ne rentrent pas dans cette catégorie spécifique.

Concernant les aides d'État au sens du droit européen, le dernier chiffre disponible pour la France en 2023 s'élève à 36 milliards d'euros. Cette information a été communiquée dans le cadre des rapports annuels que nous produisons. La Commission a d'ailleurs adopté hier un document à ce sujet, que nous vous transmettrons, bien qu'il ne soit probablement pas encore disponible en français.

Pour établir une comparaison pertinente, l'Allemagne a alloué 50 milliards d'euros d'aides d'État en 2023. Sur l'ensemble des 27 pays membres de l'Union européenne, le montant total des aides s'élève à 186 milliards d'euros, en baisse par rapport à 2022 où le montant atteignait 242 milliards d'euros. Cette baisse s'explique principalement par la suppression progressive des dispositifs d'aide mis en place durant la crise sanitaire. Il est important de souligner que ces chiffres, que je cite de mémoire et qui seront détaillés dans le document écrit, correspondent spécifiquement aux aides d'État telles que définies par le droit européen. Ils diffèrent donc probablement des données que vous avez pu entendre lors d'autres auditions, notamment celles issues des rapports de France Stratégie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai bien noté les quatre critères essentiels pour qu'une mesure soit qualifiée d'aide d'État selon les normes européennes. Ces critères comprennent l'effet incitatif, la sélectivité, la réponse à une défaillance du marché, ainsi que la pertinence et le calibrage adéquat des montants alloués.

M. Olivier Rietmann, président. - Les exonérations de cotisations bénéficiant à l'ensemble des entreprises ne sont pas considérées comme des aides d'État en raison de leur caractère non sélectif.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - La sélectivité constitue le critère déterminant dans cette classification.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes fréquemment confrontés à des questions relatives à l'évaluation des aides publiques aux entreprises. L'un des défis majeurs dans l'évaluation réside dans l'établissement d'un groupe de contrôle. Prenons l'exemple du CICE : son caractère universel a rendu son évaluation particulièrement complexe, faute de pouvoir comparer avec un groupe n'en ayant pas bénéficié. La sélectivité des aides permet justement de créer ce groupe de contrôle, facilitant ainsi une évaluation plus rigoureuse de leur impact. Dans le cadre spécifique des aides d'État répondant aux critères européens, existe-t-il des méthodologies d'évaluation établies et des évaluations systématiques ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il est crucial de comprendre que l'efficacité d'une aide d'État s'apprécie principalement au regard de l'objectif initialement fixé. Par exemple, lorsqu'une aide vise à soutenir une entreprise en difficulté, le maintien de l'activité et de l'emploi constitue déjà un indicateur de sa pertinence. Nous distinguons clairement le contrôle de régularité, qui vérifie la conformité aux réglementations, du contrôle de performance.

Dans le domaine de l'innovation, les aides d'État jouent souvent un rôle d'amorçage, palliant les défaillances du marché. L'évaluation de leur efficacité se fait alors à travers l'analyse du développement économique subséquent. L'absence d'activité innovante chez une entreprise bénéficiaire signalerait clairement un problème d'efficacité de l'aide.

Des obligations d'évaluation sont également intégrées dans certains régimes d'aide. Pour la plupart des régimes exemptés de notification dans le cadre du RGEC, un plan d'évaluation doit être notifié et approuvé par la Commission. Ces évaluations, menées par des experts indépendants, doivent être rendues publiques. La Commission exige également l'évaluation de certains régimes d'aide notifiés, particulièrement lorsque les budgets sont conséquents.

Ces processus d'évaluation permettent non seulement de vérifier l'atteinte des objectifs, mais aussi d'activer, si nécessaire, des clauses de récupération.

Il est important de noter que ces évaluations ne relèvent pas des compétences directes du SGAE.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Chaque administration renvoie la responsabilité de l'évaluation à une autre entité. Cette situation soulève un véritable débat politique plutôt qu'administratif. En tant que parlementaires, nous sommes confrontés à un défi majeur : bien que nous partagions globalement l'objectif d'accompagner les entreprises pour renforcer l'industrialisation et la souveraineté de notre pays et de l'Union européenne, nous nous heurtons à la multiplicité et à la complexité des dispositifs existants.

Il est impératif de simplifier et d'unifier ces dispositifs, peut-être en les regroupant sous un guichet unique. Cependant, le problème fondamental reste l'absence d'évaluation globale et cohérente. Les évaluations actuelles sont souvent partielles et manquent de suivi à long terme, alors qu'une période de cinq à huit ans serait nécessaire pour apprécier pleinement l'impact d'une aide publique sur une entreprise.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je comprends votre préoccupation concernant l'évaluation des aides d'État. Il est vrai que la structure que je dirige actuellement n'est pas équipée pour mener ces évaluations, compte tenu de nos effectifs limités. Cependant, au niveau européen, de nombreuses procédures d'évaluation existent, impliquant la Commission européenne et la Cour des comptes européenne. Cette dernière se concentre sur le contrôle de régularité et le contrôle de performance. Elle couvre non seulement les aides d'État traditionnelles mais aussi des dispositifs comme le plan de relance européen, dont la France bénéficie largement.

Nous sommes régulièrement sollicités par la Cour des comptes européenne sur ces sujets. Je reconnais la pertinence de votre observation concernant le besoin d'une évaluation plus approfondie au niveau national. Il est clair que nous ne pouvons pas nous contenter des seules évaluations européennes et qu'une approche plus complète au niveau national serait bénéfique.

M. Olivier Rietmann, président. - Je constate une différence notable entre la gestion des aides au niveau européen et national. Au niveau européen, hormis les aides conjoncturelles comme celles liées à la crise du Covid, les critères, montants et orientations des aides font l'objet de révisions régulières.

Cette pratique d'évaluation et d'ajustement systématique est peu répandue au niveau national. Les modifications des aides nationales résultent souvent de décisions politiques, comme dans le cas du CICE, plutôt que d'évaluations approfondies. En dehors des coupes budgétaires lors de l'élaboration du projet de loi de finances, basées sur des évaluations approximatives, l'administration et l'exécutif ne procèdent pas à des réévaluations systématiques de l'efficacité des aides pour les ajuster en conséquence. Cette approche contraste avec celle adoptée au niveau européen, notamment dans le cadre de la Politique Agricole Commune, qui fait l'objet de révisions régulières, intégrant par exemple des conditionnalités environnementales ces dernières années.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il convient de nuancer ce constat. La Cour des comptes examine ces questions. De plus, des évaluations de performance sont réalisées par France Stratégie et l'Inspection générale des finances. Nous ne sommes donc pas totalement dépourvus de mécanismes d'évaluation.

M. Olivier Rietmann, président. - Le projet de loi de finances 2025 illustre parfaitement cette problématique. Les discussions sur les ajustements budgétaires se sont focalisées sur des positions politiques plutôt que sur des évaluations factuelles. Prenons l'exemple des 21 milliards d'euros alloués à l'aide à l'apprentissage. Les décisions de réduction se sont basées sur des suppositions, sans s'appuyer sur des évaluations rigoureuses. Cette approche empirique ne remplace pas une évaluation systématique et approfondie. Nous manquons cruellement de données fiables pour déterminer l'efficacité réelle de ces aides, ce qui est préoccupant étant donné les sommes en jeu.

Je ne remets pas en question la nécessité des aides, surtout dans un contexte économique mondial où elles sont omniprésentes. Cependant, l'absence d'évaluation précise de leur efficacité pose un réel problème. Le cas du CICE est révélateur : ses propres concepteurs ne s'accordent pas sur ses objectifs initiaux, qu'il s'agisse de l'emploi ou de la compétitivité. Cette confusion complique toute évaluation.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un autre exemple frappant. Malgré son importance reconnue par les entreprises, nous manquons de données probantes sur son impact réel en termes de recherche et d'innovation. Cette lacune en matière d'évaluation entrave sérieusement notre capacité à prendre des décisions éclairées.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Concernant les soutiens publics européens, votre analyse soulève la question de leur caractère contraignant et de la garantie des résultats escomptés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il est important de reconnaître qu'en économie, la perfection n'existe pas. Sur 100 entreprises soutenues, 85 peuvent réussir et 15 échouer. L'octroi d'une aide publique n'implique pas une obligation absolue de réussite. Le problème réside dans l'entretien délibéré d'un flou, résultant de choix politiques. L'absence d'outils statistiques fiables pour évaluer l'efficacité des aides est préoccupante.

Cette commission d'enquête a profondément modifié notre perspective. Lors du prochain vote du budget, notre approche sera nécessairement différente. Il faut reconnaître que le rôle du Parlement dans le vote du budget est limité, se réduisant souvent à des amendements mineurs sur un budget déterminé par le Gouvernement.

Le cas du CIR illustre parfaitement cette situation. Malgré les débats sur son utilité, nous manquons d'outils d'évaluation fiables. Les témoignages recueillis auprès d'une quinzaine d'entreprises montrent des avis partagés sur son efficacité, certaines le jugeant indispensable, d'autres questionnant sa pertinence. L'absence de critères d'évaluation clairs nous empêche de porter un jugement éclairé sur ce dispositif, malgré son impact significatif sur l'emploi et d'autres paramètres économiques.

M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à souligner une différence fondamentale entre les approches européenne et nationale en matière d'aides publiques. Au niveau européen, les aides s'inscrivent dans une logique d'objectifs concrets, dépassant la simple communication politique. Cette approche se justifie par l'ampleur des fonds engagés et la responsabilité inhérente à la gestion de 27 États membres. L'Union européenne adopte ainsi une démarche structurée : définition d'objectifs précis, réponse à des besoins identifiés - qu'ils soient urgents comme dans le cas de la crise Covid ou à plus long terme pour orienter certaines politiques - et évaluation rigoureuse des résultats pour décider de la poursuite ou non des programmes.

En revanche, au niveau national, nous constatons une carence significative en matière d'études d'impact. Malgré l'exigence formelle du Conseil constitutionnel, la qualité de ces études reste souvent insuffisante. Cette lacune compromet notre capacité à évaluer efficacement les politiques mises en oeuvre. En l'état actuel, nos études d'impact nationales, quand elles existent, manquent cruellement de données chiffrées, ce qui entrave toute évaluation ultérieure pertinente. Nous nous trouvons donc dans une situation où ni le début du processus (étude d'impact) ni sa fin (évaluation) ne sont correctement appréhendés au niveau national. En conclusion, bien que le fonctionnement européen puisse faire l'objet de critiques sur certains aspects, il constitue un modèle dont nous devrions nous inspirer.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Concernant l'approche européenne des aides d'État, je tiens à nuancer et approfondir mes propos précédents. L'Union européenne maintient un équilibre crucial entre la poursuite d'objectifs d'intérêt général, tels que définis par les traités, et une rigueur juridique indispensable.

Le processus d'approbation des aides d'État au niveau européen se distingue nettement des pratiques nationales. Il implique un dialogue approfondi et itératif avec la Commission européenne, bien au-delà des simples actes de notification formelle et de décision finale. Ce processus rigoureux aborde en détail la pertinence de l'aide, sa sélectivité, et son impact potentiel. Il incombe aux États membres de convaincre la Commission du bien-fondé de leurs propositions, la décision finale lui appartenant. En cas de désaccord, le seul recours possible est juridique, devant la Cour de justice de l'Union européenne.

Cette procédure équivaut de facto à une étude d'impact exhaustive. Nous sommes tenus de justifier minutieusement la nécessité de chaque aide, en détaillant les conséquences potentielles de son absence. Le SGAE, dans son rôle de coordinateur interministériel, mobilise l'expertise de l'ensemble des administrations concernées pour répondre aux interrogations de la Commission.

Bien que ce processus ne garantisse pas une efficacité absolue de l'aide, sa rigueur réduit considérablement les risques d'erreurs ou de mauvaise allocation des ressources. À l'inverse, lorsque ce travail préparatoire fait défaut, notamment dans les cas où la dimension d'aide d'État n'a pas été anticipée, la régularisation a posteriori s'avère extrêmement complexe.

Il est important de souligner que cette approche rigoureuse des études d'impact s'étend à l'ensemble des législations européennes. Le test PME, que vous avez mentionné, existe déjà au niveau européen, mais il s'inscrit dans un ensemble plus vaste d'évaluations. Néanmoins, la Commission européenne n'est pas exempte de défis organisationnels, notamment en termes de coordination entre ses différentes directions générales. Cette situation peut parfois conduire à négliger certains aspects importants, comme les enjeux spécifiques aux territoires ultramarins. L'application des règles sur les aides d'État aux régions ultrapériphériques constitue un défi particulier. L'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui prévoit l'adaptation des règles européennes à ces territoires, reste insuffisamment exploité. Nous oeuvrons activement pour convaincre la Commission d'en faire un usage plus systématique, reconnaissant que les règles pertinentes pour la métropole peuvent s'avérer inadaptées dans des contextes aussi différents que ceux de la Guyane ou des Antilles.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous sous-utilisons effectivement cette disposition.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Vous avez raison, cette disposition est sous-exploitée. Nous déployons des efforts considérables pour persuader la Commission d'en faire un usage plus étendu. Cette problématique concerne de nombreux domaines, y compris les aides d'État et la concurrence. Il est évident qu'une réglementation parfaitement adaptée à la Bretagne peut s'avérer totalement inadéquate en Guyane. Cette situation illustre parfaitement la nécessité d'études d'impact approfondies et contextualisées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quels sont les dispositifs européens d'aides aux entreprises qui offrent une marge d'appréciation à la France, et comment notre pays utilise-t-il cette latitude dans leur mise en oeuvre ?

Pensez-vous que les méthodes d'évaluation des aides issues des fonds européens pourraient servir de modèle pour les aides octroyées par les administrations françaises ? Cette question s'inscrit dans le débat plus large sur la transposition des pratiques européennes efficaces au niveau national.

Par ailleurs, concernant la transparence des aides publiques, nous avons constaté lors de nos auditions que la majorité des dirigeants d'entreprises s'y déclarent favorables, bien que certains manifestent plus de réticences. Quelle est votre position sur ce sujet ? Existe-t-il des pratiques de transparence similaires dans d'autres états membres de l'UE ? Une étude comparative sur cette question nous intéresserait vivement.

Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur les méthodes d'évaluation et les conditionnalités appliquées aux aides d'État dans les autres états membres ? Certains états imposent-ils des conditions plus strictes ou plus souples que la France dans l'octroi de ces aides ?

M. Olivier Rietmann, président. - Vous pourrez préciser si tous les États membres disposent des mêmes marges de manoeuvre concernant la surtransposition ou si la France bénéficie d'une latitude particulière à cet égard.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous disposons effectivement de certaines marges d'appréciation, notamment dans le cadre du Plan national de relance et de résilience (PNRR). Ce dispositif nous offre une latitude significative pour définir les mesures de soutien aux entreprises, bien que cette marge ne soit pas absolue et fasse l'objet de négociations. Le PNRR démontre une efficacité remarquable : sur les 40 milliards d'euros alloués à la France, nous en avons déjà perçu 30 milliards. Récemment, nous avons soumis notre quatrième demande de paiement. Il est regrettable que ce dispositif, qui a des répercussions concrètes sur l'ensemble de nos territoires, ne bénéficie pas d'une plus grande visibilité médiatique.

Concernant les initiatives européennes dont nous pourrions nous inspirer, je citerai le pilier 3 du programme Horizon Europe, spécifiquement dédié aux start-up. Son succès repose sur des mécanismes flexibles, adaptés aux particularités de ces jeunes entreprises. Il serait pertinent d'envisager une transposition plus large de ce modèle au niveau national.

Quant aux études comparatives sur les pratiques en matière de transparence ou de conditionnalité, je m'engage à approfondir ce point pour identifier d'éventuelles approches plus performantes adoptées par d'autres États membres, tout en tenant compte du cadre réglementaire européen existant.

Les aides à finalité régionale illustrent bien l'encadrement strict des dispositifs de soutien européens. Elles sont assorties de conditions précises, notamment l'obligation de maintenir l'investissement dans la région bénéficiaire pendant au moins cinq ans pour les grandes entreprises, et trois ans pour les PME. De plus, des clauses anti-délocalisation s'appliquent, couvrant une période de deux ans avant et après l'octroi de l'aide. Ces dispositions visent à garantir l'impact durable des investissements dans les régions ciblées.

M. Olivier Rietmann, président. - Existe-t-il des dispositions anti-licenciement liées à ces aides ? Des mécanismes sont-ils en place pour éviter que le montant des aides ne soit intégralement reversé sous forme de dividendes ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - La réglementation européenne ne prévoit pas explicitement de clauses anti-licenciement ou de protection de l'emploi. Néanmoins, les dispositions existantes, telles que l'obligation de maintien des investissements, contribuent indirectement à la préservation de l'emploi. Il convient toutefois de nuancer cette approche, car l'imposition de conditions trop strictes pourrait s'avérer contre-productive dans certains contextes, notamment pour les aides à l'innovation. En effet, les entreprises engagées dans des activités innovantes font face à des incertitudes inhérentes à leur secteur, rendant difficile la prise d'engagements fermes en matière d'emploi.

Il serait judicieux d'établir une typologie des situations permettant d'adapter la réglementation. Cela permettrait d'identifier les cas où des conditions plus strictes seraient appropriées pour prévenir les abus, tout en préservant la flexibilité nécessaire dans d'autres contextes.

Concernant les fonds européens, de nombreuses conditions existent déjà. Les « conditions favorisantes » des fonds de cohésion imposent le respect des règles en matière d'aides d'État et de marchés publics, ainsi que la cohérence avec les objectifs européens. Bien que ces conditions visent à assurer l'alignement entre les niveaux local, national et européen, elles peuvent parfois devenir contraignantes.

Un exemple concret illustre ce point : la condition liée à l'atteinte des objectifs nationaux en matière d'énergies renouvelables. La France a rencontré des difficultés pour atteindre l'objectif de 23 % d'énergies renouvelables dans sa consommation énergétique totale, ce qui a temporairement bloqué l'accès aux fonds de cohésion pour les régions, même si certaines avaient individuellement dépassé cet objectif.

Dans le cadre de la préparation de la prochaine période de programmation pluriannuelle, nous devons impérativement résoudre ces incohérences pour que les critères d'attribution des fonds aient davantage de sens à l'échelle régionale. Bien que l'encadrement européen soit souvent justifié, il est de notre responsabilité d'identifier et de corriger les éventuelles impasses pour optimiser l'efficacité de ces dispositifs.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour la précision de vos réponses.

Concernant notre représentation à Bruxelles, j'aimerais soulever une préoccupation qui m'est fréquemment rapportée lors de mes visites. Il s'agit de la sous-représentativité de la France par rapport à d'autres pays, notamment l'Allemagne. On m'a cité des chiffres alarmants : pour un fonctionnaire français présent à Bruxelles effectuant le travail de négociation, on compterait sept ou huit fonctionnaires allemands. Cette disparité nous pose un réel problème pour faire entendre notre voix et orienter les décisions vers des paradigmes qui nous conviendraient davantage.

De plus, notre situation d'endettement au niveau national ne facilite pas les négociations. Cette dette crée une forme de dépendance vis-à-vis des aides et de l'accompagnement européens, ce qui peut engendrer des difficultés. Un exemple concret est le problème du prix de l'énergie, qui est actuellement la préoccupation majeure des grands patrons en France. Ils font face à une concurrence accrue de la part de pays comme la Chine, les États-Unis, ou même d'autres nations européennes telles que l'Espagne.

Cette double contrainte - sous-représentation et endettement - semble nous handicaper fortement. Sans vous demander de prendre position politiquement, j'aimerais avoir votre avis sur cette situation. Par ailleurs, je pense qu'il serait pertinent d'envisager une audition par la délégation aux entreprises pour approfondir ces questions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le prix de l'énergie est devenu un enjeu majeur de compétitivité depuis 2022. Auparavant, la France bénéficiait d'une énergie décarbonée à bas coût, ce qui constituait un avantage compétitif significatif. Cependant, depuis trois ans, nous faisons face à des difficultés qui découlent notamment de problématiques européennes.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je vais m'efforcer de répondre précisément à vos questions, qui sont effectivement cruciales. Permettez-moi toutefois d'apporter un éclairage différent sur la situation.

Concernant la représentativité française à Bruxelles, les chiffres ne corroborent pas l'idée d'une sous-représentation. Prenons quelques exemples concrets. La France compte le plus grand nombre de membres dans les cabinets des commissaires européens. En termes de direction de cabinet, si l'Allemagne possède légèrement plus de chefs de cabinet, nous avons davantage de chefs adjoints, ce qui équilibre la situation.

Les Français sont bien représentés parmi les fonctionnaires européens. Certes, les Belges sont un peu plus nombreux, ce qui s'explique par leur proximité géographique, mais notre présence, notamment à la Commission européenne, n'a pas à rougir de la comparaison, y compris face à l'Allemagne.

Un dispositif particulièrement important est celui des experts nationaux détachés. Chaque année, nous envoyons des experts issus de l'administration française pour des missions de deux à quatre ans dans les institutions de l'Union. Ces professionnels acquièrent une compréhension approfondie du fonctionnement européen, développent une culture spécifique, et apportent ensuite cette expertise dans leur administration d'origine. Actuellement, nous comptons 234 experts nationaux détachés français répartis dans les institutions européennes.

Cela ne signifie pas que tout est parfait. La vigilance reste de mise dans cet environnement concurrentiel où chaque État cherche à exercer son influence. Les rotations de personnel nécessitent une attention constante pour maintenir notre présence à un niveau correspondant à l'importance de la France.

Concernant la situation d'endettement, sans m'étendre sur les aspects politiques, il est évident que c'est un sujet crucial. Le Gouvernement en est pleinement conscient, d'où l'importance de tenir l'objectif de 5,4 % de déficit public en 2025. Cette discipline est essentielle non seulement pour notre crédibilité vis-à-vis des marchés financiers, mais aussi dans le cadre de notre responsabilité partagée au sein de la zone euro.

Des procédures européennes existent pour discuter de ces questions avec la Commission et les autres États membres. C'est un processus normal dans le cadre de notre engagement commun pour la stabilité financière de l'Union européenne.

Dans le cadre des nouvelles règles de gouvernance économique européenne, la trajectoire française a été validée en janvier dernier lors d'un Conseil des ministres de l'Économie et des Finances. Cette validation est logique, étant donné que nous partageons non seulement un marché, mais également une monnaie. De plus, la France, en tant que deuxième économie de la zone euro, joue un rôle fondamental.

Concernant l'énergie, les difficultés rencontrées résultent de la conjugaison de trois facteurs : premièrement un choc de demande survenu en 2021 lors de la reprise économique post-Covid ; deuxièmement un choc d'offre en 2022 dû à la guerre d'agression russe en Ukraine, compte tenu du rôle majeur de la Russie dans l'approvisionnement en gaz ; troisièmement les problèmes de maintenance et de corrosion affectant la production nucléaire française. La combinaison de ces éléments explique en grande partie les difficultés que nous avons traversées.

M. Olivier Rietmann, président. - L'Espagne, qui s'est en partie affranchie du système européen, obtient de meilleurs résultats en termes de prix de l'énergie.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - L'Espagne n'est pas réellement sortie du système, mais bénéficie plutôt d'une exemption.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'Espagne bénéficie en effet de l'exemption insulaire, étant considérée comme située à l'extrémité du réseau.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Les règles mises en place dans le cadre de la réforme du marché européen de l'électricité fin 2023, sous présidence espagnole, visent à répondre aux critiques dont le marché fait l'objet. Le dispositif conçu permet, en cas de hausse excessive des prix, d'instaurer un mécanisme de captation de la rente inframarginale. Ce mécanisme autorise la redistribution du différentiel entre le niveau sur le marché de gros et un certain seuil, sous réserve des contraintes liées aux aides d'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis en total désaccord avec votre analyse. Je propose d'approfondir cette discussion lors d'une séance dédiée.

Le fonctionnement du mécanisme de rente inframarginale demeure obscur, y compris pour ses concepteurs, comme le mécanisme post-Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique). J'ai interrogé le ministre à ce sujet lors des débats budgétaires, et même la droite était proche à voter avec moi, ce qui illustre l'ampleur du problème. En réalité, nous avons appliqué une solution inadaptée à un problème majeur. Nous disposons pourtant d'une énergie décarbonée et peu coûteuse, qui constituait l'un de nos atouts compétitifs.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je me tiens à votre disposition pour approfondir ce sujet dans un autre cadre. Il est essentiel de consulter les entreprises concernées par les négociations bruxelloises. Elles m'ont toutes fait part de la même préoccupation que vous avez évoquée, Monsieur le Président : l'enjeu principal réside dans le coût de l'énergie.

M. Olivier Rietmann, président. - Contrairement à l'Allemagne, qui dépendait fortement du gaz russe et doit maintenant s'approvisionner à des tarifs élevés, nous disposions d'une capacité de production d'énergie décarbonée très compétitive. Pourtant, nos entreprises nous signalent que l'énergie constitue aujourd'hui leur principal handicap. Cette situation soulève des interrogations.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Le rapport Draghi, qui documente les écarts, conforte notre position. Il ne faut pas se tromper de combat sur ce sujet. La question ne se pose pas entre les États membres, car les traités garantissent le respect de la souveraineté des États en matière de mix énergétique. Les pays qui ne souhaitent pas développer le nucléaire ne doivent pas y être contraints, tandis que ceux qui le désirent doivent pouvoir le faire librement. L'enjeu réel se situe entre nous, Européens, et les autres acteurs mondiaux. C'est l'un des combats que nous menons.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est précisément pour cette raison que nous sommes en parfait accord avec vous sur ce point.

Nous avons créé un marché européen de toutes pièces, visant à unifier les prix, sans pour autant disposer d'une véritable politique énergétique européenne. Chaque État définit sa propre stratégie : la France privilégie le nucléaire, d'autres pays optent pour les énergies renouvelables, le gaz ou le charbon. Ce système n'incite pas les pays fortement carbonés à décarboner leur production, car leurs unités de production restent nécessaires. En liant le prix du gaz à celui de l'électricité, nous nous sommes mis dans une situation intenable. Nous essayons de vendre des produits différents au même prix, ce qui est voué à l'échec. Il est important de noter que ce mécanisme n'est pas une invention du marché européen, mais une création franco-française.

M. Olivier Rietmann, président. - Je propose que nous organisions une audition spécifique au sein de la délégation aux entreprises sur le coût de l'énergie au niveau européen.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sujet est passionnant. Je vous remercie pour cette discussion, bien qu'elle sorte du cadre habituel de la commission.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous vous fournirons des réponses précises aux douze questions que vous nous avez soumises.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour votre disponibilité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 h 00.

Jeudi 10 avril 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition d'Engie - Mmes Catherine MacGregor, directrice générale, et Laurence Jaton, vice-présidente chargée de la direction financière du corporate et fiscale du groupe

M. Olivier Rietmann, président. - À l'ordre du jour de notre commission d'enquête figure l'audition de Mme Catherine MacGregor, directrice générale d'Engie, et de Mme Laurence Jaton, vice-présidente chargée de la direction financière du corporate et fiscale du groupe. L'audition est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Mesdames, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Engie. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine MacGregor et Mme Laurence Jaton prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos : quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Catherine MacGregor, directrice générale d'Engie. - Merci pour cette invitation à participer aux travaux de votre commission. Avant d'entrer dans le vif du sujet, laissez-moi vous présenter le groupe. Engie est une marque assez jeune - dix ans - mais avec une longue et riche histoire, puisque le groupe provient de la fusion de 2008 entre Gaz de France et Suez. Notre ancrage en France est très fort, même si nous sommes présents dans une trentaine de pays, notamment la Belgique et le Brésil.

Tous les chiffres que je vous donnerai concernent la France. Nous disposons de 46 000 employés - un chiffre stable depuis trois ans -, d'un chiffre d'affaires d'environ 32,6 milliards d'euros en 2024 et d'une puissance d'achat hors énergie de 16,6 milliards d'euros auprès de 26 000 fournisseurs, dont 9 700 PME-TPE. Nous avons investi 3,6 milliards d'euros en France - soit 36 % de nos 10 milliards d'euros environ de Capex total.

Engie est un acteur majeur de la politique énergétique française, très engagé dans la transition énergétique et actif sur l'ensemble de la chaîne de l'énergie. En amont, nous produisons de l'électricité, nous avons des clients en aval et nous opérons des infrastructures qui font le lien entre les deux.

Concernant l'amont, nous sommes le deuxième producteur d'électricité après EDF, avec 12 gigawatts, dont 70 % d'origine renouvelable ; nous sommes le premier opérateur dans l'éolien et le solaire photovoltaïque et le deuxième dans l'hydraulique, avec la compagnie nationale du Rhône (CNR) et la société hydroélectrique du Midi (Shem). Nous opérons également des capacités thermiques flexibles qui jouent un rôle prépondérant dans le système énergétique et son équilibre. S'agissant du gaz, nous ne produisons pas de gaz fossile, mais un peu de biométhane, un gaz vert.

En aval, nous avons 11 millions de clients : 5 millions pour l'électricité et 6 millions pour le gaz.

Concernant les infrastructures, nous sommes l'opérateur historique des réseaux de gaz en France, qui sont essentiels pour la sécurité de l'approvisionnement et ont joué un rôle extrêmement important au début de la crise entre la Russie et l'Ukraine. Nous avons des filiales : GRTgaz, qui s'appelle désormais NaTran et fait du transport de gaz avec 4 400 points de livraison à travers le territoire ; GRDF, pour la distribution, qui dessert 9 500 communes à travers le territoire ; Storengy, qui opère 14 sites de stockage à travers le territoire pour une capacité d'environ 20 % de notre consommation de gaz, ce qui renforce notre sécurité énergétique, notamment en hiver ; enfin, LNG, qui gère les terminaux méthaniers permettant d'importer le gaz naturel liquéfié, lequel joue un rôle très important depuis que nous ne recevons plus de gaz russe à travers les gazoducs.

À l'échelle locale, les infrastructures décentralisées sont essentielles pour la décarbonation des territoires et des industries : Engie opère, exploite et entretient à peu près 180 réseaux de chaleur ou réseaux de froid, 370 chaufferies biomasse qui permettent la décarbonation industrielle et 500 points de charge électrique. Nous avons donc un très fort ancrage français dans les territoires, un rôle moteur dans la décarbonation de l'économie française, une fonction importante dans la sécurité d'approvisionnement énergétique du pays, et, bien sûr, au service des entreprises et de ses citoyens.

La stratégie du groupe est, elle aussi, très claire. Nous aimons parler de notre identité d'utility de la transition énergétique. Utility, c'est un mot anglo-saxon, mais je l'aime bien parce qu'il fait référence au rôle utile à la société que nous voulons jouer : développer le système énergétique de demain, qui doit être décarboné et abordable, et améliorer la souveraineté énergétique de notre pays. Nous nous engageons à être utiles, avec cet objectif d'accélérer la transition énergétique qui est inscrit dans notre raison d'être et que nous essayons de remplir au quotidien, en France et dans les autres pays où nous opérons.

Avec ces 10 milliards de Capex que nous investissons chaque année, une transition énergétique réussie, pour nous, c'est le développement d'un système énergétique équilibré. Vous nous entendrez souvent parler de l'alliance de l'électron et de la molécule : nous devrons électrifier beaucoup d'usages, mais également nous atteler au défi de la décarbonation de la molécule. Nous ne devons pas opposer les technologies entre elles. Loin de ceux qui ne jurent que par le nucléaire ou le renouvelable, nous avons une vision très équilibrée du mix énergétique de demain, avec un rôle très important du nucléaire en France, bien sûr, mais également des renouvelables qu'il faut continuer à soutenir.

Il ne faut pas oublier le stockage - les batteries, particulièrement pour stocker l'électricité lorsque nous produisons trop d'électricité solaire - et la souveraineté : les énergies renouvelables, une fois installées, produisent de l'électricité de manière indépendante, sans dépendre d'importations, que ce soit de gaz ou d'autres éléments. Même chose pour le biométhane.

Engie est une société résolument en croissance, avec de bons résultats qui lui ont permis, en 2024, de verser 825 millions d'euros de dividendes à l'État actionnaire.

C'est aussi un contribuable important. En 2023, Engie et ses filiales françaises contrôlées à plus de 50 % ont payé environ 2,5 milliards d'euros d'impôts, taxes et cotisations, dont la moitié sont des cotisations et des taxes sur les salaires, 250 millions sont des impôts sur les sociétés - dont on a défalqué les crédits d'impôt - et d'autres impôts et taxes pour environ 1 milliard d'euros.

Nous avons identifié trois catégories d'aides publiques : celles qui sont perçues par Engie mais reversées, celles que nous conservons et les réductions d'impôts et de cotisations.

Pour la première catégorie, notre rôle de service public nous a conduits à reverser au pic de la crise le bouclier tarifaire à nos clients. Nous versons des avances au nom de l'État, qu'il nous rembourse.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous en indiquer le montant ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui : 1,9 milliard d'euros pour l'année en question, soit 2023. Il est bon de rappeler que l'État a été très présent.

Autre aide de cette première catégorie : le fonds chaleur. Ces subventions permettent de réduire le prix final facturé au consommateur, sans aucun impact positif pour le taux de rentabilité du projet pour le groupe. En 2023, nous avons signé 18 conventions pour 92 millions d'engagements, qui ne seront mis en oeuvre qu'au moment de la décision finale d'investissement.

Même chose pour les appels à projets dits « BCIAT » (pour Biomasse chaleur pour l'industrie, l'agriculture et le tertiaire), qui permettent de réduire le coût de la chaleur que nous vendrons à l'industriel si nous développons le projet. En 2023, nous avons signé 35 projets, pour un engagement potentiel de 95 millions d'euros, mais à ce jour, seules quatre conventions parmi les treize qui ont été concrétisées permettront de récupérer ces fonds - soit 19 millions d'euros. C'est dire si les sujets de décarbonation de l'industrie prennent du temps, malgré le soutien public.

Dans la deuxième catégorie, celle des aides perçues et conservées, figurent des aides ponctuelles qui soutiennent le groupe dans des projets industriels destinés à engager des solutions énergétiques pas assez matures, mais très importantes pour aider à décarboner. Dans une relation gagnant-gagnant entre l'État, qui a des politiques de décarbonation, et le groupe, qui a des critères de rentabilité et un certain profil de risques acceptables, ces subventions contribuent à rendre le projet digne d'investissements pour nous. Mais la création de valeur est très importante : cela permet d'amorcer et d'accélérer des politiques énergétiques, mais aussi d'oeuvrer au développement des régions et soutenir l'économie française.

Compte tenu de la raison d'être du groupe, nous faisons appel à ces aides budgétaires uniquement dans les cas d'alignement parfait avec les politiques du pays et en particulier celle de la décarbonation. En 2023, le montant de ces aides était de 30 millions d'euros environ. J'aimerais que ce soit plus, mais ces projets ont un peu de mal à sortir, donc le montant est assez faible.

Premier exemple : le projet Massilia, c'est-à-dire la décarbonation de l'hydrogène vert pour la raffinerie TotalEnergies de la Mède avec un électrolyseur européen, fabriqué par le groupe John Cockerill. Nous sommes actuellement en attente de la validation finale de l'aide.

Deuxième exemple de projet vertueux : France Kérosène, pour la décarbonation de l'aviation grâce à un carburant vert, durable. Nous attendons les résultats de l'appel à projets sur les carburants durables, en espérant bénéficier de 25 millions d'euros pour ce projet.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel pourcentage du montant investi cette subvention représente-t-elle ?

Mme Catherine MacGregor. - Un pourcentage faible. Sur le deuxième projet, quelques pourcents...

M. Olivier Rietmann, président. - Moins de 5 % ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui. Nous vous donnerons des chiffres précis.

La troisième catégorie, celle des aides fiscales et sociales incluant le crédit d'impôt recherche (CIR) et l'aide à l'apprentissage, représente 120 millions d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Tout compris ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui. L'apprentissage représente 20 millions d'euros, le CIR 20 millions d'euros environ.

M. Olivier Rietmann, président. - Donc 80 millions d'euros pour les réductions de cotisations ?

Mme Laurence Jaton, vice-présidente chargée de la direction financière du corporate et fiscale du groupe. - Le plus gros élément, en effet, c'est la réduction des cotisations, pour 72 millions d'euros. L'apprentissage représente 20 millions d'euros. Le CIR, 19 millions d'euros. Le reste, c'est 8 millions pour le mécénat et 2 millions pour la famille.

M. Olivier Rietmann, président. - Sur quels sujets porte le mécénat ?

Mme Catherine MacGregor. - Diversité, inclusion, précarité, biodiversité.

Mme Laurence Jaton. - Ces montants sont stables...

Mme Catherine MacGregor. - ...car ils sont principalement ancrés sur la masse salariale.

L'alternance, qui nous tient particulièrement à coeur, à cause de la pénurie de main d'oeuvre dans certains métiers de l'industrie, recouvre deux types de contrats : l'apprentissage, pour les moins de trente ans, sauf pour les personnes en situation de handicap ; les contrats de professionnalisation, avec un public plus divers : jeunes, adultes en reconversion, demandeurs d'emploi, sans limite d'âge. Nous y sommes très attachés et avons fait de l'alternance un levier très important de notre politique d'inclusion. Nous avons un objectif de 10 % d'alternance d'ici fin 2030 - aujourd'hui, nous sommes à 8,2 %.

M. Olivier Rietmann, président. - La loi de finances pour 2025 a revu les critères des aides à l'alternance : niveau d'étude de l'alternant, taille de l'entreprise... Il y a dix ans, il y avait 400 000 alternants ; ils sont 1 million aujourd'hui. Il y a donc eu une prise de conscience.

C'est aujourd'hui la 20ème édition des rencontres de l'apprentissage au Sénat : il y avait un débat dans l'hémicycle sur l'apprentissage ce matin et j'ai participé à une table ronde avec un certain nombre d'apprentis en salle Clemenceau. L'argent public a servi à amorcer le système, mais on en a encore besoin pour autre chose...

Est-ce un pli qui est dorénavant pris ? Est-ce que les entreprises comme la vôtre ont bien pris conscience aujourd'hui que l'apprentissage, ce n'est pas juste rendre service, c'est aussi préparer l'avenir de l'entreprise, le renouvellement de ses salariés ? Cela n'a pas toujours été le cas.

Le fait que l'État diminue son accompagnement vous freinera-t-il ? Les grandes entreprises sont particulièrement concernées par les baisses, en tant que telles, mais aussi parce que ce sont celles qui vont chercher le plus les très hauts niveaux.

Mme Catherine MacGregor. - Vous avez raison, un changement culturel est intervenu au sein des entreprises. Pour notre part, nous ne modifierons pas notre engagement, car nous sommes convaincus que l'apprentissage est quelque chose de très positif. En outre, les aides allouées en ce domaine nous permettent de fixer des objectifs ambitieux.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour rappel, ces aides s'élèvent à 5 000 euros pour les petites et moyennes entreprises (PME) et à 2 000 euros pour les entreprises de plus grande taille.

Mme Catherine MacGregor. - Notre objectif est de mieux cibler l'apprentissage, qui profite aujourd'hui aux ingénieurs diplômés des grandes écoles. Il devrait plutôt nous permettre d'attirer les jeunes qui sont le plus éloignés de l'emploi. Favorisons l'apprentissage, mais méfions-nous des mesures trop complexes : il faut trouver un bon équilibre entre ciblage et simplicité.

M. Olivier Rietmann, président. - L'apprentissage doit aussi inciter les jeunes à s'intéresser à des métiers techniques en tension qui ont une forte valeur ajoutée.

Mme Catherine MacGregor. - Engie possède son propre centre de formation d'apprentis (CFA) et a mis en place des prépas spécifiques à destination des jeunes les plus éloignés de l'emploi. Nous sommes fiers de voir qu'un tel système peut changer la vie des gens, même s'il suppose des investissements financiers et un accompagnement humain.

Je pense que les mesures de soutien à l'apprentissage peuvent aider les entreprises qui sont prêtes à s'engager à développer ce genre de dispositif.

M. Olivier Rietmann, président. - Quels sont les éléments qui vous ont conduits à créer votre propre CFA ? Considériez-vous que les apprentis formés à l'extérieur n'étaient pas suffisamment adaptés à votre entreprise ? Déploriez-vous l'absence de partenariats avec les services du ministère de l'éducation nationale ?

En Suisse, grâce à des partenariats public-privé très solides, 70 % des 15-24 ans bénéficient de contrats d'alternance sans que les entreprises perçoivent la moindre aide d'État et aient besoin de créer leur propre CFA.

Mme Catherine MacGregor. - La création de notre CFA a répondu à une inadéquation entre les profils recherchés et les métiers en tension dans notre secteur : je pense aux métiers de technicien, d'électricien, de climatiseur, de plombier, etc.

Je souhaite maintenant dire quelques mots des mécanismes réglementaires, qui ne sont pas considérés comme des aides publiques, même s'ils jouent un rôle très important dans la transition énergétique. Tout d'abord, le mécanisme de capacité rémunère la flexibilité et la disponibilité des actifs et permet de maintenir en activité des centrales à gaz qui, autrement, seraient fermées. Les centrales à gaz ont l'avantage de très peu polluer, car elles fonctionnent très rarement. En outre, elles sont source d'emplois directs.

Ce mécanisme est parfois considéré comme une aide d'État, mais il relève bien du market design européen. Il est à la disposition du Gouvernement et nous devons absolument le favoriser.

On peut également citer le complément de rémunération sur les énergies renouvelables. Sur la période 2017-2024, Engie a versé 166 millions d'euros à l'État pour ses parcs solaires et éoliens. Nous nous engageons sur un prix connu à l'avance, mais, selon les fluctuations du marché, l'État peut être gagnant ou perdant, d'où l'intérêt de ce mécanisme.

Une aide publique est bonne du point de vue de l'entreprise dès lors qu'elle repose sur trois éléments : la simplicité, la cohérence et la stabilité.

La simplicité est essentielle, même si Engie, en raison de sa taille, peut très bien gérer la complexité, à l'inverse des petites entreprises. Il n'empêche que la France est championne en matière de complexité. Nous devons donc veiller à ce que les aides publiques soient les plus efficaces et lisibles possible. À cet égard, le dialogue avec l'administration est extrêmement utile. Notre service de partenariat permet ainsi d'échanger sur les sujets fiscaux. En règle générale, nous soutenons tout ce qui peut favoriser les discussions, les demandes d'avis et les consultations en amont des décisions.

Est-il opportun de comparer la France aux États-Unis en matière énergétique ? Aujourd'hui, il est clair que la situation a changé, mais je ne ferai pas de commentaires sur l'actualité.

La stabilité est également un élément clé pour la France et l'Europe : elle peut devenir un véritable avantage concurrentiel, si on sait la maintenir. L'Inflation Reduction Act (IRA) a souvent été invoqué en Europe comme l'exemple de ce qu'il faut faire en matière de simplification. En effet, les crédits d'impôt mis en place permettent de comprendre aisément les bénéfices attendus pour tel ou tel projet.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre groupe a-t-il des activités aux États-Unis ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui, aux États-Unis, Engie est un important développeur d'énergies renouvelables, qu'il s'agisse de l'éolien ou du solaire, et oeuvre au stockage de l'énergie.

Enfin, la cohérence est indispensable. Nous sommes toujours à la recherche d'une politique publique énergétique claire permettant d'assurer la cohésion des diverses aides publiques.

L'État a développé une politique d'installation de panneaux solaires, majoritairement importés de Chine. Le crédit d'impôt au titre des investissements dans l'industrie verte (C3IV) a été créé en 2024 pour soutenir l'implantation d'énergies vertes. Tout cela traduit une démarche assez vertueuse.

Par ailleurs, Engie a lancé un projet de développement des énergies solaires suffisamment important et indépendant sur le plan financier pour ne pas avoir à demander d'aides publiques. Or ce projet se heurte aux difficultés de mise en oeuvre de l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Je serai bientôt contrainte d'y mettre un terme, malgré le soutien local et les millions d'euros que nous avons dépensés.

Face aux injonctions contradictoires - d'un côté, développer les énergies renouvelables ; de l'autre, respecter la réglementation -, nos politiques doivent être cohérentes et hiérarchisées.

Le fait de disposer d'un cadre clair et stable dans un monde bouleversé dont on ne connaît pas les règles est un avantage pour investir dans la politique énergétique. Ainsi, il est important que la France se dote d'une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Elle pourra ainsi continuer de développer le nucléaire, les énergies renouvelables et les batteries.

M. Olivier Rietmann, président. - Le groupe Engie perçoit-il des aides de la part de l'Union européenne ?

Mme Laurence Jaton. - Oui, mais elles ne sont pas très nombreuses. En 2024, nous avons bénéficié de 4 millions d'euros pour conduire des projets sur plusieurs années.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Disposez-vous d'un chiffrage global des montants d'aides que vous percevez, notamment dans le cadre du chèque énergie ?

Mme Laurence Jaton. - En 2023, nous avons bénéficié de 150 millions d'euros d'aides. Nous en avons restitué une partie, car l'achat de biométhane, dont le prix est supérieur à celui du marché, est compensé par l'État. Quant aux aides perçues au titre du bouclier tarifaire, elles se sont élevées à 1,9 milliard d'euros sur la seule année 2023 et à 2 milliards d'euros sur la période 2023-2024.

Du reste, concernant le chèque énergie, nous n'avons aucun chiffrage à vous communiquer.

Mme Catherine MacGregor. - Le chèque énergie est versé directement par l'État à nos clients.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est une aide perçue par le consommateur, vous devez donc en connaître le nombre de bénéficiaires. Vous pourrez nous transmettre davantage d'éléments sur ce sujet par écrit.

Vous présentez le bouclier tarifaire comme une aide indirecte versée par l'État que vous restituez à vos clients. En réalité, aucun consommateur n'a reçu d'argent de la part de son fournisseur d'énergie. Face à la flambée des prix de l'énergie, causée à la fois par la guerre en Ukraine et les effets de marchés - le pic atteint en août 2022 n'est pas uniquement lié à l'augmentation du coût de production -, l'État a décidé de plafonner le montant des factures au-delà de 320 euros par mégawattheure, ce qui représentait déjà huit fois le prix de base.

En 2023, le groupe Engie percevait 1,9 milliard d'euros au titre du bouclier tarifaire, alors qu'il enregistrait 5,2 milliards d'euros de résultat net et distribuait 3,4 milliards d'euros de dividendes à ses actionnaires. Cette subvention a pesé très lourd dans le budget de l'État, ce qui peut nous amener à douter de sa légitimité.

Mme Catherine MacGregor. - Nous avons une vision très différente, monsieur le rapporteur. Engie achète et vend du gaz aux prix du marché. Or, lorsque ces derniers explosent, nous sommes obligés de les répercuter sur les factures adressées au client. Néanmoins, l'État a décidé de caper leur montant. Cela a entraîné une perte financière significative que le Gouvernement s'est engagé à compenser, sous la supervision de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Les bons résultats obtenus par les énergéticiens n'ont rien à voir avec le bouclier tarifaire ; ils dépendent d'autres activités.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il est tout de même surprenant que les résultats de tous les opérateurs du domaine de l'énergie aient fait un bond formidable en 2023 !

Mme Catherine MacGregor. - Nos actifs sont exposés aux prix du marché de l'électricité. Comme ces derniers ont augmenté cette année-là, nous avons eu une bonne performance qui s'est traduite par des résultats financiers positifs. Concernant la vente de gaz et d'électricité, il faut regarder d'où vient le profit.

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise, à l'intention du rapporteur, que l'État doit assumer la différence lorsqu'il décide de caper le montant des factures de consommation d'énergie. Sans le bouclier tarifaire, Engie aurait adressé à ses clients des factures correspondant au prix auquel elle achetait le gaz, en plus des marges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous assumons d'avoir un débat contradictoire sur le sujet. Pour ma part, je continue à penser que nous avons dépensé beaucoup d'argent public en 2023 ; j'avais eu l'occasion d'évoquer ce sujet avec la présidente de la CRE, Mme Wargon. Le plafonnement des prix qui a été décidé pour indemniser les pertes d'Engie a été très largement surestimé. Les factures auraient probablement atteint 700 ou 800 euros, mais le pic de la hausse des prix n'a duré qu'une semaine et ne s'est pas étalé sur l'année.

J'insiste, le bouclier tarifaire a pesé lourd dans le budget de l'État, alors même qu'Engie a distribué des dividendes record à ses actionnaires.

Par ailleurs, vous avez bénéficié de 20 millions d'euros dans le cadre du CIR, ce qui est extrêmement peu. Comment avez-vous utilisé cette somme et combien de brevets avez-vous déposés chaque année ?

Mme Catherine MacGregor. - Le CIR a principalement été utilisé par nos 475 chercheurs basés en France. Pour rappel, notre activité de développement et d'innovation et assez réduite : nous travaillons avec les développeurs et nous appliquons leurs technologies, mais nous ne les vendons pas.

En 2024, nous n'avons même pas déposé dix brevets, ce qui est extrêmement peu. Dans ces conditions, le CIR a moins bénéficié à Engie qu'aux entreprises pour lesquelles la recherche crée de la valeur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos projets de recherche sont-ils exclusivement conduits en interne ou faites-vous appel à de la sous-traitance en France et au sein de l'Union européenne ?

Mme Laurence Jaton. - Nous recourons à de la sous-traitance, mais dans des proportions assez faibles et dans le respect des plafonds européens. Ainsi, nous consacrons un peu plus de 3 millions d'euros à la sous-traitance interne au sein de l'Union européenne.

M. Olivier Rietmann, président. - Quelle est la part d'externalisation entre la France et l'étranger ?

Mme Laurence Jaton. - Nous avons parfois recours à de la sous-traitance à l'étranger, surtout en Belgique pour l'énergie nucléaire et hydraulique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Faites-vous appel à l'IP box, qui est un régime fiscal favorable pour les brevets ?

Mme Laurence Jaton. - Non, ce n'est pas le cas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous une estimation des sommes perçues au titre du CICE ? Ce dispositif a-t-il contribué au maintien de l'emploi, ainsi qu'au développement de nouvelles technologies et de la compétitivité ?

Mme Laurence Jaton. - En 2017, Engie a bénéficié de 100 millions d'euros au titre du CICE, mais, à l'époque, le groupe était plus grand, car nous n'avions pas encore procédé à certaines cessions. Nous ne pouvons donc pas comparer le montant de cette aide aux 72 millions d'euros d'exonérations de cotisations dont nous avons bénéficié. Le CICE a surtout servi au maintien des prix.

M. Olivier Rietmann, président. - Le CICE a-t-il été intégralement reporté sous forme d'exonérations de cotisations ?

Mme Laurence Jaton. - Non, nous avons subi quelques pertes. Notez que le montant du CICE était plus élevé que les réductions de charges actuelles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le CICE représente donc environ 600 millions d'euros sur les six ans d'application du dispositif. À quoi cette somme considérable a-t-elle servi, même si j'entends bien que le groupe a évolué depuis ?

Mme Laurence Jaton. - Nos activités de services ont été concernées au premier chef, car elles se déploient dans un contexte de forte concurrence, dans le cadre d'appels d'offres. Le CICE a permis de placer toutes les entreprises sur un pied d'égalité, ce qui a eu in fine un impact sur les prix.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne détenez plus le record du versement de dividendes, TotalEnergies occupant désormais la place de leader dans ce domaine. Engie demeure cependant un placement plus que sûr pour les investisseurs...

M. Olivier Rietmann, président. - Dont l'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout à fait. Votre résultat net mondial a crû de 2022 à 2024, environ 65 % dudit résultat étant versé en dividendes, ce qui vous place, me semble-t-il, parmi les trois investissements les plus rémunérateurs, avec un rendement brut compris entre 8 et 10 %. Je précise, cependant, que vous avez annulé le versement de dividendes en 2020.

En revanche, vous avez également procédé à des rachats d'actions, pratique que Louis Gallois - qu'on ne peut guère qualifier de néomarxiste - estime être une perversion du système.

Ces considérations m'amènent à la question de votre relation avec l'État, qui reste un des actionnaires de référence d'Engie avec environ 23,6 % du total des parts. S'agit-il d'un atout ou d'un frein pour vous ? L'État est-il un actionnaire comme un autre, ou porte-t-il des exigences particulières en termes d'investissements d'avenir et de maintien de l'emploi ?

Mme Catherine MacGregor. - Nous ne menons pas de programme de rachats d'actions, sauf pour compenser la dilution liée à l'actionnariat salarié. Il ne s'agit en aucun cas d'une politique de rachats massifs, ce qui peut d'ailleurs nous être reproché par certains de nos actionnaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rachat d'actions n'est donc pas organisé chez vous pour augmenter artificiellement leur cours ?

Mme Catherine MacGregor. - Disons que notre politique de retour à nos actionnaires est centrée autour d'une politique de dividendes, dont nous souhaitons qu'elle soit la plus constante possible, afin de conserver la confiance des investisseurs : celle-ci s'appuie sur une certaine prévisibilité.

Le profil d'utility que j'évoquais précédemment implique d'ailleurs cette prévisibilité, l'absence d'effet de surprise et la perspective d'un dividende sur lequel nos investisseurs peuvent compter, dans la mesure où les résultats sont au rendez-vous, bien sûr. C'est la raison pour laquelle cette politique de dividendes s'exprime en pourcentage de résultat net récurrent, pratique qui est d'ailleurs assez courante dans notre secteur.

Je pense d'ailleurs, si vous me le permettez, monsieur le rapporteur, qu'il vaudrait mieux nous comparer avec des sociétés qui présentent ce même profil et une politique de rémunération des actionnaires similaire, plutôt qu'avec d'autres sociétés du CAC 40.

La constance et la régularité nous tiennent donc particulièrement à coeur et, quand les résultats sont bons, nous nous assurons que les actionnaires en bénéficient, toujours en recherchant un équilibre avec la croissance du groupe et le maintien d'un bilan de qualité, et en ayant en tête la nécessité d'assurer la pérennité environnementale et économique d'Engie.

Pour ce qui est de l'État actionnaire, qui détient près de 24 % de nos actions, il joue d'abord un rôle essentiel de soutien à la stratégie du groupe, s'assurant de sa bonne mise en oeuvre. Les aspects sociaux et environnementaux auxquels l'État prête davantage attention sont inclus dans la stratégie d'Engie, ce qui me fait souvent dire que notre raison d'être et notre modèle de création de valeur sont alignés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne répondez qu'à moitié à ma question. L'État impose-t-il d'autres exigences que les actionnaires privés ? Ces derniers sont avant tout intéressés par la rentabilité, et moins par le maintien de l'emploi en France.

Mme Catherine MacGregor. - Chaque actionnaire peut avoir ses propres sujets de prédilection. Engie interagit avec l'État de plusieurs manières : tout d'abord, l'État régule l'ensemble des infrastructures gazières et s'assure qu'Engie maintient ses actifs de la manière la plus sécurisée et la plus économique possible.

Ensuite, l'État détermine la politique énergétique, en lançant par exemple des appels d'offres pour les panneaux solaires ou pour l'éolien en mer : il est donc logiquement un interlocuteur de premier plan. Il n'est pas le seul actionnaire à avoir une vision de long terme, mais, de manière générale, nos vues sont alignées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite en venir à la question sociale, sujet sur lequel j'ai déjà eu l'occasion de vous interpeller. Le groupe a connu des restructurations importantes avant votre prise de fonction, s'étant notamment séparé de dix-sept centres d'appel.

Comme dans toute entreprise, des questions salariales se posent, notamment pour les salariés relevant du statut des industries électriques et gazières (IEG). Votre groupe est également actionnaire de GRDF, entreprise qui s'apprête à subir un plan de restructuration qui courra jusqu'en 2028, avec à la clé une réduction des effectifs de l'ordre de 15 %, soit environ 2 200 postes.

Comment voyez-vous les choses en tant qu'actionnaire ? Dans cette entreprise, le climat social est plus dur qu'ailleurs et je m'inquiète de ces suppressions d'emplois.

Mme Catherine MacGregor. - La responsabilité d'un groupe tel qu'Engie consiste à s'assurer que la transition énergétique soit abordable pour tous. À cet effet, nous devons continuer à trouver des leviers de compétitivité et de performance : il arrive que certaines entités se retrouvent en grande difficulté économique malgré des efforts de redressement entrepris pendant plusieurs années, ce qui peut nous amener à prendre des décisions difficiles telles qu'une cession, éventuellement assortie de suppressions d'emplois.

Tel a été le cas non pas de GRDF, mais de notre filiale EVBox, pour laquelle nous avons dépensé des centaines de millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'avais même pas évoqué ce dossier, mais vous savez bien que je le connais.

Mme Catherine MacGregor. - Même si elle engrange de bons résultats, une entreprise ne peut pas toujours conserver une entité qui n'est pas à la hauteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'échec de cette entreprise spécialisée dans les bornes de recharge est d'ailleurs incompréhensible, compte tenu du développement du marché des véhicules électriques.

Mme Catherine MacGregor. - Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Pour en revenir à GRDF, le profil d'activité va changer puisque la consommation de gaz est appelée à diminuer dans l'Hexagone : le réseau transportera donc moins de molécules et, sans action de notre part, les prix augmenteront pour chaque client final.

Dans la mesure où il s'agit d'un actif régulé, il importe de minimiser la hausse subie par chaque client au travers de la recherche de performance. Nous pourrions très bien délaisser la performance de GRDF et laisser l'État payer l'addition, mais telle n'est pas notre orientation.

Nous diminuerons donc les coûts, dans le plus grand respect des collaborateurs et de leurs statuts. Les chiffres que vous avez cités m'interrogent, car ceux dont je dispose sont un peu plus faibles. Nous prendrons le temps nécessaire dans ce dossier, en respectant le dialogue social : avec une échéance en 2028, il n'est pas question d'agir avec brutalité.

Je vous signale d'ailleurs, monsieur le rapporteur, que l'un de nos collaborateurs - représentant syndical - a souligné, au cours de l'un de nos échanges, l'importance d'adopter des mesures de performance, en mettant en avant le risque de devenir trop chers pour la société. Il s'agit en effet d'une véritable menace pour nous.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La diminution des volumes de gaz transportés ne changera rien au fait que la sécurité du réseau devra continuer à être assurée par des femmes et des hommes sous statut, les salariés ne pouvant être la seule variable d'ajustement.

Je tiens en effet à souligner que le nombre de salariés de GRDF est infiniment plus petit que le nombre de taxes qui pèsent sur la facture des clients ! Ne faisons donc pas croire que le nombre de travailleurs est le facteur le plus déterminant dans le coût final.

Dans le débat public, les salariés sous statut, qu'ils soient cheminots, gaziers ou électriciens, sont souvent présentés comme des privilégiés, alors que c'est loin d'être dans le cas. En tout état de cause, il faudra des salariés pour faire tourner la machine.

Mme Catherine MacGregor. - Nous sommes bien d'accord sur le fait qu'il faudra actionner tous les leviers.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous nous communiquer la masse salariale chargée du groupe Engie ?

Mme Laurence Jaton. - Elle s'élève à 3,2 milliards d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Si on rapporte ce chiffre au montant des exonérations, cela signifie que les salaires sont plutôt élevés au sein du groupe.

M. Daniel Fargeot. - Merci pour vos explications claires. Compte tenu des chiffres que vous avez communiqués, les aides que vous percevez paraissent relativement modestes, notamment en termes de CIR et d'exonérations.

Avez-vous constaté une complexité particulièrement marquée des dispositifs liés à la transition écologique et à la décarbonation ?

Par ailleurs, quelle place les aides publiques occupent-elles dans vos relations avec les pouvoirs publics ? Constatez-vous une différence d'approche entre les services de l'État et les collectivités territoriales ? Seriez-vous favorable à un guichet unique ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous favorable à la transparence en matière d'aides publiques versées aux entreprises ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui, si elle n'entraîne pas un alourdissement de notre travail de reporting.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous évoquions la transparence du côté de l'administration. Nous avons réussi à reporter l'entrée en vigueur de la directive sur les rapports de développement durable des entreprises (CSRD) et ne souhaitons donc pas vous charger d'une tâche supplémentaire.

Mme Catherine MacGregor. - S'agissant des différentes aides, le fonds chaleur de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) est un bon exemple de dispositif efficace.

Quant à la complexité, le principal problème réside dans le fait que les subventions ne correspondent pas nécessairement à la maturité des technologies que nous souhaitons mettre en oeuvre. Dans un cas de figure assez courant, une subvention est obtenue pour un projet, mais avec des contraintes ou des spécifications extrêmement précises, alors que divers événements peuvent survenir au cours de la vie du projet, dont une indisponibilité du fournisseur ou l'apparition d'une technologie plus compétitive : il est alors trop tard pour procéder à des modifications et il faut repartir en arrière, en perdant plusieurs années.

Voilà un exemple très concret de subvention qui ne convient pas à des technologies ou à des projets qui ne sont pas très matures. Il faudrait donc accorder davantage de flexibilité dans le cadre des subventions à l'innovation, afin d'éviter des reports ou des abandons de projets.

M. Daniel Fargeot. - En d'autres termes, les pouvoirs publics ont bien des difficultés à s'adapter aux projets proposés. Il serait intéressant de vous entendre dans le cadre de l'examen du projet de loi « simplification ».

Mme Catherine MacGregor. - Par ailleurs, nous ne pouvons que soutenir une diminution du nombre de guichets.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, mesdames, pour la clarté de vos interventions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 30.

- Présidence de M. Daniel Fargeot, vice-président -

Audition d'Air Liquide - M. François Jackow, directeur général

M. Daniel Fargeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. François Jackow, président-directeur général d'Air Liquide.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Air Liquide.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jackow prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

- établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

- déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

- réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. François Jackow, directeur général d'Air Liquide. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de contribuer aux travaux de cette commission d'enquête. Dans mon propos liminaire, je vais brièvement présenter les caractéristiques du groupe Air Liquide, en particulier en France, dresser le panorama des aides reçues et formuler quelques propositions.

Je tiens d'abord à souligner que dans le contexte actuel, les aides publiques sont cruciales pour assurer la compétitivité, la pérennité et la souveraineté de l'industrie française et européenne. Je me réjouis donc de cette opportunité de réfléchir ensemble à leur impact et aux moyens d'en accroître l'efficacité.

Air Liquide est un groupe international présent dans plus de 60 pays, comptant plus de 66 000 collaborateurs et réalisant un chiffre d'affaires d'environ 28 milliards d'euros. Nos produits principaux - oxygène, azote, hydrogène, CO2 et gaz spéciaux - servent à plus de 80 % à soutenir l'industrie manufacturière, des grandes aciéries aux petits artisans, en passant par l'agroalimentaire et la fabrication de semi-conducteurs. Notre activité dépend donc essentiellement de l'état de l'activité industrielle locale.

Environ 15 % de notre activité concerne le domaine de la santé, notamment l'oxygène médical dans les hôpitaux et la santé à domicile, avec le suivi quotidien de plus de 2 millions de patients chroniques dans plus de 35 pays.

Une particularité importante est que nos produits ne s'exportent pas. Nos installations de production sont situées à proximité immédiate de nos clients, et la distribution de nos produits se fait dans un rayon limité autour de nos centres de production. Notre implantation est donc mondiale mais aussi multi-locale, au plus près de nos clients.

La France représente environ 12 % de notre chiffre d'affaires avec 12 300 collaborateurs répartis sur plus de 300 sites, dont notre siège social à Paris. Nos activités en France comprennent des opérations industrielles et de santé, mais aussi - et c'est une spécificité française - des activités d'innovation et de technologie, de recherche et développement, d'ingénierie et de construction, ainsi que des centres spécialisés comme ceux dédiés aux essais d'hydrogène ou au spatial dans la région de Grenoble, à Sassenage.

Nos décisions d'investissement en France ces cinq dernières années ont dépassé 3 milliards d'euros, avec une nette accélération puisque sur les deux dernières années, plus de 1,5 milliard d'euros ont été engagés, principalement dans la transition énergétique. En 2023, le montant de nos achats auprès de nos 5 000 fournisseurs en France s'est élevé à environ 1,5 milliard d'euros.

Je tiens à souligner une spécificité importante du groupe Air Liquide : 33,4 % de notre capital est détenu par 900 000 actionnaires individuels, dont 82 % sont des citoyens français. C'est, à ma connaissance, la plus forte proportion d'actionnaires individuels parmi les sociétés du CAC 40. Parmi ces actionnaires, nombreux sont ceux qu'on appelle des « petits porteurs », qui bénéficient via les dividendes d'un complément de revenus stable et régulier, souvent transmis aux générations futures. Le portefeuille médian est de 72 titres, soit environ 12 000 euros. De plus, plus de 30 000 salariés du groupe sont actionnaires d'Air Liquide.

Concernant l'évolution de l'emploi en France, j'ai analysé les données sur les dix dernières années pour vous fournir une vision complète et précise. À périmètre comparable, nos effectifs ont progressé de 13 % entre 2013 et 2023, une fois prises en compte les cessions d'activités non stratégiques telles que le matériel de plongée ou de soudage.

Dans le détail, notre activité industrielle compte désormais 2 469 personnes, soit une augmentation de 4 %. Cette progression reflète directement l'évolution du tissu économique français. Le secteur de la santé, qui comprend la fourniture d'oxygène médical aux hôpitaux et l'accompagnement à domicile de patients chroniques, emploie maintenant 5 654 personnes, en hausse de 8 %. Il convient de noter que ce secteur fait face à une dégradation significative de ses conditions d'exercice, malgré des besoins croissants. Notre pôle innovation et technologie a connu la croissance la plus marquée, avec une augmentation de 39 % de ses effectifs qui atteignent 2 218 personnes. Les autres activités, principalement de support, ont vu leurs effectifs croître de 18 %. Cette répartition souligne l'impact positif des aides à l'innovation et à la propriété intellectuelle sur notre structure d'emploi.

Nous avons catégorisé les aides publiques dont nous bénéficions en six domaines : innovation avec notamment nos projets de décarbonation, compétitivité (incluant les aides énergétiques), activités de santé, emploi et apprentissage, aides liées à la période Covid, et déductions fiscales principalement liées à la fondation Air Liquide.

En matière d'innovation, Air Liquide dispose d'un réseau mondial de cinq centres de recherche, dont le principal est situé aux Loges-en-Josas, sur le plateau de Saclay, les 4 autres étant à Tokyo, Shanghai, Francfort et au Delaware. Le crédit d'impôt recherche (CIR) constitue un levier majeur pour notre stratégie d'innovation. Entre 2020 et 2023, nous avons bénéficié en moyenne de 36,4 millions d'euros par an au titre du CIR. Cette aide a été déterminante dans notre décision de réinvestir plus de 50 millions d'euros dans notre campus des Loges-en-Josas en 2018. Actuellement, 64 % de nos dépenses mondiales d'innovation sont réalisées en France, soutenant près de 105 projets de R&D.

Nos activités de recherche en France s'appuient sur de nombreuses collaborations, notamment avec des institutions académiques comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), ainsi qu'avec des start-up et des PME. Nous avons développé environ 200 partenariats à partir de notre centre de recherche des Loges-en-Josas. De plus, nous avons soutenu 40 start-up via notre fonds dédié depuis 2013, dont 11 sont hébergées sur notre site de recherche, bien qu'elles ne soient pas éligibles au CIR.

Les dépenses éligibles au CIR sont réalisées à 97 % en France, les 3 % restants étant alloués à d'autres structures dans l'Espace Économique Européen, notamment notre centre de R&D à Francfort qui bénéficie de l'agrément CIR. Nos programmes de recherche en France se concentrent principalement sur les énergies bas carbone, la décarbonation de l'industrie et de la mobilité, l'hydrogène, et la capture du CO2. Aux États-Unis et en Asie, nos efforts de recherche sont plus tournés vers les semi-conducteurs.

Le dispositif IP Box est également crucial pour notre groupe. Il nous permet de développer et de conserver la propriété intellectuelle en France. En 2023, sur 372 brevets déposés dans le monde par Air Liquide, 215 l'ont été en France. Ce mécanisme crée un cycle vertueux encourageant l'innovation et le dépôt de brevets sur le territoire national. Il existe des mécanismes similaires au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans 20 pays de l'Union européenne. Au regard de la nature confidentielle de ces informations, notamment par rapport à nos concurrents américains, nous vous les transmettrons par écrit.

Les subventions directes aux projets d'innovation, hors CIR, sont relativement limitées. En 2023, le montant global pour l'ensemble des entités Air Liquide en France s'élevait à 400 000 euros, en deçà de la moyenne des cinq dernières années qui était de 1,6 million d'euros.

Pour les aides à la décarbonation, destinées à soutenir des investissements industriels innovants, les montants reçus varient considérablement : 320 000 euros en 2020, 970 000 euros en 2021, 840 000 euros en 2022, 29,8 millions d'euros en 2023, et 47,5 millions d'euros en 2024. Cette augmentation significative s'explique par le fait que 95 % de ces subventions entre 2020 et 2023 sont allouées à des projets de décarbonation du groupe, principalement pour le projet d'électrolyseurs en Normandie. Ce dernier a bénéficié d'une subvention de 190 millions d'euros en 2022, répartie sur six ans.

Il est crucial de mettre ces aides en perspective avec le montant total des investissements du groupe en France, qui s'élève à plus de 3,1 milliards d'euros entre 2020 et 2024. Le projet normand, visant à produire de l'hydrogène bas carbone à l'échelle industrielle, représente un investissement total d'environ 600 millions d'euros. Sans l'aide de 190 millions, ce projet, qui sera le plus grand électrolyseur au monde, n'aurait pas pu voir le jour.

Notre vision est claire : ces aides sont destinées à soutenir des projets solides et prometteurs, mais dont les technologies ou les marchés sont encore émergents et comportent des risques élevés. L'objectif final est de rendre ces technologies et ces marchés viables sans aide à terme. Dans le cas du projet normand, ces subventions permettent à nos clients de bénéficier d'un coût réduit de 20 à 30 % pour l'hydrogène bas carbone, facilitant ainsi la décarbonation de leurs propres procédés.

Il est important de noter que ces aides sont assorties de conditions, notamment l'utilisation de sous-traitants français à hauteur de 50 % minimum, ce que nous dépassons légèrement. Cela contribue au développement d'un véritable écosystème français dans ce domaine, positionnant la France comme un leader mondial des solutions de production d'hydrogène décarboné à grande échelle.

Concernant les aides à la compétitivité énergétique, en tant qu'électro-intensif, Air Liquide a bénéficié en 2023 d'une réduction de taxe sur l'énergie de 50,7 millions d'euros pour l'électricité et de 27 millions d'euros pour le gaz naturel. En 2023, Air Liquide a acheté pour 193 millions d'euros d'électricité et 146 millions d'euros de gaz naturel. S'y ajoutent une compensation CO2 indirecte de 800 000 euros et une aide exceptionnelle de 4 millions d'euros liée à la guerre en Ukraine. D'autres dispositifs, impliquant des contreparties en termes d'efficacité énergétique ou de modification des modes opératoires, ont représenté 14,7 millions d'euros en 2023.

Ces aides énergétiques sont cruciales pour maintenir la compétitivité des entreprises françaises fortement consommatrices d'énergie, l'énergie représentant 30 à 60 % du coût de nos produits. Elles permettent de réduire le coût de l'oxygène ou de l'hydrogène pour nos clients, améliorant ainsi leur compétitivité.

Dans le domaine de la santé, les aides publiques reçues en 2023 s'élèvent à 70 000 euros, principalement pour notre entité de fabrication de respirateurs, Air Liquide Medical Systems et celle produisant des adjuvants de vaccins.

Concernant les aides à l'emploi, pour une masse salariale chargée de 1,1 milliard d'euros en 2023, nous avons bénéficié d'allègements de charges sociales s'élevant à 30 millions d'euros, ainsi que de 4 millions d'euros de crédits d'impôts famille et mécénat, principalement de compétences. Entre 2013 et 2018, nous avions touché en moyenne, au titre du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), 12 millions d'euros par an. Ensuite, à la fin du CICE, le groupe a bénéficié du régime d'allègement de charges sociales pour 23,9 millions d'euros en 2019, 24,3 millions en 2020, 25,2 millions en 2021 et 28,3 millions en 2022. Les aides à l'apprentissage ont représenté 150 000 euros, à mettre en regard des 550 000 euros de taxe d'apprentissage que nous payons.

Il est à noter que le groupe a choisi de ne pas recourir aux dispositifs d'activité partielle lors de la crise sanitaire en 2020, à la fois pour assumer notre part de l'effort national et pour maintenir notre flux de dividendes pour nos actionnaires individuels dans une période difficile.

Enfin, au travers de la Fondation Air Liquide, nous avons bénéficié d'une réduction d'impôts sur les sociétés de 900 000 euros en 2023.

Pour être exhaustif, j'ajoute que nous avons reçu des subventions européennes significatives pour des projets de décarbonation, notamment 191 millions d'euros en 2022 de l'Innovation Fund pour la décarbonation de cimenteries, notamment celles d'Eqiom, et pour les usines de Lhoist, et 166 millions d'euros en 2023 pour le développement d'un pipeline CO2 à Dunkerque. Ces montants seront répartis sur plusieurs années. Nous avons également bénéficié de 860 000 euros du programme Horizon 2020 pour des projets liés à la mobilité.

Pour conclure, je souhaite évoquer quelques pistes concernant les aides publiques en me focalisant sur trois points principaux : la simplification, la conditionnalité, et les domaines potentiellement non couverts actuellement.

Concernant la simplification, je mets en avant deux aspects essentiels. Premièrement, la neutralité technologique est cruciale. Il est impératif que les aides publiques se concentrent sur la définition des objectifs sans imposer les moyens pour y parvenir. Cette approche permet aux entreprises de choisir les solutions technologiques les plus adaptées, évitant ainsi des orientations potentiellement inefficaces à long terme. Deuxièmement, la visibilité pluriannuelle est fondamentale. Les investissements industriels s'inscrivent dans le long terme, et une clarté sur les mécanismes d'aides publiques, notamment sur les calendriers des appels d'offres, serait extrêmement bénéfique. Cela permettrait d'éviter les dépôts précipités de projets peu aboutis et réduirait les délais d'instruction par les autorités.

Je soutiens le principe de conditionnalité des aides, sous réserve qu'elle reste en lien direct avec le projet ou sa localisation. Je préconise également l'introduction d'un critère de « contenu européen » dans les projets, s'inspirant du concept de « Buy European ».

Enfin, j'aimerais attirer votre attention sur des domaines stratégiques actuellement dépourvus d'aides publiques en France, contrairement à d'autres pays. Deux exemples méritent une attention particulière.

Premièrement, l'écosystème des semi-conducteurs, non pas la fabrication elle-même, mais tout ce qui concerne les équipements et les matériaux nécessaires à leur production. Ces éléments sont cruciaux pour la compétitivité et la souveraineté de cette filière. Des pays comme les États-Unis, la Corée, la Chine ou Taïwan ont déjà mis en place des programmes de soutien actifs dans ce domaine.

Deuxièmement, la capture et le stockage du carbone (CCS), un levier majeur pour la décarbonation de l'industrie, reconnu par l'Agence Internationale de l'Énergie comme un élément clé de la transition énergétique. Actuellement, les solutions technologiques dans ce domaine sont plus coûteuses que la taxe carbone. Des mécanismes tels que les contrats sur la différence (CFD) sont nécessaires pour combler cet écart de coût durant une phase transitoire. Nos voisins européens, comme la Belgique, les Pays Bas et l'Allemagne, ont récemment mis en place de tels mécanismes. Leur absence en France dissuade nos clients de lancer des projets de décarbonation.

M. Daniel Fargeot, président. - Je vous remercie pour votre exposé clair et précis. Êtes-vous favorable à la transparence et à la publication des subventions et aides publiques accordées aux entreprises ?

M. François Jackow. - Je suis tout à fait favorable à la transparence des aides publiques. C'est une démarche saine, à condition qu'elle n'engendre pas de charge administrative supplémentaire pour les entreprises.

M. Daniel Fargeot, président. - Je fais référence spécifiquement aux aides octroyées par l'État.

M. François Jackow. - Il est dans l'intérêt de tous de démontrer l'utilisation efficace de l'argent public.

M. Daniel Fargeot, président. - Je vous remercie pour cette clarification et je cède la parole à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre souci de transparence. Hormis l'IP Box, dont vous nous communiquerez le montant par écrit, pourriez-vous nous donner une estimation globale des aides perçues en 2023 ? Nous avons noté les chiffres concernant le CIR et le CICE, mais il serait utile d'avoir une vue d'ensemble.

M. François Jackow. - En 2023, nous avons reçu 30 millions d'euros de subventions et 155 millions d'euros d'aides, incluant les allègements de taxes sur l'énergie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sans révéler le montant exact de l'IP Box, pourriez-vous nous donner une idée de son importance par rapport au CIR ?

M. François Jackow. - Vous aurez toutes les informations sur l'IP Box par écrit. C'est un dispositif très important pour nous. La technologie est au coeur de notre modèle d'affaires, et nous accordons une grande importance à la protection de notre propriété intellectuelle. Nous avons fait des efforts considérables pour localiser cette propriété intellectuelle en France, ce qui est bénéfique pour tous.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'IP Box offre effectivement un avantage fiscal significatif, réduisant le taux d'imposition de 25 % à 10 % si des brevets sont déposés. C'est un mécanisme d'optimisation fiscale légal, conçu pour encourager la localisation des brevets en France. Bien que le débat sur son bien-fondé puisse avoir lieu au Parlement, ce n'est pas l'objet de notre discussion aujourd'hui.

M. François Jackow. - Il est crucial de garder à l'esprit que la compétitivité et la souveraineté se jouent aussi sur le terrain de la technologie et de la propriété intellectuelle. Ce type de mécanisme existe dans de nombreux autres pays, tels que les Pays-Bas, l'Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Le taux de 10,3 % appliqué en France se situe plutôt dans la fourchette haute en comparaison internationale, certains pays proposant des taux encore plus avantageux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends l'importance de cette question, mais pour évaluer l'efficacité de ce dispositif, il est essentiel de connaître les montants précis. Une fois ces informations en notre possession, nous serons en mesure de juger si l'enjeu de compétitivité pour la France justifie cet investissement. Il est évident que l'impact n'est pas le même selon qu'il s'agisse d'un million, dix millions ou cent millions d'euros pour votre entreprise. Cependant, la problématique dépasse le cadre de votre seule société et concerne l'ensemble du système. Actuellement, en l'absence de chiffres concrets et compte tenu du peu d'informations dont nous disposions jusqu'à présent sur ce mécanisme, je pense que le montant global pourrait avoir un impact significatif sur la fiscalité. Pour certaines entreprises, il pourrait même représenter deux à trois fois le montant du CIR, qui fait déjà l'objet de débats. Je ne fais pas spécifiquement référence à Air Liquide, n'ayant pas les chiffres exacts. L'objectif est simplement que, une fois en possession du montant global, les parlementaires puissent évaluer son efficacité lors du prochain budget et décider de son maintien, de son amélioration ou de son renforcement.

M. Daniel Fargeot, président. - Il est crucial pour nous de connaître le montant total des aides accordées par l'État et les collectivités aux entreprises, afin d'évaluer leur pertinence et leur nécessité. Les estimations actuelles varient considérablement, entre 70 et 260 milliards d'euros par an. Nous avons besoin de données précises concernant ces aides, subventions et crédits d'impôt, notamment ceux liés à la compétitivité. Comme vous l'avez justement souligné, la question de la souveraineté est également primordiale. Il est essentiel de préserver notre indépendance dans de nombreux domaines.

M. François Jackow. - Nous vous fournirons ces informations dans un esprit de transparence, tout en respectant bien entendu leur caractère confidentiel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous comprenons parfaitement. Le montant que vous nous communiquerez restera confidentiel et ne sera pas inclus dans notre rapport. Nous avons l'habitude de gérer ce type d'informations sensibles pour d'autres entreprises et nous respecterons cette confidentialité. Cependant, j'ai remarqué que dès que nous abordons le sujet de l'IP Box lors des auditions, la volonté de transparence semble s'estomper et une certaine crispation apparaît. Si nous expliquons clairement qu'il s'agit d'un élément de compétitivité, comme vous l'avez mentionné, et que ce dispositif existe dans d'autres pays de l'Union européenne, cela ne devrait pas poser de problème. Personnellement, je suis plus réservé que certains collègues concernant les schémas d'optimisation fiscale, mais tout peut être sujet à débat. Le manque de transparence sur la question de l'IP Box suscite des doutes, alors que nous avons besoin, au contraire, de clarté et d'explications.

M. Daniel Fargeot, président. - Il est effectivement important de souligner que vous déposez un nombre significatif de brevets en France. Sur 272 brevets déposés en 2023, 215 ont été développés sur le territoire français. Cela représente un atout considérable pour l'attractivité de notre pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Revenons maintenant aux subventions de projets. Vous nous avez présenté en détail le projet Normand'Hy, qui bénéficie de 190 millions d'euros d'aides françaises, auxquels s'ajoutent 200 millions de la Commission européenne, soit un total de 400 millions. C'est une somme considérable. J'ai également noté d'autres projets subventionnés : une installation de captage de CO2 à Port-Jérôme pour 9 millions d'euros, un projet d'hydrogène mobilité à Vitrolles pour 30 millions d'euros entre 2022 et 2024, un projet avec le cimentier Eqiom dans les Hauts-de-France pour 100 millions d'euros, un projet de capture de CO2 à Dunkerque pour 90 millions d'euros, et un autre projet de capture de carbone à Dunkerque nommé d'Artagnan pour 160 millions d'euros. Tous ces projets impliquent votre filiale Alfi.

Au niveau européen, je pourrais également citer des projets à Anvers sur l'hydrogène bas carbone (110 millions du Fonds européen), au Danemark avec un cimentier italien (220 millions de subventions européennes), ou encore aux Pays Bas avec TotalEnergies pour une usine d'hydrogène ELYgator de 200 mégawatts.

En France, je me souviens également d'une subvention de 600 000 euros accordée par la région Île-de-France, qui avait suscité de vifs débats à l'époque.

Je comprends que ces projets s'étalent sur plusieurs années et que les montants sont répartis dans le temps. Néanmoins, il apparaît que votre groupe bénéficie de subventions très importantes pour son développement. Avez-vous une stratégie d'investissement liée aux aides publiques, notamment en France ou dans les pays européens ? Comment décidez-vous d'investir ? La possibilité d'obtenir davantage de subventions influence-t-elle le choix de développer un projet en France, en Italie, au Danemark ou ailleurs ?

M. Daniel Fargeot, président. - Pouvez-vous nous indiquer, approximativement, ce que représente le montant de ces subventions en pourcentage par rapport au coût total des projets concernés ?

M. François Jackow. - Permettez-moi d'apporter quelques clarifications. Vous avez cité plusieurs annonces de presse qui peuvent parfois se référer aux mêmes projets. Concernant le projet Normand'hy, le montant total des subventions n'est pas de 400 millions, mais de 190 millions d'euros.

Les projets mentionnés pour Lhoist, Eqiom et Dunkerque font en réalité partie d'un même ensemble. Lhoist et Eqiom sont les deux émetteurs de CO2 dont nous allons capturer les émissions, puis un pipeline acheminera ce CO2 jusqu'à Dunkerque. L'ensemble de ce dispositif n'est couvert que par les subventions dont je vous ai parlé précédemment.

Concernant les autres subventions régionales, notamment pour la filiale Alfi, elles sont incluses dans le total des subventions que je vous ai communiqué. Nous serons ravis de vous fournir le détail si vous souhaitez vérifier vos sources par rapport aux nôtres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Reprenons point par point pour éviter toute confusion. Si j'ai commis une erreur, je n'aurai aucun problème à l'admettre. En 2015, une subvention de 9 millions d'euros a été accordée pour une installation à Port-Jérôme, concernant le captage de CO2, via la filiale Alfi. Sommes-nous d'accord sur ce point ?

M. François Jackow. - Je ne suis peut-être pas remonté jusqu'à 2015 dans mes données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comme vous, je tiens à la précision, et s'il y a la moindre inexactitude, je n'hésiterai pas à la rectifier.

M. François Jackow. - Nous vous fournirons les tableaux détaillés, qui sont d'ailleurs publics. Il n'y a aucun problème de transparence sur ce point. Pour répondre à votre question centrale sur la manière dont nous décidons des projets, nous les choisissons d'abord en fonction de nos clients, ce qui est évidemment essentiel dans le contexte de la décarbonation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez-moi, mais puisque vous avez remis en question certains chiffres, je pense qu'il est important que nous les examinions un par un.

J'ai donc relevé une subvention de 9 millions d'euros en 2015 pour une installation à Port-Jérôme. En 2022, la construction d'un électrolyseur de 200 mégawatts en Normandie a bénéficié d'une subvention de 190 millions d'euros. De plus, entre 2022 et 2024, un projet d'hydrogène pour la mobilité, comprenant une station et une citerne à Vitrolles, représente un investissement de 30 millions d'euros pour votre filiale Alfi.

M. François Jackow. - Je dois vérifier ces informations dans le détail pour confirmer leur exactitude.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous dites que tous mes chiffres sont faux. Il est essentiel que nous soyons précis. Mes propos sont étayés par des chiffres vérifiés.

M. François Jackow. - Mes collaborateurs viennent de me transmette un tableau détaillé.

M. Daniel Fargeot, président. - Le directeur général va nous donner des chiffres précis.

M. François Jackow. - Je comprends votre démarche, mais nous ne pouvons pas remonter l'historique complet du Groupe Air Liquide depuis sa création en 1902.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ne caricaturez pas mes propos. Mon analyse se concentre sur la période débutant en 2022, à l'exception d'un seul projet datant de 2015.

M. François Jackow. - Voilà le détail des projets pour lesquels nous avons reçu des subventions :

- Projet Normand'hy en 2022, 190 millions d'euros ;

- Projet à La Mède en 2020 : stations hydrogènes, 2,1 millions d'euros, en partenariat avec l'ADEME, la région Sud, et Bpifrance ;

- Projet RISE en 2022 : station hydrogène et centre de conditionnement 600 bars, 8,8 millions d'euros ;

- Projet Zibac Socrate en 2025 : pre-feed pour un hub en Normandie, 650 000 euros, financé par l'ADEME ;

- Projet Zibac Décarbonation en 2023 : études à Dunkerque, 2 millions d'euros ;

- Projet Hyguane en 2023 : électrolyseur à Kourou, 5,6 millions d'euros ;

- Projet d'échangeurs à Belle-Etoile en 2022 : efficacité énergétique, 300 000 euros ;

- Études de faisabilité d'une canalisation CO2 à Dunkerque en 2022 : 70 000 euros ;

- Projet HYREX en 2021 : injection d'hydrogène dans un four à verre, 60 000 euros.

Ces chiffres couvrent l'ensemble de nos investissements en transition énergétique à ma connaissance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions. Ces données, que nous n'avions pas initialement, démontrent la complexité du sujet. Les chiffres que j'ai cités sont exacts, ce qui nous permet de poursuivre notre discussion sur une base factuelle solide.

M. François Jackow. - Nos décisions d'investissement dans la transition énergétique sont principalement guidées par les besoins de nos clients. Nous construisons des unités industrielles destinées à fonctionner pendant 15 à 30 ans, ce qui nécessite des engagements sur le long terme, généralement 15 ans. Notre travail consiste à identifier les sites et les clients capables de soutenir ces investissements sur la durée.

Une fois les clients identifiés, nous entamons un processus technique pour concevoir la meilleure solution, particulièrement dans le domaine de la décarbonation où les technologies sont émergentes. Lorsque le contenu innovant d'un projet le justifie, nous cherchons des aides financières pour compenser les coûts élevés des technologies non matures, rendant ainsi le produit final, comme l'hydrogène décarboné, économiquement viable pour nos clients.

Par exemple, pour le projet en Normandie, les subventions étaient nécessaires pour rendre le coût de l'hydrogène acceptable pour nos clients raffineurs. Nous montons des dossiers argumentés pour obtenir ces aides, en mettant en avant l'innovation technologique et la création de valeur, notamment à travers le développement d'écosystèmes.

Il est important de noter que certains projets ne nécessitent pas de subventions lorsque notre technologie est suffisamment mature et que nous parvenons à un équilibre économique satisfaisant pour le client. C'est le cas, par exemple, d'un projet développé pour TotalEnergies à La Mède utilisant de la biomasse pour produire de l'hydrogène décarboné.

Le montant des subventions varie selon les projets. Pour l'unité d'hydrogène en Normandie, la subvention de 190 millions d'euros représente environ 30 % d'un investissement total de 600 millions d'euros. Cette subvention est cruciale car elle permet d'abaisser le coût de l'hydrogène à un niveau économiquement viable pour notre client. Ainsi, les aides bénéficient à l'ensemble de la chaîne de valeur.

M. Daniel Fargeot, président. - Quelle est votre position sur les avances remboursables ? Considérant que vous bénéficiez d'une aide de l'État à hauteur de 30 % pour votre projet et que vous allez générer un retour sur investissement grâce à votre client sur une période de 12 à 15 ans, seriez-vous favorable à un système où ces subventions initiales seraient remboursables ?

M. François Jackow. - Pour le projet en Normandie, notre modèle économique repose sur un contrat de 15 ans avec notre client. Le remboursement du capital initial s'étale sur huit à dix ans, période durant laquelle nous sommes en déficit. La rentabilité n'est atteinte que dans les dernières années du contrat. Pour nos offres les plus innovantes, l'équilibre économique est particulièrement tendu. Notre modèle ne permet pas d'augmentation significative des volumes, les usines étant conçues pour des besoins spécifiques et stables du client. Le risque majeur réside dans d'éventuels problèmes opérationnels, notamment avec les technologies innovantes, pouvant entraîner des arrêts prolongés ou des remplacements d'équipements coûteux. C'est précisément ce risque industriel que nous assumons pour nos clients.

Je suis ouvert au principe des aides remboursables pour certains projets. Cependant, il est crucial de définir judicieusement les conditions. Il est légitime que l'État, qui a pris une part du risque, bénéficie d'un retour si le projet s'avère particulièrement rentable. Cette approche s'apparente au mécanisme du CFD, où l'État assume le risque si le prix du carbone est inférieur au coût de la chaîne logistique, mais récupère la différence si ce prix dépasse ce coût.

M. Daniel Fargeot, président. - Vous avez mentionné la mise en place d'un modèle économique avec TotalEnergies sans recourir aux subventions. Pourquoi n'avez-vous pas envisagé l'utilisation d'avances remboursables pour faciliter le financement de ce modèle ? Est-ce que la complexité des démarches pour obtenir ces aides publiques a été un frein ?

M. François Jackow. - Il convient de distinguer deux aspects. Concernant la simplification des processus d'obtention des aides, nous y sommes favorables, bien que ce ne soit pas notre priorité actuelle. Notre objectif principal est de développer des solutions économiquement viables sans aide. La majorité de nos investissements, représentant entre 3,5 et 4,5 milliards d'euros annuels à l'échelle mondiale, se réalise sans subvention.

Nous sollicitons des aides uniquement pour des technologies émergentes présentant un intérêt stratégique, notamment dans le domaine de la décarbonation. Ces technologies sont proches de la maturité mais manquent encore d'économies d'échelle et d'expérience. Sans subvention, leur modèle économique n'est pas viable. Nous limitons donc nos demandes d'aide à ces segments pionniers, jugés stratégiques tant par nous que par les politiques industrielles françaises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour clore le sujet des subventions, j'aimerais obtenir des précisions sur une subvention de 600 000 euros accordée par la région Île-de-France en 2018 pour un projet de start-up aux Loges-en-Josas. Cette aide régionale s'est-elle cumulée avec des subventions étatiques ou européennes ? Lorsque vous sollicitez une subvention régionale, informez-vous systématiquement le financeur des autres aides obtenues, qu'elles soient nationales ou européennes ? Comment s'articulent ces différents financements ?

M. François Jackow. - Pourriez-vous me fournir davantage de détails sur ce projet de 2018 ? Un nom ou une information supplémentaire me permettrait de mieux le situer dans l'ensemble des activités du groupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit d'une subvention de 600 000 euros, attribuée le 4 juillet 2023 par la région, pour financer un accélérateur de start-up aux Loges-en-Josas sur le plateau de Saclay.

Ma question porte sur la méthodologie d'une demande de subventions : lorsque vous sollicitez une aide régionale, informez-vous la région des autres financements obtenus, qu'ils soient étatiques ou européens ? Comment gérez-vous la superposition éventuelle de ces différentes aides ?

M. François Jackow. - Je vous remercie pour ces précisions. Il s'agit effectivement d'un projet s'inscrivant dans un investissement global de 50 millions d'euros sur le site des Loges-en-Josas. Notre objectif était de créer un incubateur unique au monde, capable d'accueillir des start-up nécessitant un environnement technique et scientifique spécifique. Nous avons mis à leur disposition des laboratoires pour développer leurs procédés. Cette subvention a probablement servi à l'aménagement de ces laboratoires. Ce projet est un véritable succès et s'inscrit parfaitement dans notre stratégie de développement d'un écosystème innovant sur le plateau de Saclay.

Concernant le cumul de subventions provenant de différentes sources, je n'ai pas d'exemple précis en France combinant actuellement des aides nationales, régionales et européennes. Cependant, cela peut se produire. Dans de tels cas, nous sommes tenus de détailler dans les dossiers les subventions déjà obtenues. Généralement, il y a un financeur principal, et d'éventuels compléments portent sur des aspects différents du projet. Par exemple, en Belgique, nous avons eu des projets de décarbonation bénéficiant de subventions européennes, nationales et régionales, mais toujours en toute transparence, ces aides étant publiques. Nous n'avons ni l'intention ni l'intérêt de dissimuler ces informations.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez indiqué qu'Air Liquide avait bénéficié d'un montant moyen de 36,4 millions d'euros sur les trois dernières années au titre du crédit d'impôts recherche (CIR). Mes propres recherches basées sur les liasses fiscales montrent des chiffres légèrement inférieurs : 36,2 millions pour 2022, 35,8 millions pour 2023 et 35 millions pour 2024. Combien de chercheurs employez-vous ? Le CIR est-il utilisé exclusivement en France ou partiellement au sein de l'Union européenne ? Faites-vous appel à de la sous-traitance ? Enfin, pourriez-vous nous rappeler le montant global de vos activités de R&D en France et la part que représente le crédit d'impôt recherche dans ce total ?

M. François Jackow. - Notre centre principal aux Loges-en-Josas compte environ 280 personnes. Le CIR est principalement utilisé par nos équipes de recherche en France, souvent en collaboration avec des partenaires académiques, notamment dans le cadre d'accords avec le CNRS et diverses universités. Comme je l'ai mentionné précédemment, 97 % de nos activités de recherche sont réalisées en France par des équipes Air Liquide. Les 3 % restants sont effectués dans l'Espace économique européen, dont deux tiers dans nos propres centres, notamment à Francfort qui bénéficie de l'agrément pour le CIR. Le dernier pourcent est réalisé avec d'autres partenaires européens. Nos activités de recherche sont donc très concentrées géographiquement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner une estimation du montant global de R&D en France ?

M. François Jackow. - Nous ne communiquons pas spécifiquement sur le montant de R&D en France. En revanche, je peux vous indiquer que le budget d'innovation total pour le groupe s'élève à environ 300 millions d'euros par an à l'échelle mondiale. Sachant que 64 % de notre recherche est effectuée en France, vous pouvez en déduire une estimation pour la France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces chiffres devront être analysés en tenant compte du montant de l'IP Box pour déterminer le pourcentage total d'aides publiques en R&D en France.

Concernant l'emploi, vous avez évoqué une stabilité des effectifs. Mes données indiquent 11 937 salariés pour 2024, ce qui est proche des 12 300 que vous avez annoncés. Cependant, la situation dans le secteur de la santé à domicile soulève des inquiétudes. Vous êtes confronté à plusieurs plans de sauvegarde de l'emploi, que vous pourriez éventuellement transformer en plans de départ volontaire. Pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ? Pour Pharmadom, le plan Ergon concerne environ 938 salariés. VitalAire prévoit 470 suppressions de postes, et Alfi 223. Au total, cela représente environ 1 600 postes menacés dans l'année en cours pour la filière santé et santé à domicile. Cette situation est en partie due aux déremboursements de la Sécurité sociale, ce qui soulève la question de considérer ces remboursements comme une aide indirecte. Les marges de ces sociétés, qui étaient auparavant d'environ 20 %, se sont effondrées. Ces suppressions d'emplois visent-elles à retrouver une marge opérationnelle d'environ 20 %, ou d'autres facteurs entrent-ils en jeu dans ces décisions ?

M. François Jackow. - En tant que dirigeant, ma priorité est d'assurer la pérennité du groupe, ce qui implique de garantir la viabilité de chacune de nos activités. Le secteur de la santé à domicile en France est un secteur crucial qui prend en charge 4 millions de patients chroniques, impliquant 2 400 entreprises, dont de nombreuses PME et TPE, ainsi que quelques acteurs nationaux majeurs comme Air Liquide. Ce secteur des prestataires de santé à domicile (PSAD) emploie 33 000 salariés en France, dont 6 000 professionnels de santé. Cependant, il traverse actuellement une crise. Au cours des dix dernières années, il a subi plus de 700 millions d'euros de baisses de remboursement. Une étude menée par le cabinet indépendant Asterès a révélé que les marges de l'ensemble du secteur étaient proches de zéro en 2022 et sont devenues négatives en 2023. Cette année encore, une réduction de 5 % des remboursements a été actée, notamment pour l'apnée du sommeil.

Air Liquide souhaite maintenir sa présence dans ce domaine tout en le transformant. Il existe un paradoxe : pour des pathologies chroniques comme l'apnée du sommeil, le niveau de remboursement en France est nettement supérieur à celui d'autres pays européens. Par exemple, en Allemagne, le remboursement moyen est de 250 euros par patient et par an, en Espagne d'environ 280 euros, alors qu'en France, il varie de 540 à 800 euros. Malgré cela, le secteur peine à développer un modèle économique viable. Une réunion avec des acteurs publics est prévue dans les semaines à venir pour discuter de ces enjeux et examiner nos propositions.

Notre groupe doit également se transformer, car notre activité résulte à la fois d'une croissance organique et de nombreuses acquisitions. Par exemple, nous avions jusqu'à présent huit marques différentes en France pour la santé à domicile, que nous prévoyons de rationaliser en trois marques nationales. Nous disposions de 170 sites en France, avec parfois plusieurs sites dans une même ville, comme à Orléans (quatre sites), Toulouse (quatre sites) ou Lille (six sites). Pour repenser notre organisation, nous avons investi plus de 100 millions d'euros dans la transformation de notre outil industriel et le développement d'outils digitaux pour optimiser le suivi des patients. Dans le cadre de cette restructuration, nous avons annoncé la suppression de 1 240 postes au total dans le périmètre de la santé, compensée partiellement par 710 créations, soit une réduction nette de 530 postes. Nous avons mis en place un accompagnement rigoureux pour cette transition difficile. À ce jour, 28 % des personnes concernées ont bénéficié d'une mobilité interne, ce qui représente un défi considérable dans le secteur de la santé, 28 % ont développé des projets personnels, incluant des départs volontaires, tandis que 26 % ont fait l'objet de licenciements économiques. Les 18 % restants sont en cours de reclassement.

Notre engagement dans cet accompagnement se traduit par plus de 44 000 heures de formation. Nous avons également conclu des accords territoriaux, notamment en Indre-et-Loire et en Haute-Garonne, les départements les plus impactés, avec des investissements de 1,2 million d'euros dans des projets locaux. Au total, nous avons alloué 55 millions d'euros à l'accompagnement social des salariés.

Il est important de souligner que nous avons maintenu un dialogue social constructif avec les organisations syndicales représentatives, qui ont d'ailleurs approuvé les accords de transformation. Cette démarche témoigne de notre volonté de prendre nos responsabilités en tant qu'entreprise, tout en contribuant à la transformation nécessaire du système de santé. Notre objectif reste d'assurer un suivi de qualité pour nos 500 000 patients en France, tout en adaptant notre structure aux défis actuels.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces explications, mais je m'interroge sur la cohérence entre la réduction des effectifs et la capacité à répondre aux besoins croissants des patients. Avec une population vieillissante et environ 4 millions de personnes nécessitant des soins, l'accompagnement à domicile deviendra un enjeu majeur dans les 10 à 15 prochaines années. N'y a-t-il pas une contradiction entre la diminution du personnel, qui implique une perte de compétences et de savoir-faire, et les défis à venir ?

Au regard de la solidité financière de votre groupe, n'aurait-il pas été envisageable d'adopter une approche différente ? Une entreprise intégrée comme la vôtre, avec plusieurs filiales, ne pourrait-elle pas traverser une période difficile de quelques années en prévision de l'avenir prometteur du secteur ? Nous avons débattu hier des difficultés du secteur chimique avec ExxonMobil, mais la santé à domicile présente des perspectives de croissance significatives pour les 15 à 20 prochaines années.

Avec une population qui vieillit et qui entre de plus en plus tard dans les établissements spécialisés comme les EHPAD, et compte tenu du souhait légitime des personnes de rester à domicile, ne pensez-vous pas qu'une autre stratégie aurait été plus appropriée ?

M. François Jackow. - Je partage entièrement votre analyse concernant la croissance des besoins en santé, observable en France et à l'échelle internationale. C'est précisément pour cette raison que nous avons choisi d'adopter une approche responsable en tentant d'apporter des solutions à ce défi sociétal majeur. Cependant, nous devons concilier ces besoins croissants avec les contraintes budgétaires et de financement auxquelles nous sommes confrontés.

La contradiction réside principalement dans le fait que la France dépense davantage que ses voisins pour ces pathologies sans parvenir à développer un modèle économique viable. En comparaison avec d'autres pays, comme l'Allemagne où une seule visite physique annuelle est requise, la France impose trois visites physiques la première année. Pourtant, la crise du Covid-19 a démontré l'efficacité de la télémédecine et des dispositifs connectés pour la collecte d'informations.

Il est impératif de transformer notre modèle plutôt que d'attendre passivement. La tendance actuelle, marquée par une réduction de 700 millions d'euros des remboursements sur les dix dernières années, illustre la nécessité d'un changement structurel. Notre objectif est d'améliorer l'efficacité de nos services tout en répondant aux besoins des patients, qui préfèrent généralement être suivis à domicile plutôt qu'à l'hôpital, ce qui est également plus économique pour la société.

Nous avons donc formulé plusieurs propositions visant à modifier le modèle actuel. Bien que la communication de ces idées ait été initialement difficile, je me réjouis de constater que la dynamique de changement semble désormais engagée. Parallèlement, il était nécessaire pour Air Liquide de transformer ses propres organisations pour éliminer certaines inefficacités. Par exemple, la rationalisation de nos 33 centres d'appels en France permettra d'améliorer notre efficacité opérationnelle et notre capacité à répondre aux besoins des patients.

En tant qu'entreprise, nous devons assumer notre responsabilité et nous efforcer de nous améliorer constamment. Cette démarche est essentielle pour pouvoir légitimement demander à l'Assurance Maladie d'augmenter les tarifs de remboursement ou de modifier son modèle. Notre transformation est donc un préalable nécessaire à toute négociation constructive avec les autorités de santé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais aborder la question des dividendes. Vous avez souligné la particularité de votre actionnariat, composé à environ 33 % de petits porteurs. Votre dividende a connu une augmentation constante depuis 2003. Les chiffres montrent une progression significative : 1,33 milliard en 2020, 1,41 milliard en 2021, 1,58 milliard en 2022, et 1,62 milliard en 2023.

Je souhaite également vous interroger sur votre pratique de rachat d'actions. Quelles sont vos motivations ? S'agit-il de racheter des actions pour les céder à l'actionnariat salarié ou d'augmenter artificiellement la valeur de l'action ? Je cite Louis Gallois qui a évoqué une « perversion du système » et même l'AFEP qui recommande de modérer cette pratique en raison des questionnements qu'elle soulève.

Compte tenu de votre base importante de petits porteurs, environ 900 000 représentant 33,4 % de votre actionnariat, quelle est votre stratégie concernant le rachat d'actions ? Envisagez-vous d'intensifier cette pratique ou au contraire de la réduire dans les années à venir ?

M. François Jackow. - Le groupe Air Liquide n'utilise pas les rachats d'actions pour gonfler artificiellement le cours de son titre. Nos rachats d'actions, qui demeurent minimes, servent exclusivement à compenser les actions offertes aux salariés dans le cadre des programmes d'actionnariat salarié et d'attribution d'actions de performance. Notre philosophie est claire : nous souhaitons retourner le cash généré sous forme de dividendes et réinvestir dans notre coeur de métier, à savoir la construction d'usines et la satisfaction des besoins de nos clients.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je tiens à souligner que l'année dernière, deux opérations de rachat d'actions ont eu lieu. En février 2024, 905 000 titres ont été rachetés, représentant 0,17 % du capital, pour un montant de 168 millions d'euros. En décembre 2024, 352 000 titres supplémentaires ont été acquis, soit 0,1 % du capital, pour 55 millions d'euros. Ainsi, sur une année, ces rachats d'actions ont totalisé 225 millions d'euros. Bien que ces montants puissent paraître modestes pris individuellement, leur cumul sur quatre ou cinq ans atteint aisément le milliard d'euros, ce qui impacte significativement le résultat net de l'entreprise.

M. François Jackow. - Il convient de distinguer deux aspects. Premièrement, l'objectif de nos rachats d'actions est de soutenir le développement de l'actionnariat salarié en offrant des actions à nos collaborateurs à des conditions préférentielles. Le pourcentage global reste inférieur à 1 %. Deuxièmement, il faut considérer qu'Air Liquide est un champion français international valorisé à 100 milliards d'euros en bourse. Cette capitalisation explique pourquoi un faible pourcentage de rachat peut représenter des montants significatifs en valeur absolue. Nous devrions nous réjouir de disposer d'un tel champion international français.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne vois aucun rapport entre votre réponse et ma question initiale. L'objet de cette commission d'enquête n'est pas de juger si nous devons nous réjouir ou non de l'existence d'un champion français. Ma question portait spécifiquement sur les rachats d'actions. Vous les qualifiez de minimes, et j'ai effectivement cité les pourcentages qui semblent faibles. Cependant, le montant cumulé avoisine 250 millions d'euros. Si cette pratique se répète chaque année, nous atteignons un milliard d'euros en quatre ans, ce qui impacte directement le résultat net. Il n'y a aucun lien entre cette question et le fait d'avoir un champion français de la santé. Ce sont deux sujets distincts. Je n'ai pas à exprimer de satisfaction ou d'insatisfaction à ce sujet. Bien que je sois heureux de l'existence d'une entreprise comme la vôtre, ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête.

M. François Jackow. - Dans le contexte de la souveraineté industrielle, il est important de disposer de champions internationaux.

M. François Jackow. - Nous partageons cette satisfaction, mais ce n'est pas le sujet de notre discussion. La question porte spécifiquement sur les rachats d'actions. Je tiens à souligner que 250 millions d'euros ne constituent pas une somme négligeable et impactent directement le résultat net de l'entreprise.

M. Daniel Fargeot, président. - Il est vrai que par rapport à une capitalisation de 100 milliards d'euros, ces montants peuvent sembler modestes. Néanmoins, je comprends la préoccupation de Monsieur le rapporteur concernant l'impact cumulé de ces rachats sur le report à nouveau de l'entreprise sur plusieurs années.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite attirer l'attention sur la perspective d'un salarié qui vient de perdre son emploi. Ce dernier, en examinant la stratégie de dividendes et de rachat d'actions de l'entreprise, pourrait s'interroger sur les choix effectués, notamment dans le contexte de l'activité de santé à domicile. Il pourrait se demander si l'entreprise n'aurait pas pu opter pour une autre approche, comme soutenir la stratégie existante en attendant une éventuelle révision de la politique de déremboursement. Le fait d'allouer chaque année 250 millions soulève des interrogations légitimes, y compris à l'Association française des entreprises privées (AFEP). Je suis convaincu que les salariés ont un avis sur cette question, indépendamment de toute considération sur le statut de champion national de l'entreprise.

M. François Jackow. - Pour être exhaustif, je précise que l'AFEP, dont je suis membre du conseil d'administration, recommande les rachats d'actions dans le cadre spécifique des programmes d'actionnariat salarié, ce qui correspond exactement à notre pratique.

M. Daniel Fargeot, président. - C'était précisément ma question. Je souhaitais que vous nous confirmiez que vous participez à cette politique d'actionnariat salarié.

M. François Jackow. - Nous considérons cette politique comme un axe stratégique majeur. Avec plus de 30 000 collaborateurs actionnaires du groupe, cette politique contribue significativement au sentiment d'appartenance à l'entreprise, ce qui est primordial.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions.

M. Daniel Fargeot, président. - Nous vous remercions vivement pour votre intervention qui alimentera substantiellement les travaux de notre commission d'enquête. Conformément à votre engagement, vous nous transmettrez des données qui resteront confidentielles. Nous vous sommes reconnaissants de votre participation à cette audition.

M. François Jackow. - J'espère avoir contribué efficacement à vos travaux et à l'avancement de votre réflexion.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 20.