Mardi 13 mai 2025

- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Audition de MM. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle (DIRREC) à l'Urssaf, et Pierre Gallet, directeur du contrôle de l'Urssaf Île-de-France

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle de l'Urssaf, et M. Pierre Gallet, directeur du contrôle de l'Urssaf Île-de-France.

Messieurs, nous vous avons sollicités, car nos auditions ont maintes fois souligné le lien entre blanchiment d'argent et travail dissimulé. Notre problématique est double : nous voulons connaître votre perception de la situation et mesurer l'efficacité de nos instruments de lutte.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Dellacherie et M. Pierre Gallet prêtent serment.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Messieurs, après votre présentation liminaire, je laisserai Mme la rapporteur et les commissaires vous poser des questions.

M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle à l'Urssaf. - Madame la présidente, madame le rapporteur, je vous remercie de nous avoir sollicités. L'Urssaf a pour mission de financer le système de protection sociale français. Concrètement, chaque Urssaf collecte quotidiennement des cotisations et des contributions, principalement auprès des employeurs et des entrepreneurs - nous comptons près de 12 millions d'usagers. Nous redistribuons ensuite ces sommes à plus de 800 organismes, pour financer les prestations de sécurité sociale, mais aussi celles qui sont liées à l'apprentissage, à la formation professionnelle ou à de nombreuses autres missions. Nous avons ainsi encaissé 571 milliards d'euros en 2024.

Pour assurer le bon financement de notre modèle social, nous assurons aussi des actions de contrôle et de lutte contre la fraude. Cette mission nous permet d'assurer le respect d'une saine concurrence entre les entreprises au regard des cotisations sociales dues, ainsi que la garantie des droits sociaux des travailleurs au vu des activités qu'ils réalisent et des rémunérations qu'ils perçoivent.

Sans entrer dans les détails, nous menons deux grandes catégories d'opérations de contrôle. La première est constituée de contrôles classiques visant à calculer l'assiette des entreprises, lesquelles déclarent leurs cotisations auprès de l'Urssaf - vous le savez, nous fonctionnons selon un modèle entièrement déclaratif. Ces contrôles visent à mesurer l'exactitude des déclarations sociales et le respect des règles en vigueur. Dans ce cadre, les inspecteurs et contrôleurs du recouvrement mènent essentiellement des missions d'accompagnement à la mise en conformité par rapport à des règles qui peuvent apparaître complexes, notamment pour les petites et moyennes entreprises. Au regard du droit à l'erreur, dans la grande majorité des cas, aucune sanction n'est alors appliquée.

La situation est très différente pour la deuxième catégorie de contrôles que nous effectuons, qui visent à lutter contre le travail dissimulé. Même si nous menons également des opérations de prévention sur ce sujet, l'essentiel de notre activité est consacré à des contrôles ciblés, sur la base de fortes présomptions. Le délit de travail dissimulé peut prendre plusieurs formes : dissimulation d'activités ou d'emplois salariés, fraudes à la mobilité internationale, faux sous-traitants, etc. Ces contrôles sont réalisés sur l'ensemble du territoire national par 1 500 inspecteurs et 220 contrôleurs du recouvrement. Depuis quelques années, nous avons décidé de spécialiser ces agents soit sur les opérations de contrôle d'assiette, soit sur les activités de lutte contre le travail dissimulé.

Nous ne contrôlons donc pas à proprement parler les actions relevant du champ des activités illicites. Par définition, une activité illégale a vocation à être combattue, et non à être légalisée et à produire des droits sociaux au profit de ceux qui y ont recours. De fait, les activités illicites n'entrent pas dans le périmètre des travaux d'évaluation du travail dissimulé que nous conduisons depuis maintenant une vingtaine d'années, qui se fondent principalement sur des contrôles aléatoires effectués auprès de différents secteurs d'activité. Nous sommes ainsi amenés à affiner chaque année l'évaluation de la fraude et du manque à gagner pour la sécurité sociale. Selon les dernières évaluations, rendues publiques par le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) à la fin de 2024, le manque à gagner imputable au travail dissimulé dans les entreprises privées représente entre 6,2 et 7,8 milliards d'euros - l'évaluation est relativement stable depuis dix ans.

Si nous ne sommes pas capables d'évaluer le lien entre travail dissimulé et activités illicites, nous retrouvons lors de nos contrôles des schémas frauduleux selon lesquels les revenus tirés de ces activités illicites sont réinvestis dans l'économie légale à des fins de blanchiment. Concrètement, les liquidités produites par ces trafics sont réutilisées par l'intermédiaire de montages plus ou moins complexes pour rémunérer en cash des travailleurs souvent non déclarés.

L'extension de nos activités au contrôle du versement des aides publiques, notamment pour l'avance immédiate du crédit d'impôt lié à l'emploi d'un salarié à domicile, nous expose à d'autres types de fraudes et à des réseaux qui organisent des systèmes d'escroquerie à grande échelle. Vous avez sans doute abordé ces sujets dans le cadre de vos auditions avec l'Office national antifraude (Onaf) ou avec d'autres acteurs, mais nous sommes aussi victimes de la fraude aux aides publiques. Les mécanismes sont souvent les mêmes : des fraudeurs créent des sociétés fictives de services à la personne, puis avec la complicité de faux clients déclarent des prestations qui ne sont pas réalisées. Une fois que l'Urssaf a versé les fonds à la fausse société, ceux-ci sont transférés vers des sociétés domiciliées à l'étranger, la facturation de services fictifs facilitant ainsi le blanchiment d'argent. Nous avons réussi à détecter et à arrêter un certain nombre de fraudes de ce type, en effectuant des signalements auprès des organismes chargés de la lutte contre la fraude aux aides publiques, notamment l'Onaf. Nous avons également déposé des plaintes et effectué des signalements auprès de Tracfin.

J'en reviens à notre coeur d'activité en matière de lutte contre la fraude, à savoir la lutte contre le travail dissimulé. Depuis plusieurs années, nous assistons à une forte augmentation des redressements en la matière : ils ont représenté 800 millions d'euros en 2022, 1,2 milliard d'euros en 2023, et 1,6 milliard d'euros en 2024. Alors que le montant moyen d'un redressement s'élève à 245 000 euros, les 100 plus gros redressements représentent 645 millions d'euros, soit 41 % du montant total. Ces chiffres traduisent l'importance de cibler plus prioritairement les fraudes à enjeu. L'augmentation des résultats en la matière est ainsi liée à notre stratégie de ciblage, à des modalités d'investigation de plus en plus perfectionnées, et non à une augmentation de la fraude elle-même.

L'amélioration des techniques d'investigation porte notamment sur l'exploitation des données issues du droit de communication bancaire. Lors d'opérations de lutte contre le travail dissimulé, nous interrogeons systématiquement les banques en lien avec les entreprises contrôlées. L'exploitation des données communiquées par les banques, principalement les relevés de comptes des entreprises concernées, nous amène à détecter des virements importants ou des décaissements moins importants pouvant s'apparenter à des versements de rémunérations en cash auprès de travailleurs non déclarés.

Nous effectuons en outre un ciblage plus précis vers les entreprises éphémères à partir de nos propres données, en suivant dans le temps les dirigeants ayant l'habitude de créer des entreprises, puis de les faire disparaître avant de les recréer. Nous suivons ainsi des cohortes de fraudeurs, ce qui contribue à mieux cibler nos opérations de contrôle.

Nous nous appuyons également beaucoup sur nos partenaires, principalement sur Tracfin, avec lequel nous menons un partenariat très étroit. Un de nos inspecteurs est mis à la disposition de Tracfin pour assurer la liaison avec l'ensemble des Urssaf. En 2024, nous avons mené 130 contrôles issus de signalements transmis par Tracfin, pour 265 millions d'euros de redressement, soit un montant très significatif. Nous avons également développé des partenariats très étroits avec l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) et, plus récemment, avec l'Onaf.

Le recouvrement des redressements en matière de lutte contre le travail dissimulé constitue le nerf de la guerre. Le sujet est complexe, car nous sommes confrontés à des dirigeants qui organisent leur insolvabilité. Il n'est pas rare qu'ils parviennent à faire disparaître leur entreprise, à la radier ou à la faire liquider avant la fin des opérations de contrôle, ce qui rend le recouvrement très difficile, voire quasiment impossible par la voie civile. Face à des fraudeurs très organisés, qui savent très rapidement faire disparaître leurs sociétés et leurs actifs, il faut agir vite et fort. Nous disposons de deux moyens d'action : nous menons, d'une part, des actions en matière de saisie, soit par voie judiciaire, soit par des saisies conservatoires dans le cadre d'un dispositif similaire à celui qui existe à la direction générale des finances publiques (DGFiP) pour la flagrance fiscale. D'autre part, nous agissons de manière subsidiaire envers des personnes physiques ou morales solvables, en mettant en avant la solidarité financière, mais cela suppose des procédures pénales souvent longues et complexes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre commission d'enquête s'intéresse à la criminalité organisée, à la délinquance financière et à la violation des sanctions internationales. Ses travaux se placent directement dans la continuité de ceux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, qui ont donné lieu à un texte important, qui confère des moyens aux services concernés, à la justice et aux collectivités. Toutefois, la criminalité est pluridisciplinaire, et le narcotrafic n'est pas la seule criminalité à laquelle il faut s'attaquer. Nous venons d'adopter la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, qui criminalise notamment la fraude aux aides publiques en bande organisée. Une commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants est également constituée au Sénat : vous le voyez, nous sommes en train de cerner ces questions importantes non seulement pour nos finances publiques, mais aussi pour la sécurité des acteurs qui respectent les règles, payent leurs cotisations et ne fraudent pas.

J'ai lu avec attention les rapports que vous remettez régulièrement. Pensez-vous que le périmètre de vos échanges avec les différents organismes est suffisant, ou le droit d'échange de données doit-il être étendu ? En Belgique, la Banque-Carrefour des entreprises semble fournir un modèle possible.

De plus, estimez-vous qu'il faut améliorer vos rapports avec les greffes des tribunaux de commerce, ou ceux-ci vous semblent-ils suffisants ? Dans le Livre blanc du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce figurent certaines propositions visant à améliorer le dispositif, comme le droit pour les greffiers de vérifier la validité des pièces d'identité étrangères, mais nous n'avons malheureusement pas pu les faire adopter par le Sénat. Que préconisez-vous pour prévenir le phénomène des entreprises éphémères ? Celles-ci constituent manifestement un fléau, non seulement du point de vue du travail dissimulé, mais aussi parce qu'elles contribuent à faire du dumping dans notre territoire : il faut s'y attaquer.

Enfin, pourriez-vous nous donner des exemples de ce que vous appelez « fraudes à enjeu » ? J'ai lu que le montant des redressements était de 1,6 milliard d'euros. Ce montant a-t-il été recouvré, ou faut-il améliorer les dispositifs de récupération, en revoyant notamment les modalités de saisie et de vente des biens ? Vous opérez énormément de contrôles ; il est souhaitable de procéder à des redressements, mais encore faut-il récupérer ensuite l'argent.

M. Emmanuel Dellacherie. - Dans les textes, les dispositions relatives à l'échange de données sont très complètes et couvrent la plupart de nos besoins avec nos partenaires. Nous n'éprouvons aucune difficulté à partager des informations avec l'ensemble des agents habilités en matière de lutte contre le travail illégal - il y en a beaucoup : inspecteurs du travail, officiers de police judiciaire et de gendarmerie, agents des impôts ou des douanes. Il n'y a aucune difficulté de communication entre les agents chargés de la lutte contre le travail illégal, et de manière plus générale, contre la fraude.

Nous pouvons en revanche réfléchir d'un point de vue juridique sur notre capacité à croiser diverses données et à mettre en place des outils partagés. Je tiens à signaler une évolution majeure de ce point de vue : l'élargissement du droit de communication de l'administration fiscale prévu à l'article L. 152 du livre des procédures fiscales, modifié par la loi du 14 février 2025 de finances pour 2025, permet des échanges en masse. Nous pouvons ainsi procéder à la communication de flux, de données et d'informations, les résultats des contrôles pouvant être utilisés par nos divers partenaires à des fins de ciblage et de data mining. La DGFiP et l'Urssaf ont beaucoup investi dans ces technologies ces dernières années.

Il y a sans doute des choses à imaginer en matière de bases de données communes. Nous avons été assez précurseurs sur le sujet, même si des avancées réglementaires restent à faire, en développant une base de données unique sur les fraudes au détachement, qui réunit des données issues de l'administration du travail sur les autorisations de détachement, des données de sécurité sociale sur la détermination de la législation applicable et les attestations A 1 notifiées par chacune des organisations de sécurité sociale des États membres. Il nous semble que l'avenir va vers la constitution de bases de données partagées, évidemment dans le respect des règles en matière de protection des données personnelles et d'habilitation au regard des finalités poursuivies.

M. Pierre Gallet, directeur du contrôle de l'Urssaf Île-de-France. - En ce qui concerne nos relations avec les greffes, les greffiers des tribunaux de commerce sont habilités à nous transférer toute information utile en cas de soupçon ou de constat de création d'une entreprise avec de faux papiers. Madame la rapporteur, votre question renvoie à la détection de ces fraudes en amont de la constatation de la non-validité ou de l'absence de pièces justificatives. Dans tous les cas, les vérifications donnent lieu à signalement. Lorsqu'il s'agit d'entreprises fictives, domiciliées à des adresses où il n'y a aucune activité, Tracfin ou les services de la DGFiP s'efforcent de radier le plus vite possible la structure concernée. Néanmoins, ce n'est pas parce que l'Urssaf ou la DGFiP radie un compte pour inactivité ou absence de paiement que cela entraîne une radiation pour l'ensemble des acteurs : la structure continue d'exister juridiquement auprès d'autres administrations, comme l'Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS).

Nous essayons d'alerter les greffes le plus tôt possible sur les structures qui ont déjà commis des infractions liées au travail dissimulé. Toutefois, le temps que le signalement soit établi, les structures concernées sont en général informées du contrôle en cours. En effet, pour établir un signalement, nous devons non seulement constater une activité non déclarée lors d'un contrôle, mais aussi entendre le dirigeant, lequel est souvent absent lors d'un contrôle inopiné. Convoquer un dirigeant d'entreprise à un contrôle peut le conduire à organiser la disparition rapide de sa société.

Je me permets d'élargir le champ de la question portant sur nos échanges avec les organismes, en y incluant nos échanges avec les établissements bancaires. S'il n'y a quasiment aucun problème en ce qui concerne la transmission des données bancaires avec les établissements bancaires français, car nous exerçons notre droit de communication, il y a des disparités en ce qui concerne le délai de transmission de ces informations. Cela a des conséquences sur l'efficacité de notre action, car le délai de trente jours opposable par les établissements bancaires est largement suffisant pour organiser une liquidation dans le cas d'une procédure collective. Il n'en va pas de même pour les établissements bancaires à l'étranger. Nous ne pouvons pas obtenir un quelconque relevé bancaire sur un compte détenu à l'étranger, puisqu'une entreprise n'est pas tenue de déclarer à l'administration fiscale ou à l'Urssaf qu'elle dispose d'un compte bancaire à l'étranger. De plus en plus régulièrement, nous sommes confrontés à des dossiers dans lesquels les sociétés disposent d'un compte bancaire français, parce qu'elles y sont tenues sur les plans professionnel et fiscal, mais ce compte ne sert que d'intermédiaire pour quelques jours, avant que les sommes ne soient transférées à l'étranger.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si je comprends bien, les entreprises ne sont pas tenues de déclarer qu'elles ont un compte à l'étranger ?

M. Pierre Gallet. - Un particulier est tenu de déclarer, le cas échéant, qu'il dispose d'un compte à l'étranger : à défaut, il fait l'objet d'une pénalité fiscale. En revanche, une telle obligation ne s'applique pas aux entreprises. Celles-ci sont tenues, pour démarrer une activité économique, d'avoir un compte bancaire en France, mais non de déclarer un compte à l'étranger, lequel peut servir de compte de transfert, y compris, du reste, lorsque ce compte étranger est domicilié dans un pays de l'Union européenne.

Je ne peux que confirmer ce qui vient d'être dit sur les échanges de données avec nos organismes partenaires. Nous entretenons évidemment une relation privilégiée avec l'ensemble de la sphère de la sécurité sociale et avec les services judiciaires : nous travaillons avec eux au quotidien pour échanger des informations et lancer en commun des enquêtes.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Je souhaite revenir sur la différence entre les sommes recouvrées par l'Urssaf et le montant total de la fraude au travail dissimulé, estimé à 7 milliards d'euros - le delta est important ! Cet écart est-il dû principalement à un manque d'échange de données ?

Par ailleurs, comment caractériser les petites structures que sont les sociétés éphémères ? Quant aux travailleurs indépendants, qui relevaient auparavant du régime social des indépendants (RSI), leurs déclarations sont-elles plus difficiles à contrôler ?

Existe-t-il un problème spécifique outre-mer, où la déclaration sociale nominative (DSN) est plus difficile à mettre en oeuvre ?

Quid des autoentrepreneurs ? On a beaucoup parlé du régime de la franchise en base de TVA : il avait été question d'en abaisser les seuils d'exemption afin de lutter contre le travail dissimulé. Un seuil plus élevé a-t-il tendance à engendrer davantage de travail dissimulé, donc, pour vous, davantage de difficultés ?

Enfin, qu'en est-il des certificats d'économies d'énergie (C2E) et du dispositif MaPrimeRénov' ? On a vu, dans ce domaine, une déferlante de sociétés créées, et beaucoup de fraudes à la clé.

M. Emmanuel Dellacherie. - En matière de lutte contre le délit de travail dissimulé, on estime que moins de 10 % des sommes redressées sont effectivement recouvrées. Cet écart important n'est pas imputable à un défaut d'échanges d'informations. Il est lié à la nature des entreprises contrôlées : beaucoup des entreprises qui sont contrôlées dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé n'existeraient tout simplement pas si elles devaient déclarer et payer l'ensemble des cotisations dues. Elles n'existent que parce qu'elles fraudent ; elles ne seraient absolument pas « compétitives » dans un système normal.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Elles existent pour frauder ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Oui : elles n'ont pas d'actif à mettre en face de leurs dettes. Autrement dit, elles sont d'emblée en situation de cessation de paiement. Elles jouent d'ailleurs sur le fait qu'elles sont structurellement dans une telle situation pour organiser très rapidement leur liquidation judiciaire.

Ce sujet renvoie aux questions d'adaptation du droit commercial : le code de commerce est fait pour des entreprises citoyennes, qui respectent les règles du jeu. Il n'existe pas de disposition particulière applicable à ces entreprises : très concrètement, il n'est pas possible de conserver le produit des saisies conservatoires. Dès lors que l'entreprise est liquidée, les sommes saisies ne peuvent plus être perçues, à moins que des saisies pénales soient effectuées. Dans la plupart des cas, il n'y a pas de perspective de recouvrement effectif.

Le droit commercial tel qu'il est ne permet pas de lutter efficacement contre ces entreprises éphémères, même s'il existe sans doute des marges de progrès dans nos échanges avec les greffes des tribunaux de commerce et même si nous aimerions pouvoir mobiliser plus facilement qu'aujourd'hui toutes les données disponibles en matière d'interdiction de gérer. D'un point de vue normatif, nous ne sommes pas organisés pour mettre en échec ces pratiques.

J'en viens aux travailleurs indépendants : depuis 2020 et la disparition du RSI, tous les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, microentrepreneurs cotisent auprès de l'Urssaf. Pour ce qui est du travail dissimulé, c'est la sous-déclaration des microentrepreneurs qui nous semble particulièrement problématique - c'est ce que montrent nos travaux d'évaluation. Mais il s'agit d'une fraude extrêmement atomisée, qui renvoie à énormément de situations différentes.

Au regard de cette situation, nous avons fait un choix : pour les situations de potentielle sous-déclaration relativement limitée, à propos desquelles il est difficile de démêler la fraude de l'erreur, nous avons mis en place un guichet de régularisation. Nous menons à grande échelle des opérations de rapprochement entre les déclarations de chiffre d'affaires qui sont faites par les microentrepreneurs auprès de l'Urssaf, les déclarations de revenus qu'ils effectuent auprès de l'administration fiscale et les données communiquées par les plateformes, celles-ci ayant l'obligation de nous transmettre les chiffres d'affaires des microentrepreneurs avec lesquels elles travaillent. Sur cette base, lorsqu'apparaît une situation d'écart limité entre ces différentes données, nous invitons le microentrepreneur à régulariser sa situation, dans le cadre d'un processus amiable.

Là où l'écart s'avère plus important et est réitéré sur plusieurs exercices, en revanche, nous engageons des opérations de contrôle. Et on observe, au cours des dernières années, une assez forte croissance des redressements de microentrepreneurs.

Pour ce qui concerne les C2E et MaPrimeRénov', nous ne sommes pas compétents : je n'ai pas d'éléments à vous apporter à ce sujet.

Concernant les départements ultramarins, les enjeux de non-déclaration et de sous-déclaration y sont en effet particulièrement sensibles, tant du côté des travailleurs indépendants que du côté des entreprises. C'est un sujet important et nous sommes conduits, outre-mer, à travailler en relation très étroite avec nos partenaires : nous avons besoin de mettre en commun nos ressources humaines. Je pense à un département très étendu comme la Guyane, où, dans certains lieux, il est difficile d'intervenir, où des risques peuvent peser sur la sécurité et l'intégrité de nos inspecteurs. Nous y privilégions les opérations de contrôle menées de concert avec la police ou la gendarmerie.

Mme Catherine Belrhiti. - En tant que sénatrice de la Moselle, j'ai été sensible à l'évocation des frontaliers et des ouvertures de comptes à l'étranger.

Quels sont les secteurs d'activité les plus concernés par la fraude à l'Urssaf ?

L'Urssaf dispose-t-elle des moyens humains, juridiques et technologiques suffisants pour détecter efficacement la fraude ?

Comment les opérations de contrôle sont-elles ciblées ? Utilisez-vous des algorithmes, des signalements externes ou encore d'autres sources ?

Les peines encourues et les suites judiciaires sont-elles, selon vous, dissuasives ?

Vous avez indiqué que vous travailliez beaucoup avec les banques. Détectez-vous aussi des échanges d'argent liquide qui peuvent servir à payer le travail illégal ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Nous menons des contrôles aléatoires sur l'ensemble des secteurs d'activité. Un secteur ressort fortement comme étant particulièrement à risque : celui du bâtiment et des travaux publics (BTP), qui concentre un peu plus de la moitié de nos redressements - c'est considérable.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - C'est d'ailleurs dans ce secteur qu'on retrouve la fraude aux C2E.

M. Emmanuel Dellacherie. - C'est un secteur dans lequel on blanchit beaucoup, via le travail dissimulé, des revenus issus de trafics divers et variés.

Autre secteur à risque : les services aux entreprises, et en particulier la sécurité privée.

Dans les secteurs du commerce de détail et des hôtels, cafés, restaurants, le taux de fraude est un peu supérieur à la moyenne, mais la très grande majorité des entreprises respectent bien leurs obligations.

Pour ce qui est de nos moyens humains et technologiques, nous avons fait le choix de redéployer une partie de l'activité de nos inspecteurs, qui exerçaient des missions de contrôle d'assiette, vers la lutte contre le travail dissimulé.

Par ailleurs, la convention d'objectifs et de gestion que nous avons signée avec l'État pour la période 2023-2027 nous a permis de disposer de 145 effectifs supplémentaires en matière de lutte contre la fraude - inspecteurs et contrôleurs -, ce qui est appréciable. Nous avons pu effectuer ces recrutements en tout début de période conventionnelle, en 2023-2024, de sorte que nous puissions en mesurer les effets sur l'activité de contrôle dès 2025, sachant qu'il faut un an pour former un inspecteur du recouvrement.

En matière de ciblage, nous nous appuyons de plus en plus sur l'exploitation de données via des algorithmes, en recourant principalement au data mining. Mais nous continuons aussi à beaucoup mobiliser les signalements de nos partenaires, qui sont extrêmement précieux, dans nos activités de lutte contre la fraude.

J'en viens aux peines encourues : il existe la fois des sanctions pénales et des sanctions non pénales. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs considéré qu'il était possible d'appliquer cumulativement ces deux types de sanctions.

À la faveur de dispositions inscrites, au fil des années, dans les lois de financement de la sécurité sociale successives, nous avons considérablement développé les sanctions non pénales : majorations de redressement, annulations d'exonérations. Sur le 1,6 milliard d'euros de sommes redressées au titre de la lutte contre le travail dissimulé, on compte 500 millions d'euros de sanctions : c'est substantiel.

Sur les sanctions pénales, je ne dispose pas de données précises. Voici quel est le quantum des peines encourues en cas de travail dissimulé : 45 000 euros d'amende et trois ans d'emprisonnement pour une personne physique, 225 000 euros d'amende pour une personne morale. Il existe d'ores et déjà, de surcroît, un délit de travail dissimulé commis en bande organisée, qui s'assortit de peines plus importantes encore : dix ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende pour une personne physique.

Au-delà des sanctions proprement dites, le recours à la voie pénale est important au regard des moyens d'enquête que l'ouverture d'une enquête préliminaire permet de mobiliser : saisies, perquisitions, prérogatives spécifiques que nous n'avons pas la possibilité d'exercer dans le cadre de nos contrôles ordinaires. J'ajoute que des peines complémentaires peuvent être prononcées : interdiction de gérer, publication des décisions.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le directeur, la situation n'est pas satisfaisante.

Sur certains points, évidemment, nous avons peu de prise : volonté politique, entraves diplomatiques, existence de paradis fiscaux, etc. Mais, à suivre votre exposé, on constate que la France elle-même est un paradis fiscal. Or un fraudeur content est un fraudeur qui revient ! La constitution d'une société éphémère ne donne lieu à aucun contrôle ; une fois l'extrait Kbis délivré, dans des conditions non satisfaisantes de contrôle ex ante, l'entreprise fraudera tranquillement, d'autant qu'il est impossible, dites-vous, de vérifier si elle a un compte à l'étranger, puisqu'il n'existe même pas d'obligation de déclarer un tel compte !

Tout cela fait tout de même peser sur notre système légal et réglementaire - et non pas sur l'Urssaf elle-même - des présomptions lourdes et concordantes d'inefficacité du contrôle. Voilà qui me met en colère : songez que cela fait trois ans de suite qu'au Sénat, sur mon initiative, nous votons une définition de l'entreprise éphémère. Quand le greffe du tribunal de commerce voit débarquer un employeur dont il est difficile de contrôler l'identité exacte et dont le compte est domicilié dans une néo-banque, par exemple, un petit clignotant d'alerte devrait s'allumer et le greffier devrait pouvoir, sur cette base, différer la délivrance de l'extrait Kbis.

Cette mesure de bon sens, le Sénat l'a votée plusieurs fois, et ce dans le cadre de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui a trait à votre sphère d'activité, monsieur le directeur : nous avons bien cerné la question. Cette définition n'a pu prospérer dans les textes adoptés définitivement, mais nous reviendrons à la charge, car on n'est jamais à l'abri d'une bonne nouvelle... Cela dit, en fait de bonnes et de moins bonnes nouvelles, il en est une mauvaise qui arrive : le projet de loi de simplification de la vie économique va ouvrir plus béantes encore les portes à la fraude.

Pourrions-nous convenir qu'il est nécessaire d'inscrire dans notre droit une définition de la société éphémère qui soit opposable aux entreprises et dont pourraient user les greffes pour différer l'émission de l'extrait Kbis tant qu'un certain nombre de pièces n'ont pu être vérifiées ? Je précise qu'il ne s'agit pas d'exiger une caution bancaire, ce qui serait contraire au principe de liberté du commerce et de l'industrie - le contrôle a priori des pièces du dossier, quant à lui, ne s'y oppose pas - et risquerait de donner lieu à des escroqueries.

Nous avons reçu des représentants de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), qui nous expliquent qu'en matière d'échange de données une telle mesure ne pose aucune difficulté ; elle est d'ailleurs conforme aux propositions émises par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce dans son livre blanc pour renforcer la lutte contre la criminalité financière.

Je souhaite vous interroger également sur vos liens avec les huissiers de justice.

Dans le système belge, la deuxième signification de contrainte ou sommation de paiement adressée à une entreprise qui remplit un certain nombre de critères de fragilité - recours aux services d'une néo-banque ou d'une entreprise de domiciliation, etc. - déclenche immédiatement un contrôle du tribunal de commerce. Quels sont donc vos liens avec les huissiers de justice ?

Par ailleurs, comment pourrait-on, selon vous, renforcer le rôle des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Nos liens avec les commissaires de justice sont très forts : en pratique, ceux avec lesquels nous conventionnons assurent pour notre compte une bonne partie de nos missions de recouvrement forcé.

Ils sont en première ligne sur les enjeux de lutte contre la fraude. La difficulté pour eux, donc pour nous, c'est qu'ils ne peuvent agir qu'à partir du moment où des dettes sont exigibles - et l'on retrouve le mécanisme de fraude que j'évoquais. Je schématise : un contrôle est mené, à l'issue duquel est prononcée une mise en demeure ; nous devons alors attendre trente jours pour pouvoir signifier une contrainte, après quoi la personne concernée peut faire appel de cette décision devant les tribunaux. La mission de recouvrement forcé des créances issues du travail dissimulé est donc particulièrement difficile, raison pour laquelle nous avons choisi, dans un certain nombre de départements, de spécialiser sur ce sujet certaines études de commissaire de justice susceptibles d'intervenir de manière rapide et ferme.

Très souvent, lorsque nos commissaires de justice partenaires procèdent à un recouvrement forcé, nous recueillons des éléments caractérisant une situation d'insolvabilité ou de cessation de paiement, nécessaires pour assigner l'entreprise en liquidation judiciaire. C'est important : « sortir du jeu » des entreprises qui ne respectent pas les règles permet d'assainir le tissu économique, quand bien même il est très difficile, voire impossible, de recouvrer l'ensemble des sommes dues.

Les Codaf sont des structures tout à fait utiles : elles permettent d'associer dans chaque département, sous la direction du préfet et du procureur de la République, l'ensemble des acteurs de la lutte contre la fraude, qui ainsi se connaissent et travaillent ensemble. Il est vrai néanmoins que les opérations de contrôle portant sur les fraudes à enjeu, qui représentent les montants financiers les plus importants, se font beaucoup via un partenariat bilatéral avec la DGFiP ou avec Tracfin.

M. Pierre Gallet. - Madame le rapporteur, je reviens sur votre étonnement et aussi sur vos craintes, que je partage, quant à la façon dont les nouvelles règles de simplification de la vie économique pourraient affecter l'efficacité du contrôle.

Au-delà de la difficulté à contrôler, ce sont surtout les caractéristiques mêmes des entreprises éphémères et l'état des législations commerciales qui conduisent à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

On pourrait tout à fait admettre qu'une définition de l'entreprise éphémère soit inscrite dans notre droit, comme vous le préconisez, d'autant que la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf) était parvenue, il y a quelques années, à rassembler toutes les administrations autour d'une telle définition.

Pour rappel, une entreprise éphémère est une société de petite taille ; quoique son dirigeant puisse être un gérant de paille ou un prête-nom, elle est bien toujours créée par un professionnel du droit, appartenant donc à une profession réglementée et assujettie, en tant que telle, à des obligations d'alerte auprès de Tracfin. On constate l'apparition d'études notariales ou de cabinets comptables qui créent des structures à un rythme effréné sans que le tribunal de commerce ait de raison objective de s'y opposer, toutes les conditions étant réunies.

Ces sociétés présentent toujours les mêmes caractéristiques : faible capital social, très peu de salariés, ce qui leur permet de ne pas être soumises aux obligations liées aux seuils d'effectifs et, au passage, de passer assez inaperçues. Dans leurs premiers mois d'existence, en effet, elles paient bien leurs cotisations ; aussi avons-nous beaucoup de difficultés à les identifier en amont.

Tel est bien le phénomène qui nous est signalé par Tracfin dans le cadre de son travail de ciblage : il y a désynchronisation entre le nombre de salariés officiellement déclaré et le nombre de personnes auxquelles des virements sont effectués, qui peut atteindre plusieurs dizaines, plusieurs centaines, voire plusieurs milliers - cela arrive régulièrement.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Pourriez-vous répondre à la question de Mme Belrhiti concernant les échanges d'argent liquide ?

M. Pierre Gallet. - Oui, je vais y venir, mais j'aimerais au préalable compléter mon propos.

Il s'écoule en général quelques mois entre le moment où l'on est alerté, avec l'obligation de vigilance de l'établissement bancaire et l'analyse faite par les services pour préinstruire ce cas, et notre action. Alors même que nous sommes de plus en plus réactifs pour agir après le signalement de Tracfin, c'est la législation commerciale qui pose problème. Permettez-moi de vous donner quelques exemples très concrets.

Quand nous sommes saisis du cas d'une société éphémère, notamment dans le bâtiment, avec toutes les caractéristiques que j'ai déjà évoquées, il arrive ponctuellement, pour gagner du temps en vue d'obtenir le recouvrement des sommes dues - ce recouvrement est, on le sait, très précaire -, que l'on fasse appel au procureur de la République pour engager immédiatement des saisies pénales sur le fondement d'un certain nombre d'éléments d'instruction ou que l'on saisisse le juge de l'exécution pour essayer de bloquer les sommes le plus tôt possible sur le compte bancaire. Dans ce cas-là, le dirigeant qui sera convoqué ne se présentera pas. Si la société se met en liquidation judiciaire, les sommes seront immédiatement débloquées au profit de la procédure collective. D'où notre étonnement, voire notre agacement dans la mesure où, eu égard à notre positionnement en tant que créancier, notre recouvrement est condamné par avance. On ne récupérera donc malheureusement pas les sommes dues, sauf si elles sont saisies sur le plan pénal. Mais là encore, encore faut-il que le dirigeant soit condamné.

Pour répondre à votre question, madame la sénatrice, on constate une faible utilisation de cash. La plupart du temps, nous avons affaire à des virements. Très concrètement, lorsque l'on contrôle une entreprise, on demande à l'établissement bancaire de nous fournir les relevés bancaires - à cet égard, comme je le disais précédemment, le délai de 30 jours qui leur est opposable est en réalité très long, et de ce point de vue, les néobanques sont plus réactives à nous répondre -, on constate souvent que les sommes se rapprochent peu ou prou du Smic. Parfois, les dirigeants manquent d'ailleurs de discrétion dans la mesure où ils indiquent « virement » ou « salaire ». Il y a assez peu d'argent liquide en circulation. Il arrive, en revanche, notamment lorsque l'on bénéficie de l'appui de la police ou de la gendarmerie que, dans le cadre de perquisitions au domicile, on retrouve des sommes en liquide, mais jamais dans une proportion telle qu'elle permettrait de rémunérer autant de salariés non déclarés.

Manifestement, lorsque le travail dissimulé sert de vecteur pour le blanchiment d'argent, les sommes transitent par les comptes bancaires. Au vu de nos enquêtes de terrain, on constate assez peu de distribution d'argent liquide. Plus récemment, mais sans qu'on puisse en mesurer l'ampleur, apparaissent des transactions en cryptomonnaie. Mais là aussi, c'est une saisie de documents au domicile du dirigeant ou au sein de l'entreprise qui permettra d'en attester. Toutefois, eu égard au profil des salariés non déclarés - de nombreuses personnes sont d'origine étrangère - et aux caractéristiques de ces structures, je constate qu'il y a assez peu de recours à la cryptomonnaie. Il s'agit donc plutôt de virements classiques, y compris, parfois, via des établissements bancaires à l'étranger.

Les sommes dues vont donc nous échapper à cause de la procédure collective, y compris lorsqu'on a réussi à les encaisser. Ainsi, nous avons plusieurs dossiers en cours devant les juridictions commerciales et nous nous battons pied à pied pour faire reconnaître les manoeuvres totalement dilatoires des dirigeants d'entreprise visés pour nous échapper.

Tracfin nous a fait un signalement, ce qui constitue un faisceau d'indices important, nous avons mené une enquête, puis bloqué les sommes dues, nous avons eu le temps de procéder à tous les contrôles - lettre d'observation, possibilité de convoquer le dirigeant, des procédures légales qui nous sont opposables. Au bout des trois mois qui nous ont permis d'établir une contrainte, nous avons pu encaisser les sommes dues. Mais si l'entreprise se met en liquidation judiciaire, et fixe, comme on le voit très souvent, une date de cessation des paiements antérieurement à la date du constat - certains ne font pas preuve de finesse et la fixe la veille ! -, nous devons reverser les sommes encaissées. Cela conduit à des situations assez insensées de notre point de vue, mais respectueuses du droit. Le tribunal de commerce ne peut alors que constater que l'entreprise réunit toutes les conditions pour récupérer les sommes par le biais de son mandataire judiciaire. Voilà pourquoi nous sommes parfois obligés de tenter de capter les sommes dues, mais au risque de nous voir condamnés à les reverser, ce qui peut être assez cocasse dans certaines situations.

Vous avez parlé des greffiers et d'un contrôle a priori. Aujourd'hui, on pourrait tout à fait imaginer que certaines informations et certaines données puissent être réutilisées par les greffes. Je pense notamment à toutes les informations concernant les dirigeants qui font l'objet d'un procès-verbal de travail dissimulé, lequel a été communiqué au procureur de la République : même si ces derniers ne sont pas condamnés, puisque cela suppose une procédure, les informations sont enregistrées dans nos bases. Or c'est le premier critère qui est examiné lorsque l'on déclenche une enquête. Il y a de fortes chances qu'un dirigeant condamné pour travail dissimulé recommence.

On le constate souvent, dès qu'une structure est fermée, une autre s'ouvre : parfois, les mêmes salariés sont transférés, la structure a les mêmes caractéristiques, avec un capital social faible. Or ces dirigeants ne devraient pas être en capacité de recréer une entreprise aussi facilement, dans l'attente qu'ils soient condamnés ou que soit publié le jugement de condamnation, comme cela est possible depuis 2017. Nous nous attachons à essayer de détecter ces entrepreneurs lorsqu'ils réapparaissent - au départ, ils ne sont souvent que de simples salariés -, parce que nous pouvons accéder à ces informations. C'est là un faisceau d'indices pour éteindre le plus vite possible la structure. Notre objectif est aussi de nettoyer le plus vite possible le tissu économique dans certains secteurs.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il ne vous aura pas échappé que vous êtes ici dans l'enceinte où le législateur formule des propositions pour faire évoluer la législation. J'entends votre demande de réduire les délais en cas de suspicion ou d'indices lourds et concordants s'agissant de la constitution d'une entreprise éphémère.

Peut-être faut-il aussi prévoir une sorte de droit de suite pour les dirigeants ayant déjà eu affaire à vos services. Comme je l'ai dit précédemment, un fraudeur content est un fraudeur qui revient. En l'espèce, rien n'est fait pour qu'il en soit autrement. Là encore, il faut prendre des dispositions.

Permettez-moi de revenir sur l'interaction possible avec les huissiers de justice, car ils peuvent avoir des éléments soulignant la fragilité financière d'une entreprise. Peut-être me suis-je mal exprimée, mais je pense à une mise en commun d'un certain nombre d'éléments entre les huissiers eux-mêmes. En Belgique, par exemple, il existe un bureau commun des huissiers : grâce aux échanges de données, dans des conditions fixées bien sûr par l'Autorité de protection des données belge, il est possible de savoir si une entreprise est déjà fragilisée par un certain nombre de procédures engagées par d'autres acteurs, tels que les fournisseurs, les clients mécontents, etc. Ces personnes, qui sont directement en prise avec le tissu économique, sont susceptibles de faire remonter les informations afin d'agir au plus vite.

En effet, la question qui nous occupe est double : d'une part, comment éviter de faire entrer le loup dans la bergerie en octroyant un Kbis à une entreprise dont les présomptions d'avoir affaire à une entreprise éphémère sont lourdes et concordantes et, d'autre part, comment empêcher rapidement une telle entreprise de nuire quand les faits sont avérés ?

Nous allons essayer de trouver des solutions. Lors de l'examen du prochain PLFSS, il faudra que vous examiniez avec bienveillance, en liaison avec vos administrations de tutelle, les dispositifs que nous proposerons, et qu'il nous semble impératif d'adopter. En effet, il est évident qu'il faut agir, et agir vite, dans l'intérêt de vos finances et de nos finances publiques, ainsi que dans l'intérêt de l'assainissement du tissu économique. Sur ces sujets, nos intérêts sont, me semble-t-il, liés.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Vos homologues européens vous semblent-ils mieux armés que vous pour lutter contre la fraude ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Je ne dispose pas d'informations suffisantes sur l'ensemble de nos partenaires européens pour vous répondre. Je puis vous dire que nous travaillons très bien avec nos amis belges, dont vous avez d'ailleurs souligné à plusieurs reprises, madame la rapporteur, leur rôle assez novateur et précurseur en la matière. Nous nous sommes beaucoup inspirés de leurs travaux sur la Banque Carrefour de la Sécurité Sociale lorsque l'on a construit l'écosystème sur la déclaration sociale nominative en France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pas assez à mon goût !

M. Emmanuel Dellacherie. - Eux ont continué à avancer dans leurs travaux, et ils ont bien eu raison ! Ils sont sans doute aujourd'hui le partenaire européen avec lequel nous travaillons le mieux.

Par ailleurs, il importe de noter que l'on n'a pas du tout en matière de droit social européen l'équivalent de ce qui existe sur le plan fiscal. Ainsi, les échanges d'informations sont très limités entre les organismes de sécurité sociale, qui ont d'ailleurs des visions assez différentes d'un État membre à l'autre.

Pour prendre un exemple très concret sur le plan fiscal, les données sur la TVA intracommunitaire sont partagées. Concrètement, le système automatisé d'information sur la TVA (VIES) permet d'avoir des informations sur la TVA déclarée par l'entreprise, dont le siège se situe dans un autre État européen. On a demandé à disposer de ces informations pour la lutte contre la fraude à la sécurité sociale ; les problématiques évoquées au niveau national peuvent aussi se poser dans le cadre de montages juridiques sur le plan européen. Des entreprises fictives installées dans d'autres pays européens peuvent détachent des salariés. Or, la condition pour détacher des salariés, c'est d'avoir une activité préexistante et principale dans un État membre. La quasi-totalité des États membres qui ont été interrogés par le biais de la DGFiP, laquelle nous a beaucoup soutenus sur le sujet, ont répondu qu'ils considéraient que ces informations, qui peuvent être transmises en matière de lutte contre la fraude fiscale, ne pouvaient pas être utilisées dans le cadre de la lutte contre la fraude à la sécurité sociale, alors même que la France avait indiqué qu'elle était prête, par réciprocité, à les communiquer. Le règlement européen en la matière indique qu'il relève des États d'autoriser ou non l'utilisation de ces données dans les domaines connexes à ceux qui sont prévus par le règlement européen.

Cette situation illustre assez bien le chemin qu'il reste à parcourir pour faciliter le partage des données au niveau européen et surtout pour pouvoir mobiliser les informations. En fait, l'enjeu est de pouvoir mobiliser l'information dans le cadre d'une procédure. Sans cadre juridique, cette information ne pourra pas être utilisée. Or c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui s'agissant des données de TVA intra-communautaire.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le directeur, cela fait cinq ans, voire six ans, que nous demandons, dans le cadre du PLFSS, un état de l'avancement des conventions d'échanges de données et de coopération avec nos voisins tels que le Luxembourg, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, notamment pour éviter la fraude transfrontalière. Or on nous explique chaque année que ce rapport ne sert à rien, car le Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (Cleiss) tient les comptes. Or il manque chaque année dans le rapport du Cleiss un volet sur l'état des lieux et d'avancement de ces conventions afin d'éviter la fraude transfrontalière. Il va bien falloir à un moment donné que les services qui rencontrent ces problèmes discutent avec l'administration centrale et avec leur ministre de tutelle pour avancer. Chaque année, je dépose des amendements en ce sens. Si nous nous obstinons à poser des questions, c'est parce qu'on a besoin de réponses ! Vos propos me laissent assez dubitative quant à la volonté de mettre un terme à ces fraudes, qu'il s'agisse de la possibilité de donner un peu plus de pouvoirs aux greffes pour contrôler les entreprises éphémères ou du contrôle de la fraude transfrontalière. Certes, le Sénat a peu d'appétence pour les rapports, mais il va falloir que vous ouvriez le dialogue. Le ministre au banc nous rétorque chaque année que tout est sous contrôle, mais rien n'est sous contrôle ! On l'a vu lors de la crise du covid, il a fallu attendre que l'on constate 39 000 fraudes en six mois pour que Mme Pannier-Runacher accepte d'ajouter la déclaration sociale nominative comme condition pour bénéficier des aides au chômage partiel !

La mission du législateur consiste non seulement à améliorer les dispositifs en vigueur, mais aussi à veiller au budget. Nous avons pour intérêt commun d'éviter d'ouvrir grand les portes aux fraudeurs. À un moment, il va falloir que cela s'arrête !

M. Pierre Gallet. - D'un point de vue opérationnel, les conventions bilatérales de sécurité sociale sont peu ou prou respectées : même si certains États membres tardent parfois à répondre, ils font le nécessaire pour partager leurs données lorsque nous établissons qu'un employé, un salarié ou un ouvrier étranger vient travailler en France. Cette question renvoie aussi aux conditions dans lesquelles il peut venir travailler dans le cadre d'un détachement.

En effet, une entreprise française qui a besoin de faire venir de la main d'oeuvre détachée peut le faire à la condition que la personne détachée, depuis un pays limitrophe comme l'Espagne par exemple, cumule un mois seulement d'affiliation à la sécurité sociale de son pays. Un mois, c'est très peu. En fait, parfois, ces personnes n'ont même pas quitté le sol français ; elles se sont embauchées par la structure à l'étranger pour ensuite être réembauchées en France. Elles n'ont peut-être même pas changé de domicile et l'entreprise qui détache a pu être créée de toutes pièces par l'entreprise française depuis la France. Tout cela renvoie à la nature des critères plus ou moins exigeants retenus pour fluidifier la main-d'oeuvre. Tel est le constat que l'on dresse à partir d'un certain nombre d'enquêtes.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Nous vous remercions pour vos contributions substantielles. Et nous continuons de penser que la fraude n'est pas une fatalité.

La réunion est close à 10 h 30.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 14 mai 2025

- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition, en visioconférence, de M. Olivier Salles, directeur exécutif par intérim de l'Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme (ALBC)

(Cette audition se déroulera à huis clos. Aucun compte rendu ne sera publié)

Aucun compte rendu ne sera publié.

La réunion est close à 18 h 00.