Jeudi 15 mai 2025

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, sénateur, président -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Réunion du Conseil scientifique

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a le plaisir d'accueillir ce matin les membres de son Conseil scientifique. Je vous remercie d'être venus nombreux. Cette réunion entre l'Office et le Conseil scientifique se tient après une année riche en événements. Notre dernière rencontre date du 21 mars 2024, presque une autre époque puisque la dissolution de l'Assemblée nationale en juin dernier a conduit depuis au renouvellement de la moitié des 18 députés membres de l'Office.

Dans le domaine de la recherche, l'actualité a été marquée en 2024 par les discussions sur le futur programme européen de recherche et d'innovation dont la Commission européenne semble vouloir la fin, ce à quoi s'opposent le Parlement européen et les ministres européens de la recherche. Parmi les faits majeurs figurent également les décisions prises aux États-Unis au cours des quatre derniers mois avec la nouvelle présidence Trump.

Ces nombreux événements ont conduit le Président de la République à organiser il y a dix jours à la Sorbonne une conférence intitulée « Choose Europe for Science », à laquelle a participé la présidente de la Commission européenne. Dans la foulée, Ursula von der Leyen a annoncé le déblocage de 500 millions d'euros pour attirer des chercheurs étrangers, principalement ceux exerçant aux États-Unis. La France a quant à elle débloqué 100 millions d'euros pour le même objectif.

Nous aborderons aujourd'hui cette actualité importante, plusieurs d'entre vous ayant souhaité s'exprimer sur ce sujet et partager leurs inquiétudes. Je vous propose donc un premier tour de table pour échanger sur les répercussions des décisions américaines sur vos laboratoires et projets scientifiques dans le cadre des coopérations internationales. Vous pourrez nous faire part des témoignages les plus significatifs et nous présenter votre vision des évolutions aux États-Unis, en Europe et dans le reste du monde, en identifiant les secteurs de recherche les plus impactés.

Nous ferons ensuite un second tour de table sur les récents développements de l'intelligence artificielle, particulièrement l'IA générative, à la suite du dernier rapport de l'Office établi par les sénateurs Corinne Narassiguin, Patrick Chaize et le député Alexandre Sabatou. Nous recueillerons vos témoignages sur vos usages de l'IA et les perspectives qu'elle ouvre pour vos travaux. Virginie Tournay, absente aujourd'hui, nous a fait parvenir une contribution écrite qui vous sera distribuée.

Enfin, Catherine Cesarsky disposera d'un temps de parole en fin de réunion sur un sujet lié à une convention internationale.

M. Robert Barouki, professeur des universités-praticien hospitalier de biochimie (Université de Paris), directeur de l'unité Inserm « Toxicité environnementale, cibles thérapeutiques, signalisation cellulaire et biomarqueurs », chef de service en biochimie métabolomique et protéomique à l'Hôpital Necker-Enfants malades. - Merci beaucoup pour l'organisation de cette réunion. En tant que directeur de l'Institut thématique de santé publique de l'Inserm, spécialisé en santé environnementale, je peux témoigner que ces domaines sont parmi les plus touchés par les décisions américaines.

Je participe en ce moment à un congrès sur l'exposome où j'ai pu rencontrer de nombreux collègues. Les personnels des National Institutes of Health (NIH) ont pu venir, ce qui n'était pas garanti il y a encore quelques semaines. En discutant avec eux, je constate un abattement évident. Beaucoup se sentent menacés, incertains quant au maintien de leurs contrats et à la durée de leur activité. Les personnes proches de la retraite s'interrogent particulièrement sur leur avenir.

Concernant d'éventuels départs, la situation est complexe. Actuellement, la plupart des chercheurs sont dans l'attentisme. Une vice-directrice récemment nommée au NIH, membre de la nouvelle équipe, a tenu des propos plutôt rassurants sans entrer dans les détails stratégiques. Certains chercheurs s'intéressent aux possibilités d'accueil en Europe, mais pas nécessairement les plus établis au plan international.

Si nous souhaitons les aider, il faudra envisager plusieurs approches. D'abord, certains domaines de recherche risquent d'être très appauvris si les États-Unis s'en retirent. Ensuite, nous devons développer des outils permettant aux excellents chercheurs de continuer à exercer. Faut-il créer des associations entre laboratoires, sans nécessairement proposer un accueil permanent, mais permettant des collaborations bénéfiques pour tous et offrant aux chercheurs américains un ancrage en Europe ?

M. Didier Roux, physico-chimiste spécialiste de la matière condensée, membre de l'Académie des technologies. - L'Académie des sciences a lancé une collecte de données au sein de ses réseaux, notamment auprès de nos confrères et consoeurs américains. Nous n'en avons pas terminé la compilation, mais avec Hélène Olivier-Bourbigou et Catherine Cesarsky, nous avons résumé et classé les informations recueillies.

Nous vous proposons une présentation structurée à trois voix de la situation telle qu'elle est perçue par nos collègues américains.

Les bouleversements que connaît actuellement la communauté scientifique américaine résultent de raisons à la fois idéologiques et budgétaires, qu'il convient de distinguer. Les conséquences, selon plusieurs témoignages, s'annoncent dramatiques. Nous assistons à la destruction rapide de structures, réseaux, bases de données et travaux entiers. Dans le domaine de la recherche, ce qui est détruit rapidement est très long à reconstruire. Même si certains attendent les élections de mi-mandat ou un changement de président, l'inquiétude porte sur des transformations irréversibles qui seront très difficiles à corriger.

Le constat évident est que la Chine est en train de monter rapidement en puissance et prendra naturellement le leadership scientifique jusqu'à présent détenu par les États-Unis.

Concernant les programmes arrêtés pour des raisons idéologiques, il s'agit principalement du changement climatique, des recherches sur les vaccins, de la virologie, de l'épidémiologie, des énergies renouvelables, et de certains secteurs des sciences humaines et sociales (SHS) touchant à la diversité, l'inclusion et l'égalité.

Le climat et l'épidémiologie sont particulièrement touchés. Rappelons que les États-Unis représentent 23 % des publications mondiales sur le climat, 50 % de la recherche océanographique et deux tiers du réseau Argos, désormais en péril. Cela démontre la fragilité du système international qui dépend fortement des États-Unis.

Concernant les agences fédérales, des licenciements massifs sont en cours au NIH, à la National Science Foundation (NSF) et à la National Aeronautics and Space Administration (NASA), avec une volonté de recentrer cette dernière sur l'objectif d'aller sur Mars et de délaisser ses autres missions. Les budgets de ces agences, ainsi que ceux du Département de l'énergie et de l'United States Department of Agriculture (USDA), sont en forte diminution.

Mme Catherine Cesarsky, astrophysicienne, haut conseiller scientifique au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), membre de l'Académie des sciences. - Les universités, qui recevaient beaucoup de fonds fédéraux, sont menacées. Les plus prestigieuses sont particulièrement attaquées, notamment Harvard qui a reçu une demande comminatoire, digne du Troisième Reich, de mise en place de règles iniques, sous la menace d'une suppression des financements fédéraux de 2,2 milliards de dollars par an.

À la NSF, une diminution de budget de 55 % est demandée tout comme le licenciement de 1 700 personnes. La NASA subit également une baisse de 50 % de ses budgets pour les sciences spatiales et de 25 % pour l'exploration. Un projet cosmologique important nommé Roman, presque prêt après des investissements de centaines de millions de dollars, risque d'être arrêté. Le programme de retour d'échantillons martiens, auquel la France a contribué, est également menacé.

Pour Harvard, à la suite d'accusations d'antisémitisme liées aux manifestations pro-palestiniennes, les pressions sont énormes. Paradoxalement, le gouvernement exige une « diversité » mais cela signifie en réalité recruter des personnes ayant certaines opinions spécifiques. Les universités doivent aussi faire face à la réduction de la prise en charge de certaines dépenses générales liées aux contrats (« overheads »), à la diminution des financements fédéraux de recherche, et à la participation de plus en plus difficile des étrangers aux réunions internationales aux USA en raison de problèmes de visas. Les chercheurs américains ont eux aussi de plus en plus de difficulté à participer aux réunions à l'étranger.

Mme Hélène Olivier-Bourbigou, responsable de programme et coordinatrice de la recherche fondamentale à l'IFP Énergies nouvelles (IFPEN), membre de l'Académie des sciences et de l'Académie des technologies. - Les principales victimes seront les doctorants et les postdoctorants, c'est-à-dire les personnes qui sont dans les situations les plus précaires. La déstabilisation touchera l'ensemble des jeunes scientifiques au niveau mondial. La forte proportion d'étrangers, notamment européens et asiatiques, dans les laboratoires américains, va générer des demandes de mobilité massives de ces chercheurs vers d'autres pays. Certaines universités suppriment déjà des programmes de doctorat du fait de l'incertitude sur les financements.

On observe également des refus ou révocations de visas pour les étudiants étrangers et l'impossibilité de participer à certaines réunions internationales. Les journaux scientifiques subissent aussi des pressions pour modifier leurs critères de sélection des articles.

En réaction, les présidents d'universités comme Harvard et Princeton protestent, défendant la liberté académique, même au prix de pertes financières. Plusieurs États locaux poursuivent l'État fédéral pour ces actions contre les universités, mais les procédures juridiques seront longues.

M. Didier Roux. - Les plaintes sont déposées mais les réponses juridictionnelles ne viendront que dans des mois, voire des années. L'administration Trump joue sur cet aspect dans plusieurs domaines : elle agit tout en sachant que son action sera contestée, mais dans l'intervalle les mesures décidées sont mises en oeuvre.

Mme Hélène Olivier-Bourbigou. - Les associations scientifiques et l'Académie des sciences américaine restent prudentes, mais organisent des protestations et des groupes de travail. En France, plusieurs académies ont réagi, l'Académie des sciences étant la première. En Europe, le réseau des académies des sciences (ALLEA) a publié une déclaration avec différents niveaux d'engagement selon les pays : certaines s'expriment avec une grande prudence (Allemagne) quand d'autres effectuent un simple renvoi vers leur site sans commentaire (Belgique, Italie) ou avec des commentaires (Espagne, Pays-Bas, Autriche, Finlande, Danemark, Suède, Slovaquie, Israël et Turquie). Des académies non membres du réseau ALLEA comme celles du Mexique, du Royaume-Uni, du Canada, du Brésil et d'Afrique du Sud ont également fait des déclarations.

Mme Catherine Cesarsky. - La présidente de la National Academy of Sciences craint des représailles et évite de se prononcer mais les chercheurs membres de l'Académie veulent absolument réagir. Toutes les associations scientifiques, comme l'American Astronomical Society, échangent sur les actions à mener. La stratégie adoptée consiste à écrire massivement aux élus - députés, gouverneurs - pour leur expliquer à quel point les États-Unis se tirent une balle dans le pied avec ces mesures.

Mme Hélène Olivier-Bourbigou. - Je complète sur l'ampleur de l'offensive avec un autre sujet important : l'offensive sur le numérique en Europe, qui a fait l'objet d'une tribune de l'Académie des technologies. Une pression s'exerce sur la réglementation européenne concernant la protection des données individuelles, avec un appel à la défense du règlement général sur la protection des données. Il existe également un risque fort de manipulation des populations par les réseaux sociaux, avec des fake news en continu, y compris scientifiques. Il est important de mentionner cette dimension du numérique pour montrer l'ampleur complète de l'offensive en cours.

Mme Marie Gaille, philosophe, directrice de recherche au CNRS-SPHERE-Université Paris 1, directrice de l'Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. - Je confirme les analyses présentées par Robert Barouki et nos collègues de l'Académie des sciences. Le ministère de la recherche nous a demandé de recenser l'ensemble des bases de données scientifiques arrêtées ou en souffrance à la suite des coupes dans les financements.

Concernant la présence des collègues américains aux grandes conférences internationales, nous sommes très impliqués dans le GIEC et nous constatons que nos collègues américains n'y participent plus.

Pour les sciences humaines et sociales, nous avons lancé un travail de coordination avec l'Institut des Amériques pour analyser l'ensemble des liens entre chercheurs français et américains. Les collègues les plus chevronnés ne viennent pas nécessairement travailler en France, mais les plus jeunes sont davantage intéressés. Nous observons des situations absurdes, comme celle d'un linguiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) travaillant sur le genre grammatical en hébreu, dont les financements ont été coupés parce que le mot « gender » figurait dans son programme, sans lien aucun avec les « gender studies ».

Le CNRS a mis en place un dispositif de recrutement qui s'insère dans l'opération « Choose Europe for Science ». Une simple page sur son site Internet permet de déposer un dossier qui sera examiné puis éventuellement transmis à l'Agence nationale de la recherche (ANR). Notre institution devra trouver 50 % du financement, complété en cas de sélection par l'État. Ce modèle économique sera crucial pour les semaines et les mois à venir.

M. Thierry Dauxois, directeur de recherche au CNRS, ex-directeur du laboratoire de physique CNRS-ENS de Lyon, directeur de l'Institut de physique du CNRS. - Je suis allé à Los Alamos et à l'université d'Arizona en février, puis à New York University en mars. En février, j'ai observé une stupeur chez les chercheurs qui ne comprenaient pas ce changement massif dans un pays connu pour sa liberté d'expression et de création. En mars, l'atmosphère avait évolué : les scientifiques commençaient à temporiser, évoquant les élections de mi-mandat, sans envisager réellement de partir.

Les communications que nous recevons ne sont pas explicites. Hier encore, j'ai reçu un message d'un chercheur américano-vénézuélien souhaitant venir en France, mais n'expliquant pas les raisons pour lesquelles il souhaitait quitter les États-Unis ; il se contentait d'indiquer que : « the reasons are quite obvious » (les raisons sont assez évidentes). Une telle retenue venant des États-Unis est préoccupante.

Il faut noter que les chercheurs les plus établis ne se voient pas venir en France et le disent explicitement : les salaires et avantages connexes ne sont pas au niveau de ce dont ils bénéficient aux États-Unis. Cela concerne moins les chercheurs moins établis, peut-être les futures « rising stars ». Il faut faire passer à nos tutelles l'information que nous ne sommes pas compétitifs sur cet aspect des moyens, même si la recherche développée dans nos laboratoires l'est clairement.

Mme Christelle Roy, docteur en physique nucléaire, directrice de recherche au CNRS, directrice de CNRS Nucléaire et Particules. - La surprise malheureuse est que toutes les disciplines ont été touchées, pas uniquement les sciences du climat ou la biodiversité. Cela a un impact majeur non seulement sur les universités mais aussi sur les laboratoires nationaux.

Il y a dix jours, j'étais à Fermilab, laboratoire de physique des particules, où les licenciements commencés en novembre sous l'administration Biden se poursuivent de façon brutale : les personnes sont convoquées, reçues immédiatement et raccompagnées directement à la sortie avec coupure de téléphone, sans passer par leur bureau, par crainte de réactions destructrices. L'atmosphère est oppressante et les informations circulent plutôt oralement, les chercheurs craignant de laisser des traces écrites.

Les coupes budgétaires annoncées pour 2026 sont colossales : - 24 % pour l'Office sur l'énergie nucléaire, - 31 % pour l'énergie fossile, - 57 % pour l'Advanced Research Project Agency on Energy, et - 75 % sur les énergies renouvelables.

Concernant les données scientifiques, un recensement de toutes les données des disciplines touchées a été effectué rapidement. Pour les sciences spatiales, certaines bases de données sont exclusivement hébergées aux États-Unis, comme l'expérience LSST (Grand Télescope d'étude synoptique) ou une partie des données sur les ondes gravitationnelles. Nous envisageons des sites miroirs, mais cela nécessite des moyens considérables : les sciences du climat représentent 60 pétaoctets. Nous manquons à la fois de bande passante et de capacité de stockage.

Une autre conséquence inquiétante concerne la physique des particules et notamment le CERN. Une récente réunion interministérielle a décidé d'importantes coupes budgétaires touchant les organisations internationales. Cette transformation du leadership et cette nouvelle géopolitique soulèvent des questions dérangeantes face auxquelles nous semblons encore sidérés, sans vraie réaction.

M. François-Joseph Ruggiu, professeur d'histoire moderne à Sorbonne Université (Centre Roland Mousnier, CNRS-Sorbonne-Université). - Ce qui est très intéressant dans les interventions que nous venons d'entendre, c'est l'écart entre les attentes et ce qui se passe réellement.

Notre horizon d'attente de cette deuxième administration Trump concernait des attaques contre des thèmes de recherche spécifiques, notamment dans les sciences humaines et sociales (SHS), les études de genre, la théorie critique de la race, la relecture de l'histoire américaine sur la place de l'esclavage et la sociologie des inégalités liée aux programmes « Diversité, égalité et inclusion ». Ces attaques ont bien eu lieu : reprise en main de la Smithsonian Institution qui pilote des musées et des bibliothèques, et renvoi de l'archiviste national des États-Unis - un signe très préoccupant car toucher aux archives est une attaque profonde.

Ce qui n'avait pas été anticipé, même dans le Projet 2025 présenté comme la plateforme radicale de Trump, c'est l'ampleur de cette offensive. Nous n'assistons pas simplement à une attaque sur certains thèmes, mais à une remise en cause de l'ensemble du système de recherche.

En termes institutionnels, nous observons des pressions sur les universités. Il faut rappeler que la majorité des étudiants américains (13,5 millions) sont inscrits dans des universités publiques, contre 5 millions dans les établissements privés. En s'attaquant immédiatement à Brown, Harvard, Princeton et Columbia, le système Trump déstabilise l'ensemble des 4 000 universités américaines.

Les attaques vont bien au-delà des SHS et du climat, elles touchent aussi la santé et le spatial - domaines scientifiques où le lien avec le monde des affaires est pourtant très prégnant. Je suis également frappé par les attaques contre les revues scientifiques, au coeur de notre système.

L'aspect systémique se manifeste par le fait que toute la chaîne est touchée : financements, bases de données, mots-clés, mais aussi systèmes de visa et on observe des demandes de suppression d'enseignements. C'est tout le système d'enseignement et de recherche qui est visé, montrant à quel point les communautés scientifiques doivent être solidaires face à ces attaques.

Cela ouvre trois champs de réflexion. Premièrement, une réflexion sur les personnes qui portent cette politique - les inspirateurs, les exécutants et ceux qui s'en accommodent. Les SHS ont l'habitude de travailler sur ces dynamiques dans les contextes autoritaires des années vingt et trente. Deuxièmement, un exercice de prospective et de résilience du système français serait nécessaire. Troisièmement, la place de l'Europe est essentielle face à cette double bataille engagée : celle des agences et institutions et celle du contrôle des données. Cette bataille doit être pensée à l'échelle européenne.

M. Patrick Netter, professeur émérite des universités, pharmacologue, membre de l'Académie nationale de médecine. - Je voudrais intervenir sur l'accueil des Américains qui voudraient venir en France : comment les accueillir, quels moyens leur donner, comment les attirer ? Je cite l'exemple de ce que nous avons mis en place il y a quelques années avec l'Inserm et le CNRS : le programme ATIP-Avenir. Ce dispositif sélectionne une dizaine de candidats côté CNRS et une dizaine côté Inserm. L'intérêt est que les personnes recrutées reçoivent un « package » complet : un salaire correct, un doctorant, un postdoc et surtout la prise en charge de l'environnement familial. Tout est prêt à leur arrivée dans l'unité de recherche, sans qu'ils aient à monter immédiatement des demandes de financements ANR.

Ce programme fonctionne très bien : presque tous les candidats ont ensuite été recrutés à l'Inserm ou au CNRS, et ils obtiennent 50 % des financements ERC en biologie-santé. Je tiens à rappeler l'importance de l'Europe et des financements ERC qui offrent de vrais moyens.

Pour l'accueil des chercheurs américains qui vont venir en France, nous devons leur proposer des conditions attractives. Je me permets de souligner que la somme proposée par l'État, bien qu'intéressante, reste insuffisante si on la répartit entre les différents domaines. À environ un million d'euros par candidat, on n'ira pas très loin. Il faudrait, messieurs les députés et sénateurs, revoir ces montants à la hausse.

M. Marc Sciamanna, professeur à CentraleSupélec, titulaire de la chaire Photonique, directeur du Laboratoire Matériaux optiques, photonique et systèmes (LMOPS), professeur associé à Georgia Institute of Technology (États-Unis). - Les sciences de l'ingénieur partagent les préoccupations exprimées par mes collègues qui ont joué un rôle important de lanceurs d'alerte en France et en Europe.

Comme beaucoup d'universités et d'écoles françaises, CentraleSupélec a lancé un appel spontané pour financer des projets d'accueil de chercheurs américains, avant la mobilisation nationale et le cadre plus général mis en place.

Les sciences de l'ingénieur sont clairement impactées. Au quotidien, de nombreuses réunions sont annulées et les dynamiques de coopération scientifique et technologique sont freinées, à la fois par la prudence des chercheurs américains concernant leurs budgets et en raison des obstacles à la mobilité.

Concrètement, alors que mon équipe avait privilégié l'Europe pour ses réunions scientifiques, nous allons désormais aux États-Unis pour rencontrer les chercheurs américains. Je l'ai fait il y a moins d'un mois : il y avait très peu d'Européens et les Américains restaient entre eux, mais ces rencontres sont importantes pour construire ensemble.

Je partage l'avis de Patrick Netter sur la faiblesse de la proposition actuelle, qui n'est pas à la hauteur. À titre d'exemple, avec ma casquette d'élu local, nous accompagnons des projets de 15 millions d'euros portés parfois par une seule personne, montants bien supérieurs à ce que propose actuellement la Présidence de la République.

Notre système présente d'importantes faiblesses. Dans le domaine de la photonique et des lasers, nous n'avons pratiquement plus de fabrication de structures avancées de semi-conducteurs en France. Mon laboratoire s'approvisionne à 98 % en Asie ou aux États-Unis. Pour construire des structures avancées, nous dépendons du Fraunhofer en Allemagne ou de Singapour.

Cette faiblesse n'est pas spécifique à la science mais concerne aussi d'autres secteurs comme la défense. Il faut un réveil dans tous les domaines scientifiques face à l'abandon d'une forme d'intelligence culturelle et technologique. L'OPECST et son Conseil scientifique pourraient constituer un bon noyau pour mobiliser les consciences. Ce réveil doit impliquer les universités et les financements privés.

Concernant le recrutement de chercheurs, j'ai rencontré des collègues américains récemment. Les jeunes voient une opportunité pour démarrer leur carrière, mais les chercheurs confirmés sont plus réticents. Ils m'ont rappelé les écarts de moyens considérables : le budget de l'École polytechnique est de 175 millions d'euros, celui de Columbia de 9 milliards, et l'ANR dispose d'un budget neuf fois inférieur à la NSF. Un million d'euros ne suffit pas pour qu'ils quittent ce qu'ils ont construit, leur famille et leurs enfants.

Notre réveil financier et intellectuel prendra des années, mais c'est le moment de l'initier. Détruire de la connaissance, c'est détruire du patrimoine, comme ne pas reconstruire Notre-Dame.

Les collectivités locales représentent un levier à activer absolument. Nos chercheurs et universités communiquent trop peu avec leurs élus locaux. Si vous n'alertez pas vos élus locaux des difficultés de vos laboratoires, vous manquez une opportunité. Ces élus peuvent faire le lien avec les tutelles et les universités pour créer un écosystème local d'ampleur inédite, comme l'a fait la région Auvergne-Rhône-Alpes pour les micro et nanotechnologies.

Concernant nos relations avec les États-Unis, la prudence est de mise. Metz, pour des raisons historiques liées à la personnalité de son ancien maire, abrite le seul campus européen d'une université américaine en Europe, et je suis premier vice-président de cette structure. Nous sentons une vraie prudence dans les discours. Nos intérêts avec les États-Unis vont au-delà de la science, nécessitant parfois une forme de realpolitik. Les chercheurs ne sont pas dénués de conscience, mais leur discours est filtré comme en Italie avec le gouvernement Meloni.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - L'ancien maire de Metz, Jean-Marie Rausch, a été le premier président de l'OPECST.

M. Raja Chatila, professeur émérite d'intelligence artificielle, de robotique et d'éthique à Sorbonne Université, ancien directeur de l'ISIR et du LAAS-CNRS, président de l'Initiative mondiale IEEE sur l'éthique des systèmes autonomes et intelligents, membre du groupe d'experts européen sur l'IA. - Il existe un effet indirect de la politique américaine sur les universités. De nombreuses universités sont financées par des fonds privés, notamment via des chaires. Ces financements, provenant de personnalités fortunées, sont sensibles à la politique gouvernementale. Certaines menaces commencent à peser sur des chaires dans des domaines ciblés, comme une chaire à Harvard à l'intersection de l'informatique et des sciences sociales.

Concernant les infrastructures et les puces, la politique initiée sous l'administration Biden limite l'exportation de technologies américaines fondamentales vers certains pays, y compris des pays membres de l'Union européenne. Cette restriction pourrait s'étendre aux systèmes. Les grands fournisseurs de services d'IA et de cloud sont américains. Actuellement, les États-Unis ne perçoivent pas l'Europe comme un concurrent, contrairement à la Chine, mais si cette perception change, l'Europe en paiera le prix.

Sur le plan réglementaire, l'Europe a adopté un règlement sur l'IA avec un code de conduite provisoire. Je constate, lors de réunions avec Microsoft ou OpenAI, qu'ils tournent de plus en plus le dos à cette réglementation. La tendance est à la non-réglementation, et l'Europe recule déjà sur ce plan.

Pour les politiques d'accueil, la France n'est pas bien positionnée. En Europe, nous n'avons pas un système unique. Des pays comme la Suède offrent des « packages » similaires à ceux qui existent aux États-Unis, incluant le chercheur, sa famille, un poste pour le conjoint. D'autres pays comme le Canada ou les Émirats arabes unis seront sans doute plus attractifs que la France.

En revanche, ceux qui auraient voulu aller aux États-Unis, notamment d'excellents étudiants indiens ou chinois, pourraient se tourner vers la France. Mais nous leur imposons actuellement des obstacles spécifiques. C'est pourtant parmi ces nationalités qu'on trouve les auteurs des articles les plus cités en IA.

Pour attirer des talents américains, il faut cibler des personnes spécifiques plutôt que faire de grandes annonces non suivies d'effets. Nous avons besoin d'une stratégie active et ciblée.

Mme Catherine Cesarsky. - Je tiens à souligner un point important qui n'a pas été suffisamment précisé. Vous avez parlé de « programmes pour recevoir des Américains », mais la réalité est que ce ne sont pas des Américains que nous aurons. Ce que nous pouvons faire de mieux en France, c'est attirer des jeunes très brillants qui auraient voulu aller aux États-Unis mais qui ne le pourront pas - qu'ils soient indiens, chinois, italiens, suédois ou de toute autre nationalité. Il est essentiel de cibler les jeunes chercheurs de toute nationalité.

Mme Sophie Ugolini, directrice de recherche à l'Inserm, directrice au Centre d'immunologie de Marseille-Luminy (CIML). - Je partage tous les constats sur les problèmes de nos collègues aux États-Unis, la biologie-santé étant touchée de la même manière. Je confirme également que nous n'attirons pas ou très peu de chercheurs déjà établis avec leur laboratoire. En revanche, les plus jeunes, en début de carrière, sont extrêmement mis en difficulté aux États-Unis, ce qui représente une opportunité pour l'Europe et la France de les accueillir dans de bonnes conditions.

Cette crise révèle notre dépendance scientifique vis-à-vis des États-Unis, à l'image de notre dépendance militaire. Notre système peut être complètement déstabilisé et nous sommes impuissants face à cette situation. En 2022, le budget américain pour la recherche représentait 3,6 % du PIB contre 2,2 % en France, la moyenne européenne étant de 2,11 %. C'est là le problème fondamental.

Quand les chercheurs américains voient ce qu'on leur offre ici, certes il y a des postes permanents intéressants permettant la recherche sur le long terme, mais globalement nous devons nous battre pour obtenir 300 000 euros pour un laboratoire. Les ERC sont très bien mais il faudrait les élargir. Les annonces de 100 millions d'euros à l'échelle française et 500 millions à l'échelle européenne sont insuffisantes. Il faut une vraie ambition sur le long terme pour éviter que la Chine ne prenne le relais pendant que l'Europe reste à la traîne. Il faut un réveil pour la science comparable à celui que l'on observe pour la défense.

Mme Virginie Courtier-Orgogozo, biologiste, directrice de recherche au CNRS et responsable de l'équipe « Génétique et évolution » à l'Institut Jacques-Monod. - Je souhaite formuler deux recommandations. Premièrement, il faut insister sur l'importance d'avoir des bases de données avec des sites miroirs, et pas uniquement un site aux États-Unis. Par exemple, je travaille sur les séquences d'ADN et nous disposons de trois sites miroirs : un aux États-Unis (NCBI), un en Europe et un au Japon, répliqués quotidiennement. Si l'un ne fonctionne plus, nous avons toujours les autres. Ces bases de données sont essentielles pour notre travail quotidien et résultent de collaborations internationales. Il faut anticiper qu'un pays puisse cesser de maintenir une base de données et investir dans ces sites miroirs.

Deuxièmement, concernant la liberté d'expression des chercheurs : nos collègues américains n'osent plus communiquer normalement, préférant parfois les SMS aux e-mails. Ceci est révélateur de l'impact de la situation sur leur liberté, et nous ne voulons pas que cela se produise en France. La recherche a besoin de confronter différents points de vue. Bien que la liberté d'expression soit déjà bien protégée en France, nous devrions envisager de renforcer les textes pour mieux la préserver, dans l'hypothèse où nous connaîtrions une situation similaire à celle des chercheurs américains.

M. Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, professeur à l'École centrale, directeur de recherche au CEA, membre de l'Académie des technologies. - Au CEA, nous avons peu d'interactions avec les SHS américaines, mais nous recevons des demandes de climatologues ou de spécialistes en sciences de l'observation de la Terre.

Je tiens à souligner qu'aux États-Unis, la situation s'accompagne d'un discours particulier suggérant que si une vérité scientifique dérange, elle peut être politiquement et médiatiquement dégradée en une simple croyance que chacun est libre de contester. La liberté d'expression n'est pas la liberté de dire n'importe quoi. Les normes du débat politique descendent dans le débat scientifique, comme si les résultats scientifiques n'étaient que des opinions critiquables selon des critères politiques. Cette tendance commence à arriver en France.

M. Daniel Andler, mathématicien et philosophe, professeur émérite à l'Université Paris Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques. - Je suis interpellé par le fait que mon académie n'ait pas jugé utile de se saisir de cette situation, contrairement à l'Académie des sciences.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous recevons effectivement des mails et sollicitations sur le sujet, et nous sommes amenés à intervenir dans les médias pour évaluer la situation aux États-Unis. Je tire de vos propos plusieurs conclusions.

D'abord, le risque que nous n'avons peut-être pas suffisamment évoqué est celui d'un appauvrissement de la culture scientifique et de la recherche aux États-Unis, qui est une locomotive au niveau mondial. Si l'on fait un parallèle avec les mesures économiques envisagées par Donald Trump sur les taxes douanières, on voit qu'une démarche qui peut sembler bonne du point de vue américain a un effet boomerang avec un risque de récession pour l'économie américaine.

Pour la science, les mesures prises sont d'une grande violence - non seulement des licenciements d'une ampleur phénoménale, mais aussi le nettoyage des bases de données. On ne donne plus la possibilité aux chercheurs de continuer leurs recherches puisqu'on les licencie brutalement, et on supprime également l'accès à ce qui a constitué leurs travaux pendant des années, voire des décennies.

Le nettoyage des données est encore plus violent car il efface des travaux scientifiques et appauvrit la recherche mondiale. Si nous voulons pallier ce « grand nettoyage américain », le doublement ou triplement des bases de données pose des questions écologiques importantes compte tenu de la consommation actuelle des data centers.

Face aux annonces de « Choose France », nous ne sommes pas à la bonne échelle au niveau français. Le seul levier suffisamment puissant pour rivaliser avec les États-Unis ou la Chine, c'est l'Europe. Il nous faut une réflexion globale européenne pour regrouper les laboratoires qui travaillent trop souvent chacun de son côté.

Les 100 millions d'euros français et les 500 millions d'euros européens sont insuffisants pour accueillir des cohortes de chercheurs américains dans des conditions avantageuses. Nous devrions peut-être nous concentrer sur la sauvegarde des données et des travaux, puis cibler quelques profils. La situation financière de la France est dramatiquement mauvaise, et je doute que nous ayons les moyens d'attirer des cohortes entières.

La menace concerne aussi les futurs chercheurs qui avaient pour projet de s'installer aux États-Unis et font face à des conditions de visa difficiles. Nous pourrions cibler ces jeunes chercheurs qui pourraient trouver un intérêt à s'installer en Europe.

Concernant le CERN, j'étais hier avec sa directrice générale. À ce stade, il n'y a pas eu d'annonces remettant en cause ses financements. Pour l'instant, c'est plutôt le statu quo avec des budgets confortés par l'ensemble des pays impliqués.

M. Alexandre Sabatou, député, vice-président de l'Office. - Je vous remercie pour vos témoignages. Il y a des choses qui m'inquiètent concernant la présidence Trump. Vous avez évoqué les archives supprimées, Mme Gaille a précisé qu'ils avaient supprimé tout ce qui contenait le terme « gender ». Ces dérives sont évidentes, et Donald Trump manque clairement de finesse.

Je souhaite toutefois relativiser le sujet concernant les universités. On trouve facilement sur Internet des exemples de dérives d'extrême gauche, wokistes et décoloniales, dans les universités américaines. Je pense que la réaction de Donald Trump s'explique par cette mono-pensée universitaire. Vous avez ironisé sur sa demande de diversité, mais quand on constate dans certaines universités un rapport de 30 professeurs démocrates pour un républicain, cela pose question.

Harvard a connu des débordements début 2024, la présidente a dû démissionner pour avoir été incapable de dénoncer les appels au génocide des Juifs sur son campus. Je comprends qu'il y ait une réaction. Nous sommes tous attachés à la démocratie et à la diversité des idées.

Ce sujet n'a pas vraiment été abordé ce matin mais mériterait d'être discuté car il commence à arriver en France, pas tellement dans les universités enseignant les sciences, ce dont je me félicite, mais par exemple à Sciences Po.

Je remercie M. Chatila pour son analyse sur l'importance d'adopter une approche ciblée plutôt qu'une politique d'accueil généralisée. Nous devons faire de la politique active dans le monde universitaire pour attirer les bons profils. Je partage également les propos de M. Klein sur le relativisme scientifique, sur lequel j'ai rédigé une tribune et qui est déjà présent en France, qu'il s'agisse de la remise en cause du réchauffement climatique, des campagnes de vaccination, ou des débats contre le nucléaire. J'invite les scientifiques à s'investir davantage politiquement ou à prendre plus souvent la parole car votre parole n'est pas assez écoutée.

Mme Florence Lassarade, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Il y a deux jours, j'assistais aux 19e Rencontres sur le cancer et je sais combien le monde de la recherche est inquiet sur les financements. À travers vos suggestions, vous faites appel au monde politique qui travaille habituellement en silo par rapport à vous. Je pense que nous devons nous emparer des questions que vous posez. Notre rôle est de vous accompagner, et pas uniquement de plancher sur des travaux. Notre rôle aujourd'hui devrait être plus politique que celui d'experts.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - Je voudrais vous remercier d'avoir mis ce sujet sur la table, qui constitue l'essence même des académies et du lien fraternel avec la communauté scientifique.

Je ne pense pas que le sujet du genre dans les études universitaires soit central dans les réductions budgétaires.

Il ne faut pas être naïf sur le repli nationaliste mondial qui touche au premier chef les organisations internationales et les consortiums scientifiques. C'est le résultat d'une politique qui n'est pas souhaitable pour nous. Appeler à rouvrir les budgets n'est pas la solution, les chefs d'État ne sont pas dans cette optique.

Je suis très critique, bien que membre de la coalition gouvernementale, sur les annonces du « Choose France for Science ». Pourquoi « France » alors qu'on affirme vouloir continuer la coopération internationale ? La France est déclassée dans les publications scientifiques depuis une quinzaine d'années, et je ne crois pas qu'avec une mise de fonds aussi modeste on puisse modifier quoi que ce soit dans le paysage scientifique français et international.

J'ai récemment vu l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) annoncer un grand consortium européen pour sanctuariser les politiques publiques de recherche au niveau européen. C'est la véritable réponse qu'il nous faut apporter : « Choose Europe for Science ». Comme le président Stéphane Piednoir l'a rappelé, nous sommes confrontés à des blocs de nations-continents. Pour sanctuariser et amplifier l'effort de recherche en France, nous devons poursuivre cette coopération européenne et transatlantique, notamment avec le Canada.

En tant que rapporteur spécial du budget de la recherche à l'Assemblée nationale, je m'interroge sur le financement des récentes annonces gouvernementales. J'ai questionné le ministre sans obtenir de réponse claire. Ces annonces ne sont pas budgétées, alors que j'avais déjà dénoncé le moindre respect de la loi de programmation pour la recherche (LPR) par rapport aux ambitions initiales.

Il existe un vrai enjeu d'intensification des partenariats publics privés. Le bureau de l'OPECST vient de lancer une étude sur les financements de la recherche privée, industrielle et technologique, pour déterminer comment créer des effets de levier afin de renforcer ces partenariats et ces financements auprès des acteurs industriels.

Concernant l'intervention des scientifiques dans le débat public, s'ils doivent prendre la parole, je reste dubitatif quand cette parole sort de leur champ d'expertise. Or, c'est ce qui se passe aujourd'hui. Par exemple, lors de la réorganisation de la sûreté nucléaire, des scientifiques qui ne sont pas spécialistes de ce sujet ont signé des tribunes, ce qui dévoie la parole scientifique. Le CNRS travaille à l'élaboration d'une charte pour encourager les scientifiques à cibler correctement cette prise de parole, mais il faudra qu'elle soit appliquée.

M. David Ros, sénateur, vice-président de l'Office. - Je partage l'essentiel des propos de Pierre Henriet, un peu moins la fin, ce qui va me permettre d'apporter des nuances à son intervention. J'ai également posé une question au gouvernement sur l'annonce des 100 millions d'euros. Adoptons une approche positive : ce qui se passe aux États-Unis pourrait être une opportunité pour la France, si nous examinons lucidement notre système d'enseignement supérieur et de recherche, avec ses contraintes et les enjeux concernant la place de la jeunesse dans la science.

Je suis sensible à l'idée que trois jeunes chercheurs pourraient être plus efficaces qu'un seul chercheur senior, à budget équivalent. Nous avons des jeunes brillants - français, européens ou extra-communautaires - qui peinent à obtenir des postes. Il est crucial de les intégrer aux travaux sur des thèmes prioritaires pour l'avenir : énergie, IA, environnement et autres domaines essentiels.

Cette annonce de 100 millions d'euros intervient parallèlement à une coupe de 500 millions dans le budget du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, ce qui a crispé la communauté. Cela pose la question de l'utilité de l'argent public dans un contexte de contraintes budgétaires.

En septembre, nous commencerons l'examen du PLF pour 2026. Compte tenu des annonces présidentielles, j'espère un soutien fort pour ces thématiques. Je résumerais mon propos par : « France, choose science ». Je m'inquiète particulièrement de la désaffection pour les études scientifiques, notamment chez les jeunes filles, qui aura des impacts considérables dans 15 à 20 ans.

Ma divergence avec Pierre Henriet concerne le partage des rôles entre le scientifique et le politique - nous sommes tous deux à cheval sur ces deux mondes. Je ne plaide pas pour que la parole scientifique interfère dans tous les débats politiques, mais pour que la démarche scientifique infuse davantage dans les décisions politiques, les évaluations et les prises de décision, ce qui manque cruellement en France. J'appelle à ce que les scientifiques s'impliquent en politique dans le cadre de leur démarche intellectuelle.

M. Daniel Salmon, sénateur. - Je vous remercie d'avoir partagé avec nous vos inquiétudes, vous qui êtes au coeur de la science et de ses connexions transatlantiques. Le rôle du politique est bien de garantir l'indépendance de la science et d'en assurer les financements.

Ce que je retiens de vos propos, c'est que l'Union européenne constitue l'échelle appropriée pour répondre à ces défis.

Nous avons plus que jamais besoin des scientifiques pour faire face aux défis planétaires. Le scientifique est aussi un citoyen, et nous sommes sur une ligne de crête concernant la réception de la parole scientifique. Dans les discours politiques actuels, on présente souvent les scientifiques comme des militants plutôt que des chercheurs. C'est là que nous devons être vigilants et rappeler que la démarche scientifique nous amène vers des certitudes et nous éloigne des croyances. Nous sommes à un moment où opinion et vérité entrent en collision.

À nous, politiques, d'être vigilants pour avancer. J'ai également noté que les seniors ne souhaitent pas quitter les États-Unis, à nous donc de nous mobiliser pour attirer les juniors.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - La science est aussi le doute, beaucoup de doute avant les certitudes. Sur le mélange scientifique-politique, rappelons ce qui s'est passé pendant la crise du covid-19, où certains scientifiques ont joué un rôle politique important. Je ne suis pas sûr que cela ait servi la science ou la politique.

M. Didier Roux. - En réponse à Monsieur Sabatou, les incidents que vous mentionnez ont été pris en compte par les universités américaines. Les universités ont mis en place des mesures pour éviter que cela ne se reproduise, et les présidences qui ont dérapé ont été démises par les universités elles-mêmes. Ce n'est pas une raison pour pénaliser l'institution dans sa mission pour le bien commun. Les actions de l'administration Trump à ce sujet ne sont pas pertinentes.

Monsieur Henriet, je suis entièrement d'accord avec vous sur la vision européenne. C'est la bonne réponse. Il ne s'agit pas simplement d'une question d'augmentation de budget. Il y a une incohérence entre les contraintes budgétaires de l'État et l'urgence de certains sujets - la défense étant prioritaire, mais la recherche l'est aussi.

Il y a deux urgences. La première est d'éviter l'irréversibilité concernant des données indispensables pour la science et la sécurité internationale. Les problèmes de météorologie, tsunamis, tremblements de terre, ouragans et épidémiologie sont particulièrement préoccupants. Le rôle de l'Europe est d'essayer, avec d'autres pays, de remplacer ce que nous risquons de perdre à cause des actions américaines.

La seconde concerne les talents - notre priorité doit être d'attirer en France les jeunes talents, pas un prix Nobel. De nombreux Européens qui prévoyaient de faire carrière ou poursuivre des études doctorales ou postdoctorales aux États-Unis sont déstabilisés. Ces Européens, mais aussi potentiellement des chercheurs indiens, chinois ou d'autres nationalités, vont se tourner vers l'Europe. Nous devons répondre rapidement à cette situation car si ces talents vont ailleurs, ce sera une perte irréversible. La dimension du temps court est donc cruciale au regard du caractère irréversible des évolutions en cours.

M. Étienne Klein. - Je n'ai pas employé le terme « relativisme ». Je dénonce la concaténation entre vérité et liberté, tant aux États-Unis qu'en France, où chacun devient libre de décider ce qui est vrai pour lui puisque toutes les thèses coexistent. Quand M. Bardella soutient M. Raoult, ce n'est pas au nom du relativisme. Le relativisme, c'est ce que vous évoquez, Monsieur Piednoir, en disant que la science c'est le doute - cela crée une catastrophe car on se demande alors pourquoi on l'enseigne et quelle est sa valeur. Il faut distinguer science et recherche. Aucun scientifique ne doute de l'existence de l'atome, de la forme de la Terre ou de l'expansion de l'univers - ces questions sont réglées. Mais certains sujets restent sans réponse, c'est pourquoi on fait de la recherche. Le moteur de la recherche est bien le doute, mais un doute très particulier : le doute de celui qui sait qu'il ne sait pas. Quand on confond science et recherche, le doute propre à la recherche colonise l'idée même de science. Dans ce système, la dissidence est valorisée - si un scientifique contredit sa communauté, il est invité partout dans les médias.

Mme Virginie Courtier-Orgogozo. - C'est un sujet vraiment difficile car parfois, on n'entend pas assez la voix dissidente. Prenez l'exemple de l'origine du coronavirus : initialement, tous les scientifiques affirmaient son origine naturelle, mais aujourd'hui, certains changent de position, comme l'Académie de médecine en France.

Je voudrais mentionner l'avis du Comité d'éthique du CNRS sur l'engagement des chercheurs dans l'espace public. Nous avons une responsabilité et des devoirs : maintenir une approche robuste et scientifique, expliciter notre domaine d'expertise quand nous nous exprimons publiquement. Il faut toujours séparer le politique du scientifique, tout en explicitant mieux la démarche scientifique. Nous avons des doutes, mais cela ne nous empêche pas d'arriver à des conclusions - même si transformer ces conclusions en décisions relève de votre rôle politique, pas du nôtre.

En tant que chercheurs, nous avons aussi des biais. Par exemple, en biologie, nous avons tendance à mettre toutes les espèces sur un pied d'égalité, alors qu'un philosophe placera les humains bien au-dessus du reste. C'est pourquoi nous avons besoin de confronter différentes opinions. Aujourd'hui, les sciences participatives tentent de mieux impliquer le public. Je suis d'accord avec l'idée qu'il ne faut pas que les universités américaines soient uniquement peuplées de démocrates. Nous avons besoin d'un panel de points de vue et de tolérance - c'est précisément le manque de tolérance qui nous choque.

Mme Marie Gaille. - Je voudrais intervenir sur la notion de « wokisme » que vous avez reprise, Monsieur Sabatou. Ce n'est pas une catégorie scientifique mais un mot fourre-tout. Malheureusement, les sciences humaines et sociales sont de plus en plus évaluées à travers ce filtre ni légitime ni valable. Il est crucial que nous n'utilisions pas cette catégorie qui ne signifie rien en termes scientifiques. Elle reflète une volonté d'appréhender grossièrement et de dénigrer une façon de faire des sciences. Nous devons nous débarrasser de ce filtre principalement utilisé dans la sphère politique.

Je rejoins mes collègues qui distinguent sphère politique et sphère scientifique. En sciences humaines et sociales, nous pouvons contribuer à la décision, mais la décision elle-même appartient aux politiques. Nous essayons de faire des sciences comme les autres disciplines et sommes exaspérés d'être constamment jugés à travers cette catégorie du « wokisme ». Nous allons devoir consacrer du temps pour documenter les usages de ce terme, identifier qui l'emploie et ce qu'il vise - alors que nous avons véritablement autre chose à faire.

Cette notion devrait être abandonnée lorsqu'on parle des sciences humaines et sociales. Mon intervention n'est pas seulement un plaidoyer pour ma communauté, elle vise aussi à dénoncer le fait que l'emploi du terme « wokisme » participe d'une entreprise plus large de dénigrement de la démarche scientifique. Rejeter cette notion de « wokisme » permettrait de repositionner le débat sur la place de la science dans l'espace public et sur la nécessité d'un nouvel âge des Lumières, face à des propos qui nous ramènent à un dogmatisme dont l'histoire nous avait libérés.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - C'est tout l'intérêt de cette réunion entre politiques et scientifiques, même si certains d'entre nous peuvent appartenir aux deux communautés. Le plus grave est quand les politiques prennent des décisions par méconnaissance, avec des opinions ou certitudes non fondées. Quand un ministre de l'environnement affirme qu'il faut réduire la part du nucléaire pour lutter contre le dérèglement climatique, c'est une contradiction majeure qui a malheureusement plus d'impact que tous vos travaux scientifiques. C'est cette parole qui porte, alors qu'elle représente une erreur gravissime de compréhension.

Nous allons à présent passer au second point de notre ordre du jour. Je vous invite donc maintenant à évoquer l'usage que vous faites ou non de l'intelligence artificielle dans votre quotidien et vos travaux de recherche.

M. Didier Roux. - Je signale à ce sujet un rapport récent du think tank d'Arthur D. Little. C'est un consultant indépendant, et nous sommes deux à participer à son conseil scientifique. Ce rapport, intitulé « Eureka ! on Steroids », traite du rôle de l'intelligence artificielle dans la recherche et l'innovation. Il commence par rappeler qu'en 2024, les prix Nobel de physique et de chimie ont été décernés à des chercheurs ayant utilisé l'intelligence artificielle pour faire des découvertes scientifiques, chercheurs qui appartiennent ou ont appartenu à des entreprises privées américaines travaillant sur l'utilisation de l'IA en recherche. Le fait que des prix Nobel récompensent des travaux s'appuyant sur l'IA démontre son importance croissante.

Mme Catherine Cesarsky. - En astrophysique, nous utilisons énormément l'intelligence artificielle pour la réduction de données. L'astrophysique est l'une des sciences traitant les plus grands volumes de données. Le projet de radiotélescope international Square Kilometre Array Observatory (SKAO) implique 16 pays dont la France mais aussi la Chine. C'est probablement le seul projet scientifique international auquel la Chine est associée. Les réseaux de radiotélescopes seront situés en Afrique du Sud et en Australie. Le volume de données sera colossal : 700 pétaoctets par an, soit plusieurs téraoctets par seconde. Rapidement, il excédera l'ensemble des données scientifiques produites par l'humanité. Il est impossible de traiter de tels volumes sans méthodes nouvelles. Nous ne conserverons pas toutes les données, mais devrons décider rapidement lesquelles garder, en utilisant des réseaux neuronaux convolutifs. Ces méthodes permettront d'identifier automatiquement les sources d'ondes radio cosmiques et de les classifier selon leur forme. Actuellement, nous testons ces modèles en créant des données synthétiques où nous plaçons des sources connues que les chercheurs doivent retrouver. Ces techniques sont déjà utilisées à moindre échelle dans tous les domaines de l'astrophysique.

Mme Hélène Olivier-Bourbigou. - IFP Énergies Nouvelles est un EPIC qui mène des recherches pour développer des technologies bas carbone dans l'énergie et l'environnement. L'IA et la science des données se sont imposées dans tous nos domaines, de la recherche fondamentale jusqu'aux applications industrielles, notamment pour la maintenance prédictive. Nous utilisons l'IA principalement pour trois aspects : l'analyse des données de mesure et d'observation, la modélisation et la simulation, et l'aide à la rédaction et aux métiers via les « grands modèles de langage » (LLM).

Pour nous, c'est une évolution majeure, pas encore une révolution, malgré une progression extrêmement rapide. Certains freins subsistent concernant la garantie et l'explicabilité des résultats. Il est essentiel d'impliquer les experts métier dans leur validation. L'IA représente une opportunité considérable pour exploiter les données multimodales, améliorer les algorithmes d'apprentissage (particulièrement génératifs) et augmenter les capacités de calcul, améliorant la précision des prédictions tout en accélérant les traitements.

Cette évolution implique un changement de l'organisation de la recherche. Auparavant, nous travaillions sur des modèles physiques en cherchant à assimiler les données ; désormais, nous créons des modèles à partir des données en y incorporant les modèles physiques. Il faut donc établir des passerelles entre expertise IA et compétences métier, en favorisant les échanges et le travail collaboratif. Les chercheurs métier doivent s'approprier ces opportunités tout en conservant leur expertise, essentielle à la validation.

Les limitations à surmonter concernent la garantie des résultats - nous obtenons empiriquement d'excellents résultats mais sans garantie formelle - et l'explicabilité des modèles d'apprentissage. La quantification des incertitudes est donc un axe de recherche essentiel, particulièrement en contexte industriel. Il faut réintégrer la physique et le raisonnement des experts métier pour pallier le manque d'explicabilité par rapport aux modèles traditionnels.

M. Christian Lannou, épidémiologiste dans le domaine de la santé des cultures, responsable du département Santé des plantes et environnement à l'Inrae. - Je rejoins les observations sur la valeur ajoutée de l'IA, le gain de temps appréciable et ses vastes possibilités, notamment en reconnaissance d'images et en robotisation.

Nous avons beaucoup travaillé sur les risques, avec une vision positive mais prudente. Des questions éthiques se posent sur l'utilisation de données générées versus les données réelles, surtout si on ne peut plus distinguer les deux.

Il existe également des risques sur la qualité de la recherche : l'IA ne doit pas réduire la pensée critique des chercheurs qui doivent rester les concepteurs d'idées. L'IA n'engendrera pas d'idées véritablement disruptives ou de nouveaux scénarios de rupture, alors que c'est précisément ce qu'on attend des chercheurs.

Enfin, nous avons identifié un risque de souveraineté lié à l'IA qui collecte nos données et nos idées. Nous demandons à nos tutelles de nous fournir des IA institutionnelles françaises, ou plutôt européennes vu la taille critique nécessaire, qui soient dignes de confiance. Les IA américaines sont faciles à utiliser mais constituent un piège potentiel lorsqu'on y introduit des informations sensibles.

M. Marc Sciamanna. - Sur le sujet de l'IA, plusieurs points méritent notre attention. Dans ma discipline, les sciences de l'ingénieur et la photonique en particulier, nous utilisons l'IA principalement pour l'apprentissage des réseaux de neurones et l'aide à la décision : reconnaissance d'images, de formes, traitement de données massives, simplification de structures de designs complexes comme le routage de circuits électroniques.

Une préoccupation majeure concerne les architectures de calcul sous-jacentes. Les technologies électroniques actuelles atteignent leurs limites : elles ne pourront pas traiter l'utilisation massive de données et présentent un bilan environnemental et énergétique catastrophique. La France doit investir dans des physiques alternatives (magnétisme, optique, quantique) ou bien nous accumulerons un retard considérable. Ces investissements sont essentiels et doivent être abordés à l'échelle européenne.

En tant qu'enseignant, je constate plusieurs défis. J'ai testé Mistral AI pour évaluer une découverte scientifique. L'outil m'a affirmé que cette découverte existait déjà et m'a même cité comme expert français du laser. Cela soulève un problème : l'IA valorise les personnes et projets les plus visibles en ligne, sans regard objectif, ce qui peut influencer les décisions de financement.

L'évaluation des compétences devient également problématique. Avec les outils d'IA générative, il devient difficile de distinguer le travail personnel des étudiants. À CentraleSupélec, nous avons généralisé les détecteurs de plagiat et créé des commissions spéciales pour contrer l'ingéniosité des étudiants utilisant ces outils. Des entreprises nous signalent des diplômés qui prétendent avoir des compétences qu'ils ne possèdent pas réellement.

Côté positif, l'IA excelle pour résumer des contenus. Mais globalement, une grande prudence s'impose car ces outils remettent en question notre système d'évaluation et de connaissance, en valorisant ceux qui communiquent le mieux sur les réseaux.

M. Patrick Netter. - Je suis totalement d'accord avec ce qui vient d'être dit. J'insiste particulièrement sur la recherche clinique, où l'on peut comparer deux médicaments ou deux procédures chirurgicales avec des résultats complètement falsifiés si les données de base sont inexactes. Il faut exercer une vigilance extrême sur les nouveaux médicaments et les nouvelles procédures.

Ce problème s'étend aux données transmises par les médias qui peuvent être falsifiées sans que l'on puisse s'en rendre compte. C'est une préoccupation majeure actuellement. Je ne reviendrai pas sur les problèmes d'évaluation et de transmission des données déjà évoqués par Marc Sciamanna, mais je tiens à souligner l'importance cruciale de veiller à la qualité des données qui, une fois falsifiées, peuvent complètement fausser les résultats, particulièrement en recherche clinique.

M. Robert Barouki. - L'importance des modèles numériques en recherche biomédicale et dans le domaine de la santé est évidente. Je voudrais cependant souligner un point crucial : nos organisations sont clairement en sous-effectifs dans le champ de l'informatique et manquent de personnes capables d'utiliser correctement les modèles numériques.

Malgré les collaborations possibles entre organismes de recherche ou universités, nous restons insuffisamment équipés. La raison est simple : nous n'arrivons pas à recruter des personnes de grande valeur avec les salaires que nous proposons. Les meilleurs sont légitimement attirés par le secteur privé. Les organisations publiques peinent à constituer des équipes suffisamment solides pour développer toutes les applications futures. C'est un véritable problème qu'il faut garder à l'esprit.

M. Étienne Klein. - L'Académie des technologies a publié en décembre 2024 un rapport intitulé « IA générative et désinformation », dirigé par Nicolas Curien. Ce travail, qui a impliqué des spécialistes de l'informatique, de l'algorithmique, des psychiatres, des journalistes et des neuroscientifiques, présente des conclusions plutôt pessimistes sur la propagation des fausses informations, rendue plus efficace par les algorithmes - d'autant plus que notre cerveau préfère souvent le faux au vrai.

Je rejoins mon collègue de CentraleSupélec sur le problème de l'évaluation. Une querelle des Anciens et des Modernes émerge dans les grandes écoles et universités sur l'évaluation des élèves. Je ne peux plus donner de dissertations à faire à la maison car je reçois des copies sans fautes d'orthographe, visiblement rédigées par ChatGPT. Nous devons donc enfermer les étudiants sans téléphone ni ordinateur pendant trois heures, et ils rendent parfois des copies indigentes. La question fondamentale est : pendant combien de temps allons-nous demander aux étudiants de produire des travaux inférieurs à ceux de l'IA ? Devons-nous leur apprendre à bien utiliser ces outils ou à s'en passer ? Ce débat divise déjà la communauté enseignante.

M. Daniel Andler. - Je propose une réponse à ce qu'a évoqué Étienne Klein : le bilinguisme technologique. De la maternelle au master, il faut développer deux voies parallèles : une exploitant pleinement les technologies (informatique, IA) et une autre s'en passant délibérément. Cette approche sans technologie est nécessaire pour deux raisons : d'abord pour maintenir nos capacités en cas d'effondrement des systèmes, ensuite pour comprendre réellement ce que font les « boîtes noires » comme ChatGPT. Cela résout également le problème d'évaluation, on évaluera dans la situation sans technologie.

Nous avons été éduqués à l'ancienne, ce qui nous donne une structure conceptuelle fondamentale et un regard critique. Les nouvelles générations, si elles sont formées de manière uniquement technologique, risquent d'utiliser ces boîtes noires sans comprendre leur fonctionnement.

Je tiens à souligner qu'il existe un univers parallèle au nôtre, extrêmement critique envers l'IA, que ce soit pour des raisons philosophiques, scientifiques ou par rejet anthropologique fondamental. L'IA restera longtemps un sujet de controverse.

Quant à l'explicabilité mentionnée par ma collègue de l'Académie des sciences, les optimistes pensent qu'on résoudra ce problème. Un dirigeant d'industrie affirmait que : « la question des hallucinations sera réglée dans six mois ». Trois ans plus tard, un article du New York Times indique que les modèles d'IA sont plus performants mais hallucinent davantage. L'explicabilité reste un problème fondamental difficile à résoudre entièrement.

Dans mon domaine, la philosophie, ChatGPT s'avère être un sparring-partner tout à fait valable, largement utilisé par une partie de notre communauté.

Mme Virginie Courtier-Orgogozo. - Je suis entièrement d'accord avec Daniel Andler, notamment sur un point qu'il n'a pas mentionné aujourd'hui : l'importance de toujours signaler l'utilisation de l'IA dans les publications et travaux de recherche. Daniel Dennett fait une analogie pertinente avec les faux billets de banque - on écrit toujours « faux » dessus. De même, ce qui vient de l'IA doit être identifié comme tel, sans prétendre que cela provient d'une intelligence humaine.

Un autre point important est la dépendance au corpus de données. Le système HAL en France, où les chercheurs partagent leurs recherches, est très précieux car ces données alimentent l'IA, contrairement aux articles publiés dans des revues payantes qui ne sont pas nécessairement intégrés au corpus.

L'IA semble particulièrement utilisée pour produire des rapports et articles, contribuant à l'inflation de la production scientifique. Avec notre « petite tête d'humain », nous devenons paradoxalement plus dépendants de l'IA pour analyser cette masse de données. C'est comparable au principe « nul n'est censé ignorer la loi » face à une masse de textes législatifs impossible à maîtriser entièrement. Il faudrait donc essayer de travailler sur l'accès à l'IA.

Il est essentiel de conserver différentes manières de penser. Après la notion de « forces évolutives » dans les années quarante, puis celle de « réseaux » avec Internet, nous raisonnons maintenant avec l'IA, mais d'autres approches de raisonnement restent importantes.

Enfin, nous devons nous préoccuper de la puissance accrue de certains acteurs - ceux qui possèdent les données et la maîtrise technique - et du positionnement de l'Europe, tout en cherchant à limiter l'accroissement des inégalités lié à l'IA.

M. François-Joseph Ruggiu. - Sur l'enseignement, je partage les craintes exprimées. J'ai reçu des dissertations m'attribuant des livres que je n'ai jamais écrits. Toutefois, en histoire et peut-être dans d'autres domaines des SHS, il ne faut pas surestimer la menace de l'IA utilisée par les étudiants. Actuellement, une grande partie de l'information n'est pas disponible en libre accès. Les éditeurs français comme Seuil, Fayard, Albin Michel ne proposent pas leurs livres en ligne. Les étudiants doivent donc consulter les ouvrages papier pour accéder aux connaissances, particulièrement les plus récentes. Ce retard français en matière d'édition électronique protège paradoxalement un peu l'enseignement.

Concernant la recherche, je suis frappé par la conversion des SHS à l'usage de l'IA. Tous les secteurs manipulant de grandes bases de données - linguistes, économistes, archéologues - l'adoptent. Je pratique la démographie historique et travaille avec un laboratoire de La Rochelle dans le cadre d'un programme ANR d'IA. Même les humanités traditionnelles s'y convertissent, pour la lecture automatique d'écritures anciennes ou l'extraction de données.

Ma préoccupation concerne nos collaborations avec les informaticiens. Ils me rappellent qu'ils ne sont pas de simples prestataires de services mais des chercheurs. Dans les projets ANR communs, les deux parties doivent produire de la recherche innovante. Ce qui est innovant aujourd'hui en SHS pourrait ne plus l'être dans quelques années, risquant de compromettre ces collaborations fructueuses. J'invite mes collègues du CNRS et de l'Inserm à réfléchir à cette question.

M. Raja Chatila. - Je viens d'un laboratoire spécialisé en IA et en robotique. J'insiste fortement sur le fait que l'expression « intelligence artificielle » crée un imaginaire trompeur par rapport à la réalité. Ce sont des systèmes de calcul statistiques, sans causalité, sans raisonnement, sans compréhension de la signification des données qu'ils traitent. Avec les systèmes comme ChatGPT qui utilisent le langage naturel, nous projetons notre propre signification sur les chaînes de caractères qu'ils produisent, mais eux ne comprennent absolument rien. L'explicabilité vient de nous, pas d'eux. Les hallucinations ne disparaîtront jamais car ce sont des corrélations fallacieuses inhérentes à tout système statistique.

En 2023, le Comité national d'éthique du numérique a publié un rapport, à la demande du ministre, sur les enjeux éthiques de l'IA générative. Ces outils sont extrêmement puissants mais gardons à l'esprit qu'ils sont purement statistiques. La confiance qu'on leur accorde doit être celle qu'on accorde à des outils statistiques, rien de plus. Cela implique une grande prudence dans les domaines d'utilisation, notamment pour la production de textes de loi, où tout doit être vérifié sur leur qualité et leur exactitude.

Pour la recherche scientifique, ces outils peuvent aider à consulter des données existantes, mais Newton aurait pu observer des milliers de pommes tomber sans jamais formuler la théorie de la gravitation s'il n'avait pas été un humain : ce sont les chercheurs qui pensent, pas les machines.

Concernant la formation, les nouvelles générations utilisent l'IA naturellement. Quand je demande à mes étudiants s'ils ont utilisé l'IA pour préparer leurs travaux, ils répondent « évidemment ». Pour maintenir une distance critique, une double formation est indispensable.

Mme Marie Gaille. - Sur le conflit entre les implications environnementales et les usages scientifiques de l'IA, le CNRS vient de publier sa feuille de route sur la transition environnementale, et l'usage massif de l'IA fait partie des arbitrages difficiles à venir.

Deuxièmement, pour les SHS particulièrement, nous devons développer et entraîner des modèles sur de vastes corpus en langue française. Cela renvoie à un enjeu de souveraineté et à la diplomatie scientifique, mais c'est surtout une condition pour faire de la bonne science. Une partie des méthodes et épistémologies est produite en français, et le « tout anglais » limite le bassin bibliographique. Le CNRS travaille sur ce sujet avec la Bibliothèque nationale de France (BNF) même si ce travail coûte cher.

Troisièmement, concernant les usages, les chercheurs en SHS se sont approprié ces outils, souvent sans pleine conscience de la nature statistique du raisonnement. Ils sont en attente de cadrages éthiques et méthodologiques. Nous avons lancé une première formation nationale pour appréhender ces usages. Le besoin de formation est massif, tant pour les chercheurs que pour les ingénieurs, dans une situation comparable à celle des humanités numériques il y a quinze ans.

Enfin, en ce qui concerne le positionnement de la science française, nous participons à l'infrastructure européenne OPERA, qui développe un outil de traduction multilingue conçu par et pour les pairs, facilitant la communication scientifique et sa diffusion au-delà des barrières linguistiques.

M. Thierry Dauxois. - L'IA transforme les pratiques de recherche en physique, mathématiques et chimie à un rythme incroyable. Ce qui était inimaginable il y a six mois est routinier aujourd'hui, rendant la formation des chercheurs extrêmement difficile. Pour reprendre la formule de David Ros, trois jeunes valent vraiment beaucoup plus qu'un vieux dans ce contexte.

Sur les opportunités et dangers, je rejoins Hélène Olivier-Bourbigou et Daniel Andler sur l'importance de comprendre, pas seulement de prédire. Je suis moins optimiste que mon collègue de l'Inrae concernant l'intégrité scientifique - de sérieux problèmes de plagiat persistent, notamment à cause des traductions. Enfin, la consommation énergétique reste un vrai problème que les jeunes, plus exigeants sur ces questions, devront résoudre.

M. Alexandre Sabatou, député, vice-président de l'Office. - Quels outils utilisez-vous concrètement ? Développez-vous vos propres modèles open source dans vos universités pour garder les données en interne, ou utilisez-vous des outils comme ChatGPT ? Dans ce cas, comment anonymisez-vous vos données ?

Par ailleurs, ChatGPT prétend avoir un niveau de doctorant dans tous les domaines. L'IA vous a-t-elle déjà bluffés dans vos domaines respectifs ? Avez-vous l'impression de parler à un collègue de bon niveau ? Est-ce que vous « brainstormez » avec l'IA pour faire avancer votre réflexion scientifique ?

Mme Catherine Cesarsky. - Quand on utilise ChatGPT, même sur des questions relatives à la mise en place d'organisations internationales pour faire de la science, on obtient des réponses très complètes et très vite, mais il y a des idioties dedans. Si vous ne connaissez pas le sujet, le risque est d'utiliser des éléments complètement faux. On ne peut donc s'en servir que sur des choses que l'on connaît bien.

M. François-Joseph Ruggiu. - En histoire, j'ai exactement la même réponse. Il est impossible à ChatGPT de produire quelque chose du niveau doctoral ni même du niveau master. Les étudiants essaient, mais le résultat est évident, particulièrement en histoire, parce que l'IA n'a pas accès aux données sur lesquelles est fondé un travail de recherche original basé sur des données non exploitées.

M. Thierry Dauxois. - Le CNRS propose un outil appelé Perplexity. C'est un équivalent de ChatGPT, peut-être moins puissant mais souverain. Il est en train de monter en puissance et n'est ouvert que sur autorisation aux membres des laboratoires CNRS.

M. Daniel Andler. - Perplexity est assez utile, pas tellement pour ses réponses. J'utilise la version gratuite, pas la version « pro » qui est certainement meilleure, mais ses résumés de situation peuvent être utiles. Ce qui est très précieux, c'est que pour chaque point de l'argumentaire, Perplexity renvoie à un certain nombre de sites ou de bases bibliographiques. Cela accélère énormément le travail de défrichage.

M. Christian Lannou. - Pour répondre à votre question sur les étudiants et les doctorants, l'IA est vraiment utile pour rassembler de l'information, mais la dimension innovatrice, voire disruptive, qu'on attend d'un étudiant, on ne la trouvera pas avec l'IA. Je ne l'ai pas encore observée.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Est-ce que vous la trouvez chez les étudiants ?

M. Christian Lannou. - Je la trouve chez des étudiants.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous pouvons clore cette seconde partie de nos débats, consacrée à l'IA. C'est un débat vertigineux que nous avions déjà abordé lors de la présentation du rapport de l'Office. Je veux aussi mentionner la délégation à la prospective du Sénat qui a produit cinq rapports sur des cas d'usage de l'IA dans les services publics, alors que nous avons de notre côté étudié le concept technologique et ses évolutions puis mené des réflexions quasi philosophiques sur le devenir de l'homme et sa conscience.

Nous sommes à l'amorce d'un nouveau tournant. J'ai été enseignant quand Internet est apparu, et certains collègues craignaient Wikipédia. Aujourd'hui, ce n'est plus un sujet - personne n'ouvre plus d'encyclopédies. C'est probablement le même type de changement qui est devant nous avec l'IA, ce qui pose la question essentielle de l'esprit critique qu'il faut enseigner dès le plus jeune âge.

Pour finir sur une note positive, nous avons des acteurs français, des ingénieurs, chercheurs et scientifiques de très bon niveau que le monde entier nous envie. L'art de vivre à la française peut nous permettre d'en conserver quelques-uns, avec des outils souverains.

Mme Catherine Cesarsky. - Je tiens, avant de clore cette réunion, à vous parler du projet Square Kilometer Array Observatory (SKAO), un radiotélescope géant sous forme de deux réseaux d'instruments, une partie en Australie et une partie en Afrique du Sud. Il commencera à fonctionner dans deux ou trois ans et continuera à se développer. Ce projet permettra des découvertes extraordinaires en astrophysique : compréhension de la formation des étoiles ou des planètes, chimie et recherche de la vie ou encore cosmologie fondamentale.

Ce projet est reconnu mondialement, non seulement pour son intérêt scientifique, mais aussi sous l'angle de la diplomatie scientifique. Il est porté par un organisme intergouvernemental sur le modèle du CERN avec 13 pays membres : Australie, Canada, Chine, Allemagne, Inde, Italie, Pays-Bas, Portugal, Afrique du Sud, Espagne, Suède, Suisse et Royaume-Uni.

La France a décidé le 12 décembre 2020 d'intégrer ce projet. En attendant que cette intégration soit effective - il manque encore la ratification de l'accord -, c'est le CNRS qui finance la participation française, mais la France est exclue de certaines discussions importantes, comme la sélection du nouveau directeur général, malgré une excellente candidate française. Une procédure accélérée a été engagée en octobre 2024, le Sénat a adopté le projet de loi de ratification le 12 mars et il ne manque plus que l'accord de l'Assemblée nationale. Je vous demande instamment de faire ce que vous pouvez pour le permettre : cela évitera que la France soit écartée des discussions importantes.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Le Sénat a fait sa part et le sujet est maintenant entre les mains de l'Assemblée nationale où il ne devrait pas susciter beaucoup d'opposition.

J'ajoute que, dans le domaine spatial, la stratégie nationale doit être définie prochainement avec des annonces attendues au Salon du Bourget.

Merci beaucoup pour votre présence ce matin. Cette confrontation entre science et politique est extrêmement importante pour nous. Nous continuerons cette collaboration au cours des prochains mois.

La réunion est close à 12 h 25.