- Mardi 3 juin 2025
- Audition de M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence » de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)
- Audition de responsables ministériels des achats - Mmes Agnès Boissonnet, cheffe du service des achats et du soutien à la direction des affaires financières du secrétariat général des Ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, Guylaine Bourdais-Naimi, sous-directrice des achats au service de l'action administrative et des moyens du secrétariat général des Ministères de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative, et M. Jean Bouverot, chef du service de l'achat, de l'innovation et de la logistique à la direction de l'évaluation de la performance, des finances, de l'achat et de l'immobilier du ministère de l'Intérieur
- Audition de M. Jean-Marc Morandi, élu, et Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France
- Audition de M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange
- Audition de MM. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP et Olivier Giannoni, directeur juridique de l'UGAP
Mardi 3 juin 2025
- Présidence de M. Simon Uzenat, président -
La réunion est ouverte à 9 h 10.
Audition de M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence » de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)
M. Simon Uzenat, président. - Nous engageons notre dernière semaine d'auditions sur le fond des travaux de notre commission d'enquête, avant de recevoir les ministres et anciens ministres dont nous estimons qu'ils permettront de faire la lumière sur divers éléments qui suscitent encore des interrogations chez nous.
Nous revenons à l'examen économique de la commande publique, à la recherche de constats objectifs sur le surcoût perçu des procédures de la commande publique par rapport aux achats privés.
Ceux-ci peuvent être liés à des pratiques anticoncurrentielles développées par les entreprises pour se partager les marchés, ainsi que nous l'avons évoqué avec M. Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence.
Toutefois, cette autorité n'est pas la seule à agir contre les ententes dans les marchés publics. Au quotidien, partout sur le territoire, les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sont chargés de la détection de ces pratiques, dans le cadre d'enquêtes souvent conduites à l'échelle d'un secteur économique.
Pour nous présenter l'action de la DGCCRF en la matière, nous recevons M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, qui est accompagné de Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence ».
Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Pillot, Mme Carla Deveille-Fontinha et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage prêtent serment.
Comme l'ont rappelé les experts et acheteurs que nous avons auditionnés, les acheteurs publics sont victimes, par nature, d'une asymétrie d'information avec les acteurs économiques, que certains d'entre eux cherchent à exacerber par des pratiques anticoncurrentielles. Quels sont les mécanismes de détection que vous avez mis en place et les données que vous analysez pour détecter ces anomalies ?
L'étendue du champ de la commande publique fait par ailleurs apparaître une multitude de situations différentes, avec des acheteurs parfois moins à même de détecter des comportements anticoncurrentiels ou de réagir, alors que l'exécution d'une politique publique ou la réalisation d'un projet d'intérêt local peut dépendre d'un marché. Ces acheteurs publics font-ils appel à vous dans de telles circonstances ?
Surtout, certains secteurs sont-ils plus affectés que d'autres par ces pratiques ? Géographiquement, certains territoires sont-ils plus touchés que d'autres ?
Menez-vous, outre votre activité répressive liée à votre pouvoir d'enquête et de sanction, un travail de prévention à l'égard des acteurs économiques ?
Enfin, vous pourrez nous préciser comment votre action s'articule avec celle de l'Autorité de la concurrence, à qui vous transmettez vos rapports d'enquête. Coordonnez-vous avec elle votre activité en matière de surveillance de la commande publique ?
M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. - Nous sommes ravis de venir témoigner ce matin pour vous présenter l'activité de la DGCCRF en ce qui concerne la commande publique.
La vocation de la DGCCRF est de garantir l'ordre public économique, en veillant au respect d'un certain nombre de règles. Cependant, elle n'est pas chargée de s'assurer du respect des règles spécifiques à la commande publique en elle-même - cette mission relève des préfectures, dans le cadre du contrôle de légalité.
La finalité de la mission générale de la DGCCRF est d'essayer de conforter la confiance que les entreprises, les consommateurs, mais aussi les collectivités et l'ensemble des acheteurs publics peuvent avoir dans l'économie. Il s'agit plus largement d'assurer le bon fonctionnement des marchés et de l'économie.
En ce qui concerne la commande publique, il est essentiel que les entreprises, notamment les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), puissent avoir confiance lorsqu'elles soumissionnent à un marché, en étant assurées que le jeu sera pleinement concurrentiel.
Si l'on se place du point de vue d'une collectivité, d'un acheteur hospitalier ou d'un acheteur public en général, il est évidemment important que de pouvoir bénéficier des fruits de la croissance. Concrètement, de quoi parle-t-on ? De la qualité de l'offre, de son amélioration et/ou de la réduction du prix grâce au jeu concurrentiel, afin de mieux répondre, in fine, aux besoins des entités publiques qui recourent à la commande publique.
Les agents de la DGCCRF, que ce soit en administration centrale ou dans les services déconcentrés, interviennent pour détecter les pratiques anticoncurrentielles et lutter contre celles-ci. Il s'agit de lutter à la fois contre des ententes anticoncurrentielles et des abus de position dominante.
Les ententes sont définies en droit français à l'article L. 420-1 du code de commerce, et réprimées au niveau européen par l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Elles recouvrent des actions concertées, des conventions expresses ou tacites, ainsi que des coalitions qui limitent l'accès au marché ou la libre concurrence par d'autres entreprises, entravant ainsi la libre fixation des prix, limitant la production ou organisant une répartition des marchés.
Il convient par ailleurs de préciser que ce sont non pas les positions dominantes qui sont réprimées, mais bien les abus de position dominante, en vertu de l'article L. 420-2 du code de commerce et, au niveau européen, de l'article 102 du TFUE. Ces abus recouvrent l'exploitation abusive, par une entreprise ou un groupe d'entreprises, d'une position dominante.
Il n'existe pas de liste exhaustive de ce que constitue un abus, mais on peut citer quelques cas bien connus de la jurisprudence : le refus de vente, la vente liée, les conditions de vente discriminatoires, la rupture abusive des relations commerciales ou encore l'abus de dépendance économique.
Ces pratiques sont parmi les plus complexes à caractériser, car il ne s'agit pas simplement de vérifier le respect d'une règle formelle - contrairement, par exemple, aux poursuites administratives de la DGCCRF. Cette complexité explique la longueur et la difficulté des enquêtes sous-jacentes pour les mettre à jour. De plus, ces activités sont généralement secrètes, ce qui complique encore nos travaux.
Outre cette action répressive, nous entretenons des contacts avec nombre d'acteurs de la commande publique, qu'ils soient publics ou privés, pour diffuser une culture de la concurrence et sensibiliser au respect de ces règles.
La DGCCRF est chargée de détecter les pratiques. Cela commence par le repérage d'indices, qui nous amènent à nous interroger sur l'existence potentielle d'infractions de ce type. Quand ces indices deviennent sérieux, nous engageons une enquête. Et, si celle-ci établit l'infraction au regard de la loi, nous envisageons alors des suites de nature répressive.
Nous agissons en complémentarité avec l'Autorité de la concurrence. Elle est chargée des affaires aux enjeux les plus importants, essentiellement au stade des sanctions, mais elle peut aussi intervenir plus tôt, lors des enquêtes. Elle se nourrit des travaux de la DGCCRF plus en amont de la phase opérationnelle : en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, une décision sur deux de l'Autorité de la concurrence trouve sa source dans les investigations initialement conduites par la DGCCRF.
Ce modèle français, singulier, est néanmoins considéré comme pertinent : comme le souligne régulièrement le président de l'Autorité de la concurrence, il permet de bénéficier de la couverture territoriale offerte par le réseau des agents de la DGCCRF, présents en services déconcentrés, tout en associant une autorité indépendante, particulièrement importante pour les affaires à forts enjeux. Ce dispositif répond à une exigence du droit européen et reflète une bonne pratique.
Les missions de la DGCCRF visent à la fois à protéger les entités publiques, souvent victimes de ces pratiques qui entraînent des surcoûts ou une moindre qualité. Elles offrent aussi une fenêtre d'observation sur le comportement des acteurs économiques, grâce à l'accès aux données issues des appels d'offres publics. Ces données sont plus directement accessibles que les informations relatives aux achats privés - moins formalisés -, ce qui facilite l'identification des pratiques préjudiciables non seulement pour les acteurs publics, mais aussi pour les acteurs privés, et plus largement, pour l'économie dans son ensemble.
J'en viens à notre organisation. Les agents de la DGCCRF sont présents sur tout le territoire, notamment au sein des directions départementales interministérielles, qu'il s'agisse des directions départementales de la protection des populations (DDPP) ou des directions départementales de l'emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations (DDETSPP), et au sein des directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets). Environ 130 enquêteurs consacrent une part significative de leur activité à la commande publique, certains y travaillant même à temps plein dans les zones denses. Ce maillage territorial s'étend également aux départements d'outre-mer (DOM). Il s'appuie sur une vision large de l'économie, tirant parti de divers indicateurs économiques pour compléter les missions spécifiques à la commande publique.
En administration centrale, le bureau « Politique et droit de la concurrence », dirigé par Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, assure à la fois le pilotage de l'ensemble de cette activité ainsi que l'interface avec les services de l'Autorité de la concurrence, avec lesquels nous entretenons des échanges permanents.
M. Simon Uzenat, président. - Vous avez abordé ce sujet de manière très large, mais pourriez-vous préciser quels mécanismes et quelles données vous utilisez pour détecter ces anomalies ? Lors des auditions que nous avons menées ou des déplacements que nous avons effectués - notamment dans le Morbihan et le Nord -, des opérateurs économiques et des acheteurs publics ont rapporté avoir été victimes de telles pratiques. Ils évoquent des effets d'aubaine, mais aussi des mécanismes qu'ils n'ont pas pu objectiver. Qu'en est-il des travaux menés par vos services dans les territoires et au niveau central ? Enfin, de quels moyens disposez-vous, et estimez-vous être suffisamment dotés pour répondre aux attentes des acheteurs publics ?
Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence » de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. - Les enquêteurs de la DGCCRF ont pour mission de détecter les pratiques anticoncurrentielles que sont les ententes et les abus de position dominante. Ils ciblent principalement les pratiques d'ententes dans les marchés publics : les échanges d'informations avant le dépôt des candidatures, la coordination des candidatures au travers d'offres de couverture, ainsi que des accords plus élaborés de partage de marché à l'échelle locale ou nationale, voire au-delà. Ils recherchent aussi les collusions, qui consistent en la formation de groupements en vue de se répartir les marchés.
Par quels moyens procèdent-ils ? Tout d'abord, par une veille dans la commande publique, notamment grâce à leur participation aux réunions organisées par les acheteurs. À ce jour, seules les collectivités territoriales peuvent inviter les agents de la DGCCRF, à titre facultatif ; cette invitation n'est pas obligatoire pour les autres acheteurs, comme ceux de l'État ou du secteur hospitalier. Cette mission de veille est confiée aux différentes structures au regard de leurs enjeux. Néanmoins, une tâche nationale - une enquête relevant de notre programme national des enquêtes - structure cette mission autour d'axes spécifiques partagés.
Un deuxième moyen de détection, en particulier via la participation aux commissions d'appel d'offres, repose sur la relation d'intérêt partagé avec les acheteurs publics. Ceux-ci peuvent ainsi se rapprocher de nos services pour signaler des dysfonctionnements dans leurs procédures. Au niveau local, les structures régionales développent leurs relations avec les chambres régionales des comptes (CRC), notamment par des protocoles, ou de manière plus informelle, avec les principaux acheteurs de leur ressort, tels que les conseils départementaux, les offices publics de l'habitat (OPH) ou les syndicats des eaux.
Une troisième source d'indices pour nos enquêteurs provient des signalements déposés par les candidats évincés ou tout autre tiers intéressé, via les applications de signalement propres à la DGCCRF. De plus, les signalements de lanceurs d'alerte commencent à remonter, même si ce dispositif reste encore jeune.
Sur la base de ces signalements ou des axes d'investigation préalablement définis dans le cadre de la tâche nationale, les services d'enquête ciblent certaines procédures et réalisent une analyse des pièces de marché afin d'identifier des indices.
Les moyens engagés incluent également les renseignements recueillis auprès des acheteurs eux-mêmes, qui peuvent être interrogés à cette occasion. À ce stade, il s'agit de collecter des informations susceptibles de justifier l'ouverture d'enquêtes plus approfondies, notamment par des opérations de visite et de saisie. Des présomptions suffisantes sont nécessaires pour que le juge puisse ordonner ces mesures.
Quelles sont les typologies d'indices d'entente en commande publique ? Je vais vous en citer des exemples, de manière non exhaustive. Cela peut être : des indices relatifs aux montants des offres, par exemple des propositions de prix identiques ou des coefficients linéaires de majoration entre deux bordereaux de prix ; des indices fondés sur l'estimation de prix du maître d'ouvrage, c'est-à-dire un ensemble de propositions de prix supérieures à l'estimation administrative, à l'exception de l'une d'entre elles, légèrement inférieure - c'est typiquement le cas de figure des offres de couverture ; des indices relatifs au contenu des offres : présentations similaires, erreurs ou rajouts identiques, oublis de toute nature, qui rendent l'offre irrégulière ; des indices relatifs à l'attitude des soumissionnaires, comme des désistements observés après le retrait des dossiers de consultation ou un refus de régulariser une offre après demande de l'acheteur public ; la constitution systématique de groupements pour des marchés de faible montant, rien ne justifiant ni économiquement ni techniquement la formation de ce groupement, qui, en réalité, n'a vocation qu'à assécher la concurrence et à se répartir les marchés. Enfin, les enquêteurs sont aussi attentifs aux modalités d'exécution des prestations, notamment lorsque la majeure partie de l'exécution du marché est réalisée par une seule société du groupement ou par un seul sous-traitant, la sous-traitance pouvant être, au stade de l'exécution, un moyen de compenser la répartition des marchés préalablement décidée.
Tels sont les signaux d'alerte et les comportements inhabituels que recherchent nos enquêteurs et qui peuvent constituer des indices de pratiques anticoncurrentielles.
S'ils émanent d'une structure départementale, ces indices sont ensuite transmis aux brigades interrégionales d'enquêtes de concurrence, qui en évaluent la solidité et décident de les transmettre ou non à l'administration centrale, laquelle, avant de diligenter des investigations, doit proposer à l'Autorité de la concurrence de s'en saisir. Si celle-ci décline, ce sont les brigades interrégionales de concurrence qui mènent les investigations, en pouvoirs simples ou renforcés - notamment de perquisition -, afin, cette fois, de démontrer les pratiques. Il s'agit alors de qualifier l'entente et, pour ce faire, il est nécessaire de démontrer l'accord de volonté, ce qui peut supposer d'écouter les opérateurs visés ou de rechercher les preuves via les moyens renforcés.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - 130 enquêteurs, ce n'est pas beaucoup par rapport à la taille du pays et au nombre de marchés publics ! Cela fait à peine plus d'un par département. Pour couvrir la fraude, cela paraît très léger...
Quel est le nombre de saisies effectuées chaque année ?
Les remontées viennent-elles plus des donneurs d'ordre ou des entreprises candidates ?
Dans le domaine des nouvelles technologies, certains acteurs paraissent hégémoniques sur les marchés publics importants - je pense aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), notamment à Microsoft. On a l'impression que nos entreprises françaises de taille moyenne ne sont pas forcément dans le jeu. Avez-vous des exemples précis de distorsion au détriment des start-ups et des PME sur des marchés importants ? Quelle est votre vision du sujet ?
M. Thomas Pillot. - 130 personnes, est-ce assez ou non ? L'effectif de la DGCCRF est d'à peu près 3 000 personnes, dont 2 000 enquêteurs environ, soit une vingtaine d'enquêteurs en moyenne par département. Qu'un enquêteur par département travaille sur la commande publique est déjà un effort relativement considérable à l'échelle de ce qu'est la DGCCRF, sachant que nous nous occupons de tous les sujets de consommation dans un grand nombre de secteurs de l'économie. Je laisse chacun libre de son avis sur l'ampleur de nos moyens dans le contexte budgétaire...
Nos agents nous remontent de l'ordre de 250 indices chaque année. Nous les incitons à faire preuve d'ouverture dans cette remontée : il faut viser assez large au départ pour, à la fin, récupérer les affaires à plus forts enjeux.
Nous considérons qu'à peu près la moitié des indices analysés - soit de l'ordre de 120 chaque année - donnent lieu à l'engagement d'une enquête. Une fois ces enquêtes terminées, une vingtaine de rapports environ établissent des pratiques anticoncurrentielles et, selon les années, de 1 à 5 rapports donnent lieu à des sanctions par l'Autorité de la concurrence - nous nous emparons des autres affaires pour leur donner des suites proportionnées.
Depuis 2009, l'Autorité de la concurrence a rendu environ 20 décisions fondées sur des indices ou des enquêtes menées par les agents de la DGCCRF, et, sur le bas du spectre, c'est-à-dire sur les affaires qui n'ont pas été prises par l'Autorité, nous avons dû engager des transactions-injonctions pour une quarantaine d'affaires.
Pour ce qui concerne les moyens de répression, nous sommes favorables à une évolution de la répartition des compétences entre l'Autorité de la concurrence et la DGCCRF.
Nous partageons deux convictions fortes avec l'Autorité de la concurrence. Premièrement, celle-ci doit garder un droit de première suite sur toutes les affaires. Si elle souhaite traiter d'une affaire, elle a la priorité. Cela nous semble cardinal dans la répartition des compétences.
Deuxièmement, ce qui touche au droit de l'Union européenne, au commerce intracommunautaire, relève de la seule Autorité de la concurrence. Il est important que ce soit une autorité indépendante qui traite des affaires qui concernent potentiellement des marchés qui ne sont pas qu'en France - c'est moins vrai pour la commande publique.
Le droit actuel fixe également des seuils de chiffre d'affaires des entreprises ou des groupes au-delà desquels l'Autorité de la concurrence est mobilisée. Mais, si l'intervention de celle-ci offre des garanties supplémentaires, ses moyens ne sont pas infinis, et les procédures contentieuses engagées sont alors plus lourdes pour les entreprises que celles qui découlent des transactions-injonctions conduites par la DGCCRF au nom du ministre. À cet égard, le chiffre d'affaires ne nous semble pas constituer un seuil pertinent.
Je vois une autre limite dans le quantum de sanctions. En effet, dans le cadre des transactions-injonctions, nous ne pouvons pas prononcer de sanction d'un montant supérieur à 150 000 euros, ce qui peut nous obliger à des choix cornéliens : si les plus grosses affaires dont l'Autorité n'a pas voulu se saisir conduisent à des sanctions de 150 000 euros, nous nous disons que les affaires trois fois plus petites appellent des sanctions plus modérées... Cela tire le quantum des sanctions vers le bas, à un niveau extrêmement modeste. Il nous semble qu'il serait plus logique que les sanctions soient exprimées en pourcentage du chiffre d'affaires, avec une obligation de proportionnalité dont le respect serait contrôlé par le juge.
Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. - Il y a deux plafonds : soit 5 % du chiffre d'affaires, soit 150 000 euros. La sanction peut être égale à 150 000 euros, mais ce montant constitue un maximum, qui peut être minoré s'il est supérieur à 5 % du chiffre d'affaires réalisé en France par la société. De fait, il arrive que les sanctions soient inférieures à ce montant.
M. Thomas Pillot. - C'est le plus bas des deux plafonds qui s'applique, contrairement à d'autres systèmes qui prévoient un minimum en euros et un plafond pour les grandes sociétés. Bizarrement, la logique de notre système est inverse : il s'agit, avec le seuil de 5 %, de protéger des TPE ou des PME, mais le seuil de 150 000 euros s'applique y compris s'il s'agit d'un grand groupe.
L'autre voie d'évolution qui me semble importante est collective, en ce qu'elle concerne un grand nombre d'administrations : elle a trait au rapport à l'utilisation des outils numériques. Le déploiement du numérique pour recueillir les offres des soumissionnaires dans le cadre de la commande publique a été assez considérable, mais nous pensons que nous n'avons pas forcément été au bout de la capacité à exploiter ces données. À notre modeste échelle, nous regardons comment outiller nos enquêteurs pour qu'ils aient un accès facilité et beaucoup plus rapide aux différentes bases de données, qui devraient être intégrées.
Plus largement, nous aurions vraiment besoin, à terme, de bases de données recensant l'ensemble des informations non seulement sur celui qui a remporté le marché, mais aussi sur ceux qui ont simplement concouru : dans les affaires d'entente, il est très important de connaître aussi les concurrents et de pouvoir repérer d'éventuelles offres de couverture. Si nous voulons pouvoir identifier des schémas récurrents, nous avons besoin de ces informations de manière numérisée. Or, aujourd'hui, ces données ne sont pas disponibles au niveau national. Les administrations doivent consentir un effort collectif pour que les données figurant dans les systèmes d'information puissent être exploitées. C'est loin d'être simple, mais c'est probablement une voie sur laquelle il nous faut tous travailler pour lutter contre ce type de pratiques.
Nous travaillons régulièrement sur un certain nombre de thématiques sectorielles : questions touchant aux secteurs du bâtiment et des travaux publics, notamment aux grands travaux sur des bâtiments ou des infrastructures publiques ; rénovation énergétique des bâtiments et des logements sociaux ; contrats de concession ; achats hospitaliers ; équipements de sport et de loisirs ; marchés de denrées alimentaires et services de restauration collective publique ; déchets dangereux ; secteur de l'eau et de l'assainissement... La liste n'est pas exhaustive.
Mme Stéphanie Deguilly-Lepage. - Qui nous saisit ? La part des plaintes dans l'ensemble des indices détectés était de 27,5 % en 2024, mais ce n'est pas un chiffre propre à la commande publique, sachant que celle-ci représentait, cette même année, 42,3 % de l'ensemble des indices.
Il n'est pas possible de différencier la part qui relève des signalements émanant des acheteurs de celle qui émane des entreprises victimes.
Mme Carla Deveille-Fontinha. - Nous pourrons vous communiquer par écrit le nombre exact d'opérations de visite et de saisie que nous faisons chaque année - il est de l'ordre d'une dizaine.
M. Simon Uzenat, président. - Pourquoi ne pouvez-vous pas différencier les sollicitations qui proviennent des acheteurs publics de celles qui proviennent des opérateurs économiques qui n'ont pas été retenus ?
Mme Stéphanie Deguilly-Lepage. - Chaque enquêteur renseigne, dans une base administrative, les données du marché qu'il a pu recueillir. Or, pour l'heure, lorsque l'exploitation des documents aboutit à un indice, notre base de données ne prévoit pas de critère de différenciation suivant son origine.
Nous ne sommes donc pas en mesure aujourd'hui de vous fournir un chiffre qui pourrait relever d'un traitement automatisé de cette donnée.
M. Simon Uzenat, président. - J'en déduis qu'une évolution technique nous permettrait d'obtenir cette information.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les start-ups.
M. Thomas Pillot. - Nous n'avons pas la responsabilité d'étudier les questions qui ne concernent pas directement le fonctionnement de la concurrence. L'accès à la commande publique pour les start-ups, les TPE et les PME peut soulever des questions : les procédures propres à la commande publique sont-elles d'une trop grande complexité ? Les cahiers des charges sont-ils adaptés pour permettre à ces entreprises d'y répondre ? D'autres administrations seront mieux placées que la DGCCRF pour vous éclairer.
Par ailleurs, vous évoquez les services de plateformes tels que ceux que fournissent Microsoft et un certain nombre de ses concurrents. Je pense que nous avons tous à l'esprit les enjeux de souveraineté que cela soulève. Nous en sommes conscients, mais ce sujet ne relève pas directement de notre champ d'expertise.
Cependant, nous sommes amenés à le considérer, de façon plus générale, au travers de la régulation du marché du numérique, notamment dans le cadre du règlement DMA (Digital Markets Act, ou règlement sur les marchés numériques). Ce dernier a été conçu pour réguler les relations entre les acteurs qui ont une position relativement importante dans les services de cloud - l'informatique en nuage . Il fixe un certain nombre de critères qui permettent de désigner ces acteurs et de leur assigner des obligations particulières, pour les empêcher d'user de leur position importante pour discriminer les acteurs qui interviennent sur des marchés connexes, qui ont besoin, pour se développer, de s'appuyer sur des services de cloud performants et où les innovations sont importantes - c'est le cas, par exemple, de certains services d'intelligence artificielle.
Nous menons actuellement des discussions avec d'autres États membres et avec la Commission européenne sur la question de la désignation des services d'informatique en nuage - c'est l'un des sujets de discussion pour la mise en oeuvre du règlement DMA.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez bien dit « important », et non « dominant » ?
M. Thomas Pillot. - En effet, le DMA ne s'applique pas uniquement à des acteurs en position dominante, raison pour laquelle le règlement fixe des critères particuliers - moins exigeants que ceux de la position dominante.
Mme Lauriane Josende. - Vous concédez, sans les désigner, que certains acteurs économiques demeurent dans vos radars et que vous avez du mal à caractériser les infractions du fait de la complexité des montages ou des pratiques. Avez-vous également dans vos radars des sociétés, des cabinets de conseil qui interviendraient quasi systématiquement au bénéfice de ces opérateurs ? Ce problème est-il hors champ pour vous ? Appelez-vous à une évolution de la législation sur ce point ?
Quid des entreprises qui, sans être situées sur le sol français, viennent y travailler et se livrent à des opérations transfrontalières ? Avez-vous, sur les territoires, des services spécialisés en la matière qui viendraient en aide aux acteurs en difficulté ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Si j'ai bien suivi, il y a 130 enquêteurs et 250 indices environ chaque année, dont 120 sont suivis d'une enquête - soit une enquête engagée par enquêteur en moyenne -, et à peu près une vingtaine de rapports faisant état de pratiques anormales. De prime abord, je trouve ce bilan assez modeste.
Surveillez-vous particulièrement le phénomène de l'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO), qui est très utilisée dans le cadre de la commande publique, mais dont le mode de fonctionnement facilite les pratiques discutables ?
Je veux évoquer un autre point, qui n'est pas lié du tout à la commande publique. Je suis Sénateur représentant les Français établis hors de France. Nous avons assisté, ces dernières années, à la fermeture abusive, par toutes les banques françaises - la Société générale, la BNP, le Crédit agricole... -, des comptes de ces Français, au nom du coût de la compliance. On constate des ruptures abusives, après des dizaines d'années de relations commerciales. Aujourd'hui, de nombreuses banques européennes se sont substituées aux banques françaises dans la gestion de leurs comptes. Avez-vous, d'une manière ou d'une autre, été saisis de ce sujet ? Entre-t-il dans votre champ de compétence ? Nous pourrions imaginer un débat complémentaire avec les élus concernés...
M. Simon Uzenat, président. - Je répète ma question : identifiez-vous, à l'échelle du territoire national, des zones de plus forte prévalence des pratiques anticoncurrentielles ?
Vous avez évoqué la possibilité, pour les collectivités territoriales, d'inviter des représentants de la DGCCRF dans le cadre de leur commission d'appel d'offres. De fait, les acheteurs qui travaillent dans les services et les élus membre de cette instance peuvent jouer un rôle de vigie. Engagez-vous des actions de formation à destination de l'ensemble de ce réseau extrêmement dense que constituent les différents niveaux de collectivités, auxquels on pourrait évidemment ajouter les services acheteurs de l'État et de la fonction publique hospitalière ?
Engagez-vous des mesures de prévention pour éviter que les opérateurs économiques ne se livrent à de telles pratiques ?
M. Thomas Pillot. - L'approche générale de la DGCCRF, dans l'ensemble de ses enquêtes - au-delà du champ de la commande publique -, est une logique d'analyse de risque et de priorisation, de façon à essayer de cibler les endroits où les enjeux sont les plus forts et d'avoir une pratique dissuasive pour l'ensemble des acteurs. L'exemple des sanctions prononcées dans les affaires les plus notables est aussi une façon de concourir à une forme de prévention.
Nous cherchons à déplacer un peu la focale, le nombre d'indices ou de rapports ne disant pas grand-chose de l'importance du sujet, et à nous intéresser, plus largement, à la taille des marchés. Nous analysons, chaque année, un certain nombre de marchés publics, pour une valeur qui atteignait une quinzaine de milliards d'euros chaque année vers 2020-2021, et qui atteint désormais plutôt 35 milliards d'euros, montant qui n'est pas totalement anecdotique à l'échelle de l'ensemble de la commande publique - cela représente quelques milliers de marchés. Pour 2024, de l'ordre de 5 500 marchés ont pu être analysés. Bien évidemment, tous les marchés analysés ne permettent pas d'identifier une situation problématique.
J'ignore si, en mentionnant les cabinets de lobbying, vous visez les conseils et les avocats des entreprises ou des démarches qui interféreraient avec l'activité publique. Les actions menées par l'administration étant de nature contentieuse, les entreprises ont bien évidemment recours, dans la plupart des cas, à des conseils pour se défendre. C'est tout à fait légitime ; c'est l'exercice normal des droits de la défense dans une démocratie.
Mme Lauriane Josende. - Je ne parlais pas de l'infraction caractérisée : ma question portait sur les conseils en amont, c'est-à-dire sur les sociétés que l'on peut identifier comme intervenant systématiquement au titre des AMO et qui peuvent servir de pare-feu par rapport à votre action.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - On sait que certaines AMO roulent pour des sociétés, que les cabinets ne sont parfois pas totalement indépendants. Il peut y avoir des croisements d'intérêts financiers, les cahiers des charges peuvent être orientés...
Les recoupements auxquels vous procédez permettent-ils de démontrer ce phénomène ? Avez-vous une vision globale de cette pratique ?
M. Thomas Pillot. - Nous partageons cette préoccupation concernant les AMO, dont certains acteurs économiques nous ont d'ailleurs fait part.
Cela fait partie des points que nous sommes en train d'étudier. Nous pourrons vous donner quelques éléments dans une réponse écrite si vous le souhaitez, mais il est trop tôt pour que nous puissions nous exprimer publiquement sur le sujet à ce stade : nous n'avons encore tiré aucune conclusion. Cependant, nous souscrivons complètement à l'idée que cette pratique peut jouer un rôle clé dans l'attribution d'un certain nombre de marchés publics et qu'elle mérite notre attention.
Je ne saurais vous répondre ce matin au sujet du comportement des banques françaises à l'égard des clients français vivant à l'étranger ni vous dire précisément dans quelle mesure la question relève de la DGCCRF, mais nous pourrons nous y pencher après avoir consulté le service compétent.
Effectivement, nous essayons de procéder à une sensibilisation. Très honnêtement, je crois qu'assez peu d'acteurs sont totalement ignorants du fait que l'on ne doive pas s'entendre totalement avec ses concurrents ni se répartir les marchés. Il me semble que ces règles de base du fonctionnement de l'économie sont largement connues. Nous essayons de contribuer à notre mesure pour diffuser cette culture économique de base auprès des entreprises, d'un certain nombre d'intermédiaires ainsi que des acteurs publics.
Mme Stéphanie Deguilly-Lepage. - La DGCCRF s'emploie effectivement à sensibiliser les acteurs au risque de pratiques anticoncurrentielles dans la commande publique. Pour ce faire, elle publie un communiqué pour chaque décision de transaction-injonction qu'elle rend, tout comme l'Autorité de la concurrence publie ses décisions afin de contribuer à diffuser la culture de concurrence. Dans nos communiqués, nous nous efforçons de faire preuve de pédagogie, de bien expliciter les tenants de la qualification et l'effet des pratiques.
Le fait que nos enquêteurs entretiennent une relation d'intérêt partagé avec les acheteurs contribue à cette mission de prévention, tout comme les démarches locales visant à nouer des partenariats locaux, notamment avec les chambres régionales des comptes, comme nous l'avons déjà fait dans les régions Grand Est et Pays de la Loire. D'autres échanges sont noués de façon informelle.
En outre, nous organisons des webinaires, à l'instar de celui, pour la direction des achats de l'État, qui, l'an passé, a réuni 300 participants, ce qui nous a permis d'atteindre une cible intéressante en termes de représentativité des acheteurs.
Enfin, comme Benoît Coeuré vous en a parlé lors de son audition, nous collaborons avec l'Autorité de la concurrence dans le cadre d'un projet porté par l'OCDE afin d'organiser des ateliers entre autorités de concurrence et organisations ou administrations fortement mobilisées sur l'achat public, de façon à sensibiliser ces acteurs aux risques des pratiques anticoncurrentielles dans la commande publique.
M. Simon Uzenat, président. - Serait-il possible que vous nous communiquiez, après l'audition, le détail de ces actions ? L'objectif du rapport de la commission d'enquête est aussi de valoriser les bonnes pratiques qui mériteraient d'être amplifiées.
Si nous vous avons interrogés sur la prévention, et c'est aussi parce que nous observons, à l'échelle européenne comme à l'échelle nationale, une réduction assez nette de la concurrence, c'est-à-dire du nombre d'entreprises qui se portent candidates aux marchés - les chiffres qu'a produits la Cour des comptes de l'Union européenne en témoignent. S'il n'y a pas forcément de relation de cause à effet avec l'existence de pratiques anticoncurrentielles, cette situation limite les choix possibles pour les acheteurs publics et conduit à des niveaux de prix extrêmement élevés. Nous avons tous pu observer dans nos collectivités comment la crise inflationniste et énergétique liée à la guerre en Ukraine a servi de joker aux entreprises pour justifier l'explosion des prix, dans un contexte de raréfaction des réponses - pour certains lots, on avait, dans le meilleur des cas, une ou deux réponses...
Vous pouvez jouer un rôle sur ce plan, en contribuant à inciter les entreprises à se porter davantage candidates.
M. Thomas Pillot. - Je ne pense pas que l'on puisse dresser une cartographie qui serait pertinente du point de vue statistique.
De manière plus qualitative, on entend qu'il y a un risque particulier lié à nos territoires ultramarins : la situation des marchés, qui peuvent avoir un caractère plus étroit que dans l'Hexagone compte tenu de la géographie, conduit nombre d'acteurs à évoquer l'existence de pratiques anticoncurrentielles. Nous essayons d'être plus particulièrement attentifs à la situation de ces territoires.
Dans les travaux que nous conduisons, nous sommes amenés à chercher les raisons de l'étroitesse de certaines offres selon les marchés. Il arrive que seul un nombre réduit d'entreprises puisse soumissionner sur certains d'entre eux. Qu'il y ait peu d'offres peut donner lieu à des insatisfactions, mais cette situation n'est pas nécessairement de nature à nous permettre de caractériser une pratique anticoncurrentielle, au sens où il y aurait une entente ou un abus de position dominante.
Nous continuons à mener une activité particulière dans les territoires ultramarins, qui mobilise à la fois des agents sur place, lesquels connaissent la réalité du tissu économique, et des agents qui travaillent à distance depuis l'Hexagone. Cette façon de travailler nous permet de maintenir le niveau d'expertise technique dont nous avons besoin, alors que l'activité outre-mer ne nous permet d'y positionner des spécialistes de tous ces sujets. Cette capacité à utiliser les compétences de chacun, et parfois les projeter sur tel ou tel territoire en fonction des attentes, constitue la force du réseau d'une administration d'État.
Oui, nous exerçons une vigilance toute particulière, notamment à la Martinique, compte tenu du contexte tout particulier qu'a connu ce département ces derniers mois.
Mme Lauriane Josende. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les renforts que vous pouvez déployer pour les activités des entreprises situées en zone frontalière. Traitez-vous cette question ?
Mme Carla Deveille-Fontinha. - La DGCCRF n'a pas le pouvoir d'effectuer des enquêtes à l'étranger. Néanmoins, la Commission européenne, pour des infractions qui pourraient porter atteinte à l'Union européenne, pourrait mener des enquêtes relativement à des entreprises qui se trouveraient dans un autre État.
Par ailleurs, des enquêtes en matière pénale peuvent être diligentées sur l'ensemble du territoire européen avec des outils de coopération pénale permettant de réaliser des perquisitions à l'étranger. De fait, l'Autorité de la concurrence peut être associée à des enquêtes pénales en raison notamment d'une coopération avec le parquet national financier. Cependant, cela concerne un nombre limité d'enquêtes.
M. Ruelle a estimé que le bilan de la DGCCRF était modeste. Il y a peut-être une légère confusion entre les enquêtes et les indices. Ce que font la majorité des enquêteurs localement, c'est rechercher des indices de pratiques anticoncurrentielles. Ce n'est que sur une partie de ces indices que des enquêtes vont être menées par l'Autorité de la concurrence, si celle-ci souhaite s'en saisir, et par la DGCCRF, dans le cas contraire. Or il faut savoir que 33 % des enquêtes proposées par la DGCCRF à l'Autorité sont retenues par celle-ci et donnent lieu à des sanctions... Cela relativise la modestie du bilan !
Par ailleurs, qu'une grande partie de ces enquêtes soient récupérées par l'Autorité de la concurrence et que le reste donne lieu à des avertissements ou à des sanctions par la DGCCRF me semble attester de la qualité du travail de la DGCCRF.
M. Simon Uzenat, président. - Nous avons bien noté les attentes que vous exprimez au nom de la DGCCRF, ainsi que vos propositions d'évolutions du cadre législatif et normatif opérationnel. S'il y avait aujourd'hui une mesure d'urgence qui pourrait aider la DGCCRF à être toujours plus efficace au service de l'ordre public économique, quelle serait-elle ?
Mme Carla Deveille-Fontinha. - Nous serions intéressés par le fait que les enquêtes en matière de concurrence puissent donner lieu à des écoutes téléphoniques, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. En effet, l'infraction pénale est réprimée de quatre ans d'emprisonnement, ce qui n'est pas suffisant pour donner lieu à la mise en oeuvre de telles procédures.
Il faudrait aussi que nous ayons la possibilité d'obtenir les données de connexion et d'accéder aux échanges téléphoniques entre entreprises, ce qui nous permettrait d'établir beaucoup plus facilement la preuve des infractions. Cette revendication nous tient à coeur.
M. Thomas Pillot. - Il ne s'agit pas de nous permettre de faire des écoutes téléphoniques : il s'agit de faire en sorte qu'un magistrat, procureur ou juge d'instruction, puisse, dans le volet pénal dont il est saisi, mais qui peut être le corollaire de travaux que nous avons menés, ordonner des écoutes téléphoniques qui seraient réalisées par les services dont c'est la mission, avec les garanties qui existent déjà pour les écoutes de ce type. Il faudrait, pour cela, que le quantum de peine soit accru.
Nous ne cherchons pas à modifier les pratiques administratives : nous voulons qu'elles soient mieux articulées avec ce qui peut être fait par d'autres services.
Je rappelle les deux autres pistes que nous avons identifiées pour augmenter notre efficacité. La première est la modification de la ligne de partage avec l'Autorité de la concurrence, de façon à renforcer les sanctions : un quantum de 150 000 euros n'est plus adapté à de nombreuses pratiques qui, sans forcément toucher à des marchés européens ou mobiliser une autorité indépendante, nécessitent une répression effective. La seconde, qui est importante, mais ne peut être explorée dans l'urgence, est l'approfondissement de la gestion des données de la commande publique, pour les rendre plus exploitables.
M. Simon Uzenat, président. - Ces pistes rejoignent très largement les travaux que nous conduisons depuis près de quatre mois.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 15.
Audition de responsables ministériels des achats - Mmes Agnès Boissonnet, cheffe du service des achats et du soutien à la direction des affaires financières du secrétariat général des Ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, Guylaine Bourdais-Naimi, sous-directrice des achats au service de l'action administrative et des moyens du secrétariat général des Ministères de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative, et M. Jean Bouverot, chef du service de l'achat, de l'innovation et de la logistique à la direction de l'évaluation de la performance, des finances, de l'achat et de l'immobilier du ministère de l'Intérieur
M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons à la question des achats de l'État et de leur organisation administrative. Dès le début de nos travaux, nous avions auditionné la direction des achats de l'État (DAE), que le rapporteur et moi-même avons à nouveau rencontrée le 6 mai dernier pour une présentation du système d'information des achats de l'État. C'est elle qui définit la politique des achats de l'État.
Cette politique doit ensuite être déclinée dans chaque ministère. Le secrétaire général y est chargé de s'assurer de la conformité des achats de son ministère avec la ligne définie par la DAE. Il est assisté par un responsable ministériel des achats (RMA), désigné après avis de la DAE et qui est l'interlocuteur de celle-ci à l'échelle du ministère. Le RMA a pour mission d'organiser la fonction achat de son ministère, d'établir sa programmation pluriannuelle des achats et de manière générale de veiller à la cohérence des achats ministériels avec la politique définie au niveau de l'État.
Le RMA doit également rendre un avis conforme sur les projets de marchés publics supérieurs au seuil des procédures formalisées, soit 143 000 euros HT, pour les fournitures et services, et à un million d'euros HT pour les travaux. L'objectif est bien de garantir la conformité de ces projets aux lignes directrices interministérielles et ministérielles.
Des exemples récents nous ont conduits à nous interroger sur le rôle des RMA et à chercher à mieux le comprendre. Nous avons constitué un panel le plus représentatif possible de la diversité des périmètres ministériels, la situation particulière du ministère des armées ayant été traitée à l'occasion d'une audition dédiée dès le début de nos travaux. Nous recevons donc Mme Agnès Boissonnet, RMA des ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, accompagnée Mme Oriane Gauffre, adjointe au sous-directeur des achats durables ; Mme Guylaine Bourdais-Naimi, RMA des ministères de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative, accompagnée de M. Frédéric Pomiès, sous-directeur du socle numérique à la direction du numérique pour l'éducation, et M. Jean Bouverot, RMA du ministère de l'Intérieur, accompagné de M. Emmanuel Serpinet, RMA délégué.
Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Boissonnet, Mme Guylaine Bourdais-Naimi et Mme Oriane Gauffre, M. Jean Bouverot et M. Frédéric Pomiès prêtent serment.
Nous aimerions comprendre comment vous exercez, au quotidien, vos fonctions et assurez le pilotage de la fonction achat de votre ministère. Avez-vous rencontré des difficultés auprès des acheteurs pour mettre en oeuvre certaines des orientations décidées au p national ou respecter les objectifs contenus dans des stratégies générales comme le plan national pour des achats durables (PNAD) ?
Vous pourrez également nous expliquer quelles sont les mesures que vous avez mises en place, à l'échelle de votre ministère, pour que la commande publique soit un outil de soutien aux très petites entreprises (TPE) et aux petites et moyennes entreprises (PME). S'agit-il d'un impératif que vous imposez à vos acheteurs et que vous examinez dans le cadre de la procédure d'avis conforme sur les marchés d'importance ?
Le soutien à l'innovation constitue à nos yeux l'un des objectifs de la commande publique, dans un contexte où le développement des start-ups ne peut se faire sans un soutien public sous la forme de commandes et non de subventions. Pour vos trois ministères, la transformation numérique est un enjeu majeur : comment y contribuez-vous ?
Le ministère de l'Éducation nationale a récemment renouvelé un marché pour la fourniture de licences de produits Microsoft pour ses services ainsi que pour les établissements d'enseignement, alors qu'une note de février dernier a rappelé l'interdiction des « suites collaboratives en ligne d'éditeurs états-uniens ou non-européens dans les écoles et les établissements publics ». Comment s'est effectué votre contrôle sur ce marché ?
Et deuxième marché sur lequel j'aimerais pouvoir entendre les représentants du ministère de l'Éducation nationale, c'est sur l'approvisionnement en masques à la suite de la crise sanitaire. Nous avons reçu de nombreux témoignages d'enseignants qui, ouvrant leur casier au début de l'année scolaire, voyaient des boîtes de masques fabriqués en Chine leur être proposés alors même qu'en parallèle nous étions mobilisés très largement pour structurer ces filières à l'échelle nationale. Qu'en est-il ?
S'agissant du ministère de la Transition écologique, vous avez confié à l'entreprise Alan le marché relatif à la protection sociale complémentaire de vos agents. Quelles garanties en matière de protection des données personnelles et de leur hébergement avez-vous prises ? Si nos informations sont exactes, l'hébergement est réalisé chez un prestataire américain, AWS.
S'agissant du ministère de l'Intérieur, vous êtes évidemment en première ligne pour faire face aux catastrophes naturelles. Nous pensons en particulier au cyclone Chido qui a frappé Mayotte. Comment y avez-vous réagi ? Quels outils de la commande publique ont été sollicités ? L'approvisionnement en eau ne semblait pas avoir été suffisamment anticipé dans des volumes correspondant au besoin. Avez-vous joué un rôle particulier dans ce domaine ?
Je vous rappelle que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer ultérieurement par écrit.
M. Jean Bouverot, responsable ministériel des achats du ministère de l'Intérieur. - Le ministère de l'Intérieur agit sur des fronts variés : la sécurité, les secours, l'administration, la modernisation. Notre fonction achat et logistique fournit les moyens matériels et technologiques nécessaires aux acteurs de terrain, à la fois en qualité, en coût optimisé, et en délai - cette dernière exigence étant essentielle au regard de notre mission de gestion de crise.
En 2019, le ministère a décidé de réformer en profondeur ses achats pour garantir une meilleure performance du soutien aux acteurs de terrain : un service de l'achat, de l'innovation et de la logistique du ministère de l'intérieur (Sailmi) a été créé et confié au RMA ; à ce service sont rattachés des prescripteurs, c'est-à-dire des ingénieurs qui rédigent la plupart des cahiers des charges, des acheteurs qui mènent les procédures, des centres techniques d'expérimentation et de contrôle, ainsi que des établissements logistiques de grande ampleur. Le Sailmi est transversal et relève du programme 216 de la loi de finances. Il est rattaché à la Direction de l'évaluation de la performance, de l'achat, des finances et de l'immobilier (Dépafi), ce qui permet de renforcer les synergies, en particulier avec la sphère financière.
Concrètement, comment cela fonctionne-t-il et quelles sont nos orientations ?
Le ministère découpe le cycle d'achat en trois macro-processus, chacun porté par trois sous-directions du Sailmi et un bureau chargé de la performance, du pilotage et de la stratégie, dirigé par Emmanuel Serpinet, qui est également RMA délégué. Son bureau est doté d'acheteurs stratégiques spécialisés par segment et qui travaillent notamment avec la DAE et tous les bénéficiaires et clients du ministère de l'Intérieur pour définir des stratégies d'acquisition interministérielles ou ministérielles.
Notre cycle d'achat est organisé en trois processus : la stratégie, en amont, où nous réfléchissons aux achats dans les trois à cinq prochaines années pour chaque catégorie de besoin ; la contractualisation, où nous lançons les appels d'offres et où nous faisons de l'achat proprement dit, éventuellement après négociation ; enfin, l'approvisionnement, le suivi, le contrôle du service fait et la logistique, où nous sommes alors au contact direct de l'utilisateur,- c'est celui sur lequel portent beaucoup d'attentes de la part des policiers, gendarmes et clients du ministère de l'Intérieur. Pour faire des économies, l'impact est plus important en amont qu'en aval : la stratégie est décisive, parce que c'est l'étape où l'on définit la prescription et le cahier des charges - ce n'est pas la même chose de demander une voiture d'un modèle précis, ou d'en définir les caractéristiques dans un cahier des charges fonctionnel. Le jeu de la concurrence n'est pas le même. Dans le cahier des charges, nous intégrons aussi les réflexions sur les considérations sociales, environnementales, l'accès des PME et l'innovation. Plus on avance dans le cycle d'achat, moins l'impact de la performance est important .
Or, dans la pratique, on sous-investit la stratégie, l'amont, où se situe la valeur ajoutée, et on sur-investit la contractualisation : tout le monde veut acheter, c'est le « je signe, donc je suis », la valeur est liée à la signature de contrats. C'est oublier que la contractualisation doit être spécialisée : on n'achète pas de l'immobilier comme on achète du numérique, des armes ou des véhicules pour les forces de sécurité intérieure... Ensuite, , on sous-investit tout ce qui est logistique, approvisionnement et contrôle du service fait. Et c'est l'inverse qu'il faudrait faire pour être efficace : il faut investir dans la stratégie, en amont, parce que c'est là que se trouvent les marges d'amélioration, puis spécialiser et digitalisre les processus.- Nous travaillons avec la DAE à l'élaboration d'un outil transactionnel, c'est essentiel pour suivre nos procédures, disposer d'alertes, préserver le temps de l'acheteur. On demande trop souvent l'impossible à l'acheteur parce que le délai est déjà consommé en amont. Il faut préserver ces délais, les rendre visibles. C'est pourquoi l'outil que nous élaborons comportera un diagramme de Gantt : chacun, le prescripteur et l'acheteur, saura ce qu'il doit faire et quand.
Nous avons beaucoup travaillé sur l'approvisionnement et la logistique, considérant que le contact avec l'utilisateur était très important. Les policiers, gendarmes ou agents de préfecture ont du mal à comprendre pourquoi il est si facile de commander des biens sur son smartphone à titre privé, et pourquoi, quand on est dans son administration, on a le sentiment qu'on nous explique comment se passer du bien dont on a besoin. Nous avons donc développé l'application LOG-MI, pour gérer les stocks et assurer la distribution. Elle permet de commander de façon plus simple.
Tous les achats ne méritent pas une prise en charge à l'échelon central. En fonction des segments et des stratégies établies, l'achat peut être effectué en préfecture de région, par les plateformes régionales d'achat de l'État (PFRA), dans les zones de défense par les secrétariats généraux pour l'administration du ministère de l'Intérieur (Sgami), ou encore par d'autres services.
La gouvernance des achats au ministère de l'Intérieur comprend trois niveaux : le niveau décisionnel, avec le comité ministériel des achats, présidé par le secrétaire général ; un niveau préparatoire, avec le comité ministériel des représentants du pouvoir adjudicateur (RPA), qui est animé par le RMA et regroupe les différents services acheteurs au sein du ministère : on y réfléchit ensemble à l'agenda de nos travaux, à leur contenu et nous préparons les décisions prises par le comité ministériel des achats ; enfin, le troisième niveau, correspond aux groupes de travail thématiques, où l'on veille à intégrer tous ceux qui doivent l'être, pour que l'achat soit bien fait et intègre réellement le besoin de l'utilisateur.
Par son volume d'achats, le ministère de l'Intérieur est le premier acheteur civil de l'État, avec 5,8 milliards d'euros achetés en 2024 et une économie de 43,8 millions d'euros. 73 % des marchés comportent une considération environnementale, 47 % une considération sociale. Le RMA a rendu 296 avis en 2024, 25 % des projets soumis à ces avis contenaient des dispositions innovantes, contre 15 % en 2023, signe de ce que notre feuille de route innovation a fonctionné, notamment notre fonds Innov'Achat, réservé au soutien à des start-ups et PME françaises offrant des solutions innovantes. 14 projets ont été retenus, avec des applications très diverses, destinés à la sécurité civile, la police, la gendarmerie ou les préfectures. Six projets d'achat d'innovation avec des partenaires européens ont aussi été conclus. Nous sommes à l'origine d'une initiative européenne appelée iProcureNet un réseau d'échanges avec les autres ministères de l'Intérieur européens, qui permet d'échanger sur les pratiques d'achats de sécurité.
Le ministère de l'Intérieur porte 190 marchés interministériels, nous assurons donc aussi un rôle d'acheteur interministériel. Nous travaillons également à une démarche pour faciliter l'achat souverain, et nous avons progressé sur les PME, hissant leur part à 54 % de nos achats. Avec une solution développée par la start-up IN France, nous évaluons l'impact territorial de nos achats : nous avons mesuré cet impact sur l'emploi à 14 500 ETP indirects et induits, et la fiscalité locale à 175 millions d'euros. Ces calculs sont complexes, nous les réalisons avec des données de l'INSEE.
Depuis le plan de relance de 2020, nous avons fait des progrès sur l'acquisition de véhicules fabriqués en France et de marques françaises, en particulier des Peugeot 5008 et 3008. Nous avons souhaité aussi un parc plus vert, nous avons acheté 1 500 Renault Zoé ; cela a été un peu contesté parce qu'on trouvait la voiture trop petite, mais, finalement, elles plaisent bien, certaines sont sérigraphiées en gendarmerie et servent pour la liaison. Nous achetons aussi l'Alpine Renault comme véhicule rapide d'intervention de la gendarmerie : c'est un symbole du fabriqué français.
Enfin, la fonction achat et logistique a révélé son efficacité en soutenant concrètement les missions du ministère dans des situations complexes. Il y a eu la crise sanitaire, avec la distribution des équipements de protection individuelle à l'administration territoriale d'État, les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, où nous avons été très mobilisés, ou encore la crise sécuritaire consécutive à la mort de Nahel en 2023, qui a mobilisé toute la chaîne logistique et achats.
Un mot sur la situation à Mayotte après le passage du cyclone Chido. Les achats ont mobilisé les marchés disponibles, ministériels - affrêtement des personnes, déplacements individuels, et interministériels - transport sur mesure de la DAE. Nous avons eu aussi recours aux centrales d'achat. Pour l'eau, l'Économat des armées, qui est une centrale d'achat sous statut d'établissement public, industriel et commercial (Epic), comme l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), nous a considérablement aidés. Nous avons d'abord cherché des solutions pour acheminer l'eau, nous avons cherché des fournisseurs - et c'est l'Économat des armées qui a pu nous apporter non seulement la fourniture, mais également le transport, la logistique, ce qui nous a permis d'acheminer de l'eau. Du reste, nous travaillons de plus en plus avec cette centrale d'achat ou en synergie avec le ministère des Armées et le Commissariat des armées, puisque beaucoup de sujets sont communs - nous travaillons aussi avec les douanes, avec l'administration pénitentiaire. Nous avons aussi recouru à l'Ugap. Deuxième chose, il y a eu des passations de marché avec procédure d'urgence pour les besoins non prévisibles - nous avons acheté des bâches, des groupes électrogènes, par exemple. Et puis, il y a eu la restauration des capacités opérationnelles de lutte contre l'immigration clandestine Il y avait besoin de radars, qui avaient été détruits, de liaisons satellitaires, de balises, de caméras, y compris des caméras optroniques. Actuellement, avec la cellule interministérielle de crise, nous faisons un retour d'expérience, pour recenser les marchés et être davantage prêts, en disposant d'un kit de réponse. Il est très difficile d'élaborer un tel kit, les crises n'étant jamais identiques, mais il y a des constantes, comme le transport, nous voulons les identifier.
Pour conclure, je tiens à mentionner que le ministère est labellisé « Relations fournisseurs et achats responsables » (RFAR). Ce label nous engage à traiter nos fournisseurs correctement, notamment en respectant les délais de paiement, car la trésorerie, en particulier pour les PME, est un véritable sujet de préoccupation. Nous sommes tenus de payer dans un délai de moins de 30 jours et sommes soumis à des audits ; nous suivons tous les engagements de ce label dans une feuille de route. Ce label est également exigeant en matière de responsabilité sociétale (RSE).
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Sur les vêtements, les uniformes, nous avons eu des retours d'entreprises insatisfaites de ne pas avoir été retenues, et qui demandaient des réponses. Je m'intéresse particulièrement à votre politique concernant la part des vêtements qui est fabriquée en France. Vous avez repositionné les commandes sur les marques françaises pour les véhicules des forces de l'ordre, c'est une bonne chose. En matière informatique, vous avez votre propre logiciel, et vous hébergez les données du ministère sur un cloud souverain : pourriez-vous nous expliquer comment vous vous y êtes pris ? Êtes-vous passés par l'Ugap ? Ce que fait la gendarmerie avec ses données, par exemple, pourrait servir d'exemple à d'autres ministères...
M. Jean Bouverot. - Le textile est un sujet très important : nous habillons plus de 250 000 personnes, les policiers, les gendarmes, mais également les préfets. C'est un sujet de grande sensibilité, nous veillons à ce que le textile des uniformes n'utilise pas de colorants azoïques, qui peuvent être cancérogènes. Nous recourons à des labels exigeants. Nous veillons également à ce que les règles de l'Organisation internationale du travail (OIT) soient respectées, en particulier l'interdiction du travail des enfants de moins de 14 ans.
Avec la DAE, nous essayons de contribuer à faire revenir le textile en France. Une très grande partie de la confection se fait à l'étranger, mais une partie se fait en France - c'est le cas, en particulier, du polo de la police nationale, le tissu est français et ce polo a été dessiné par une école française. Nous recourons à une entreprise qui emploie des personnes en situation de handicap, Résilience Textile, et nous sommes parvenus à l'intégrer à la confection de la tenue de sport en école pour les policiers et les gendarmes, qui est un marché conséquent. Je crois à la démarche des petits pas. La minute de confection coûte 60 centimes en France, c'est 10-12 centimes en Tunisie, et moins encore au Bangladesh, en Chine : il faut évidemment tenir compte de ces écarts, mais l'automatisation permettrait de les compenser en partie. Dans le cadre de la réflexion menée avec la DAE, en concertation avec la Facim et les fédérations du textile, nous pouvons notamment agir sur l'allotissement, pour qu'une part de notre textile soit fabriqué en France.
Vous m'interrogez sur nos pratiques informatiques, donc sur l'application LOG-MI que j'ai évoquée. Nous nous sommes inspirés de bonnes pratiques des entreprises pour créer un stock central, par exemple des munitions d'instruction, des gilets pare-balles, des équipements comme les kits de la police technique et scientifique, qui comptent 400 références... Nous avons créé deux stocks centraux, un pour la police à l'établissement central logistique de la police nationale (ECLPN) de Limoges, et un pour la gendarmerie au centre national de soutien logistique de la gendarmerie nationale (CNSL) du Blanc, et nous les avons placés sous le pilotage du Sailmi. L'application permet non seulement de gérer les stocks, grâce à un système modernisé, mais aussi de distribuer les produits avec une ergonomie similaire à celle qu'on connaît dans le privé. C'est un outil efficace de pilotage des stocks et de la distribution.
Je ne suis pas un expert en informatique, mais je sais qu'effectivement, nous avons internalisé l'hébergement de nos données et que nos serveurs sont en France, c'est important, cela s'est fait cette année. On m'explique, cependant, que même ce dispositif n'est pas à l'abri de tout risque, mais nous mettons les chances de notre côté en internalisant et en ayant nos serveurs en France, sur recommandation de notre direction de la transformation numérique (DTNUM).
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Apparemment, vous avez réussi ce que d'autres n'ont pas fait, c'est-à-dire avoir exploité vos données avec un logiciel libre et hébergé en France.
M. Jean Bouverot. - Le logiciel en question n'est pas un logiciel libre, il est produit par l'éditeur Sage, qui n'est pas une entreprise française.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Européenne ?
M. Jean Bouverot. - C'est une entreprise britannique, il me semble qu'elle a été rachetée par des Américains, je le vérifierai.
M. Michel Canévet. - Vous dites que la plupart des cahiers des charges sont élaborés en interne par vos ingénieurs. Comment donc les autres cahiers des charges sont-ils élaborés ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Dans vos 5,8 milliards d'euros d'achats, quelle part est d'origine hexagonale, européenne, et hors UE ?
M. Daniel Salmon. - Sur la restauration, respectez-vous la loi EGalim ? Vous dites parvenir à 73 % de considérations environnementales et 47 % de considérations sociales : où voyez-vous les marges d'amélioration ?
M. Jean Bouverot. - Mon propos sur les cahiers des charges n'était pas suffisamment clair : mon service élabore les cahiers des charges en matière d'armement, de mobilité, tout ce qui touche aux équipements de nos forces de sécurité intérieure. Pour ce qui concerne d'autres sujets, par exemple l'immobilier ou le numérique, les cahiers des charges sont faits hors du Sailmi, mais dans un autre service du ministère - il peut arriver qu'il y ait de la sous-traitance, mais la grande majorité est faite en interne.
En revanche, nous avons mis en place un binôme prescripteur-acheteur - et c'est essentiel, car c'est souvent le prescripteur qui porte la valeur ajoutée, c'est avec lui qu'il faut travailler. L'achat ne relève pas uniquement de l'acheteur, et n'est pas limité à la procédure. On réduit trop l'achat à la procédure, ce qui conduit à multiplier les achats de biens très différents, alors qu'il faut spécialiser les acheteurs, ce qui n'est pas simple à faire.
S'agissant de l'origine des achats, les chiffres tendent vers une grande majorité des achats sur notre territoire, mais c'est plus complexe parce que ce qui compte, c'est de voir où se fait la production, où est la valeur ajoutée. Nous avons eu un débat sur la Toyota Yaris : c'est une voiture de marque étrangère, mais qui est fabriquée en France - quel est donc son statut, dans nos achats ? Nous essayons aussi de voir les retombées économiques locales de nos achats, c'est complexe à établir. Nous utilisons l'application IN France, qui nous donne des résultats à l'échelle régionale, mais pas à l'échelle départementale - alors que je souhaiterais communiquer à chaque préfet l'impact des achats du ministère de l'Intérieur sur son tissu économique, sur son écosystème. Nous y travaillons, mais c'est compliqué, nous y sommes parvenus sur un montant de 3,5 milliards d'euros, et à l'échelle régionale.
M. Simon Uzenat, président. - Sur les 3,48 milliards analysés en 2024, vous affichez 97,4 % de dépenses vers des sociétés françaises. Cependant, on parle de sociétés qui ont leur siège en France, ce qui ne signifie pas que la production et la création de valeur ont lieu sur notre territoire. La difficulté réside dans l'interprétation de ces données, nous avons un débat sur les possibilités d'avoir d'autres formes de traçabilité de la valeur ajoutée et donc mieux éclairer les acheteurs publics. Si vous disposez d'informations complémentaires, nous sommes preneurs. Cependant, dans les délais impartis, il sera sans doute compliqué de nous fournir le détail de ces 3,48 milliards d'euros...
M. Jean Bouverot. - La restauration sur les sites du ministère de l'Intérieur a été confiée à la Fondation Jean Moulin, je vous répondrai par écrit sur sa prise en compte de la loi EGalim.
S'agissant des considérations environnementales, nous sommes désormais à 100 %, puisqu'en l'absence d'une telle considération, le RMA bloque désormais le dossier, et il ne peut pas être contourné. Cela crée des débats, qui ont leur intérêt - et qui démontrent qu'en matière d'achat, il faut prendre le temps de se poser les bonnes questions, se renseigner sur les pratiques à l'étranger, dans d'autres administrations et dans le secteur privé : la question des délais est centrale pour nous.
M. Simon Uzenat, président. - Un mot sur le sujet de l'eau à Mayotte. Depuis le début de nos auditions, nous constatons que, sur ce sujet si important pour la population, chacun se renvoie la balle. On nous a dit que le ministère de l'Intérieur avait la main, et pas la DAE, ni le ministère des Armées. Pendant ce temps, pour la population, les besoins en eau n'ont pas été couverts. Comment expliquer cette défaillance ? Des habitants témoignent n'avoir obtenu qu'une bouteille d'eau pour deux semaines, des élus locaux nous l'ont confirmé, et les difficultés persistent, aujourd'hui encore. Si vous ne pouvez pas répondre aujourd'hui, nous vous demandons de le faire par écrit : qui a décidé quoi, à quel moment ? Nous voulons y voir plus clair sur ce point ô combien important.
M. Jean Bouverot. - Je vous apporterai des précisions par écrit. La question de l'eau à Mayotte était prise en compte avant les destructions entrainées par le cyclone Chido. Les difficultés sont anciennes et sont liées en particulier à au dimensionnement du port maritime. Les conteneurs des bateaux sont trop grands pour être transportés sur un camion, il faut trouver un moyen d'acheminement plus efficace à l'intérieur du territoire, sans engorger le port. Il faudrait donc des containers qui peuvent être directement mis sur des camions et dirigés vers la population. Les difficultés logistiques sont très importantes. J'apporterai une réponse plus précise par écrit, en particulier sur la situation d'aujourd'hui.
Mme Guylaine Bourdais-Naimi, responsable ministérielle des achats des ministères de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative. - J'organiserai mon propos en quatre points : notre organisation achat, notre fonctionnement, nos caractéristiques d'achat et les objectifs que nous nous sommes fixés.
Notre organisation, comme celle de beaucoup de ministères, est en cercle concentrique. Au plus large, il y a les stratégies obligatoires et dictées par la DAE, dont l'Ugap est parfois l'opérateur, auxquelles nous souscrivons pleinement. Ensuite viennent les marchés ministériels, qui représentent à la fois des marchés nationaux que nous passons pour l'administration centrale, mais également les services déconcentrés et les opérateurs au niveau national. Il peut également s'agir de marchés uniquement destinés à l'administration centrale, pour notre administration courante. Il y a également les marchés des régions académiques, qui les passent et pour lesquelles je donne un avis RMA au-dessus des seuils, sur le respect des grands axes de performance. Enfin, il y a les marchés de nos opérateurs, de nos établissements, que nous ne voyons pas et pour lesquels nous n'avons pas toujours les mêmes systèmes d'information.
Au sein de ces cercles concentriques, nous centralisons les marchés d'administration centrale et les marchés nationaux, qui peuvent évidemment comprendre nos services déconcentrés. Nous agissons également en groupement de commandes, avec le Groupe Logiciel, aussi connu sous le nom de Cellule nationale logicielle (CNL), qui nous permet de massifier nos besoins et de pouvoir répondre à ceux de nos grands établissements.
Cette massification a pour objectif d'avoir des prix les plus bas possibles. Cependant, ces supports contractuels ne sont que des vecteurs dont les opérateurs et les établissements peuvent se servir, ce n'est pas une obligation. Les régions académiques passent elles-mêmes leur propre marché, notamment pour les fournitures et services. Les marchés de travaux sont souvent passés par leurs services chargés de l'immobilier.
Concernant notre fonctionnement, j'insiste sur l'importance du binôme formé par le prescripteur et l'acheteur. Le prescripteur est le sachant technique. Les achats sont si diversifiés qu'on ne peut pas être compétent partout à la fois. Un achat pertinent et réussi, dépend de la rencontre entre l'opportunité de l'achat, portée par le prescripteur, et le respect de la légalité de l'achat et la maîtrise des techniques de négociation, qui sont entre les mains de l'acheteur.
Le Groupe Logiciel est un bon exemple de massification des achats. C'est un groupe de travail universitaire et inter-organismes de recherche dont l'objectif est de mutualiser les besoins en logiciels des entités de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Les travaux de cette cellule du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, bénéficient aux établissements d'enseignement supérieur, de recherche, aux universités, aux grands établissements, aux écoles, organismes de recherche et aux autres organismes sous tutelle.
Le total de nos dépenses en administration centrale et en services déconcentrés est d'un peu moins de 800 millions d'euros en crédit de paiement pour 2024, qui se décomposent en 37,2 % pour l'administration centrale et 62,8 % pour les services déconcentrés. Nos principaux segments d'achat sont les prestations informatiques pour 17 %, suivies par les opérations de travaux et de bâtiments pour 14 %, et ensuite les voyages et déplacements. Nous avons notifié 68 marchés en 2024, 89 en 2023. Nous avons rendu 44 avis RMA depuis le début de l'année, 128 l'an passé. Près de la moitié de nos dépenses d'achat - 49 % - vont à des PME.
Nous avons remporté en 2023 les trophées de la commande publique pour un achat innovant qui concernait la traduction en braille d'ouvrages pour les enseignants déficients visuels, s'agissant notamment des graphiques, des courbes et dessins. La promotion de l'innovation s'inscrit dans la politique ministérielle des achats durables, dont nous venons de publier un guide, qui comprend des objectifs chiffrés.
Enfin, nous sommes à 24,4 % de marchés comprenant une considération sociale, dont 41,2 % pour l'État, à 59 % de marchés comprenant une considération environnementale pour l'ensemble et à 71 % pour l'État en 2024. À compter de cette année, 100 % des marchés comporteront une considération environnementale, puisque désormais aucun avis RMA ne peut être rendu si le marché n'en comporte pas.
Nos objectifs, enfin. Le premier, c'est de mettre nos clients internes au centre de notre action et d'agir pour nos prescripteurs, en évitant les coûts de sous- et de sur-qualité dans nos achats, tout en sécurisant ces derniers, avec une attention très particulière sur le suivi de l'exécution de nos contrats. On passe un contrat pour que la qualité soit au rendez-vous et que notre prescripteur interne en soit satisfait. Le deuxième objectif est de favoriser des relations équilibrées avec les entreprises. Nous avons été le deuxième ministère à recevoir le label RFAR, après le ministère de la Défense, et il a été renouvelé en début d'année. Ce label promeut des relations équilibrées avec les entreprises et le soutien aux PME avec par exemple la mise en oeuvre d'une boîte de courrier électronique fonctionnelle qui permet aux entreprises de nous contacter et nous poser toutes questions sur leurs difficultés d'exécution ou de suivi des prestations, et implique aussi d'être vigilant sur les délais de paiement.
Enfin, comme tous les ministères, nous sommes extrêmement vigilants à la promotion des axes de performance impulsés par la DAE. Il s'agit évidemment de la performance économique, mais aussi de l'accès aux PME, du développement durable, et la promotion de l'innovation et des filières françaises.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avez-vous été consultés dans des dossiers concernant l'hébergement des données de l'enseignement supérieur, en particulier celui de l'École polytechnique ? Avez-vous mis en place des clauses de souveraineté ? Quel mécanisme a conduit à choisir une solution sur étagère, en l'occurrence celle de Microsoft, à l'Ugap ?
M. Frédéric Pomiès, sous-directeur du socle numérique à la direction du numérique pour l'éducation. - La direction de l'École polytechnique est autonome dans la définition de sa stratégie numérique : elle doit se conformer aux directives interministérielles, mais elle n'a pas vocation à solliciter un accord interne propre au ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche avant de procéder à ses achats et à conduire son projet.
M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous répondre plus précisément, alors, sur le marché passé par votre ministère ?
M. Frédéric Pomiès. - Vous vous interrogez, si j'ai bien compris, sur l'articulation entre deux faits quasi concomitants : une circulaire adressée à tous les recteurs et datée du 28 février 2025, et la notification du marché Microsoft pour les besoins propres du ministère.
Comment l'application de cette circulaire est-elle supervisée ? Le directeur du numérique pour l'éducation porte sa mise en application dans le cadre de son pilotage stratégique, principalement sur deux axes. Un axe dans sa relation avec les collectivités territoriales, pour piloter le déploiement de la loi Peillon et les espaces numériques de travail (ENT) qui sont mis à disposition des élèves, des familles et des enseignants à différentes échelles territoriales - régionale, départementale, voire communale. Cette note a été présentée au comité des partenaires, qui réunit des représentants de collectivités, lesquelles demandaient un appui du ministère pour définir des critères sur les solutions numériques à retenir, et ce afin de bien faire.
L'autre axe est celui du pilotage ministériel, donc l'action de l'administration centrale vers les services déconcentrés - la direction du numérique pour l'éducation (DNE) conduit une série d'actions à destination des directions de régions académiques des systèmes d'information. C'est dans ce cadre que la circulaire a été présentée. Par ailleurs, la DNE pilote les ressources mises à disposition des services numériques des régions académiques. Entre le cadrage administratif et le cadrage financier, les régions académiques ne sont guère en position de déployer des services qui contreviendraient au contenu de la circulaire.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'entends, mais cela ne répond pas à cette question : quel a été le processus qui a conduit à choisir Microsoft comme hébergeur des données plutôt que d'autres acteurs européens ou français, tels qu'OVH ou Scaleway ? Nous parlons de données sensibles, qui se trouvent hébergées par une entreprise soumise à des lois extraterritoriales. En tant que RMA, vous avez une certaine responsabilité. Nous avons l'impression que chacun se décharge de sa responsabilité en renvoyant sur les autres. Avez-vous été associés à l'élaboration du cahier des charges ? Quelle est votre propre analyse ?
M. Simon Uzenat, président. - Nous parlons en l'occurrence d'un marché évalué à 74 millions d'euros. On nous a expliqué que ce n'était pas véritablement un nouveau marché, mais une forme d'extension à partir de la suite bureautique avec de l'hébergement de données. De notre point de vue, il est très surprenant de voir des ministres rappeler à leur administration la nécessité de respecter de règles. La directrice interministérielle du numérique (Dinum), nous a confirmé sous serment qu'elle n'avait pas été sollicitée, alors qu'en théorie, au-delà de 9 millions d'euros, son avis est requis. Nous aimerions y voir plus clair, comprendre les défaillances et les dysfonctionnements, pour régler - car pour le moment, ce qui s'est passé n'est guère compréhensible.
M. Frédéric Pomiès. - Il ne faut pas confondre les technologies Microsoft avec l'hébergement de données dans le cloud : ces deux sujets sont liés, mais ils ne coïncident pas exactement. En réalité, ce marché vise à ce que le ministère et ses opérateurs continuent à utiliser des technologies Microsoft à l'échelle des postes de travail et à l'échelle de systèmes d'information hébergés localement - on parle d'usage « on premise », ou sur site, donc d'outils qui recourent à des technologies Microsoft, par exemple les serveurs de base de données ou d'applications, qui font partie des technologies disponibles pour les développeurs qui conçoivent des applications et sont parfois imposées à travers la solution technologique applicative retenue comme briques sous-jacentes nécessaires au bon fonctionnement de l'application dont on s'équipe.
En clair, l'usage principal et quasi exclusif du marché Microsoft, consiste à acquitter des droits d'usage de technologies et de produits qui sont installés sur nos propres infrastructures. Quant à l'échelle plus large que le poste de travail, celle des systèmes d'information qui manipulent des données et où peut se poser la question de la circulation de données sensibles, le ministère de l'Éducation nationale s'est équipé d'un système d'information qui est à 98 % basé sur de l'open source. Nous utilisons très massivement Red Hat Linux - nous recourons à de l'open source pour nos applications, nos services numériques et nos briques technologiques.
Ce marché avec Microsoft vient donc combler un besoin résiduel à notre échelle, même s'il est important financièrement, car notre ministère comprend beaucoup d'agents. En schématisant, ce marché vise à ce que les postes de travail du ministère soient équipés des dernières versions de Windows, Word et Excel. Il n'a rien à voir avec l'hébergement des données, puisque cet hébergement se situe sur les machines des agents et sur les services de fichiers partagés qui sont opérés sur des serveurs du ministère.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Attention, des données éparses paraitront anodines prises séparément, mais quand on les rassemble, il peut se former un ensemble de données sensibles. Et nous parlons ici d'un marché de 74 millions d'euros, attribués à un groupe étranger, cela interpelle : est-ce que l'on a cherché une solution européenne ou française ? On a le sentiment qu'il n'y avait pas d'alternative à Microsoft et à ses solutions sur étagère. Or, des entreprises françaises nous ont dit être tout à fait prêtes à déployer des solutions, dès lors qu'on leur ferait confiance, et que la commande publique serait un levier pour leur développement : c'est aussi cela, notre sujet.
M. Frédéric Pomiès. - Vous abordez un sujet très intéressant, qui est un cheval de bataille de nombreux acteurs : la collaboration et les outils collaboratifs. Mes explications précédentes sur Word et Excel se référaient à un usage hors système collaboratif, à un usage limité à un ordinateur personnel.
La suite collaborative proposée par Microsoft, Office 365, permet de travailler en ligne, donc à plusieurs en même temps. Des entreprises françaises et européennes proposent des produits concurrents, c'est pourquoi le marché dont nous parlons a fait l'objet d'un sourcing où quatre entreprises ont été interrogées, en plus de Microsoft : Wimi, GoFAST, Jamespot et Interstis. Je ne peux pas vous communiquer publiquement les chiffres, mais je vous assure que les coûts bruts de ces solutions étaient très largement supérieurs à ceux de Microsoft, sans compter le coût de la transition et de la transformation des usages.
Enfin, choisir un acteur de ce type ne nous libérerait pas du système d'exploitation Windows, qui est la base logicielle sur tous les postes de travail, et nous parlons d'environ un million de personnes à équiper. Il faut également souligner que ces acteurs sont des challengers, la question se pose du rattrapage du niveau fonctionnel, du niveau d'intégration - par rapport aux grandes sociétés en place que sont Microsoft ou Google qui sont des defenders.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il serait cependant possible d'inverser le mouvement, si on s'en donnait les moyens politiques et financiers. Il ne faut pas oublier que Microsoft est née dans un garage, et que c'est la commande publique qui l'a aidée à devenir ce qu'elle est, comme beaucoup des autres Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Nous n'avons pas été capables d'une telle articulation dans notre pays, et si nous ne changeons pas notre approche sur l'intelligence artificielle, nous allons prendre encore dix ans de retard. Aujourd'hui, il nous faut une volonté politique et financière pour faire ce virage qui nous fera retrouver notre souveraineté.
M. Frédéric Pomiès. - Il est difficile de vous donner tort et pour aller dans votre sens, je citerai notre programme Etna, l'Environnement de travail numérique de l'agent. Il comprend une palette de projets, en particulier Nuage, qui fournit une suite collaborative en ligne avec des fonctions de collaboration avancées, de partage, de travail à plusieurs, et qui est pensée à destination de toute la population enseignante, et par extension de l'administration centrale et des services déconcentrés. Nous en avons de très bons retours et nous finalisons la mise au point de ce produit, que nous testons depuis deux ans - des fonctionnalités dites d'ergonomie seront installées cette année. Nous allons ensuite mener une campagne assez offensive de communication pour favoriser son déploiement et montrer que ce produit étant disponible, gratuit pour les utilisateurs finaux, les établissements, les rectorats, il n'y a aucune raison de ne pas s'en servir.
M. Simon Uzenat, président. - Nous n'allons pas épiloguer trop longtemps sur ce dossier, qui est pourtant important. Personnellement, je n'ai pas été totalement convaincu par vos arguments. Ce qui nous a été dit lors de précédentes auditions, c'est que le marché en question emportait également l'hébergement de données, dans des proportions qu'il faudrait apprécier de façon plus précise.
Nous vous demanderons de nous communiquer toutes les pièces se rapportant à ce marché pour pouvoir savoir précisément de quoi il est question. Il est vrai que la question des coûts se pose, mais on voit aussi que nous entretenons une forme de dépendance envers les grandes sociétés américaines. Il ne faut pas que le coût soit un prétexte pour ne pas changer. En réalité, si nous avions collectivement fait le choix, avec un portage politique, de développer des alternatives, la discussion ne se poserait pas dans les mêmes termes aujourd'hui. Le sujet reste donc d'actualité.
Sur le marché en question, nous vous demandons de nous fournir tous les documents propres à éclairer notre avis et à expliquer précisément pourquoi la Dinum n'a pas été sollicitée.
Ensuite, vous n'avez pas répondu sur les masques. Les réponses déjà apportées à notre questionnaire ne sont guère satisfaisantes, chacun se renvoie la balle et, finalement, noie le poisson. Comment expliquer la distribution massive de masques fabriqués en Chine dans les mois qui ont suivi la crise sanitaire ? On nous a expliqué qu'il y avait des stocks, qu'il fallait les écouler... On peut l'entendre pour partie, mais cela a duré longtemps, et c'était tout à fait contraire à la volonté politique de soutenir des entreprises locales par la commande publique - c'est le contraire qui s'est produit, il y a eu, par exemple en Bretagne, des entreprises qui ont dû cesser leur activité, faute de la commande publique qu'elles avaient espérée.
Mme Guylaine Bourdais-Naimi. - Je n'ai malheureusement pas d'éléments supplémentaires, au-delà des réponses que nous avons faites au questionnaire reçu. J'ai contacté les personnes qui étaient en charge de ces sujets, tous les interlocuteurs ont changé depuis. Je vais reprendre votre question sur le déploiement de masques fabriqués en Chine et essayer de vous apporter des compléments de réponses.
M. Simon Uzenat, président. - Il y a forcément eu passation de marchés, il doit donc y avoir des documents, des sources qui permettent de remonter les stratégies d'approvisionnement mises en place à l'époque.
M. Jean-Luc Ruelle. - Comment envisagez-vous le développement de l'intelligence artificielle (IA) - et avec quel opérateur est-il entrepris ?
Avez-vous des contacts avec vos homologues européens sur les questions d'achat, et, éventuellement, des liens de synergie en matière d'achat ?
Enfin, faites-vous des benchmarks sur des références essentielles, en comparant les prix dans d'autres pays ?
M. Henri Cabanel. - Pensez-vous que des opérateurs français ou européens soient capables de rivaliser avec le système d'exploitation Windows ?
Mme Guylaine Bourdais-Naimi. - Je n'ai pas reçu de sollicitation directe sur l'IA, et notre idée, à notre échelle, c'est d'intégrer dans nos procédures de marchés des solutions d'IA sous forme de variantes, , sans mettre en péril les marchés en cours. Depuis mon arrivée l'an dernier, j'ai instauré des dialogues de programmation-achat pour mieux anticiper les achats et améliorer le sourçage. Ces questions d'IA sont apparues dans ces dialogues, mais les achats ne se sont pas encore concrétisés.
M. Frédéric Pomiès. - Le ministère de l'Éducation Nationale, à l'instar des autres ministères, travaille à la meilleure façon de s'approprier l'IA, en étant prudent sur les conséquences auxquelles on ne pense pas de prime abord. Nous avons engagé un travail en profondeur pour élaborer un cadre d'usage de l'IA en éducation, il devrait être prochainement publié. Nous avons travaillé avec des membres de toute la communauté éducative, avec les parents d'élèves, pour essayer de définir les bons et les mauvais usages de l'IA.
Votre question portait sur les opérateurs d'IA. À l'échelle de la DNE, il n'y a pas à ma connaissance de contrat avec un opérateur principal d'IA comme Open AI ou Mistral. Nous observons les tendances, avec un portage de la Dinum, mais les choses ne sont pas encore fixées sur le sujet.
Mme Guylaine Bourdais-Naimi. - Nous n'avons pas de relation avec les services d'achats des pays voisins. S'agissant du benchmarking, nous allons rencontrer l'Agence de mutualisation des universités, qui passe un gros marché de matériel informatique, - Matinfo - avec des tarifs très compétitifs, que nous allons comparer à ceux de l'Ugap.
Mme Agnès Boissonnet, responsable ministérielle des achats des ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche. - Les ministères dont je suis la RMA ont réalisé 2,1 milliards d'euros d'achats en 2024, en comptant les établissements publics et les autorités administratives indépendantes, ils sont donc le cinquième acheteur de l'État. Plus de 55 % de nos marchés concernent des travaux routiers, avec une incidence sur le pourcentage de marchés attribués à des PME, qui est légèrement supérieur à 22 %, car sur nos marchés routiers, nous travaillons majoritairement avec quatre grands groupes français : Colas, Vinci, Eiffage et NGE, qui sont des « majors » dans leur domaine. Cela ne veut pas dire que le ministère ne soit pas particulièrement attentif aux PME, nous sommes en cours de labellisation RFAR et nous avons mis en place un correspondant PME, de même qu'un médiateur avec des boîtes dédiées, sur lesquelles les entreprises peuvent envoyer leurs questions et où nous leur répondons. Nous effectuons environ 12 % de nos achats à des entreprises innovantes, le quart avec des PME. J'ai rendu 430 avis RMA en 2024, et 390 en 2023.
Quelque 22 % des achats du pôle ministériel sont passés par l'administration centrale, 78 % par les services déconcentrés. En administration centrale, le service que je dirige passe les marchés du secrétariat général, en étroite collaboration entre le prescripteur et l'acheteur. Le prescripteur sait exactement ce dont il a besoin et l'acheteur veille au respect des règles et au respect juridique de nos marchés. Toutes les directions générales de notre ministère ont leur propre service achat et passent leur propre marché, que nous voyons au niveau de la validation RMA. Cependant, lorsque ces directions ont des questions ou des besoins spécifiques, mes services sont à leur disposition pour leur apporter un appui, voire se mettre à leur service pour régler des difficultés qu'elles rencontrent. Nous avons mis en place un dialogue de gestion avec toutes ces directions générales pour faire un point sur leurs marchés. Cela nous permet de contrôler a posteriori le résultat, en particulier la performance achat, sur le plan social et environnemental, et voir s'il y a un décalage avec la prescription initiale. Ce travail a permis d'améliorer la performance sociale et environnementale. J'ajoute que, comme les ministères de l'intérieur et de l'éducation nationale, 100 % de nos marchés comprennent une considération environnementale depuis septembre 2024. En l'absence d'une telle considération, l'avis RMA est bloqué jusqu'à avoir trouvé avec les services la façon de l'intégrer au marché. Notre ministère est particulièrement attentif à ce sujet, nous avons mis en place un clausier participatif en matière environnementale, à disposition de tous les acheteurs, en central ou en services déconcentrés, lesquels n'ont pas tous la même organisation pour passer des marchés. Les services de la sous-direction des achats sont en appui de ces services déconcentrés - directions interdépartementales des routes ou directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement. Nous vérifions également l'application des politiques prioritaires du Gouvernement dans les domaines qui aident l'industrie française. Par exemple, en matière de panneaux photovoltaïques ou de pompes à chaleur, nous vérifions que les préconisations gouvernementales ont bien été prises en compte.
Le ministère s'est aussi mobilisé pour la formation et l'accompagnement en matière d'innovation. Nous nous appuyons sur l'Ecolab, l'incubateur mis en place par le Commissariat général au développement durable (CGDD), qui regroupe et soutient des start-ups françaises. Nous collaborons étroitement avec le CGDD pour faire connaitre cette ressource. Nous sommes conscients que l'achat au plus près du terrain, l'achat innovant et local peut soutenir les PME, nos services déconcentrés y sont particulièrement attachés.
Quelques mots, enfin, sur le marché de protection sociale complémentaire (PSC) remporté par l'entreprise française Alan. En lançant ce marché, le ministère avait insisté pour qu'il y ait dans le cahier des clauses administratives particulières une mention sur l'hébergement et la protection des données - il avait bien été indiqué que l'hébergement des données devait être fait soit en France, soit sur le territoire de l'Union européenne. Nous avons prévu des pénalités en cas de fuite des données, qui sont protégées par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Le data center est quant à lui situé à Francfort.
M. Simon Uzenat, président. - L'hébergement en Europe ou en France n'offre aucune garantie quand il est opéré par des entreprises soumises à des législations extraterritoriales, ce qui est le cas d'AWS.
Dans le cas d'espèce, la question de l'immunité aux législations extraterritoriales figurait-elle clairement dans les cahiers des charges ? Très souvent, on nous répond que non.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel volume ces quatre « majors » des travaux publics que vous avez citées, représentent-elles dans le volume global des achats par rapport aux TPE et PME ?
Faites-vous également appel aux centrales d'achat et à l'Ugap ?
Mme Agnès Boissonnet. - Sur la part des quatre « majors » des travaux publics, je vous répondrai par écrit - je préfère vérifier mes chiffres.
Le ministère recourt à l'Ugap pour un certain nombre de services, notamment les prestations de ménage ou de gardiennage dans nos services déconcentrés, l'Ugap est même l'un de nos principaux fournisseurs.
M. Simon Uzenat, président. - Vous évoquez les « majors », mais des outils existent pour faciliter la participation des TPE et PME à la commande publique, en particulier le groupement momentané d'entreprises. Ces outils sont parfois difficiles à mettre en oeuvre, cela peut demander un peu d'accompagnement mais la puissance publique a un rôle particulier à jouer : est-ce que votre ministère y travaille ?
Mme Agnès Boissonnet. - Oui, nous veillons à l'allotissement, en définissant y compris des lots géographiques qui permettent d'attribuer à des PME. Le groupement momentané d'entreprises fait partie des techniques que nous recommandons régulièrement à nos services déconcentrés pour augmenter la participation des PME à nos marchés.
M. Simon Uzenat, président. - Merci de nous communiquer des éléments statistiques : les pourcentages de groupements momentanés d'entreprises par appel d'offres, le nombre de groupements effectivement attributaires, les résultats obtenus.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Avez-vous reçu, dans vos ministères, une circulaire d'Elisabeth Borne, alors Première ministre, sur la doctrine d'utilisation de l'informatique en nuage par l'État ? Elle date de 2023.
M. Frédéric Pomiès. - Je connais bien cette circulaire, avez-vous une question plus précise ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - En réalité, Élisabeth Borne réagissait à des questions qui lui avaient été posées au Parlement, en particulier au Sénat, pour évaluer la manière dont le Gouvernement appréhendait la notion de données sensibles. Les préoccupations portaient les conditions dans lesquelles héberger, mais plus largement confier ces données, quel que soit le secteur d'activité, via les marchés publics, à des entreprises compatibles. Comment cette circulaire ministérielle a-t-elle infusé au sein des ministères ?
M. Frédéric Pomiès. - Cette circulaire a eu le mérite de clarifier la notion de données sensibles. Elle distingue deux types de données : celles dont la divulgation serait de nature à entraver la capacité de l'État à mener à bien ses missions essentielles, telles que la sécurité publique ou la santé, et celles qui ne relèvent pas de ces critères et sont donc libérées des contraintes dites SecNumCloud. Alors que les précédents textes exigeaient une attention à certaines données, la circulaire définit au contraire les données qui ne sont pas considérées comme sensibles.
Au ministère de l'Éducation nationale, nous avons ainsi défini comme sensibles, dans la circulaire aux recteurs du 28 février 2025, les données relatives aux échanges entre les familles et l'institution, y compris celles des élèves. C'est sur ce fondement que nous interdisons d'utiliser des suites collaboratives en ligne, car même si ces données ne font pas partie de l'énumération explicite de la circulaire d'Elisabeth Borne, nous avons considéré qu'il fallait qualifier ces données de sensibles.
Mme Agnès Boissonnet. - Nous venons de publier le marché pour le vote électronique, dont notre direction des ressources humaines était prescriptrice. Nous avons été particulièrement vigilants sur la question des données.
M. Jean Bouverot. - La sensibilité des données varie. Sur le marché textile, nous avons pris grand soin d'anonymiser les informations sur les policiers et gendarmes. Nous avons mené des réflexions pour intégrer des critères RGPD dans nos marchés et pour mieux classer la sensibilité des données.
M. Simon Uzenat, président. -Il est évident que, dès lors qu'il y a des données en masse, il faut les considérer comme des données sensibles. Qu'il s'agisse de la santé ou de l'éducation nationale, il est possible, même avec des données anonymisées, de retrouver et de qualifier des informations qui peuvent être utilisées d'une manière ou d'une autre, en particulier avec le développement de l'IA.
Nous assistons à une prise en compte de ce caractère sensible des données, mais elle est encore trop lente. La hiérarchisation entre données nous semble un peu artificielle, elle conduit à minimiser l'importance de certaines données, en considérant qu'il n'est pas grave de conserver des habitudes qui apparaissent rapidement comme de mauvaises habitudes parce qu'elles compromettent la sécurité de ces données, qu'il s'agisse de situations personnelles ou d'intelligence économique. Même pour des pays prétendument alliés, il peut y avoir des mobilisations massives d'appareils d'État ou d'opérateurs privés. Il est donc essentiel que nous soyons à la hauteur sur le plan défensif. Les exemples que vous nous donnez sont assez illustratifs, merci de les documenter le plus précisément possible.
Mme Catherine Morin-Desailly. - La circulaire de Mme Borne a été intégrée dans la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique. Avec ses décrets d'application, celle-ci devrait imposer des contraintes beaucoup plus fortes en matière de données sensibles - évitant que ce soit à chaque ministère de définir quelles données sont sensibles, ou pas...
M. Simon Uzenat, président. -
Je vous remercie pour vos contributions et vos éclairages.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 45.
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Audition de M. Jean-Marc Morandi, élu, et Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France
M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons sur le rôle que peut jouer la commande publique pour soutenir le tissu économique local et l'accompagnement dont peuvent bénéficier les entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises (PME), pour y accéder.
À ce titre, les chambres consulaires ont un rôle essentiel à jouer : leur maillage territorial, leur fine connaissance du tissu économique et leur mission de soutien au développement de l'activité en font des acteurs clés des politiques d'appui aux PME et des interlocuteurs incontournables lorsqu'il s'agit d'identifier les obstacles qui continuent à se dresser contre elles sur le chemin de l'accès à la commande publique.
En Île-de-France, la chambre de commerce et d'industrie (CCI) a créé en son sein un groupe de travail afin de préparer une contribution aux travaux de notre commission d'enquête, qui formule un certain nombre de recommandations pour faciliter l'accès des PME à la commande publique. Il m'a semblé nécessaire que tous les membres de la commission d'enquête puissent avoir connaissance de cette contribution.
Pour nous présenter le résultat de ces travaux, nous recevons M. Jean-Marc Morandi, élu de la CCI Paris Île-de-France, accompagné de Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales.
Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Morandi et Mme Dominique Moreno prêtent serment.
Votre étude très complète - vingt-trois pages - aborde les obstacles et les difficultés rencontrées par les PME à chaque étape de la procédure de passation d'un marché public. Les principaux freins sont-ils toutefois de nature réglementaire, alors que les réformes dont l'objet est justement de simplifier ces procédures se succèdent ? Ne sont-ils pas plutôt psychologiques, la traduction d'idées reçues, aussi bien chez les acheteurs publics que dans les entreprises, qui sont particulièrement bien ancrées dans les mentalités ?
Nous serions également intéressés par une explication du rôle que vous jouez pour accompagner les entreprises vers la commande publique. Menez-vous des actions de sensibilisation, le cas échéant en collaboration avec les pouvoirs publics ? Êtes-vous parfois sollicités par des pouvoirs adjudicateurs, afin de les aider à identifier des entreprises spécialisées dans un domaine particulier ? Par ailleurs, menez-vous des actions spécifiques pour faciliter la constitution de groupements momentanés d'entreprises (GME) ?
Vous mentionnez dans votre étude les variantes, que vous appelez à généraliser dans les procédures formalisées. Sur ce point, comment suggérez-vous de surmonter les réticences - elles sont compréhensibles - des acheteurs, pour qui cela est avant tout synonyme de complexification de la procédure, avec la nécessité de garantir que les variantes et les offres de base pourront être évaluées selon les mêmes critères, ainsi que l'obligation de définir des exigences minimales communes ?
Enfin, nous estimons que la commande publique a un rôle important à jouer pour soutenir les entreprises innovantes. Pensez-vous que les acheteurs publics soient suffisamment sensibilisés et formés à cette problématique et que le cadre juridique en la matière est adapté aux enjeux ?
Dans votre contribution, vous évoquez également le projet de Small Business Act européen, qui s'inscrit dans le cadre de la révision des directives relatives aux marchés publics de 2014, laquelle a été engagée par la Commission européenne ; nous nous sommes d'ailleurs rendus à Bruxelles le 12 mai dernier à ce sujet.
Vous soulignez la complexité du processus, tout en mentionnant l'existence d'autres outils pouvant être mobilisés utilement, afin de faciliter l'accès des TPE et PME à la commande publique. Je pense notamment aux avances, aux délais de paiement, à l'allotissement ou encore aux délais de réponse, sur lesquels vous insistez, à juste titre. Pouvez-vous nous préciser les préconisations que vous formulez dans votre contribution écrite ?
M. Jean-Marc Morandi, élu de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France Paris. - Permettez-moi tout d'abord de me présenter. Je suis un élu - de l'Essonne - de la CCI Paris Île-de-France. Je suis chef d'entreprise : je dirige une société coopérative de production (Scop) spécialisée en ingénierie du bâtiment, implantée à Massy. Notre activité repose, pour environ deux tiers, sur la commande publique, et ce depuis plus de quarante ans - et nous disposons d'une certaine expérience sur ces sujets.
Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France. - Je suis juriste en droit public, et je fais partie des expertes de la CCI Paris Île-de-France.
M. Jean-Marc Morandi. - Nous intervenons ici au titre de la mission de représentation des entreprises dévolue aux chambres consulaires, et non en tant que représentants de la CCI, établissement public administratif donneur d'ordre dans la commande publique. C'est bien dans notre rôle d'accompagnement des entreprises que nous nous exprimons aujourd'hui.
La commande publique représente un poids significatif dans notre économie. Si l'État et ses organismes associés en assurent une part importante, les collectivités territoriales en réalisent près de la moitié. Il s'agit donc d'un levier d'économie de proximité, essentiel pour nos territoires.
De nombreux secteurs sont concernés : les travaux, le bâtiment, les grandes infrastructures, mais aussi les services, prestations intellectuelles, architecture, maîtrise d'oeuvre - c'est mon métier -, ou encore les fournitures. La commande publique crée donc de véritables opportunités d'affaires pour les entreprises, notamment les PME, et dans une moindre mesure les très petites entreprises (TPE), qu'il faut soutenir, car toute TPE aspire à devenir une PME. Les PME peuvent y valoriser leur métier, leurs compétences, leur savoir-faire, et leur capacité d'innovation - nombre d'entre elles sont très innovantes.
Statistiquement, les PME remporteraient plus de la moitié des marchés, mais cette apparente réussite masque une autre réalité : elles sont souvent cantonnées à des marchés en deçà des seuils européens et ont un accès limité aux grandes opérations, dominées par les majors. Elles y interviennent alors en tant que sous-traitantes, dans une position plus fragile, moins favorable que si elles étaient de premier rang.
L'accès des PME à la commande publique est une préoccupation constante de la CCI Paris Île-de-France. Votre commission d'enquête constitue l'occasion de mettre en lumière à la fois les atouts de ces entreprises et les difficultés auxquelles elles se heurtent. Nous formulerons également quelques pistes d'amélioration.
Nous avons transmis un rapport, daté du 24 avril dernier, dans lequel nous développons les constats issus des retours de nos entreprises et de nos territoires, ainsi que des fédérations professionnelles consultées par l'intermédiaire des élus siégeant à mes côtés à la CCI Paris Île-de-France.
Notre contribution s'articulera autour des trois temps forts d'un marché public : sa passation, son attribution et son exécution. Avant de détailler ces éléments, je vais laisser Mme Dominique Moreno répondre à l'une de vos premières questions concernant le Small Business Act européen, tel que nous le percevons au sein de la chambre consulaire.
Mme Dominique Moreno. - Nous prenons acte du lancement de la révision des directives européennes relatives aux marchés publics. Il nous semble que cette révision constitue une véritable occasion de promouvoir un Small Business Act européen, même si cela ne sera pas la panacée pour les PME, car sa mise en oeuvre ne sera pas si aisée.
Réserver une part de la commande publique aux PME pose plusieurs difficultés : quelle part fixer ? Vingt-sept pays composent l'Union européenne : peut-on vraiment définir une part uniforme ? Quelle marge de manoeuvre accorder à chaque État membre ? Par ailleurs, les réalités diffèrent fortement selon les secteurs. Fixer, par exemple, un seuil de 20 % pourrait être pertinent, mais dans le secteur du bâtiment ou des travaux publics, cette proportion est déjà parfois dépassée.
La détermination d'une part réservée aux PME soulève donc des interrogations légitimes. Lors de nos échanges avec les fédérations professionnelles, toutes ont soulevé cette difficulté : comment évaluer la part à réserver aux PME ? C'est pourquoi nous nous sommes plutôt attelés à proposer des mesures concrètes.
Les PME manifestent une certaine appréhension à l'égard de la commande publique ; à force de s'entendre dire : « c'est difficile, vous ne remporterez pas les marchés ; vous n'y arriverez pas », les PME sont dissuadées de se lancer. Il est vrai que participer à un marché public n'est pas anodin : cela suppose une réflexion stratégique, une organisation interne. Dans une petite structure, c'est souvent le chef d'entreprise ou l'un de ses collaborateurs qui constitue seul le dossier ; cela représente une charge importante.
Il faut aussi que l'entreprise dispose des capacités financières requises, notamment disposer de deux fois le montant du marché. Se lancer dans une aventure que l'on ne maîtrise pas suscite l'appréhension des PME. Nous nous efforçons de les rassurer.
Oui, la commande publique reste complexe, mais elle s'est largement simplifiée. Le législateur et le pouvoir réglementaire ont, depuis les directives de 2014, adopté de nombreuses mesures en ce sens. Le projet de loi de simplification de la vie économique s'inscrit dans cette dynamique. C'est aussi par cette voie que nous parvenons à convaincre les entreprises de surmonter leurs craintes.
Cette appréhension peut également être dépassée par un lien de proximité. Comme l'a rappelé Jean-Marc Morandi, les entreprises se tournent plus volontiers vers un appel à candidatures émanant de leur commune. Elles entretiennent un lien fort avec leur collectivité territoriale ou leur intercommunalité. Nous pourrons revenir sur ce lien de proximité lorsque nous évoquerons les critères d'attribution.
M. Jean-Marc Morandi. - Je vais à présent reprendre nos constats et nos préconisations en suivant la chronologie des trois grandes étapes d'un marché public, en commençant par la passation.
Premièrement, il s'agit d'adapter les seuils des marchés sans mise en concurrence. Le seuil actuel du marché de gré à gré s'élève à 40 000 euros pour les fournitures et à 100 000 euros pour les travaux. Nous défendons ardemment la pérennisation du seuil de 100 000 euros pour les travaux.
Le seuil des marchés innovants est fixé à 100 000 euros, et a été porté à 300 000 euros, par un décret du 30 décembre 2024 pour le seul secteur de la défense. Nous préconisons d'appliquer le même seuil aux marchés de travaux innovants, afin de favoriser les travaux liés à la transition énergétique, qui ont besoin d'un nouvel élan.
D'expérience, je peux vous dire qu'il existe une multitude de seuils - et l'on a du mal à se repérer. Une entreprise qui souhaite candidater à un marché public est confrontée à différentes règles, selon qu'elle traite avec l'État ou avec une collectivité ; c'est compliqué ! Nous plaidons donc pour une unification et une simplification des seuils.
Mme Dominique Moreno. - La révision des directives européennes pourrait être l'occasion de revoir ces seuils, non pas uniquement en les actualisant tous les deux ans, mais en les simplifiant et en les uniformisant. Pourquoi maintenir un seuil distinct pour les fournitures et services de l'État et un autre pour ceux des collectivités territoriales ? Une unification permettrait une meilleure lisibilité. C'est peut-être le moment de proposer des seuils rénovés, plus adaptés aux réalités économiques.
Les mesures du projet de loi de simplification de la vie économique vont d'ailleurs assez loin en permettant des marchés de gré à gré en dessous des seuils européens pour les marchés innovants. Il serait utile de reconsidérer ces seuils européens, souvent difficilement appréhendables. Du reste, à ces différents seuils s'ajoute celui de 90 000 euros pour la publicité européenne... Aussi, il est difficile d'y voir clair pour un chef d'entreprise d'une PME, qui souvent remplit seul et tard le soir les candidatures aux marchés publics.
M. Jean-Marc Morandi. - Deuxièmement, nous préconisons d'aider les entreprises à se porter candidates. En ce sens, nous souhaitons mettre en avant la pratique du sourcing, désormais reconnue en droit européen, préalablement au lancement des procédures. Ce mécanisme constitue, à nos yeux, un outil gagnant-gagnant, encore trop peu utilisé par les donneurs d'ordres.
Certaines régions ou grandes collectivités organisent, ponctuellement, des présentations de leurs projets et des consultations à venir, mais il conviendrait d'aller plus loin. Le sourcing devrait permettre non seulement d'anticiper les marchés, mais aussi d'analyser leurs critères, d'identifier les risques potentiels, afin que les entreprises puissent se positionner en connaissance de cause. Réciproquement, il serait utile que les PME et TPE puissent présenter leurs savoir-faire aux collectivités, afin que celles-ci prennent conscience des compétences disponibles localement et comprennent pourquoi certaines entreprises ne répondent pas à leurs consultations.
C'est dans cet esprit que la CCI Paris Île-de-France a mis en place la plateforme CCI Business Grand Paris, que Mme Moreno détaillera. Cet outil a été particulièrement efficace dans le cadre de la préparation des jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). Même si, depuis, le dispositif s'essouffle, il a constitué un premier exemple de collecte d'informations sur les besoins des donneurs d'ordre, qui ont ensuite été présentés aux entreprises, via les fédérations professionnelles.
Mme Dominique Moreno. - En effet, la plateforme a bien fonctionné durant la préparation des JOP. D'autres dispositifs existent au sein des CCI, notamment les réseaux ou clubs d'entreprises. Ces structures permettent d'organiser des rencontres de type speed dating entre donneurs d'ordre et PME.
Nous menons également un travail de sensibilisation et de pédagogie auprès des entreprises, au travers de réunions d'information où nous expliquons les mécanismes de la commande publique. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé en ce sens pendant la crise sanitaire. À cette époque, l'arrêt brutal des chantiers a entraîné la publication, à la fin du mois de mars 2020, d'ordonnances spéciales visant à assouplir certaines règles et à éviter les faillites.
Sur notre plateforme Inforeg, qui délivre des informations juridiques, nous avons publié des fiches pratiques à destination des entreprises : acomptes, avances, arrêts de chantier, etc. Ce travail pédagogique se poursuit au rythme des réformes.
M. Jean-Marc Morandi. - Nous militons également pour la création d'une plateforme générale, gratuite, rassemblant l'ensemble des services, des initiatives et des marchés de l'État comme des collectivités territoriales. Il faut avoir conscience qu'il est très difficile, même pour une PME de la taille de la mienne, de repérer l'intégralité des marchés, y compris en souscrivant des abonnements à des spécialistes de sourcing ; certains appels d'offres passent entre les mailles du filet. Une centralisation de cette information serait un véritable atout, même si le sujet est complexe.
Troisièmement, la complexité des dossiers de consultation et la brièveté des délais de réponse pénalisent les PME. Il faut trouver un juste équilibre. Un délai trop court empêche une PME de répondre ; une grande entreprise y parvient grâce à ses moyens humains. Un délai trop long, en revanche, n'est pas pertinent. Il s'agit donc d'acculturer les donneurs d'ordre sur ces sujets.
J'ajouterai une remarque positive sur les groupements momentanés d'entreprises. Le décret du 30 décembre 2024 a marqué un véritable progrès en la matière ; il ne reste plus qu'à l'appliquer et le faire comprendre à tous - or, pour connaître certains donneurs d'ordre, je peux vous dire que c'est loin d'être gagné. Il est essentiel d'encourager les PME à sortir de leur statut de sous-traitantes pour devenir co-traitantes. C'est ce que nous faisons dans mon métier : la maîtrise d'oeuvre ne se conçoit qu'en groupement. Nous intervenons fréquemment à deux, dix, voire davantage, en tant que co-traitants et non sous-traitants, chacun dans son domaine de compétences.
Mme Dominique Moreno. - Je souhaiterais aborder la question des marchés à procédure adaptée (Mapa). Ce dispositif est favorable aux PME, mais, là encore, ce n'est pas la panacée. Les Mapa laissent en effet au donneur d'ordre la possibilité de définir sa propre procédure, ce qui entraîne une grande variabilité d'application. En pratique, on observe autant de procédures que de donneurs d'ordre, ce qui rend leur appréhension complexe.
La négociation, par exemple, est laissée à la libre appréciation du donneur d'ordres, qui peut très bien choisir de ne pas négocier. Cela représente un véritable obstacle pour les PME.
La négociation constitue un atout clé pour les PME. Elle leur permet d'expliciter leur offre, de valoriser leur savoir-faire. Nombre d'entre elles éprouvent des difficultés à se vendre, pour ainsi dire, en particulier lorsqu'elles disposent de compétences techniques pointues - nous les accompagnons du mieux possible.
En ce qui concerne les critères d'attribution, la réforme prévue en août 2026 introduira critères qualitatifs, en lieu et place du seul critère du prix. Nous saluons cette évolution, mais des questions demeurent : en pratique, le critère de performance économique ne va-t-il pas demeurer ? Ce critère ne favorise pas les PME, car elles ont du mal à s'aligner sur les prix des grands groupes. Il conviendra donc d'engager un important travail de pédagogie auprès des donneurs d'ordre.
Par ailleurs, les critères qualitatifs, notamment environnementaux, restent faiblement pondérés, comme l'a relevé la Cour des comptes lors de son audition devant votre commission d'enquête. Cela pénalise les PME. En revanche, la pondération, voire la hiérarchisation des critères qualitatifs est favorable aux PME.
Enfin, nous saluons avec satisfaction le rétablissement à l'Assemblée nationale de la généralisation de l'autorisation des variantes, votée par le Sénat. Il s'agit d'une mesure équilibrée, gagnant-gagnant. Il subsiste encore de nombreuses idées reçues à ce sujet. Elle n'occasionne aucun coût supplémentaire pour le donneur d'ordre. Il s'agit d'une proposition technique alternative, souvent innovante, qui mérite considération.
Nous souhaiterions également mettre en avant une procédure méconnue : celle des petits lots. Elle permet d'intégrer un Mapa à l'intérieur d'une procédure formalisée. Pour les PME, c'est une chance d'intervenir directement et non comme simple sous-traitante. Toutefois, cette procédure reste peu utilisée, souvent en raison d'une méconnaissance de la part des donneurs d'ordre, notamment des collectivités locales, confrontées à un droit complexe et en perpétuelle évolution.
M. Jean-Marc Morandi. - J'en viens au dernier axe de notre contribution : l'exécution technique et financière du marché. Je souhaite insister sur quelques points très concrets, à partir d'exemples tirés de notre expérience, afin d'illustrer les enjeux financiers auxquels sont confrontées les PME.
Une fois le marché remporté, encore faut-il que l'entreprise dispose des moyens pour l'exécuter. Ce n'est pas chose aisée. Certains leviers sont pourtant prévus pour les y aider, comme les acomptes versés en cours d'exécution. Or ceux-ci sont rarement appliqués de façon fluide par les donneurs d'ordre. Pis, les PME elles-mêmes n'osent pas les réclamer, de crainte d'être mal perçues.
M. Simon Uzenat, président. - Pour préciser, vous parlez d'acomptes mais faites plutôt référence aux avances. Certaines collectivités, comme la région Bretagne, versent jusqu'à 60 % d'avance, sans exiger de garantie financière. Dans un contexte d'inflation forte, ce type de mécanisme s'avère essentiel pour la trésorerie des PME, et à plus forte raison des TPE. Cela facilite tant leur candidature que l'exécution du marché.
M. Jean-Marc Morandi. - Absolument. Pour illustrer, je citerai un marché auquel j'ai candidaté dans la région bordelaise. Afin de bénéficier d'une avance, il m'est demandé de fournir une garantie bancaire. J'ai réagi immédiatement : il s'agit d'un marché non pas de travaux, mais de prestations intellectuelles ; je ne signe pas ! Or, dans le contexte de conception-réalisation, nous sommes soumis aux mêmes règles que les entreprises générales ; et je suis obligé de répondre à cette exigence de caution bancaire...
M. Simon Uzenat, président. - Il est utile de rappeler que ce choix revient au maître d'ouvrage. La demande de garantie n'est pas une obligation. Dans ce domaine, les marges de manoeuvre sont réelles, contrairement à d'autres secteurs où les normes sont plus rigides.
M. Jean-Marc Morandi. - Nous sommes bien d'accord.
J'ajoute que la question des clauses de révision de prix mérite aussi une attention particulière. Longtemps, dans un contexte de faible inflation, leur application était nulle. Mais aujourd'hui, avec la succession de crises - pandémie, guerre - la révision des prix doit devenir une exigence minimale. Ces mécanismes existent, sont encadrés, et il faut les rendre obligatoires.
Je ne m'étendrai pas sur les délais de paiement, mais il faut dire les choses : une partie non négligeable de ma trésorerie se trouve aujourd'hui chez mes clients. Les retards de paiement sont un sport national - mes clients paient avec trois à quatre mois de retard. Même si la plateforme Chorus fonctionne correctement, la validation de la facture pose problème : s'il y a cinq contractants et qu'un seul bloque, la facture n'est pas intégrée au système.
Certes, des progrès ont été réalisés. Certaines collectivités ont fait des efforts. Mais il reste un véritable besoin de sensibilisation et d'action sur ce sujet. Les retards de paiement demeurent inacceptables, quel que soit le type de collectivité concerné.
Mme Dominique Moreno. - Sur les délais de paiement, un autre problème réside dans la question des intérêts moratoires. En principe, ceux-ci sont dus de plein droit, mais, en pratique, l'entreprise doit en faire la demande.
Dernier point, que nous pourrons approfondir ultérieurement : les possibilités d'indemnisation - il s'agit d'un enjeu considérable.
Prenons l'exemple des retards de chantier. Pour qu'une entreprise puisse être indemnisée, elle doit prouver la faute caractérisée du maître d'ouvrage. Or, dans bien des cas, cette faute n'est pas directement imputable au maître d'ouvrage, mais à un maître d'oeuvre défaillant. Il est très difficile d'apporter la preuve de la faute du maître d'ouvrage.
Il conviendrait donc de mettre en place un mécanisme plus favorable aux entreprises, permettant d'envisager une indemnité dès lors qu'elles ne sont pas responsables du retard.
Ce sujet a d'ailleurs été traité durant la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. La circulaire de septembre 2022 a permis la modification de certaines clauses financières, en s'appuyant sur la théorie de l'imprévision. C'est une bonne disposition, mais elle s'accompagne de lourdes exigences : l'entreprise doit apporter de nombreuses preuves pour établir le lien de causalité avec l'événement. Cette paperasserie, si je puis dire, constitue un frein non négligeable à la reconnaissance de leur préjudice.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez évoqué deux points : les seuils et les délais. Quelle serait, de façon très concrète, votre contribution pour nourrir notre réflexion sur ces sujets ?
Mme Dominique Moreno. - En matière de seuils, nous avons effectivement proposé la généralisation du seuil de 300 000 euros pour les marchés innovants, qui ne concerne actuellement que les marchés de défense. Les évolutions législatives en cours visent les marchés passés en dessous des seuils européens, mais le seuil de 300 000 euros est encore plus élevé, donc il nous semble intéressant, même si nous ne détenons pas de réponse systématique.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Et pour les seuils des autres marchés ? Ainsi de ceux qui sont passés par simple demande de trois devis : à quel niveau proposeriez-vous de commencer le seuil ?
Mme Dominique Moreno. - Pour les marchés de travaux, le seuil actuel, de l'ordre de 5 millions d'euros nous paraît correct ; les projets liés à la transition écologique sont particulièrement coûteux. Pour les autres types de marchés, le seuil de 300 000 euros mériterait d'être étudié.
M. Jean-Marc Morandi. - L'enjeu est aussi celui de l'uniformité des seuils. Pour une entreprise, la distinction entre les seuils applicables à l'État et ceux qui sont applicables aux collectivités territoriales n'est pas toujours compréhensible, sachant qu'il existe également un seuil de publicité distinct du seuil de passation... Il conviendrait de poser une règle claire et unifiée. La différenciation entre ces seuils était peut-être pertinente à une époque, mais ne l'est probablement plus aujourd'hui. Essayons de ne pas définir trop de seuils, même s'il en faut, car ils répondent à certaines logiques ; cela dit, efforçons-nous d'être plus efficaces.
Mme Dominique Moreno. - Ce seuil de 90 000 euros est particulièrement perturbant, car il crée une confusion entre le seuil de passation et celui de publicité. Une collectivité peut être contrainte de publier à l'échelle européenne un Mapa simplement parce qu'il atteint ce seuil de 90 000 euros. C'est compliqué pour les PME de s'y retrouver...
En même temps, il est nécessaire de permettre aux entreprises d'accéder à des marchés européens. Il s'agit donc non pas de supprimer la publicité, mais peut-être d'unifier les seuils de passation et de publicité, pour éviter d'enfermer les PME à l'échelle locale. À cet égard, l'amendement récent sur l'ancrage territorial, s'il vise à favoriser l'emploi local, ne doit pas pour autant restreindre les possibilités de développement des entreprises. Une start-up, par exemple, doit pouvoir se développer à l'échelle européenne ou internationale.
M. Jean-Marc Morandi. - Pour la CCI, il est essentiel que nos TPE puissent devenir des PME, et que celles-ci accèdent à la taille d'entreprise de taille intermédiaire (ETI). Il faut leur permettre d'accéder à la commande publique locale, mais aussi de rayonner au-delà de leur territoire, pour assurer leur développement. La richesse et la pérennité de notre économie dépend de la croissance des PME françaises.
Mme Dominique Moreno. - Concernant les délais de réponse, il n'existe pas un délai unique pertinent. Tout dépend de la procédure utilisée. Un dialogue compétitif nécessite un délai plus long, tout comme une procédure formalisée complexe avec plusieurs phases de négociation. Il est d'ailleurs regrettable que la procédure avec négociation soit encore trop peu utilisée en procédure formalisée.
Dans le cadre d'un Mapa, le délai doit être adapté à l'objet du marché. Un marché très technique ou innovant requiert un délai suffisamment long pour permettre une réponse pertinente. Laisser la main à l'acheteur public est envisageable, mais cela peut créer des distorsions. Nous sommes encore en phase de réflexion sur ce point.
En réalité, le bon délai de réponse dépend de nombreux facteurs : le type de marché, sa technicité, son secteur. Un marché de fournitures peut avoir des délais courts, alors qu'un marché de prestations intellectuelles demande plus de temps.
M. Jean-Luc Ruelle. - Je préciserai un point relatif aux indemnités d'indemnisation. Dans certains pays, notamment aux États-Unis, il est impossible de conclure un marché public sans désigner un médiateur chargé de régler les conflits éventuels. Ce dispositif permet d'apporter une grande souplesse. Aussi, que pourrions-nous tirer de ces comparaisons internationales pour enrichir notre propre savoir-faire en matière de marchés publics ?
Par ailleurs, les retombées des jeux Olympiques - un événement de portée à la fois locale, nationale et internationale - pour les entreprises franciliennes auraient dû être considérables. Dispose-t-on d'une évaluation des retombées ?
Mme Céline Brulin. - Les réformes institutionnelles issues des lois du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam) et du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), ont entraîné un agrandissement des régions, intercommunalités et métropoles ; nous pouvons également penser à la création des groupements hospitaliers de territoire (GHT). Peut-on considérer que ces réformes ont eu des incidences sur l'accès des PME aux marchés publics ? Plus les collectivités territoriales sont importantes, plus les marchés le sont également, ce qui peut rendre leur accès plus difficile pour les petites structures.
Vous avez évoqué le déséquilibre entre les majors et les PME dans l'accès aux marchés importants. Vous avez aussi parlé de la co-traitance comme alternative à la sous-traitance. Serait-il envisageable d'introduire une obligation de part de co-traitance pour les majors ? Dans quelles conditions cela pourrait-il être mis en oeuvre et auriez-vous des propositions pour formaliser une telle exigence ?
Mme Dominique Moreno. - Votre idée d'introduire une part de co-traitance est intéressante. Il existe déjà une part de sous-traitance imposée, fixée à 20 %. On pourrait imaginer une part minimale de co-traitance.
Cela renvoie évidemment à la question des groupements, et notamment à leur forme : conjointe ou solidaire. Le décret récent permet de modifier cette forme en cours de procédure, avant la signature du marché. Mais il faut souligner que pour une PME, le groupement solidaire est très dissuasif. En effet, il est pratiquement impossible pour elle de s'engager à assumer la responsabilité financière pour tous les membres du groupement. Les donneurs d'ordre, pour des raisons compréhensibles, privilégient la solidarité.
Concernant les jeux Olympiques, nous avons mené une importante campagne de sensibilisation via notre dispositif CCI Business Grand Paris. Près de 1 000 entreprises ont été sensibilisées. Il est vrai qu'il s'est agi beaucoup de sous-traitants, car les marchés concernaient des ouvrages majeurs.
M. Jean-Luc Ruelle. - Disposez-vous d'éléments quantitatifs ?
M. Jean-Marc Morandi. - Pas encore. Des premières études commencent à être publiées ; l'une d'entre elles a notamment été faite par la délégation interministérielle aux jeux Olympiques et Paralympiques 2024 (Dijop). Il en ressort, par exemple, une baisse d'activité dans les secteurs du commerce et de la restauration - mais ce n'est pas lié à la commande publique -, avant qu'une reprise ait eu lieu. Il existe donc un décalage temporel à prendre en compte pour certaines activités.
La Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) a communiqué des statistiques concernant la part de marchés attribués aux PME. Il semble qu'elle ait tenu ses engagements, situés aux alentours de 25 % à 30 %.
Mon entreprise a eu de réaliser une partie du village olympique, en tant que sous-traitant du groupement Pichet et Legendre. Nous avons réalisé la conception de la partie située à L'Île Saint-Denis. Toutefois, ces retombées sont difficiles à appréhender. Il a été très difficile d'être retenus lors des phases de concours, du fait de la présence massive des majors et des cabinets d'architectes de renom.
Nous disposerons de données consolidées sur les jeux Olympiques. Il n'en demeure pas moins qu'une activité économique réelle a été générée, notamment dans le BTP, sous l'effet conjugué des Jeux et du projet du Grand Paris Express.
Mme Dominique Moreno. - Nous promouvons l'idée de tiers médiateur, afin d'éviter les contentieux. En principe, les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) prévoient le recours à la médiation, via les comités consultatifs locaux de règlement amiable. Néanmoins, dans les marchés proprement dits, cette clause n'est pas stipulée, ce qui est regrettable. Les PME qui s'engagent dans un contentieux devant le juge administratif perdent évidemment leur donneur d'ordre ; elles y réfléchissent donc à deux fois. L'institution d'un tiers médiateur intervenant en amont, avant le contentieux, dans l'organisation même du marché, présenterait donc un réel intérêt. Il conviendrait toutefois de définir qui peut être ce tiers médiateur : il devra être homologué et ne saurait être désigné au hasard.
M. Jean-Luc Ruelle. - C'est très courant dans l'univers anglo-saxon, où le tiers médiateur, sélectionné, permet d'éviter les problèmes entre les donneurs d'ordre et les membres du groupement : d'où l'importance de réaliser un benchmark !
M. Jean-Marc Morandi. - Votre propos est intéressant, car nous n'avons pas, en France, la culture de la médiation dans les marchés publics, notamment dans le secteur du BTP, que je connais bien. Nous avons plutôt la culture du conflit : les négociations d'avenants, qui sont à couteaux tirés, peuvent s'étaler sur des mois, voire des années. Il arrive que les décomptes généraux définitifs ne soient pas signés, faute d'accord sur un avenant. Intégrer, dès la signature du contrat, une clause de médiation permettrait de résoudre près de la moitié de mes litiges !
M. Jean-Luc Ruelle. -Tous les majors du BTP français travaillent naturellement à l'étranger, en Europe ou aux États-Unis. Ils connaissent ces mécanismes. Il serait utile de les interroger pour récupérer des informations à ce sujet.
Mme Dominique Moreno. - Cela permettrait également d'éviter un autre problème, mentionné dans notre rapport, mais que nous n'avons pas encore abordé : les nombreuses dérogations au CCAG s'appliquant aux marchés publics de travaux. Les fédérations professionnelles, notamment la Fédération régionale des travaux publics, dont le président, M. José Ramos, siège à la CCI, nous ont fait remonter de nombreuses alertes à ce sujet.
Certaines dérogations concernent des aspects réglementaires majeurs : déplafonnement des pénalités, suppression de la procédure contradictoire, non-respect du décompte général tacite, etc. Or les PME sont désarmées face à ce type de comportements. La présence d'un tiers médiateur, tout au long du marché, permettrait sans doute de prévenir de telles dérives.
M. Simon Uzenat, président. - Depuis le début de nos auditions, nous voyons bien apparaître une ligne de crête. Nous devons veiller aux intérêts des opérateurs économiques que vous représentez, mais également à ceux des acheteurs publics. Chaque simplification en faveur de l'un peut entraîner une complexification pour l'autre.
Un exemple emblématique est celui de l'allotissement. Nous sommes convaincus de l'opportunité d'un tel dispositif, toutefois, dans certains cas, les acheteurs publics peuvent être tentés de recourir à des marchés globaux de performance. Ainsi, la région Bretagne avait eu recours à l'allotissement pour la construction d'un lycée ; or la défaillance d'une entreprise a entraîné un retard de plus d'un an et demi et des millions d'euros de surcoûts. Un marché global de performance aurait permis d'éviter ces désagréments, qui sont loin d'être anodins.
Aussi, si l'on souhaite généraliser l'allotissement, il faudra, en parallèle, redonner aux pouvoirs publics une marge de manoeuvre et de l'agilité pour passer rapidement des marchés de remplacement et activer les mécanismes d'assurance, sinon quoi, les risques sont multipliés.
S'agissant des avances, nous avons, en région Bretagne, mis en place un système d'avance allant jusqu'à 60 %. À notre grande surprise, peu d'entreprises en font la demande. Pourtant, nous préférons cette solution pour sa simplicité : elle lève dès le départ nombre de freins administratifs. Les acomptes, eux, mobilisent les services sur la durée pour leur instruction. Or toutes les collectivités font face à des tensions en ressources humaines.
Il s'agit donc de trouver le bon équilibre, où chacun - opérateurs économiques comme acheteurs publics - accepte de faire un pas vers l'autre. Les objectifs, louables dans l'absolu, doivent être réalisables dans les contraintes budgétaires et humaines actuelles.
En tout cas, je salue la grande qualité de votre contribution. Vous avez proposé des pistes concrètes qui évitent une confrontation stérile entre les attentes des acteurs économiques et les réalités administratives.
Notre commission d'enquête progresse sur cette crête depuis plusieurs mois - et nous ne sommes pas très loin du col d'arrivée ; nous espérons d'ailleurs planter un drapeau d'efficacité et de simplicité dans l'intérêt de l'ensemble des parties prenantes !
Mme Dominique Moreno. - Il est certain que plus les donneurs d'ordre grossissent, plus ils sont susceptibles de s'éloigner des PME. Cela dit, les régions demeurent de puissants apporteurs d'affaires. Les entreprises consultent régulièrement les appels d'offres qu'elles lancent, même si la commune est mieux connue. En Île-de-France, par exemple, les marchés de la région ou de la métropole du Grand Paris sont bien identifiés et suscitent une participation significative des entreprises.
M. Jean-Marc Morandi. - Il y a eu un temps d'adaptation à cette nouvelle organisation territoriale ; aujourd'hui, elle est intégrée dans les usages. Ce ne fut pas simple au départ, bien sûr, mais cela fait désormais partie des réflexes.
En tout cas, merci, monsieur le président, pour vos propos. Nous restons, bien évidemment, à votre disposition pour tout complément.
M. Simon Uzenat, président. - Notre rapport ne sera pas un point d'arrivée, mais un point de départ pour d'autres initiatives dans l'intérêt des opérateurs économiques et des pouvoirs adjudicateurs.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 55.
La réunion est ouverte à 17 heures.
Audition de M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange
M. Simon Uzenat, président. - Notre quatrième audition de la journée nous permet de revenir sur le lien entre innovation et commande publique et le rôle de la commande publique comme levier de la souveraineté numérique.
Nos auditions récentes nous ont montré que l'écosystème français en matière d'innovation numérique était performant, avec des start-ups nombreuses et reconnues internationalement, ainsi que des entreprises de taille intermédiaire particulièrement actives dans les services aux entreprises. À côté de ces structures qui rencontrent des difficultés pour accéder à la commande publique, la France dispose également d'opérateurs de taille internationale, qui interviennent sur de nombreux marchés et déploient leurs services sur plusieurs continents.
Tel est le cas du groupe Orange, qui a réalisé en 2024 un chiffre d'affaires de 40 milliards d'euros, emploie 127 000 salariés et compte 291 millions de clients. L'État reste actionnaire de ce groupe héritier de France Télécom, à hauteur de 13,4 %, tandis que BpiFrance détient 9,6 % de son capital. Il revient dès lors à Orange de jouer un rôle moteur de la filière du numérique français, afin de garantir autant que possible son indépendance, ou à tout le moins réduire sa dépendance vis-à-vis des solutions soumises à des législations extraterritoriales.
Nous recevons M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange, pour échanger avec nous à ce sujet. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable devant les commissions d'enquête, M. Nicolas Guérin prête serment.
L'expérience d'un grand groupe comme Orange présente un intérêt certain pour notre commission d'enquête, dans la mesure où vous pouvez nous apporter un regard comparatif sur les pratiques en matière de commande publique dans les pays où Orange est présent. Certains vous semblent-ils offrir un cadre juridique de la commande publique plus adapté à l'innovation, notamment numérique, que celui de la France ?
Notre commission d'enquête s'est beaucoup penchée sur la question de l'hébergement des données publiques en nuage et les risques posés par les législations extraterritoriales auxquelles sont soumis certains fournisseurs extraeuropéens, ces hyperscalers américains qui dominent le marché. Quel regard portez-vous sur la question ?
Avec la doctrine « cloud au centre » mise en avant par l'État et la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique du 21 mai 2024, dite loi « Sren », le développement d'une offre de cloud de confiance devient urgent. Orange y participe avec Bleu, en partenariat avec Capgemini pour offrir un cloud sécurisé et immunisé contre les législations extraterritoriales. Pourriez-vous nous en dire plus sur le calendrier de déploiement de cette offre, et notamment ses perspectives de qualification SecNumCloud ?
Comment parvenez-vous, malgré l'utilisation de la technologie de Microsoft, à écarter l'application de ces législations extraterritoriales ?
Ce partenariat met par ailleurs en lumière la dépendance que nous subissons - ou entretenons - vis-à-vis de quelques fournisseurs américains. Dans le contexte géopolitique particulièrement imprévisible que nous connaissons depuis quelques mois, avec des relations internationales de plus en plus transactionnelles, comment réagiriez-vous si, du jour au lendemain, l'accès aux technologies de Microsoft était coupé à la demande du gouvernement américain ? Comment poursuivriez-vous l'exploitation de Bleu ?
De manière plus générale, en tant que chef de file de la filière numérique française, comment associez-vous les start-ups à vos projets ? Menez-vous une politique de soutien à leur égard ?
Je vous rappelle que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.
M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange. - La commande publique, particulièrement en ce qui concerne le numérique, constitue un élément clé du fonctionnement de notre économie. Orange fait figure d'acteur majeur de la cybersécurité avec 8 700 entreprises qui nous font confiance et 3 000 experts. Nous proposons en Afrique des services financiers à plus de 90 millions de comptes. Orange est une entreprise internationale, quoique profondément ancrée en France et attachée à ce pays. Le déploiement des meilleures infrastructures possibles au service de nos concitoyens s'inscrit au coeur de notre métier.
Nous dénombrons 71 millions de foyers raccordés à la fibre optique dans le monde, dont 48,9 en Europe, 23 millions en France et 4,1 millions au Moyen-Orient et en Afrique. Nous disposons de 70 000 tours mobiles, d'antennes satellites, de 45 000 kilomètres de fibre terrestre et de plus d'un million de kilomètres d'artères de génie civil. Orange Wholesale International détient 450 000 kilomètres de câbles sous-marins que nous entretenons avec une flotte de sept navires câbliers. Notre pôle recherche compte 700 chercheurs qui déposent environ 250 nouveaux brevets par an. Notre portefeuille de brevets en compte actuellement 11 000. Nous employons 115 doctorants et postdoctorants, et avons lancé 60 projets collaboratifs en France et en Europe.
J'aimerais revenir sur la notion de souveraineté numérique. Dans ce domaine, la dépendance aux solutions américaines apparaît préoccupante. Si je devais citer un exemple de pays apportant un fort soutien à la filière numérique, je songerais d'abord aux États-Unis. 75 % des dépenses de cloud en France profitent à des fournisseurs américains, à savoir AWS, Microsoft Azure ou encore Google Cloud. Pas moins de 250 milliards d'euros sont transférés de l'Europe vers les acteurs technologiques américains chaque année. Ce montant progresse en outre de 10 % par an. Selon une étude de 2025, la majorité de ceux qui souscrivent à ces prestations considère bien plus élevé à présent le risque de voir l'administration américaine se servir de cette dépendance pour agir en matière économique.
Les lois extraterritoriales américaines comme le Cloud Act, le FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) ou le Patriot Act permettent aux autorités américaines d'accéder aux données stockées sur des serveurs de sociétés américaines, même situés hors des États-Unis. Selon une récente étude menée par l'Institut Montaigne, 70 % des données nécessaires à l'économie française transitent aujourd'hui par les États-Unis, qui pourraient donc les capter.
Si la dépendance envers les solutions technologiques américaines n'est pas nouvelle, la situation géopolitique actuelle a entraîné une prise de conscience des enjeux qu'elle recouvre. Chercher à nous passer entièrement sans transition de ces solutions américaines me semblerait une erreur. Dans certains domaines, les acteurs américains exercent une telle hégémonie qu'il serait utopique de vouloir rattraper ce retard - et vain de consentir à des investissements en ce sens. Nous préconisons plutôt une maîtrise de bout en bout, et non la production, de la chaîne de valeur, susceptible d'inclure des éléments extra-européens ; ce point devant relever d'un choix libre et conscient.
À long terme, il me semble indispensable que l'Europe se dote d'un équivalent du Build America Buy America Act. La souveraineté à laquelle nous aspirons doit se concevoir à l'échelle européenne et non nationale. Un Build European Buy European Act servirait les intérêts de champions européens du numérique, car ni la France ni l'Allemagne ne peuvent seules concurrencer les géants américains de la tech.
Amazon Web Services - filiale d'Amazon, leader sur le marché du cloud, dont elle détient 33 % de parts à l'échelle mondiale - prévoit d'investir plus de 100 milliards de dollars cette année, contre 80 milliards de dollars pour Microsoft, détenteur de 22 % de parts du marché, et 75 milliards de dollars pour Google Cloud, détenteur d'à peine 11 % de parts du marché. Ensemble, ces trois acteurs américains investiront ainsi plus de 250 milliards de dollars dans le cloud et l'intelligence artificielle en 2025.
Il convient selon moi de privilégier notre capacité à proposer une offre numérique souveraine, quitte à ce que cette offre se compose de briques technologiques extra-européennes. La commande publique joue de ce point de vue un rôle essentiel pour soutenir cette ambition.
La commande publique ne représente que 5 % à 6 % du chiffre d'affaires d'Orange - soit une part minime, en particulier comparée à ce que représente la commande publique pour Starlink par exemple. Un besoin se fait jour de plus de commande publique, en complément d'autres initiatives sur lesquelles nous reviendrons.
La France dispose de plusieurs avantages, à commencer par son autonomie stratégique en matière d'infrastructures numériques. Orange est propriétaire de câbles sous-marins qu'elle est en mesure d'entretenir sans recourir à des tiers. ASN (Alcatel Submarine Networks), le deuxième acteur mondial de maintenance et de pose de câbles, est également français. Nous sommes propriétaires de nos réseaux fixes et mobiles à travers notre filiale Totem. Nous disposons également de trois grands data centers en France et de dix-huit autres de plus petite taille. Reconnaissons que l'action des pouvoirs publics a facilité la mise en place de ces infrastructures, notamment à travers le plan France Très Haut Débit.
Se pose ensuite la question de l'exploitation de ces infrastructures. Prenons l'exemple de la donnée. Une action majeure des pouvoirs publics en la matière me paraît indispensable. Orange s'implique particulièrement dans ce domaine. J'en veux pour preuve trois exemples, à commencer par Bleu, coentreprise fondée par Orange et Capgemini, deux sociétés françaises, fournissant un cloud de confiance conçu pour répondre aux besoins de souveraineté de l'État, des administrations, des hôpitaux, des collectivités locales et des entreprises dotées d'infrastructures critiques - et pour cette raison soumises à des exigences particulières en termes de confidentialité, de sécurité et de résilience. Le partenariat que nous avons noué avec Microsoft permet aux clients de Bleu de continuer à utiliser Microsoft 365 et les services d'Azure dans un environnement sécurisé et indépendant. Bleu repose sur des principes fondamentaux d'indépendance économique - dans le sens où Microsoft ne détient aucune part de cette société -, d'immunité vis-à-vis des législations extraterritoriales, de contrôle exclusif des applications cloud à partir d'une infrastructure située en France et strictement séparée des centres de données de Microsoft, et enfin d'autonomie opérationnelle, puisque Bleu emploie son propre personnel en France. La certification SecNumCloud des services fournis par Bleu est en cours.
La presse a récemment rapporté que le président de la cour pénale internationale s'était vu couper ses accès à des outils Microsoft sur ordre de l'administration américaine. Le recours à Bleu éviterait d'en arriver là en garantissant un accès à ces outils, quitte à ne plus bénéficier de leurs mises à jour. Microsoft envisage d'ailleurs de nouer d'autres partenariats de ce genre garantissant aux utilisateurs une continuité de service.
Un deuxième exemple de l'action d'Orange n'est autre que Live Intelligence, proposant aux entreprises qui composent notre clientèle, via notre filiale Orange Business, une gamme de solutions d'accès clés en main à une IA générative hébergée sur notre propre cloud, opérée en France et s'appuyant sur des modèles de langage (LLM) français comme Mistral et LightOn. Cette offre permet aux entreprises qui le souhaitent d'intégrer l'IA tout en maîtrisant leurs données. Notre confiance en cette solution est telle que nous l'utilisons en interne.
Mon troisième exemple est la coentreprise Hexadone, fruit de l'association d'Orange et de la Banque des Territoires. Hexadone propose aux collectivités locales une solution de gestion des données territoriales - relatives à l'exploitation de l'éclairage public, de la collecte des déchets ou encore de l'accueil du public dans les mairies - hébergée sur le cloud souverain et sécurisé d'Orange.
Ceci prouve la capacité d'une grande entreprise comme la nôtre à intégrer, à travers des partenariats, des solutions américaines tout en reprenant la main sur la chaîne de valeur numérique.
Orange soutient également des start-ups françaises en achetant leurs prestations afin de les associer à ses propres activités. Orange s'est jointe à l'initiative de l'État « Je choisis la French Tech » en mettant en place des processus d'achat simplifiés auprès des start-ups, un référencement accéléré de ces entreprises et en leur garantissant des délais de paiement de trente jours.
Je me permettrai maintenant de revenir sur un exemple d'action de l'État s'étant soldée par un échec dans le domaine numérique, à savoir Cloudwatt. Dès 2013, à la demande de l'État, nous avons créé cette offre de cloud souverain français, contre la promesse de commandes publiques suffisantes pour en assurer la viabilité. SFR a, dans le même cadre, créé la société Numergy. En l'espace de quatre ans, la commande publique ne nous a cependant rapporté qu'un million d'euros. Ceci nous a contraints à cesser cette activité en février 2020. Cet échec s'explique selon moi par l'éparpillement de la commande publique ayant empêché des synergies de se créer.
J'en conclus à la nécessité, en matière d'innovation numérique, de garantir une rentabilité aux opérations. Il revient à l'État de soutenir la volonté de s'acheminer vers des solutions souveraines à travers des assurances d'achat.
M. Simon Uzenat, président. - Nous ne saurions déplorer à la fois la forte centralisation de l'administration française et la multiplicité des acteurs. L'État, dès lors qu'il a sollicité Orange en 2013, aurait dû fournir les moyens nécessaires à la concrétisation de ses ambitions, quitte à mobiliser les collectivités, et jouer un rôle de mobilisation.
M. Nicolas Guérin. - À l'inverse, l'accompagnement par l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) des hôpitaux pour assurer leur cybersécurité, face à des tentatives de plus en plus fréquentes de rançonnage, fournit un bel exemple de réussite d'initiative étatique. L'Anssi a financé de nombreux projets visant à mieux protéger les hôpitaux contre ce risque mais a posé une condition à son financement : que ceux-ci fassent appel à des acteurs français ou européens ; ce qui a permis de flécher des budgets en faveur de ces derniers et a favorisé leur développement. Par de simples recommandations ou le versement d'aides, l'État parvient à orienter des investissements, sans qu'il soit nécessaire de centraliser la commande publique.
La labellisation fournit un autre exemple d'initiative étatique réussie. Je reste persuadé qu'un acheteur public préférera opter pour une solution souveraine, même plus onéreuse, dès lors qu'elle apporte une garantie de sécurité La filière numérique réclame une labellisation spécifique du cloud en matière de cybersécurité. Nous appuyons cette demande, qu'il nous semblerait même pertinent d'étendre à l'échelle européenne, avec l'EUCS (European Union Cybersecurity Certification Scheme for Cloud Services) High+, ce qui offrirait une plus grande cohérence sur le marché européen.
Pour conclure, j'estime que, pour développer la filière numérique souveraine, il importe d'actionner des leviers, à commencer par l'introduction de critères de souveraineté, à condition qu'ils n'apparaissent pas trop rigides ou complexes à mettre en oeuvre. Je recommanderais de partager ces critères avec les acteurs des marchés pour qu'ils puissent concrètement s'appliquer. Il ne me semblerait pas pertinent de s'opposer à l'utilisation de Microsoft 365, déjà répandue dans la plupart des entreprises ou des administrations. Mieux vaut opter pour l'offre de Bleu, éventuellement à titre de solution transitoire, le temps de développer une filière logiciel française. De manière pragmatique, nous sommes partis de la réalité du marché en cherchant à le sécuriser.
Un deuxième levier à actionner concernerait des schémas de certification exigeants, comme SecNumCloud, éventuellement à l'échelle européenne. Le rôle de l'État consiste à labelliser afin d'aider les collectivités dans leurs choix en assumant un rôle de conseil. La piste d'une mutualisation des achats n'est pas à écarter pour autant, afin de construire des filières françaises fortes, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle.
À côté de la commande publique et des aides, nous souhaiterions surtout une révision de la fiscalité, de manière à ce qu'elle facilite le développement d'acteurs comme Orange. Notre entreprise s'acquitte de 1,2 milliard d'euros d'impôts et taxes, dont 258 millions d'euros d'impôt sur les sociétés, 329 millions d'imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER), 100 millions d'euros de taxe Copé - destinée à l'origine à compenser la suppression de la publicité à la télévision publique - 94 millions d'euros pour la taxe sur les services de télévision - distributeurs (TST-D) finançant le cinéma français. À cela s'ajoutent 23,3 millions d'euros par an pour les fréquences 5G et 83 millions d'euros de redevances pour les autres fréquences. En parallèle, nous avons versé 458 millions de dividendes à l'État pour 2024. Si une partie de ces montants pouvaient financer l'innovation et le développement du secteur numérique français, au moins durant quelques années, des champions français finiraient par émerger.
Le pays le plus efficace en matière de soutien au secteur numérique n'est autre que les États-Unis, où l'État fédéral a accordé aux administrations locales pas moins de 90 milliards de dollars d'incitations fiscales. La Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), créée en 1958, a pour mission de maintenir l'avance technologique américaine en finançant des projets de recherche et développement à haut risque dans le domaine de la défense, susceptibles d'entraîner des retombées dans le secteur civil, comme Internet ou le GPS. La DARPA, qui témoigne d'une forte tolérance à l'échec, poursuit l'objectif de générer des ruptures technologiques majeures au bénéfice de la défense et, indirectement, de l'économie américaine. Son budget 2025 se monte à 4 369 milliards d'euros, alors que le PIB de la France en 2024 ne dépassait pas 2 921 milliards d'euros.
La mise en oeuvre d'une politique ambitieuse consistant à doter la France de data centers permettant de rapatrier sur notre sol les 70 % de données nécessaires à l'économie française ne coûterait pas des milliards d'euros. L'Institut Montaigne a également insisté sur les supercalculateurs, car il ne suffit pas d'héberger des données ; encore reste-t-il à les exploiter. De grandes entreprises françaises ont déjà investi dans l'informatique quantique. Aidons-les. La France forme de nombreux talents dans ses écoles d'ingénieurs, et des instituts universitaires de technologie (IUT), comme celui de Rouen, forment d'excellents techniciens en cybersécurité. Si l'on veut développer des supercalculateurs, autant les installer dans des universités. Orange met ses propres infrastructures, dont ses laboratoires 5G, comme à Lannion, à leur disposition.
Penchons-nous un instant sur les satellites. Elon Musk a mis au point un produit de qualité avec Starlink, qu'il propose à un tarif très compétitif au regard des investissements qui ont été consenties et par rapport aux offres classiques en télécommunication. Son projet a été financé par la NASA et l'État fédéral américain. C'est sans commune mesure avec Eutelsat. Certains responsables politiques vantent les mérites de Starlink, à Mayotte par exemple. Les salariés d'Orange le prennent assez mal. Orange a rétabli les réseaux mobiles à Mayotte en l'espace de six mois. Grâce à notre entreprise, ce département se comptera bientôt parmi les mieux couverts par la 5G. Nous sommes fiers de ce que nous avons fait ! Nous devons travailler avec l'État et les collectivités pour mettre en place des solutions concrètes compatibles avec la réalité des marchés et des entreprises.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je m'interrogeais sur votre prise en compte, dans vos choix technologiques, des enjeux d'indépendance stratégique face aux plateformes étrangères, mais il me semble que vous avez déjà répondu à cette question.
M. Nicolas Guérin. - Il me semble utopique d'imposer un choix au client. La collectivité territoriale qui achète des services numériques doit conserver sa liberté décisionnelle. Notre ambition consiste à lui fournir des éléments concrets à même de l'éclairer. La résilience, la redondance des réseaux, la sécurité, la conformité réglementaire, la localisation des données et l'immunité au droit extraterritorial font, de ce point de vue, figure de sujets cruciaux sur lesquels il convient d'attirer son attention. De la pédagogie apparaît ici nécessaire, de notre part comme, pourquoi pas, de celle de l'État. Le président de l'Autorité de la concurrence a reconnu devant vous que le recours à des solutions souveraines comportait un surcoût. Des effets d'échelle permettraient cependant de le réduire au fil du temps, dans l'intérêt de tous. Les grandes sociétés américaines cherchent à accroître leur rentabilité. Laisser des monopoles se constituer entraîne à la longue des hausses de prix.
M. Simon Uzenat, président. - Il est facile d'imposer à des clients captifs des hausses de prix de 30 % deux années consécutives, comme certains des personnes auditionnées nous en ont fait part.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'État étant actionnaire d'Orange, comment expliquer qu'il ne dispose pas de plus amples moyens, en termes de commande publique, pour aider cette société - dont le chiffre d'affaires dépasse les 40 milliards d'euros et qui est en mesure d'entraîner dans son sillage de nombreuses start-ups - à franchir certains caps décisifs ? L'État a demandé à Orange de déployer la 5G à l'aide de ses propres fonds et de suppléer SFR qui n'a pas réussi à mener à bien certains développements. L'absence d'accompagnement plus soutenu de l'État à propos d'enjeux de souveraineté m'interpelle d'autant plus dans ces conditions.
M. Nicolas Guérin. - L'État a beaucoup soutenu le développement d'infrastructures.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les GAFAM s'en servent à présent pour engranger des plus-values grâce à l'intelligence artificielle. Orange s'est trouvée reléguée au second rang des acteurs européens du numérique, chargée d'installer de la fibre et des câbles, sans que l'occasion lui soit donnée de jouer de rôle essentiel dans le développement de satellites, par exemple.
M. Nicolas Guérin. - Le travail de votre commission consistera en partie à éclaircir les raisons de cet état de fait. Dès 2014, une directive s'est attaquée au sujet de la souveraineté. Il a cependant fallu que la situation géopolitique évolue pour que son application, c'est-à-dire l'imposition de critères de souveraineté dans des marchés publics, apparaisse judicieuse.
Depuis vingt ans est proclamée la volonté de créer des champions européens des télécommunications. À l'époque, il était reproché à notre entreprise de vouloir recréer un monopole. Les concentrations d'acteurs n'étaient pas autorisées. Aujourd'hui, le rapport Letta, le rapport Draghi, le livre blanc de Thierry Breton et la Commission européenne reconnaissent cette nécessité, à laquelle le carcan réglementaire faisait jusque-là obstacle. Nous espérons qu'en tant que législateurs, vous supprimerez certaines entraves. L'État actionnaire nous soutient quand nous prenons des initiatives comme la création de Bleu ou d'Hexadone, soutenue par BpiFrance. Plutôt que de nous focaliser sur le passé en déplorant les occasions manquées, concentrons-nous sur ce qu'il reste à mettre en oeuvre avec pragmatisme, à travers une collaboration étroite entre le monde économique et l'État. Il ne s'agit pas d'imposer aux collectivités des centrales d'achat, mais de trouver un équilibre. L'État pourrait mettre en place des labels et assumer un rôle de conseil par le biais d'agences dotées de moyens. La création d'une Darpa française pourrait être envisagée. Ses ressources pourraient provenir de prélèvement sur la fiscalité des opérateurs, sans l'augmenter évidemment.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je bois du petit lait en vous écoutant. Déjà en 2013 était dénoncée l'absurdité des règles de concurrence empêchant l'émergence de champions européens. Le Sénat plaidait pour leur révision et a d'emblée appelé à l'élaboration d'une stratégie de souveraineté numérique tout en préconisant d'actionner le levier de la commande publique. Le nouveau contexte géopolitique a dessillé les yeux de ceux qui ne se souciaient pas de politique industrielle, mais uniquement d'usage. Le rapporteur a raison de se demander à qui il revient de bénéficier des infrastructures - de la bande passante - mises en place par des entreprises comme la vôtre.
Vous semblez confirmer qu'en l'absence de chief technical officer au plus haut niveau de l'État, aucune stratégie n'a pu émerger, associant l'ensemble des parties prenantes pour créer le marché pertinent pour une passation de commande.
Concernant l'introduction de critères de souveraineté dans la commande publique, vos propos me semblent quelque peu contradictoires. D'un côté, vous ne voulez pas de règles trop strictes, d'un autre, vous approuvez les schémas de certification comme SecNumCloud. Or les PME se plaignent de la lourdeur financière qu'implique toute démarche de certification. Un peu de souplesse serait sans doute la bienvenue. Qu'en dites-vous ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Quelle place sur le marché mondial Orange occupe-t-elle, toutes activités confondues ? Je m'interroge par ailleurs sur la concentration de l'implantation d'Orange en Europe et dans une partie de l'Afrique. De telles limites spatiales ne risquent-elles pas de freiner le développement des nouveaux métiers évoqués plus tôt ?
M. Nicolas Guérin. - Une stratégie de filière existe d'ores et déjà. Des comités stratégiques de filière (CSF) dépendent du Conseil national de l'industrie. Le CSF infrastructures numériques - que je préside - placé sous l'égide du Premier ministre et animé par Marc Ferracci, ministre chargé de l'industrie et de l'énergie, mène des réflexions sur l'organisation de la filière. En matière d'infrastructures, cette stratégie s'est traduite par un franc succès. La remarque ne vaut toutefois pas pour les services, où il reste encore beaucoup à mettre en oeuvre. Sans commande publique, sans aide publique ni fiscalité réduite ou du moins incitative, nous resterons toujours des nains par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine.
Orange a pour clients des centrales d'achat. L'une d'elles a lancé un appel à candidatures en décembre 2020. Le marché a été attribué en juin 2024 avec un an de retard. Songez un peu aux évolutions technologiques qui se sont succédé au cours des quarante-trois mois séparant l'appel d'offres de la passation du marché dans le secteur des télécommunications. Il a fallu maintenir la motivation des équipes des cocontractants avec qui nous avions constitué un consortium, qui ont dû rédiger deux offres de 3 000 pages chacune et définir une grille tarifaire de plus de 30 000 prix à maintenir durant cette durée. Nous avons dû répondre à six séries de questions mais n'avons pu défendre notre dossier que lors de deux soutenances physiques. Nous avons finalement perdu cet appel d'offres, au périmètre de toute façon trop étendu pour qu'une entreprise de la taille d'Orange y réponde seule. Impossible pour une start-up de candidater à une telle procédure ! Une simplification de tels processus serait la bienvenue. Les critères de souveraineté ne doivent pas ajouter de la complexité aux marchés publics. On espère que le processus de qualification SecNumCloud sera industrialisé et plus facile à obtenir, sans qu'il soit nécessaire d'attendre des mois pour l'avoir.
Nous avons travaillé avec une autre centrale d'achat à l'occasion d'un appel d'offres comparable. Moins de six mois ont séparé son lancement de l'attribution du marché. Une start-up aurait tout à fait pu y répondre, même si le périmètre du marché s'avérait un peu trop étendu. Les centrales d'achat gardent un rôle à jouer. Simplement, il importe de simplifier leurs modalités de fonctionnement.
M. Simon Uzenat, président. - J'aimerais revenir sur l'offre Bleu en cours de qualification SecNumCloud. L'Europe cultive une forme d'addiction vis-à-vis des technologies américaines. Les hyperscalers américains ont compris que l'histoire n'allait plus dans le sens d'une domination outrancière de quelques grands groupes au mépris des frontières et des droits nationaux et qu'il valait mieux multiplier les partenariats pour entretenir cette dépendance, car ces solutions reposent sur une technologie américaine. Une éventuelle rupture des liens entre États-Unis et Europe entraînerait, sur le plan technologique, des conséquences opérationnelles rapides aux coûts extrêmement élevés. Comment envisagez-vous cette perspective ? Quel calendrier avez-vous en tête pour mettre au point une solution souveraine européenne ? Le partenariat avec Microsoft ne retarde-t-il pas l'atteinte de cet objectif que nous poursuivons au moins dans les discours officiels ?
M. Nicolas Guérin. - Orange se classe au dixième ou au douzième rang sur le marché mondial. Notre société opère dans sept pays européens, dix-sept pays africains, plus un État du Moyen-Orient. Nous avons pu constater, historiquement, que la dispersion géographique ne constituait pas une stratégie valable. Un opérateur d'infrastructures de télécommunication a tout intérêt à ancrer son activité dans un pays donné. Notre société bénéficie d'effets d'échelle dus à la multitude de ses clients, mais en tant que multinationale, Orange reste attachée à son implantation locale. La guerre des prix fait rage dans de nombreux pays européens, du fait que le marché est parvenu à maturité, puisqu'il ne reste plus personne à équiper. Par ailleurs, qui paie pour l'usage des réseaux que nous déployons ? En Afrique, en revanche, la population continue de croître, de même que l'appétence pour les services numériques, en particulier les solutions de paiement et notre application Max it, qui rassemble de nombreux services sur un seul portail. L'Afrique apparaît donc comme un formidable territoire de croissance.
Nous souhaitons développer nos activités de cybersécurité en France et dans le reste de l'Europe. Nous aimerions aussi que les plateformes numériques nous rémunèrent lorsqu'elles utilisent nos réseaux. Deutsche Telekom réalise 60 % de ses 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires aux Etats-Unis, ce qui incite à ne plus tout à fait considérer cette entreprise comme européenne. Orange a renoncé à une trop grande dispersion géographique de ses activités pour s'en tenir à une stratégie de clusters en Afrique, à partir desquels nous déployons nos services.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'est-ce qui vous empêche de taxer l'utilisation de vos réseaux ?
M. Nicolas Guérin. - Du fait de l'organisation des réseaux à l'échelle mondiale, le trafic peut être livré par n'importe quelle voie. L'interconnexion internationale repose sur le peer-to-peer. Selon ce principe, il n'y a pas lieu d'imposer une compensation si le trafic dans un sens fait pendant à un trafic en sens inverse. Un acteur peut tout à fait décider de livrer son trafic dans un autre pays, au risque de dégrader la qualité de service. Une plateforme pourrait par exemple livrer son trafic en Allemagne en passant par Deutsche Telekom. Nous essayons depuis des années de négocier avec ces acteurs, mais nous n'avons jamais réussi à leur faire payer significativement pour leur usage de notre réseau. Ils sont trop puissants ! Voilà pourquoi nous réclamons la mise en place d'une législation européenne imposant aux GAFAM d'entamer des discussions sur le sujet. Un régulateur pourrait jouer un rôle d'arbitre en cas de désaccord sur les paiements à encaisser.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je me permets de vous faire remarquer que la taxe Copé ne finance plus l'audiovisuel public et rentre dans le puits sans fond de Bercy. Peut-être conviendrait-il de la réaffecter à la recherche.
M. Nicolas Guérin. - Je suis d'accord avec vous si vous songez bien à la recherche dans le secteur des télécommunications.
Certes, une offre comme celle de Bleu pourrait permettre à Microsoft de s'installer durablement dans les usages. À côté de cela, notre solution d'IA générative Live Intelligence propose ChatGPT, mais aussi Mistral. Le choix appartient aux entreprises et aux collectivités. Il ne revient pas à Orange de leur imposer telle solution plutôt que telle autre.
M. Simon Uzenat, président. - Quelle contribution pouvez-vous apporter à l'émergence de solutions alternatives aux technologies américaines ?
M. Nicolas Guérin. - Orange emploie 67 000 salariés en France. Évidemment, nous songerions à recourir à des solutions françaises si seulement elles existaient et démontraient leur efficacité. Nous sommes par ailleurs prêts à passer des accords de distribution si tant est qu'ils incitent nos clients à se tourner vers des acteurs français. Nous ne pourrons toutefois pas imposer à nos clients de choisir une solution plutôt qu'une autre.
M. Simon Uzenat, président. - Si, demain, se produisait, en France comme dans l'Union européenne, une prise de conscience de la nécessité de développer des offres souveraines alternatives en mobilisant les moyens qui s'imposent, Orange pourrait-elle être partie prenante de cette dynamique ?
M. Nicolas Guérin. - Oui, à la condition qu'une telle initiative reste pragmatique et n'aboutisse pas à la paralysie de l'économie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 05.
La réunion est ouverte à 18 h 10.
Audition de MM. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP et Olivier Giannoni, directeur juridique de l'UGAP
M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons nos travaux de ce jour en nous permettant de revenir sur nos pas, afin de tirer parti des investigations que nous avons conduites ces dernières semaines sur le rôle de la commande publique pour promouvoir la souveraineté numérique, et d'en clarifier certains aspects.
Le 18 mars dernier, soit au tout début de nos travaux, nous avions entendu M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), en raison du poids de cette centrale d'achat dans l'écosystème français de la commande publique : 5,64 milliards d'euros de commandes en 2024, plus de 2 000 marchés en cours d'exécution et un lien très fort avec les collectivités territoriales.
Depuis cette date, de nombreuses personnes auditionnées ont abordé le rôle de l'UGAP, soit pour le saluer, soit pour émettre des réserves à son encontre. En matière de numérique, l'UGAP est souvent la porte d'entrée des acheteurs vers des solutions internationales ou françaises, comme nous avons pu le voir la semaine dernière en auditionnant SCC, titulaire de son marché multiéditeurs, qui en propose aujourd'hui 2 832. L'urgence actuelle, dans ce cadre, doit être la promotion des offres souveraines et sécurisées, en matière notamment d'hébergement des données, et l'accélération de la prise de conscience des acheteurs publics face aux risques encourus.
Nous recevons donc à nouveau M. Edward Jossa, pour échanger avec nous sur le rôle que joue l'UGAP dans ce domaine.
Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edward Jossa et M. Olivier Giannoni prêtent serment.
Nous serions dans un premier temps intéressés par une présentation de l'offre de services numériques de l'UGAP : outre le marché multiéditeurs, comment est-elle structurée ? Celui-ci n'inclut pas les logiciels de Microsoft ou d'Oracle, dans quel cadre ceux-ci sont-ils proposés et sous quel régime juridique avez-vous contractualisé avec ces derniers ?
Vous êtes par ailleurs tributaires de la politique de l'État en matière de numérique, et notamment, pour ce qui concerne l'hébergement, de la doctrine « cloud au centre ». Vous pourrez nous expliquer comment vous assurez, via un marché passé pour le compte de l'État, la satisfaction des besoins de celui-ci en la matière. L'immunité par rapport aux législations extraterritoriales est-elle un critère que vous avez pris en compte dans le choix de vos titulaires ? Quelle est l'étendue de l'offre souveraine, c'est-à-dire qualifiée SecNumCloud, que vous proposez ?
De plus, quel accompagnement proposez-vous à vos clients en matière de cloud ? Les sensibilisez-vous aux risques qu'ils pourraient encourir en choisissant un hébergeur de données non-européen ? Conduisez-vous une politique particulière visant, par les solutions que vous offrez, à diminuer ou limiter la dépendance actuelle vis-à-vis de certains logiciels ?
Plus généralement, vous pourrez nous faire part de la politique de soutien à l'innovation que mène l'UGAP, dont l'effet de levier peut être déterminant, comme nous l'avons appris la semaine dernière avec le cas de Doctolib.
M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP. - J'aimerais formuler quelques remarques préliminaires que m'ont inspirées vos précédentes auditions.
Une centrale d'achat n'achète pas exactement comme un utilisateur final, étant donné qu'elle ne connaît pas précisément les besoins de celui-ci. Elle passe donc des marchés génériques et modulaires comportant des options, pour s'adapter à l'ensemble de ses clients. Il appartient à chaque entité décisionnaire d'effectuer ses choix en fonction de la politique qu'elle suit. Le sujet de la complétude de l'offre est au coeur des problématiques des centrales d'achat. Certains sujets comme celui du plafond apparaissent complexes à appréhender, car, ne sachant pas exactement quelles quantités sont en jeu, nous nous basons sur des estimations. De plus, nous ne pouvons pas lancer de marchés d'innovation, car ceux-ci supposent une connaissance de la solution et une participation active à son élaboration, que par construction les centrales d'achat ne connaissent pas.
Ensuite, un marché est attribué à un moment déterminé dans une situation donnée pour une certaine durée, or le domaine du numérique évolue très rapidement. Les rachats d'entreprises françaises par des sociétés étrangères ne sont pas rares, pas plus que les changements de lieux de fabrication ou les délocalisations. Il faut garder à l'esprit que beaucoup de choses peuvent se produire après l'attribution, sur lesquelles la centrale d'achat n'a pas de prise.
De surcroît, une centrale d'achat ne peut pas adopter les critères de sélection qu'elle souhaite. Elle passe de très gros marchés, où le critère du prix est pondéré, en moyenne, à 40 %, et les critères techniques ne sont pas aisément manipulables. L'UGAP est sous la surveillance des marchés, sous celle de la Commission européenne, qui a promulgué des directives interdisant les critères susceptibles de trop restreindre la concurrence ou de favoriser tel acteur national ou régional, sous peine de sanctions en cas de mobilisation des crédits européens. Notre responsabilité serait engagée si nous contrevenions à ces principes. Nous nous efforçons de rendre les critères techniques les plus objectifs et mesurables possible. La remarque vaut aussi pour les critères environnementaux. Nous sommes la centrale d'achat la plus surveillée et menons une réflexion très approfondie sur ces sujets.
Le sourcing est décisif. Dans le domaine informatique, l'UGAP emploie vingt-cinq à trente personnes, ce qui lui assure une connaissance pointue du domaine, à la différence des services achat ne comptant qu'un ou deux acheteurs informatiques. L'éparpillement des acheteurs publics en France est à souligner. L'UGAP compte 22 000 clients actifs. De quels moyens spécialisés en matière d'achats disposent-ils en moyenne ? En Italie, un travail de réflexion a porté sur la limitation ou le contrôle des pouvoirs adjudicateurs. Nous n'assisterons pas à une montée en puissance de la capacité des utilisateurs finaux à effectuer eux-mêmes des achats sans une réflexion sur la capacité à faire des structures acheteuses. La réflexion porte encore trop souvent sur le code de la commande publique lui-même. Le sujet de la mutualisation de la commande publique territoriale m'apparaît stratégique, en particulier pour les villes moyennes et les petites villes.
En matière de souveraineté numérique, je rappellerai quelques éléments à propos aussi bien de nos fournisseurs que de nos clients. Nos grands clients, souvent des établissements publics, disposent de systèmes d'information construits par strates, à partir des années 1980, s'adaptant au fil du temps à l'arrivée des grands progiciels puis d'Internet, de sorte qu'ils mobilisent à présent des quantités d'applications. Du fait de leur extrême complexité et de leur interdépendance, les décisions les concernant sont en réalité plus prises par les directeurs des systèmes d'information que par les acheteurs proprement dits. Il importe de garder à l'esprit cette contrainte pesante, amenant souvent à des compromis dans la sélection des solutions informatiques. Ces sujets remontent rapidement au niveau politique, à qui il appartient de prendre ses responsabilités. À titre d'exemple, les systèmes d'information de l'UGAP sont construits autour de SAP, ce qui ne va pas sans conséquence sur les logiciels qu'emploie notre centrale.
S'agissant de l'amont, il faut rappeler que le numérique a pour particularité de passer outre les frontières avec une facilité déconcertante. Les fournisseurs étrangers peuvent vendre en direct à l'UGAP sans disposer de filiale en France, alors qu'environ 95 % de nos fournisseurs sont des entreprises françaises, avec un Siret. Des réglementations extraterritoriales comme le RGPD (Règlement général sur la protection des données) valent pour toute application utilisée en France, quel que soit le pays qui l'héberge, et ce afin de tenir compte de cette fluidité absolue du numérique.
De plus, pour des raisons notamment historiques, le poids de l'intermédiation dans le secteur de l'informatique est particulièrement fort. Les acteurs de la commande publique ont surtout affaire à des distributeurs, aussi bien de matériel que de logiciel. Certains d'entre eux font même appel à d'autres distributeurs. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne répondent jamais eux-mêmes aux appels d'offres L'acheteur public choisit la solution qui lui convient, puis identifie le bon moyen de l'acquérir. Il convient donc de relativiser ce qu'il est possible de mettre en oeuvre par le biais de la commande publique. En somme, il revient à l'utilisateur final d'assumer la responsabilité de ses choix, tant l'organisation des marchés publics se révèle complexe dans le domaine du numérique.
Le marché de l'informatique se caractérise aussi par une montée en puissance du cloud. Il en existe trois catégories : le SaaS (Software as a service), le IaaS (Infrastructure as a service) et le PaaS (Platform as a service), solution que privilégient généralement les start-ups. À l'UGAP, nous proposons à la fois des logiciels en mode SaaS ou pouvant être installés directement sur les machines. De plus en plus, un sujet touche à l'hébergement des logiciels accessibles via le cloud et qui ne sont donc plus installés sur les ordinateurs eux-mêmes.
Les marchés de l'UGAP s'ajustent à la situation du marché. La plupart des ordinateurs et des smartphones sont de fabrication étrangère et importés par de grands distributeurs tels que SCC, Econocom ou Computacenter. L'UGAP a réalisé l'an dernier environ 328 millions d'euros de ventes de PC et de périphériques. Les marchés de WAN (wide area network - réseau étendu) ou de téléphonie sont généralement attribués à des opérateurs français comme Linkt, SFR Business ou Celeste. Cela ne donne toutefois aucune indication sur le matériel qui est ensuite utilisé dans le cadre de ces marchés. Cela relève de la responsabilité de ces opérateurs. J'insiste sur ce point car j'ai déjà eu à répondre du fait que le titulaire d'un marché de l'UGAP utilisait du matériel de marque Huawei, sur lequel nous n'avions aucun droit de regard.
En matière de cloud IaaS et PaaS, nous avons passé un marché à la demande de la direction interministérielle du numérique (Dinum) et de la direction des achats de l'État (DAE). Les tentatives de mettre au point une solution nationale de cloud se sont jusqu'ici heurtées à l'écueil d'un volume d'activité trop limité pour en assurer la rentabilité. L'UGAP a été sollicitée pour le cercle 3, présentant de moindres enjeux de confidentialité et un volume potentiel plus important. Elle a passé un marché avec le distributeur Crayon, qui a succédé à Capgemini et propose une quinzaine de fournisseurs de cloud.
M. Olivier Giannoni, directeur juridique de l'UGAP. - Dans le cadre du marché multiéditeurs, l'UGAP noue une relation contractuelle à la fois avec le titulaire, mais aussi avec les éditeurs de solutions numériques figurant dans son catalogue. Ce même type d'architecture a été retenu pour le marché de cloud. Il en résulte un accord-cadre offrant une certaine souplesse - comme l'illustre la clause de réexamen - notamment dans le choix des titulaires de second rang, aussi bien éditeurs que fournisseurs. Dans le cadre du marché de cloud, un travail a porté avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) () sur l'application des législations extraeuropéennes. À l'époque du lancement de ce marché, peu après l'arrêt Schrems II, il semblait impératif de s'assurer de la conformité des acteurs publics au RGPD.
Revenons sur le processus en place à l'UGAP. Un client demande un devis, transmis au titulaire du marché, qui le rétrocède à ses fournisseurs de cloud. Il est prévu dans le marché de cloud - et ce dispositif pourrait s'étendre aux marchés multiéditeurs - qu'une matrice de choix demande au client public final s'il accepte que son fournisseur de cloud soit soumis à une réglementation extraeuropéenne. La formulation de la question a été travaillée avec la CNIL. Il importe que le client de l'UGAP ait conscience des conséquences de ses choix en termes de sécurité, sachant que l'UGAP est tenue vis-à-vis de lui à une obligation de conseil. En fonction du choix du client, des fournisseurs soumis ou non à ces réglementations lui sont proposés.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le ministère de la santé, lors du choix d'hébergement pour le Health Data Hub (HDH), et le ministère de l'Enseignement supérieur n'en ont pas moins, en connaissance de cause, opté pour des hébergeurs de cloud soumis à des lois extraterritoriales.
M. Edward Jossa. - Le marché du HDH concernait des logiciels. Celui du cloud en tant qu'hébergement est construit sur une architecture proche, quoique légèrement différente.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le cloud constitue un ensemble formé de centres d'hébergement de données et de logiciels permettant leur traitement. Cette chaîne globale pourrait se retrouver fragilisée en cas de non-respect de certains principes de sécurisation des données. Pour moi il n'y a pas de différence entre les deux.
M. Edward Jossa. - L'architecture de l'offre de l'UGAP fait cette distinction. Un même logiciel peut être hébergé chez le client final (on premise) ou acquis en mode SaaS. La logique du marché cloud n'est donc pas tout à fait la même que celle du marché multiéditeurs.
Il nous a été demandé, pour le marché cloud, d'identifier une gamme de fournisseurs étrangers et français, dont certains qualifiés SecNumCloud. Ce marché a représenté 44 millions d'euros de vente en 2024. Le premier à en bénéficier a été OVH, qui en a retiré 19,5 millions d'euros, suivi par Microsoft à qui il a rapporté 8,1 millions d'euros. Viennent ensuite Outscale à raison de 3,7 millions d'euros, Scaleway pour 3,6 millions d'euros et AWS pour 2,2 millions d'euros. Les solutions françaises représentent ainsi 72 % des ventes réalisées par l'UGAP en 2024, dont une moitié (33 % du total) de solutions SecNumCloud. Les opérateurs français vendent autant de solutions non SecNumCloud que de solutions SecNumCloud, car celles-ci coûtent 15 % à 25 % plus cher. Le coût du cloud augmente inexorablement, or il est imputé aux budgets de fonctionnement et non d'investissement, ce qui peut poser des problèmes aux collectivités territoriales. Cet écart de prix justifie le fait de réserver le SecNumCloud aux projets qui le justifient.
Passons au marché multiéditeurs, beaucoup plus important, puisqu'il pèse 860 millions d'euros dans l'activité de l'UGAP. Les achats de logiciels constituent un plus grand enjeu pour nous que le cloud. Une réflexion aurait intérêt à porter sur les moyens d'inciter les grands éditeurs à adopter la stratégie d'hébergement que nous appelons de nos voeux.
L'objet de ce marché est la mise en concurrence de bibliothécaires de solutions d'éditeurs. Il apparaît difficile de mettre en concurrence deux logiciels, chacun comportant des champs d'application et des fonctionnalités propres. De plus, des variations considérables de prix s'observent, étant donné qu'une fois les investissements amortis, le coût de revient apparaît quasiment nul. De ce point de vue, ce marché s'apparente à celui des médicaments. Nous avons conclu un accord-cadre pour ce marché, que nous ouvrons à de nouveaux éditeurs au fur et à mesure, par des clauses de réexamen. Des marchés subséquents permettent d'intégrer les solutions telles que les acquiert le client final. Ce processus implique davantage l'UGAP que celui d'autres marchés de distribution. Le titulaire, c'est-à-dire le bibliothécaire est tenu de vérifier un certain nombre de points, mais l'UGAP également, dont la solidité financière des entreprises qui entrent dans ce marché, par souci d'éviter des catastrophes opérationnelles en cas d'arrêt de la maintenance d'un logiciel. L'UGAP doit se porter garante de la continuité de service, en particulier en ce qui concerne les logiciels techniques indispensables au fonctionnement d'autres.
L'UGAP est également présente dans le secteur de la cybersécurité. Notre opérateur est aussi un distributeur de solutions.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je comprends que le choix en matière de sécurité relève du client et non de l'UGAP, alors que le marché est passé par l'UGAP. Monsieur Jossa, vous êtes né le 3 juin 1960 à Washington DC. Vous êtes potentiellement éligible à la nationalité américaine, par le droit du sol. Êtes-vous binational ?
M. Edward Jossa. - Je suis très troublé par cette question. . Depuis quarante-cinq ans que je travaille dans la fonction publique, jamais encore elle ne m'avait été posée. Elle est extrêmement choquante. J'ai la nationalité française et ne suis pas tout à fait au clair sur la question de la nationalité américaine. Le droit américain se révèle assez complexe quand il s'applique à des citoyens ayant mené leur carrière au sein de l'administration d'un pays étranger.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je vous demande simplement une réponse par oui ou par non.
M. Edward Jossa. - Je ne suis pas capable de vous donner de réponse ici parce que je n'en suis pas sûr. Quoi qu'il en soit, je n'accepte pas qu'on mette en cause ma loyauté envers le Gouvernement ni mon professionnalisme.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je n'ai pas remis en cause votre loyauté, je vous ai juste posé une question.
M. Edward Jossa. - Il me déplairait que votre question comporte des insinuations. Je mène la même politique que mes prédécesseurs à l'UGAP. Mon engagement pour l'État et l'achat français est total. J'aimerais qu'aucun doute ne subsiste sur ce point.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il n'y a pas de doute si vous le dites, mais je souhaitais poser la question pour le savoir. J'étais en droit de le faire.
En février 2025, Microsoft a bloqué les services de la cour pénale internationale sous la menace de sanctions de l'État fédéral américain. Comment justifiez-vous que l'UGAP continue d'accorder sa confiance à Microsoft, alors que ce précédent montre que nos services hébergés par Microsoft, aussi bien la HDH que ceux du ministère de l'Enseignement supérieur, courent le risque d'être eux aussi interrompus ? Qu'est-ce qui nous garantit que Microsoft ne coupera pas à des administrations françaises l'accès à ses services ?
M. Edward Jossa. - Il ne m'appartient pas de définir une position vis-à-vis de Microsoft. En tant que responsable d'une centrale d'achat, je me contente d'appliquer le code de la commande publique. Je ne dispose à ce jour d'aucun élément juridique me permettant d'exclure Microsoft de ces marchés. Compte tenu du volume et des enjeux financiers, nous passons des marchés dits « à la marque » avec Microsoft et Oracle : nous faisons toujours appel à des distributeurs, mais en spécifiant la marque des logiciels souhaités. Le marché Microsoft représente environ 230 millions d'euros, contre 60 millions d'euros pour le marché Oracle. Ces sommes se répartissent à peu près à moitié entre l'État et les collectivités territoriales. Si, un jour, l'État décide d'interdire Microsoft, l'UGAP cessera de lui vendre des logiciels de cette marque. En tant que centrale d'achat, l'UGAP n'a pas un rôle prescripteur. Elle se contente de répondre aux demandes des clients utilisateurs des solutions. Si elle ne proposait plus de produits Microsoft, d'autres centrales prendraient le relais. De fait, des marchés Microsoft sont passés par le Resah, la Canut ou UniHA.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Certes, le client décide, mais l'UGAP est censée sélectionner des prestataires indépendants garantissant la sécurité des données publiques. Vous ne sauriez vous dédouaner sur celui qui passe la commande, dès lors que le choix lui est donné entre des offres ne présentant pas toutes des garanties de souveraineté.
M. Edward Jossa. - Nous n'exerçons aucune tutelle sur les collectivités locales. Nous ne saurions leur opposer un refus de vente. Leur demande de produits Microsoft ne faiblit pas. Leur dépendance vis-à-vis de la marque est avérée. La plupart des clients publics consultent plusieurs centrales d'achat dans le cadre de marchés aussi importants que ceux qui concernent Microsoft ou Oracle pour obtenir les meilleurs prix. Tant que le législateur n'interdit pas Microsoft ou que l'État ne prohibe pas l'usage de ses logiciels dans son administration, l'UGAP n'a aucune raison de ne pas proposer cette marque à ses clients.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'UGAP n'a cependant pas évalué les risques que présente l'utilisation de solutions Microsoft. Vos préconisations aux clients n'en font pas mention, alors que vous les mettez en garde contre le défaut de solidité financière ou l'incertitude autour du sérieux de certaines entreprises. Pourquoi ne pas les alerter sur le manque de sécurisation de leurs données ?
M. Edward Jossa. - La doctrine SecNumCloud a été conçue pour remédier à ces écueils. Beaucoup d'acteurs publics sont en discussion avec Microsoft pour que cette société héberge leurs données en Europe et qu'aucune législation extraterritoriale ne puisse s'y appliquer.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous confondez l'hébergement et le traitement des données. Ce dernier doit être réalisé par des entreprises de l'informatique en nuage répondant à des critères de souveraineté.
M. Edward Jossa. - Soit une entreprise est autorisée à opérer, soit elle ne l'est pas. Je ne suis pas en mesure d'exclure des entreprises pour d'autres motifs que ceux prévus par le code de la commande publique. Les responsables des autres centrales d'achat se retrouvent dans la même situation que moi.
M. Simon Uzenat, président. - M. Giannoni a insisté tout à l'heure sur le rôle de conseil d'une centrale d'achat. L'UGAP n'a certes pas à enjoindre à un acheteur d'opter pour telle solution plutôt que telle autre, mais à lui présenter les avantages et inconvénients de chacune. Les acheteurs publics eux-mêmes l'ont reconnu lors de nos précédentes auditions. Il convient d'arbitrer entre plusieurs solutions, selon leur efficacité et la sécurité qu'elles garantissent. Le sujet de l'immunité aux législations extraterritoriales apparaît secondaire, si tant est qu'il soit pris en compte. Les équipes de l'UGAP en charge de ces marchés bénéficient-elles de formations ou d'une sensibilisation à la question des législations extraterritoriales ? Des données hébergées en France, traitées par une société américaine, pourraient subir une captation par l'administration américaine, dont le propriétaire des données ne serait même pas averti. Nous considérons que l'UGAP doit fournir ces éléments d'éclairage à ceux qui recourent à ses services, en lançant ainsi un premier signal d'alerte.
Il appartient ensuite à l'UGAP de structurer et proposer des offres souveraines. Certaines entreprises ont déploré devant nous la complexité de l'accès à l'UGAP. SCC France nous a exposé une procédure à l'issue de laquelle l'UGAP donne son accord à l'ajout d'éditeurs supplémentaires, sachant qu'ils sont aujourd'hui 2 832. Le terme de « réexamen » a été cité à cette occasion. Nous avons demandé une ventilation du chiffre d'affaires selon les pays où sont implantés ces éditeurs. La priorité doit selon nous aller à l'immunité vis-à-vis des législations extraterritoriales. Les agents de l'UGAP sont-ils formés pour éclairer les acheteurs publics en en tenant compte ?
Nous considérons que l'UGAP a un rôle à jouer dans la chaîne d'information et de sensibilisation des acheteurs. Les choix doivent s'effectuer en toute connaissance de cause. Vous présentez à des acheteurs de petites collectivités des solutions américaines dont les données sont hébergées en France sans qu'elles aient conscience de la possibilité que ces données soient soumises au Cloud Act ou au Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA).
M. Edward Jossa. - La question de l'extraterritorialité est en réalité plus complexe encore. Une forme d'extraterritorialité s'est imposée à la BNP, société pourtant française, mais qui opère aux États-Unis, d'où un rapport de force défavorable. Parmi les acteurs que vous avez auditionnés, certains ont admis qu'ils n'auraient pu se développer en France s'ils ne l'avaient pas fait d'abord aux États-Unis. Je ne suis pas certain qu'une société opérant aux États-Unis ne présente pas de risque en matière de législation extraterritoriale.
M. Simon Uzenat, président. - Nous avons rencontré OVH - société référencée dans le catalogue de l'UGAP - qui nous a confirmé le modèle économique et juridique qu'elle avait mis en place pour rendre étanches aux législations extraterritoriales les données qu'elle héberge, alors même qu'elle opère un peu partout dans le monde. Nous parlons d'acheteurs publics qui vont faire héberger des données publiques, donc, par définition sensibles, chez des opérateurs soumis à des législations extraterritoriales. Nous estimons que l'UGAP a un devoir d'information sur les conséquences de ces choix. L'assume-t-elle ?
M. Edward Jossa. - Je ne suis pas suffisamment au fait de la manière dont mes commerciaux interviennent sur ce sujet pour vous répondre. L'UGAP n'a pas affaire à de petits clients ignorant ces enjeux. De fait, ils sont surtout prégnants pour des caisses de sécurité sociale ou des hôpitaux. Nos interlocuteurs dans ces structures sont généralement conscients des risques liés à l'application d'une législation extraterritoriale à leurs données. De toute évidence, un travail reste à mener, de notre part, sur ce sujet. Jusqu'ici, nous nous sommes surtout concentrés sur la satisfaction des besoins de nos clients, quels qu'ils soient, dans le respect du code de la commande publique, dont l'application n'est pas toujours aisée.
M. Simon Uzenat, président. - Si des citoyens apprenaient que des données stockées par leur commune, à propos des services publics ou même de leurs familles, sont accessibles à des puissances étrangères, leur réaction, à coup sûr vive, serait tout à fait légitime. Nous tenons à attirer l'attention sur cette question. Nous espérons que notre rapport contribuera à une prise de conscience. Nous tenons à ce que soient proposées des alternatives souveraines aux collectivités de toute taille. L'UGAP nous apparaît comme un élément de la solution.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez dit qu'aucun élément juridique ne justifiait l'exclusion de Microsoft des marchés de l'UGAP. Vous vous montrez loyal vis-à-vis du gouvernement, qui ne vous a pas ordonné de proscrire tout recours à des entreprises extraeuropéennes. Pourtant, le régime de transferts de données entre l'Union européenne et les États-Unis (Privacy shield) a été invalidé en juillet 2020. Il en a résulté un vide juridique de trois ans, durant lequel nos données n'ont plus été protégées ; l'accord d'adéquation suivant n'ayant été ratifié qu'en 2023. La directrice de l'école Polytechnique s'est dédouanée sur l'UGAP du choix de recourir à Microsoft. D'après ce que nous avons compris, aucun appel d'offres n'a été lancé. Il nous importe d'établir la chaîne de responsabilités. L'UGAP fait figure de passage obligé pour un certain nombre d'acteurs, y compris des établissements stratégiques comme des grandes écoles. Je suppose que l'UGAP mène une veille juridique, en lien avec son ministère de tutelle, ce qui aurait pu inciter à la prudence.
M. Edward Jossa. - Le RGPD continue de s'appliquer. Il expose ceux qui y contreviendraient à des sanctions assez lourdes, même en cas d'absence d'accord de transfert de données.
M. Olivier Giannonni. - Je me félicite de la création de votre commission : elle permettra de sensibiliser les acteurs publics à la problématique éminemment complexe de l'application de législations extraeuropéennes. Vous avez beaucoup parlé des États-Unis, mais n'oublions pas la Chine. La loi y est extrêmement ambiguë, alors que nous utilisons de l'équipement Huawei. Nous appelons aussi de nos voeux une prise de conscience collective.
Quoi qu'il en soit, il importe d'adopter une approche proportionnée aux risques et à ce qui est disponible, industriellement. Lors de la mise en place de sanctions contre la Russie, la question s'est posée de soustraire de notre marché multiéditeurs l'antivirus Kaspersky. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) s'y est opposée, estimant que s'en passer présentait plus de risques que de l'utiliser. Il importe de mettre en balance les risques liés à l'utilisation de Microsoft et ceux qu'impliquerait le fait de se passer de ses solutions. La messagerie Outlook reste l'une des meilleures disponibles actuellement. Pour autant, son utilisation ne doit pas empêcher le recours à des solutions plus sécurisées pour échanger des données sensibles.
L'accord de transfert de données entre les États-Unis et l'UE n'est qu'une manière de se conformer au RGPD. L'arrêt Schrems II a contraint à opter pour d'autres moyens visant cette même fin, en l'occurrence des clauses contractuelles réglementant les transferts de données au sein d'un groupe ou entre des entreprises, tout en cryptant ces données. L'UGAP, dans le cadre de sa veille juridique, avait prévu de vérifier, auprès des titulaires américains de ses marchés, la mise en place de telles clauses.
Dans le cadre de notre marché cloud, nous avons demandé à nos clients s'ils acceptaient que leur fournisseur soit soumis à des législations extraeuropéennes. Le diable est toutefois dans les détails. Dans l'hypothèse où la maintenance applicative s'effectue en Inde ou en Chine, quand bien même les données sont hébergées en Europe, un tiers n'appliquant pas le RGPD interviendra sur les données. Garantir la sécurité des données - au-delà des questions de souveraineté - suppose un examen complet de la solution retenue. Les commerciaux de l'UGAP ne sont pas en mesure d'y procéder. Pour autant, les équipes techniques et les professionnels en charge des données ont tout à intérêt à s'en occuper. Certaines particularités techniques ne sont pas connues de nos commerciaux, mais uniquement des éditeurs eux-mêmes. Plus les données sont sensibles, plus un examen minutieux de la solution envisagée s'impose.
M. Edward Jossa. - Le sujet du cryptage n'est pas anodin. Il peut constituer une solution pour des données de moyenne importance, à condition que la clé de déchiffrement soit stockée chez l'utilisateur final et non chez l'hébergeur. Sans doute ce sujet donnera-t-il lieu à des négociations. Un code peut toujours être cassé, mais un tel acte de piratage informatique constitue une infraction à toutes les législations, qu'elles soient européennes ou extraterritoriales. Microsoft est par ailleurs en discussion avec les pouvoirs publics à propos de la solution Bleu, associant cette entreprise à Orange et Capgemini, qui cherche à obtenir la qualification SecNumCloud. Il reste à voir comment les décisions des acteurs publics interviendront dans le secteur du cloud.
Un autre enjeu touche à la création de grands acteurs européens puissants. Une stratégie défensive ne suffira pas à gagner la bataille. Nous ne l'emporterons qu'une fois déployée une stratégie de construction d'acteurs aussi performants que leurs concurrents, proposant des solutions à des tarifs aussi compétitifs. Des sujets de performance et de prix se posent en effet, particulièrement prégnants dans le contexte budgétaire actuel. Rappelons que pour atteindre une taille significative, un acteur européen doit nécessairement exporter ses services.
M. Jean-Luc Ruelle. - L'UGAP a lancé un appel d'offres pour un marché de conseil réparti en plusieurs lots, portant sur de la finance et de la stratégie. Pourriez-vous nous éclairer sur les mécanismes mis en place pour garantir une répartition équilibrée de ces prestations en évitant une captation disproportionnée par les grands cabinets internationaux ? Dans quelle mesure l'UGAP assume-t-elle un rôle d'orientation ou de filtre dans la sélection des prestataires, en particulier pour des missions touchant à certains domaines traditionnellement régaliens ? Enfin, disposez-vous d'indicateurs sur la part de ces marchés bénéficiant à des cabinets français indépendants ou à des structures implantées dans les territoires ?
M. Edward Jossa. - L'enjeu lié aux cabinets de conseil me semble moindre que celui que présentent les données en termes de souveraineté. Je rappelle en outre que les cabinets de conseil, même internationaux, sont des sociétés de droit français, employant des salariés sur le sol français. L'UGAP a opté pour des marchés monoattributaires, à la différence de l'État. Je précise à ce propos que l'État ne fait pas systématiquement appel à l'UGAP pour ses prestations de conseil. À l'origine, les marchés de conseil étaient remportés par des sociétés de taille moyenne. Puis les principaux cabinets se sont donné les moyens de remporter nos appels d'offres. Partant du constat de leur couverture insuffisante des territoires, l'UGAP les encourage à sous-traiter leur activité auprès d'acteurs locaux.
M. Jean-Luc Ruelle. - Le résultat de l'appel d'offres du mois de mai à 340 millions d'euros est-il déjà connu ? Si oui, à qui le marché a-t-il été attribué ? À défaut, vous pourriez nous renseigner sur l'attributaire du précédent marché de même nature.
M. Edward Jossa. - Je peux tout à fait vous communiquer une liste des titulaires de nos précédents marchés de conseil.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - La plupart des contrats conclus entre l'UGAP et Microsoft ont été passés avec la filiale irlandaise de Microsoft, pour des raisons d'optimisation fiscale plus encore que de préférence européenne. Comment le justifiez-vous, sachant que Microsoft dispose d'une filiale en France ?
M. Olivier Giannonni. - Ce que vous avancez m'étonne, car, en général, Microsoft ne répond pas directement aux appels d'offres, mais passe par un grossiste.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'aimerais évaluer les pertes qui en ont résulté pour notre pays en termes de fiscalité. Je voudrais savoir si les marchés que l'UGAP a passés avec Microsoft ont impliqué sa filiale française ou irlandaise.
M. Edward Jossa. - Le titulaire du marché concernant le ministère de l'Enseignement supérieur et le HDH n'est pas Microsoft, mais Computacenter. J'ignore avec quelle filiale de Microsoft cette entreprise a passé un contrat.
M. Olivier Giannonni. - L'UGAP sélectionne un grossiste qui commercialise les produits Microsoft auprès de ses clients. Sa relation avec Microsoft est couverte par le secret des affaires.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai l'impression d'être face à Ponce Pilate ! On se lave les mains...
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous devez quand même assumer un rôle de conseil. La donnée constitue un actif stratégique majeur dans le monde actuel. Les données des petites collectivités ne revêtent pas moins d'importance que celles des autres de taille supérieure. Je m'étonne que l'UGAP ne cherche pas à savoir qui se cache derrière les distributeurs avec lesquels elle passe un marché.
M. Edward Jossa. - Sur les sujets de souveraineté, je reconnais que nous pouvons faire des choses. À ce propos, je comptais vous faire part de suggestions à l'issue de cette audition. Dans le cadre du marché multiéditeurs, il faut que nous donnions plus d'informations sur les éditeurs, les logiciels et les conditions d'hébergement. Nous avons un peu de travail à faire, et lors de vos auditions, celle-ci comme les précédentes, nous avons appris des choses sur lesquelles il nous faut maintenant réfléchir.
Pour en revenir à la fiscalité, ce sujet me rappelle le cabinet McKinsey qui a été, à un moment donné, titulaire d'un marché de conseil de l'UGAP. Notre compétence en matière de passation de marchés publics ne va pas jusqu'à tenir compte de la fiscalité des entreprises. Nous travaillons avec les attestations fiscales des titulaires, qu'il n'est déjà pas évident d'obtenir.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'UGAP est en droit de refuser de passer un marché avec une entreprise qui ne lui transmettrait pas les pièces requises pour compléter son dossier. Je trouve trop facile de votre part de vous défausser sur des intermédiaires.
M. Edward Jossa. - La relation entre notre titulaire et Microsoft relève du droit privé et n'est pas un marché public. Le seul marché public est celui qui lie l'UGAP au distributeur. Je n'interviens que dans le cadre de la législation en place, qui régit uniquement la relation entre l'acheteur public et le titulaire du marché, à de rares exceptions près, concernant par exemple les acteurs russes sous le coup de sanctions.
M. Simon Uzenat, président. - La législation est une chose. La volonté politique en est une autre. J'aimerais réagir à certains de vos propos, notamment sur l'approche proportionnée. Il revient à l'acheteur final de définir ce qu'il entend par cette notion, mais encore faut-il qu'il soit averti des risques, avantages et inconvénients des différentes solutions. L'UGAP doit pouvoir éclairer les choix de ses clients, qui ne disposent pas du même niveau d'expertise qu'elle, ce pour quoi ils font d'ailleurs appel à ses services.
M. Olivier Giannonni. - Je suis entièrement d'accord avec vous. Quand je préconisais une approche proportionnée, je me plaçais du point de vue de l'acheteur final, qui sait mieux que quiconque ce dont il a besoin. Notre obligation de conseil s'étend bien à une information sur l'application de législations extraterritoriales en fonction du choix fait par l'acheteur public.
M. Simon Uzenat, président. - Très peu d'acteurs publics apprécient pleinement les enjeux liés à l'application d'une législation extraterritoriale à leurs données. Même de supposés experts en la matière n'en mesurent pas toujours les effets. Selon nous, sécurité et souveraineté des données sont indissociablement liées. Les données sont le pétrole du XXIe siècle, dans la mesure où elles sont à l'origine de création de valeur. Les protéger revient à donner aux entreprises de notre pays la priorité pour se développer demain. Il ne faut pas s'étonner de l'avance que conservent les opérateurs américains quand on sait que 70 % de nos données transitent par leurs serveurs. Nous aurions intérêt à approcher le sujet des données en nous souciant beaucoup plus de leur sécurité, au lieu de les considérer comme un bien commun dont il n'y aurait que peu d'intérêt à défendre l'accès.
M. Olivier Giannonni. - Je me suis inspiré, pour établir une distinction entre sécurité et souveraineté, de vos propos introductifs. En réalité, tout est question de gradation. Avant de pouvoir appliquer le principe de la souveraineté à nos données, il nous faudra d'abord les sécuriser.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Une loi a déjà été votée en ce sens. Je songe aux textes européens sur la donnée et à l'article 31 de la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique - dont les décrets d'application n'ont par ailleurs toujours pas été publiés.
M. Olivier Giannonni. - Il ne suffit pas d'une loi pour créer une industrie.
Mme Catherine Morin-Desailly. - J'en suis consciente et ce n'est pas à moi que vous devez faire la leçon. Je milite depuis 2013 pour une politique industrielle, et je ne fais que tenter d'aiguillonner les gouvernements successifs. La nécessité d'une législation protégeant la donnée ne s'en impose pas moins. Il se trouve qu'elle existe déjà, il faut donc l'appliquer. La souveraineté se construira par une autonomie stratégique progressive, que le levier de la commande publique permettra de mettre en place.
M. Edward Jossa. - Je conviens qu'un travail reste à mener sur le devoir de conseil de l'UGAP. Quoi qu'il en soit, une distinction mérite d'être établie entre nos clients selon leur taille. Les plus importants ont conscience des enjeux d'extraterritorialité, en dépit de la complexité de ceux-ci.
J'attire votre attention sur le relèvement des seuils de la commande publique et ses conséquences pour les acheteurs de moindre importance, dont une large partie des achats pourrait dès lors se retrouver exclue du champ de la commande publique. Les communes moyennes passent déjà peu de marchés d'un montant supérieur à 40 000 euros HT. Tout relèvement des seuils, au motif de rétablir de la fluidité pour les acheteurs, aura pour effet de sortir d'un cadre juridique protecteur une part importante de l'achat public, en raison de du grand nombre de pouvoirs adjudicateurs en France. Or les acheteurs publics, sous les seuils, se comportent souvent comme des particuliers. Je suis de toute façon persuadé qu'une part notable des achats publics aboutissent sans l'intermédiaire de l'UGAP, compte tenu des faibles montants en jeu. Difficile dans ce cas de mettre en oeuvre un devoir de conscience à l'égard des petites collectivités.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je n'accepte pas qu'on dise qu'il faut une politique industrielle. Elle existe déjà ! Beaucoup d'acteurs nous ont quand même dit ne pas pouvoir continuer à se développer, faute d'accès à la commande publique. Autrement dit, la politique industrielle doit être accompagnée dans son développement. Or la commande publique a un rôle à jouer de ce point de vue.
M. Simon Uzenat, président. - Je reviens sur la responsabilité de la puissance publique. Certes, nous ne créerons pas d'industrie grâce à de simples lois. Pour autant, nous n'avons rien à gagner à la dérégulation croissante de l'environnement mondial. Nous perdrons toujours à ce jeu-là. Si nous voulons défendre nos entreprises et notre souveraineté, nous devons d'abord adopter une approche défensive à l'échelle européenne. Ensuite, la puissance publique, à travers la commande publique, a un rôle majeur à jouer dans la structuration de la filière. Les GAFAM ne seraient rien sans la commande publique américaine, qui a financé une large part de leurs investissements en recherche et développement. Nous devons, sans état d'âme, mutualiser les efforts de l'État et des collectivités.
L'UGAP peut accélérer l'effet de levier de la commande publique tout en respectant le choix de l'acheteur. Chacun devra certes assumer ses responsabilités et traduire dans les faits sa volonté de développer la filière numérique à l'échelle européenne. Les solutions américaines semblent moins onéreuses dans un premier temps, sauf qu'une fois en situation de monopole, un acteur peut très bien augmenter ses tarifs. Développer des solutions alternatives a un coût, mais plus nous attendrons pour nous y résoudre, plus ce coût augmentera. Les sommes considérables en jeu dans les marchés de l'UGAP pourraient soutenir les petites et moyennes entreprises (PME) (, les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grands groupes français. Nous souhaitons que l'État impose à l'UGAP des directives claires pour qu'elle contribue à la structuration des filières numériques, dans l'intérêt des pouvoirs publics. En somme, nous vous lançons une invitation à répondre aux défis qui se posent à nous et dont l'acuité ne fera que croître au cours des années à venir.
M. Edward Jossa. - L'UGAP, acteur engagé dans le secteur numérique, constitue un vecteur assez puissant de mise en avant de solutions portées par des acteurs français et européens. Au-delà du numérique, l'UGAP a décidé, malgré de nombreux avertissements juridiques, d'afficher dans son catalogue des labels « made in France », de sorte que celui-ci ne propose pas moins de 10 000 références fabriquées en France, contre 2 000 à peine voici quelques années encore - certes, sur un total de plus d'un million. L'UGAP aurait intérêt à mieux mettre en avant le caractère français de certains éditeurs de logiciels et apporter de plus amples précisions sur les modes d'hébergement des logiciels. Certains grands éditeurs font pression sur les utilisateurs pour qu'ils migrent vers le cloud, notamment dans le cadre du développement de l'intelligence artificielle. Cette situation appelle à la vigilance et à un accompagnement particulier.
Mme Catherine Morin-Desailly. - J'insiste sur le traitement des données, non moins crucial que leur hébergement.
M. Edward Jossa. - Un sujet d'hébergement des données se pose malgré tout pour tous les fournisseurs de logiciels, de SAP à Oracle en passant par Microsoft. Il reste à l'UGAP à gagner en maturité à ce propos et à mieux mettre en évidence les avantages et les inconvénients des différentes options.
M. Simon Uzenat, président. - Nous considérons que l'immunité aux législations extraterritoriales n'est pas négociable. Notre rapport pourrait fort bien préconiser la systématisation d'une clause d'immunité aux législations extraterritoriales dans tous les marchés d'hébergement de données publiques. Si les géants américains révisent leur organisation pour s'y plier, nous aurons fait un premier pas, certes insuffisant. Nous devons travailler au développement de solutions souveraines alternatives, robustes, efficaces et sécurisées, mais la première urgence est bien celle de la sécurisation des données face à de telles législations
M. Edward Jossa. - L'UGAP n'est pas un prescripteur mais assume une responsabilité en matière d'exécution des marchés. Lorsqu'un prescripteur nous transmet un catalogue des logiciels qu'il souhaite retenir, nous sommes en mesure de respecter sa politique, dans le cadre d'un catalogue privatif que nous créons pour y répondre. Ce point présente un intérêt certain en termes d'aide aux décideurs publics.
La réunion est close à 19 h 45.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.