- Jeudi 5 juin 2025
- Audition de M. Matthieu Rouveyre, avocat en droit public, auteur de la thèse « Contribution à une redéfinition de l'autonomie financière des collectivités territoriales »
- Audition de M. Laurent Martel, directeur de la législation fiscale, et Mme Ève Perennec-Segarra, sous-directrice de la fiscalité locale, de la direction de la législation fiscale (DLF)
Jeudi 5 juin 2025
- Présidence de M. Olivier Henno, président -
La réunion est ouverte à 10 h 40.
Audition de M. Matthieu Rouveyre, avocat en droit public, auteur de la thèse « Contribution à une redéfinition de l'autonomie financière des collectivités territoriales »
M. Olivier Henno, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Matthieu Rouveyre, auteur d'une thèse intitulée Contribution à une redéfinition de l'autonomie financière des collectivités territoriales.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant une commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Matthieu Rouveyre prête serment.
M. Matthieu Rouveyre, avocat en droit public, auteur de la thèse intitulée Contribution à une redéfinition de l'autonomie financière des collectivités territoriales. - Mes liens d'intérêt sont essentiellement universitaires ; je suis rattaché au laboratoire de recherche de l'institut Léon-Duguit de l'université de Bordeaux.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Je vous remercie pour votre présence ce matin. Nous avons souhaité constituer une commission d'enquête sur la libre administration des collectivités territoriales, eu égard aux dépenses d'investissement que celles-ci devront assumer pour faire face à la transition écologique. Nous avons entendu des associations d'élus et des juristes, et il nous a semblé pertinent, compte tenu du sujet de votre thèse, de vous entendre sur l'éventuelle redéfinition de l'autonomie financière des collectivités territoriales, afin de nourrir notre réflexion.
M. Matthieu Rouveyre, avocat en droit public, auteur de la thèse intitulée Contribution à une redéfinition de l'autonomie financière des collectivités territoriales. - Je suis ravi d'être entendu par cette commission d'enquête ; j'ai ressenti la solennité de ce moment, c'est pourquoi j'ai pris un avion depuis Bangkok pour répondre à votre invitation.
Je vais vous présenter les conclusions de mes travaux de recherche. Ma présentation liminaire comportera six points, afin de répondre au questionnaire que vous m'avez adressé.
Premier point, il est important de lever la confusion qui persiste, tant dans la doctrine universitaire que dans l'expression des élus locaux, entre la capacité d'agir et la liberté d'agir des collectivités territoriales.
Les collectivités sont investies d'une mission centrale : la mise en oeuvre des services publics à l'échelle locale. Pour cela, elles disposent de deux éléments essentiels : un périmètre juridique d'intervention - en d'autres termes leurs compétences - et des moyens, notamment financiers. Je définis la capacité d'agir comme le fait de disposer à la fois des compétences et des moyens pour intervenir.
Toutefois, cette capacité d'agir des collectivités territoriales ne saurait être confondue avec leur liberté d'agir, qui seule permet d'apprécier l'étendue de leur libre administration. La libre administration des collectivités territoriales se mesure à l'aune non pas de ce qu'elles peuvent faire, mais de ce qu'elles choisissent librement - pardon pour le pléonasme - de faire. Cette liberté suppose également - d'où peut-être la confusion que j'évoquais - les deux éléments dont je parlais : d'une part, la capacité juridique d'intervention, la compétence, la même que celle qui définit la capacité d'agir, et, d'autre part, des moyens financiers, mais qui, eux, ne se confondent pas avec ceux qui déterminent la capacité d'agir.
Cela me conduit à mon deuxième point : la liberté juridique d'agir sans moyens financiers correspondants est insuffisante pour déterminer l'étendue de la libre administration des collectivités territoriales. Le périmètre juridique d'intervention des collectivités territoriales peut être modifié par différentes lois, comme la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam), la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ou encore la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS). Contrairement à ce que prétendent certains élus locaux, on ne constate pas réellement de diminution du périmètre juridique d'intervention des collectivités territoriales, on ne voit qu'une redistribution des compétences, mais, juridiquement, elles peuvent agir.
Il y a en effet une confusion : on entend souvent les élus locaux parler de compétences obligatoires et de compétences facultatives ; cela n'existe pas, c'est un non-sens juridique, même si des juristes continuent malheureusement d'employer ces expressions. La compétence, soit on l'a, soit on ne l'a pas ; les missions constituant ces compétences peuvent, elles, être facultatives ou obligatoires, mais la notion de compétence obligatoire ou facultative n'a pas de sens. En revanche, les compétences peuvent être exclusives ou partagées.
D'ailleurs, après plusieurs années de recherche, je suis arrivé à la conclusion que la clause de compétence générale n'a jamais fondé la moindre mission des collectivités territoriales, c'est un leurre doctrinal et un leurre des élus, qui affirment avoir perdu leur clause de compétence générale. Je le répète, cette clause n'a jamais rien fondé, il n'y a pas d'interstice entre les compétences. On a confondu la liberté d'agir dans le cadre des compétences dévolues aux collectivités avec une clause de compétence générale. Comme on dit, dans un État unitaire, les collectivités n'ont pas la compétence de leurs compétences. Il est important de bien définir ces notions, qui sont déterminantes pour la suite de la discussion.
Ainsi, le véritable obstacle à la libre administration n'est pas d'ordre juridique, il est d'ordre financier. Les collectivités doivent d'abord financer leurs dépenses dites obligatoires, c'est-à-dire celles qui relèvent de leurs obligations légales, liées à leurs compétences, et ce n'est qu'ensuite, une fois ces missions financées, qu'elles peuvent, s'il reste des marges de manoeuvre financières, financer leur liberté d'agir au profit de politiques qu'elles choisissent librement. Or la liberté d'agir, qui constitue le coeur de la libre administration, est aujourd'hui résiduelle.
Je reviens à la capacité d'agir. On assiste ainsi à une concurrence structurelle entre l'obligation d'agir et la liberté d'agir. Cela impose, selon moi, de distinguer entre : les dépenses imposées, qui permettent la mise en oeuvre, à l'échelle locale, des politiques décidées par l'État ; et les dépenses que j'appelle propres, qui seules traduisent une liberté d'action permettant de mettre en place un service public choisi à l'échelle locale, lequel est d'ailleurs souvent l'extension d'un service public décidé par l'État : on en fait un peu plus ici ou là, au regard des spécificités territoriales.
C'est bien cette seconde catégorie de dépenses qui permet d'apprécier l'étendue de la libre administration.
J'en viens à mon troisième point. Une fois cela posé, vous comprenez que l'autonomie financière telle qu'elle est aujourd'hui conçue ne peut pas fonctionner. L'article 72-2 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 2003, et la loi organique y afférente - la loi du 29 juillet 2004 prise en application de l'article 72-2 de la Constitution relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales -, notamment les alinéas portant sur les ressources propres, établissent un lien direct entre les ressources propres et l'autonomie financière. Or il existe un lien direct entre celle-ci et la libre administration ; le Conseil constitutionnel dit même que l'autonomie financière est la capacité de libre administration. Toutefois, selon le mécanisme constitutionnel et organique, plus une collectivité dispose de ressources propres, plus son autonomie financière, donc sa libre administration, est importante.
Cela se heurte à la réalité : aux termes du rapport annuel sur l'autonomie financière des collectivités territoriales, cette autonomie financière n'a jamais cessé d'augmenter, elle a même explosé ; pourtant, les élus locaux disent n'avoir jamais eu aussi peu de marges de manoeuvre. Il y a donc quelque chose qui ne fonctionne pas.
D'ailleurs, j'ai cherché à obtenir ce rapport annuel sur l'autonomie financière des collectivités territoriales, quand il a cessé d'être diffusé. J'ai saisi le Sénat et l'Assemblée nationale de ce sujet, en indiquant que le Parlement était censé recevoir un rapport annuel du Gouvernement sur ce sujet et aucun parlementaire n'a été choqué de ne plus le recevoir, pour une raison très simple : ce rapport, qui correspond à une obligation organique, ne sert à rien ! Il indique que l'autonomie financière n'arrête pas d'augmenter !
Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? Parce que les ressources propres servent à financer prioritairement des dépenses imposées, elles n'expriment pas autre chose qu'une contrainte. Peu importe que la ressource soit qualifiée de « propre » si son affectation est prédéterminée par l'État... Voilà pourquoi ces ressources propres sont, à mes yeux, un critère inutile pour mesurer le niveau réel de l'autonomie financière et donc la libre administration des collectivités territoriales.
C'est pourquoi je soutiens - c'est là mon quatrième point - que l'autonomie fiscale n'est pas la solution à ce problème structurel. Je ne reviens pas sur ce qu'ont dit vos intervenants précédents, notamment le professeur Xavier Cabannes, qui vous a rappelé que l'autonomie fiscale des collectivités territoriales n'existait pas dans la Constitution, ce que son gardien rappelle régulièrement ; elles bénéficient simplement d'un pouvoir fiscal qui lui-même ne bénéficie d'aucune protection constitutionnelle, cela est laissé au bon vouloir du législateur.
Les élus locaux souhaitent avoir plus d'autonomie fiscale. Il faut les comprendre, ils ne savent plus comment financer leurs dépenses imposées. Prenons l'exemple des départements, dont l'actualité est brûlante. Une conférence financière des territoires a eu lieu la semaine dernière, j'en ai discuté hier avec le président du conseil départemental de Gironde, Jean-Luc Gleyze, et, entre 2022 et fin 2025, l'épargne nette des départements aura chuté de 97 %, passant de 3 milliards à 155 millions d'euros. Soixante départements risquent donc la mise sous tutelle.
Par conséquent, indépendamment de la question de l'autonomie fiscale revendiquée, nous sommes dans une situation dans laquelle le souci des départements, mais c'est également vrai du bloc communal, est non plus de disposer de sa libre administration - ça, c'est un luxe ! -, mais de régler les dépenses imposées par l'État, que le préfet pourrait faire inscrire au budget sur le fondement de l'article L. 1612-15 du code général des collectivités territoriales ! Le sujet du président Gleyze n'est pas de savoir ce qu'il lui restera pour financer un service public local et exercer sa libre administration, c'est de savoir comment il peut s'y prendre pour assurer la protection de l'enfance, l'accompagnement des publics vulnérables, etc. L'autonomie fiscale ne résoudra rien, car, tant que les ressources locales serviront à financer des politiques décidées par l'État, il n'y aura pas de libre administration. Je comprends la revendication des élus locaux, mais ce serait appliquer un sparadrap sur une jambe de bois, cela ne servirait à rien... Mon cinquième point est une proposition : je recommande de fonder l'autonomie financière non plus sur la nature des ressources, mais sur la nature des dépenses, en distinguant les dépenses imposées des dépenses propres. Il s'agit d'instaurer une nouvelle autonomie financière, qui correspondrait à la part des dépenses propres dans les dépenses totales, ou à la part des ressources globales laissée à la collectivité pour financer ses dépenses propres.
Je propose un mécanisme opérationnel en deux temps. Première étape : identifier et calculer les dépenses imposées par l'État, qui relèvent du service public « socle », garanti par la République, qui doivent nécessairement être intégralement financées par l'État. Deuxième étape : définir un taux d'autonomie financière appliqué à ces dépenses imposées, afin de déterminer la somme laissée à la disposition des collectivités territoriales, qui permettra l'expression de la libre administration des collectivités territoriales. Il ne s'agit nullement de raser gratis, il s'agit de faire correspondre certaines exigences républicaines aux ressources réellement disponibles.
Pour se prémunir contre le risque d'inflation des dépenses locales, que les représentants du pouvoir central ne manqueront pas de souligner - l'un de vos anciens collègues sénateurs, décédé aujourd'hui, disait souvent que les collectivités étaient droguées à la dépense, sans considérer que, selon moi, le premier dealer est l'État -, on peut envisager deux mécanismes.
Le premier se fonde sur le calcul du coût médian du service public décidé par l'État et mis en oeuvre à l'échelle locale. En effet, il serait imprudent de considérer que, puisqu'il s'agit de l'exécution d'une mission obligatoire, l'intégralité de son coût devrait être prise en charge par l'État ; la mise en oeuvre de ce service public obligatoire suppose une certaine liberté, qu'il faut savoir mesurer. Ainsi, pour chaque service public, il conviendrait d'étudier combien dépensent les collectivités comparables pour une même politique et de calculer le coût médian. Au-delà de ce coût médian, on considérerait qu'il s'agit non de dépenses imposées, mais de dépenses relevant de la libre administration. Les collectivités pourraient les engager, par choix ou parce que leur gestion n'est pas optimisée, mais l'État n'en serait plus responsable.
Le deuxième mécanisme est assez simple : si l'État souhaite réduire la dépense publique, il suffit de réviser à la baisse les dépenses qu'il exige des collectivités. Ce n'est pas aux élus locaux d'assumer, par exemple, la diminution du revenu de solidarité active (RSA) ; il n'y a pas de raison que ce soient les départements qui l'assument, c'est à l'État de fixer le curseur. Cela entraînera automatiquement une baisse des dépenses imposées et l'enveloppe donnée aux collectivités.
Sixième et dernier point : quelles sont les conditions de mise en oeuvre de cette recommandation ? Cela exige : une révision de la Constitution - l'article 72-2 ne sert à rien, excepté son premier alinéa - ; une nouvelle loi organique, qui définisse précisément les modalités de calcul, de suivi, de contrôle du taux d'autonomie financière fondée sur les dépenses des collectivités ; une refonte des maquettes budgétaires et comptables, car, à ce jour, Conseil de normalisation des comptes publics (CNOCP) ne s'intéresse qu'à la dimension comptable des collectivités territoriales, mais ne considère pas du tout leur dimension budgétaire...
M. Thomas Dossus, rapporteur. - C'est via cette refonte que vous distinguez entre les dépenses imposées et dépenses relevant de la libre administration des collectivités ?
M. Matthieu Rouveyre. - Exactement ; à mes yeux, la comptabilité doit permettre de compter ce qui compte vraiment, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, sauf pour les départements, qui ont une nomenclature fonctionnelle, le référentiel M57, permettant de retracer par exemple l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) ou le RSA. Ce mouvement a déjà commencé, mais il faut aller plus loin : définir le service public socle attendu par la représentation nationale sur l'ensemble du territoire.
Je reprends la liste des conditions requises : la dernière est un travail collégial de définition de ce service public socle, avec la représentation nationale, laquelle aura de toute façon le dernier mot sur ce que l'on attend du service public décidé par l'État et mis en oeuvre par les collectivités territoriales.
Il me semble nécessaire de changer notre regard, de le déplacer, de ne plus considérer la qualité des ressources pour définir l'autonomie financière, et donc la libre administration ; cela ne sert à rien, en tout cas tant que l'on appliquera le principe d'universalité budgétaire et de la non-affectation, en dehors de quelques fiscalités affectées. Une collectivité ne peut pas dire que ses ressources propres financent ses dépenses propres. Tant que cela n'évolue pas, il faut trouver une autre solution.
En conclusion, je citerai le doyen Vedel - j'ai construit ma thèse à partir de ses réflexions - qui faisait le commentaire suivant en 1991, à propos d'une décision du Conseil constitutionnel : « en mettant à la charge des collectivités des dépenses obligatoires, le législateur ne peut entraver leur libre administration. » Il continue : « Peut-on suggérer que l'on retrouve ici l'idée de “seuil” quantitatif déjà rencontré : l'excès de dépenses obligatoires peut asphyxier financièrement la collectivité et lui enlever les moyens de s'administrer et de pourvoir aux services publics qu'elle juge pourtant nécessaires ». C'était déjà clairement formulé en 1991 et depuis rien n'a bougé. Il y a bien eu quelques tentatives : on a autorisé les départements à relever de 0,5 point le taux des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), mais cela ne suffira pas.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Concernant les départements, la situation actuelle constitue une illustration frappante de votre thèse : d'un côté, une contraction brutale des ressources propres ; de l'autre, le maintien des compétences obligatoires, qu'il a tout de même fallu continuer à exercer - qu'on les qualifie de « compétences imposées » ou de « dépenses imposées ». S'agissant des communes, c'est un peu plus flou. Il existe, en effet, une large marge de manoeuvre pour conduire des politiques de service public très différentes d'une commune à l'autre, sur des thématiques très diverses, avec, peut-être, moins de dépenses imposées. Votre lecture s'applique-t-elle à tous les échelons ou seulement aux départements ?
M. Matthieu Rouveyre. - Ce n'est pas la première fois que l'on me fait cette remarque. La situation est la même pour l'ensemble des collectivités ; simplement, les départements présentent les indicateurs les plus visibles, parce qu'ils supportent les dépenses imposées les plus élevées - et surtout les plus manifestes.
Quoi qu'il en soit, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Vous indiquez que les communes disposent de marges de manoeuvre plus importantes - compte tenu des compétences qui leur sont confiées, elles bénéficient d'une liberté d'action juridique relativement large. Mais, sur le plan financier, le problème se pose avec acuité dans de très nombreuses communes.
Aujourd'hui, une fois qu'une commune a rénové ou construit une école, une fois qu'elle a réalisé le strict minimum de ce qui est attendu d'elle, que lui reste-t-il ? Ce qui me frappe, c'est la crise des vocations. Vous êtes vous-même élu local : vous pouvez vous mettre à la place de toutes celles et de tous ceux qui s'interrogent sur l'opportunité de s'engager. À quoi bon s'engager, si les seules promesses que l'on peut formuler consistent à dire : « je ferai ce que l'État m'a demandé de faire » ?
L'enjeu est bien de savoir ce que l'on pourra faire en plus, en fonction de la physionomie de son territoire, de la population, de ses attentes.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - L'État ne remplit pas toujours l'ensemble de ses missions, et ce sont les élus locaux qui viennent en soutien de ce qui devrait relever de sa responsabilité. Une fois que l'État aura défini les dépenses imposées et la politique publique qu'il souhaite voir mises en oeuvre par les collectivités, nous nous retrouverons face au même problème : celui d'un État qui réduit les marges de manoeuvre de la libre administration.
M. Matthieu Rouveyre. - Vous avez parfaitement raison. Toutefois, à l'heure actuelle, l'État réduit les moyens tout en transférant les conséquences de ces réductions aux collectivités territoriales.
Dans la proposition que je formule, la représentation nationale - et l'État de manière générale - assume le niveau auquel elle place le curseur. Je trouve stupéfiant que les élus d'aujourd'hui soient, en quelque sorte, les idiots utiles d'un système qui se moque d'eux.
Ce n'est pas le préfet qui subit les conséquences de la baisse des ressources allouées aux collectivités territoriales, alors que ces dernières ont pour mission essentielle d'assurer le service public et la cohésion sociale. Aujourd'hui, lorsqu'une collectivité ne peut plus soutenir les associations qui structurent le maillage territorial, ce n'est pas le préfet qui va à leur rencontre : ce sont bien les élus locaux à qui l'on impose cette situation. Et, pourtant, c'est à eux que la population en tient rigueur. On le leur fera payer lors des prochaines élections. C'est pourquoi, dans ma proposition, il faut à tout le moins que celui qui décide paie, et que l'on sache clairement qui décide et qui paie.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Ma question porte plutôt sur ce qui reste. Autrement dit, une fois que l'État aura reversé ce qu'il aura défini comme correspondant aux compétences imposées, les moyens restants pourront-ils encore être librement utilisés ?
M. Matthieu Rouveyre. - Aujourd'hui, il existe un taux constitutionnel d'autonomie financière, fondé sur la nature des ressources. Toutefois, nous venons de constater que ce dispositif n'a aucun intérêt.
Je propose donc de constitutionnaliser - ou, à tout le moins, de renvoyer à une loi organique - un taux protégeant l'autonomie financière, envisagée sous cet angle. Ainsi, si un projet de loi de finances devait, à l'avenir, entraîner une atteinte à ce taux - comme on peut l'anticiper à la lumière des études d'impact -, le Conseil constitutionnel aurait pour mission de s'y opposer.
Dès lors, deux solutions s'imposeraient : soit garantir aux collectivités des ressources supplémentaires, soit revoir à la baisse les exigences qui leur sont imposées, afin de préserver ce taux.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Il faudrait réviser la Constitution. Avez-vous déjà travaillé à une formulation ?
M. Matthieu Rouveyre. - Oui, j'ai même déjà imaginé une proposition de loi organique !
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Ce taux serait-il amené à évoluer en fonction des collectivités ?
M. Matthieu Rouveyre. - Oui, par catégorie de collectivité. Les communes, par exemple, doivent disposer de marges de manoeuvre plus importantes, car la mise en place des services publics peut véritablement différer d'un territoire à l'autre. L'intention initiale du constituant, en 2003, intégrait cette notion. Nous disposons d'ores et déjà de taux d'autonomie financière qui varient, parfois de manière significative, selon les catégories de collectivités.
Je propose que cela demeure le cas et fasse l'objet d'une discussion approfondie. Quels sont les domaines que l'on choisit de laisser à la libre administration des collectivités ? Plus l'adaptation des services publics à l'échelle locale est déterminante - ce qui est particulièrement vrai pour les communes, qui sont en première ligne -, plus le taux d'autonomie financière devrait être élevé. Mais cela suppose aussi que les dépenses imposées soient, en contrepartie, plus limitées.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Nous assistons à un dialogue de sourds entre les élus et les représentants de l'État. Vous l'avez d'ailleurs évoqué vous-même, notamment en ce qui concerne la manière dont les élus perçoivent leur liberté d'action alors que l'État, de son côté, considère qu'il attribue suffisamment de ressources propres. Cela alimente cette incompréhension réciproque. Dans le cadre de cette future loi organique, qui pourrait fixer des taux variables, faire évoluer les compétences et modifier les dépenses obligatoires, comment imaginez-vous le rapport entre l'État et les collectivités territoriales ? Faut-il, selon vous, créer une instance particulière de dialogue ?
M. Matthieu Rouveyre. - Il faudrait à tout le moins un organe consultatif. Cette mission pourrait être confiée à des instances existantes. Les agences de l'État et des collectivités, ainsi que les cabinets de conseil, travaillent sur la manière de répartir un gâteau. Pour moi, cette réflexion est stérile. On mobilise du temps et de l'énergie pour rien. Mieux vaudrait s'interroger sur la manière d'optimiser la dépense publique. Tout à l'heure, je parlais du coût médian. Or l'exécution d'un service public peut être beaucoup plus onéreuse dans un territoire que dans un autre. Parfois c'est un choix, mais parfois cela relève d'une gestion qui pourrait être améliorée. Si demain on met ceux qui participent à l'exécution des politiques publiques autour de la table et qu'on leur dit « regardez les bonnes expériences ailleurs », on aurait tout à y gagner !
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Il y aura nécessairement des perdants et des gagnants. Comment rendre le calcul lisible et savoir ce qui restera à la fin aux collectivités ? Comment éviter qu'il y ait de trop gros perdants ou de trop gros gagnants ? Il ne faudrait pas non plus que certains aient l'impression de s'être fait avoir.
M. Matthieu Rouveyre. - J'ai développé un outil avec mon laboratoire de recherche de l'institut Léon-Duguit, à Bordeaux, pour essayer de voir comment établir un coût médian. Je me suis amusé à faire cet exercice avec les départements, mais l'outil permet aussi de le faire avec les communes. Et ce que l'on constate est assez intéressant : il existe des écarts, mais ils ne sont pas extraordinaires.
Prenons l'exemple du financement des services départementaux d'incendie et de secours (Sdis) : on observe effectivement des écarts. Tout l'enjeu tient à la manière dont on établit le ratio. Autrement dit, à quoi rapporte-t-on les dépenses du Sdis ? À la population ? Faut-il les pondérer par la superficie du territoire ? Par la part de surface boisée, par exemple, lorsqu'il s'agit d'anticiper les risques d'incendie et d'évaluer le besoin d'intervention des pompiers ?
Lorsqu'on parvient à définir les bons indicateurs et qu'on les injecte dans l'outil, on observe des écarts qui méritent, ensuite, d'être examinés qualitativement. Mais rien d'extraordinairement alarmant : cela tend à montrer, selon moi, que la gestion des collectivités n'est pas si mauvaise.
Je ne dis pas que celle-ci n'est pas irréprochable ni qu'il n'y a pas de marges de manoeuvre. Je dis simplement que, compte tenu des moyens dont elles disposent et des missions qu'on leur confie, leur gestion n'a rien de choquant.
Cela étant, certains points posent effectivement question. Dans le cadre du laboratoire de recherche, nous avons identifié une dizaine d'indicateurs pour lesquels les coûts médians présentent des écarts significatifs. Pas toujours sur des montants considérables, mais cela soulève tout de même des interrogations.
Premier constat : il s'agit parfois de choix politiques. La collectivité décide de mettre davantage de moyens sur une politique donnée - elle l'assume, et il n'y a pas de problème. Il ne s'agit plus alors d'une dépense imposée, mais d'une dépense de libre administration.
Deuxième constat : dans certains cas, cette approche permet de révéler des dysfonctionnements. Je pense à un exemple précis sur lequel nous travaillons actuellement, et où il semble y avoir un véritable problème dans un service d'une collectivité. Cela permet de l'identifier. Ce qui est assez stupéfiant, c'est qu'il n'existe aujourd'hui aucun véritable outil pour le faire - certes, il y a l'Observatoire des finances et de la gestion publique locales (OFGL), mais cela reste insuffisant : on ne va pas examiner précisément les dépenses au nom de la protection de la libre administration !
M. Thomas Dossus, rapporteur. - N'allons-nous pas avoir l'impression qu'il y aura encore une mainmise de l'État, qui fixera ce coût moyen de la dépense ?
M. Matthieu Rouveyre. - Ce sera un travail objectif, car celui-ci reposera sur les maquettes budgétaires des collectivités territoriales. Grâce au compte financier unique, nous pourrons nous appuyer sur les comptes administratifs, qui sont sous le contrôle du comptable public. Il s'agira donc d'éléments incontestables.
Vous avez raison de souligner qu'il existe néanmoins des risques. Le premier d'entre eux, c'est de ne pas retenir le bon périmètre de comparabilité. Prenons l'exemple de la gestion du revenu de solidarité active (RSA) : ne pourrions-nous pas diviser les dépenses globales par le nombre de bénéficiaires, en considérant que l'on obtiendra ainsi une base de comparaison valable entre départements ?
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Aujourd'hui, une concurrence terrible s'exerce entre les communes pour attirer des policiers municipaux. Selon votre approche, si je vous écoute bien, cela relèverait de la part de libre administration des collectivités. C'est bien cette part qui permettrait d'accorder des primes, de proposer des avantages, d'ajuster les rémunérations... Ce type de dépenses relèverait-il bien de la libre administration des collectivités ?
M. Matthieu Rouveyre. - Oui, tout à fait. Il s'agit de définir ce que l'État doit garantir en matière de service public socle sur l'ensemble du territoire. Cela peut passer, par exemple, par un certain nombre d'agents rapporté à la population, ou par un niveau de rémunération de référence. Au-delà de ce socle, nous entrons dans le champ de la libre administration des collectivités. Mais attention, lorsqu'une commune décide d'instaurer des primes spécifiques pour les policiers, elle le fait nécessairement au détriment d'autres politiques. Il s'agit alors d'un choix politique, qu'elle doit assumer et rendre lisible. C'est précisément ce qui donne lieu à des débats publics et à des campagnes électorales. C'est cela, la démocratie locale. Personnellement, je ne trouve pas cela choquant.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - J'essaie juste de comprendre comment tout cela s'intègre dans votre approche, d'autant que les communes ont le choix d'avoir ou non une police municipale. Cette décision ne relève pas de l'État.
M. Matthieu Rouveyre. - La question se pose dans la définition d'un service public socle. Un certain nombre de communes ont résisté à la mise en place d'une police municipale, mais on voit bien aussi l'émergence d'une exigence locale, avec un électorat qui dit : « vous ne me protégez pas ». De nombreux maires, qui affirmaient jusque-là que la sécurité relevait de la compétence de l'État, commencent désormais à céder sous cette pression. Prenons l'exemple des caméras de vidéoprotection : cela soulève une véritable question de responsabilité. Il s'agit de choix qu'il convient d'assumer pleinement.
Il importe que les règles du jeu soient claires. L'État doit définir ce qu'il considère comme relevant d'un service public socle, c'est-à-dire un service devant être garanti à l'ensemble de la population sur tout le territoire.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - J'en viens au sujet de la transition écologique, qui fait partie du périmètre de notre commission d'enquête.
L'État a bâti des stratégies, qui supposent des investissements, notamment de la part des collectivités locales. Mais il n'a pas formalisé les financements nécessaires, hormis certaines dotations telles que le fonds vert.
Les investissements nécessaires à la transition écologique pourraient-ils être inscrits dans le périmètre des dépenses imposées aux collectivités ? Partant, le montant de certaines dotations pourrait-il augmenter ?
M. Matthieu Rouveyre. - Je le répète : à l'heure actuelle, les règles du jeu ne sont pas claires. Résultat : les élus locaux assument des décisions prises par l'État.
Concernant la transition écologique, il revient à l'État de définir ce qu'il attend des collectivités territoriales, sans les priver de marges de manoeuvre pour que celles-ci puissent adapter leur réponse aux spécificités de leur territoire, par le biais de politiques publiques ciblées. Reste à les financer : ma proposition consistant à définir un taux d'autonomie financière des collectivités est une piste de réflexion.
M. Olivier Henno, président. - Vous considérez donc que l'État doit définir un ensemble de règles minimales s'imposant aux collectivités, n'est-ce pas ?
M. Matthieu Rouveyre. - Oui, exactement.
M. Olivier Henno, président. - Mais la France est un État décentralisé : les collectivités doivent disposer de marges de manoeuvre. Autrement, l'État pourrait faire ce qu'il veut. Or décentralisation ne rime pas avec déconcentration.
M. Matthieu Rouveyre. - Je suis tout à fait d'accord, monsieur le président.
Je dis simplement que l'État doit fixer des règles minimales dans certains domaines. Ainsi du service public de l'éducation : l'État impose aux communes de construire des écoles dans un périmètre donné. Cela constitue bien une obligation pour les collectivités, que l'État leur impose. Pourquoi ne pourrait-il pas le faire dans d'autres champs de l'action publique ?
Pour autant, cela ne signifie pas que les collectivités ne disposent pas de marges de manoeuvre sur le lieu d'implantation de l'école, sur le choix du bâtiment, par exemple. Mais les règles minimales que j'évoque permettent d'assurer l'égalité républicaine sur l'ensemble du territoire. Je citerai un exemple, les allocations individuelles de solidarité (AIS) : chacun connaît les personnes éligibles ou les montants versés.
Toutefois, il existe de nombreux domaines pour lesquels de telles règles ne sont pas définies. Résultat : les collectivités investissent parfois en deçà des besoins, au mépris de l'égalité républicaine.
M. Olivier Henno, président. - Que l'État fixe des règles minimales correspond-il à l'état d'esprit des lois de décentralisation de 1982 ? Je l'aurais difficilement accepté lorsque j'étais maire.
M. Matthieu Rouveyre. - Les communes assumaient déjà la compétence scolaire avant les lois de 1982.
Prenons l'exemple des collèges et des lycées, qui ont été transférés aux collectivités à la suite de l'adoption des lois Mauroy-Defferre : dans ce domaine, les acteurs disposaient d'éléments précis pour connaître le nombre d'établissements nécessaires dans un périmètre donné. Souvenez-vous des rapports publiés par la Cour des comptes à l'époque : avant leur transfert aux collectivités, le patrimoine des établissements scolaires était en très mauvais état ; l'État ne s'appliquait pas à lui-même les règles qu'il imposera ensuite aux collectivités.
Ces règles minimales sont logiques dans un État unitaire. Toutefois, la décentralisation permet aux collectivités de s'adapter aux spécificités de leur territoire. De deux choses l'une : soit nous maintenons le modèle de l'État unitaire, soit le pays devient un État fédéral, mais cela ne correspond pas à l'identité de la France.
Dans mes recherches, je pars du principe que la France reste un État unitaire. Pardon pour la trivialité de mon propos, mais cela ne peut pas être fromage et dessert ! J'ai le sentiment que les collectivités sont un peu les « dindons de la farce » : elles assument les restrictions budgétaires décidées par l'État, qui ont des conséquences directes sur leur territoire. Ce sont bien les élus locaux, et non le préfet, qui rendent compte de ces décisions dans les réunions publiques. Ce sont eux qui expliquent aux associations que leurs subventions seront réduites, alors même que c'est l'État qui décide.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Vos propos sont très intéressants, et même rafraîchissants. Ils ouvrent le débat sur les rapports entre la politique menée par l'État déconcentré et la liberté d'action des collectivités décentralisées. Votre approche bouscule de nombreux domaines touchant les collectivités territoriales.
M. Matthieu Rouveyre. - Merci pour votre invitation.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Laurent Martel, directeur de la législation fiscale, et Mme Ève Perennec-Segarra, sous-directrice de la fiscalité locale, de la direction de la législation fiscale (DLF)
M. Olivier Henno, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Laurent Martel, directeur de la législation fiscale, et de Mme Ève Perennec-Segarra, sous-directrice de la fiscalité locale.
Le Sénat a décidé de constituer une commission d'enquête dont l'objet est de travailler sur la libre administration des collectivités territoriales et sur le financement de services publics de proximité et de la transition écologique.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Martel et Mme Ève Perennec-Segarra prêtent serment.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Notre commission d'enquête ne vient pas de nulle part : à la suite de réformes de la fiscalité locale, des tensions se sont installées entre les élus locaux et l'État. Il existe un sentiment de décalage entre le niveau de compensation annoncé par l'administration ou le Gouvernement et le ressenti des élus locaux : ceux-ci ont l'impression qu'ils sont en étau et que le principe de libre administration des collectivités locales est quelque peu menacé.
M. Laurent Martel, directeur de la législation fiscale. - La direction de la législation fiscale (DLF) est la direction du ministère de l'économie et des finances qui appuie le Gouvernement dans la conception de la politique fiscale et l'écriture des textes qui mettent en oeuvre cette politique. Elle comprend une sous-direction de la fiscalité locale. Pour ce qui concerne l'affectation des recettes, la compensation des pertes de recettes fiscales, la péréquation et la notification des assiettes locales, d'autres directions, telles que la direction générale des collectivités locales (DGCL), la direction du budget ou la direction générale des finances publiques (DGFiP), sont compétentes. Je ne m'exprimerai donc qu'avec prudence sur ces aspects.
Dans les fonctions qui sont les miennes, je suis témoin du mécontentement de nombreuses collectivités territoriales à l'égard de l'évolution de la fiscalité locale. Chez les élus locaux, le sentiment dominant est celui d'une perte de leur capacité de pilotage des recettes locales. La suppression progressive de la taxe d'habitation sur les résidences principales a réduit considérablement le volume des impôts susceptibles d'être modulés par les collectivités territoriales.
Je mettrai donc à part la suppression progressive de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Cette réforme consiste à remplacer un impôt dont les paramètres n'étaient pas maîtrisés localement par une fraction d'impôt ayant des propriétés économiques assez similaires : celle-ci n'est pas davantage exposée à la régulation budgétaire que ne l'était la CVAE.
Idem pour la baisse de la fiscalité foncière sur les locaux industriels : la réduction de l'assiette ne prive pas les collectivités de leur faculté de varier les taux, hormis le rendement du taux additionnel sur les locaux industriels.
Le coeur du problème est donc bien la baisse de la pilotabilité des recettes locales, qui est incontestable. Le niveau de recettes pilotables du bloc communal demeure assez significatif : il est d'un peu plus de 50 %. La réforme de la taxe d'habitation (TH) a, en revanche, considérablement diminué les recettes pilotables des départements : les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), qui en sont le coeur, pèsent de 10 % à 15 % de leurs ressources. Pour ce qui est des régions, la perte de pilotabilité était même plus ancienne que la réforme de la taxe d'habitation.
Cela nourrit, j'en suis témoin, une critique rétrospective sur la suppression de la taxe d'habitation et des réflexions sur les leviers fiscaux permettant de redonner des marges de manoeuvre aux collectivités territoriales.
La suppression de la taxe d'habitation n'a pas placé la France dans une situation anormale au regard des comparaisons internationales. La part des recettes localement pilotables en France est en moyenne supérieure ou égale - c'est surtout vrai pour le bloc communal - à celle d'un certain nombre de pays dotés d'une forte tradition décentralisatrice, voire fédérale. Je pense à l'Allemagne, à l'Autriche, au Portugal et aux États-Unis.
De la même manière, la France s'est plutôt normalisée en supprimant un impôt résidentiel local. En effet, rarissimes sont les pays pratiquant un impôt résidentiel dû par l'ensemble des habitants des collectivités. Un seul pays est dans une situation comparable : le Royaume-Uni. On pourrait aussi citer Israël, mais la comparaison est plus lointaine. À ma connaissance, aucun pays dans le monde ne cumulait une taxe sur les résidents et une taxe sur les propriétaires, comme c'était le cas de la France avant la suppression de la taxe d'habitation.
Autant la taxe foncière est assez universelle, autant la taxe d'habitation était une bizarrerie française. Les pays pratiquant des impôts locaux universels sur les résidents, de type imposition sur les revenus, sont très rares : Italie, Belgique et quelques pays scandinaves. Mais, dans ces pays, les collectivités ont toujours une taille supérieure à celle des communes françaises.
Comparaison n'est pas raison, mais il me semblait utile de faire ce rappel. Dans les autres pays, le débat public sur la liberté locale porte davantage sur la part des dépenses publiques confiées aux collectivités locales, ainsi que sur le niveau, le libre emploi et la prévisibilité des ressources, que sur le caractère pilotable de celles-ci. D'où la question qui m'est souvent posée : faut-il, et comment peut-on, recréer de l'autonomie fiscale pour les collectivités territoriales ?
Les avantages sont évidents : il s'agit de permettre aux collectivités de mieux gérer leurs contraintes, de réagir aux aléas, etc. J'insisterai donc plutôt, sans esprit polémique, sur les écueils que j'entrevois dans cette démarche pour une plus grande autonomie fiscale.
Premier écueil, l'endurance des contribuables à la hausse des impôts locaux. Il faut dire les choses clairement : le débat sur l'autonomie fiscale est parfois un euphémisme désignant la volonté des collectivités territoriales d'augmenter, plus que cela ne leur est possible aujourd'hui, les impôts locaux pour faire face aux dépenses qu'elles jugent nécessaires. Selon la Cour des comptes, les impôts locaux ont augmenté de 3 milliards d'euros depuis 2017 sans que cela soit lié à des transferts de compétences, et cette évolution avait déjà cours sous les quinquennats précédents.
Le débat entre l'État et certains départements sur la compensation de la suppression de la taxe foncière départementale est assez révélateur : la TVA est-elle plus ou moins dynamique que ne l'était la part départementale de taxe foncière ? Comme le relève la Cour des comptes, à moyen terme, la TVA est un impôt qui progresse au même rythme que le PIB : elle est plus dynamique que la taxe foncière, impôt qui suit peu ou prou l'évolution de l'indice des prix à la consommation.
D'ailleurs, depuis 2020, à part en 2024, la dynamique de la TVA a été meilleure que ne l'aurait été la dynamique spontanée de la taxe foncière. Il faut expliciter le non-dit qui sous-tend le débat sur l'autonomie fiscale : la taxe foncière ne pourrait être plus dynamique que la TVA qu'à condition que les départements décident et assument des hausses de taux régulières et vigoureuses.
Deuxième écueil, trop peu évoqué dans le débat sur la fiscalité locale, l'extrême inégalité territoriale résultant du choix du financement des services publics locaux par des assiettes localisées sur le territoire, a fortiori compte tenu de la petite taille des communes françaises. Le potentiel fiscal par habitant varie de 1 à 1 000 dans les communes métropolitaines.
Un habitant d'une commune périurbaine à faible revenu moyen, sur laquelle peu d'entreprises sont implantées, a le choix entre se contenter d'un service public communal médiocre ou accepter une pression fiscale très pesante. Les inégalités territoriales seraient infiniment plus iniques s'il était fait le choix de recourir à ces assiettes territoriales très inégalitaires.
Troisième écueil, la difficulté d'identifier les assiettes fiscales permettant de fournir une marge de manoeuvre aux collectivités pour augmenter les impôts locaux. Pour le bloc communal, trois scénarios sont envisageables.
Premier scénario, la recréation de la taxe d'habitation, sous une forme franche ou sous une forme insidieuse, qui consisterait à instaurer ou à accroître une taxe sur les propriétaires en les autorisant à la répercuter sur les locataires. Ce scénario me paraît conduire à recréer la taxe d'habitation, mais en plus opaque - le propriétaire devient un intermédiaire dans la collecte de l'impôt - et sans tenir compte des caractéristiques du locataire - handicap, revenu, etc. - puisque le redevable est le propriétaire. Bref, la taxe d'habitation en pire !
Les impôts fondés sur la valeur locative ont de nombreuses bonnes propriétés qui leur permettent de servir d'impôt local : immobilité, localisation, stabilité. En revanche, en termes d'équité fiscale, leurs propriétés sont exécrables. Des graphiques du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) montrent que, rapportée au revenu des ménages, la taxe d'habitation était un impôt qui matraquait les ménages modestes, avec des taux de prélèvement exorbitants sur les petits revenus dans les premiers centiles de la population, qui pesait assez lourd sur la classe moyenne et qui était très léger pour les ménages aisés. Ces résultats s'expliquent par le choix de la valeur locative comme assiette d'imposition, et pas seulement par le défaut de mise à jour des assiettes, qui est davantage un facteur aggravant.
Avec un impôt reflétant très imparfaitement la capacité contributive des ménages, comme l'est un impôt sur les valeurs locatives, l'État finit, comme cela a été le cas pour la taxe d'habitation, par dégrever les contribuables dans un grand nombre de cas où ils sont mis en difficulté par l'impôt : il devient alors le principal redevable local. Rappelons que, dans un certain nombre de communes, l'État était non seulement le principal redevable - une situation très répandue -, mais fournissait même la majorité des recettes de la taxe d'habitation, ce qui rendait assez théorique l'incarnation du lien entre la collectivité et le citoyen.
Ensuite, deuxième scénario, l'imposition sur les revenus. Elle a été envisagée dans les années 1990, au niveau des départements. Une telle mesure serait compliquée à mettre en place, parce qu'il peut y avoir plusieurs résidences à l'intérieur d'un même foyer fiscal, mais nous y parviendrions. Se pose néanmoins la question de l'inégalité territoriale, outre celle de l'acceptabilité : une vaste majorité des communes en France n'accueille sur leur territoire pratiquement aucun redevable de l'impôt sur le revenu. Ce choix d'assiette serait extrêmement inégalitaire.
Enfin, le dernier scénario envisagé est celui d'un impôt forfaitaire local à la capitation, comme nous disons dans notre jargon, c'est-à-dire prévoyant un montant de quelques dizaines ou quelques centaines d'euros par habitant. Envisager ce type de fiscalité comporte un risque constitutionnel, puisqu'un impôt est censé toujours frapper une capacité contributive. Le Conseil constitutionnel est assez tolérant sur l'appréciation de ce critère, mais il examinerait sans doute avec sévérité un impôt purement forfaitaire se fondant sur le fait d'exister ou d'habiter quelque part.
En outre, on ne peut s'empêcher de voir une certaine régression quant à la justice d'un tel impôt forfaitaire, même s'il pourrait légèrement être modulé selon le revenu. Il y aurait une sorte d'ironie de l'histoire à voir la taxe d'habitation, qui a remplacé l'impôt à la capitation lors de la Révolution française pour plus de justice, remplacée à son tour par un nouvel impôt à la capitation. Cette circularité serait un peu troublante. La poll tax de Margaret Thatcher fournit un exemple récent : cet impôt local forfaitaire avait remplacé l'équivalent de la taxe d'habitation, mais son existence n'a duré qu'un ou deux ans, les contribuables ayant protesté face à l'injustice de cet impôt.
Même si les objections de principe relatives à une hausse des impôts locaux étaient surmontées, je confesse une certaine difficulté à imaginer une bonne assiette fiscale pouvant servir de support à cette hausse. J'y reviendrai peut-être, mais nous sommes également circonspects à propos des assiettes parfois envisagées pour fournir de nouvelles matières taxables aux départements et aux régions.
En revanche, certains principes de l'autonomie fiscale doivent être défendus. En particulier, il est consubstantiel à cette idée que les décisions fiscales impopulaires soient prises à l'échelon local, pour que l'électeur puisse identifier les responsabilités et donc s'en plaindre.
Cela nous conduit à déconseiller les partages d'imposition entre différents niveaux de collectivités, qui rendent peu compréhensibles les responsabilités respectives. L'échelon communal est, par excellence, celui où l'autonomie fiscale fait sens, bien plus que les échelons supracommunaux. J'ai le souvenir de nombreuses situations où des hausses de taxes foncières décidées par les départements se traduisaient par l'expression de mécontentements adressés aux maires et non pas aux conseils généraux.
D'autre part, même s'il s'agit parfois d'un sujet de discorde avec certains élus, il nous semble que l'autonomie fiscale suppose que les décisions de hausse d'impôt soient ressenties, au moins en partie, par les électeurs locaux. Nous sommes très réservés sur les propositions d'augmenter principalement ou uniquement les impôts sur des non-électeurs, que ce soient les entreprises, par la déliaison des taux, ou les propriétaires de résidences secondaires.
Devant la nécessité de faire face à des dépenses nouvelles, compte tenu de l'état de la fiscalité dans le pays, il est préférable d'éviter autant que possible d'utiliser le levier fiscal pour financer les hausses d'impôt tant pour la dépense locale que pour la dépense nationale.
Par ailleurs, les redevances et la tarification des services publics locaux, qui ont pris de l'importance et sont assez élevés en France, demeurent moins importantes que dans beaucoup de pays voisins, comme les Pays-Bas, le Portugal, la Finlande ou l'Irlande. Des marges de manoeuvre restent disponibles au niveau communal, notamment à travers la taxe foncière. Nous souhaitons que cet impôt soit mis à jour, car il a de bonnes propriétés économiques et distributives. Il s'agit d'un bon impôt local, qui reste disponible au sein du panier des ressources des communes.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Votre propos exhaustif et les indicateurs que vous fournissez montrent qu'on ne rétablira pas à l'identique la fiscalité locale. Le coût estimé de la suppression de la taxe d'habitation pour l'État était de 38,5 milliards d'euros. Partagez-vous cette estimation ? Au moment où la taxe d'habitation a été supprimée et compensée, entraînant de moindres recettes du côté de l'État, ce coût a-t-il été anticipé ? Les collectivités ont parfois l'impression de subir une double peine : elles ont été privées d'un levier de ressources fiscales, et l'État qui ne parvient plus à boucler son budget leur demande de se serrer la ceinture. Cela avait-il été anticipé ?
M. Laurent Martel. - Lorsque la suppression de la taxe d'habitation a été décidée, la question était de savoir si celle-ci devait être supprimée pour tous les contribuables ou seulement pour 80 % d'entre eux. Il me semble qu'il était d'emblée inscrit dans les caractéristiques de la réforme qu'une suppression complète était nécessaire en raison des effets un peu aberrants de la situation intermédiaire où 80 % des contribuables seraient dégrevés. Les conséquences de cette suppression étaient connues.
Peut-être qu'au moment où la décision initiale a été prise, des doutes subsistaient sur la manière dont la suppression de la taxe d'habitation serait compensée. Le choix a finalement été fait d'avoir une compensation intégrale et dynamique. Il n'en était peut-être pas encore décidé ainsi au moment inaugural des annonces. Pour l'État, cela se traduit en effet par une trajectoire un peu plus tendue que si des compensations plus figées avaient été retenues.
Le chiffre que vous indiquez inclut, il me semble, la totalité des réformes de fiscalité locales, c'est-à-dire non seulement la suppression de la taxe d'habitation, mais aussi la suppression partielle de la CVAE, ainsi que la division par deux des assiettes des taxes foncières sur les locaux industriels.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Que pensez-vous de la double peine ressentie par certaines collectivités ? Ce sentiment vous semble-t-il pertinent ?
M. Laurent Martel. - La suppression de la taxe d'habitation s'inscrit au sein des plus de 50 milliards d'euros de baisse des prélèvements obligatoires consécutifs aux mesures nouvelles adoptées depuis 2017. Elle en constitue une part minoritaire, mais elle fait partie de l'équation budgétaire globale issue de la baisse des prélèvements obligatoires, et de la dynamique de baisse de la dépense publique. Elle fait partie d'un tout, et ne me paraît pas avoir de spécificité par rapport aux autres baisses d'impôt décidées au cours de la période.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Vous l'avez évoqué, certaines strates de collectivités aimeraient que certains impôts soient en partie réorientés plus directement vers l'exercice de leurs compétences, afin que les citoyens identifient les politiques qu'elles mènent en lien avec la dynamique fiscale sur leur territoire. Je pense à l'attribution d'une fraction de l'impôt sur les sociétés (IS) aux régions, et à celle d'une part de contribution sociale généralisée (CSG) aux départements. Quelle est votre analyse sur ce point ?
M. Laurent Martel. - Nous en voyons les avantages, mais aussi certains inconvénients. En ce qui concerne l'impôt régional sur les sociétés, la question est de savoir s'il s'agirait d'un dessaisissement d'une partie des recettes de l'impôt sur les sociétés pour l'État, ce qui aggraverait la trajectoire financière de l'État, ou d'une hausse de l'impôt sur les sociétés à la suite de décisions prises par les régions.
Il y aurait une certaine frustration à voir la France revenir ainsi sur les efforts continus et transpartisans qu'elle a réalisés depuis 2014, qui l'ont ramenée dans la fourchette haute des grandes économies européennes pour ce qui concerne le taux d'IS, d'autant plus que l'Allemagne a prévu de baisser son taux d'impôt sur les sociétés. Il est difficile de consentir à priver l'État d'une recette de plusieurs milliards d'euros, mais on ne peut envisager qu'avec beaucoup de réticences l'éventualité d'augmenter la pression fiscale sur les entreprises, alors que la France est avec la Grèce le pays d'Europe qui pratique la plus forte pression fiscale sur les sociétés non financières rapportées au produit intérieur brut.
Par ailleurs, il faut bien dire qu'un tel impôt serait un ersatz d'impôt local. Chercher vraiment à localiser un bénéfice régional ne résiste pas à l'analyse : il me semble impossible de vérifier, de contrôler et d'établir des prix de transfert entre régions françaises pour évaluer les bénéfices réalisés dans chaque région. Il s'agirait dès lors d'un impôt national avec des clés forfaitaires de répartition, ce qui ressemblerait furieusement à une dotation avec des critères forfaitaires. Le seul avantage serait que sa dynamique serait indexée sur une variable indépendante de la direction du budget. J'en perçois l'objectif, mais il ne paraît pas enthousiasmant.
Par ailleurs, les recettes de l'impôt sur les sociétés sont extrêmement variables. Même si l'État pourrait vouloir partager le risque lié à la variabilité des recettes avec les collectivités locales, il me semble que les recettes les plus sensibles à la conjoncture peuvent tout de même plus facilement être supportées par l'État que par des collectivités territoriales.
En ce qui concerne la CSG des départements, je pense là encore qu'il est possible d'envisager des modalités pour mettre en oeuvre une modulation des taux à la main des départements, tant sur les actifs que sur les retraités. Toutefois, il resterait une interrogation quant au lieu à prendre en compte pour déterminer cette imposition, celui de l'employeur ou le domicile du contributeur. Le constat est banal, mais la principale difficulté réside à mon sens dans l'acceptabilité d'une hausse de la CSG par les contribuables locaux.
Par ailleurs, j'insiste sur l'extrême inégalité territoriale du revenu des ménages. Financer les dépenses sociales en recourant au revenu taxable à l'échelle du département aggraverait les inégalités territoriales qui me paraissent d'ores et déjà choquantes et constituent, à mon avis, l'une des principales injustices fiscales françaises.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Cela nécessiterait un mécanisme de péréquation.
M. Laurent Martel. - Oui, mais vouloir créer de l'autonomie fiscale sur une assiette en sachant par avance que celle-ci n'est pas juste ni adaptée au financement des besoins, et qu'il faudra redistribuer les recettes de cet impôt me semble constituer un détour Shadock, si j'ose dire. Cela donne envie de réfléchir à une manière de financer ces compétences, mais il faut chercher à compenser pour réallouer des recettes très inégalement réparties territorialement.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - M. Laignel proposait de reverser une fraction de CVAE aux collectivités plutôt qu'à l'État, ce qui ne coûterait rien à l'État.
M. Laurent Martel. - Cela pose la question de la pertinence de l'objectif de politique économique, qui est de réduire le poids des impôts de production dans le pays.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Cela ne serait possible que tant que la CVAE existe encore.
M. Laurent Martel. - Il me semble qu'elle n'existe encore que pour peu de temps, si le calendrier envisagé est tenu. Il est souhaitable d'aboutir à la suppression de la CVAE, qui est l'un des principaux impôts de production qui singularise notre pays à l'international, et l'un de ceux qui pèse le plus sur l'industrie, puisqu'il représente un quart de l'impôt payé par l'industrie manufacturière, soit le double de sa part dans le PIB.
Ainsi, le choix du Gouvernement de baisser les impôts de production, notamment celui-ci, me semble solidement justifié. Il me semble préférable de continuer dans cette voie. Changer l'affectation de la CVAE pendant une brève période intercalaire, avant sa suppression, me paraît un effort disproportionné.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - L'une des conclusions que nous avons pu tirer de nos auditions est l'existence d'une forme de défiance entre les collectivités locales et les services de l'État, en raison notamment d'un manque de transparence, ou en tout cas d'accès aux données de compensation relatives à différentes dotations.
L'une des propositions formulées par Éric Woerth est de reprogrammer le Comité des finances locales (CFL) ou d'installer un outil conçu sur le modèle du Conseil d'orientation des retraites (COR), pour permettre à différents acteurs de mettre en commun les données de financement, de recettes, de dotation et de compensation des collectivités, ce qui permettrait d'obtenir des informations incontestables, objectives et partagées par tous. Seriez-vous favorable à la création d'un outil permettant de rassembler et de clarifier ces informations, actuellement lacunaires pour certains élus ?
M. Laurent Martel. - La direction du budget ou la direction générale des collectivités locales seraient sans doute plus légitimes que moi pour répondre à la question de créer une nouvelle gouvernance pour avoir un dialogue plus informé, plus éclairé et de meilleure qualité. Lorsque j'en discute avec mes homologues d'autres pays, l'idée que les collectivités territoriales participent à la gouvernance des finances locales, en matière de partage d'informations, de débats et même, dans certains pays, aux décisions sur la répartition des concours de l'État, pèse dans le débat public.
Si ce genre d'institution voyait le jour, ma direction y participerait de bon coeur et avec transparence. Nous nous efforçons de faire au mieux, mais ma direction a encore des progrès à faire en ce qui concerne notre dialogue continu avec les associations représentant les collectivités locales sur toutes les réformes de fiscalité locale qui les concernent. Il est vrai que dans certaines instances, le dialogue relève parfois de la posture. Nous pouvons progresser et développer un dialogue technique à livre ouvert avec les collectivités territoriales.
M. Olivier Henno, président. - Dans ses fonctions, Philippe Laurent avait proposé de créer une contribution locale en mélangeant l'impôt sur le foncier et celui sur le revenu. Le moins que l'on puisse dire, à vous entendre, c'est que cette proposition provoquerait quelques disparités territoriales. Quelle serait la proportion de ces inégalités ?
M. Laurent Martel. - Lorsqu'on parle de panacher l'imposition sur le revenu et celle sur le foncier, il s'agit soit de recréer la taxe d'habitation, c'est-à-dire un impôt foncier plafonné en pourcentage du revenu, alors que ce plafonnement fonctionnait très mal, soit de créer deux impôts au lieu d'un pour répartir l'effort, c'est-à-dire de créer une nouvelle taxe d'habitation et un impôt sur le revenu.
Visuellement, les cartes de France de la répartition des assiettes foncières et du revenu imposable mettent en évidence des contrastes très marqués. Dans ce que l'on appelle péjorativement la « diagonale du vide » - ce n'est pas mon expression -, une vaste majorité de communes ne comptent aucune personne redevable de l'impôt sur le revenu.
Ainsi, pour éviter une inégalité explosive, il faudrait une imposition sur le revenu qui frappe tout le monde sans distinction. Si les personnes à faible revenu en étaient dispensées, un nombre incalculable de communes n'en percevraient aucun centime. Pour l'essentiel des communes, cet impôt serait alors principalement ou exclusivement supporté par des redevables jugés trop pauvres pour payer l'impôt sur le revenu à l'échelle nationale, et dans bien des cas, des allocataires de minima sociaux. En effet, si l'on prévoit un seuil de déclenchement, même inférieur à celui de l'impôt sur le revenu, mais qui épargnerait quand même les premiers déciles de revenus, les conséquences en matière d'inégalités territoriales seraient terribles.
M. Olivier Henno, président. - Élu du Nord, je comprends de quoi vous parlez.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Les valeurs locatives cadastrales, qui suscitent toujours beaucoup de questionnements, ont fait l'objet d'une révision lors de la loi de finances pour 2023. Existe-t-il un calendrier de révision réaliste à l'avenir ?
M. Laurent Martel. - La prochaine étape consiste à mettre en oeuvre la révision de valeurs locatives des locaux professionnels, qui est prête, et dont le Gouvernement proposera dans le prochain PLF qu'elle ait lieu en 2027, avec de nouveaux mécanismes de lissage, notamment en faveur des commerces de centre-ville.
Se profile ensuite la révision des valeurs locatives des locaux d'habitation - au nombre de 49 millions, c'est donc une autre paire de manches - pour lesquels le Gouvernement proposera dans la prochaine loi de finances de réviser le calendrier prévu. Il est en effet extrêmement difficile de gérer parallèlement la révision des valeurs des locaux professionnels et celle des locaux d'habitation. Comme la première étape a pris du retard, il faut décaler la seconde. Il serait donc proposé que l'on révise des bases d'habitation en 2030, après une campagne déclarative en 2028, un rapport au Parlement sur les conséquences - qui perd, qui gagne par niveau de revenu... - et, en 2029, une réunion des commissions locales pour la détermination des secteurs et des tarifs...
Dans votre questionnaire, vous m'avez interrogé sur la méthode : conserverait-on la méthode initiale, ou devrait-on en changer, comme le Conseil des prélèvements obligatoires l'a recommandé ? Le Gouvernement a confié à l'Inspection générale des finances (IGF) une mission de réflexion, par acquit de conscience, sur la pertinence du choix que le législateur a fait il y a quelques années, et sur la question de savoir si une autre méthode produirait de meilleurs résultats ou avec moins d'inconvénients pour les contribuables, moins de lourdeur déclarative, moins de lourdeur en gestion. Évidemment, s'il existe une meilleure solution, inspirée de pratiques étrangères, il faudra la considérer avec sérieux.
Il ne faut toutefois pas exagérer l'importance de la méthode : à la fin, cela consiste toujours à observer des valeurs locatives ou vénales sur un petit nombre de locaux - la majorité des locaux n'étant ni loués ni vendus chaque année - et à extrapoler à partir de critères de comparabilité et de secteurs, ce qui finit toujours par ressembler furieusement à des valeurs locatives administrées.
Nous verrons ce que conclut la mission, mais je ne crois pas qu'il existe quelque part une base de données mise à jour instantanément, et qu'il suffira de se brancher dessus pour mettre à jour fluidement toutes les valeurs locatives. Un scénario consiste à passer à la valeur vénale. Celle-ci est plus variable que les valeurs locatives. Certains y voient un avantage : les collectivités dynamiques, qui font des investissements conduisant à une appréciation de la valeur des locaux, seraient récompensées plus vite - c'est le verre à moitié plein. Le verre à moitié vide, c'est que cela entraîne des fluctuations, notamment les années où le marché immobilier baisse. Je ne suis pas sûr qu'il sera facile de dire aux collectivités : vous étiez récompensées les années où cela allait bien, vous êtes punies les années où cela va mal - en l'occurrence, si le marché immobilier se porte mal, je ne vois pas de quoi elles seraient punies.
Par ailleurs, nous avons moins de données sur les valeurs vénales, car la part des biens loués chaque année est très supérieure à celle des biens vendus : un bien est vendu une fois tous les dix-neuf ans en moyenne.
Enfin, 2030, c'est déjà loin. Avant de décider de changer de méthode, il faudra se demander quel retard cela nous fait prendre et si les avantages de la nouvelle méthode le justifient. Celle-ci nécessitera des adaptations informatiques lourdes et la révision des valeurs des locaux professionnels aurait vocation à être elle aussi intégralement refaite : tout cela a vocation à faire partie de la même assiette locale.
Si nous lançons une mission, c'est bien parce que nous voulons en connaître les conclusions. Mais il faudra mesurer le risque qu'un changement nous fait prendre en matière de délai.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Ce qui ressort de nos auditions, c'est aussi la difficulté pour les collectivités d'anticiper leur budget, à cause de la multiplication des compensations, parfois en décalage avec leurs compétences obligatoires. Ne faudrait-il pas remettre totalement à plat le financement des collectivités locales pour obtenir quelque chose de plus prévisible, ou bien revoir régulièrement les mécaniques de compensation liées aux compétences transférées pour les mettre à jour ?
M. Laurent Martel. - Je répondrai avec prudence, car cela touche plus à la compétence de la direction du budget ou de la direction générale des collectivités locales qu'à la mienne. Ce que j'observe, c'est que la prévisibilité et l'intelligibilité ne font pas nécessairement bon ménage avec l'autonomie fiscale. Dans le débat sur l'effet ciseau pour les départements entre les dépenses sociales contraintes et les recettes, notamment les DMTO, le problème est-il l'insuffisance d'autonomie fiscale ou l'excès d'autonomie fiscale pour des compétences qui n'ont aucune raison d'être indexées sur le rendement des DMTO ?
Vous m'interrogiez tout à l'heure sur la CVAE. J'ai passé beaucoup d'années de ma carrière à discuter avec les collectivités locales de l'inintelligibilité des recettes de CVAE. Elles sont effectivement très difficiles à comprendre, puisqu'il suffit qu'un groupe change sa structure juridique et le périmètre de son intégration pour que les critères de répartition soient bouleversés. Les impôts locaux ou les impôts nationaux affectés selon des critères de localisation d'assiettes ne sont pas nécessairement le meilleur moyen de fournir des ressources concordantes avec les besoins, et aisément prévisibles.
Mes homologues me disent : en France, vous ne parlez que d'autonomie fiscale, alors que nous, nous parlons de l'adéquation des ressources aux besoins, de leur prévisibilité, de leur trajectoire pluriannuelle, de la manière dont sont répartis les concours financiers de l'État et dont les collectivités sont associées pour en débattre. Quand je les écoute, je me dis que leur angle d'attaque a du sens.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Un intervenant, juste avant vous, a proposé de remettre à plat notre vision de l'autonomie et de la libre administration des collectivités au regard des compétences obligatoires qui sont transférées par l'État aux collectivités, avec un financement associé et une marge qui permet la libre administration. Pour lui, la part de libre administration, c'était ce qui reste une fois que la politique demandée par l'État a été mise en place. Qu'en pensez-vous ?
M. Laurent Martel. - Le libre choix des dépenses et le libre emploi des ressources me semblent effectivement une question plus primordiale que la part des recettes issues d'impôts dont le taux est maîtrisé localement. Et je trouve que ce second sujet occupe une place disproportionnée dans le débat sur la libre administration.
M. Thomas Dossus, rapporteur. - Mais au-delà de l'impôt local, le côté touffu de toutes ces compensations rend les choses difficilement intelligibles pour beaucoup d'élus. Est-ce qu'on ne doit pas remettre à plat aussi tous ces dispositifs ?
M. Laurent Martel. - Sur ce sujet, je préfère vous renvoyer vers mes collègues de la DGCL.
M. Olivier Henno, président. - Nous vous remercions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 20.