- Lundi 12 mai 2025
- Audition d'Unilever France - M. Nicolas Liabeuf, président, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière
- Audition de Danone - M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général
- Audition de CMA-CGM - MM. Rodolphe Saadé, président-directeur général, et Ramon Fernandez, directeur financier (sera publiée ultérieurement)
- Mardi 13 mai 2025
- Audition de Kering - MM. François-Henri Pinault, président-directeur général, Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint, et Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles (sera publiée ultérieurement)
- Audition de la SNCF - MM. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général, Philippe Massin, directeur financier, et Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets (sera publiée ultérieurement)
- Audition d'Accor - M. Sébastien Bazin, président-directeur général (sera publiée ultérieurement)
- Mercredi 14 mai 2025
- Jeudi 15 mai 2025
Lundi 12 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 14 h 40.
Audition d'Unilever France - M. Nicolas Liabeuf, président, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière
M. Olivier Rietmann, président. -Nous entamons la dernière semaine d'auditions de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.
Monsieur le président, madame la directrice, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Unilever.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Liabeuf et Mme Amélie Soriano-Johnston prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est donné trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, vous pourrez nous exprimer votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Je formulerai quelques questions pour guider vos propos.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?
Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?
Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Enfin, quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France. - Je vous remercie de votre invitation, qui nous donne l'occasion de contribuer à vos travaux. Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous présenter brièvement notre groupe et son ancrage en France.
Unilever est, historiquement, un groupe anglo-néerlandais dont l'activité se concentre sur les produits d'entretien de la maison, d'hygiène, de beauté, ainsi que sur l'alimentaire. Les entreprises de biens de grande consommation sont en général spécialisées dans l'un ou l'autre de ces deux segments.
Le groupe opère dans 190 pays, c'est-à-dire presque partout dans le monde, dans la très grande majorité via des filiales implantées localement et, plus marginalement, par l'intermédiaire de distributeurs externalisés.
Nos produits sont utilisés quotidiennement par 3,4 milliards de consommateurs dans le monde, ce qui nous confère une responsabilité importante à leur égard. Nous employons directement 122 000 employés, auxquels s'ajoutent les effectifs de nos sous-traitants. Le chiffre d'affaires du groupe dépasse les 60 milliards d'euros.
En France, la présence d'Unilever est ancienne, certaines de nos marques, comme Maille, remontant à plusieurs siècles. Unilever France compte aujourd'hui 1 541 employés et dispose de trois sites industriels : Le Meux, près de Compiègne, qui fabrique principalement des dentifrices ; Chevigny-Saint-Sauveur, près de Dijon, où sont produits les condiments des marques Amora et Maille ; Saint-Dizier, en Haute-Marne, où se situe l'usine Cogesal Miko, dédiée à la production de crèmes glacées.
Un peu plus de la moitié de nos ventes en France sont issues de produits fabriqués sur le territoire national. Il convient toutefois de rappeler que notre organisation industrielle s'étend sur plusieurs pays. Par exemple, l'usine de Le Meux fournit l'ensemble du marché européen en dentifrices. Les crèmes glacées sont plutôt consommées en France, avec une part à l'export. L'usine Amora-Maille produit principalement pour le marché français, mais ses marques ont une forte présence internationale.
Notre portefeuille de marques, tant dans l'alimentaire que dans le non-alimentaire, est solide, avec des positions de leader ou de numéro deux sur la plupart de nos marchés. Sur l'ensemble de l'année, un produit Unilever est présent dans 98 % des foyers français.
Nos usines ont fait l'objet d'investissements significatifs, avec 60 millions d'euros alloués au cours des quatre à cinq dernières années, essentiellement pour accroître les capacités de production et déployer des initiatives de décarbonation, notamment dans le traitement des eaux. Aujourd'hui, toutes nos usines travaillent en circuit fermé pour la réutilisation des eaux traitées.
Lors du sommet Choose France, nous annoncerons 30 millions d'euros d'investissements supplémentaires dans nos trois sites industriels pour l'année 2025. Cette dynamique se poursuit donc.
Unilever France est une société importante, à la fois pour notre groupe et pour l'économie nationale : il s'agit de la quatrième entreprise de produits de grande consommation en France par sa taille, et de la dixième entité du groupe au niveau mondial. Néanmoins, nous représentons seulement 1,6 % du chiffre d'affaires global de nos clients. À l'inverse, les quatre principaux clients représentent 80 % de notre chiffre d'affaires en France, l'alliance la plus importante pesant plus de 30 %, la plus petite environ 10 %. Il s'agit donc d'un marché très concentré.
M. Olivier Rietmann, président. - Qui sont vos clients ?
M. Nicolas Liabeuf. - Ce sont surtout les enseignes de la grande distribution. Nous sommes également présents sur d'autres circuits, notamment en restauration, dans les parcs d'attractions ou les campings, pour la commercialisation des crèmes glacées.
Comme l'ensemble du secteur industriel, notre société a subi une forte vague inflationniste voilà près de deux ans et demi, entraînant cette année-là des coûts supplémentaires d'environ 250 millions d'euros. Nous avons pris à notre charge 136 millions d'euros, afin de préserver l'attractivité des prix de nos marques, le pouvoir d'achat des consommateurs et le dynamisme de nos volumes. Malgré cela, notre profitabilité reste, à ce jour, inférieure à ce qu'elle était dans la période antérieure à cette inflation.
Nos hausses tarifaires ont permis de couvrir à peu près 45 % de l'inflation, les 55 % restants ayant été absorbés par l'entreprise. Certes, les conséquences pour les consommateurs ont été importantes, mais, en termes de prix de cession, nous sommes simplement revenus aux niveaux de 2013. La dynamique de baisse des prix dans le marché français ayant des répercussions sur la rentabilité de nos entreprises, il est nécessaire d'investir en permanence pour gagner en efficience.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites que votre profitabilité reste inférieure à celle d'avant la crise inflationniste. De combien était-elle et de combien est-elle aujourd'hui ?
M. Nicolas Liabeuf. - Dans la mesure où cette audition est publique, je préfère vous transmettre ces éléments par écrit.
M. Olivier Rietmann, président. - Je le comprends. Vous pourrez nous faire parvenir ces informations ultérieurement.
M. Nicolas Liabeuf. -Unilever France a perçu 3 millions d'euros d'aides publiques en moyenne chaque année, soit 0,15 % de notre chiffre d'affaires, qui s'élève à un peu plus de 2 milliards d'euros. En 2023, ce montant s'est élevé à 7 millions d'euros, en raison des aides exceptionnelles sur les coûts énergétiques, notamment de l'électricité et du gaz, en faveur des entreprises consommatrices. Ces soutiens ont également contribué à limiter les répercussions de l'inflation sur les consommateurs français, même si nous en avons absorbé une grande partie. Mme Soriano-Johnston vous donnera le détail de ces chiffres.
M. Olivier Rietmann, président. - Nous attendons effectivement la répartition précise des différents postes.
M. Nicolas Liabeuf. - Je vous présenterai les grandes masses et nous reviendrons ensuite sur chaque poste de manière plus détaillée.
Parmi les 3 millions d'euros, je citerai la contribution énergétique à la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE), les mesures de suramortissement dites « Macron », les réductions de cotisations sociales sur les bas salaires dites « Fillon », ainsi que des crédits d'impôt pour le mécénat et l'apprentissage. À cet égard, nous accueillons en permanence dans nos usines environ 25 apprentis et une cinquantaine d'alternants, bien qu'aucune aide ne soit accordée pour ces derniers.
Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière d'Unilever France. - En 2023, sur les 7 millions d'euros reçus, 4 millions d'euros proviennent des mesures ponctuelles sur le gaz et l'électricité, destinées aux entreprises fortement consommatrices d'énergie, en réponse à la hausse des tarifs de l'énergie.
Près de 150 000 euros de primes ont été attribués dans le cadre des certificats d'économies d'énergie (C2E) par les fournisseurs d'électricité, en contrepartie des investissements réalisés pour réduire notre consommation d'énergie.
Nous avons également bénéficié d'une économie d'un peu moins de 900 000 euros sur la TICFE, du fait d'un taux différencié pour les entreprises électro-intensives.
De plus, une réduction de 50 000 euros a été obtenue sur la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel (TICGN).
À cela s'ajoutent un peu plus de 850 000 euros au titre du suramortissement « Macron », un dispositif fiscal instauré en 2015 et permettant aux entreprises de bénéficier d'une déduction supplémentaire de 40 % de la valeur d'origine des biens éligibles.
Nous avons aussi bénéficié de 870 000 euros au titre de la réduction d'impôt pour le mécénat, en contrepartie des dons réalisés.
Un peu moins de 600 000 euros ont été économisés grâce à la réduction « Fillon » sur les cotisations sociales pour les salariés ayant une rémunération modeste.
Enfin, nous avons reçu 100 000 euros sous forme de subventions pour l'apprentissage.
M. Olivier Rietmann, président. - Par curiosité, j'aimerais que vous précisiez le type de mécénat que vous soutenez, car chaque entreprise a ses priorités en la matière. Vos choix portent-ils sur le patrimoine ?
M. Nicolas Liabeuf. - La majeure partie de notre mécénat consiste en des dons de produits aux associations et aux banques alimentaires, telles que les Restaurants du Coeur. Par ailleurs, lors de la crise du Covid, nous n'avons pas formulé de demandes de prêts garantis par l'État (PGE) ni sollicité de reports de cotisations. Toutefois, en raison de notre capacité à produire des gels hydroalcooliques dans nos usines, nous avons fait des donations à hauteur de 100 000 euros environ.
M. Olivier Rietmann, président. - N'avez-vous rien perçu au titre du chômage partiel durant la crise sanitaire ?
M. Nicolas Liabeuf. - Non ; nous n'avons pas non plus bénéficié du crédit d'impôt recherche (CIR).
M. Olivier Rietmann, président. - J'imagine que, dans le cadre de vos investissements, vous recherchez des subventions, notamment pour la décarbonation.
Mme Amélie Soriano-Johnston. - En effet. L'année dernière, dans l'une de nos usines, nous avons effectué un investissement pour récupérer les calories d'un groupe froid, pour chauffer directement l'eau, sans avoir recours à de l'énergie externe. Nous avons ainsi reçu une prime dans le cadre des C2E, délivrée par notre fournisseur d'énergie.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez donc pas reçu de subvention directe liée à cet investissement ?
Mme Amélie Soriano-Johnston. - C'est cela.
M. Olivier Rietmann, président. - À titre d'exemple, pouvez-vous nous indiquer les montants investis et la prime que vous avez reçue ?
Mme Amélie Soriano-Johnston. - L'investissement avoisinait 1,3 million à 1,4 million d'euros, et la prime au titre des C2E s'élevait à 1,1 million d'euros.
M. Nicolas Liabeuf. -Sur les 60 millions d'euros d'investissements réalisés sur les quatre dernières années dans nos usines, 4 millions à 5 millions d'euros ont été consacrés à la décarbonation, ce qui nous a permis de réduire nos émissions de 23 %.
M. Olivier Rietmann, président. - Les 55 autres millions d'euros sont-ils consacrés à de l'investissement industriel ?
M. Nicolas Liabeuf. - Tout à fait. Comme l'a précisé Mme Amélie Soriano-Johnston, ces investissements portent sur l'acquisition de nouvelles machines. Pour le reste, ces montants ont été consacrés, pour l'essentiel, à l'augmentation des capacités de production.
M. Olivier Rietmann, président. - Avez-vous bénéficié de subventions sur ces investissements industriels ?
M. Nicolas Liabeuf. - Pas à ma connaissance.
M. Olivier Rietmann, président. - En ce qui concerne les 30 millions d'euros pour 2025 que vous prévoyez d'annoncer lors du sommet Choose France, une part de ce montant est-elle conditionnée à l'obtention de subventions ?
M. Nicolas Liabeuf. - Pas à ma connaissance non plus, mais je vérifierai ce point et vous apporterai une confirmation.
En 2023, parallèlement aux 7 millions d'euros d'aides et subventions reçues, Unilever a contribué aux finances publiques à hauteur de 70 millions d'euros, tous types d'impôts confondus, et a acquitté près de 150 millions d'euros de taxes diverses, y compris la TVA.
M. Olivier Rietmann, président. - Les 70 millions d'euros font-ils partie de ces 150 millions d'euros ?
M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant total de votre masse salariale en France ?
M. Nicolas Liabeuf. - Nous comptons 1 541 employés en France. Je vous communiquerai par écrit le chiffre exact de la masse salariale.
M. Olivier Rietmann, président. - Au regard des 600 000 euros d'exonérations ou de réductions de cotisations sociales, cela permet d'apporter un éclairage supplémentaire et de relativiser les montants en jeu.
Pouvez-vous nous donner votre chiffre d'affaires en France ? Nous ne disposons que du chiffre d'affaires mondial.
M. Nicolas Liabeuf. - Le chiffre d'affaires en France s'établissait à 2,168 milliards d'euros pour l'année 2023.
J'en viens à votre question sur les principales différences entre la France et les autres pays en matière d'aides reçues. Quel que soit le pays, Unilever est assez peu demandeur de subventions ; nous bénéficions des mesures en place, mais nous ne sommes pas proactifs en la matière, car nos implantations et nos investissements sont principalement motivés par la réponse aux besoins des consommateurs, donc l'implantation de ces derniers.
Vous nous interrogez aussi sur nos sous-traitants. Unilever a recours à la sous-traitance principalement en amont, pour la production agricole. Je pense notamment à la graine de moutarde. Vous vous souvenez la crise qu'a traversée cette production il y a deux ans. La revalorisation des cours mondiaux a permis de réintégrer la culture de la graine de moutarde en France ; là où le ratio d'approvisionnement était de 20 % de production française et de 80 % de production canadienne, on est aujourd'hui à peu près à parité. Outre Unilever, on trouve en Bourgogne beaucoup de fabricants de moutarde, la plupart de bien plus petite taille. Nous nous attachons à ne pas commander toutes les quantités disponibles pour laisser de la matière première aux petites entreprises. Nous mettons aussi à la disposition de l'ensemble des fabricants de moutarde de l'interprofession une ligne pilote dans notre usine pour que chacun puisse tester la qualité de l'émulsion.
Toujours en amont, nous avons aussi un accord avec le groupe Agrial pour la crème servant de base à nos crèmes glacées, notamment pour la marque Carte d'Or en France.
En aval, nous recourons pour toute la logistique - entrepôts comme livraisons - à des sous-traitants comme FM Logistic ou Stef. Je ne saurais vous dire à quels types d'aides ces entreprises font appel ; nous nous renseignerons si besoin est.
J'en viens au suivi et à l'évaluation des aides reçues. En interne, nous suivons de manière précise leur réception et leur mise en application. En externe, nous recevons peu de demandes de reporting sur les aides ; nous y sommes ouverts à la condition que ce soit simple et efficace. L'évaluation est assez directe : ainsi, l'aide énergétique de 4 millions d'euros reçue en 2023 nous a permis de limiter la répercussion de l'inflation sur les prix de vente à la grande distribution, donc aux consommateurs. L'aide aux investissements de décarbonation produit aussi des effets mesurables assez rapidement dans nos émissions de gaz à effet de serre.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vois que vous avez reçu 100 000 euros d'aide pour recruter 25 apprentis. S'il n'y avait pas eu cette aide, ou si elle avait été moins importante, auriez-vous été dissuadés de prendre des apprentis ?
M. Nicolas Liabeuf. - L'aide nous encourage évidemment, mais son absence ne nous aurait peut-être pas dissuadés d'embaucher des apprentis. Le véritable enjeu dans nos usines, c'est que près de 50 % de nos effectifs vont partir à la retraite dans les prochaines années.
M. Olivier Rietmann, président. - Le recours aux apprentis vous permet donc de former aux méthodes et à la culture de l'entreprise des jeunes dont une partie, vous l'espérez, restera chez vous.
M. Nicolas Liabeuf. - Exactement. Pour ne rien vous cacher, on regrette un manque de candidats, nous avons encore du mal à recruter. Nous discutons en Haute-Marne de la création de centres d'apprentissage qui permettraient à plus de personnes de rentrer dans nos entreprises avant que les détenteurs du savoir ne partent à la retraite.
J'en viens à vos interrogations sur la conditionnalité des aides. Nous sommes là aussi complètement ouverts tant que le process reste simple et efficace : toute demande de ce type exige que des salariés passent du temps à y répondre... L'important, si un tel système était mis en place, serait qu'il perdure de manière stable, afin que nous puissions définir notre stratégie en matière d'aides à long terme. Ainsi de l'apprentissage : si les conditions d'octroi des aides devaient évoluer, il faudrait le savoir au plus vite.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci de nous avoir fourni tous ces chiffres. Je n'ai pas compris si le chiffre de 70 millions d'euros que vous citiez correspondait aux sommes acquittées pour le seul impôt sur les sociétés (IS), ou si c'était pour une somme des différents impôts.
Permettez-moi de citer deux chiffres que vous avez omis : le groupe Unilever, à l'échelle mondiale, a versé 4,4 milliards d'euros de dividendes et a procédé à des rachats d'actions pour 1,5 milliard d'euros l'année dernière.
Si vous ne bénéficiez plus du CIR, c'est bien, me semble-t-il, parce que l'ensemble de la recherche et développement (R&D) du groupe a quitté la France pour se concentrer en Italie et aux Pays-Bas. Pouvez-vous le confirmer ?
On nous interpelle parfois sur le CICE. Pouvez-vous nous donner le montant moyen des sommes que ce dispositif vous a procuré entre 2013 et 2018 ?
M. Nicolas Liabeuf. - Les centres de recherche d'Unilever ont été regroupés de manière à créer des pôles d'excellence. Pour la partie alimentaire, on en trouve aux Pays-Bas, principalement pour la production de mayonnaise, mais la recherche sur la moutarde est restée sur notre site de Chevigny, près de Dijon. Concernant l'entretien, l'hygiène et la beauté, nous avons des pôles d'excellence en Angleterre et dans une moindre mesure en Italie. Il y en a aussi dans les autres régions du monde.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc encore des activités de R&D en France, pour la moutarde. Confirmez-vous ne pas percevoir de CIR pour ces activités ?
M. Nicolas Liabeuf. - À ma connaissance, nous n'en percevons pas.
Concernant le montant moyen des sommes perçues au titre du CICE, nous posons la question à nos équipes pour vous répondre dès que possible.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous en remercie, mais à vrai dire nous disposons déjà de ces données. En 2014, le montant était de 2,961 millions d'euros, à diviser entre plusieurs entités relevant du groupe en France. En 2015, c'était 2,849 millions d'euros. Vous nous dites que les exonérations de cotisations sociales issues de la transformation, en 2019, du CICE en dispositif pérenne sont aujourd'hui tombées à 600 000 euros environ. Cela illustre la forte baisse du nombre d'emplois offerts par votre groupe.
De fait, depuis 2008, les exemples de fermetures de sites sont nombreux : l'usine de moutarde de Dijon a fermé cette année-là, et même si une partie de la production a été transférée à Chevigny, 144 emplois ont disparu ; en 2010, ce fut le tour de l'usine Lipton de Lille ; ensuite, on se souvient de l'usine de thé Fralib, à Géménos, reprise avec succès par les salariés après 1 336 jours de grève ! Enfin, citons la cession de l'usine Alsa, à Ludres, en 2019, et la fermeture de l'usine Knorr, à Duppigheim, en 2021.
Je m'inquiète donc de l'avenir de vos trois sites restants en France. Le premier est celui de Le Meux, qui produit le dentifrice Signal et le shampoing Dove. Vous nous annoncez 14 millions d'euros d'investissement, mais ces sommes devraient surtout servir à robotiser la production tout en supprimant 70 emplois ; il est donc intéressant de savoir si vous bénéficiez en la matière du soutien de France 2030, ce plan étant censé accompagner la modernisation de l'outil industriel et non des destructions d'emploi ! Votre deuxième site, à Saint-Dizier, produit de la crème glacée ; les salariés et leurs représentants disent que la production a baissé, de 85 millions de litres il y a trois ans encore à 73 millions aujourd'hui, et que les plans de charge se réduisent fortement. Enfin, votre troisième site, celui de Chevigny-Saint-Sauveur, qui semble moins menacé, fabrique des produits alimentaires sous les marques Amora et Maille.
Votre groupe bénéficie d'aides publiques, mais le nombre d'emplois et d'usines ne cesse de diminuer. Unilever veut-il maintenir son outil industriel en France et les emplois afférents dans les années à venir ?
Le groupe Unilever, à l'échelle mondiale, a adopté un plan de suppression de 7 500 postes, dont 3 200 en Europe ; on ne sait pas combien de ces suppressions de postes seront en France. Prévoyez-vous, dans les prochaines semaines ou les prochains mois, d'annoncer des suppressions d'emploi dans les trois usines qui restent, voire de fermer un site ?
M. Olivier Rietmann, président. - Je précise que, quand nous parlons de subventions publiques, nous entendons non seulement les aides apportées par l'État, mais aussi les aides régionales, ou encore européennes.
M. Nicolas Liabeuf. - Il faut faire la différence entre l'évolution du portefeuille d'activités du groupe et les réductions d'emplois nettes. Vous avez évoqué Alsa ; c'est une activité et une usine que nous avons vendues. Ce qui s'est passé ensuite ne relève pas du portefeuille d'Unilever.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, vous avez vendu Alsa, qui a ensuite été revendu en 2023, avec des suppressions d'emplois à chaque fois. Ce n'est certes plus votre affaire, mais le choix initial de vendre cette usine est le vôtre.
M. Nicolas Liabeuf. - Bien sûr ; cette décision traduisait l'évolution du portefeuille d'activités d'Unilever, qui s'est resserré sur ses vrais avantages. Dans la majorité des cas, cela implique d'être fort à l'échelle mondiale dans l'activité en question. Alsa est une très belle marque, mais strictement française, et le groupe Unilever n'avait pas la volonté de développer sa production de desserts à préparer ; c'est pourquoi nous avons vendu cette activité. Nous avons aussi vendu au groupe Persán notre usine de produits d'entretien pour lave-vaisselle à Saint-Vulbas, mais nous continuons de nous approvisionner de manière très large auprès de ce groupe.
Nous sommes bien conscients des évolutions du plan de charge de l'usine de Saint-Dizier. Nos ventes de crèmes glacées ont souffert ces deux dernières années d'une météo très défavorable, mais l'usine tourne de nouveau à plein : le début de saison est très bon et les volumes de production sont en très forte hausse. Saint-Dizier sera concerné par les 30 millions d'euros d'investissement que j'ai évoqués pour 2025 ; je ne saurais vous en dire plus avant que les instances représentatives du personnel en soient informées.
Nous avons effectivement fermé l'usine de soupe de Duppigheim, qui était largement sous-utilisée du fait de l'évolution du marché. Nous avons fermé le site, mais conservé la production en France, auprès d'un prestataire, Sill Entreprises, en Bretagne. Nous avons finalement vendu l'activité à Sill Entreprises, la soupe n'étant pas un axe de développement mondial du groupe Unilever.
Quant au plan mondial de suppression d'emplois, la France est bien concernée. Hormis les éléments qui ont été communiqués à ce jour, il n'y a pas de suppression de postes au titre de ce plan dans les usines. Celle de Le Meux se spécialise dans la production de dentifrice pour l'Europe. La production de shampoing part, mais nous y rapatrions depuis la Pologne un volume de dentifrice supérieur. L'usine sera donc plus spécialisée et produira plus. Cette transformation, telle qu'elle a été présentée aux représentants du personnel, s'accompagne d'une automatisation progressive et d'un plan de départs actuellement en discussion ; notre volonté est qu'il n'y ait pas de licenciements secs. Le site de Compiègne, comme les autres, a de nombreux départs à la retraite prévus prochainement et connaît des difficultés à recruter.
Même si nous sommes la quatrième entreprise, en volume, pour les produits de grande consommation, nous ne représentons que 1,6 % du chiffre d'affaires de nos clients. Ceux-ci, sauf un, appartiennent à des alliances à l'achat, dont la plus grosse compte pour 32 % de notre chiffre d'affaires, la deuxième pour un peu plus de 20 %. Ces alliances mènent leurs négociations à l'étranger, hors du droit français. Certes, les lois Égalim nous ont aidés à limiter l'érosion des prix de vente à nos clients, l'inflation de 2022 et 2023 nous a simplement ramenés aux prix qui avaient cours dix ans plus tôt, mais nous subissons une pression permanente sur les prix de cession, qui se répercute sur la rentabilité de nos activités et rend nécessaire de les optimiser en permanence. Cette organisation du marché est une spécificité française.
M. Olivier Rietmann, président. - J'en reviens à l'usine Alsa : vous avez évoqué un choix industriel consistant à ne pas développer la gamme des préparations à desserts, mais je note que vous commercialisez toujours ce type de produits sous la marque Alsa. Cette usine est-elle devenue un sous-traitant pour vous ?
M. Nicolas Liabeuf. - Il s'agit en fait d'une décision relative à notre portefeuille d'activités. Notre division Food solutions apporte des solutions clé en main à nos clients ; si nous sommes très présents pour ce qui concerne les assaisonnements et les glaces, les clients nous ont demandé de conserver également une solution de préparation pour desserts. Dans ce cadre, nous avons bien un accord de sous-traitance avec la société qui a racheté le site.
M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agissant des fermetures, je note que vous n'avez pas évoqué les Fralib de Gémenos, ce qui est assez compréhensible de la part d'Unilever : à l'époque, vous aviez justifié la fermeture en invoquant l'absence de débouchés, mais une société coopérative participative (Scop) ouvrière a ensuite démontré que ceux-ci existaient bien.
Plus généralement, les exonérations de cotisations visent à maintenir les emplois et non à aider à la rationalisation ou à la spécialisation, ce qui m'amène à évoquer à nouveau le site du Meux, que vous choisissez de spécialiser dans le dentifrice en vous séparant de la production de shampoing. Or une unité hyperspécialisée ne dispose plus, à la différence d'une usine comptant plusieurs lignes de production, de la possibilité de compenser une baisse des commandes sur tel ou tel produit, ce qui pourrait menacer sa pérennité : il s'agit donc d'un choix risqué.
Par ailleurs, le plan que vous avez présenté aux salariés va conduire à la suppression de 70 emplois pour en sauver 190 autres, avec des investissements à hauteur de 14 millions d'euros. Vous devriez nous dire plus clairement s'il existera des accompagnements directs ou indirects de l'Union européenne, de l'État ou des collectivités locales dans ce cadre.
Vous n'avez d'ailleurs pas l'air de vouloir passer par le biais d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), car il est vrai que les règles se sont un peu durcies : tout le monde voit bien qu'un plan de ce type serait difficilement justifiable alors que votre entreprise verse des dividendes considérables aux actionnaires et qu'elle aurait du mal à démontrer une difficulté économique devant le ministère du travail.
Vous avez donc choisi d'autres voies de passage, dont des plans de départs volontaires. Prévoyez-vous donc des suppressions d'emplois dans le cadre de ce plan d'action pour la croissance à l'horizon 2030 ? Compte tenu de l'historique du groupe, le manque de débouchés a été évoqué à plusieurs reprises pour justifier les fermetures précédentes, mais, dans la réalité, les produits continuent à être fabriqués et distribués via la sous-traitance. Unilever compte-t-il donc rester en France ? Le groupe estime-t-il avoir un avenir industriel dans notre pays ?
M. Olivier Rietmann, président. - Pour le dire autrement, le projet industriel d'Unilever s'oriente-t-il davantage vers la sous-traitance ?
M. Nicolas Liabeuf. - Selon nous, la spécialisation d'une usine assure son efficience. De plus, le shampoing produit à Compiègne part dans d'autres pays. En revanche, la marque Signal...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela contredit votre déclaration liminaire, puisque vous avez affirmé être très fier du fait qu'une grande partie de la production française trouve son débouché ici.
M. Nicolas Liabeuf. - Je vais poursuivre. La marque Signal est présente depuis plus de quarante ans en France et participe à une série de programmes d'éducation à l'hygiène bucco-dentaire. Le site du Meux continuera à produire des dentifrices pour l'ensemble de l'Europe, une grande majorité des produits étant destinée à la France. Cette spécialisation nous permet de continuer à investir dans cette activité, dans un environnement commercial qui place une forte pression sur les marges des entreprises. C'est dans un objectif d'efficacité et de pérennisation que nous avons présenté le projet à nos employés.
Concernant le basculement vers la sous-traitance, je rappelle que celle-ci soulève l'enjeu du transfert de technologie : dès lors qu'il est question d'activités dont nous pensons qu'elles nous conféreront un avantage concurrentiel à long terme, il est bien évidemment hors de question de céder nos technologies.
En outre, j'ai indiqué que nous offrions une solution clé en main aux restaurateurs, la partie Alsa ayant été conservée à la demande de nos clients afin de disposer d'une solution complète, ces derniers ne souhaitant pas multiplier les fournisseurs.
En résumé, le développement de la sous-traitance ne constitue pas une orientation stratégique d'Unilever.
M. Olivier Rietmann, président. - Allons plus loin, car je n'ai toujours pas compris la logique dans laquelle s'inscrit la vente de l'usine Alsa. Pourquoi se séparer d'unités de production alors que vous souhaitez proposer une gamme complète à vos clients et que vous continuez donc à vendre les produits concernés ?
Je vais le dire en toute objectivité, mes opinions - plutôt libérales - étant connues : plus le temps passe, plus vous semblez avancer vers l'abandon d'unités de production et paraissez envisager de jouer davantage le rôle d'« intermédiaire » entre les clients et les producteurs. Cela peut s'entendre, mais autant reconnaître que la production ne semble plus être au coeur de vos activités.
En outre, vous n'avez pas répondu sur les aides régionales et européennes.
M. Nicolas Liabeuf. - Nous n'avons pas cédé un site industriel avec la marque Alsa, mais une activité.
M. Olivier Rietmann, président. - Je n'ai pas saisi la nuance.
M. Nicolas Liabeuf. - L'activité de desserts à préparer est une activité purement française au sein d'un groupe présent dans 190 pays. Le groupe a donc évalué cette activité et estimé qu'elle ne s'étendrait guère au niveau mondial, d'où des investissements en recherche et développement plus limités que pour une activité telle que le dentifrice Signal, qui sera distribué dans de nombreux pays.
Nous avons donc vendu une activité, mais conservé la possibilité d'utiliser un portefeuille de produits sous la marque Alsa, dans un circuit de distribution bien spécifique.
M. Olivier Rietmann, président. - Avec le sigle Unilever, malgré tout.
M. Olivier Rietmann, président. - J'entends l'argument selon lequel le produit ne trouve pas preneur au niveau mondial, mais pourquoi ne pas conserver le site pour le marché français, qui existe bien ? Y a-t-il un problème de rentabilité de l'usine ? Je ne cherche pas à vous mettre en défaut, mais je peine à comprendre cet abandon de l'outil de production.
M. Nicolas Liabeuf. - Le chiffre d'affaires d'Alsa s'élevait à environ une centaine de millions d'euros, tandis que le chiffre d'affaires lié à l'activité de restauration que nous avons conservée ne représente que 3 millions d'euros à 4 millions d'euros. La majeure partie de l'activité est donc destinée aux foyers, le premier concurrent étant la marque distributeur, vendue 20 % à 30 % moins chère.
Afin de continuer à développer des activités premium, il nous faut investir fortement en R&D afin de créer de nouveaux produits. Une activité de cette taille, sur un marché restreint, ne bénéficie pas de suffisamment de ressources pour être pérenne à très long terme, ce qui explique la décision de groupe de conserver cette possibilité de commercialisation, en vue de fournir une solution à nos clients.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez donc conservé uniquement une partie de l'activité, car vous avez estimé que de lourdes dépenses de R&D auraient dû être engagées pour garantir la rentabilité à long terme.
M. Nicolas Liabeuf. - Oui. De manière générale, notre rentabilité en France est largement inférieure à la moyenne mondiale, ce qui n'a pas toujours été le cas : elle était supérieure quinze ans plus tôt.
M. Olivier Rietmann, président. - Pour quelles raisons ?
M. Nicolas Liabeuf. - Le déséquilibre entre les activités industrielles et les activités de distribution l'explique au premier chef, avec un transfert de marge des premières vers les secondes. Ce phénomène a conduit à l'adoption des lois Égalim, bienvenues en ce qu'elles nous ont permis de sécuriser nos activités, les emplois et les filières agricoles et alimentaires.
Nous avons récemment discuté avec Laurent Saint-Martin dans le cadre de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania) et avons évoqué le fait que la France avait perdu la première place d'exportateur pour n'être plus qu'au troisième ou au quatrième rang.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour en revenir à Alsa, il est possible que le sous-traitant n'investisse pas et mette en péril l'unité de production, ce qui vous mettrait en difficulté : votre choix est donc à double tranchant, d'autant plus que le débouché existe. Je ne vois pas pourquoi un sous-traitant investirait davantage qu'un géant mondial tel qu'Unilever.
Êtes-vous favorable, par ailleurs, à la transparence des aides publiques ?
Vous n'avez pas répondu au sujet des 14 millions d'euros qui seront investis : l'argent public sera-t-il mobilisé ?
Enfin, vous avez indiqué que les unités de production ne seraient pas concernées par le plan de licenciements mondial. Concernera-t-il d'autres structures, et si oui, à quelle hauteur ?
M. Nicolas Liabeuf. - Une fois encore, nous n'avons pas conservé la marque Alsa, mais la possibilité de commercialiser des produits sous cette marque, dans un circuit de distribution bien spécifique. De plus, nous avons vendu l'activité au leader des desserts à préparer en Europe, qui est une société allemande.
Je reviendrai vers vous au sujet de l'accompagnement régional prévu pour le site de Compiègne.
Enfin, le plan de productivité concernera 97 personnes, étant précisé que 40 volontaires se sont déjà manifestés. J'ai bon espoir que le nombre de personnes non volontaires sera inférieur à 40 en France.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Au cours des auditions que nous avons menées, nous avons pu constater que les aides publiques constituent un levier indispensable pour permettre à nos grandes entreprises d'être compétitives. Selon vous, même si vous faites moins appel aux aides publiques que d'autres secteurs d'activité, que faudrait-il faire pour vous aider à rester compétitif et développer nos positions dans un marché mondial de plus en plus concurrentiel ?
Le régime actuel des aides publiques est-il approprié ? Comment pourrait-il être adapté afin de répondre à la nouvelle donne du commerce international, sur fond de barrières douanières ?
M. Nicolas Liabeuf. - La concurrence se joue bien évidemment à l'échelle mondiale, mais elle s'entend plutôt à l'échelle européenne s'agissant des questions industrielles que nous avons évoquées, puisque la très grande majorité de nos produits est fabriquée sur le continent. L'attractivité de la France s'apprécie donc par rapport aux autres pays européens.
Notre recours aux aides est en effet limité. Le soutien qui nous a été fourni sur le plan énergétique nous a permis d'assurer la compétitivité de nos sites tout en protégeant le pouvoir d'achat des Français dans la mesure du possible : nous avons absorbé 55 % de l'inflation et notre profitabilité en a souffert.
Au total, nous avons perçu environ 3 millions d'euros d'aides publiques par an pour un chiffre d'affaires de 2,1 milliards d'euros : pour un groupe tel que le nôtre, elles ne jouent donc pas un rôle décisif pour la compétitivité.
En revanche, il importe de veiller à ce que le coût du travail nous permette de rester compétitif et à ce que la législation - notamment fiscale - soit suffisamment stable pour que nos investissements de long terme puissent être effectués sereinement. Investir 14 millions d'euros dans un site représente ainsi un engagement fort et à long terme, en France et en Europe.
L'attractivité de la France tient aussi à l'encadrement de notre secteur d'activité, notamment pour ce qui concerne les relations entre la distribution et les industriels, ce qui permet d'éviter de détruire la valeur ajoutée par le biais d'une baisse de prix permanente qui ne mène nulle part.
Enfin, aucun accompagnement régional n'est prévu s'agissant des 14 millions d'euros d'investissements.
M. Olivier Rietmann, président. - Qu'en est-il des 30 millions d'euros prévus pour 2025 ?
Mme Amélie Soriano-Johnston. - Il y aura probablement un certificat d'économie d'énergie pour un investissement de décarbonation, mais aucune autre aide n'est connue à date.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 16 h 20.
Audition de Danone - M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général de Danone.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Monsieur le président-directeur général, vous êtes accompagné de M. Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe Danone. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Danone. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Antoine Bernard de Saint-Affrique et M. Laurent Sacchi prêtent serment.
Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?
Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?
Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général de Danone. - Je vous remercie de me donner la parole dans le cadre de vos travaux. Je vois dans cet exercice l'opportunité de continuer à nourrir un climat de confiance et de dialogue transparent entre les acteurs économiques, les pouvoirs publics et les citoyens. Ce type de dialogue ne peut être que vertueux.
J'organiserai en trois temps le panorama des aides publiques perçues par Danone et leurs usages que je vais vous présenter. Je vous donnerai d'abord quelques éléments de contexte retraçant concrètement ce que représente le groupe Danone en France. Je ferai ensuite un panorama des aides publiques perçues par Danone en 2023, année de référence choisie par votre commission d'enquête, et je vous expliquerai comment ces aides ont été et sont utilisées par Danone. Enfin, je partagerai avec vous quelques réflexions et recommandations concernant le fonctionnement de ces aides publiques.
Danone a développé son expertise autour de trois secteurs axés sur la santé par l'alimentation, dont nous sommes les leaders ou les coleaders mondiaux : les produits laitiers frais et végétaux, les eaux minérales naturelles et la nutrition spécialisée qui regroupe les nutritions infantile et médicale. La France, où se trouve notre siège mondial et notre principal centre de recherche, rassemble environ 9 % de nos effectifs totaux avec 8 214 collaborateurs présents sur 25 sites, dont 13 sites de production et 2 centres de recherche. Nous collaborons dans le pays avec plus de 13 700 sous-traitants et plus de 1 900 exploitations agricoles partenaires. En 2024, nous avons enregistré un chiffre d'affaires de 3,489 milliards d'euros en France sur un total mondial de 27,376 milliards d'euros. Ce montant comprend la valeur générée par nos exportations. Même si le secteur de l'agroalimentaire est devenu particulièrement vulnérable en France ces dernières années, nous continuons d'investir en France, malgré l'érosion de nos marges, qui sont aujourd'hui les plus basses d'Europe.
Nous investissons dans la recherche, notamment via notre centre international de recherche et d'innovation, inauguré en 2023, qui rassemble 550 chercheurs et ingénieurs à Paris-Saclay. Notre investissement s'élève à plus de 100 millions d'euros pour le foncier et le bâtiment. Il s'agit de notre plus grand centre de recherche et d'innovation mondial. Ce centre irrigue un large système de partenariats avec des organismes publics, des universités et des entreprises qui a représenté un investissement de plus de 43 millions d'euros entre 2019 et 2024. En 2023, nous avons dépensé 136 millions d'euros en recherche et développement (R&D) en France.
Nous investissons également dans notre outil productif, comme dans les Hauts-de-France où une nouvelle ligne de production consacrée à la nutrition médicale sera mise en service d'ici à 2026.
Enfin, nous investissons pour renforcer la filière agricole en amont de nos activités. Ainsi, depuis 2015, Danone a consacré plus de 48 millions d'euros pour accompagner ses agriculteurs partenaires dans leur transition vers l'agriculture régénératrice.
Pour la période 2023-2027, Danone investira plus de 500 millions d'euros en France, soit environ un tiers des investissements totaux dédiés à l'Europe, ce qui est bien plus que dans tous les autres pays du continent européen. Ces chiffres illustrent notre confiance dans le marché français et notre volonté de contribuer au renforcement de la compétitivité de la recherche, ainsi qu'au développement, en France, de notre appareil productif.
Concernant les aides publiques perçues en 2023, Danone a reçu 33,4 millions d'euros, somme qui est dans la moyenne par rapport aux années précédentes, hormis 2022 et 2021 où nous avons bénéficié d'aides covid visant à soutenir notre activité d'hôtellerie à Évian. Je détaillerai cette somme en la scindant en trois catégories : les subventions et avances remboursables, les mécanismes fiscaux et les dispositifs sociaux.
En 2023, nous avons reçu 11 millions d'euros de subventions et d'avances remboursables, soit 11 % de nos investissements, dans nos capacités de production industrielle en France.
Premièrement, nous avons reçu 9,1 millions d'euros via des certificats d'économies d'énergie (C2E), qui nous ont permis de rénover une grande partie de nos sites en France dans le cadre de leur transition énergétique. Par exemple, notre usine au Molay-Littry, dans le Calvados, a bénéficié d'un vaste projet de modernisation de nos installations énergétiques entre 2022 et 2023 pour un coût total de 4,4 millions d'euros. Cela nous a permis d'améliorer notre efficacité énergétique et notre productivité, en divisant par quatre nos gigawattheures en trois ans, soit une économie d'énergie de l'ordre de 300 000 euros. Dans ce cadre, l'État a financé 3,7 millions d'euros en 2023, versés directement à notre prestataire, Clauger, et Danone a pris à sa charge un montant de l'ordre de 700 000 euros.
Deuxièmement, nous avons perçu 125 000 euros via les aides des agences de l'eau, qui nous permettent de mener des projets d'optimisation de la gestion industrielle de l'eau et de protection de la ressource sur nos bassins versants. Dans notre usine Badoit, nous avons mis en place une station biologique en 2023 pour un coût total de 1,5 million d'euros, ce qui nous permet de réduire les nitrates qui proviennent de nos nettoyages industriels. Ce projet nous permet de réduire notre consommation d'eau industrielle de 15 % par an, pour une économie de 8,8 millions d'euros. L'agence de l'eau finance une partie de cette station à hauteur de 250 000 euros, dont ce premier versement de 125 000 euros en 2023. Le reste nous sera versé en 2025 si nous respectons les objectifs fixés.
Troisièmement, Danone a perçu 900 000 euros au titre du plan France 2030, somme qui se décompose en deux parties : 360 000 euros d'avance remboursable et 540 000 euros de subvention pour l'un de nos projets dans notre usine de Steenvoorde située dans les Hauts-de-France. Cela nous permettra de mettre en place une nouvelle ligne de production dédiée à la nutrition médicale d'ici à 2026. C'est l'aboutissement de quatre ans de travaux et cela nous permettra d'installer un savoir-faire stratégique en France, à savoir la production de compléments nutritionnels oraux qui sont destinés aux personnes âgées ou à des personnes qui sont atteintes de maladies chroniques. Le projet permettra la création de 23 emplois directs et d'une quarantaine d'emplois indirects pour la logistique et l'emballage.
Notre investissement total s'élève à 60 millions d'euros, incluant un soutien de Bpifrance à hauteur de 3,5 millions d'euros dans le cadre du plan France 2030. En 2023, nous avons bénéficié d'une première part de 900 000 euros et nous devrions percevoir le reste de l'aide publique, soit 2,7 millions d'euros, d'ici à 2026.
Je précise aussi que notre usine de Steenvoorde bénéficie actuellement d'un second accompagnement public pour l'installation d'une chaudière biomasse de 6,5 mégawatts en substitution du gaz actuel, en partenariat avec Engie. Cette installation devrait nous permettre de réduire de près de 70 % l'empreinte carbone du site grâce à une énergie verte et locale. Le budget total de ce projet s'élève à 10 millions d'euros. Il est soutenu par le plan France 2030 via l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), à hauteur de 3,3 millions d'euros, ainsi que par la région Hauts-de-France et la communauté d'agglomération Coeur de Flandre, à hauteur de 600 000 euros. Le versement des fonds est échelonné sur la période 2022-2026 en fonction de la réalisation des différentes étapes du projet. Je précise qu'il n'y a pas eu de versement de ces aides en 2023.
J'en viens aux mécanismes fiscaux, exclusivement représentés en 2023 par le crédit d'impôt recherche (CIR). Nous avons bénéficié de 19 millions d'euros au titre de ce crédit pour des dépenses de recherche et développement en France s'élevant à 138 millions d'euros au total. Le ratio reste similaire, année après année.
Le crédit d'impôt recherche est un levier essentiel qui nous permet de développer de manière préférentielle une activité de recherche active dans notre pays. Ainsi, environ 40 % de nos dépenses de recherche et développement sont réalisées en France. Grâce au CIR, le coût d'un chercheur en France devient compétitif par rapport aux grands pays de recherche, sur un sujet stratégique pour l'avenir du pays. Notre confiance dans la pérennité de ce dispositif a largement contribué à notre décision d'investir 100 millions d'euros dans notre centre de recherche et développement, à Paris-Saclay.
Ce dispositif facilite et stimule les collaborations au sein de l'écosystème français. En 2024, nous avons noué 60 partenariats avec des acteurs français pour un total de 7,5 millions d'euros investis et éligibles au crédit d'impôt recherche. Sur la période 2019-2024, le montant dépensé dans le cadre de notre écosystème regroupant chercheurs académiques et industriels s'élève à 43 millions d'euros. Il s'agit de partenariats publics avec l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) ou encore avec AgroParisTech, ainsi que de partenariats avec des entreprises comme SAM, qui fait de la recherche sensorielle, ou CEN, qui fait de la recherche clinique sur le bénéfice de nos produits pour le bien-être digestif.
Enfin, nous avons également bénéficié de dispositifs sociaux à hauteur de 3,4 millions d'euros en 2023, dont 2,8 millions d'euros au titre des réductions de cotisations sociales et 542 000 euros au titre du crédit d'impôt apprentissage. Les réductions de cotisations sociales correspondent aux allègements de cotisations Urssaf et aux réductions de charges sur les retraites complémentaires. Le crédit d'impôt apprentissage nous permet de soutenir la diversité en entreprise et la montée en compétences tout en facilitant l'accès des jeunes au monde du travail. Nous comptions 378 apprentis en 2023, soit une augmentation d'environ 13 % depuis 2020.
En résumé, nous avons bénéficié de 33 millions d'euros d'aides publiques, dont 28 millions concentrés sur deux dispositifs prioritaires pour le pays : les certificats d'économies d'énergie et le crédit d'impôt recherche. Nous sollicitons ces aides avec discernement pour soutenir notre politique d'investissement, et accélérer ou concrétiser des projets orientés vers la modernisation, la transition, la compétitivité et l'avenir.
Je voudrais maintenant présenter trois pistes de réflexion pour améliorer le fonctionnement de ces aides, après avoir partagé avec vous quelques convictions simples tirées de vingt-cinq années passées à travailler hors de France.
Les aides publiques ont à mon sens vocation à s'orienter autour de trois grandes thématiques : des aides exceptionnelles en cas de choc exogène ; des aides pour piloter des choix stratégiques structurants pour la Nation, afin de soutenir des changements clés pour la souveraineté, par exemple dans les secteurs de la transition écologique, du numérique ou de l'éducation ; des aides visant à assurer la compétitivité et l'attractivité du pays dans des domaines stratégiques où la compétition est mondiale, comme la recherche et l'innovation.
Ces aides, bien que de nature fondamentalement différente, doivent obéir à des règles communes : la transparence - où va l'argent du contribuable ? - et l'évaluation - quels sont les résultats ?
Mes recommandations pratiques se concentreront sur le second type d'aide et tiennent en quatre points.
Premièrement, il est important de favoriser les outils de cofinancement à l'image du plan France 2030. Ils sont essentiels pour renforcer la compétitivité de la France parce qu'ils permettent de financer et d'accélérer les transitions nécessaires et massives que notre tissu industriel doit opérer, notamment la transition écologique, qui dans le cadre de l'agroalimentaire ne sera jamais financée par le consommateur à travers une hausse des prix.
Je voudrais d'ailleurs pointer un manque : l'agroalimentaire est un secteur clé de la souveraineté de la France, mais il ne figure pas parmi les nouvelles priorités de France 2030 énoncées par le Premier ministre, il y a quelques semaines. Sur les 54 milliards d'euros du plan, seulement 2,3 milliards, soit à peine 4 %, sont consacrés au développement d'une alimentation saine et durable. C'est peu pour la première industrie de France, qui est au coeur d'enjeux économiques et de société essentiels.
Deuxièmement, je pense que certains dispositifs d'aide publique gagneraient à être simplifiés. Je rejoins les propos tenus par plusieurs chefs d'entreprise que vous avez auditionnés.
L'objectif est non pas de réduire le niveau d'exigence ou de contrôle exercé par les pouvoirs publics - ce contrôle est légitime, s'agissant de l'argent du contribuable -, mais de rendre ces dispositifs plus lisibles, plus prévisibles et plus efficaces. L'incertitude quant aux délais de traitement peut freiner les projets. La multiplicité des interlocuteurs au sein de l'appareil administratif complexifie les démarches et dilue l'efficacité des aides. Face à cela, l'idée d'un guichet unique constitue une solution pragmatique.
L'engagement de la Commission européenne, qui a instauré un cadre plus clair et plus rapide pour les aides d'État, va également dans le bon sens.
Fort d'une expérience de nombreuses années à l'étranger, je constate que d'autres pays ont mis en place des systèmes d'aides aux entreprises qui se distinguent par leur simplicité d'accès, leur rapidité de mise en oeuvre et leur lisibilité, tout en demeurant sélectifs et exigeants.
À Singapour, pour prendre un exemple concret, il y a un interlocuteur unique - le Conseil de développement économique (Economic Development Board) -, qui travaille en étroite collaboration avec les fonds souverains et le gouvernement. Il propose des incitations financières puissantes au service de la compétitivité nationale sur des sujets stratégiques, tout en garantissant une visibilité pluriannuelle dans un cadre administratif clair et pragmatique. Ce conseil entretient un échange informel permanent avec les entreprises au cours de l'instruction des dossiers, ce qui permet de limiter les incertitudes et d'améliorer la qualité des candidatures. Il s'agit là d'une bonne pratique, qui pourrait utilement être généralisée dans le cadre du plan France 2030.
Troisièmement, nous avons besoin de modes de financement adaptés. Pour un groupe comme Danone, les avances remboursables ne constituent pas un levier pertinent, car les taux d'intérêt qui leur sont appliqués sont actuellement bien supérieurs à ceux du marché. Le principe même de l'avance remboursable est sain, mais certains pays, comme le Canada, ont su en renforcer l'impact : les avances y sont octroyées à des taux largement inférieurs à ceux du marché, voire, dans certains cas, à taux zéro.
Quatrièmement, il me paraît indispensable d'identifier systématiquement les meilleures pratiques de ceux avec lesquels nous sommes, de fait, en concurrence, et de les adopter rapidement et pragmatiquement, si cela s'avère nécessaire. C'est une pratique courante dans les entreprises. C'est la condition de leur survie comme de leur compétitivité. Cette logique pourrait, me semble-t-il, s'appliquer plus largement, au-delà du seul monde de l'entreprise.
Telles sont mes suggestions, qui ne sont sans doute pas très originales, mais qui se veulent simples et pragmatiques. Elles visent à rendre plus efficaces pour tous des dispositifs qui jouent un rôle déterminant dans la compétitivité des entreprises du pays.
Ces aides structurelles à la compétitivité incitent, rassurent, stimulent et accélèrent : elles jouent un rôle fondamental de déclencheur. Du côté des pouvoirs publics, lorsqu'elles sont attribuées avec discernement et dûment contrôlées, elles permettent d'orienter l'effort du tissu économique vers des priorités de moyen et long termes, propres à assurer la compétitivité, le rayonnement du pays et le renforcement de son appareil productif.
Dans un contexte géopolitique particulièrement tendu, marqué notamment par la politique industrielle offensive des États-Unis et par l'approche stratégique et de long terme adoptée par la Chine en matière de soutien à l'industrie et à l'innovation, l'Europe, et singulièrement la France, doivent, à mon sens, jouer avec les mêmes armes.
M. Olivier Rietmann, président. - Première réflexion : vous avez parlé de produits laitiers végétaux ...
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - J'ai parlé de produits laitiers et de produits végétaux. Je ne me serais pas permis de confondre les uns et les autres, qui correspondent à deux besoins différents, dans un monde qui devient flexitarien. (Sourires.)
M. Olivier Rietmann, président. - Pour en revenir à l'objet de notre commission, vous évoquiez une érosion de la marge et de la rentabilité de vos entreprises en France, y compris par rapport au reste de l'Europe. Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails ? Quelle est aujourd'hui la marge de Danone en France par rapport à sa marge en Europe ou dans le monde ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Factuellement, la marge dont disposent les acteurs économiques en France est la plus basse d'Europe. La meilleure description de cette situation figure dans un rapport de l'inspection générale des finances (IGF) publié en 2022. Ce rapport étudie l'évolution de l'excédent brut d'exploitation dans trois secteurs : l'industrie, la grande distribution et l'agriculture, entre la période pré-covid et l'année 2022.
Sur cette période, l'excédent brut d'exploitation des industriels de l'agroalimentaire a diminué de 16,1 points. Celui de la grande distribution s'est maintenu, avec une baisse limitée à un point. En revanche, l'excédent brut d'exploitation des agriculteurs a progressé de 12 points.
Ce constat traduit plusieurs réalités. Il reflète notamment le prix de l'alimentation en France, qui demeure plus bas que dans bien des pays, la difficulté à valoriser l'alimentation elle-même, mais aussi à soutenir la recherche et l'innovation dans ce secteur.
C'est pourquoi j'ai souligné, comme je l'ai fait à l'Assemblée nationale devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France, l'importance de l'application de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim). Cette loi constitue un levier essentiel pour protéger les agriculteurs. Sans agriculture, il n'y a pas de nourriture. Et sans avenir pour les agriculteurs, il n'y a pas d'avenir pour la filière agroalimentaire française. Le problème est collectif.
Cette filière présente pourtant une double valeur ajoutée : en matière d'innovation, mais aussi du point de vue environnemental. Chez Danone, notre métier, c'est la santé par l'alimentation. Ce positionnement repose sur une base scientifique forte, avec un substrat de recherche fondamental dans notre société. Les agriculteurs jouent à cet égard un rôle absolument essentiel : ils sont les premiers acteurs de l'environnement. Ils ne représentent pas le problème ; ils sont la solution. Un pays sans agriculteurs est un pays sans avenir.
M. Olivier Rietmann, président. - Pensez-vous que l'on touche aujourd'hui les limites d'un système fondé sur une exigence toujours accrue de qualité et de vertu, mais qui demeure orienté vers des prix toujours plus bas pour le consommateur ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Toute chose a un prix. Il faut rémunérer décemment les agriculteurs, et Danone s'y emploie depuis de nombreuses années. L'entreprise a été pionnière dans la mise en place de contrats de long terme pour le prix du lait, auxquels s'ajoutent des primes incitatives destinées à encourager l'agriculture régénératrice et certaines pratiques vertueuses. Elle soutient également l'installation des jeunes agriculteurs.
Il faut aussi rémunérer les entreprises comme la nôtre, qui investissent massivement dans la recherche et développement. Ces investissements couvrent des domaines d'une grande sophistication. Danone figure parmi les leaders mondiaux de la nutrition médicale. Lorsqu'un patient suit un traitement oncologique, qu'il est âgé ou en situation de dénutrition, être en mesure d'agir sur cette dénutrition permet une meilleure résistance au traitement, une sortie plus rapide de l'hôpital, un retour plus efficace à l'autonomie et, finalement, une diminution des coûts pour la société.
Ces produits reposent sur un socle scientifique et technologique très avancé, au coeur du travail de Danone : le microbiome. C'est le cas pour le yaourt Danone depuis toujours. Pour prendre une analogie, le rapport est le même qu'entre la Formule 1 et la voiture de ville : une technologie très poussée se retrouve à des niveaux moindres, mais significatifs, dans nos produits protéinés ou parfois à un niveau équivalent dans notre offre de nutrition infantile.
Il existe ainsi un écosystème d'une importance capitale, non seulement pour Danone, mais aussi pour le pays. C'est pourquoi nous poursuivons nos investissements dans la recherche et développement, ce qui justifie que nous restions l'un des grands leaders mondiaux et un champion français d'un secteur agroalimentaire très singulier, fondé sur la santé par l'alimentation.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souscris au constat que vous avez fait : l'exercice auquel nous nous livrons relève de l'intérêt général. Pour la première fois, une trentaine de présidents-directeurs généraux d'entreprises issues de plusieurs filières viennent échanger avec le Parlement et débattre sur l'utilisation de l'argent public. Je n'y vois aucun inconvénient, bien au contraire. Dans leur quasi-totalité, les présidents-directeurs généraux, ou directeurs généraux, répondent présent et communiquent en toute transparence les montants concernés. Cela contribue, selon moi, à recréer de la confiance entre le pouvoir économique, les salariés, les élus et les citoyens. Ce type d'échanges nourrit un débat politique de haut niveau, un débat politique éclairé. Je m'y retrouve pleinement.
J'avoue avoir été assez surpris d'apprendre ce matin qu'un cabinet d'avocats prépare désormais les présidents-directeurs généraux aux auditions, estimant que le Parlement serait devenu une zone de non-droit. (Sourires.)
Monsieur le président, vous étiez d'ailleurs cité... Comme quoi, le président libéral-social ferait plus peur que le rapporteur communiste. On apprend décidément des choses dans la presse ! (Nouveaux sourires.)
Je le répète, ce moment me semble important. Il donne lieu à un échange et à un débat dont émergeront sans doute des solutions. Cette manière de faire me paraît plutôt saine.
Dans cet esprit, monsieur le président-directeur général, êtes-vous favorable à la transparence des aides publiques ? Pourriez-vous compléter la réponse que vous avez commencé à donner dans votre propos introductif ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - J'ai fait preuve d'une transparence absolue et je ne peux que faire écho à vos propos : la transparence constitue une véritable vertu.
Dans une entreprise, la gestion s'effectue par objectifs. Elle suppose d'une part que les fonds soient correctement alloués, et d'autre part que leur utilisation soit rigoureusement mesurée. Je suis donc favorable à une transparence totale en matière d'aides publiques : vous disposez ainsi du moindre détail de ce que nous recevons.
Je suis également favorable à ce que ces aides fassent l'objet d'une évaluation, selon des critères simples et pragmatiques, sans pour autant en faire une usine à gaz. Lorsqu'un investissement est réalisé dans une entreprise, il importe de s'assurer que l'argent a été utilisé à bon escient et que les objectifs fixés ont été atteints.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Parlement doit disposer d'un dispositif d'évaluation et de suivi des 2 200 mécanismes fiscaux, subventions directes ou indirectes. Lors du vote du budget, quelles que soient les orientations politiques de chacun et, in fine, le sens de notre vote, il reste essentiel que cette évaluation soit accessible pour permettre un débat éclairé.
Dans l'entreprise également, la direction comme les représentants des salariés mènent un débat légitime sur l'usage de l'argent public. Il s'agit d'identifier les objectifs visés et les moyens mobilisés pour cela, et de mesurer ce qui est rendu possible grâce à l'intervention publique. Pour prendre un exemple, le crédit d'impôt recherche représente environ 15 % de vos dépenses de recherche et développement. Sans cette aide, un certain nombre de projets n'auraient pas vu le jour.
Je souhaite à présent compléter le tableau. Dans la mesure où vous disposez de brevets, vous ne recourez pas au dispositif IP Box qui concerne la fiscalité des revenus issus de la propriété intellectuelle. Vous ne bénéficiez pas non plus du mécénat ni du crédit d'impôt famille. S'agissant de l'énergie, vous avez mentionné les aides liées aux certificats d'économies d'énergie. Pour le reste, votre entreprise n'aurait reçu aucune aide spécifique liée à la crise énergétique de ces dernières années. J'imagine pourtant que la facture s'est alourdie.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je ne pense pas.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour être complet, j'en viens aux dividendes. Vous annoncez 2,15 euros de dividendes par action et 679 millions d'actions en circulation. Cela représente 1,5 milliard d'euros de dividendes versés l'an dernier, à l'échelle mondiale.
Vous déclarez également 2,7 millions d'actions rachetées, sans que je dispose du montant total correspondant, et un flux de trésorerie particulièrement favorable de 3 milliards d'euros en 2024, ce qui constitue un niveau historique pour votre groupe.
Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le montant des impôts acquittés, ainsi que des salaires et cotisations sociales versés en France ? Cela nous permettrait de mener un débat économique global et éclairé.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Le dividende s'élève effectivement à 2,15 euros cette année, sur la base du résultat mondial, la France ne représentant qu'une partie de ce bénéfice global.
Quelques précisions sur ce dividende. Lorsqu'un investisseur achète une action, le dividende constitue, en quelque sorte, le loyer de l'argent qu'il place dans l'entreprise. Le rendement moyen du dividende versé par Danone sur les dix dernières années s'élève à environ 3,2 %. Ce niveau correspond à celui des emprunts d'État français, sans toutefois offrir la même solidité ni le même niveau de sécurité. Il reste, en outre, nettement inférieur au taux d'emprunt américain. Ainsi, le rendement de l'action, sans être négligeable, ne reflète pas toujours le niveau de risque assumé par ceux qui placent leur argent dans l'entreprise.
En ce qui concerne les rachats d'actions, la situation est très simple. Jusqu'à cette année, et depuis mon arrivée, aucun rachat d'actions n'avait été opéré. Les seuls qui ont effectués cette année visent exclusivement à racheter les actions destinées à être distribuées aux salariés et aux cadres de l'entreprise. Cela permet d'éviter une dilution de la participation des actionnaires. Il ne s'agit donc en aucun cas d'un programme de rachat d'actions massif.
J'ai été parfaitement clair, publiquement, sur l'utilisation du cash de l'entreprise, au-delà bien sûr de la masse salariale. Cette dernière représente environ 60 % des flux financiers, contre environ 20 % pour l'investissement et 20 % pour les dividendes. Voilà, grosso modo, la répartition des ressources.
La première utilisation du cash consiste à investir dans l'avenir : cela comprend la recherche et développement, l'outil industriel et la valorisation de la marque. La deuxième part sert à verser un dividende, qui rémunère l'argent investi dans la société. Enfin, une troisième part est destinée à des acquisitions, afin de renforcer l'empreinte de Danone. Nous avons d'ailleurs annoncé ce matin l'acquisition d'une entreprise, dans l'objectif, là encore, de faire progresser Danone. Enfin, cette année, nous avons procédé au rachat de 2,7 millions d'actions, correspondant à celles qui ont été attribuées aux salariés et aux cadres, toujours dans le but d'éviter la dilution des actionnaires.
M. Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe Danone. - Le 5 mai dernier, nous avons distribué 1,392 milliard d'euros en dividendes. Parallèlement, nous avons procédé à un rachat d'actions pour un montant de 192 millions d'euros. Cette opération correspond précisément à la compensation des émissions d'actions nouvelles intervenues dans le cadre du plan d'actionnariat salarié et du plan d'attribution d'actions gratuites au bénéfice de plus de 1 500 cadres de l'entreprise.
M. Olivier Rietmann, président. - Quid des impôts ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La contribution fiscale de Danone en France s'élève à 413 millions d'euros. Elle se décompose en 110 millions d'euros d'impôts dits de production, de prélèvements liés aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ainsi que de taxes sectorielles. À cela s'ajoutent 303 millions d'euros de cotisations patronales et de taxes sur les salaires.
Danone ne paie pas d'impôt sur les sociétés en France, pour deux raisons très simples. La première tient à un endettement particulièrement élevé, lié à notre expansion internationale qui s'est opérée à partir de la France. Nous avons notamment racheté la société Numico, spécialisée dans la nutrition médicale et infantile, ainsi que White Wave, qui produisait du lait biologique et des alternatives végétales.
La seconde raison tient au fait que la France constitue un centre administratif majeur, donc un centre de coûts très important. C'est en France que se trouvent notre principal centre de recherche et nos fonctions globales. Les coûts liés à ces fonctions, conjugués aux charges d'endettement, absorbent en réalité l'assiette de l'impôt sur les sociétés en France.
M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai un désaccord avec vous sur cette façon de voir les choses - mais il n'y a pas qu'avec vous.
Il s'agit de 110 millions d'euros d'impôts de production et de taxes diverses, auxquels s'ajoutent 303 millions d'euros de cotisations patronales et de taxes sur les salaires. Or ces 303 millions d'euros correspondent en réalité à une part du salaire différé. Ce n'est pas de l'impôt ; cela n'a rien à voir.
M. Olivier Rietmann, président. - Cela n'engage que le rapporteur !
M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien entendu !
J'en viens maintenant au CIR, car il me semble utile d'engager un échange avec vous à ce sujet. Si je ne me trompe pas, ce dispositif représente environ 15 % des dépenses...
M. Olivier Rietmann, président. - J'ai compté 13,5 %.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Très bien, retenons le chiffre exact : 13,5 %.
Pouvez-vous nous expliquer ce que cela implique concrètement ? Sans le CIR, certaines activités de recherche et développement seraient-elles maintenues en France, ou bien seraient-elles délocalisées ailleurs en Europe, voire en Inde, notamment en matière d'emploi ? Combien de projets sont concernés chaque année ? Parle-t-on de plusieurs dizaines ou de plusieurs centaines de dossiers ?
Par ailleurs, ces activités sont-elles concentrées uniquement sur le site de Paris-Saclay ou bien d'autres centres de recherche sont-ils également mobilisés ?
Enfin, menez-vous l'intégralité de ces travaux en interne ou bien en externalisez-vous une partie ? En réalisez-vous aussi hors de France, au sein de l'Union européenne ? Je rappelle que, en principe, 30 % des travaux peuvent être confiés à la sous-traitance et environ 10 % à d'autres filiales européennes, à condition que celles-ci soient situées dans l'Union européenne.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Lorsqu'un centre de recherche employant plus de 500 chercheurs est implanté, c'est un engagement à très long terme. Ce type de décision structure l'avenir.
Deux éléments sont alors déterminants. D'une part, les compétences disponibles et la qualité de l'écosystème entourant l'entreprise, c'est-à-dire la valeur des femmes et des hommes ainsi que la richesse du tissu universitaire, scientifique et industriel. D'autre part, l'équation économique propre à cet écosystème. Ces deux critères sont essentiels. Nous avons, par exemple, un centre de recherche aux Pays-Bas qui bénéficie d'un écosystème remarquable, tant du point de vue universitaire que pour les compétences d'ingénierie.
Lorsqu'une telle implantation est envisagée, la décision repose toujours sur ces deux piliers. Le crédit d'impôt recherche, comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, joue alors un rôle fondamental. Il compense les écarts de coût ou d'attractivité, et permet d'aligner la compétitivité française avec celle d'autres nations, à conditions égales d'écosystème.
Le crédit d'impôt recherche n'est pas, en soi, une raison suffisante pour s'implanter : on ne choisit pas un lieu uniquement pour une aide, mais cette aide oriente de manière décisive le choix final lorsqu'elle s'inscrit dans un environnement propice.
Cela m'amène à la seconde partie de votre question, concernant l'écosystème.
Chez Danone, nous réalisons en interne une part très importante de nos travaux. Nous disposons notamment, à Saclay, d'une base de 1 900 souches de ferments. Les recherches menées y sont exceptionnelles. Nous travaillons avec des équipes d'une qualité remarquable. Certains de nos chercheurs enseignent également dans des établissements extérieurs, à Saclay comme ailleurs. Cela témoigne de la richesse de notre écosystème partenarial. Nous collaborons étroitement avec les universités, notamment en accueillant des doctorants. Cela nous permet de bénéficier de regards nouveaux sur des sujets majeurs et, en retour, de faire vivre l'écosystème universitaire. C'est un premier cercle.
Nous coopérons également avec des entreprises partenaires, parfois dans des configurations inattendues. Nous avons ainsi créé une joint venture avec Michelin autour de la fermentation de précision. Michelin, chimiste de son état, et nous-mêmes, spécialistes des sciences de la vie, partageons un intérêt commun pour cette technologie, bien que nous l'abordions sous des angles radicalement différents. Ces collaborations produisent des résultats passionnants.
Nous travaillons aussi avec AgroParisTech, avec l'Inrae et même avec le Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern) sur des projets de structuration de produits extrêmement complexes.
En somme, nous ne travaillons pas en vase clos. L'immense majorité, pour ne pas dire la totalité, de nos recherches se déroule en France. Il se peut qu'un ou deux projets échappent à cette règle, mais nos centres français sont conçus pour rayonner à l'échelle mondiale. Les travaux menés en France ou aux Pays-Bas ont vocation à nourrir notre innovation partout dans le monde.
M. Laurent Sacchi. - Vous avez évoqué la question du nombre de centres de recherche implantés en France. Il en existe un second, plus modeste, situé à Évian, qui se consacre principalement aux questions liées aux emballages. Ce centre travaille à la fois sur l'allègement de nos emballages, sur la réduction de leur impact environnemental ainsi que sur les futures générations d'emballages.
Il faut savoir que la décision a été prise d'implanter notre centre de recherche actuel sur le plateau de Saclay afin de remplacer notre centre de recherche précédent, également situé à Saclay, plus petit et moins ambitieux. À ce moment-là, la tentation fut grande de réunir nos deux grands centres de recherche de Saclay et d'Utrecht, aux Pays-Bas. Lors de l'acquisition de Numico, nous avions en effet intégré un centre de recherche de très haut niveau, spécialisé dans l'alimentation infantile et l'alimentation médicale. L'idée de regrouper l'ensemble de notre recherche à Utrecht a été sérieusement envisagée. Toutefois, un facteur déterminant a conduit à maintenir et renforcer notre présence en France : la visibilité offerte par le crédit d'impôt recherche. Cet élément n'a pas à lui seul scellé la décision, mais il a joué un rôle majeur. Il a contribué à rééquilibrer une équation économique initialement plus favorable à une implantation aux Pays-Bas.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Faites-vous tout en interne ou recourez-vous à la sous-traitance ? Faites-vous tout en France ou en partie à l'étranger ?
M. Laurent Sacchi. - Nous faisons quasiment tout en France et en interne, à l'exception de quelques cas de coopération, comme ceux qui ont été évoqués précédemment, notamment avec l'Inrae. Ces collaborations relèvent toutefois toujours d'un pilotage interne. La recherche n'est jamais entièrement sous-traitée à l'extérieur. En effet, la propriété industrielle doit rester en interne. Chaque année, nous menons entre 80 et 100 dossiers éligibles au CIR.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Et nous avons fait l'objet de 7 contrôles en trois ans.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Une aide relativement modeste, mais relayée par la presse, a été attribuée par la communauté de communes de Flandre Intérieure à hauteur de 450 000 euros au profit de l'usine Blédina de Steenvoorde. Cette subvention a suscité un débat lors du dernier conseil communautaire. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi et comment une collectivité locale, qui n'est pas la région, intervient à une telle hauteur pour maintenir l'activité du site ? Comprenez-vous que cela puisse être perçu, par certains, comme un chantage à l'emploi ?
D'ailleurs, j'ai été alerté, en préparant cette audition - à ce stade, il ne s'agit que de rumeurs -, par plusieurs syndicalistes que l'usine Blédina de Villefranche, près de Lyon, qui existe depuis environ cent-cinquante ans, pourrait voir son activité arrêtée ou être cédée. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette rumeur ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je n'ai pas vocation à commenter les rumeurs. L'usine de Villefranche traverse de grandes difficultés, son activité étant en déclin depuis longtemps. Nous y poursuivons nos efforts, et nous faisons tout notre possible pour maintenir l'activité sur place. Mais, encore une fois, je ne commenterai pas les rumeurs des uns ou des autres.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Soyons clairs : cela signifie-t-il qu'aucune décision de fermeture ne sera prise dans les prochains mois ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - On ne ferme jamais un site de gaité de coeur, car c'est un drame pour les employés ; c'est la dernière décision à laquelle on se résout. Cela étant, de manière générale - et je ne parle pas ici spécifiquement de Villefranche -, il incombe à une entreprise de garantir sa viabilité. Danone est un investisseur net en France et entend le rester. Mais cela ne signifie pas que chaque site demeurera figé à l'identique pour l'éternité.
Prenons l'exemple de Villecomtal-sur-Arros : l'activité y était totalement déclinante, nous avons donc entièrement transformé le site. Dans d'autres cas, nous avons été contraints de fermer. Cela se fait toujours « à la manière Danone », c'est à-dire avec un profond sens des responsabilités, dans le respect et en dialogue avec les représentants du personnel.
Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, la subvention versée par la communauté d'agglomération Coeur de Flandre est liée non pas à l'emploi, mais à un projet de chaudière de biomasse destiné à réduire l'empreinte carbone du site. Cette chaudière utilise des coproduits agricoles provenant d'un rayon d'environ 70 kilomètres autour de l'usine. Nous offrons donc aux agriculteurs un débouché pour valoriser leurs coproduits.
M. Laurent Sacchi. - À propos du chantage à l'emploi que vous avez évoqué...
M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est l'expression employée par la presse locale et par les représentants d'élus.
M. Laurent Sacchi. - Au contraire, le site de Steenvoorde se développe, puisque nous y avons réalisé un investissement important, afin de diversifier la production. Nous avons notamment installé une ligne de nutrition médicale, qui est un marché en pleine croissance. Comme nous avions plus de capacités en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas qu'en France sur ce marché, nous avons décidé d'y installer une usine, à Steenvoorde, laquelle n'est donc pas menacée.
M. Olivier Rietmann, président. - La communauté d'agglomération a-t-elle versé cette aide au titre de sa compétence en matière d'aides à l'immobilier d'entreprise ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La communauté d'agglomération Coeur de Flandre a versé une aide liée au projet de chaudière de biomasse, qui est lui-même lié à l'écosystème agricole autour du site.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez investi 10 millions d'euros pour cette chaudière, n'est-ce pas ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Absolument, l'investissement s'élève à 10 millions d'euros, dont 3,3 millions sont pris en charge par l'Ademe, et 60 000 euros par la région Hauts-de-France et la communauté d'agglomération Coeur de Flandre.
M. Laurent Sacchi. - Autrement dit, ces aides publiques ne financent pas la nouvelle ligne de production, mais elles contribuent au développement du site.
M. Michel Masset. - Je partage une grande partie de vos réflexions sur les conditions d'attribution des aides : événement exceptionnel, projet structurant pour l'autonomie de la Nation ou encore compétitivité de la recherche, le tout dans une logique de transparence et d'évaluation régulière.
Je connais votre engagement en faveur du monde agricole. Vous avez évoqué un soutien à hauteur de 48 millions d'euros, n'est-ce pas ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Oui, nous avons soutenu la filière agricole à hauteur de 48 millions d'euros depuis 2015.
M. Michel Masset. - Ces investissements favoriseraient l'agriculture dite régénératrice. Pourriez-vous détailler les modalités de sélection de vos partenaires et la nature des contrats ? Collaborez-vous avec les chambres consulaires ?
Enfin, vous avez environ 180 sites de production à travers le monde...
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Nous en avons exactement 153, de mémoire.
M. Michel Masset. - Bénéficiez-vous, dans d'autres pays, d'aides publiques similaires ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous nous avez indiqué percevoir environ 33,4 millions d'euros d'aides publiques. Quelle part est allouée aux outre-mer, par type d'aide, et quelles en sont les sociétés bénéficiaires, en particulier celles dans lesquelles Danone détient une participation ? À La Réunion, l'entreprise Sorelait est opérée par le groupe GBH sous licence Danone : votre entreprise détient-elle des parts dans cette structure ? Pourriez-vous nous indiquer par écrit les aides publiques perçues par Danone dans le cadre de ses activités en outre-mer ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je n'ai pas la réponse à cette question.
M. Laurent Sacchi. - Nous vous fournirons ces éléments. Dans les outre-mer, Danone n'intervient pas directement : ce sont des sociétés locales, opérant sous licence, qui produisent la marque Danone selon notre cahier des charges. Nous ne détenons pas de participations dans ces sociétés ; en principe, elles ne perçoivent donc pas d'aides. Nous vous apporterons une réponse écrite précise, car les situations diffèrent selon les territoires.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je poserai une question écrite sur la question de la vie chère. À La Réunion, vous travaillez avec la société Sorelait, qui appartient à un groupe particulier. Or le sénateur Victorin Lurel a déposé une proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en renforçant le droit de la concurrence et de la régulation économique outre-mer, qui a pour objet d'interdire les clauses d'exclusivité de distribution Pourtant, il semble que tous soient contraints de passer par Sorelait pour s'approvisionner.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - S'agissant de la filière laitière, nous travaillons avec des organisations de producteurs (OP), selon des contrats pluriannuels, assurant visibilité et stabilité aux éleveurs. Ces contrats intègrent des prix différenciés selon les régions ainsi que des rémunérations liées à la qualité ou à l'engagement dans des pratiques d'agriculture régénératrice.
Nous soutenons également l'installation des jeunes agriculteurs, en coordination avec les OP : aide au financement des installations - par exemple, nous payons une partie des intérêts d'emprunt -, recherche de remplaçants pour les congés. Plus symbolique, mais tout aussi importante, la campagne « Du neuf dans les champs », que nous avons lancé avec lancée avec Antoine Dupont, partenaire de Danone, afin de promouvoir l'innovation et la durabilité dans la filière laitière.
Nous avons aussi des coopérations avec d'autres filières, notamment les fruitiers dans la région d'Aiguillon. Nous avons noué des partenariats de long terme.
Nous nous approvisionnons à 100 % en lait produit en France, et ce, dans un périmètre restreint autour de nos sites de production.
Nous recevons des aides publiques de pays étrangers. À Singapour, par exemple, nous avons récemment négocié un crédit équivalent au crédit d'impôt recherche pour soutenir des travaux sur le microbiote, sujet prioritaire pour le gouvernement singapourien, qui veut allonger la durée de travail de sa population vieillissante. De même, dans le cadre de l'Inflation Reduction Act, le gouvernement Biden nous a accordé des subventions pour des projets innovants en faveur de la décarbonation de la filière laitière.
L'objectif qui sous-tend l'octroi de ces aides publiques est soit le renforcement de la compétitivité du pays sur des enjeux stratégiques, soit le soutien des transitions nécessaires - qu'elles soient environnementales ou technologiques. C'est ce que font très bien la Chine et les États-Unis, et c'est un objectif que l'Europe et la France doivent également viser.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes l'une des premières entreprises à avoir adopté le statut de société à mission. Vous insistez sur la qualité du dialogue social. Or le plan de sauvegarde de l'emploi décidé le 23 novembre 2020 sous la direction d'Emmanuel Faber - pendant la crise covid, alors même que l'entreprise avait été aidée par l'État - a conduit à la suppression de 500 emplois en 2021. J'ajoute que le plan de départs Local First - certains le qualifieraient de plan de licenciements - est toujours en vigueur pour les cadres de l'entreprise.
Aussi, combien reste-t-il d'ouvriers, de techniciens et de cadres dans l'entreprise ? Et comprenez-vous que certains cadres s'expriment sur les effets de ce plan de restructuration, notamment sur la charge supplémentaire qu'il fait peser sur ceux qui restent ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je ne connais pas exactement la proportion d'ouvriers et de cadres dans l'entreprise ; je vous transmettrai des chiffres précis. Ce qui est certain, c'est que le plan Local First a concerné uniquement des postes de cadres et non des usines.
Le précédent plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) a été engagé avant mon arrivée. Depuis, nous avons changé de logique : nous formons nos 90 000 collaborateurs, notamment à l'intelligence artificielle ; nous pilotons de manière pluriannuelle la pyramide des âges et des savoirs. C'est l'objet de notre accord relatif à la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP), signé majoritairement en France et en cours de déploiement.
M. Laurent Sacchi. - Le plan Local First est aujourd'hui achevé : près de 756 départs ont été accompagnés.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Selon les cadres - je ne travaille pas dans l'entreprise -, ce plan s'inscrit dans une logique de réorganisation de long terme, uniquement ciblée sur cette catégorie de personnel. Vous avez mentionné 756 départs, auxquels s'ajoutent les 500 suppressions de postes décidées dans le cadre du plan de sauvegarde de l'emploi du 23 novembre 2020. Je comprends que ces réorganisations puissent être difficiles !
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Toute réorganisation est, en effet, extraordinairement difficile, mais les niveaux d'engagement dans l'entreprise sont excellents ; l'intensité du dialogue social y est très forte.
Chaque année, Danone organise une réunion avec tous les syndicats du monde sous l'égide de l'Union internationale des travailleurs de l'alimentation, de l'agriculture, de l'hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes (UITA). Le comité de direction consacre une journée entière à expliquer notre stratégie ; je réponds personnellement aux questions pendant une matinée ; et nos équipes y consacrent également une demi-journée. C'est un engagement historique, lancé par Antoine Riboud.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous travaillez sur la fermentation de précision appliquée aux aliments végétaux. J'ai rédigé en 2023 un rapport sur les aliments cellulaires. Les aides publiques, via Bpifrance notamment, sont abondantes pour la fermentation, mais bien moindres pour la culture cellulaire.
Comment expliquez-vous que l'on ne vous attaque pas, si j'ose dire, alors que vous défendez - avec constance - le monde agricole, les éleveurs laitiers, et que, dans le même temps, vous développez la fermentation de précision, laquelle, d'une certaine manière, va à l'encontre de l'agriculture laitière telle que nous la connaissons. Les acteurs du développement cellulaire, eux, sont parfois accusés de vouloir tuer l'agriculture traditionnelle. En parallèle, les aides publiques, les subventions, semblent davantage orientées vers la fermentation de précision.
Marc Fesneau, si je ne me trompe pas, avait d'ailleurs opposé une fin de non-recevoir à Bpifrance quant à tout soutien au développement de l'industrie de la culture cellulaire.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La fermentation de précision se fait non pas au détriment, mais en complément de l'industrie laitière. Elle permet d'obtenir des fractions jusqu'ici indisponibles en quantités suffisantes. Et elle s'appuie sur des intrants agricoles : le fermenteur doit être nourri.
La culture cellulaire est perçue comme plus radicale et moins familière. Dans le domaine médical, elle est acceptée, car elle sauve des vies. Dans l'alimentaire, elle suscite des réticences. La question est donc culturelle et non scientifique.
M. Olivier Rietmann, président. - Estimez-vous que cela doit, pour autant, orienter le choix politique en matière d'accompagnement financier ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Quelles sont les technologies d'avenir structurantes pour le pays ? Voilà la question qui doit guider le choix politique, selon moi. Il s'agit de déterminer, à l'échelle nationale ou européenne, dont la dimension est essentielle en raison de la masse critique nécessaire, les domaines dans lesquels nous pouvons bâtir des filières ou des pôles d'excellence capables de nous différencier clairement du reste du monde.
Il reste de nombreuses perspectives dans les secteurs de la défense, du calcul quantique, des sciences de la vie, et donc également de la culture cellulaire. Cela suppose de commencer par une définition claire et simple, à l'échelle française et européenne, des trois ou quatre filières dans lesquelles, à un horizon de dix, vingt ou cinquante ans, la Nation doit rester compétitive - et éviter ainsi de se retrouver prise en étau entre deux géants.
Ces choix doivent être d'abord stratégiques, portés par une vision à long terme, nourris par la France et l'Allemagne, moteurs de l'Europe. On ne peut se contenter d'arbitrages tactiques sur de tels sujets, mais je ne suis pas un expert !
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de cette audition ; nous attendons vos éléments complémentaires par écrit.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 45.
Audition de CMA-CGM - MM. Rodolphe Saadé, président-directeur général, et Ramon Fernandez, directeur financier (sera publiée ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.
Mardi 13 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Audition de Kering - MM. François-Henri Pinault, président-directeur général, Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint, et Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles (sera publiée ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de la SNCF - MM. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général, Philippe Massin, directeur financier, et Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets (sera publiée ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition d'Accor - M. Sébastien Bazin, président-directeur général (sera publiée ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 20 h 20.
Mercredi 14 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 h 40.
Audition de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne - M. Olivier Guersent, directeur général en visioconférence
M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition en visioconférence de M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Monsieur le directeur, contrairement aux précédentes auditions, il n'y a pas lieu de vous faire prêter serment, car les dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, qui définissent les prérogatives des commissions d'enquête, ne sont pas applicables aux fonctionnaires internationaux.
Je ne doute pas cependant que vous veillerez dans vos propos de ce jour à donner les informations les plus exactes et précises possibles à notre commission d'enquête.
Celle-ci, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme les entreprises employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en matière de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Après avoir entendu en avril dernier M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes, nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car la question des aides d'État occupe bien entendu une place centrale dans votre réflexion.
Nous vous avons préalablement communiqué un certain nombre de questions pour vous aider à préparer cette audition.
Quelles ont été les principales évolutions en matière d'encadrement des aides d'État depuis 2020 ? Quelles sont les règles relatives à la dispense de notification des aides à la Commission européenne - je pense aux aides de minimis et au règlement général d'exemption par catégorie ? Quelles sont les aides françaises qui ont été déclarées contraires à l'article 107 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne depuis 2015 ? Pouvez-vous rappeler les règles relatives à la transparence des aides d'État, des aides de minimis et des aides exemptées de notification ? Quels ont été les dossiers, depuis 2010, sur lesquels la France et la Commission européenne ont divergé en matière d'aides d'État ? Enfin, et surtout, dans le contexte géopolitique actuel, comment doit évoluer le cadre juridique des aides d'État pour que l'Europe relève les défis identifiés dans le rapport Draghi et préserve sa souveraineté économique ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à contribuer à vos travaux, dont je mesure l'importance. L'un de vos objectifs consiste à veiller à ce que les fonds publics, par nature limités, soient dépensés efficacement. C'est un objectif pleinement partagé, non seulement par la Commission européenne, mais également par la direction générale que j'ai l'honneur de diriger.
Je souhaite, pour commencer, rappeler un point fondamental : tout financement public ne constitue pas nécessairement une aide d'État au sens du Traité, loin s'en faut. En réalité, la plupart des financements publics ne relèvent pas de la catégorie des aides d'État. Pour ne prendre que quelques exemples : les régimes d'aide à l'emploi n'en sont pas ; les régimes d'aide directe aux consommateurs, tels que les primes à l'achat de véhicules électriques, n'en sont pas non plus ; de même, les allègements fiscaux applicables de manière générale, sans avantage sélectif accordé à certaines entreprises, ne constituent pas des aides d'État. Et cette énumération pourrait être prolongée longuement.
En réalité, seule une partie des financements publics, et une partie non majoritaire, entre dans le champ des aides d'État au sens du Traité.
Toutefois, lorsque les subventions publiques sont susceptibles de fausser la concurrence entre les entreprises présentes sur le marché unique, et/ou de fragmenter ce marché unique, elles sont interdites par le Traité, sauf si elles ont été autorisées par la Commission européenne après notification par l'État membre concerné. Le Traité confie à la Commission la responsabilité de délivrer ces autorisations, lorsque celles-ci sont justifiées, sur la base des articles 107 et suivants, tels qu'interprétés par la Cour de justice de l'Union européenne.
Certaines aides, d'un faible montant, sont exclues de ce régime. Il s'agit des aides dites de minimis dans notre jargon. Ce seuil de minimis est régulièrement réévalué. Il s'élève aujourd'hui à 300 000 euros sur une période de trois ans. Ainsi, une entreprise peut recevoir jusqu'à 300 000 euros, en une ou plusieurs fois, sur trois ans, sans qu'aucune formalité soit requise auprès de la Commission européenne. La raison en est simple : ces aides sont considérées comme trop faibles pour fausser la concurrence ou affecter les échanges entre États membres. Elles ne font donc pas l'objet d'une notification préalable à la Commission.
Il en va de même pour une autre catégorie d'aides, que vous avez mentionnée, monsieur le président : les aides mises en oeuvre par les États membres conformément au règlement général d'exemption par catégorie. Ce règlement, pris par la Commission, fixe les conditions dans lesquelles de nombreuses catégories d'aides peuvent être octroyées sans distorsion indue de concurrence. Ces aides constituent bien des aides d'État, mais elles peuvent être octroyées sans notification préalable à la Commission et la responsabilité de garantir que ces aides ne faussent pas la concurrence incombe à l'État membre qui les octroie.
Ces aides, que l'on ne voit jamais à Bruxelles, représentaient 93 % des mesures d'aide introduites en 2023. Depuis cinq ans que j'exerce mes fonctions de directeur général, elles dépassent régulièrement les 90 % en nombre de mesures. Toutefois, elles ne correspondent qu'à 38 % du volume, car il s'agit de nombreuses aides de faible montant. Les aides individuelles de montants plus importants, en revanche, sont en principe notifiées à la Commission, car ce sont elles qui risquent le plus d'altérer le jeu de la concurrence entre États membres ou de fragmenter le marché intérieur.
Je souhaiterais maintenant dire un mot des objectifs et des moyens du contrôle des aides d'État.
Ce contrôle vise à préserver l'intégrité du marché intérieur et à garantir des conditions de concurrence équitables au sein du marché unique. Il contribue ainsi à une concurrence loyale et à des marchés concurrentiels, générateurs d'une allocation efficace de nos ressources, avec des effets bénéfiques sur les prix, l'innovation, la production et l'utilisation des fonds publics.
L'analyse des aides d'État menée par la direction générale que j'ai l'honneur de diriger se concentre sur la limitation, autant que possible, des distorsions de concurrence. Ce contrôle, tel qu'il existe aujourd'hui, est une spécificité de l'Union européenne : aucun autre ensemble régional dans le monde ne dispose d'un tel dispositif. Cela tient au fait que nous sommes les seuls à constituer à la fois un marché unique - c'est-à-dire bien plus qu'une simple zone de libre-échange -, et une union de vingt-sept États souverains.
D'une certaine manière, le contrôle des aides d'État agit comme une Organisation mondiale du commerce (OMC) interne à l'Union : il vise à éviter que les États les plus riches, disposant des ressources les plus importantes, n'utilisent leur puissance budgétaire pour fausser le jeu de la concurrence au bénéfice de leurs entreprises et au détriment d'entreprises d'autres États membres, potentiellement plus performantes, mais bénéficiant d'un soutien moindre.
Ce marché unique constitue un bien commun. Il représente également la base de la compétitivité européenne. La possibilité pour les entreprises européennes de s'adresser à un marché intérieur de plus de 400 millions de consommateurs constitue un avantage stratégique essentiel. C'est ce qui leur permet de croître dans le marché intérieur avant de s'implanter à l'international. La Commission européenne y veille avec une grande attention, non seulement au sein de la direction générale de la concurrence, mais aussi de la direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME (DG GROW), placée sous la responsabilité du commissaire Stéphane Séjourné, qui a désormais la charge de la préservation et du développement du marché intérieur.
Dans ce contexte, il serait particulièrement dommageable, non seulement pour la concurrence, mais aussi à bien d'autres égards, de laisser se développer une course aux subventions entre États membres. Celle-ci n'aurait aucun impact sur la création d'activités ou d'emplois, et profiterait uniquement à quelques entreprises, sous forme d'effet d'aubaine. C'est aussi pour cette raison que le contrôle des aides d'État est indispensable.
Quels sont les principes guidant l'analyse de la compatibilité de ces aides avec le Traité ?
Un nombre limité de principes généraux, inscrits soit directement dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, soit dégagés progressivement au fil de soixante-dix ans de jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, encadre cette analyse. Je me permets de les énumérer et de les expliquer brièvement.
Premier principe, fondamental : une aide d'État ne peut être autorisée que si elle est nécessaire. Elle doit viser à corriger une défaillance du marché ou à financer un investissement répondant à un objectif d'intérêt commun. Autrement dit, si un investissement peut être réalisé de manière profitable par des acteurs privés, alors l'aide n'est pas justifiée.
Cette exigence constitue à la fois une garantie contre les distorsions de concurrence et un impératif de bonne gestion des finances publiques. Il s'agit d'éviter que l'argent du contribuable ne soit utilisé pour produire des effets d'aubaine.
Les défaillances de marché peuvent concerner de nombreux secteurs et prendre différentes formes. Par exemple, une entreprise n'est pas tenue, sauf en cas de réglementation spécifique, d'assumer les conséquences des externalités négatives qu'elle entraîne, notamment sur l'environnement. Or le marché ne suffit pas à lui seul à atteindre les objectifs européens en matière de décarbonation. Une aide d'État peut alors se justifier pour internaliser ces externalités.
Autre illustration : les projets de recherche et développement, en particulier ceux qui relèvent de la recherche fondamentale ou qui sont éloignés de la phase de commercialisation, exigent souvent des investissements importants et présentent des risques technologiques et financiers élevés. Sans incitation publique, ces projets ne seraient pas engagés.
C'est le cas, par exemple, des aides à la recherche et développement octroyées dans le cadre du projet Nuward, porté par EDF et visant la construction de petits réacteurs nucléaires modulaires. Ces projets n'auraient pu voir le jour sans une prise en charge partielle du risque par la puissance publique.
Deuxième principe : l'aide d'État doit être proportionnée. Elle doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire pour rendre le projet rentable pour l'opérateur privé.
Pour cela, nous analysons d'abord les fonds propres de l'entreprise, puis sa capacité à emprunter sur les marchés. Ce n'est qu'ensuite que nous identifions le déficit de financement, que nous appelons funding gap, lequel détermine le montant de l'aide que nous autorisons l'État membre à accorder.
Une aide dépassant ce funding gap ne serait pas nécessaire : elle violerait donc le premier principe. Elle équivaudrait, en outre, à un simple transfert d'argent public vers les actionnaires de l'entreprise bénéficiaire, avec à la clé non seulement une distorsion de concurrence, mais aussi une utilisation injustifiée de fonds publics, incompatible avec l'intérêt général.
Troisièmement, l'aide doit avoir un effet incitatif : elle doit amener l'entreprise bénéficiaire à prendre une décision d'investissement qu'elle n'aurait pas prise en l'absence de cette aide. C'est précisément pourquoi nous ne pouvons accepter des aides ex post, c'est-à-dire après que l'entreprise a déjà pris la décision d'investir.
Par ailleurs, l'aide doit être additionnelle au financement que les marchés financiers et les investisseurs privés peuvent fournir. À défaut, les aides d'État entraîneraient également des distorsions sur le marché des capitaux, alors même que son développement continu demeure essentiel pour répondre aux immenses besoins d'investissement, notamment dans le domaine énergétique, auxquels l'Europe est confrontée.
Tels sont les principes généraux qui guident l'appréciation de la compatibilité des aides d'État. Ces principes - nécessité, proportionnalité, effet incitatif et caractère additionnel par rapport au financement privé - ont été progressivement dégagés par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui nous éclaire dans l'exercice de notre mission, sous son contrôle.
En outre, lorsqu'elle détermine les conditions de compatibilité d'une catégorie d'aides ou qu'elle examine les projets d'aides présentés par les États membres au cas par cas, la Commission européenne tient également compte des effets positifs éventuels de ces aides sur les objectifs communs de l'Union. La politique des aides d'État ne fonctionne pas dans le vide. Elle vise, au contraire, à contribuer à l'atteinte des finalités que l'Union européenne s'est fixé.
Par exemple, elle soutient la décarbonation ; elle permet le développement d'une politique d'innovation et de recherche capable de faire émerger des innovations de rupture, dans lesquelles nous ne brillons pas encore ; elle contribue à renforcer la sécurité de l'approvisionnement énergétique, entre autres.
Ainsi, tout en poursuivant ces objectifs, l'aide favorise également la création d'emplois, la production de richesses et la croissance économique.
Pour illustrer cette dynamique avec un exemple d'actualité, prenons le nouveau pacte pour une industrie propre, que l'on appelle à Bruxelles le Clean Industrial Deal. Il engage l'Union européenne sur la voie d'une transition juste, créatrice d'emplois de qualité, qui donne aux citoyens les moyens d'agir en valorisant leurs compétences, tout en promouvant la cohésion sociale et l'équité dans l'ensemble des régions européennes. Il s'agit d'un effort d'équilibre entre la décarbonation de l'industrie, le renforcement de la compétitivité et le renforcement de la résilience. Afin d'accompagner ce Clean Industrial Deal, nous élaborons actuellement un cadre spécifique d'aides d'État qui viendra s'y adosser pour favoriser l'atteinte des objectifs fixés.
Quelles sont les bases juridiques de compatibilité ? Les principales fondations reposent sur les articles 107, paragraphe 2, point b), 107, paragraphe 3, point b), et 107, paragraphe 3, point c), du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
L'article 107(2)(b) autorise la compensation par l'État des dommages résultant d'un événement extraordinaire - une catastrophe naturelle, par exemple. Lors des grandes inondations survenues en Allemagne, les entreprises concernées ont été indemnisées sur la base de cet article, après évaluation des dommages. Il s'agit alors d'une aide de plein droit, en quelque sorte. Ce même article a été mobilisé, souvenez-vous, pendant la crise du covid, pour les entreprises du spectacle qui avaient dû fermer totalement. Il était alors possible d'estimer les recettes perdues, et celles-ci ont été compensées à l'euro près.
L'article 107(3)(b) a également été largement utilisé pendant la crise du covid, mais aussi pour faire face aux conséquences de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine. Cet article permet de compenser ou d'atténuer les perturbations graves de l'économie. Et Dieu sait que nous en avons connu ces cinq dernières années. La France, à titre d'exemple, a accordé, entre 2020 et 2023, essentiellement dans le cadre de la réponse au covid, environ 210 milliards d'euros d'aides à son économie, et, dans une certaine mesure, pour répondre à la crise consécutive à la guerre en Ukraine. Ces aides ont été rendues possibles grâce à l'adoption par la Commission d'un cadre spécifique permettant leur déploiement rapide en situation de crise.
Enfin, les aides sont le plus souvent déclarées compatibles parce qu'elles concourent au développement économique, au sens large. C'est l'objet de l'article 107(3)(c) du Traité. Par exemple, le projet d'aide d'État destiné à soutenir le pacte pour une industrie propre sera adopté sur le fondement de cet article. Toutes les grandes décisions individuelles en matière d'aides d'État s'appuient généralement sur cette base. Ce fut récemment le cas pour les aides à la Française des jeux.
Telle est, en résumé, l'architecture du cadre applicable.
Quelques mots sur les instruments à présent. J'ai mentionné le règlement général d'exemption par catégorie. En 2023, si l'on additionne ce règlement à ceux qui s'appliquent spécifiquement à l'agriculture et à la pêche, le total représente 44 % du volume total des aides dans les vingt-sept États membres, soit 70,5 milliards d'euros versés cette année-là. Le règlement général d'exemption par catégorie représente à lui seul 38 % de ce volume.
En ce qui concerne la France, 41 % des aides octroyées l'ont été en vertu de ces règlements d'exemption. Autrement dit, 41 % des aides françaises ne sont jamais soumises à Bruxelles, si j'ose dire. Cela représente environ 15 milliards d'euros.
Quant aux aides présentant un potentiel de distorsion plus élevé, elles sont soumises à l'examen de la Commission, soit de manière individuelle, soit dans le cadre de l'application de lignes directrices. Il en existe plusieurs, notamment pour les aides à l'environnement ou à la restructuration, qui permettent d'autoriser ce type de dispositifs. Ces aides correspondent aux 56 % restants du volume total, soit 116 milliards d'euros pour l'ensemble des États membres, dont environ 21 milliards pour la France.
La Commission n'examine donc individuellement qu'une fraction relativement réduite des mesures d'aide, à savoir celles qui représentent un fort potentiel de distorsion - moins de 10 % des dispositifs -, mais qui représentent une part significative des montants engagés.
C'est notamment le cas de ce que l'on appelle, en France, les Piiec, c'est-à-dire les projets importants d'intérêt européen commun. Pour ces projets, la Commission procède à un examen approfondi des aides. Prenons l'exemple du Piiec hydrogène : il s'agit de 122 projets. C'est un instrument très utile, mais également très lourd. Un chiffre significatif : entre les montants d'aide notifiés à la Commission par les États membres au titre des Piiec et les montants finalement autorisés, en sachant que tous les projets ont bien vu le jour, la réduction moyenne des aides publiques atteint 25 %.
Pourquoi ? Parce que les entreprises ont souvent tendance à « charger la barque ». Lorsqu'on examine sérieusement les dossiers, il est possible de ramener les montants demandés à leur juste proportion, en tenant compte de ce qu'on appelle le funding gap. Généralement, un accord est trouvé avec l'État membre et les entreprises sur un niveau de financement plus raisonnable.
En règle générale, ce n'est pas la Commission qui impose des conditions, sauf dans quelques cas spécifiques, comme les aides à la restructuration ou les aides régionales. Par exemple, s'agissant de ces dernières, il est interdit de subordonner l'octroi d'une aide à la délocalisation d'une activité. Mais en dehors de cas bien précis, ce sont les États membres qui choisissent de conditionner les aides, ce qu'ils font régulièrement. Il ne s'agit pas là d'une condition de compatibilité.
Enfin, dernier point que vous m'avez invité à évoquer : la transparence et l'évaluation.
S'agissant de la transparence, elle est obligatoire. Les règles applicables aux aides d'État imposent aux États membres de publier les conditions des régimes d'aide et les décisions relatives aux aides individuelles. En outre, un certain nombre d'informations essentielles concernant toutes les aides individuelles d'un montant significatif doivent être publiées par les États membres sur un moteur de recherche en ligne, développé soit par eux-mêmes, soit à l'aide de l'outil fourni par la Commission, le Transparency Award Module (TAM).
Cette transparence réduit les effets négatifs des aides, en permettant aux concurrents d'être informés, de déposer une plainte, voire de contribuer à la réouverture ou à l'instruction des dossiers.
Quant à l'évaluation, les règles relatives aux aides d'État exigent qu'un régime présentant un risque élevé de distorsion de la concurrence, notamment en raison de son ampleur ou de son horizon temporel, fasse l'objet d'une évaluation ex post par l'État membre. Cet outil permet d'apprécier l'efficacité du régime au regard des objectifs visés, tout en en limitant les distorsions. Il peut ainsi conduire à une révision du régime d'aide en cas de prolongation.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur le directeur général, je vous remercie pour votre exposé.
Je vous avoue m'interroger sur de nombreux points. En 2023, si je ne me trompe pas, les vingt-sept États membres ont notifié pour 186 milliards d'euros d'aides. Mais, comme vous l'avez rappelé, cela ne représente qu'une petite partie du total, puisque les allègements fiscaux et les aides bénéficiant à l'ensemble des entreprises ne sont pas inclus. Autrement dit, seule une infime partie des aides est notifiée, avec des critères stricts : remédier à une défaillance du marché, avec un effet incitatif et des objectifs précis.
J'avoue ne pas saisir la logique : pourquoi les États membres sont-ils tenus de notifier uniquement cette petite partie, extrêmement ciblée, des aides, sans que l'on n'ouvre un débat commun sur l'ensemble des dispositifs ?
Lors d'une audition, le président-directeur général de Kering, M. Pinault plaidait - il ne fut pas le seul - pour un ciblage sectoriel des aides, en insistant sur l'intérêt d'intervenir secteur par secteur. Et je comprends mieux, désormais, pourquoi cela ne se fait pas : une aide ciblée, relevant d'un secteur spécifique, entre dans le champ des aides notifiables, alors qu'une aide qui s'adresse à l'ensemble des entreprises y échappe.
Comment analysez-vous cette complexité ? Concernant les 186 milliards d'euros notifiés en 2023, pouvez-vous nous indiquer la part correspondant aux aides françaises ?
Vous avez évoqué la finalité des aides : corriger une défaillance du marché, avec un effet incitatif et une proportionnalité. Mais ne pourrait-on pas, au-delà de ces critères économiques, fixer aussi des objectifs d'intérêt général, par exemple en matière d'emploi et de maintien de l'outil industriel ?
Aujourd'hui, la Commission européenne ne se saisit pas des questions d'emploi. Pourtant, la désindustrialisation touche l'ensemble de l'Union européenne, certains pays plus durement que d'autres, du fait de la concurrence intra-européenne.
Ma dernière question concerne le marché unique. Certes, la concurrence existe en son sein, mais elle s'exerce de manière encore plus féroce à l'extérieur. Et, pardonnez-moi de le dire ainsi, j'ai le sentiment que ce sujet reste trop souvent absent de nos discussions. Nous semblons être la seule zone économique sans aucune barrière protectrice.
Je prendrai un exemple concret, que nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer avec deux anciens ministres de l'économie - Arnaud Montebourg et Bruno Le Maire - : la question de l'acier et de la sidérurgie. Elle pose directement celle du maintien de notre outil industriel, notamment autour du dossier ArcelorMittal. Ce débat, à mon sens, n'est pas clos : il se poursuivra sans doute dans les semaines à venir.
Hier, le Président de la République a écarté, de fait, l'option d'une nationalisation. Mais Arnaud Montebourg, et même Bruno Le Maire, quoique plus prudemment ou de manière différente, ont rappelé qu'il restait possible d'agir. Le problème, c'est que si nous laissons le marché livré à lui-même, en particulier face à la pression croissante de l'acier chinois demain, notre avenir industriel s'annonce difficile.
Dans cette guerre commerciale, l'Union européenne fait preuve, selon moi, d'une certaine naïveté face au marché extérieur.
M. Olivier Guersent. - Monsieur le rapporteur, vous m'interrogez d'abord sur le montant des aides. Je pensais l'avoir mentionné, mais j'ai dû parler trop vite. En 2023, sur les 186 milliards d'euros d'aides d'État notifiées par les vingt-sept États membres, la France a représenté 36 milliards d'euros.
Évidemment, ces montants globaux ne sont pas vraiment pertinents. Lorsque l'on dresse des classements, les premières places sont systématiquement occupées par l'Allemagne, suivie de la France. Rien de surprenant : ce sont les deux principales économies de l'Union européenne et de la zone euro. Il est donc plus pertinent de rapporter ces montants au produit intérieur brut (PIB) par habitant. Sous cet angle, la France se situe plutôt dans la moyenne, en milieu de peloton. Plus récemment encore, dans le contexte de la crise énergétique, elle s'est montrée moins offensive qu'à l'accoutumée, ce qui n'est sans doute pas sans lien avec la situation budgétaire actuelle.
Concernant l'emploi, il ne s'agit pas d'un désintérêt. La Commission européenne ne dispose simplement pas de compétence en matière d'emploi ; celle-ci demeure entre les mains des États membres, qui n'ont pas souhaité la transférer à l'échelon communautaire. Ensuite, le contrôle des aides d'État n'a pas pour objectif la préservation, non plus que la destruction de l'emploi. Les États membres, s'ils le souhaitent, peuvent parfaitement assortir leurs dispositifs d'aide d'exigences en matière d'emploi.
Notre seule ligne rouge concerne les aides dont l'effet principal serait de déplacer des emplois d'un État membre vers un autre. C'est ce que nous appelons un jeu à somme nulle. Ce type de mécanismes s'apparente à des effets d'aubaine. Le rôle du contrôle des aides d'État est précisément d'éviter cette forme de « course au cocotier » dans laquelle certains groupes tentent d'entraîner les États.
Enfin, vous m'interrogez sur le marché unique et la concurrence extérieure.
La question des frontières extérieures n'est pas du ressort de la politique de concurrence : elle relève de la politique commerciale. Or nous disposons d'un arsenal de mesures commerciales autorisées par l'OMC et prévues dans nos accords bilatéraux avec d'autres États ou zones économiques. Nous avons parfaitement les moyens d'y recourir lorsque des pratiques déloyales sont constatées, par exemple en cas de dumping. Cela a été fait récemment à l'égard des véhicules électriques chinois. Nous pourrions également envisager des mesures similaires sur l'acier.
La procédure, en revanche, est complexe. Les États membres, réunis dans un comité, autrefois dénommé comité 133, doivent adopter une position commune. La Commission agit ensuite comme bras armé, applique les droits de défense commerciale, et, le cas échéant, se défend devant l'OMC à Genève si un pays tiers conteste la mesure.
La politique commerciale vise donc à protéger les entreprises du marché intérieur contre les pratiques déloyales d'opérateurs extérieurs. Comme ce n'est pas mon domaine de compétence directe, je ne m'y aventurerai pas davantage.
En revanche, ce que nous avons fait au cours des cinq dernières années, c'est combler un vide juridique.
Cela fait soixante-dix ans que nous contrôlons les aides que les États membres accordent aux entreprises actives sur le marché intérieur. Pourtant, jusqu'à récemment, aucune règle ne permettait de contrôler les aides que des États tiers versaient à des entreprises opérant dans ce même marché. Cette asymétrie représentait évidemment un problème.
Prenons un exemple : lorsqu'un État comme la Chine subventionne la production de véhicules électriques sur son territoire, ces véhicules sont ensuite exportés vers l'Union européenne. Cela relève de la politique commerciale. En revanche, si une entreprise chinoise installe une usine de production en Europe et bénéficie d'aides massives octroyées par Pékin, cela posait, jusqu'à récemment, un problème juridique : si une telle aide avait été versée par un État membre, nous l'aurions contrôlée ; venant d'un État tiers, ce n'était pas possible.
Ce vide a été comblé. Le Conseil et le Parlement européen ont adopté un règlement sur le contrôle des subventions étrangères. Ce texte confie une partie du contrôle à ma direction générale, et une autre partie - celle qui concerne les marchés publics - à la direction générale de l'industrie, placée sous la responsabilité du vice-président exécutif chargé de ces questions.
Ce nouveau cadre juridique est désormais appliqué. Il a d'ailleurs défrayé la chronique ces derniers jours : c'est en vertu de ce règlement que mes collègues de la direction générale de l'industrie ont ouvert une enquête sur de potentielles subventions sud-coréennes dans le cadre de l'attribution du marché de construction de la centrale nucléaire de Dukovany, en République tchèque.
Il y avait donc un trou dans la raquette, et une certaine forme de naïveté. C'est désormais réparé. Ma direction générale a déjà ouvert plusieurs enquêtes approfondies sur des aides d'État, notamment au bénéfice d'entreprises chinoises, mais pas exclusivement.
Par ailleurs, il convient de nuancer une idée trop répandue selon laquelle l'Union européenne serait « l'idiot du village global », pour reprendre l'expression de M. Montebourg. Nous ne sommes pas les seuls à appliquer des règles. La réalité est plus complexe.
Prenons l'exemple de l'Inflation Reduction Act (IRA), ce vaste programme de subventions lancé par le président Biden, que son prédécesseur et successeur, Donald Trump, entend désormais démanteler. L'IRA prévoit 369 milliards de dollars d'aides à la décarbonation et au développement des énergies renouvelables aux États-Unis, sur une période de dix ans. Beaucoup y ont vu une menace considérable pour la compétitivité européenne.
Or dans les cinq dernières années, l'Union européenne a versé environ 400 milliards d'euros d'aides publiques au titre de la décarbonation et du déploiement des énergies renouvelables. D'un point de vue américain, on pourrait même considérer l'IRA comme une réponse à notre propre politique de subventions.
Il faut donc relativiser certaines accusations. L'Union européenne défend ses intérêts, subventionne ses entreprises lorsque cela s'avère nécessaire, contrôle désormais les aides étrangères avec le même sérieux que celles de ses propres États membres, et mobilise ses instruments de politique commerciale pour protéger le marché intérieur lorsque les circonstances le justifient.
M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'IRA, je diverge quelque peu de votre analyse, notamment en ce qui concerne la décarbonation. Vous avez évoqué un montant de 369 milliards de dollars. Or le principe d'accompagnement financier et d'aide à la décarbonation, aux États-Unis, repose principalement sur un système d'exonérations fiscales, non plafonnées. Ce mécanisme a connu une croissance très rapide. D'après les dernières estimations disponibles, le coût global de ce dispositif atteindrait aujourd'hui 1 200 milliards de dollars. À cette somme viennent s'ajouter 1 200 milliards de dollars pour les infrastructures, ainsi que les 369 milliards de dollars d'accompagnement régulièrement évoqués. Le budget total atteindrait presque 2 800 milliards de dollars. Ce montant, comparé au volume des aides publiques mobilisées au niveau européen, apparaît particulièrement élevé.
Ces dernières semaines, nous avons auditionné de nombreux dirigeants de groupes français. Lorsqu'on leur demande de comparer les aides qu'ils reçoivent en France ou au niveau européen avec celles accessibles dans des pays extérieurs à l'Union européenne, un mot revient systématiquement : la simplicité. Les dispositifs étrangers sont perçus comme beaucoup plus lisibles que les dispositifs européens ou français.
Beaucoup de ces pays ont mis en place un guichet unique, avec un dossier allégé qui, dès lors qu'il correspond aux critères, offre une garantie claire d'obtention de l'aide. Cela permet une réelle visibilité et une grande sécurité dans le processus. Ces entreprises savent, dès le dépôt de leur dossier, et une fois celui-ci accepté, exactement sur quel montant elles pourront s'appuyer. La procédure est rapide, le cadre est clair, les montants sont connus à l'avance. Quel est votre avis sur ce point ?
M. Olivier Guersent. - Je ne sais pas d'où sortent ces 2 800 milliards de dollars. À ma connaissance, il n'existe pas, à ce jour, de comptabilité fiable permettant de déterminer le coût budgétaire réel de l'IRA. Ce qui est certain, pour faire simple, c'est que l'IRA repose essentiellement sur des crédits d'impôt.
M. Olivier Rietmann, président. - Nos chiffres proviennent de Goldman Sachs.
M. Olivier Guersent. - L'Internal Revenue Service (IRS), l'administration fiscale américaine, n'est actuellement pas en mesure de chiffrer avec précision l'ensemble du dispositif. Il faut donc rester prudent. Mais une chose est claire : les 2 800 milliards de dollars, nous ne les avons pas. Si l'on tient compte des subventions européennes et des fonds structurels, on parvient quand même à des montants significativement supérieurs à ces 400 milliards.
Rien que le plan de relance européen représente près de 750 milliards d'euros, essentiellement consacrés à la décarbonation et à la compétitivité verte. Autrement dit, on ne peut pas dire que l'Europe soit avare en subventions publiques.
Vous avez raison sur une chose : c'est plus simple aux États-Unis, mais pas forcément plus rapide. Le dossier est simplifié, le guichet unique fonctionne, et, dès lors qu'il est validé, il n'y a plus d'aléa. Cela paraît plus sûr.
Pourquoi ? Parce qu'il n'existe pas, aux États-Unis, de concept de défaillance de marché. Il n'y a pas, dans le cadre de l'IRA, d'évaluation préalable visant à déterminer si l'investissement aurait pu être réalisé sans aide publique.
Autrement dit, que l'investissement ait été envisageable sans subvention ou qu'il dépende de l'aide pour exister, le soutien est accordé dans tous les cas. Les effets d'aubaine sont donc massifs, et c'est précisément ce qui séduit les grands patrons. C'est Noël tous les jours ! Vous décidez de construire une usine en Arizona : vous l'auriez fait quoi qu'il arrive, mais vous percevez en plus les aides de l'IRA. En Europe, à l'inverse - et c'est inscrit dans le Traité -, les subventions publiques ne sont accordées que lorsque l'investissement privé, seul, ne suffit pas à assurer la rentabilité du projet.
Ce principe, quoi qu'on en pense, présente une certaine rationalité budgétaire. Il évite de distribuer des financements publics à tout-va. Surtout, nous n'avons pas les moyens d'appliquer une politique aussi généreuse que celle des États-Unis, en particulier en France, si l'on considère l'évolution de la dette publique.
Il est donc vrai que le système américain est plus simple, mais cette simplicité s'explique par l'absence de tout contrôle, en particulier du caractère nécessaire ou non de l'aide pour rendre l'investissement viable.
Troisième point, et il est capital : au début de l'année 2023, l'ensemble des grands patrons européens, qu'ils soient français, allemands ou d'autres nationalités, s'élevaient contre l'IRA. Ils expliquaient que ce dispositif était massif, lisible, certain, et qu'ils allaient immédiatement délocaliser leurs investissements aux États-Unis... sauf si l'Europe mettait en place le même mécanisme. La pression était forte pour renoncer à nos principes d'encadrement des aides d'État.
Or, il faut le rappeler, pour mettre en oeuvre un tel changement, il faudrait modifier le Traité. Cela suppose une adoption à l'unanimité, et une bonne moitié des États membres y serait opposée.
Que faire alors ? Nous avons mis en place un mécanisme : la matching clause, dont je revendique d'ailleurs la paternité. Nous avons dit aux États membres : « Si une entreprise envisage un projet sur votre territoire, qu'elle a engagé les démarches, évalué les aides qu'elle pourrait obtenir, et qu'en parallèle elle dispose d'une offre formalisée aux États-Unis - une attestation délivrée par l'IRS précisant le montant des aides auxquelles elle a droit -, alors vous pouvez lui accorder en Europe une subvention d'un montant équivalent, à l'euro près. »
Ce dispositif a été adopté le 9 mars 2023. Combien de cas avons-nous eus depuis ? Une seule entreprise est venue. Il s'agissait d'un projet de construction d'usine de batteries en Allemagne, et l'aide a été autorisée.
Avec tout le respect que je porte aux déclarations des grands patrons, si le problème avait été d'une telle ampleur, nous aurions vu affluer bien plus de demandes. Or ce n'est pas le cas.
M. Olivier Rietmann, président. - Je ne suis pas sûr que tout le monde soit au courant. Personne ne nous en a parlé en tout cas.
M. Olivier Guersent. - Les administrateurs du Sénat étant excellents dans les recherches archéologiques, je leur conseille de regarder la presse aux alentours du 9 mars 2023, notamment le journal Les Échos, et ils verront que cette information a été largement diffusée. Et Bercy était bien entendu parfaitement au courant.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez précisé n'accompagner les dossiers d'investissement que dans la mesure où le projet ne serait pas viable sans subvention. Est-ce à dire que vous n'accompagnez que les canards boiteux ?
En France, l'usage consiste plutôt à s'abstenir de soutenir les projets qui ne seraient pas viables sans subvention, en considérant qu'ils présentent un risque excessif. Or si j'ai bien compris, et vous me direz si je me trompe, l'accompagnement européen se fonde sur une logique inverse : un projet n'est éligible à un soutien que s'il n'est justement pas viable sans argent public.
M. Olivier Guersent. - Vous avez parfaitement compris. Je vais poser la question à l'envers : pourquoi diable verser de l'argent public à un projet qui générerait du profit sans subvention ? Quelle en serait la rationalité ? Notre but est de faire aboutir des projets qui n'auraient pas pu advenir seuls.
Je prendrai un exemple. Nos assureurs vie détiennent des encours financiers très importants, qu'ils doivent placer dans des actifs à long terme. Certains de ces placements offrent des rendements suffisants pour qu'ils puissent honorer les engagements pris vis-à-vis de leurs assurés, sur des périodes allant de quarante à soixante-dix ans. Ils y parviennent sans intervention extérieure.
En revanche, si l'on souhaite qu'ils investissent dans des projets plus risqués, dans lesquels ils n'iraient pas spontanément, car ces projets sortent de leur cadre d'évaluation du risque, alors l'objectif de la subvention publique consiste à amortir la part de risque qu'ils ne peuvent assumer seuls. Cela rend l'investissement possible, parce que, dans ce cas, on juge que l'intérêt général justifie de prendre ce risque.
Par ailleurs, il existe aussi des aides destinées, disons-le, aux canards boiteux. C'est ainsi que l'on a sauvé la Société nationale Corse-Méditerranée, la SNCM, voilà une quinzaine d'années, pour en faire Corsica Linea. Cela relève d'une logique différente : ces entreprises sont alors restructurées afin de redevenir viables une fois subventionnées. C'est un autre chapitre.
Mais, pour ce qui concerne les aides à l'investissement, il n'existe aucune justification à injecter de l'argent public dans des projets rentables sans subvention.
M. Jérôme Darras. - Monsieur le directeur général, vous disposez d'une vision d'ensemble des dispositifs d'aide, notifiés ou non, dans l'ensemble des pays européens. Le dispositif français présente-t-il, à vos yeux, des particularités par rapport à ceux des autres États membres ? Pourriez-vous nous citer une politique ou un dispositif mis en oeuvre dans un autre pays européen qui vous paraîtrait particulièrement cohérent et efficace, et dont la France pourrait, le cas échéant, s'inspirer ?
Mme Anne-Sophie Romagny. - Monsieur le directeur général, vous avez évoqué un montant de 36 milliards d'euros au titre des aides d'État en France. Je souhaiterais savoir combien d'entreprises bénéficient de ces 36 milliards et quelle en est l'évolution sur les dernières années. Vous avez indiqué que la France marquait un certain recul cette année dans le domaine de l'énergie. Si l'on adopte une perspective plus large, sur les cinq dernières années, comment ces aides ont-elles évolué ? Je voudrais également savoir s'il existe des mécanismes de remboursement en cas de non-respect par les entreprises des engagements qu'elles ont pris.
Enfin, à vos yeux, le cadre européen actuel des aides d'État est-il suffisamment robuste pour faire face aux défis que représentent aujourd'hui la réindustrialisation, la souveraineté technologique et la transition énergétique ?
M. Daniel Fargeot. - La Commission européenne s'est dotée d'une définition rigoureuse de ce que sont les aides publiques. Elle a identifié les modalités par lesquelles celles-ci peuvent fausser la concurrence et s'est dotée de procédures de contrôle dont la rigueur est généralement reconnue. Au regard du volume d'aides publiques déployé en France, je souhaiterais savoir si l'examen des nouvelles aides représente une part significative de l'activité de la direction générale de la concurrence. Jusqu'où s'étend le contrôle exercé par cette direction générale ? Exercez-vous également une supervision sur les dispositifs créés par les conseils régionaux ?
M. Olivier Rietmann, président. - Les aides européennes, ces dernières années, ont été massivement mobilisées dans tous les domaines. Une part considérable de ces fonds a été orientée vers la décarbonation.
Or les temps changent. Le combat commercial, pour ne pas employer le terme de guerre commerciale, évolue. Nous semblons aujourd'hui atteindre une forme de paroxysme de cette guerre entre trois grandes puissances : les États-Unis, la Chine et, entre les deux, l'Europe.
Dans ce contexte, ne conviendrait-il pas, dans une logique de réaction et de protection de nos entreprises, de réorienter temporairement une partie de ces montants très importants affectés à la décarbonation - sans remettre en cause leur utilité ni contester les avancées déjà réalisées, en France comme en Europe - vers des efforts ciblés sur la compétitivité et la réindustrialisation de nos territoires ?
M. Olivier Guersent. - Monsieur Gay, vous faisiez observer que la Commission ne contrôle qu'une infime partie des aides publiques. C'est exact. Toutefois, l'essentiel de ce qui est perçu comme une aide résulte en réalité de l'économie du régime fiscal de chaque État. La France a choisi un certain mode de taxation de l'impôt sur les sociétés ; l'Irlande en a retenu un autre, la Belgique un troisième, l'Allemagne un quatrième. Ce sont là des choix de politique fiscale. On peut considérer que cela constitue une forme d'aide, puisqu'il en résulte nécessairement un impact sur le résultat des entreprises ; néanmoins, ces choix relèvent de la souveraineté fiscale des États membres. C'est pourquoi ils ne sont pas soumis au contrôle des aides d'État.
Si l'on souhaitait véritablement encadrer une part beaucoup plus large des instruments mis en place par les États membres sur fonds publics pour soutenir leur économie, il faudrait une intégration communautaire bien plus poussée que celle que nous connaissons aujourd'hui. Cela soulèverait d'autres questions, d'ordre politique, qui ne relèvent pas de ma compétence, mais qui, en France, provoqueraient sans doute des débats assez vifs, au regard de la diversité des opinions exprimées dans le spectre politique.
Ainsi, nous nous limitons à contrôler les mesures individuelles ayant un impact sur les échanges entre États membres et susceptibles de fragmenter le marché intérieur. En revanche, nous ne contrôlons pas les choix relevant de la souveraineté nationale en matière de politique économique générale. On peut s'en féliciter ou le regretter, mais tel est l'état de fait. Cette situation illustre la phase transitoire dans laquelle nous nous trouvons : nous avons un marché intérieur, nous avons consenti à partager une partie de notre souveraineté, mais pas son intégralité. Une large portion de celle-ci demeure entre les mains des États membres. Il faut accepter que, qu'on le souhaite ou non, cette part échappe au contrôle de Bruxelles.
D'ailleurs, dans la plupart des États membres, on souhaiterait souvent que l'Union contrôle davantage la souveraineté des autres, mais un peu moins la sienne propre. La France ne fait pas exception à cette règle. Or cela n'est ni possible ni réaliste, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore.
Je reviens à présent à votre question, Monsieur le président. Je ne suis pas certain de partager entièrement la thèse implicite que vous soulevez, car les temps changent, assurément, et ils sont difficiles, cela ne fait aucun doute. Mais, à un moment donné, il faut aussi savoir prendre ses propres responsabilités. Tout ne repose pas sur les régimes de subventionnement public.
Prenons un exemple concret. On entend souvent dire que l'Union européenne est trop complexe, trop contraignante et qu'il y a trop de règles... Mais ce ne sont pas les règles européennes qui ont empêché les constructeurs automobiles européens de développer, quinze ou vingt ans plus tôt, des véhicules électriques et une filière performante de batteries. Les constructeurs chinois l'ont fait, les Sud-Coréens aussi. Rien n'interdisait aux industriels européens d'en faire autant. Et pour être parfaitement honnête, s'ils avaient sollicité des subventions publiques à l'époque pour lancer ces projets, ils les auraient très probablement obtenues avec l'aval de la Commission européenne.
Il faut, à un moment, que chacun assume ses responsabilités. Les défis actuels en matière de compétitivité sont identifiés. Sur ce point, je partage le diagnostic formulé par M. Draghi. Que dit-il ? Que notre déficit de compétitivité repose principalement sur deux causes. La première : un retard en matière d'innovation de rupture. Sur ce point, il faut déployer des moyens massifs et ne pas hésiter à soutenir fortement les initiatives, sans frilosité. La seconde : un retard persistant dans le processus de décarbonation. Or la décarbonation n'est pas seulement un impératif climatique, c'est aussi un enjeu de souveraineté. Réduire notre empreinte carbone, c'est également diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, que nous ne produisons pas nous-mêmes et dont nous restons extrêmement dépendants.
La crise actuelle illustre d'ailleurs clairement cette vulnérabilité liée à notre dépendance énergétique.
M. Olivier Rietmann, président. - Juste une précision, monsieur le directeur général. Lorsque vous affirmez que les constructeurs automobiles n'ont pas sollicité de subventions, il y a vingt ans, pour investir dans le véhicule électrique, il convient de rappeler le contexte des décennies passées. Notamment, l'État français avait engagé une politique délibérée d'allègement fiscal en faveur du gazole. Cette orientation s'expliquait, entre autres, par les impératifs liés au raffinage du pétrole, qui produisait une quantité importante de gazole qu'il fallait écouler. C'est dans cette logique que s'est inscrite la détaxation du gazole : il fallait bien trouver un débouché à ce carburant excédentaire.
Dès lors, je ne vois pas pourquoi les constructeurs se seraient orientés vers l'électrique à une époque où la demande pour les véhicules diesel était forte, stimulée à la fois par les consommateurs et par une incitation fiscale claire émanant de l'État. Il y avait donc une direction donnée : produire du diesel pour consommer le gazole disponible.
Dans ces conditions, il semble peu pertinent de leur reprocher, aujourd'hui, de ne pas avoir développé des véhicules électriques à cette époque.
M. Olivier Guersent. - Si, monsieur le rapporteur. En effet, comme le disait Pierre Mendès France, « il ne faut jamais sacrifier le long terme au court terme ». Et c'est précisément ce que, selon moi, les producteurs européens - pas seulement les Français - ont fait, aux deux extrémités du spectre industriel.
Aujourd'hui, notre compétitivité, notre résilience et notre autonomie stratégique dépendent aussi - peut-être surtout - d'un accès à une énergie à la fois bon marché, décarbonée et produite sur le sol européen. Cela suppose de poursuivre le mouvement déjà engagé, et vous avez raison de souligner que la France, grâce à son mix énergétique, partait d'une situation plus favorable que d'autres.
Mais mon sujet ne se limite pas à la France. Ce qui m'importe, c'est la cohérence de l'ensemble européen. Et, à mes yeux, compétitivité, résilience et décarbonation ne sont rien d'autre que trois facettes d'une même problématique. Certes, des arbitrages ponctuels sont nécessaires, mais l'essentiel reste de maintenir une ligne stratégique.
Certains proposent de réorienter les aides consacrées à la décarbonation et aux énergies renouvelables vers des dispositifs qualifiés d'« aides à la compétitivité ». Mais encore faut-il s'accorder sur ce que cela signifie réellement. J'entends, par exemple, des propositions visant à octroyer des aides opérationnelles aux fabricants européens de batteries. De quoi parle-t-on ? Concrètement, cela revient à ce que l'État couvre les pertes d'exploitation - autrement dit, qu'il finance les fins de mois - sans limite de durée. Et si l'on fait un rapide calcul à partir des demandes formulées aujourd'hui, on aboutit, sous un à deux ans, à une prise en charge publique de 100 % des coûts de l'entreprise.
Si le débat porte sur la nationalisation de certaines industries stratégiques, soit. Mais il faut alors le poser clairement. Car à ce rythme, dans quelques années, l'État aura versé l'équivalent de 200 %, 300 %, voire 400 % de la valeur de certaines entreprises. Et le jour où ces entreprises deviendront profitables, il y a fort à parier que 100 % des bénéfices seront captés par les actionnaires privés.
Il me semble donc nécessaire de faire évoluer le cadre, sans pour autant procéder à une révolution ou à une réorientation massive. Je reviens ici au diagnostic de M. Draghi. Il appelle, en réalité, au retour à une certaine orthodoxie, en nous invitant à nous montrer plus stricts que nous ne le sommes aujourd'hui et à accepter une forme de darwinisme économique. Le monde change. Certaines entreprises ne s'adapteront pas et disparaîtront ; d'autres, mieux préparées, émergeront. Protéger à tout prix les premières revient souvent à empêcher les secondes de naître.
En revanche, il faut adopter une posture résolue sur deux fronts : l'innovation et la décarbonation. Sur ces terrains, l'engagement public massif est non seulement utile, mais nécessaire.
Je partage pleinement l'analyse de M. Draghi. C'est en suivant cette voie que nous assurerons durablement notre compétitivité et notre autonomie stratégique.
J'en viens maintenant aux questions de M. Darras et Mme Romagny.
Il n'y a pas de particularité majeure à signaler. Pour vous donner un ordre de grandeur, sur les 36 milliards d'euros d'aides publiques évoqués, environ 15 milliards d'euros sont accordés dans le cadre des régimes d'exemption généraux, tandis que 21 milliards d'euros environ relèvent de mesures individuelles. Concernant la première catégorie - celle des régimes généraux -, je ne suis pas en mesure de vous indiquer combien d'entreprises en bénéficient, car nous n'avons pas cette visibilité. Et même après exploitation de nos bases de données, nous ne serions probablement pas capables de vous fournir cette information.
En revanche, pour ce qui est des mesures individuelles, il est envisageable d'obtenir des chiffres plus précis. Je vais demander à mes collègues de mener les recherches nécessaires. Toutefois, s'agissant du volume global d'entreprises bénéficiaires, ce n'est pas un chiffre que nous sommes en mesure de communiquer.
En ce qui concerne la structuration des aides, il n'y a pas de singularité française. Le mélange entre régimes nationaux et mesures individuelles est assez similaire d'un État membre à l'autre. Les États membres accordent les aides relevant des régimes d'exemption sans contrôle préalable de Bruxelles. En revanche, les aides individuelles destinées aux grandes entreprises font généralement l'objet d'une notification à la Commission.
Là où, à mon sens, des marges de progrès existent, c'est dans la méthode d'élaboration des dispositifs. Je prends ici l'exemple de l'Espagne, qui me semble pertinent. En France, lorsqu'un problème se pose, on conçoit une réponse qui implique des aides d'État au sens du Traité. Ce processus suit un enchaînement bien connu : consultation de toutes les parties prenantes, arbitrage au plus haut niveau, souvent par le Président de la République, puis présentation à Bruxelles d'une mesure finalisée.
Quand tout se passe bien, nous pouvons dire : « Très bien, la mesure est conforme aux règles. » Mais dans un certain nombre de cas, nous devons répondre que « non, cela ne passe pas ». Et cela ne provient pas d'un manque de bonne volonté. D'ailleurs, je tiens à saluer les efforts importants menés depuis plusieurs années par les collègues de la direction générale du Trésor, qui ont considérablement renforcé leurs compétences en la matière.
Cependant, la France reste en retrait par rapport à d'autres États membres, en ce qui concerne l'intégration, dès la conception, des contraintes liées au droit des aides d'État. Or dans la majorité des cas, ces contraintes ne posent pas de problèmes majeurs à condition d'être prises en compte en amont, lors de la phase de design de la mesure.
Évidemment, une fois que toutes les parties ont été consultées, que les arbitrages ont été rendus, que l'on a conçu un dispositif dans ses moindres détails, et que l'on vient à Bruxelles pour s'entendre dire : « Ce n'est absolument pas conforme au droit des aides d'État », cela devient une véritable catastrophe. Ce genre de situation pourrait être évité. Il y aurait un gain considérable à intégrer les contraintes juridiques dès l'amont du processus, bien avant la validation finale.
Je prendrai un exemple très parlant : celui de l'Espagne. Nos partenaires espagnols ont dû faire face à la même problématique que nous, à savoir la menace de délocalisation des usines automobiles. Mais au lieu d'opter pour une approche frontale - du type : « Un milliard pour PSA, un milliard pour Renault afin qu'ils restent en France » -, ils ont adopté une stratégie bien plus subtile.
Ils ont exploité, avec une réelle intelligence, l'ensemble des possibilités offertes par le droit européen des aides d'État. En mobilisant différents régimes, ils ont renforcé les écosystèmes locaux autour de ces usines : les PME, les équipementiers, l'ensemble des maillons nécessaires au bon fonctionnement industriel. Le résultat est que lorsque les groupes automobiles leur ont adressé les mêmes menaces que dans d'autres États membres - « Si vous ne nous aidez pas, nous irons en Hongrie » -, la réponse a été claire : « Très bien, allez-y ! Mais en Hongrie, vous n'avez pas l'écosystème. Vous devrez tout reconstruire, cela vous coûtera une fortune. » Et l'entreprise est restée.
Ce type de stratégie présente deux avantages majeurs. D'une part, elle répond à l'objectif premier - éviter les délocalisations - sans verser d'aides directes massives à des multinationales. D'autre part, elle permet de développer un tissu économique composé d'emplois non délocalisables. Voilà, selon moi, une source d'inspiration précieuse. On peut progresser en France sur ce terrain et tirer profit des bonnes pratiques mises en oeuvre ailleurs. À cet égard, les Espagnols m'impressionnent : ils ne distribuent pas moins d'aides que la moyenne européenne, mais ils le font avec méthode. Ils anticipent les contraintes juridiques et réfléchissent en amont à la manière optimale d'utiliser leurs fonds publics.
Madame Romagny, vous m'avez interrogé sur le mécanisme de remboursement en cas de non-respect des conditions d'une aide. Oui, naturellement, le non-respect d'une mesure autorisée entraîne la perte du bénéfice de l'autorisation et l'obligation de rembourser intégralement l'aide perçue. Cela vaut pour tout manquement aux conditions attachées à l'aide.
Nous avons, à l'heure actuelle, plusieurs cas - y compris en France - où cette question se pose. Je m'abstiendrai d'en commenter les détails, car les procédures sont en cours.
Le cadre européen est-il suffisamment robuste ? J'aurais tendance à répondre à votre question par une autre : comment juge-t-on la robustesse du cadre européen ? Vous l'avez évoqué, monsieur le président, et je le pense aussi : nous devons simplifier beaucoup de choses, à Bruxelles bien sûr, mais aussi, j'en suis convaincu, à Paris. Les règles relatives aux aides d'État ne font pas exception à cette nécessité.
La complexité actuelle de ces règles s'explique par plusieurs facteurs. L'un des principaux tient à la nature même de l'Union européenne : chaque fois qu'une règle simple est proposée, une dizaine d'États membres lèvent la main pour signaler une spécificité nationale à prendre en compte. À force de chercher à accommoder les besoins particuliers de chacun, on finit par produire des dispositifs extrêmement complexes.
Cela étant dit, il demeure possible de faire plus simple. Nous pouvons aller dans ce sens, y compris en matière d'aides d'État.
Maintenant, si l'on mesure la robustesse du cadre européen au nombre de cas que nous interdisons, alors ce cadre n'est pas robuste : très peu de mesures sont effectivement interdites. En revanche, nous intervenons dans un nombre significatif de dossiers. Notre rôle consiste à travailler avec les États membres pour atteindre les effets recherchés du subventionnement public - faire naître ou consolider une activité qui, sans cela, n'existerait pas ou disparaîtrait - tout en réduisant au minimum les distorsions de concurrence au sein du marché intérieur, y compris vis-à-vis d'entreprises situées dans le même État membre qui, elles, ne perçoivent pas d'aide.
Prenez, par exemple, le secteur du transport aérien en France. Certaines entreprises reçoivent des aides, d'autres non. Celles qui en bénéficient affirment qu'en leur absence, elles seraient vouées à disparaître, et que cela provoquerait un désastre. Celles qui s'en sortent sans soutien public se demandent dans quel jeu elles évoluent : elles doivent affronter une concurrence subventionnée, parfois de manière constante. Ces deux discours existent. Il faut les entendre l'un et l'autre.
Je ne peux pas affirmer avec certitude que le cadre européen actuel est pleinement robuste. Ce que nous cherchons, c'est à le rendre suffisamment agile pour accompagner les objectifs du moment. À cet égard, je pense que nous avons su répondre présent face aux chocs majeurs de la crise du covid, puis de celle de l'énergie.
Mais il faut garder à l'esprit une réalité fondamentale : il existe un lien étroit entre le niveau de générosité que permet le régime des aides d'État et les grands équilibres macroéconomiques et budgétaires des États membres. Toute réflexion sur l'élargissement ou la simplification du cadre doit se faire en tenant compte de ces contraintes structurelles.
Même si ce n'est ni mon rôle ni ma compétence de contrôler l'équilibre budgétaire des États membres ou le respect des critères de Maastricht, il n'en demeure pas moins qu'un lien existe entre ces deux dimensions.
M. Olivier Rietmann, président. - Je me permets, monsieur le directeur général, faites-vous une petite référence au « quoi qu'il en coûte » ?
M. Olivier Guersent. - Je ne suis pas certain de pouvoir juger si les dépenses de la France pour la crise du covid et la crise énergétique étaient pertinentes ou non. La réalité, c'est que les dépenses de la France ont été à peu près dans la moyenne communautaire en termes de PIB par tête pour la crise du covid et plutôt inférieures pour la crise énergétique. Il ne m'appartient pas d'en juger. En tant que fonctionnaire communautaire, ma seule compétence est de savoir si c'est légal au regard des règles communautaires. Si c'est légal, le reste relève d'un choix politique, qui est celui de l'État membre.
Vous m'interrogez sur la part de la Commission dans le contrôle des aides d'État, mais en réalité cela concerne seulement la direction générale de la concurrence. Celle-ci compte un peu moins de 1 000 agents sur les 30 000 agents publics de la Commission européenne. Et sur ces 1 000 agents, il y en a à peu près la moitié qui font du contrôle des aides d'État dans toute l'Europe.
Quant aux aides des régions, oui, nous les contrôlons. Le concept d'aide d'État est un concept d'aide publique à l'intérieur des États. Dans certains États, les régions ont une très large autonomie, par exemple l'Espagne ou l'Allemagne : nous contrôlons donc les aides attribuées par la région basque ou par les Länder. En France, l'autonomie fiscale des régions n'existant pas, le sujet est un peu différent, mais nous contrôlons les aides, quelle que soit l'autorité publique qui les distribue. Dans ce contrôle, notre interlocuteur, c'est l'État central. Ce n'est ni l'entreprise ni l'échelon déconcentré d'administration, même si nous pouvons être conduits à établir des contacts directs avec les décideurs publics pour clarifier certains points.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez développé toute une théorie politique sur les aides d'État, en prenant notamment l'exemple du secteur automobile en Espagne. En France, notre force réside dans notre réseau de sous-traitants exceptionnel - nous avons donc déjà l'écosystème - mais nous sommes en train de le perdre face à la concurrence, notamment intra-européenne. Par exemple, dans mon département de Seine-Saint-Denis, l'une des dernières usines qui fabriquait des pièces embouties pour Stellantis a été délocalisée en Turquie.
Les fonderies ont également été externalisées par les grands groupes, ce qui a entraîné des pertes d'emplois, au bout de trente ans. Demain, nous risquons de ne plus avoir de fonderies. Ce phénomène a commencé en Espagne et pourrait se propager.
La réalité est plus complexe que vous le laissez entendre, avec une concurrence basée sur des questions de droit social au sein même du marché unique et de l'Union européenne. Nous aurons l'occasion d'en débattre.
La Commission a expliqué que la protection de l'environnement et les économies d'énergie sont les objectifs stratégiques pour lesquels les États membres ont le plus dépensé en 2023, soit 55 milliards d'euros. Mais la question des aides à l'environnement et à l'énergie est sujette à débat. Pourquoi ne pas inclure le développement du nucléaire dans le champ des aides autorisées au titre des lignes directrices pour les aides d'État au climat et à la protection de l'environnement ? La France a l'une des énergies les moins chères et les plus décarbonées, mais nous n'en tirons aucun bénéfice, car nous sommes dans le marché européen et soumis au prix du gaz. La question du développement du nucléaire est posée.
À l'inverse, les centrales à charbon peuvent être réhabilitées, mais pas nécessairement sur des critères environnementaux. Des projets existent en France, à Saint-Avold et à Cordemais, portés notamment par l'intelligence ouvrière, pour favoriser la réhabilitation, mais surtout la conversion de la biomasse, mais ils ne répondent pas aux critères européens. Ces projets seraient pourtant utiles, tant pour le climat que pour conserver l'emploi et décarboner une source de production d'énergie. Faut-il donc faire évoluer les règles ?
M. Olivier Guersent. - Je suis heureux d'entendre que vous êtes en faveur d'une harmonisation sociale européenne, car je le suis, moi aussi.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais en la tirant vers le haut ! Il ne s'agit pas de tirer les droits des travailleurs et travailleuses partout au sein de l'Union européenne vers le bas.
M. Olivier Guersent. - Le problème, c'est que, comme disent les Britanniques, on ne peut pas avoir son gâteau et le manger. Tous les États membres veulent la même chose : ils veulent que les autres s'harmonisent tout en gardant une totale liberté individuelle pour eux-mêmes. Ces deux propositions sont incompatibles. Cependant, il y aurait de grands bénéfices à inclure le droit social dans les compétences communautaires, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Sur le nucléaire, les aides sont possibles et pas illégales par principe, notamment en raison du traité Euratom. La question n'est pas de savoir si les aides sont possibles, mais pourquoi elles ne figurent pas dans les lignes directrices sur les aides au climat, à l'environnement et à l'énergie. C'est parce que la construction d'une centrale nucléaire est un projet individuel. On a autorisé des aides d'État pour la centrale nucléaire d'Hinkley Point et, plus récemment, pour la centrale en Tchéquie, à Dukovany. On pourrait se caler sur ces précédents pour aller plus vite. C'est ce que nous avons dit aux États comme la France, qui souhaitent verser une aide d'État pour une centrale nucléaire : « Inspirez-vous du modèle de Dukovany, s'il vous convient, plutôt que de partir d'une feuille blanche ; l'instruction du dossier ira certainement plus vite. »
Les lignes directrices s'appliquent à de vastes programmes, comme le déploiement des énergies renouvelables. Mais les projets individuels dont nous parlons ici, même s'ils sont importants, ne se prêtent pas à des lignes directrices.
Ainsi, dans le cadre du Clean Industrial Deal, nous encouragerons les États membres qui souhaitent développer de nouvelles capacités nucléaires à étudier les deux précédents les plus récents et, dans la mesure du possible, à se caler dessus pour aller plus vite. En effet, nous devons adopter les dispositions nécessaires sur la base de l'article 107(3)(c) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et pas sur une base générique, ce qui signifie qu'il faut examiner l'économie de chaque projet. Or cela ne se prête pas à des lignes directrices. Cela ne signifie pas que nous soyons plus favorables à l'un ou l'autre projet. Mais nous ne pouvons pas prendre de décisions individuelles pour chaque éolienne.
En revanche, la situation est différente pour les centrales nucléaires. Ainsi, nous venons de valider un Piiec sur la construction de petits réacteurs modulaires. Nous sommes engagés dans cette démarche et avons déjà pris deux décisions individuelles dans le cadre du programme Nuward pour la construction de petits réacteurs modulaires par EDF. Le nucléaire n'est pas un sujet problématique à la Commission, en général, et à la direction générale de la concurrence, en particulier.
Je suis surpris par vos propos sur la biomasse, car les lignes directrices traitent de cette question. Si le projet que vous citez n'entre pas dans le cadre de ces lignes directrices, il y a deux possibilités : soit l'on modifie les lignes directrices pour que votre projet puisse y entrer, si sa nature s'y prête, soit on le traite individuellement comme nos affaires de centrales nucléaires. Dans les deux cas, si les porteurs de projet ne viennent pas me voir, je ne les contacterai pas pour leur proposer de l'aide. S'ils ont un problème d'aide d'État, ils doivent d'abord en parler avec l'autorité publique qui attribue ces aides. Si cette dernière est d'accord pour les aider, je serai ravi de les recevoir pour faire évoluer rapidement la situation. En effet, mieux vaut des centrales à biomasse que des centrales à charbon.
M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à vous remercier, monsieur le directeur général, de la disponibilité et de la clarté de vos réponses. Je vous remercie également, ainsi que vos équipes, pour les réponses étayées et détaillées que vous avez apportées aux questions écrites envoyées par notre administration.
Avec le rapporteur Fabien Gay, nous serons heureux de vous rencontrer et d'échanger avec vous en direct, lundi prochain, lors du déplacement de la commission des affaires économiques à Bruxelles, à la Commission européenne. Nous pourrons continuer nos échanges sur ce sujet ou sur d'autres lors de cette rencontre.
M. Olivier Guersent. - Le plaisir sera réciproque. Je suis essentiellement un rugbyman briviste, petit-fils d'agriculteur. Je n'ai donc pas beaucoup de cordes à mon arc : je suis plus du côté direct et franc que du côté subtil et compliqué.
M. Olivier Rietmann, président. - Nous avons deux points communs, même si je ne suis pas briviste, contrairement à vous, tant du côté du rugby que du côté de l'agriculture.
La réunion est close à 18 h 15.
Jeudi 15 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 h 15.
Rapport de la commission d'enquête - Délibération d'orientation préalable (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Audition de M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique (sera publiée ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 15.