- Mardi 10 juin 2025
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à améliorer l'accès aux soins par la territorialisation et la formation - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi relatif à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 - Examen du rapport pour avis
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à protéger les personnes engagées dans un projet parental des discriminations au travail - Examen du rapport et du texte de la commission
- Mercredi 11 juin 2025
- Fonctionnement de l'aide sociale à l'enfance - Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits
- Proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir - Désignation de rapporteurs
- Proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Désignation de rapporteures
- Rapport de la Cour des comptes sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (Ralfss) - Audition de M. Bernard Lejeune, président de la sixième chambre de la Cour des comptes
- Jeudi 12 juin 2025
Mardi 10 juin 2025
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à améliorer l'accès aux soins par la territorialisation et la formation - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Philippe Mouiller, président. - Nous examinons la proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins par la territorialisation et la formation, adoptée par l'Assemblée nationale le 7 décembre 2023, qui est inscrite à l'ordre du jour de la séance publique du mardi 17 juin prochain. Quelque trente amendements ont été déposés, mais après l'application des règles relatives à l'irrecevabilité prévues par l'article 40 de la Constitution et le retrait d'un amendement, il n'en reste que dix-neuf à examiner.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - La proposition de loi que nous examinons cette après-midi nous donne une nouvelle occasion d'oeuvrer à l'amélioration de l'accès aux soins des Français, en soutenant la formation des professionnels de santé.
M. Yannick Neuder, alors député de l'Isère, avait déposé en octobre 2023 une proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins par la territorialisation et la formation. Ce texte a été adopté par l'Assemblée nationale le 7 décembre 2023.
La proposition de loi comprend diverses mesures visant à adapter les conditions de mise en oeuvre du numerus apertus et à augmenter le nombre d'étudiants formés dans les filières de médecine, de maïeutique, d'odontologie et de pharmacie (MMOP).
De ce fait, elle paraît être un prolongement bienvenu de la proposition de loi du président Philippe Mouiller, examinée voilà un mois, visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires ; cela dit, celle-ci n'abordait pas les enjeux relatifs à la formation des futurs professionnels de santé.
Notre commission conduit une mission d'information relative à l'accès aux études de santé, dont nous vous présenterons prochainement les conclusions. Je souhaite qu'elles permettent de soutenir des mesures structurelles pour rénover l'accès aux études médicales et pharmaceutiques, complémentaires au texte qui nous est soumis. Le calendrier législatif n'a en effet pas permis de recourir à ce texte comme vecteur pour de telles mesures.
En revanche, cette proposition de loi permet de donner corps à certaines des réformes annoncées par le Premier ministre à l'occasion de la présentation du pacte de lutte contre les déserts médicaux.
L'article 1er vise ainsi à améliorer le numerus apertus, en favorisant l'augmentation du nombre d'admis dans les études médicales et pharmaceutiques et en tenant mieux compte, lors de la définition des objectifs de recrutement, des besoins de santé de chaque territoire.
L'article 2, qui vise à faciliter l'intégration des étudiants français partis faire leurs études en Europe, constitue une autre traduction de ce pacte, de même que l'article 3, qui tend à faciliter les reconversions des professionnels paramédicaux grâce aux passerelles vers les études médicales.
Je vous propose de les évoquer tour à tour.
Commençons donc, si vous le voulez bien, par l'article 1er. Je ne reviendrai que rapidement sur l'historique, bien connu de cette commission. Instauré en 1971 pour la médecine et l'odontologie, le numerus clausus a été progressivement étendu à la maïeutique et à la pharmacie. Il a été fortement abaissé dans les années 1970 et 1980, dans le double objectif de maîtriser les dépenses de santé et de protéger l'activité des professionnels installés, au mépris de la hausse prévisible des besoins de santé, induite par l'augmentation de la population, son vieillissement et la prévalence croissante des maladies chroniques.
Fortement décrié pour sa contribution aux tensions démographiques que nous connaissons aujourd'hui, le numerus clausus a été supprimé en 2019 et remplacé par un numerus apertus fondé - prétendument - sur de larges concertations, aux échelons régional et national.
Désormais, les capacités d'accueil en deuxième et troisième années de premier cycle sont déterminées annuellement par les universités elles-mêmes. Pour ce faire, sont pris en compte, tout d'abord, les objectifs pluriannuels d'admission en première année du deuxième cycle, arrêtés par l'université sur avis conforme des agences régionales de santé (ARS) concernées, après consultation des conférences régionales de la santé et de l'autonomie (CRSA) ; ensuite, les objectifs nationaux pluriannuels relatifs au nombre de professionnels à former, définis par l'État pour une durée de cinq ans, à l'issue de concertations régionales et sur proposition d'une conférence nationale.
Ce nouveau dispositif a permis une augmentation significative - environ 11 % - du recrutement dans les filières MMOP.
Toutefois, cette augmentation générale cache d'importantes disparités. Entre filières, d'abord : alors que le nombre d'admis a augmenté de 18 % en médecine et de 14 % en odontologie, il a diminué en maïeutique et en pharmacie du fait de places laissées vacantes. Entre universités, ensuite : l'augmentation du recrutement diffère grandement d'un territoire à un autre, sans que ces divergences semblent destinées à corriger les inégalités démographiques existantes.
L'article 1er vise à favoriser l'augmentation du recrutement, en permettant aux ARS et aux conseils territoriaux de santé (CTS) d'appeler une université à accroître ses capacités d'accueil, lorsque celles-ci ne correspondent pas aux objectifs pluriannuels fixés. Il vise également à mieux tenir compte des besoins de santé de chaque territoire, en soumettant la définition de ces objectifs à un avis conforme des CTS.
Il me semble que ces mesures sont souhaitables. Elles permettront d'impliquer davantage les élus locaux dans la définition des objectifs de recrutement et de responsabiliser les universités dans la définition de leurs capacités d'accueil. Je vous proposerai donc de soutenir cet article.
L'article 2 vise à réintégrer au cursus national les étudiants français partis suivre des études de médecine dans un autre pays de l'Union européenne. Un décret en Conseil d'État devrait définir les modalités les plus adaptées de cette réintégration, qui ne concernerait que les étudiants en cours d'études à la date de promulgation de la loi.
La forte sélectivité de l'accès au premier cycle des études de médecine engendre en effet un phénomène connu, qui s'accélère : l'expatriation d'une partie des étudiants français dans d'autres pays de l'Union européenne. Le Gouvernement ne dispose d'aucune donnée consolidée pour mesurer l'ampleur de ce phénomène, mais la Cour des comptes estime qu'environ 1 600 étudiants émigrent chaque année hors de nos frontières, après un échec à l'entrée dans l'un des cursus MMOP, ou découragés par la complexité du système des parcours accès santé spécifique (Pass)/licence accès santé (LAS), qui n'offre que peu de lisibilité sur les perspectives de déroulement des études. L'Espagne, la Roumanie et la Belgique sont les destinations privilégiées par les jeunes Français désireux de suivre des études médicales.
Pourtant, la qualité de la formation médicale apparaît très inégale en Europe. Un chiffre l'illustre : en 2024, seuls 8 % des étudiants formés à l'étranger qui s'étaient présentés aux épreuves pour intégrer le troisième cycle de médecine ont été reçus.
Le principe d'équivalence des diplômes européens permet certes aux étudiants expatriés de réintégrer le cursus français en cours de formation, mais ils y échouent trop souvent. Ce même principe leur permet pourtant, après obtention de leur diplôme dans un pays de l'Union européenne, de solliciter leur inscription à l'ordre et d'exercer en France dans les mêmes conditions que les médecins ayant suivi leur formation en France.
La réintégration précoce de ces étudiants au cursus français est donc une mesure utile : elle garantit la qualité de formation de ces étudiants ; elle les rapproche du territoire national et les prépare aux conditions de leur futur exercice professionnel ; elle profite également à court terme à notre système de santé en augmentant les effectifs de médecins en cours de formation, quelle que soit leur avancée dans le cursus.
Du fait de son caractère non pérenne, la mesure permet de ne pas organiser de voie de contournement permanente du mécanisme de sélection à l'entrée dans les études de médecine.
L'article 3 vise à consolider l'actuel dispositif des passerelles pour favoriser les reconversions des professionnels paramédicaux désireux de s'engager dans des études de médecine. De telles passerelles existent déjà : elles permettent aux candidats titulaires de certains diplômes d'accéder directement à la deuxième ou à la troisième année du premier cycle. Les professionnels paramédicaux peuvent en bénéficier, dès lors qu'ils justifient d'un diplôme correspondant à une formation d'une durée minimale de trois ans.
Toutefois, les capacités d'accueil réservées à ce dispositif demeurent très limitées : alors que la réglementation fixe un quota minimal de 5 % de places à lui dédier, la proportion de candidats admis via ces passerelles, sur le total d'une promotion, varie de 5 % pour la médecine à 11 % pour la maïeutique. De plus, le dispositif actuel, qui met en concurrence une grande diversité de profils - y compris des ingénieurs issus de cursus scientifiques ou des normaliens - ne favorise pas le recrutement des professionnels paramédicaux. En 2023, ceux-ci ne représentaient qu'un quart des effectifs des passerelles pour la deuxième année de médecine. La reprise des études confronte, par ailleurs, les professionnels à des obstacles de nature financière, qui peuvent les conduire à renoncer à un tel projet de reconversion.
La mesure vise donc une adaptation du format des passerelles existantes, pour soutenir la réussite des professionnels paramédicaux grâce à un accompagnement renforcé à la reprise des études de médecine. La remise d'un rapport évaluant les conditions d'accès de ces professionnels au premier cycle des études de médecine et les freins à leur reconversion constituera une base utile pour définir les modalités les plus appropriées d'adaptation des passerelles existantes.
Enfin, la proposition de loi comporte trois demandes de rapport, aux articles 2, 3 et 3 bis. Dans la mesure où celles-ci sont soutenues par le Gouvernement lui-même et devraient donc donner lieu à la transmission effective d'un rapport, je vous proposerai de les adopter.
Vous l'aurez compris, mes chers collègues, cette proposition de loi ne résoudra pas à elle seule l'ensemble des difficultés constatées dans les études de santé. Elle porte toutefois des mesures utiles pour réduire les tensions démographiques que nous connaissons, en mobilisant le levier de la formation.
Elle permettra ainsi d'accroître le recrutement étudiant, y compris à court terme, et de le faire mieux correspondre aux besoins de santé constatés localement en associant plus étroitement les acteurs du système de santé et les élus locaux. En cela, elle me semble cohérente avec la proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires que nous avons soutenue il y a un mois.
Je vous propose, en conséquence, d'adopter ce texte sans modification pour permettre son entrée en vigueur rapide, un an et demi après son adoption par l'Assemblée nationale.
Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ce périmètre inclut des dispositions relatives aux conditions de fixation des objectifs de recrutement dans les formations de médecine, de maïeutique, d'odontologie et de pharmacie ; aux conditions d'accès au premier cycle des études de médecine, de maïeutique, d'odontologie et de pharmacie, y compris par les passerelles destinées aux professionnels paramédicaux ; aux conditions d'accès à la formation de médecine en France des étudiants partis suivre des études de médecine dans un autre État européen.
En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte dont nous avons à débattre, des amendements relatifs aux conditions d'accès au deuxième et au troisième cycles des études de médecine, de maïeutique, d'odontologie et de pharmacie ; à l'organisation et au contenu de la formation initiale des professions médicales et pharmaceutiques ; aux conditions d'accès, à l'organisation et au contenu des formations paramédicales ; à la formation continue des professionnels de santé.
M. Daniel Chasseing. - Cette proposition de loi, qui est effectivement complémentaire à la proposition de loi du président Mouiller, apporte une solution concrète à l'accès aux soins et à la formation ; elle constitue un moyen d'accroître rapidement des effectifs des professionnels de santé, en tenant compte des besoins des territoires.
En effet, les CTS joueront un rôle important, en décidant de l'augmentation des capacités d'accueil, qui dépendent jusqu'ici des seules universités. Malheureusement, malgré les objectifs nationaux, les places disponibles restent insuffisantes face aux besoins réels - l'augmentation n'a été que de 11 %, comme cela a été rappelé. À ce titre, l'article 1er me paraît essentiel.
L'article 2 permettra aux étudiants partis se former au sein de l'Union européenne de revenir en France avant le troisième cycle, tandis que l'article 3 favorisera les passerelles, actuellement très peu utilisées en raison de leur rigidité.
Alors que 6 millions de Français n'ont pas de médecin traitant - le numerus clausus a été une erreur -, que plus de la moitié des médecins ont plus de 60 ans, que l'activité des jeunes médecins diminue, et que les besoins de santé augmentent du fait du vieillissement de la population, cette proposition de loi répond clairement à la demande des élus et des citoyens. Pour inverser cette dégradation, une action volontariste s'impose, ce que propose l'auteur de ce texte, en contraignant les facultés à former davantage de médecins, pour répondre aux besoins des territoires. En conséquence, je la soutiendrai.
Mme Céline Brulin. - On aurait pu espérer que la proposition de loi du député Yannick Neuder devienne un projet de loi plus ambitieux, maintenant qu'il est ministre. Bien que favorable à ces mesures, je crains néanmoins qu'elles ne restent parfois qu'un affichage.
Les universités doivent disposer des moyens nécessaires pour accueillir plus d'étudiants, comme à Rouen où les capacités ont déjà augmenté de 200 % en dix ans, saturant les locaux, les équipes enseignantes et les terrains de stage.
Il faudra que les prochains projet de loi de finances (PLF) et projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) soient cohérents pour concrétiser ces ambitions. Le rapport effleure la question des inégalités territoriales, pourtant profondes et réelles. Or la démocratisation des études de santé est essentielle : sans davantage d'étudiants issus de la ruralité ou des quartiers populaires, ces territoires continueront à manquer de médecins.
J'ai compris que le rapporteur souhaite une adoption conforme, pour que le texte soit rapidement mis en oeuvre. Pour autant, cela ne doit pas nous exonérer de débattre de façon approfondie des mesures qui doivent être prises pour répondre aux enjeux de notre pays.
Mme Émilienne Poumirol. - Je regrette également que ce texte n'ait pas été transformé en projet de loi, plus ambitieux. Aujourd'hui, nous sommes contraints de multiplier les propositions partielles, ce qui me paraît dommageable.
Le numerus clausus a eu pour conséquence la baisse drastique du nombre d'étudiants en médecine : 10 000 étudiants en 1970, contre 3 500 en 1992. Augmenter le nombre d'étudiants en médecine est donc parfaitement légitime.
M. Neuder propose de s'appuyer sur les besoins réels des territoires plutôt que sur les seules capacités universitaires. Sur le principe, je suis d'accord, mais cela nécessite d'augmenter les moyens des universités. Par ailleurs, une augmentation du nombre d'internes doit aussi s'accompagner de la disponibilité de chefs de clinique pour assurer une formation efficace ; si un chirurgien est assisté de sept internes, il ne peut pas y avoir de formation dans de bonnes conditions !
Le recours aux CTS, qui intègrent élus et professionnels de santé, me semble pertinent, mais doit être organisé à l'échelon départemental pour éviter toute confusion avec la proposition du président Mouiller, au risque de sombrer dans la comitologie... De plus, les réalités territoriales sont très contrastées, comme l'ont montré les auditions des ARS Occitanie et Centre-Val de Loire : attractivité et croissance démographique pour l'une, fuite des diplômés pour l'autre.
Délocaliser au moins la première année de médecine dans les villes secondaires favoriserait l'installation des jeunes issus des territoires concernés - selon la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), la moitié des étudiants s'installent dans leur territoire d'origine -, mais certaines universités - je pense à l'université de médecine de Haute-Garonne - tardent à mettre en oeuvre cette mesure, préférant attendre la réforme des études de médecine.
L'article 2 concerne les étudiants formés à l'étranger, notamment en Roumanie, où nous nous sommes rendus l'an dernier, car ce pays accueille près de 1 500 étudiants dans toutes les filières de santé. Il faudra clarifier les modalités de l'accession de ces étudiants au cycle d'études français. Par ailleurs, veillons aux réactions des pays concernés qui investissent beaucoup dans ces formations - je pense aux simulateurs qui ont été achetés -, s'ils ne devaient accueillir ces étudiants que pour deux années... D'ailleurs, nombre d'étudiants font leur internat en Roumanie.
Enfin, l'article 3 vise à faciliter les passerelles - et je ne puis qu'être d'accord. Ce dispositif existe déjà, même s'il n'est pas très prisé. Toutefois, cela nécessitera de résoudre les problèmes de financement liés aux années d'études supplémentaires : comment vit une sage-femme ou un ingénieur qui reprend ses études de médecine, longues de sept ou huit ans ?
M. Alain Milon. - Dans le cadre de mes fonctions à la Fédération hospitalière de France (FHF), j'ai rencontré les deux doyens des facultés de médecine de Provence-Alpes-Côte d'Azur. L'un d'eux m'a dit que le ministère de l'enseignement supérieur l'autorise à former chaque année vingt internes en médecine générale, alors qu'il en faudrait une quarantaine ou une soixantaine, et qu'il aurait les moyens de les former. Comment peut-on agir pour que le ministère de l'enseignement supérieur prenne en compte les besoins des territoires et de la population ?
Mme Anne Souyris. -Avec ce texte, nous faisons du sur-place ; or nous devons désormais passer à l'action, concrètement. Ainsi de la territorialisation : c'est un objectif louable, mais encore faut-il décider clairement si nous mettons une antenne par département ; passons à l'acte II ! Et c'est la même chose pour les passerelles : nous ne cessons d'évoquer cette question, mais sans traiter concrètement les causes profondes du départ de nos jeunes étudiants à l'étranger. Avons-nous identifié précisément les manques dans notre système de formation ? Avons-nous mis en place des mesures préventives ? Non, nous nous contentons souvent de constater sans avancer sur les solutions opérationnelles. Hormis quelques avancées sur le parcours des praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue), le reste demeure insuffisamment concret.
J'espère donc que les amendements que nous avons déposés permettront de passer concrètement à l'acte sur certains sujets.
M. Olivier Henno. - Peu importe le véhicule législatif : ce qui compte, c'est l'opérationnalité des décisions prises. Le mal français réside dans notre manque d'agilité et de souplesse dans l'exécution des décisions, contrairement à d'autres pays comme la Belgique. Or le temps d'exécution doit être le plus court possible entre la décision prise et sa traduction sur le terrain - c'est la caractéristique d'une armée qui fonctionne bien. Aussi, le ministre devra être jugé sur sa capacité à traduire concrètement notre volonté politique ; c'est tout l'art de l'exécution !
Mme Frédérique Puissat. - Je voudrais d'abord adresser un clin d'oeil au député de l'Isère devenu ministre ; sans vouloir faire sa promotion, il est important de rappeler que les mesures proposées émanent directement du terrain. Les interventions entendues le montrent clairement : elles relèvent du bon sens et des attentes réelles exprimées sur le terrain.
Transformer cette proposition en projet de loi n'était pas nécessaire, puisque les mesures proposées sont déjà portées par le ministre, comme à Aubenas en Ardèche, où la création d'une année universitaire de médecine dans une petite sous-préfecture témoigne de cette ambition concrète, préfigurant cette proposition de loi.
Par ailleurs, à ceux qui estiment que nous n'avançons pas assez vite, je rétorque que ce texte a pour avantage non seulement de faire consensus, mais surtout d'avoir déjà été adopté par l'Assemblée nationale. Aussi, pour aller vite, il faut voter conforme le texte - sans tronquer les débats, bien sûr ; les élus locaux soutiennent largement cette démarche, bénéfique à nos territoires.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - Vous êtes tous d'accord pour constater les fortes disparités territoriales, liées au numerus prétendument apertus, qui reste en réalité fermé malgré les annonces : parler de 5 %, 10 % ou même 11 % d'augmentation des effectifs relève de l'affichage, car dans certaines universités, les hausses sont de 0 % !
Cette proposition de loi, tout comme celle qui a été récemment présentée par le président Mouiller, offre l'avantage de proposer des mesures pratiques immédiatement applicables. Après avoir dénoncé la Pass/LAS l'année dernière, analyse d'ailleurs confirmée par la Cour des comptes, nous avons maintenant besoin d'une réforme urgente des spécialités. Selon le directeur de l'ARS Occitanie, qui est une région attractive avec trois CHU - Toulouse, Montpellier et Nîmes -, plus de 60 % des étudiants quittent la région à cause des épreuves classantes nationales (ECN), même si des étudiants d'autres régions viennent s'installer.
Bien sûr, il faut travailler sur la première année de médecine ; et je peux témoigner, à l'aune de mon expérience de quinze ans de première année commune aux études de santé (Paces) à Metz de l'importance de cette année pour les familles qui ne peuvent envoyer leurs enfants ailleurs, souvent pour des raisons financières.
Loin des yeux, loin du coeur : il faut que les étudiants reviennent effectuer des stages dans leur territoire d'origine. C'est pourquoi il est crucial d'engager dès l'automne prochain un travail sur la réforme des études et particulièrement sur la territorialisation des stages.
Les élus locaux, qui entretiennent des relations privilégiées avec les universités, réussiront à les sensibiliser à cette question. La complexité vient souvent de la double tutelle ; la MMOP est souvent perçue comme un État dans l'État par les collègues des universités. Les élus départementaux peuvent agir plus efficacement que les grandes CRSA régionales, trop éloignées des réalités locales. Au reste, les cours de première année se faisant de plus en plus par visioconférence, les amphithéâtres sont vides : il y a donc des places !
Il convient également de revoir l'organisation de stages en périphérie, car actuellement les CHU tendent à garder les internes, les envoyant parfois seulement au début de leur formation dans des hôpitaux périphériques. Or c'est lorsque les internes deviennent autonomes qu'ils devraient davantage exercer en périphérie, sous la responsabilité de chefs compétents, comme c'était le cas auparavant - et ce retour en arrière les a fortement démotivés ! Aussi la faculté de médecine, le CHU et l'ARS sont-ils souvent entrés en conflit sur la répartition des internes.
Enfin, nous n'assisterons pas au retour de promotions entières d'étudiants formés à l'étranger, en Roumanie ou ailleurs. D'ailleurs, madame Poumirol, je m'inquiète moins des finances de la Roumanie que des établissements privés dont le business est d'offrir surtout des formations théoriques sans véritable qualité de stage.
EXAMEN DES ARTICLES
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - J'émets un avis défavorable à l'amendement COM-14, qui tend à ajouter un avis conforme de la CRSA sur les objectifs pluriannuels d'admission en première année du deuxième cycle fixés par l'université ; à l'amendement COM-15, qui vise à ajouter un avis conforme du collège des représentants des collectivités territoriales de la CRSA ; et à l'amendement COM-16, qui a pour objet d'ajouter un avis conforme des collèges des collectivités territoriales, des usagers et associations de la CRSA.
Ces objectifs sont déjà fixés après avis conforme de l'agence régionale de santé ; l'article 1er vise à ajouter un avis conforme des conseils territoriaux de santé. La multiplication des avis conformes est susceptible d'alourdir considérablement la procédure de fixation de ces objectifs.
L'ARS doit, en outre, déjà consulter la CRSA au préalable en application de la loi : l'avis de la conférence est donc déjà pris en compte.
L'amendement COM-14 n'est pas adopté, non plus que les amendements COM-15 et COM-16.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement COM-27 vise à réécrire l'alinéa relatif à la procédure applicable dans le cas où l'ARS ou les CTS jugent que les capacités d'accueil déterminées par l'université ne correspondent pas aux objectifs pluriannuels.
Madame Souyris, vous souhaitez contraindre l'ARS et les CTS, dans ce cas, à demander à l'université d'augmenter ses capacités d'accueil alors que la loi vise aujourd'hui à leur en donner la faculté, sans obligation. Il me semble qu'il est préférable de conserver cette souplesse. J'émets donc un avis défavorable à cet amendement.
L'amendement COM-27 n'est pas adopté.
L'article 1er est adopté sans modification.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement COM-1 rectifié vise à contraindre les unités de formation et de recherche (UFR) en santé à proposer dans chaque département des enseignements correspondant au moins à la première année du premier cycle des formations MMOP.
La question de la répartition sur le territoire des formations en santé est importante, mais la question est plus délicate qu'il n'y paraît. La Cour des comptes a souligné qu'une partie des formations délocalisées créées ces dernières années présentait des taux de réussite très faibles et risquait de constituer pour les étudiants des voies de garage.
Je vous propose d'approfondir cette question dans le cadre de nos travaux relatifs à l'accès aux études avant d'envisager de légiférer sur ce point. Aussi, j'émets un avis défavorable.
L'amendement COM-1 rectifié n'est pas adopté.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement COM-17 vise à demander au Gouvernement la remise d'un rapport évaluant l'opportunité de séparer la première année d'études de pharmacie de la première année commune aux filières MMOP. J'émets un avis défavorable.
M. Philippe Mouiller, président. - Je précise que ce point est traité par la Cour des comptes.
L'amendement COM-17 n'est pas adopté.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement COM-18 vise à permettre la validation autonome de la majeure santé au sein des parcours d'accès spécifique santé, sans que l'absence de validation de la mineure hors santé emporte obligation de redoubler la majeure.
Il relève manifestement du domaine réglementaire. Avis défavorable.
L'amendement COM-18 n'est pas adopté.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement COM-19 prévoit que, pour l'admission en Pass ou en LAS, les universités devront tenir compte, parmi les critères de sélection, du lieu de résidence principale du candidat au moment du dépôt de la candidature.
Ces dispositions relèvent plutôt du domaine réglementaire et soulèvent d'importantes interrogations en matière d'égalité d'accès à l'enseignement supérieur.
Il me semble qu'il serait préférable de travailler sur une meilleure répartition des formations sur le territoire et sur un meilleur accompagnement des lycéens qui en sont éloignés. Avis défavorable.
L'amendement COM-19 n'est pas adopté.
Les amendements COM-22, COM-23, COM-24, COM-25, COM-28, COM-29 et COM-30 sont déclarés irrecevables en application de l'article 45 de la Constitution.
Article 2
L'amendement COM-3 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.
L'article 2 est adopté sans modification.
M. Khalifé Khalifé, rapporteur. - L'amendement COM-6 vise à intégrer toutes les professions paramédicales au dispositif des passerelles vers les études de médecine, notamment les aides-soignants, les auxiliaires de puériculture, les ambulanciers ou les assistants de régulation médicale.
Cela ne me paraît pas réaliste, alors que l'on sait que les professionnels paramédicaux qui peuvent déjà bénéficier de ces passerelles connaissent des difficultés de mise à niveau qui freinent leur entrée dans les études médicales et leur réussite.
Je crois donc nécessaire de renforcer les passerelles existantes, de les adapter, mais pas de les ouvrir aux professions visées par cet amendement. Les ordres professionnels des paramédicaux, sans être hostiles à cette disposition, n'y sont néanmoins pas favorables...
Mme Florence Lassarade. - Je ne souhaitais pas viser les ambulanciers, c'est une caricature ! Je retire mon amendement.
L'amendement COM-6 est retiré.
L'article 3 est adopté sans modification.
Après l'article 3
L'amendement COM-10 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.
Article 3 bis (nouveau)
L'article 3 bis est adopté sans modification.
Après l'article 3 bis (nouveau)
L'amendement COM-21 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.
Article 4
L'article 4 est adopté sans modification.
La proposition de loi est adoptée sans modification.
TABLEAU DES SORTS
Projet de loi relatif à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 - Examen du rapport pour avis
M. Philippe Mouiller, président. - Notre ordre du jour appelle l'examen de l'avis de notre commission sur le projet de loi relatif à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de 2030, déposé sur le Bureau du Sénat, après engagement de la procédure accélérée par le Gouvernement.
La commission des lois, saisie au fond, nous a délégué l'examen des articles 28 à 30. Ce projet de loi sera examiné en séance publique à partir du mardi 24 juin.
Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - Le 24 juillet 2024, l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 a été attribuée aux Alpes françaises. Ils devraient respectivement être organisés du 1er au 17 février 2030 et du 1er au 10 mars 2030.
Le schéma directeur établi pour les Jeux prévoit, à ce stade, que les épreuves se déroulent sur quatre départements, répartis sur les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d'Azur : il s'agit de la Haute-Savoie, de la Savoie, des Hautes-Alpes et des Alpes-Maritimes.
Il reste cinq ans avant les jeux Olympiques et Paralympiques de 2030. Les modalités précises d'organisation de l'événement restent donc à définir. Aussi le nombre des villages olympiques et paralympiques, leur localisation et les sites des épreuves ne sont-ils pas encore définitivement arrêtés. Toutefois, avec l'institution du Comité d'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojop) Alpes françaises 2030 le 18 février 2025, les travaux sont désormais lancés.
Dans une logique d'anticipation, le Gouvernement, fort de l'expérience réussie des Jeux de Paris 2024, a toutefois entendu présenter dès maintenant un projet de loi au Parlement. Riche de trente-sept articles, ce projet de loi, qui devrait être le seul texte nécessaire afin d'adapter notre droit aux spécificités et au caractère exceptionnel des Jeux, a été renvoyé à la commission des lois. Quatre commissions sont saisies pour avis, dont la commission des affaires sociales, qui se voit déléguer l'examen au fond du titre IV, lequel comprend trois articles relatifs à la santé et au droit du travail.
Ces trois articles reprennent, pour l'essentiel, les dispositions des articles 1er, 2 et 25 de la loi relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions, que nous avons examinée voilà deux ans. Le Sénat avait accueilli favorablement ces dispositions, qu'il avait jugées nécessaires pour assurer la qualité de l'organisation des Jeux, la sécurité sanitaire des sportifs et l'accueil des touristes.
Mme Patricia Demas, rapporteure pour avis. - Si l'on ne peut que saluer la volonté d'anticipation du Gouvernement afin de préparer au mieux l'événement, il est regrettable que celle-ci contraigne le législateur à dresser, pour ce qui concerne la santé, un cadre dérogatoire sans pour autant disposer de projections, d'évaluations ni d'informations précises. Ni l'étude d'impact, lacunaire ni les auditions conduites n'ont permis de récolter ces données, pourtant essentielles au législateur, de sorte qu'il puisse se prononcer dans de bonnes conditions.
L'article 28 du projet de loi prévoit la création au sein, ou à proximité immédiate, de chaque village olympique et paralympique d'un centre de santé, appelé polyclinique, géré par un établissement support de la région qu'il dessert, en vue de répondre à la nécessité d'un accès immédiat à des soins primaires pour les athlètes et les membres des délégations. Ce schéma d'organisation reprend celui des JOP de Paris 2024 en l'adaptant aux spécificités des JOP Alpes françaises 2030 et, notamment, à l'existence de plusieurs villages olympiques et paralympiques.
Cette organisation avait en effet permis de répondre aux besoins et il paraît pertinent de reconduire le même schéma de fonctionnement.
Ainsi, le texte prévoit la mise en place de centres de santé qui dérogeront au droit commun sur trois points : l'accessibilité aux centres de santé, ceux-ci étant réservés exclusivement aux membres des délégations et des personnes accréditées ; la facturation des actes et des prestations et leur possible prise en charge par la sécurité sociale, les prestations étant délivrées à titre gratuit ; la présence éventuelle, en leur sein, d'une pharmacie hospitalière.
La création et la gestion de chacun de ces centres de santé sont confiées à un « établissement de santé de la région du village olympique ou paralympique qu'il dessert ». Pour rappel en 2024, la gestion de la polyclinique avait été confiée à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), établissement d'ampleur capable de supporter la charge que peuvent représenter ces polycliniques.
Concernant les personnels de santé qui exerceront dans ces centres, l'étude d'impact prévoit que « les personnels encadrants seront systématiquement des salariés des établissements de santé ». Les autres professionnels exerçant dans le centre, majoritaires, seront des volontaires olympiques et paralympiques, français ou étrangers. À ce stade, comme sur tant d'autres points, les besoins quotidiens en ressources humaines ne sont pas encore définis. De même, le calibrage des différentes polycliniques n'est à ce stade pas établi.
En effet, de nombreuses questions restent en suspens, notamment le choix des établissements référents et l'articulation de ces derniers avec les autres établissements de la région afin de permettre une organisation graduée selon les besoins, sans déstabiliser l'offre de soins dans les territoires concernés.
La délégation interministérielle aux jeux Olympiques et Paralympiques 2024 (Dijop) nous a indiqué que des projections précises seraient disponibles à l'issue des JOP de Milan-Cortina de 2026 dont le nombre d'athlètes et de disciplines représentées sera comparable aux Jeux de 2030.
En tout état de cause, l'organisation des JOP 2030 reste un événement de moindre ampleur que celle des JOP de Paris 2024, mais nous souhaitons insister sur le fait que les JOP 2030 se tiendront à une période où l'offre de soins dans les régions concernées est déjà sous tension du fait de la saison touristique et des épidémies liées aux infections respiratoires aiguës saisonnières.
Il convient de veiller à ne pas mettre en tension certains services déjà fragiles dans les territoires ; pour cela, il faut disposer d'évaluations précises et évolutives des besoins et de l'offre en santé disponible.
Dès lors, nous vous présenterons un amendement visant à confier au Cojop une mission spécifique de suivi de la mise en oeuvre des dispositions relatives à la santé. Ce suivi intégrera l'ensemble des acteurs, notamment des représentants des élus locaux des territoires concernés.
À l'occasion des jeux Olympiques et Paralympiques 2030, vont affluer des professionnels de santé de toutes les nationalités, accompagnant les délégations de sportifs, les fédérations internationales, les instances organisatrices, les médias et les partenaires commerciaux des Jeux. Ces professionnels de santé étrangers sont amenés à jouer un rôle décisif pour préserver la santé des athlètes et des personnels concourant à l'organisation des Jeux : aussi nous sommes-nous engagés, dans le contrat de ville hôte, à garantir leur droit à exercer.
En l'absence d'adaptation, notre droit ne leur permet pour autant pas tous d'exercer sur le territoire national. L'exercice d'une profession de santé en France est en effet réservé aux titulaires des diplômes français ou des diplômes dont le niveau scientifique est reconnu comme équivalent, notamment ceux qui sont produits par les États membres de l'Union européenne. Des dérogations comme celles qui sont appliquées aux praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) existent, mais elles supposent un long parcours préparatoire et ne sont donc pas adaptées à l'événement.
Par conséquent, et conformément à l'engagement pris dans le contrat de ville hôte, l'article 29 du projet de loi prévoit d'accorder des autorisations d'exercice dérogatoires à des professionnels de santé ne remplissant pas les conditions d'exercice de droit commun.
Les autorisations d'exercice dérogatoires sont encadrées puisqu'elles sont triplement limitées : quant à leur durée, quant aux lieux d'exercice et quant à la patientèle concernée. Les professionnels ne pourront exercer que pour la période entourant le déroulement des Jeux, hors des établissements et des structures de soins, et auprès des seuls athlètes et personnels concourant à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques. Nous partageons l'avis du Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom), selon lequel les conditions d'exercice apparaissent pertinentes pour garantir la sécurité sanitaire des habitants et des acteurs des jeux. Le dispositif prévu pour 2024, très similaire, n'avait d'ailleurs donné lieu à aucun dysfonctionnement grave, aux dires de la direction générale de l'offre de soins (DGOS). Nous proposerons toutefois, afin de disposer d'une meilleure connaissance des professionnels susceptibles de pratiquer leur art sur le territoire national pendant la période olympique et paralympique, d'instituer un registre répertoriant l'identité des professionnels de santé bénéficiant d'une autorisation d'exercice dérogatoire.
Trois catégories de professionnels sont concernées par ces dérogations.
Les médecins étrangers des fédérations internationales, comme la Fédération internationale de ski, seront autorisés à exercer auprès des athlètes sur les sites des compétitions. Conformément aux règlements, ils sont en effet, dans certaines disciplines, les premiers à intervenir en cas d'incident, essentiellement dans un rôle diagnostique et de premiers soins. Les médecins des délégations olympiques, déjà autorisés à exercer par le droit en vigueur, prennent leur relais en cas de complication.
Les professionnels de santé étrangers accompagnant les délégations et organismes participant à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques seront également autorisés à exercer, pour une période qui ne pourra durer après le 30 juin 2030, auprès des seuls membres de la délégation ou de l'organisme accompagné. Si l'on reprend la liste arrêtée pour les Jeux de Paris 2024, cela concernerait les fédérations sportives internationales, le Comité international olympique (CIO), le Comité international paralympique (CIP), l'Agence mondiale antidopage (AMA), les médias détenteurs de droits et les partenaires commerciaux. Il est en effet usuel que ces organismes soient accompagnés d'une équipe de professionnels de santé chargée du suivi médical des membres et personnels de la délégation.
Enfin, les professionnels de santé étrangers exerçant en qualité de volontaires olympiques et paralympiques seraient autorisés à exercer dans les polycliniques, au seul bénéfice des membres des délégations olympiques et paralympiques et des personnes accréditées par le CIO ou le CIP. Les volontaires de ce programme, instauré aux Jeux de Londres en 1948 et faisant depuis partie de la tradition olympique, seraient proposés par le CIO ou cooptés par le Cojop. Ils seraient autorisés à exercer au terme d'une procédure de vérification de leurs diplômes, que nous proposons de soumettre à avis préalable des ordres compétents. La procédure introduite pour les JOP de Paris 2024 avait, en effet, manqué d'effectivité, faute de coordination avec les ordres, qui sont pourtant des acteurs de premier plan sur ces questions.
Nous vous proposerons également un amendement visant à étendre la procédure de vérification au droit à exercer des volontaires olympiques et paralympiques : il s'agit là de s'assurer que ceux-ci ne soient pas frappés d'une interdiction temporaire ou définitive d'exercer leur art dans leur pays.
Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - L'article 30 prévoit d'instaurer, du 1er janvier 2030 au 31 mars 2030, un dispositif spécifique permettant une dérogation temporaire au repos dominical dans les communes d'implantation des sites de compétition des Jeux, ainsi que dans les communes limitrophes ou situées à proximité.
Le choix de reproduire des dispositions très similaires à celles dont nous avions été saisis en 2023 est motivé, selon la direction générale du travail (DGT), par le caractère concluant de cette dérogation pour les Jeux de 2024.
Avant de présenter les quelques éléments de bilan en notre possession, je vais rappeler les modalités de cette dérogation.
Tout d'abord, il ne s'agit que d'un dispositif supplétif. Le principe du repos hebdomadaire donné le dimanche est assorti, dans le code du travail, de dérogations permanentes ou temporaires, de droit ou sur autorisation du maire ou du préfet ; ainsi, au moins six dispositifs dérogatoires coexistent.
Les commerces de détail alimentaire peuvent, par exemple, ouvrir tous les dimanches jusqu'à 13 heures, sans qu'il y ait besoin de l'accord des salariés, lesquels reçoivent toutefois une majoration salariale. Au contraire, les dérogations géographiques, applicables, par exemple, dans les zones touristiques, ne peuvent être mises en oeuvre que sur le fondement d'un accord collectif de travail et dans le respect du volontariat du salarié. La procédure instaurée par l'article 30 ne s'appliquera que si aucune de ces dérogations existantes ne peut déjà donner satisfaction.
En vertu de ce dispositif, le préfet pourra autoriser un établissement de vente au détail qui met à disposition des biens ou des services à déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos hebdomadaire par roulement. Cette autorisation sera accordée après avis du conseil municipal, de l'organe délibérant de l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) concerné, de la chambre de commerce et d'industrie, de la chambre des métiers et de l'artisanat et des organisations d'employeurs et de salariés intéressés.
Après avoir autorisé un établissement à déroger, le préfet pourra prendre un arrêté d'extension pour accorder la même possibilité à tout ou partie des établissements exerçant la même activité, qu'ils soient situés dans la même commune ou dans les autres communes concernées du département. Il s'agit là d'un apport de l'examen parlementaire de 2023 que le texte du Gouvernement prend bien en compte.
Certes, le bilan de l'application de ce dispositif en 2024 ne peut pas être dressé de manière exhaustive ; néanmoins, selon les remontées dont nous disposons, aucune difficulté rédhibitoire dans la procédure auprès du préfet comme dans les entreprises concernées n'a été signalée. C'était attendu, les dérogations accordées ont bénéficié principalement à des commerces alimentaires, mais aussi d'habillement ou d'articles de sport, voire quelques librairies.
S'agissant de la procédure et des garanties encadrant cette dérogation, l'expérience passée des Jeux de 2024 démontre qu'elles sont tout à fait adaptées. Sur les dix-sept arrêtés préfectoraux d'extension, huit ont autorisé les établissements à déroger pour une période plus courte que celle qui est prévue dans la loi, preuve que les préfets ont fait du dispositif une application adaptée aux circonstances locales et n'ont pas abusé de cette dérogation spécifique au droit du travail.
De même, ces procédures ont été conduites sous le contrôle du juge administratif ; au moins quatre procédures contentieuses ont été portées devant le tribunal administratif de Paris.
Il convient en outre de rappeler que ces dérogations sont mises en oeuvre avec des garanties légales accordées aux salariés. D'une part, la mise en oeuvre de cette dérogation est subordonnée au volontariat des salariés, avec notamment la possibilité de revenir sur leur décision dans un délai de prévenance de dix jours. D'autre part, une rémunération au moins égale au double de la rémunération normalement due leur est assurée, ainsi qu'un repos compensateur équivalent en temps.
Les inspections du travail et les services déconcentrés ont d'ailleurs été mobilisés pendant les jeux Olympiques de 2024 pour faire en sorte que les entreprises, notamment étrangères, se conforment bien au droit français du travail, notamment en matière de durée maximale et de repos. Quelques rappels à la loi ont été réalisés, mais aucune situation n'a justifié l'engagement de procédure pénale ou de sanction administrative. Nous souhaitons bien sûr que la même mobilisation des services de l'État soit assurée pour éviter toute entorse à notre réglementation sociale.
Enfin, sur l'opportunité même de reconduire le dispositif pour 2030, les besoins du public résultant de l'affluence exceptionnelle attendue de touristes et de travailleurs justifient cette dérogation, alors que les dispositifs existants peuvent ne pas couvrir toutes les situations des commerces. Si le dispositif n'a pas été massivement utilisé en 2024, ce qui est normal s'agissant d'une procédure supplétive, il a prouvé son bien-fondé.
Pour toutes ces raisons, nous vous proposons de voter cet article, qui pourra s'avérer utile pour la réussite de ces Jeux d'hiver.
Il conviendra désormais que les partenaires sociaux soient consultés pour la mise en oeuvre pratique de cet article par le Gouvernement et les préfets. La ministre Marie Barsacq m'a assuré qu'une nouvelle charte sociale serait signée, à l'instar de celle de 2024, et que les signataires seraient étroitement associés à l'organisation des Jeux. Nous ne pouvons que l'espérer alors que certains syndicats nous ont indiqué que leur consultation, en amont de ce projet de loi, avait été précipitée.
Concernant le périmètre de ce projet de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ce périmètre inclut, au titre des articles dont nous sommes saisis, des dispositions relatives aux autorisations et aux conditions d'exercice des professionnels de santé participant à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques des Alpes françaises 2030 ; à l'organisation de l'offre de soins dans les régions hôtes pendant la période entourant le déroulement des jeux Olympiques et Paralympiques des Alpes françaises 2030 ; aux dérogations au repos dominical des salariés liées à la tenue des jeux Olympiques et Paralympiques des Alpes françaises 2030.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Je défends les mêmes amendements que pour les Jeux de Paris, concernant la dérogation au repos dominical. Si l'on peut comprendre que les commerces alimentaires demandent une telle mesure pendant les cinq semaines des Jeux eux-mêmes, treize semaines, soit un trimestre entier, comprenant quatre semaines avant la tenue des Jeux et quatre semaines après, me paraît beaucoup. Le repos dominical n'est pas un détail du droit du travail, le Conseil constitutionnel en a fait une « exigence de bien-être public ».
En outre, cette possibilité de dérogation s'étend aux communes limitrophes et aux communes proches. Cela me semble excessif. Vous indiquez qu'en 2024 la période effective de dérogation s'est révélée, à huit reprises, plus courte ; mais au vu de la durée prévue dans la loi, c'est heureux !
Il ne me semble pas raisonnable de jouer ainsi avec une dérogation à un principe aussi important du droit du travail. On ne mesure pas assez ce que signifie le repos dominical.
Mme Florence Lassarade. - Madame la rapporteure pour avis, vous semblez indiquer que la sécurité sociale prendra en charge les actes, mais il me semblait que c'était le Comité international olympique ?
De nombreux dentistes ou ophtalmologistes, par exemple, ont été sollicités en 2024 parce que les sportifs profitent des jeux Olympiques pour faire un bilan global. Les centres de santé ont connu une très forte activité. En ira-t-il de même durant les Jeux d'hiver ? Qu'en est-il de la gratuité des soins à cette occasion ?
Mme Corinne Féret. - Nous déposerons également des amendements sur la question du repos dominical à l'occasion de la séance publique. Le texte prévoit des dérogations pendant trois mois, alors que la période des Jeux eux-mêmes me paraît déjà très longue.
De la même manière, nous proposerons des amendements visant à conforter la place du conseil municipal et à préciser le rôle du maire dans la procédure.
Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - Il ne s'agit que d'une possibilité de dérogation, et non d'une obligation d'ouverture. S'agissant de la durée prévue dans la loi, je vous rappelle que des travailleurs, du public, des bénévoles arrivent en amont de la compétition et toutes ces personnes doivent trouver sur place les commerces nécessaires. Nous laissons pour cela au préfet la possibilité d'apprécier, selon les circonstances locales, si la dérogation est utile ou non.
En 2024, cela n'avait pas posé de problème et les préfets avaient plutôt choisi une période plus réduite que ce qui était légalement possible. Faisons confiance aux acteurs ! Je vous rappelle qu'en tout état de cause, les salariés ne sont pas obligés d'aller travailler le dimanche.
Mme Patricia Demas, rapporteure pour avis. - S'agissant des soins des athlètes, ils sont bien gratuits ; toutefois, ils ne pèseront pas sur les comptes de la sécurité sociale, puisque le Cojop les prendra en charge.
EXAMEN DES ARTICLES
Mme Patricia Demas, rapporteure pour avis. - Il convient de veiller à ne pas mettre en tension certains services déjà fragiles dans les territoires concernés. Pour ce faire, il faut disposer d'évaluations précises et évolutives des besoins et de l'offre en santé disponibles, ce dont nous ne disposons pas aujourd'hui.
Dès lors, l'amendement COM-31 vise à assurer un suivi spécifique de la mise en oeuvre des dispositions relatives à la santé contenues dans le présent article. Cette mission, confiée au Cojop, doit associer l'ensemble des acteurs sur les territoires et notamment les élus locaux.
L'amendement COM-31 est adopté.
La commission propose à la commission des lois d'adopter l'article 28 ainsi modifié.
Mme Patricia Demas, rapporteure pour avis. - Les ordres professionnels étant chargés de veiller à la vérification des diplômes des médecins exerçant sur le territoire français, il apparaît opportun de recueillir leur avis sur les modalités envisagées pour vérifier les diplômes des professionnels de santé autorisés à exercer en qualité de volontaires olympiques et paralympiques, d'autant que la procédure prévue pour les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 a manqué d'effectivité, faute de coordination avec lesdits ordres.
Afin de tirer les leçons de l'expérience des Jeux de Paris 2024, l'amendement COM-32 vise donc à soumettre à l'avis préalable des ordres concernés l'arrêté déterminant la procédure de vérification des diplômes des professionnels autorisés à exercer en qualité de volontaires olympiques et paralympiques.
L'amendement COM-32 est adopté.
Mme Patricia Demas, rapporteure pour avis. - L'amendement COM-33 prévoit que l'arrêté déterminant la procédure de vérification des diplômes des professionnels de santé autorisés à exercer en qualité de volontaires olympiques et paralympiques fixe également la procédure de vérification de leur droit à exercer, afin de garantir que les professionnels de santé en question ne sont pas frappés, dans l'État dans lequel ils exercent, d'une interdiction temporaire ou définitive d'exercer leur profession.
L'amendement COM-33 est adopté.
Mme Patricia Demas, rapporteure pour avis. - L'amendement COM-34 vise à ce que soit inscrite sur un registre dédié l'identité de l'ensemble des professionnels de santé autorisés à exercer à titre dérogatoire durant les jeux Olympiques et Paralympiques, afin de disposer d'une meilleure traçabilité et d'une meilleure connaissance des professionnels susceptibles de pratiquer leur art sur le territoire national lors de la période olympique et paralympique.
L'amendement COM-34 est adopté.
La commission propose à la commission des lois d'adopter l'article 29 ainsi modifié.
Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - Les amendements COM-3 et COM-4, déposés par Mme Poncet Monge, visent à réduire la période durant laquelle une dérogation au repos dominical est autorisée, le premier en la restreignant strictement aux dates de la compétition, le second en supprimant la période antérieure aux jeux Olympiques et postérieure aux jeux Paralympiques.
Pour les raisons précédemment évoquées, nous émettons un avis défavorable à ces deux amendements.
La commission rejette l'amendement COM-3, de même que l'amendement COM-4.
La commission propose à la commission des lois d'adopter l'article 30 sans modification.
TABLEAU DES AVIS
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à protéger les personnes engagées dans un projet parental des discriminations au travail - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Philippe Mouiller, président. - Notre ordre du jour appelle l'examen du rapport d'Annick Petrus et du texte de la commission sur la proposition de loi visant à protéger les personnes engagées dans un projet parental des discriminations au travail, adoptée par l'Assemblée nationale le 5 mai 2025. Cette proposition de loi est inscrite à l'ordre du jour des travaux de la séance du jeudi 19 juin. Je vous indique qu'aucun amendement n'a été déposé sur ce texte.
Mme Annick Petrus, rapporteure. - Cette proposition de loi de la députée Prisca Thevenot, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 5 mai 2025 a été inscrite à l'ordre du jour de nos travaux sur l'initiative du Gouvernement.
Le dispositif, intégralement réécrit par la rapporteure lors du passage en commission à l'Assemblée nationale, vise à répondre aux discriminations, directes ou indirectes, que peuvent vivre, dans le milieu professionnel, les personnes s'engageant dans un parcours de procréation médicalement assistée (PMA), ou dans un parcours d'adoption.
Sans plus de suspense, je vous invite à soutenir cette initiative, tant il est vrai que ces parcours sont durs pour les futurs parents, et qu'il n'est pas souhaitable d'ajouter aux épreuves subies dans la vie personnelle des obstacles dans la vie professionnelle. Une fois cette évidence rappelée, j'appelle cependant votre attention sur un risque qui me semble se présenter au législateur au gré des lois inscrivant de nouveaux motifs de discrimination, au risque de confondre la maladie et le symptôme.
Au préalable, permettez-moi de rappeler le cadre légal existant en matière de discrimination au travail de personnes ayant un projet parental.
Conformément aux principes au fondement de notre République, les codes du travail et de la fonction publique érigent un principe de non-discrimination dans le monde professionnel, qui s'applique aussi bien au recrutement et au licenciement qu'aux promotions et à la rémunération, ou encore aux conditions de travail et à l'accès à la formation. Les articles rappelant ce principe prévoient également une liste de motifs de discrimination parmi lesquels figurent notamment la situation familiale, la grossesse et l'état de santé. Le code du travail prévoit en outre un régime de protection contre les discriminations des femmes enceintes, qui s'applique depuis 2016 aux femmes salariées qui bénéficient d'une assistance médicale à la procréation.
Par ailleurs, face à l'augmentation croissante du nombre de recours à la PMA qu'occasionnent la diminution de la fertilité et le recul de l'âge moyen au premier enfant, le législateur a entendu faciliter la conciliation de la vie privée et professionnelle des personnes concernées. Il a mis en place à cette fin un régime d'autorisation d'absence des salariées du secteur privé de sexe féminin, afin que celles-ci puissent se rendre aux rendez-vous médicaux nécessaires. Sensible à la difficulté de ces moments, le législateur a également consacré des autorisations d'absence pour le partenaire qui accompagne la salariée.
Dans ce contexte, la présente proposition de loi part d'un constat de bon sens. L'adoption, comme le recours à la PMA, a ceci de particulier que le projet parental qu'ils portent nécessite une procédure et des rendez-vous que l'employeur peut discerner avant même le début d'une grossesse ou l'accueil d'un enfant.
L'article 1er, tel que transmis au Sénat, prévoit que les articles du code du travail relatifs à la protection contre les discriminations des femmes enceintes et des salariées suivant un parcours de PMA s'appliquent désormais à toute personne - homme ou femme - engagée dans un « projet parental », via un recours à une PMA ou via l'adoption.
Ainsi, la loi disposerait désormais que toute personne suivant un parcours de PMA ou d'adoption ne peut faire l'objet d'un refus d'embauche, d'une rupture de contrat ou d'une mutation. Par ailleurs, en cas de litige, la charge de la preuve incombera à l'employeur, ce qui est de droit commun en matière de discriminations.
Il faut être lucide, cet article 1er est d'ordre symbolique. Fort heureusement, le droit en vigueur protège déjà les salariées ayant un projet parental, ainsi que leurs conjoints, puisque le code du travail interdit les discriminations à raison de la situation familiale. Les services de l'administration nous ont d'ailleurs confirmé que les juges des prud'hommes se saisissent déjà de cette possibilité, et qu'il n'existe pas de déni de droit en la matière.
Cette disposition, symbolique, vous l'aurez compris, ne doit pas conduire à jeter l'opprobre sur les employeurs. Personne ici ne considère que le comportement délictuel d'une infime minorité d'entre eux serait représentatif de l'ensemble.
L'article 2 élargit, quant à lui, le périmètre des salariés bénéficiant du régime d'autorisations d'absence dans le cadre d'un projet parental. Il ouvre la possibilité aux hommes de bénéficier d'autorisations d'absence pour les actes médicaux nécessaires dans le cadre d'une PMA, ainsi qu'à leurs conjointes en tant qu'accompagnantes. Ce même article ouvre également la possibilité aux salariés des deux sexes engagés dans une procédure d'adoption de bénéficier d'autorisations d'absence. En effet, le processus d'agrément suppose, pour les candidats à l'adoption, de se rendre à un certain nombre d'entretiens obligatoires sur le temps de travail.
Enfin, cet article prévoit que, en cas de projet parental, les agents publics bénéficient des mêmes autorisations d'absence que celles qui sont attachées au régime de droit commun applicable aux salariés.
Contrairement à l'article 1er, ces dispositions apportent une avancée concrète pour les salariés, au profit d'une meilleure conciliation entre projet parental et vie professionnelle. Pour autant, le législateur n'a pas le monopole du bon sens, et de nombreuses branches professionnelles ou entreprises ont d'ores et déjà agi en ce sens par la voie de la négociation collective. Il en va de même pour le secteur public, où des circulaires existent en l'absence d'une base légale.
Avant de conclure, je souhaite vous faire part d'une réflexion plus personnelle sur le regard que nous devons porter aux discriminations en tant que législateur.
Lors de mes travaux, j'ai constaté une multiplication des régimes de protection contre les discriminations. L'article du code du travail listant les motifs a ainsi été modifié en moyenne une fois tous les deux ans depuis 2012, pour atteindre vingt-sept motifs aujourd'hui, parmi lesquels les discriminations à raison du sexe, de l'âge, de l'orientation sexuelle, mais également de la domiciliation bancaire ou des activités mutualistes. Entendons-nous bien : toutes ces discriminations doivent être combattues, mais ce combat est-il plus efficace en allongeant sans cesse une liste qui ne sera de toute manière jamais assez complète pour répondre à l'infinie diversité des situations individuelles ?
Légiférer de la sorte, c'est d'abord prendre le risque d'oublis ou d'incohérences ; le texte que nous examinons n'en est pas exempt : il n'inscrit pas dans le code de la fonction publique le nouveau motif de discrimination qu'il crée à l'article 1er.
Plus fondamentalement, en précisant sans cesse les motifs de discrimination proscrits par la loi, n'en vient-on pas à oublier le sens même de la non-discrimination ? Ce qui est interdit, ce n'est pas de discriminer sur l'un des motifs de la liste évoquée, mais c'est bien de discriminer tout court, c'est-à-dire de traiter un salarié de manière moins favorable qu'un autre dans une situation comparable.
Pour autant, le Gouvernement n'ayant pas engagé la procédure accélérée sur cette proposition de loi, et compte tenu de l'embouteillage législatif observé à l'Assemblée nationale, seule une adoption conforme assurerait une entrée en vigueur rapide de ce texte. Bien que modeste, cette avancée est attendue par les familles en procédure d'adoption ou en parcours de PMA, et je suis sûre qu'elles sauront nous trouver à leurs côtés, en faveur d'une meilleure prise en compte de la parentalité dans le monde du travail.
Je vous invite donc à adopter ce texte sans modification.
Pour terminer, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé, il m'appartient de vous proposer un périmètre, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents. Je vous propose de considérer que cette proposition de loi comprend des dispositions relatives aux discriminations au travail et aux modalités d'absence pour les procédures nécessaires dans le cadre d'un projet parental. En revanche, ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs à l'accès, aux procédures et à la recherche en matière de procréation médicalement assistée ; aux procédures d'adoption ; aux congés liés à la parentalité.
Mme Silvana Silvani. - La protection des travailleurs engagés dans un projet parental est nécessaire ; pour autant, il me paraît important de rappeler que cette proposition ne règle pas les difficultés rencontrées par des salariés en raison de leur qualité de parents ou de leur projet parental. Des femmes, en particulier, sont ainsi amenées à travailler à temps partiel, voire à quitter leur emploi, parce que l'organisation du travail ne leur permet pas de combiner vie personnelle et vie professionnelle.
L'extension de la protection au conjoint, notamment aux hommes, est très positive. Il convient en effet de garder à l'esprit leur rôle dans la procédure.
Pour autant, la protection des salariés dépend surtout de son contrôle par l'inspection du travail, laquelle est malmenée sur le plan des effectifs au point que l'application de ces mesures risque de n'être jamais véritablement vérifiable.
Cette proposition de loi est donc surtout symbolique, mais nous pouvons considérer, avec un peu d'espoir, qu'elle enverra un message à destination des employeurs. À défaut de faire avancer les droits, on peut toujours tenter de faire évoluer les mentalités...
En revanche, je m'inquiète de plus en plus de la nécessité devant laquelle nous nous trouvons de voter ces textes dans la rédaction conforme de l'Assemblée nationale ; l'argument de l'embouteillage législatif me semble avoir une portée limitée.
Mme Florence Lassarade. - Pourquoi l'intitulé de la proposition de loi est-il si peu explicatif ? Pourrions-nous le rendre plus clair ?
Mme Laurence Rossignol. - Il faut bien que tout le monde laisse sa trace dans l'histoire, et dans le code...
La rapporteure a fait part de ses interrogations quant à la nécessité juridique de ce texte. C'est en effet accorder bien peu de confiance aux juges que de considérer que ceux-ci ne seraient pas capables d'étendre d'eux-mêmes la protection concernant la discrimination fondée sur la grossesse à ces cas particuliers : ils l'ont déjà fait, bien entendu, notamment à Douai. Bref, soyons tolérants.
La seule avancée de ce texte est le droit aux congés pour les hommes qui subissent le processus aux côtés de leur compagne. J'ai lu le rapport de l'Assemblée nationale, qui me semble pour le moins ambitieux : il indique que ce texte pourrait contribuer à une hausse de la natalité. Certes, les petits ruisseaux font les grandes rivières, mais tout de même : faisons preuve d'un peu de modestie, je vous en conjure !
Nous allons voter ce texte conforme, cela fera plaisir à Mme Thevenot.
Mme Annick Petrus, rapporteure. - Concernant les contrôles, l'enjeu est plutôt la connaissance du régime des autorisations d'absence par les employeurs et par les salariés, afin de réduire le non-recours. Ceux-ci doivent s'emparer de ce texte et prendre connaissance de ses dispositions pour éviter d'en passer par les juges ou l'inspection de travail.
L'intitulé du texte correspond à la proposition de loi avant qu'elle ne soit enrichie des travaux de l'Assemblée nationale ; si nous le modifions, il faudra procéder à une deuxième lecture à l'Assemblée nationale, ce que nous souhaitons éviter.
Madame Rossignol, vous évoquez la formulation retenue dans le rapport de l'Assemblée nationale, nous ne prétendons pas, quant à nous, que ce texte réglera le problème de la natalité en France.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'article 1er est adopté sans modification.
Article 2 (nouveau)
L'article 2 est adopté sans modification.
La proposition de loi est adoptée sans modification.
La réunion est close à 17 h 50.
Mercredi 11 juin 2025
- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois, et de M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Fonctionnement de l'aide sociale à l'enfance - Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits
Mme Muriel Jourda, présidente. - Madame la Défenseure des droits, nous vous accueillons aujourd'hui dans le cadre d'une audition organisée conjointement par la commission des affaires sociales et la commission des lois, et qui s'inscrit, pour partie, dans les travaux d'information et de contrôle que nous avons souhaité engager sur la protection de l'enfance.
Le système de protection de l'enfance, qui fait intervenir de nombreux intervenants à plusieurs étapes de la vie des enfants, est préoccupant. À certains égards, il peut même être considéré comme étant à bout de souffle. C'est pour documenter précisément ce constat communément admis, et afin de trouver des pistes d'évolution pour permettre une meilleure prise en charge des enfants en danger, que nous avons désigné des rapporteurs au sein de chacune de nos commissions. Ils travailleront de concert, en associant l'ensemble de nos commissaires.
Pour ouvrir nos travaux, il nous a semblé plus qu'opportun de vous entendre sur ce sujet, alors que vous avez rendu publiques, à la fin janvier dernier, une décision-cadre ainsi que sept décisions territoriales, qui font suite aux saisines individuelles qui vous sont parvenues.
J'ajoute, avant de laisser la parole à mon collègue Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales, que, dans un second temps de cette audition, vous aurez l'occasion de nous exposer plus largement les points saillants de votre activité, qui est multiple, comme vous le faites chaque année devant la commission des lois à la suite de la publication de votre rapport annuel d'activité.
M. Philippe Mouiller, président. - Nombre de rapports ont été consacrés à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Nos rapporteurs focaliseront donc leurs travaux sur quelques aspects qui n'ont pas encore été explorés ; je pense notamment à la question de l'accueil des enfants et des jeunes en situation de handicap.
Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. - Je vous remercie de cette invitation. Je suis accompagnée de mes deux adjoints, George Pau-Langevin, qui est chargée de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l'égalité, et Éric Delemar, Défenseur des enfants, ainsi que de Mireille Le Corre, secrétaire générale de notre institution, et d'Antoine Touron, mon conseiller parlementaire.
Le Défenseur des droits, autorité administrative indépendante inscrite dans la Constitution, a pour mission d'intervenir dans cinq domaines : la défense des droits et des libertés des usagers dans leurs relations avec les services publics ; la défense et la promotion des droits de l'enfant ; la lutte contre les discriminations et la promotion de l'égalité ; le respect de la déontologie des forces de sécurité ; l'orientation et la protection des lanceurs d'alerte.
La loi organique du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits nous a confié deux missions. Il s'agit, premièrement, de protéger les droits en traitant des réclamations relatives aux cinq domaines de compétences que je viens de citer, et, deuxièmement, de promouvoir les droits et les libertés. Dès l'origine, le législateur a considéré que notre rôle ne se limitait pas à la résolution de cas individuels, mais incluait aussi la formulation de propositions pour une meilleure effectivité des droits. C'est précisément à ce titre que je rends régulièrement des avis au Parlement sur des projets et propositions de loi. J'ai par ailleurs été auditionnée à onze reprises par les parlementaires. En 2024, j'ai rendu sept avis, notamment ceux relatifs au régime juridique des actions de groupe, à l'accompagnement humain des élèves en situation de handicap sur le temps méridien, et sur la proposition de loi visant à restaurer l'autorité de la justice à l'égard des mineurs.
Pour conduire nos travaux, nous nous appuyons sur 256 agents - majoritairement des professionnels du droit -, des pôles régionaux avec 620 délégués territoriaux bénévoles qui accueillent les réclamants et mettent en place des médiations pour résoudre des conflits, la plupart du temps avec les services publics. S'y ajoutent 82 jeunes ambassadeurs des droits (Jade), en service civique, qui interviennent dans les écoles, collèges et lycées pour sensibiliser aux droits de l'enfant et à la lutte contre les discriminations. Je tiens à saluer la qualité du travail de toutes ces équipes.
Notre décision-cadre du 28 janvier 2025 concerne la protection de l'enfance.
En 2024, nous avons traité 3 073 réclamations, dont 30 % concernaient l'éducation, la scolarité et la petite enfance, 15 % la santé et le handicap, et 18 % la protection de l'enfance proprement dite. Et notre rapport annuel 2024 relatif aux droits de l'enfant, intitulé Le droit des enfants à un environnement sain : protéger l'enfance, préserver l'avenir, soulignait l'urgence de renforcer les cadres juridiques et les politiques publiques de protection de l'environnement. Les enfants, qui sont par essence particulièrement vulnérables, sont en effet exposés aux risques de pollution et au réchauffement climatique, qui compromettent leur accès à des ressources vitales comme l'eau et la nourriture.
Cet état de vulnérabilité me conduit à revenir sur les difficultés qu'ils rencontrent au sein des services de la protection de l'enfance. Face à l'urgence de la situation et à la vigueur des débats qui se sont tenus sur ce sujet, tant au Parlement que dans la sphère médiatique, le travail de notre institution apparaît plus que jamais utile.
S'agissant de la protection de l'enfance, l'État est garant de l'application de la Convention internationale des droits de l'enfant (Cide) et les départements sont les chefs de file en la matière. Aussi, dans notre cette décision-cadre, nous avons rappelé à l'État que son rôle était absolument indispensable. Le Défenseur des droits a pour compétence de veiller au respect par l'État de l'intérêt supérieur de l'enfant, c'est-à-dire, de façon très concrète, au respect des droits fondamentaux de celui-ci : éducation, santé, protection contre toute forme de violence - des droits indissociables et interdépendants pour le bon développement de l'enfant.
Nous avons été saisis des lourdes difficultés que rencontre le dispositif de protection de l'enfance dans les départements, au détriment des enfants concernés, par des travailleurs sociaux mais aussi par des magistrats.
Depuis la création de l'institution, nous traitons des réclamations ponctuelles dans ce domaine, mais de façon inédite, nous sommes alertés par des magistrats sur des décisions de justice non appliquées - par exemple, des décisions de placement ou d'accompagnement en milieu ouvert non exécutées - ; des évaluations de situations de danger non réalisées ; des délais excessifs de prise en charge de mesures éducatives à domicile ; des accueils d'enfants dans des lieux non autorisés tels que des gîtes, appartements loués ou chambres d'hôtels, avec des éducateurs intérimaires ; des ruptures dans les lieux d'accueil entraînant une rupture de la scolarisation et des liens familiaux, avec un impact évident sur l'état psychique des enfants ; le non-respect du droit de visite d'un parent, pourtant ordonné par le juge - cela oblige l'enfant à attendre cinq mois pour que le droit de visite médiatisé de ses parents, décidé par un juge, soit effectif, faute de place dans la structure désignée - ; des maltraitances non prises en compte dans un établissement ou une famille d'accueil, qui renvoient à la question du manque de contrôle de ces lieux d'accueil.
Les conséquences peuvent être absolument dramatiques. J'ai en tête le cas d'un enfant de trois ans décédé par accident à son domicile alors qu'il faisait l'objet d'un placement qui, faute de place, n'avait pas été exécuté.
Environ 400 000 enfants sont accompagnés par l'ASE, dont plus de la moitié sont « confiés », c'est-à-dire principalement placés dans une famille d'accueil ou un foyer, même s'il existe quelques placements chez un tiers digne de confiance. Ce nombre est en forte augmentation puisqu'il était de 355 000 en 2018. Un chiffre frappant, issu du Syndicat de la magistrature, indique que 77 % des juges des enfants ont déjà renoncé en 2024 à prendre des décisions de placement d'enfant en danger dans leur famille en raison du manque de places d'accueil disponibles. Autrement dit, même les magistrats intègrent cette pénurie.
Dans ce contexte, plusieurs rapports ont déjà été produits. Le Défenseur des droits a d'abord pour rôle d'être un bon observateur de la société et de formuler des propositions. Notre approche, qui se fait par les droits, met en lumière l'écart entre les droits annoncés et leur effectivité. Nous avons ainsi constaté que le projet pour l'enfant (PPE), qui est inscrit dans la loi depuis plusieurs années, n'était pas effectif ou tellement succinct qu'il en est vidé de sa substance.
Pour élaborer notre décision-cadre et nos sept décisions territoriales, qui seront rendues publiques courant 2025, nous avons travaillé dans le respect du contradictoire. Nous nous sommes déplacés dans quatre territoires à la rencontre des professionnels. L'enquête se poursuit dans quatre départements.
Ces décisions ne remettent en cause ni l'investissement de l'ensemble des professionnels ni la volonté des départements et des agences régionales de santé (ARS) d'améliorer la situation. Nous avons voulu mettre en avant la responsabilité de l'État tout en soulignant que seule une action coordonnée de tous les acteurs permettra de s'en sortir, compte tenu de la complexité des situations des enfants et de la tension dans les secteurs concernés.
Pourquoi cette aggravation de la situation, et pourquoi davantage de signalements ?
Il ne fait aucun doute qu'il y a un meilleur dépistage, mais aussi que les situations se sont aggravées depuis la crise sanitaire. La pauvreté, la situation des femmes isolées, l'usage excessif des écrans, les difficultés des services publics eux-mêmes - notamment l'école et le système de santé avec des délais croissants de prise en charge -, les difficultés d'accès au logement qui fragilisent les familles et leurs conditions de vie, ainsi que le manque de moyens, d'assistants familiaux et de places en foyers, ont des conséquences majeures. Notre enquête a montré que des nourrissons, faute de places d'accueil, sont hospitalisés pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, en service de pédiatrie, où des techniciens de l'intervention sociale et familiale ou des assistantes familiales ont pour mission de les bercer.
Je tiens à souligner la nécessité de la prévention, laquelle permettra d'éviter un certain nombre de placements. En la matière, la politique du logement joue un rôle fondamental, avec des conséquences évidentes sur l'éducation.
Je souhaite également insister sur le soutien à la parentalité. L'article 18 de la Cide dispose : « Pour garantir et promouvoir les droits énoncés dans la présente Convention, les États parties accordent l'aide appropriée aux parents et aux représentants légaux de l'enfant dans l'exercice de la responsabilité qui leur incombe d'élever l'enfant ». Concrètement, cela signifie garantir le droit de l'enfant à voir ses parents aidés en cas de besoin.
Dans nos décisions, nous donnons un certain nombre d'exemples où le soutien à la parentalité s'applique de façon très positive, mais il existe aussi de nombreux endroits où il fait défaut. Dans la Meuse, il y a quinze jours, j'ai visité une maison des adolescents (MDA) où le soutien à la parentalité est considéré comme un moyen d'éviter les placements.
Nous avons également observé une baisse en 2025 des budgets alloués à la prévention spécialisée, c'est-à-dire aux éducateurs de rue, ainsi que des difficultés flagrantes d'intervention précoce en cas de difficultés.
Pour ce qui concerne la santé et le handicap, nous avons été frappés par les difficultés d'accès aux soins en santé mentale, avec des délais de prise en charge de plus en plus importants, notamment dans les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP). Les jeunes qui relèvent de la protection de l'enfance représentent 2 % des mineurs en France, mais jusqu'à la moitié des adolescents hospitalisés à temps complet, en particulier pour des troubles du comportement et des syndromes dépressifs.
En termes de prévention, j'insiste sur l'importance des moyens alloués à la protection maternelle et infantile (PMI) et sur la nécessité de garantir un parcours de soins adapté. Des expérimentations intéressantes existent dans ce domaine.
Concernant le handicap, on ne sait pas combien d'enfants en situation de handicap sont pris en charge par l'ASE, ce qui ne permet pas de les prendre correctement en charge. Quelques départements sont en mesure de donner un chiffre, mais la grande majorité n'en est pas capable.
Même si l'objectif d'une plus grande inclusion des enfants en situation de handicap doit être salué, force est de constater que de nombreux enfants souffrent encore d'un manque de prise en charge, faute de dispositifs inclusifs en nombre suffisant ou réellement adaptés à leurs besoins. Une formation croisée entre la protection de l'enfance et le secteur médico-social s'avère nécessaire.
S'agissant de l'école, les changements de lieux d'accueil pour les enfants placés entraînent une rupture de scolarité. Lorsqu'un enfant a besoin d'un accompagnant d'élèves en situation de handicap (AESH) ou d'une classe Ulis (unité localisée pour l'inclusion scolaire) et qu'il change d'établissement scolaire, l'accompagnement ne suit pas toujours. Cette situation renvoie à l'importance de la médecine scolaire et des assistantes sociales.
Un autre point que nous avons souhaité mettre en avant dans notre décision-cadre concerne la parole de l'enfant et le rôle du juge des enfants, qui doit informer l'enfant discernant de son droit à un avocat et peut lui-même, s'il l'estime nécessaire, désigner un administrateur ad hoc ou un avocat pour l'enfant. L'État s'est engagé à déployer les unités d'accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped), avec l'objectif d'une structure par juridiction d'ici à 2025, mais il est très difficile de disposer d'une liste nationale actualisée.
Au-delà de la parole des enfants, nous estimons que celle des parents et les groupes de parole avec les familles accompagnées constituent un atout.
Je tiens également à insister sur la nécessité de permettre aux enfants d'avoir des projets ambitieux et de reconnaître le droit aux études supérieures pour les enfants accompagnés par la protection de l'enfance. Nous avons récemment rendu un rapport sur la question de l'orientation scolaire : les jeunes confiés à l'ASE sont davantage orientés vers des cycles d'enseignement courts et professionnels que la population générale.
L'obligation légale d'un entretien un an avant la majorité du mineur confié n'est pas systématiquement respectée, alors que c'est précisément le moment où il est possible d'élaborer avec le jeune un projet d'accès à l'autonomie.
Le contrat jeune majeur revêt une importance particulière. Nous avons constaté plusieurs situations où des jeunes en alternance, disposant donc d'un petit pécule, se voyaient privés du contrat jeune majeur par le département au motif qu'ils disposaient de ressources. Or non seulement ces ressources sont insuffisantes, mais ce contrat ne se résume pas à un accompagnement financier.
Nous avons également constaté un épuisement des travailleurs sociaux et une perte de sens, avec dans certains services un nombre très préoccupant d'agents en arrêt maladie, avec dans certaines équipes, près de la moitié des agents habituels et des personnels de services entiers en arrêt maladie. S'il n'appartient pas à notre institution de se prononcer sur un ratio cible de mesures par travailleur social, le calibrage de la charge de travail des professionnels demeure un enjeu essentiel, que l'absence de référence nationale ne facilite pas. Le nombre de mesures de placement par travailleur social dépasse souvent 30, et peut atteindre 48.
Nos recommandations insistent sur la nécessité d'un meilleur contrôle des lieux d'accueil pour veiller au respect des besoins fondamentaux et spécifiques des enfants confiés. Il est également important de mieux traiter les informations préoccupantes et, bien entendu, de lutter contre la pauvreté. Cette dernière recommandation, qui figure parmi celles formulées par le Comité des droits de l'enfant de l'ONU, a un impact direct sur la protection de l'enfance.
Un mot, enfin, sur les budgets consacrés à la protection de l'enfance et, surtout, sur les aides de l'État en la matière.
La protection de l'enfance est principalement financée par le budget des départements, à hauteur de 17 % à 23 % selon les départements. L'aide financière de l'État, notamment via une dotation et une contractualisation facultative renouvelée annuellement, représente à peine 2 % du budget départemental dédié à la protection de l'enfance. Ce soutien financier de l'État apparaît insuffisant.
Nos recommandations visent non pas une réforme législative, mais une véritable application de la loi. Parmi celles-ci, 24 sont adressées à l'État, y compris aux ARS et aux préfectures, et 30 aux départements. Nous avons également adressé des recommandations au Premier ministre, au ministre de l'intérieur, au garde des sceaux, à la ministre de l'éducation nationale, au ministre du travail ainsi qu'au ministre de la santé.
Pour conclure, je considère que le manque de moyens alloués à la protection de l'enfance est révélateur de ce que nous voulons pour notre société. Posons-nous la question : quelle société souhaitons-nous pour nos enfants ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois. - Votre rapport aborde un sujet qui nous tient à coeur, mais il s'agit d'un rapport de plus. Depuis 2020, pas moins de sept rapports ont été publiés sur ce thème. Les constats sont donc particulièrement bien connus et documentés, souvent à travers le prisme d'une accumulation de cas dramatiques révélés par la presse. Aujourd'hui, notre enjeu est non pas de trouver des solutions ponctuelles, mais bien d'engager une réflexion globale pour refonder complètement le système de protection de l'enfance, qui montre ses limites. Il faut changer de paradigme.
Il est important de réaffirmer la responsabilité et le rôle de l'État. Cependant, nous divergeons sur un point : ce rôle n'est pas uniquement financier. Les départements, chefs de file en la matière, sont déjà financés par l'État. Plus de 10 milliards d'euros sont alloués à la protection de l'enfance dans les budgets départementaux. Dans le contexte budgétaire actuel, demander des moyens supplémentaires n'aboutira pas à des solutions effectives. Il faut repenser le système plutôt que d'additionner un ensemble de mesurettes.
Je souhaiterais vous poser une question plus générale, qui me semble d'une importance capitale, concernant le principe cardinal de la protection de l'enfance qu'est l'intérêt supérieur de l'enfant. Il ne s'agit pas seulement d'une exigence ou d'une formule incantatoire, mais d'un principe juridique, qui entraîne des conséquences concrètes, spécialement en matière d'autorité parentale. Pourriez-vous nous indiquer votre appréciation de ce principe et de ses conséquences, notamment sur l'autorité parentale ? Le maintien de l'autorité parentale en vertu de l'intérêt supérieur de l'enfant se fait en effet parfois au détriment de l'enfant lui-même.
Par ailleurs, quel est votre avis sur l'arrêt de la Cour de cassation du 2 octobre 2024 relatif au placement éducatif à domicile (PEAD), qui était parfois utilisé comme un substitut au placement ?
Mme Pascale Gruny, rapporteur de la commission des affaires sociales. - Je vous remercie pour la qualité de votre décision-cadre et pour le bilan réalisé sur la protection de l'enfance dans notre pays. Le constat est accablant et vos travaux obligent l'ensemble des acteurs à se saisir de manière urgente de la question. C'est notamment ce qui a conduit nos deux commissions à se pencher sur ce sujet afin d'apporter des réponses opérationnelles.
Dans cette décision, vous regrettez la faible application des dispositifs prévus par la loi ainsi que la faible connaissance du cadre légal, y compris par les acteurs de la protection de l'enfance eux-mêmes. Pour rappel, le Conseil économique, social et environnemental (Cese), dans son récent rapport sur la protection de l'enfance, dénonçait également « l'énorme décalage qui se révèle entre le cadre protecteur et complet des lois existantes et leur application sur le terrain », ce que je traduis par : une trop grande complexité entraîne des dépenses énormes.
Dans ce contexte, est-il encore pertinent de légiférer davantage ? Ne faut-il pas se concentrer sur la mise en oeuvre effective des dispositifs et les moyens de leur appropriation par les acteurs sur le terrain ? Modifier, oui, mais à budget constant !
Mme Patricia Schillinger, rapporteur de la commission des lois. - Madame la Défenseure des droits, je vous remercie pour votre analyse très fine et le constat alarmant que vous dressez. Les travaux relatifs à la protection de l'enfance sont abondants ; les préconisations en la matière ne manquent donc pas. Compte tenu de l'expérience que vous avez acquise en la matière, quelles seraient d'après vous les recommandations prioritaires, qui seraient rapidement applicables et dont l'effet serait significatif, notamment sur les rapports entre la justice et les services de l'ASE ?
Pourriez-vous par ailleurs nous fournir davantage de précisions sur les bonnes pratiques que vous avez recueillies dans certains départements et qui pourraient être mises en place au niveau national, afin que les enfants soient mieux accompagnés et pris en charge ?
Mme Anne-Marie Nédélec, rapporteure de la commission des affaires sociales. - Ma question concerne la mise en place des dispositifs de coordination du parcours de soin des enfants confiés à l'ASE, notamment au regard des pathologies de santé mentale. La feuille de route issue des Assises de la pédiatrie et de la santé de l'enfant prévoyait la mise en place de ces dispositifs pour cette année. En 2020, selon la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), seuls 10 % des enfants à leur entrée à l'ASE bénéficiaient d'un suivi médical effectif.
Selon les professionnels cités dans votre rapport, les enfants confiés à l'ASE ou bénéficiant de l'aide éducative à domicile représentent jusqu'à la moitié des adolescents hospitalisés à temps complet, en particulier pour des troubles du comportement et des syndromes dépressifs. Quel constat dressez-vous de la mise en place de ces parcours de soin et de la prise en charge des enfants sur les aspects de santé mentale ?
Pouvez-vous préciser le contenu de votre recommandation n° 5 relative à la prise en charge des enfants en situation de handicap et à l'invisibilisation de ces derniers en raison de l'absence de données fiables les concernant. Quelles évolutions appelez-vous de vos voeux ?
Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. - Je partage entièrement votre avis, madame la rapporteure Canayer : la question de l'aide de l'État ne se résume pas à une problématique financière. Certes, les moyens financiers de l'État ont un rôle à jouer pour alléger la charge pesant sur les départements, mais il s'agit aussi de coordonner les différentes équipes et de les former. Il est indéniable que nous manquons de travailleurs sociaux et que leur travail a été vidé de son sens ; lorsqu'on leur demande de suivre un nombre excessif d'enfants, ils ne sont plus en mesure d'accomplir un travail de qualité.
J'insiste sur la prévention, car elle constitue un investissement qui, à terme, permet de réaliser des économies. L'exemple que j'ai cité concernant la maison des adolescents de Verdun illustre parfaitement ce point : au lieu d'évaluer uniquement le coût de cette structure, il faudrait mesurer les économies qu'elle génère en évitant des placements. Je m'inscris dans une perspective de protection des droits de l'enfant, mais je suis convaincue qu'il a également un impact positif sur le plan financier.
J'ai cru déceler dans votre question une certaine lassitude face à la multiplication des rapports. Permettez-moi de préciser qu'il s'agit ici non pas d'un énième rapport, mais d'une décision-cadre fondée sur la question des droits de l'enfant. Cette approche spécifique n'avait pas été adoptée jusqu'à présent.
Vous avez raison de souligner l'importance de l'intérêt supérieur de l'enfant, que je vais m'efforcer de définir : il englobe le droit à l'éducation, le droit à la santé et le droit d'être protégé contre toute forme de violence - des droits indissociables et indivisibles. C'est pourquoi il m'est difficile de hiérarchiser les mesures prioritaires : il est impératif d'agir sur l'ensemble des domaines. Cependant, je réitère mon insistance sur la prévention, un aspect trop souvent négligé en France, notamment dans le domaine de la santé.
Vous m'avez également interrogée, madame la sénatrice, sur l'arrêt de la Cour de cassation du 2 octobre 2024. Selon la Cour, l'accompagnement en milieu ouvert entre dans le cadre de la prévention. Toutefois, ces dispositifs nécessitent un accompagnement des familles confrontées à des situations difficiles. À condition qu'un accompagnement adéquat soit assuré auprès de la famille et du jeune, cette solution peut être parfaitement appropriée dans certaines circonstances.
Concernant l'éventuelle nécessité de modifier la loi, je le redis : l'essentiel est d'appliquer la loi. Or tel n'est pas le cas pour ce qui concerne le projet pour l'enfant, le PPE, et l'entretien un an avant la majorité. Une loi supplémentaire n'est donc pas nécessaire.
Une autre question récurrente concerne l'opportunité d'une recentralisation. Je ne crois pas du tout que ce soit la solution, ce qui n'exonère pas pour autant l'État de son rôle.
Quant aux recommandations prioritaires, je maintiens qu'il faut prendre en compte l'ensemble des recommandations formulées. Les droits de l'enfant doivent être appréhendés comme interdépendants et indivisibles. Si l'on ne travaille pas simultanément sur les questions de santé et de délais d'attente dans les centres médico-psychologiques (CMP) et les CMPP, et sur la question de l'éducation, on n'obtiendra pas de résultats.
S'agissant de la relation entre les services sociaux et la justice, la question des moyens de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) se pose avec acuité. Certes, tout ne se résume pas à des moyens financiers, mais des ressources humaines sont indispensables. Je vous renvoie aux travaux que nous avions menés sur les Ehpad et les droits fondamentaux des personnes âgées qui y sont accueillies. Nous en revenons toujours, au final, à la question du taux d'encadrement et des moyens humains.
Enfin, concernant la recommandation n° 5 sur les enfants en situation de handicap, je le répète, nous sommes frappés par l'absence de chiffres sur la proportion d'enfants en situation de handicap. Ce point me semble crucial. Des besoins existent en matière d'accueil dans des structures adaptées, de scolarisation et d'accompagnement dans la scolarité. Il est également nécessaire de soutenir les enseignants afin que les enfants en situation de handicap qui sont dans leur classe ne soient pas livrés à eux-mêmes ; ils doivent bénéficier de formations suffisantes, notamment des formations communes avec les AESH. Des progrès restent à accomplir sur tous ces aspects, et je suis d'accord avec vous, ils ne se résument pas à des avancées impliquant des moyens financiers.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Quelles mesures recommandez-vous pour garantir une meilleure prise en compte de la parole des enfants dans les décisions qui les concernent ? Notre collègue Xavier Iacovelli a déposé une proposition de loi visant à permettre l'accompagnement par un avocat des enfants placés à l'ASE. Pensez-vous que cela puisse être une solution ?
Quels sont, selon vous, les chantiers prioritaires à lancer pour améliorer rapidement la situation ? Dans mon département de la Marne, où se sont tenus les États généraux de la protection de l'enfance en décembre dernier, 20 mesures choc ont été proposées, telles que la mise en place de formations croisées entre les professionnels des différentes institutions pour favoriser le décloisonnement de la prise en charge, ou encore le développement d'un logiciel de suivi partagé entre les acteurs institutionnels. Quel est votre avis sur ces mesures ?
Mme Marie Mercier. - Le nombre d'enfants confiés aux départements augmente, malgré la baisse du taux de natalité dans notre pays, ce qui révèle un dysfonctionnement manifeste. Avant de prendre en charge les enfants, il est primordial de s'occuper des parents. Vous l'expliquez très justement : l'aide à la parentalité doit intervenir dès les prémices de la maternité.
Vous avez évoqué le droit au logement et d'autres aspects essentiels, mais quelles actions concrètes faut-il mettre en place pour éviter ces interventions curatives et urgentes qui surviennent lorsqu'il est déjà trop tard pour s'occuper de l'enfant ? Que pouvez-vous nous dire de plus sur la prévention ?
Mme Florence Lassarade. - Plusieurs métiers peuvent contribuer à la prévention auprès des parents et au suivi des enfants tout au long de leur jeunesse, notamment celui de pédiatre.
Le directeur d'une caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) m'a expliqué que, compte tenu de la raréfaction des pédiatres et de la prise en charge de la pédiatrie par les généralistes, on pouvait se passer de ces spécialistes. Pourtant, notre pays affiche un taux de mortalité infantile absolument démesuré pour une nation comme la nôtre, à 4 %o.
Ne serait-il pas simplement de bon sens, et ce à moindre coût, d'investir dans les vocations en mettant l'accent sur la profession de pédiatre, ainsi que sur celle de puériculteur ?
Mme Olivia Richard. - J'aimerais vous interroger sur un phénomène dont on entend de plus en plus parler : la prostitution des mineurs de l'ASE. En réalité, lorsque l'on évoque la prostitution, il s'agit d'exploitation sexuelle, voire de traite des êtres humains. Disposez-vous d'éléments à ce sujet ?
Mme Claire Hédon. - Madame la sénatrice, s'agissant de la prostitution des mineurs, vous avez raison de parler de traite des êtres humains. La France affiche, à juste titre, une volonté de lutter contre ce fléau.
Cependant, lorsque l'on place des jeunes filles et des jeunes garçons dans des gîtes ou des hôtels, sans éducateur ni suivi, on fait le lit de la traite des êtres humains. Pour les jeunes filles, il s'agit de prostitution ; pour les jeunes garçons, on les pousse à commettre des délits afin de récupérer de l'argent. C'est pourquoi nous nous battons contre ces accueils dépourvus d'encadrement. Néanmoins, vous avez raison, la question de la prostitution se pose également dans certains foyers d'accueil de l'ASE, ce qui en dit long sur la question des moyens humains pour accompagner ces jeunes.
S'agissant de la parole des enfants, permettez-moi de souligner que lorsque nous formulons des recommandations, nous nous les appliquons à nous-mêmes. Ainsi, pour notre rapport annuel sur les droits de l'enfant, nous consultons chaque année plus de 3 000 enfants, une démarche à laquelle Éric Delemar, le Défenseur des enfants, est très attaché et qu'il coordonne. Je pense que nous n'avons pas suffisamment le réflexe de donner la parole aux enfants et de les écouter.
Une chose nous frappe, notamment pour ce qui concerne des situations de harcèlement scolaire ou de violences éducatives : on entend souvent dire, lorsque nous menons nos enquêtes, que l'enfant n'a pas parlé. C'est faux ; l'enfant a parlé, mais il n'a pas été écouté. Nous constatons également que dans ces situations, si l'enfant a été écouté, les professionnels et les familles, eux, ne l'ont pas été. Écouter l'enfant ne signifie pas pour autant que c'est lui qui décide de tout, mais l'entendre est absolument essentiel.
Concernant les chantiers prioritaires, nous sommes convaincus de la pertinence des formations croisées, qui font l'objet d'une de nos préconisations. Je l'ai dit au sujet de l'accueil des enfants en situation de handicap à l'école : il faut des formations croisées entre les enseignants et les AESH ; c'est exactement la même chose pour la protection de l'enfance.
Quant à l'aide à la parentalité, j'estime qu'elle doit intervenir même avant la naissance, pendant le temps de la grossesse. Quelques expérimentations sont menées en ce sens et fonctionnent bien, mais il faut que cette aide soit dispensée de façon bienveillante et soit bien perçue par les familles. En effet, si les familles vivent dans la crainte du placement, elles ne voudront pas de cet accompagnement. En revanche, si cet accompagnement constitue une véritable aide, il peut donner des résultats. Je le redis, il faut que ce soit le plus tôt possible. J'ai cependant vu des situations où une femme en difficulté, dans les semaines qui suivent la naissance, demande de l'aide à l'assistante sociale et se voit proposer un placement...
Enfin, sur la question de la pédiatrie et du taux de mortalité, je voudrais que l'on fasse le lien avec les questions de pauvreté et de très grande pauvreté, entre autres dans les territoires d'outre-mer, et leur incidence sur la mortalité infantile. Oui, nous avons besoin de pédiatres, et il faut sans aucun doute en former davantage.
M. Alain Milon. - Il y a quelque temps, la commission des affaires sociales du Conseil de l'Europe a commandé un rapport relatif aux droits de l'enfant sur l'ensemble du territoire européen, qui a été rédigé par une députée espagnole. Ce rapport est particulièrement sévère à l'égard de l'Espagne, l'Italie, la France, l'Allemagne, la Belgique, l'Angleterre, etc., soit les pays dits développés, par opposition aux pays de l'Europe de l'Est qui seraient plus protecteurs de l'enfant. Avez-vous été auditionnée par cette rapporteure ? Par ailleurs, quelles relations avez-vous avec la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ?
Mme Élisabeth Doineau. - Le constat que vous dressez ne peut que nous affliger, pour ne pas dire nous scandaliser, quant à la façon dont nous traitons les enfants, en particulier ceux confiés à l'ASE. Certes, il s'agit d'une question de moyens, tant humains que financiers. L'État n'a pas suffisamment aidé les départements lorsqu'ils ont pris cette compétence, et le fonds national de financement de la protection de l'enfance (FNFPE) n'a jamais été abondé ni même augmenté. L'État aurait pu, à tout le moins, compenser par des actions de décloisonnement.
Je déplore la persistance d'un travail en silos, notamment avec la justice. Certes, chacun a le nez dans le guidon et les réunions de coordination s'avèrent difficiles à organiser, mais c'est précisément là qu'il faut mettre de l'huile dans les rouages, entre la justice et le département, entre l'éducation nationale et le département, et entre les services des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) ou des maisons des adolescents (MDA) et le département. On constate un manque de transversalité. Ce secteur est aujourd'hui totalement déserté, il faut donc attirer les jeunes vers ces métiers ; c'est une question de volonté.
Il est insupportable qu'un enfant ne soit pas traité de la même façon en Mayenne, en Seine-et-Marne ou dans un territoire d'outre-mer. Vous dites que la décentralisation n'est pas le problème, mais il faut tout de même travailler sur le traitement homogène de ces enfants !
Si toutes les lois relatives aux enfants qui ont été adoptées avaient été appliquées, la situation serait différente. C'est lamentable !
Comment pouvez-vous aider l'ensemble des acteurs susceptibles de s'inscrire dans ce travail collectif à se mobiliser ?
M. Xavier Iacovelli. - Le constat est déprimant et les problèmes s'accumulent. Le point positif, c'est que l'on parle de la protection de l'enfance, laquelle sauve encore des enfants en dépit de graves dysfonctionnements internes.
Certains chiffres m'ont frappé, notamment celui-ci : 77 % des juges des enfants renoncent à prendre une décision de placement, faute de places. On consacre plus de 10 milliards d'euros aux 400 000 enfants qui relèvent de l'ASE et l'on n'est pas capables de les accueillir correctement !
Tout le monde dit qu'il faut changer les choses, mais les textes qui sont adoptés ne sont pas appliqués. C'est le cas de la loi de Philippe Bas du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance, qui n'est pas encore entièrement appliquée, de la loi de Laurence Rossignol du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, et de la loi d'Adrien Taquet du 7 février 2022 relative à la protection des enfants. Quand on pense que l'on a placé des enfants dans des chambres d'hôtel, sans encadrement ! Et l'on s'étonne qu'il y ait de la prostitution... Aujourd'hui encore, un certain nombre de départements n'appliquent pas ces textes faute de places dans les structures et dans les familles d'accueil. En tant que législateur, j'ai l'impression d'être inutile !
Depuis la décentralisation, l'État, se défausse sur les départements. Les chiffres sont catastrophiques : 2 % du budget de l'ASE provient de l'État, contre 17 % à 23 % pour les départements. La politique des petits pas est révolue, il faut se mettre autour de la table et réfléchir à la façon de protéger ces 400 000 enfants, car le système actuel ne fonctionne pas. Il faut se demander quel est le meilleur chef de file, le meilleur mode de financement, le meilleur mode d'hébergement.
On parle d'attractivité des métiers, mais on n'associe même pas les assistants familiaux aux prises de décision, alors qu'ils ont les enfants à charge 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Et au moindre signalement malveillant, on leur retire les enfants et leur indemnité. Comment, dans ces conditions, attirer les jeunes professionnels vers le secteur social ? Le taux d'encadrement est quasiment inexistant, et cela ne semble poser problème à personne ! Quant aux dossiers des référents ASE, ils ne sont pas suivis.
Il faut une révolution dans la protection de l'enfance ; à défaut, nous en serons au même point, ou dans une situation qui sera pire l'année prochaine.
Mme Laurence Rossignol. - Je vous remercie d'avoir souligné que nous n'avions pas besoin de nouvelle réforme législative. Pourquoi les lois de 2007, de 2016 et de 2022 ne sont-elles pas appliquées ?
À l'exception des lois fiscales, les lois ne s'appliquent pas mécaniquement. Certaines lois nécessitent une mobilisation, surtout lorsqu'elles concernent le fonctionnement et les pratiques des collectivités territoriales. La loi de 2016 n'a pas bénéficié d'un suivi adéquat. Force est de constater qu'en 2017, l'absence de ministère chargé de l'enfance a entraîné un défaut de prise en charge de ce sujet majeur. Il aurait fallu faire le tour des départements, réunir tous les acteurs - Parquet des mineurs, juge des enfants, éducation nationale, département, associations - autour de la table, car nombre de difficultés dans le fonctionnement de la protection de l'enfance découlent de la multiplicité des intervenants. Parfois, cinq à sept intervenants sociaux travaillent sur le dossier d'une famille en difficulté sans communiquer entre eux. Il aura fallu attendre l'arrivée d'Adrien Taquet pour que ce dossier soit repris.
Les parlementaires doivent aussi être cohérents lorsqu'ils adoptent certaines dispositions qui ont des conséquences en termes de précarisation des familles. Par exemple, on ne peut pas, à la fois, voter un report du versement des allocations familiales pour les familles étrangères en situation régulière, et verser ensuite des larmes de crocodile sur la pauvreté des familles ! Nous savons en effet qu'il existe un lien entre pauvreté et fragilité des enfants. C'est pourquoi je plaide pour une approche pluridisciplinaire de l'activité parlementaire. C'est aussi cela, faire de la prévention en tant que législateurs.
Les éducateurs doivent être réellement spécialisés, ce qu'ils ne sont pas actuellement. La victimologie comme l'identification des violences sexuelles subies dans l'enfance doivent enseignées, et il faut créer des métiers spécifiques dédiés à la protection de l'enfance. Mais personne ne s'attelle à la refonte des modules de formation parce que c'est trop compliqué.
Je suis toujours stupéfaite de constater que, dans un département, un fonctionnaire, directeur ou directrice du service enfance-famille, pouvait être affecté à la voirie la semaine précédente et passer aux finances la semaine suivante. Là encore, aucune compétence spécifique n'est exigée pour ces métiers, ce qui n'est pas normal.
La disparité des prises en charge selon les départements a un caractère antirépublicain. L'égalité de traitement doit être garantie.
Je conclurai par une réflexion d'ordre politique : jamais un président de département n'a été élu, réélu ou battu sur son bilan en matière de protection de l'enfance. Dans ce secteur, il n'y a pas de lobbies ! Mieux vaut s'occuper des personnes âgées, qui, elles, votent...
La présence de l'État demeure nécessaire pour assurer la régulation et l'égalité ; or nous sommes très en deçà s'agissant de cette présence étatique. Personne ne m'a dit jusqu'à présent que la situation était meilleure avec la Ddass ; la question n'est donc pas de centraliser ou de recentraliser. Reste à savoir quel est le bon représentant de l'État.
Mme Agnès Canayer a évoqué le placement à domicile. Disposons-nous d'une évaluation de la qualité de l'accompagnement effectué dans ce cadre ? Ne s'agit-il pas d'une solution low cost, une alternative à l'absence de solutions de placement satisfaisantes pour les enfants ?
J'évoquerai un dernier point. Les enfants relevant de la protection de l'enfance ont souvent des parents qui ont connu la même situation, ce qui retarde les signalements par les parents eux-mêmes, lesquels n'appellent pas à l'aide. Il convient donc de faire évoluer la pratique sociale pour construire les politiques sociales avec les usagers. Nous ne pourrons pas aider les familles sans entendre ce qu'elles ont à nous dire sur la façon dont elles ont vécu la Ddass ou l'ASE et sur leur peur des services sociaux.
Mme Nadine Bellurot. - Est-il exact que les allocations familiales sont versées aux parents, et non aux familles qui accueillent les enfants et s'en occupent au quotidien ?
Mme Brigitte Micouleau. - Comment éviter les ruptures brutales de prise en charge lors du passage à la majorité des jeunes suivis par l'ASE ?
M. Khalifé Khalifé. - Lorsque j'étais coordinateur de la cohésion sociale dans une métropole de 300 000 habitants et conseiller départemental, je n'avais pas saisi tous les détails du fonctionnement de la protection de l'enfance. L'aspect multifactoriel de ce sujet explique-t-il le manque de données chiffrées ? Tous les partenaires que vous avez cités travaillent-ils en silos ?
La prévention spécialisée, qui nécessite d'importants moyens financiers, a-t-elle fait l'objet d'une évaluation ?
Tous les départements se plaignent de l'augmentation croissante du nombre de mineurs placés, accompagnés ou non, qui sont en situation de handicap. Comment expliquez-vous cette augmentation ?
Vous êtes Défenseure des droits. Avez-vous envisagé d'être également Défenseure des devoirs ?
Mme Claire Hédon. - Je ne doute pas que, dans la vie, nous ayons des devoirs. Mais c'est parce que nous avons des droits que cela peut effectivement impliquer un certain nombre de devoirs. C'est en mettant les termes les dans le bon ordre que l'on pourra avancer !
M. Milon m'a demandé si nous avions été auditionnés par la commission des affaires sociales du Conseil de l'Europe. Nous faisons en réalité partie du Réseau européen des médiateurs pour enfants (Enoc), qui a été entendu sur le sujet de la protection de l'enfance, ce qui n'a pas été notre cas.
S'agissant de nos relations avec la CJUE et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), nous avons la possibilité de formuler des observations devant ces juridictions, comme devant les tribunaux administratifs et judiciaires.
L'institution traite majoritairement 140 000 réclamations. Dans 80 % des dossiers, nous privilégions la médiation, qui aboutit dans les trois quarts des cas. Lorsque la médiation n'est pas possible, nous procédons à une enquête. Notre grande force réside dans nos pouvoirs d'enquête : on ne peut nous opposer le secret des affaires, nous pouvons faire des visites sur place et les personnes convoquées sont tenues d'accepter. Nous rendons des décisions assorties de recommandations, mais nous n'avons pas de pouvoir de contrainte. Nous ne relevons pas de la justice ; devant les tribunaux, nous représentons la défense des droits.
Pour ce qui concerne le travail en silos, nous constatons en effet un manque de liens entre les MDPH et les conseils départementaux, qui sont pourtant censés travailler ensemble. Nous sommes très étonnés que les conseils départementaux ne soient pas en mesure d'indiquer le nombre d'enfants en situation de handicap pris en charge par la protection de l'enfance puisqu'ils sont à la tête de ces maisons. Ce problème pourrait être facilement résolu.
Le constat que nous faisons vous déprime, avez-vous dit. Or tout ne va pas mal. Un point positif : on parle désormais de la protection de l'enfance. Nous avons besoin des parlementaires pour voter des lois et pour contrôler leur application.
Seuls 20 % des PPE seraient réalisés, ce qui constitue à mon avis l'un des problèmes majeurs.
Concernant le soutien à la parentalité, on ne peut pas considérer la protection de l'enfance séparément des questions de petite enfance, d'école, de handicap et d'accès aux soins. Soyons très clairs : il faut lutter contre la pauvreté.
Il est vrai qu'une grande partie des enfants actuellement placés ont des parents qui ont eux-mêmes été placés. J'y suis très sensible, notamment du fait de mon passé au sein du mouvement ATD Quart Monde. Il y a une peur du contrôle social ressentie par les familles, une peur du placement, que nous pourrons vaincre grâce au soutien à la parentalité ; c'est le seul moyen d'éviter les placements.
Je le disais, ces droits sont indivisibles et interdépendants. Ainsi, la question du logement est liée à celles de la carence éducative, des violences et de la maltraitance. Or on n'a jamais aussi peu construit de logements sociaux et très sociaux.
Pourquoi les lois ne sont-elles pas appliquées ? Vous soulevez là un sujet intéressant : la place de l'enfant dans notre société. Un président de département n'a jamais été élu parce qu'il a accompli un bon travail en matière de protection de l'enfance. Cette absence d'attention que l'on porte aux enfants en situation de fragilité, on la retrouve vis-à-vis des personnes âgées en Ehpad. Or c'est la vulnérabilité qui crée le risque d'atteinte aux droits. Quels moyens humains et financiers est-on prêt à consacrer à la protection de ces personnes, c'est la question.
Concernant le rôle de l'État, il faut redonner aux préfets, qui sont essentiels, un rôle de coordination.
Sur le placement à domicile, je n'ai pas connaissance d'évaluations. A priori, je n'y suis pas opposée s'il s'agit d'un accompagnement, et non pas d'un pis-aller faute de places. Est-ce une solution low cost ? C'est un risque, en effet.
J'en viens à la question relative aux prestations familiales. Les familles d'accueil perçoivent, par le biais des départements, les prestations inhérentes au fait qu'elles ont des enfants à charge. Les prestations familiales permettent de soutenir la parentalité, et notamment d'assurer le droit de visite et d'hébergement. Si l'on veut que l'enfant puisse retourner dans sa famille grâce à l'accompagnement dont il bénéficie, au lieu de rester placé, alors la question des allocations familiales est centrale. Poser des questions simplistes ne permettra pas de résoudre les problèmes !
Mme Nadine Bellurot. - Je suis désolée d'avoir posé une question simpliste ! Je ne suis pas certaine que ce soit la façon la plus appropriée de vous adresser à des élus de la République...
Mme Claire Hédon. - Je voulais parler de solutions simplistes, et j'assume mes propos. La question des allocations familiales est un serpent de mer : elle revient régulièrement, comme si punir des familles était la solution.
Mme Nadine Bellurot. - Je vous ai simplement posé une question, pour m'éclairer sur un point précis...
Mme Claire Hédon. - La question des jeunes majeurs est essentielle : un certain nombre d'entre eux se retrouvent sans aucune solution à l'âge de 18 ans.
L'entretien un an avant la majorité est indispensable pour connaître les aspirations du jeune et déterminer s'il a besoin d'un accompagnement. Cet accompagnement des jeunes majeurs devrait être systématique. Alors que l'âge moyen de départ du foyer familial s'établit, en général, à 24 ans, en matière de protection de l'enfance, on considère pourtant qu'à 21 ans le jeune doit être indépendant.
S'agissant du nombre élevé d'enfants en situation de handicap pris en charge par la protection de l'enfance, j'éprouve des difficultés à en expliquer les raisons. L'une des situations que nous avons observées dans le cadre des réclamations est celle de parents d'enfants en situation de handicap qui, totalement démunis et faute de trouver une place dans un institut médico-social, finissent par s'apercevoir que la seule solution est le placement de leur enfant. Cela montre à quel point il est impératif d'agir sur l'ensemble des leviers.
Pour conclure, je veux redire que la prévention est absolument essentielle.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Je souhaite revenir sur les propos de Nadine Bellurot. Lorsqu'un enfant est placé, les allocations familiales sont-elles versées à la famille d'accueil ? Plus largement, les allocations doivent-elles bénéficier à la personne qui a la charge quotidienne de l'enfant ou à celle qui ne l'a plus ? La question, qui est dans une large mesure financière, n'est pas si simple.
Pour évoquer des considérations simplistes, j'ai du mal à entendre que les carences éducatives sont liées à la pauvreté. Ce n'est pas nécessairement le cas.
Mme Claire Hédon. - Je suis entièrement d'accord avec vous, les carences éducatives peuvent exister dans des milieux aisés. Mais je défie quiconque de ne pas se trouver en situation de carence éducative lorsqu'il élève quatre enfants dans une chambre de bonne.
Mme Laurence Rossignol. - Les juges des enfants décident si les allocations familiales sont versées au département ou si elles sont maintenues au bénéfice de la famille. Elles peuvent être maintenues au bénéfice de la famille parce que seul un enfant est placé, tandis que d'autres enfants restent au foyer. En outre, les placements ne sont pas toujours définitifs, et l'on ne peut pas non plus mettre les familles en grande difficulté financière, car cela aurait pour effet d'altérer les chances de retour de l'enfant dans sa famille.
Lorsque le juge décide de verser les allocations familiales au département, c'est ce dernier qui les encaisse, après quoi il attribue aux familles d'accueil à la fois une rémunération et une prestation d'entretien pour l'enfant. Les allocations familiales sont donc intégrées, lorsqu'elles sont versées au département - et même lorsqu'elles ne le sont pas - dans le montant de la prestation à l'enfant et la rémunération des familles d'accueil. Cette question ne donne pas lieu à une solution nouvelle.
S'agissant de l'allocation de rentrée scolaire, depuis la loi de 2016, elle n'est plus versée à la famille, mais à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) afin de constituer un pécule qui sera remis à l'enfant lorsqu'il quittera l'ASE à sa majorité. Or les départements n'informent pas les enfants qu'ils ont droit à ce pécule. Ainsi, environ 40 % des sommes restent à la CDC et ne sont pas versées aux enfants.
Ce pécule, accumulé depuis la loi de 2016, représente près de 3 000 euros par jeune, ce qui permettrait par exemple de payer une caution pour un logement. Il convient donc d'organiser le circuit de restitution aux enfants, une restitution qui n'intervient pas en raison de problèmes de transmission d'informations.
M. Marc-Philippe Daubresse. - Lors de mes responsabilités gouvernementales, j'ai été chargé, outre du logement, de la lutte contre la pauvreté et de la jeunesse. Les nombreuses études que nous avons menées ont mis en évidence un lien avéré entre les problèmes d'accès au logement et l'enfance en danger. En revanche, il n'existe pas de lien avéré entre la pauvreté et l'enfance en danger.
Il est vrai que nous éprouvons tous ici un sentiment d'impuissance. Le problème réside non pas dans la loi, mais dans son application, et notamment dans la gouvernance des dispositifs. Le pouvoir central du préfet n'est pas avéré : on réunit plusieurs services autour de la table, qui se contredisent... Il faut un chef qui tranche les problèmes. Même s'il est intéressant de libérer la parole, actuellement on ne décide pas et les dossiers s'alourdissent.
Il est vrai, également, que l'on n'a jamais délivré aussi peu d'agréments pour des logements sociaux que l'an dernier. Il est grand temps de résoudre le problème du logement - pourtant primordial, il est passé au second plan - ; ne pas le faire entraînerait des conséquences sociales en cascade.
Mme Claire Hédon. - On observe les mêmes problèmes concernant l'allocation de rentrée scolaire et la récupération du pécule. En réalité, même lorsqu'ils sont au courant, les jeunes peinent à le récupérer, et la CDC a du mal à retrouver ceux qui sont susceptibles d'en bénéficier.
L'enfance en danger existe non pas uniquement, mais majoritairement, dans les familles en situation de pauvreté. Pour ma part, j'établis un lien entre la carence éducative et la pauvreté, laquelle implique notamment des difficultés d'accès au logement.
Le préfet a un rôle central pour coordonner les différentes équipes. Or la coordination revêt une importance absolument essentielle ; il ne s'agit pas là de moyens financiers.
M. Philippe Mouiller, président. - Madame la Défenseure des droits, nous vous remercions des réponses que vous nous avez apportées dans le cadre de cette audition commune.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est suspendue à 10 h 20.
Proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir - Désignation de rapporteurs
M. Philippe Mouiller, président. - Demain, nous débuterons nos travaux en plénière par l'audition de Jean Leonetti sur les deux propositions de loi (PPL) relatives à la fin de vie, adoptées par l'Assemblée nationale le 27 mai dernier.
Il nous revient donc de désigner des rapporteurs sur ces textes.
Pour la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir, je vous propose de désigner Mme Christine Bonfanti-Dossat et M. Alain Milon.
M. Bernard Jomier. - Deux textes seront soumis à notre assemblée, dont la proposition de loi sur l'aide active à mourir, qui suscitera sans doute les débats les plus importants, comme ce fut le cas à l'Assemblée nationale. D'ailleurs, la version votée par les députés en séance est bien différente de celle qui avait été adoptée en commission. Cela montre que le temps et la recherche de consensus permettent de contribuer utilement à cette réforme attendue par les Français.
Nous regrettons le choix de désigner deux rapporteurs issus d'un seul groupe politique, contrairement à ce qui a été fait à l'Assemblée nationale. Là-bas, cette diversité a produit un vrai travail collectif.
De notre côté, nous aborderons ce texte dans un esprit d'ouverture, en ayant conscience qu'il peut encore évoluer. Il est souhaitable d'éviter une posture de blocage, comme cela avait été le cas lors de l'examen du premier titre de la dernière loi de bioéthique, au cours duquel le Sénat s'était totalement opposé à toute évolution sur la procréation médicalement assistée (PMA), renonçant in fine à influencer le texte final.
Nous ne souhaitons pas que cette situation se reproduise. Or la désignation de deux rapporteurs d'un même groupe est un premier signal regrettable. C'est pourquoi nous nous abstiendrons sur cette proposition, tout en formant le voeu que les rapporteurs adoptent une démarche de co-construction, à la hauteur des enjeux de ce texte.
M. Philippe Mouiller, président. - J'entends vos remarques, mais je n'y souscris pas.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Je ne connais pas les règles précises sur le nombre de rapporteurs. Ne pourrait-on pas envisager la nomination d'un troisième rapporteur sur un sujet sociétal aussi important, qui concerne tous les Français ?
M. Philippe Mouiller, président. - Il n'y a pas de règles strictes, la proposition revient au président de commission. Notre commission est la plus ouverte de toutes, et je m'en tiens à une pratique claire : lorsqu'un texte de loi provient de l'Assemblée nationale ou relève du temps du Gouvernement, les rapporteurs sont toujours issus de la majorité. Quand il s'agit d'une PPL d'un groupe politique, je propose systématiquement à ce groupe d'en assurer le rapport.
La composition du Sénat est claire : 60 % des sénateurs appartiennent à la majorité, 40 % à l'opposition. Il est donc difficile d'assurer systématiquement une répartition équilibrée pour chaque texte. Mais sauf exception, la représentation des différentes sensibilités est respectée.
À cet égard, j'ai peu apprécié le courrier que j'ai reçu au sujet de la mission d'information sur le fonctionnement de l'aide sociale à l'enfance, car il remet en cause le fonctionnement de nos travaux. Je m'interroge sur la suite des événements, mais je le redis : notre commission est la plus ouverte en la matière.
La commission désigne Mme Christine Bonfanti-Dossat et M. Alain Milon rapporteurs sur la proposition de loi n°661 (2024-2025) relative au droit à l'aide à mourir.
Proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Désignation de rapporteures
M. Philippe Mouiller, président. - Pour la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs, je vous propose de désigner Mmes Florence Lassarade et Jocelyne Guidez.
La commission désigne Mmes Florence Lassarade et Jocelyne Guidez rapporteures sur la proposition de loi n°662 (2024-2025) visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs.
Rapport de la Cour des comptes sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (Ralfss) - Audition de M. Bernard Lejeune, président de la sixième chambre de la Cour des comptes
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
La réunion est close à 12 h 25.
Jeudi 12 juin 2025
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au droit à l'aide à mourir et proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Audition de M. Jean Leonetti, auteur de la loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie
M. Philippe Mouiller, président. - Nous débutons ce matin nos travaux sur la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir et la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs. Ces textes, adoptés par l'Assemblée nationale le 27 mai dernier, devraient vraisemblablement être inscrits à l'ordre du jour du Sénat à l'automne prochain.
La commission a désigné hier ses rapporteurs : Christine Bonfanti-Dossat et Alain Milon sur la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir ; Jocelyne Guidez et Florence Lassarade sur la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs.
Dans ce cadre, nous sommes heureux de recevoir Jean Leonetti, respectivement auteur et co-auteur de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie et de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, qui ont posé le cadre actuel du droit des malades et de la fin de vie.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat, qui sera ensuite disponible en vidéo à la demande.
Monsieur Leonetti, merci d'avoir répondu à l'invitation de notre commission. Nous entendrons ultérieurement Alain Claeys, co-auteur de loi de 2016. Votre regard nous sera précieux au début de nos travaux sur les deux textes que nous transmet l'Assemblée nationale, qui soulèvent d'importantes questions éthiques et qui touchent à l'intimité de chacun.
Je vais sans plus attendre vous laisser la parole pour un propos introductif dans lequel vous pourrez nous livrer votre regard sur les évolutions législatives que proposent ces deux textes. Vous pourriez également nous dire si les évolutions portées par les deux lois qui portent votre nom, notamment la loi de 2016, qui a autorisé la sédation profonde et continue jusqu'au décès, sont suffisamment connues et appliquées sur le territoire national selon vous.
Les rapporteurs et les membres de la commission qui le souhaiteront pourront ensuite vous interroger.
M. Jean Leonetti, auteur de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie. - Je vous remercie de me faire l'honneur de cette audition sur un sujet pour lequel ma fausse modestie m'oblige à reconnaître que je ne détiens pas toutes les réponses ; dans ce domaine, mieux vaut cultiver des doutes que des certitudes.
Permettez-moi de rappeler la philosophie des textes antérieurs. La loi de 2005 constitue un triptyque qui proclame : « Je ne t'abandonnerai pas, je ne te laisserai pas souffrir, je ne prolongerai pas ta vie de manière anormale ». Cette loi opère une petite révolution : elle condamne l'obstination déraisonnable et l'acharnement thérapeutique en autorisant l'arrêt des traitements salvateurs ou leur non-mise en oeuvre.
Le deuxième volet affirme « je ne te laisserai pas souffrir ». Je ne sais si cela avait été perçu ainsi à l'époque, mais le texte dispose que l'on doit soulager la souffrance en fin de vie, même si cela doit accélérer la mort. La qualité de la vie prime ainsi sur sa durée au fur et à mesure que l'on se rapproche de la fin. L'un des problèmes réside dans l'appréciation du pronostic vital engagé ou non engagé à court ou à moyen terme. Ces trois éléments sont inscrits dans la loi, complétés par la personne de confiance et les directives anticipées.
Cette architecture a été remodelée en 2016. Je ne dirai pas de mal de ce dernier texte, mais il correspond à un engagement du candidat François Hollande, qui avait déclaré souhaiter que les personnes adultes puissent bénéficier d'une fin de vie digne avec un accompagnement médical. L'ambiguïté du terme « dignité » et sa récupération font qu'un certain nombre de gens y ont vu la proposition de l'euthanasie, d'autres du développement des soins palliatifs.
Le Président de la République a désigné à l'époque Alain Claeys, dans la majorité, et moi-même, dans l'opposition, pour rédiger un texte fondé sur un rapport établissant que l'on mourait encore mal en France, en subissant des souffrances physiques jusque dans les dernières heures de la vie, ce qui constituait le vrai scandale. À cette époque, 12 % des patients de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) souffraient de douleurs insupportables dans les heures précédant leur mort. La parole du malade n'était pas écoutée, notamment les directives anticipées, que les équipes médicales ne considéraient pas. Celles-ci sont devenues donc opposables dans le texte de 2016, dans lequel nous avons introduit la sédation profonde et continue jusqu'au décès, à la demande du malade, une pratique alors déjà existante dans les soins palliatifs.
Il ne s'agit pas d'une invention législative : la sédation peut être temporaire ou profonde, légère ou continue. Les sédatifs constituent, avec les antalgiques, un élément majeur dans les problématiques de souffrance en fin de vie.
Dans le contexte de la toute fin de vie, lorsque le pronostic vital est engagé à court terme, dit la loi, on ne va pas endormir le malade, puis le réveiller toutes les trois ou six heures pour vérifier s'il continue à souffrir. Il était donc logique de laisser la sédation se poursuivre et la mort survenir pendant le sommeil. Au passage, c'est le rêve, si l'on peut dire, de tous les Français, de tout l'Occident progressivement déchristianisé : une mort pendant le sommeil, que l'on ne voit pas venir, qui ne vous entraîne pas dans l'angoisse de l'imminence de la fin tragique.
Ces deux textes furent adoptés à l'unanimité, mais dans des conditions bien différentes.
La première unanimité, en 2005, fut authentique, fruit d'un travail parlementaire de dix-huit mois, d'auditions et de réflexion, qui permirent à des députés de tous bords de cosigner une proposition de loi, ensuite validée par le Sénat, dans un climat paradoxalement moins serein, car la Haute Assemblée se voyait soumettre un texte à l'élaboration duquel elle n'avait que peu participé.
La seconde, en 2016, fut une unanimité plus contrainte, voire de façade, car le texte proposé par les deux députés rapporteurs reçut l'imprimatur du Président François Hollande et de son gouvernement. Nombre de parlementaires, qui aspiraient à aller « plus loin ou ailleurs », durent alors s'incliner. De là découle d'ailleurs l'objet de notre débat actuel.
La question fondamentale fut posée par un sénateur : nous avons fait des lois pour les patients qui vont mourir, faut-il en faire pour ceux qui veulent mourir ? Jusqu'à présent, nous avons cheminé sur une ligne de crête : nous autoriser à soulager la souffrance, même au risque d'accélérer la mort, permettre l'arrêt d'un traitement salvateur, mais nous interdire de donner délibérément la mort, en continuant d'accompagner le malade jusqu'au bout.
Nous n'avons pas franchi ce pas pour une raison simple : l'aide active à mourir constitue une triple rupture.
La première est médicale. Rares sont les médecins, et ce n'est certainement pas le cas de ceux des soins palliatifs, qui considèrent que donner la mort est un soin. Donner la mort, c'est mettre fin aux soins.
La deuxième est juridique, car nous créons une excuse légale absolutoire - à l'image de la légitime défense - pour un homicide, que l'on qualifierait de compassionnel. Nous nous rapprocherions alors du code pénal, alors même que notre société, qui a par le passé interdit l'incitation au suicide, s'efforce d'éviter que la mort soit donnée ou choisie comme une issue au désespoir.
La troisième rupture, enfin, la plus fondamentale, est anthropologique. Que l'on croie au ciel ou que le ciel soit vide, un principe demeure : un Homme ne donne pas la mort à un autre. Comme nous l'avait confié Robert Badinter lors de son audition sur ce sujet précis : « dans une démocratie, on ne donne pas la mort ».
Ces transgressions nous placent au coeur d'un conflit de valeurs, d'éthique : l'autonomie de la personne, qui proclame : « c'est mon choix », face à la solidarité collective, qui répond : « nous te protégeons, y compris contre toi-même ». L'exemple du suicide est éclairant : lorsqu'une personne est admise à l'hôpital après une tentative de suicide, elle a posé un acte délibéré ; pour autant, même si une lettre explique l'insupportable de sa souffrance, le corps médical la réanimera. La contradiction est flagrante : la logique de l'autonomie pure commanderait de respecter son choix et de la laisser mourir, la loi en discussion permettrait même de l'accélérer ; pourtant, le collectif la protège et affirme lui offrir une chance d'espérance.
Si, après avoir relu Le Mythe de Sisyphe d'Albert Camus, j'annonçais ici mon intention de me jeter dans la Seine, j'ose espérer que chacun d'entre vous tenterait de m'en dissuader et de m'en empêcher. Cette ambiguïté est constitutive de notre pacte social, fondé sur la liberté, l'égalité et la fraternité. La liberté serait de choisir sa mort ; la fraternité, d'aider l'autre à changer d'avis. Car la liberté véritable, c'est aussi celle de changer d'avis. Se suicide-t-on par liberté ou par désespoir ? L'expérience montre que c'est le désespoir qui pousse à l'acte, cette incapacité à envisager l'avenir qui fait préférer le néant. La figure de l'Homme heureux qui choisirait la mort par pure liberté philosophique n'est qu'une vue de l'esprit.
Je m'attriste de voir le débat public cibler les maladies dégénératives, comme si la société adressait aux personnes atteintes de la maladie de Charcot ce message terrible : « À votre place, nous refuserions de vivre une telle misère. » Une société fraternelle se doit de porter le message inverse : « Ta dignité est intacte. Forts de notre solidarité, de notre fraternité, nous continuerons à te donner le goût de la vie. »
N'oublions pas l'égalité. Des départements entiers sont toujours privés d'unités de soins palliatifs, alors que la loi l'exige depuis 1999. Avant de légiférer à nouveau, il serait peut-être sage de l'appliquer en affirmant une volonté politique forte et en débloquant les moyens nécessaires.
Si j'étais encore parlementaire, je ne voterais pas cette loi. D'abord, parce que les expériences étrangères prouvent qu'aucun garde-fou n'est pérenne ; tous finissent par voler en éclats. Ensuite, parce que ce texte instaure un délit d'entrave. Comment pourrait-on m'accuser d'entraver la liberté d'autrui lorsque j'affirme que sa vie vaut la peine d'être vécue ? Mon devoir d'homme est là, et non dans l'acceptation passive de son choix.
Le point le plus périlleux, enfin, concerne la notion de « pronostic vital engagé à moyen terme », qui figurait dans le texte initialement déposé par le Gouvernement. Les médecins savent évaluer un pronostic à court terme face à une défaillance polyviscérale, par exemple. Dès lors, si une sédation profonde accélère la mort, est-ce vraiment grave ? Le « moyen terme », en revanche, est impossible à définir, comme l'a confirmé la Haute Autorité de santé. Cette notion vague ouvre la porte à toute personne souffrant d'une maladie que l'on ne peut pas guérir, ce qui reste fréquent. Entre le respect de la volonté du patient et le délit d'entrave, il deviendrait impossible de s'opposer à une demande de mort, même pour des personnes ayant peut-être encore plusieurs années à vivre.
Si l'espérance de vie des Français atteint 80 ans, doit-on considérer qu'à compter de 75 ans, le pronostic vital à moyen terme est engagé ? C'est la porte ouverte à une dérive potentielle terrible : celle d'une injonction hypocrite qui suggérerait aux plus faibles, aux plus âgés, aux plus handicapés, qu'une autre voie existe, quitter la vie plutôt que de l'accepter avec l'aide de la fraternité qui les entoure.
M. Alain Milon, rapporteur sur la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir. - Permettez-moi de rendre à César ce qui lui appartient : l'auteur de la formule « cette loi est faite pour les patients qui vont mourir et pas pour ceux qui veulent mourir » est Michel Amiel, ancien sénateur, aujourd'hui maire et conseiller régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur. Rendons-lui hommage pour son remarquable travail sur la loi Claeys-Leonetti.
S'agissant du suicide, vous avez évoqué l'oscillation entre liberté et désespoir. Cette faculté peut-elle pour autant s'ériger en droit ?
Concernant les maladies incurables, leur existence même interroge. Certes, elles existent aujourd'hui, mais elles étaient bien plus nombreuses hier. Si nous abrégeons la vie de personnes atteintes de maladies dites incurables, ne risquons-nous pas d'entraver la recherche et l'expérimentation ?
Mme Florence Lassarade, rapporteure sur la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs. - Je suis rapporteure de la proposition de loi relative aux soins palliatifs. Si je comprends bien, vous vous montrez relativement fataliste quant à notre incapacité à développer ces soins.
Permettez-moi de partager une anecdote. Peu avant mon arrivée au Sénat, en 2017, j'ai reçu une lettre post mortem d'un militant LR, ancien gendarme. Rédigée d'une écriture difficile, elle me demandait d'agir, car, atteint de la maladie de Charcot, il avait l'impression qu'on le laissait tomber. Sa rédaction laissait transparaître sa satisfaction de me voir arriver au Sénat pour enfin aborder ce sujet, alors même que l'on en parlait déjà depuis longtemps.
Le même été, j'ai perdu mon mari d'un cancer. Nous nous trouvions sur un lieu de vacances, loin de notre domicile, et le centre anticancéreux nous a simplement dit de nous débrouiller. Médecin moi-même, et entourée de médecins généralistes, j'ai pu organiser au mieux l'accompagnement de mon mari, qui est resté à domicile.
Quelques heures avant sa mort, il m'a déclaré : « Voilà deux jours que je demande qu'on m'aide à mourir et rien ne vient. » J'ai spontanément répondu : « Dans ton état, cela ne tardera pas. » Nous nous parlions librement, et j'ai désormais le recul nécessaire pour l'évoquer.
Sans médecins autour de moi, la situation aurait été dramatique. Ma nièce oncologue m'avait transmis un protocole avec de la morphine, mais le centre anticancéreux m'avait mise en garde en affirmant que c'était beaucoup trop dangereux. Cela s'est finalement terminé aussi bien que possible et je n'éprouve aucun regret à ce sujet.
L'absence de soins palliatifs à domicile me pose question, d'autant que leur coût resterait modéré. Plus on vieillit, plus on côtoie des personnes qui meurent dans des conditions que l'on souhaiterait différentes, sans que celles-ci ne soient nécessairement onéreuses. Mourir chez soi avec un accompagnement adéquat constituerait un progrès d''humanité dans notre pays.
Pour autant, je suis bien consciente que ce n'est pas si simple. J'ai récemment voyagé avec des députés qui s'apprêtaient à voter la loi, la fleur au fusil. Quand je leur ai souhaité bon courage en avançant que ce n'était pas un vote facile, ils m'ont rétorqué que, au contraire, ils n'avaient aucun état d'âme, qu'ils étaient favorables à l'aide à mourir et que le suicide assisté ne leur posait aucun problème. Sans le critiquer, je dois dire que je suis surprise qu'un député de quarante ans vote si tranquillement cette loi.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure sur la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs. - Ce sujet, passionnant et passionné, engage des réflexions profondes que nos expériences personnelles viennent inévitablement nourrir ; notre positionnement peut être infléchi par le vécu de chacun. Comme vous l'avez souligné, beaucoup d'entre nous ont accompagné un père ou une mère dont la fin de vie a été marquée par des douleurs inacceptables, ce qui nous conduit à nous demander où se trouvent réellement les soins palliatifs. Ces situations posent la question des défaillances du système actuel : sont-elles dues à un manque de compétences dans le secteur médico-social ou à une formation insuffisante des professionnels ?
Vous avez récemment déclaré que, en la matière, nous n'avions pas besoin d'une loi, mais de moyens et d'une volonté politique. Or, dix-neuf départements sont toujours dépourvus d'unités de soins palliatifs. Dans ce contexte, quels sont, selon vous, les principaux apports du texte de loi actuellement en discussion ? Comporte-t-il des améliorations tangibles ? Par ailleurs, quel regard portez-vous sur l'idée d'un droit opposable aux soins palliatifs, qui est inscrite dans la proposition de loi déposée par Mme Annie Vidal ?
En 2013, vous appeliez à « diffuser la culture palliative dans tous les domaines de la médecine », en précisant que « le soulagement de la douleur ne doit pas intervenir seulement quand on a abandonné l'espoir de guérir, mais à tout moment de la maladie, si nécessaire ». Plus de dix ans après cette déclaration, estimez-vous que les médecins ont véritablement développé une culture des soins palliatifs ? Plus largement, le regard de la société sur ce type de soins a-t-il évolué ?
Quel est votre regard sur les soins palliatifs à domicile ? Cette solution est souvent une découverte tardive pour les familles ; elle est mal connue, y compris des personnes qui ne sont pas du corps médical. Est-elle aujourd'hui facilement accessible sur l'ensemble du territoire ? À défaut, quelles sont les principales barrières à lever pour la développer, notamment en matière d'information du grand public ?
Enfin, le texte de loi crée des maisons d'accompagnement, présentées comme une solution à mi-chemin entre le domicile et l'hôpital. Constituent-elles à vos yeux un bon compromis ? Peuvent-elles incarner un modèle à encourager, dans la perspective de cette troisième voie française que vous évoquez ?
M. Jean Leonetti. - La question du suicide est complexe, je n'ai pas toutes les réponses. Le suicide relève d'un droit-liberté, non d'un droit-créance. J'ai la liberté de mettre fin à mes jours ; si je survis, nul ne peut me condamner pour ma tentative ; depuis 1792 et la séparation de l'Église et de l'État, le suicide n'est plus un péché. Nous jouissons donc de cette liberté.
En revanche, nous n'avons pas le droit de demander à « être suicidés », comme l'a confirmé la Cour européenne des droits de l'homme. C'est toute la différence entre un droit-liberté et un droit-créance : je peux réclamer que l'on protège ma vie, mais je ne peux exiger que l'on me donne la mort.
Ce droit-liberté est-il parfois entravé ? Les partisans du suicide assisté soulignent qu'une personne incapable de se mouvoir ne peut exercer cette liberté. L'entrave physique existe, de la même manière que la paralysie empêche d'exercer la liberté d'aller et venir. Devons-nous accepter cette fatalité ou chercher à la corriger ?
Le véritable problème réside dans la distinction que nous créerions entre les bons et les mauvais suicides. Il y aurait le « bon » suicide, validé, organisé, voire provoqué par la société. On a même pu entendre à l'Assemblée nationale qu'en cas d'hésitation ultime du malade, le médecin devrait l'aider à accomplir son engagement. À l'inverse, il y aurait le « mauvais » suicide : celui qui arrive aux urgences et que l'on réanime sans se poser de question. Pourtant, dans le service voisin, cette même personne, si elle répondait à certains critères, aurait droit à une aide à mourir.
Une société considère toujours le suicide comme un marqueur négatif. L'augmentation du suicide des jeunes dans les pays nordiques ou en France est un mauvais signal, le symptôme d'une absence d'avenir, d'espérance et peut-être de fraternité.
Concernant les maladies incurables, la vieillesse elle-même est une maladie incurable, et la vie, une maladie dont l'issue est toujours fatale. Le sida, qui a nourri la réflexion sur la mort volontaire à une époque où il entraînait des fins de vie atroces chez des sujets jeunes, est aujourd'hui une maladie chronique. De même, un cancer du sein métastatique, qui condamnait le patient au bout de six mois, autorise aujourd'hui des survies de plusieurs années, voire des guérisons. Les pronostics médicaux évoluent. Donner la mort sur la base d'un pronostic à moyen terme, c'est amputer les personnes concernées de leur possibilité de guérir.
De manière générale, une société doit sécréter l'espérance, et non accompagner le désespoir.
Madame la rapporteure, la situation que vous décrivez, je l'ai connue à une époque où la loi n'existait pas. Des gens hurlaient de douleur, je réclamais de la morphine et l'on m'opposait cet argument ridicule : « C'est dangereux, cela pourrait le tuer. » Mais enfin, il va mourir ! Préoccupons-nous de sa souffrance ! Une telle situation est insupportable et prouve, hélas, que la culture palliative reste insuffisamment développée.
Sur les soins palliatifs à domicile, ma position est nuancée. J'ai vu des accompagnements réussis, mais aussi des situations où le conjoint, souvent âgé et épuisé, se retrouve seul face à la panique et finit par appeler les urgences. L'aide à domicile n'est pas présente vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; il y a des trous dans la raquette, mal comblés par un entourage en situation de pré-deuil et d'angoisse. Si 70 % des Français souhaitent mourir chez eux, 80 % meurent à l'hôpital, dont l'intervention soulage parfois un entourage à bout de forces. Il faut donc privilégier une approche au cas par cas.
Les soins palliatifs, dans les unités dédiées, divisent par cinq la demande de mort, selon une étude américaine. Or près de vingt départements en sont dépourvus. L'inégalité est criante. Une personne qui fait part de sa volonté de mourir parce qu'elle souffre trop relève d'une urgence palliative. Si on ne peut lui offrir une place et qu'on lui suggère d'aller dans le département voisin, elle ne renoncera pas à son projet mortifère.
Admettons qu'il faille instaurer une aide active à mourir ; cela ne saurait se faire avant d'avoir offert à chaque Français un accès effectif aux soins palliatifs. Le Gouvernement affirme vouloir les développer, mais recruter, former les équipes et ouvrir des unités prendra des années. Pendant ce temps, une inégalité profonde des Français devant la loi et devant la mort perdurera.
Enfin, vous évoquez les expériences personnelles. Lors de la première mission parlementaire sur ce sujet, en 2004, chaque député arrivait avec le souvenir d'un proche disparu. Chacun évoquait la mort de l'autre, de celui qu'on a aimé, et la réaction était toujours la même : « Je voudrais mourir comme lui » ou, au contraire, « Surtout, je ne voudrais pas mourir comme lui. ».
Robert Badinter disait qu'il ne fallait pas légiférer à propos d'un cas particulier. Nous n'avons aucune expérience de la mort, si ce n'est celle de la mort de l'être aimé, avec ce qu'elle suppose de regrets, de remords et de culpabilité - son lot de « j'aurais dû... ». Comment élaborer un projet collectif à partir de ces multiples expériences personnelles déstabilisantes ?
On m'a rapporté le cas d'une grossesse gémellaire dans lequel l'un des deux jumeaux n'avait pas de cerveau, l'autre foetus étant normal - un cas ouvrant droit à l'avortement thérapeutique. En injectant un produit mortel dans le cordon ombilical du jumeau anencéphalie, le risque était de tuer l'autre enfant. La solution retenue a été d'euthanasier l'enfant malformé à la naissance, et son jumeau est resté en vie. Je pense que ce n'était pas la pire des solutions, pour ne pas dire la meilleure ou en tout cas la moins mauvaise.
Il arrive donc que l'on connaisse des situations exceptionnelles. Là encore, Robert Badinter, homme lumineux doté d'une intelligence et d'une rigueur fortes sur le plan juridique, m'a beaucoup influencé. En légiférant à partir d'un cas particulier, on légiférera pour l'exception, disait-il. Or les lois d'exception n'existent que dans les pays totalitaires ; la loi normative est, quant à elle, universelle.
J'établirai une comparaison avec le code de la route, lequel interdit, en quelque circonstance que ce soit, de franchir la ligne jaune. Pour autant, s'il y a un éboulis ou si un enfant traverse la route, je franchirai cette ligne, en conscience. Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) avait évoqué les exceptions d'euthanasie dans des termes assez proches. Pour autant, doit-on faire une loi pour l'exception, au risque que celle-ci devienne la règle ?
Essayons de développer une culture palliative, une culture du doute, de l'interrogation, du dialogue et aussi de l'espérance, afin que ne soient pas prises des décisions brutales dans un contexte de souffrance ou de douleur. Nous bénéficions de connaissances, d'une formation, bien meilleures que celles dont je disposais lorsque j'étais médecin. La situation s'améliore, indubitablement, ce qui est source d'espoir.
Dans un métro nocturne voilà un an, trois jeunes me regardaient en chuchotant. Le vieil homme que je suis s'attendait à une mauvaise issue, mais ils m'ont simplement dit qu'ils m'avaient vu à télé et qu'on leur avait enseigné ma loi en faculté de droit. Outre le fait d'être reconnu dans le « 9-3 », ce qui était plutôt sympathique, cela veut dire qu'on apprend à nos jeunes les notions complexes liées à la fin de vie, qui n'existaient pas à notre époque.
Doit-il y avoir un droit opposable aux soins palliatifs ? Comme pour la loi instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, encore faut-il qu'il y ait derrière le droit opposable une solution pratique. Voilà pourquoi j'ai eu la maladresse, ou la franchise, de dire que nous avions besoin pour les soins palliatifs non pas d'une loi, mais de moyens et de volonté politique.
Une « petite » loi pourrait être adoptée, pour ne valider que les projets hospitaliers ayant développé une culture palliative.
Jean-François Mattei me disait il y a peu, à l'Académie, qu'il fut le premier, lorsqu'il était ministre, à avoir donné à l'AP-HP des moyens pour les soins palliatifs. Cela ne date pas d'hier ! Et alors qu'il demandait au directeur de l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) s'il avait pu les développer, celui-ci lui a répondu qu'il n'y avait plus d'argent pour cela, car les fonds avaient été consacrés aux urgences. Tels sont les moyens dont bénéficient les soins palliatifs : ce qui reste quand on a tout dépensé...
Dans les hôpitaux, la culture palliative doit être un critère obligatoire ; il y faut une unité dédiée et des lits identifiés. Lorsque ce sera prévu dans la loi, le processus sera lancé et les directeurs d'hôpital ainsi que les présidents de commission médicale d'établissement (CME) l'appliqueront. Même si c'est un peu coercitif, cela me semble être une bonne idée.
On a beaucoup discuté pour savoir s'il fallait parler de soins palliatifs ou de soins d'accompagnement. J'étais partisan de la seconde solution, car je considère que l'accompagnement doit commencer tôt, et non lors des derniers jours de la vie. Une étude nord-américaine a été menée sur deux cohortes de patients souffrant d'un cancer métastasé. Les uns avaient bénéficié de soins palliatifs dès le diagnostic, les autres à partir de l'apparition de la souffrance. Il a été observé que les patients ayant bénéficié d'emblée de soins palliatifs vivaient plus longtemps, la différence équivalant, en termes d'effet, à celui d'une ligne de chimiothérapie.
Tel devrait être le préalable à toute loi qui irait dans le sens d'une autorisation de donner la mort : accorder à chacun le bénéfice des soins palliatifs.
Mme Anne Souyris. - Il était important, monsieur Leonetti, de vous recevoir lors de cette première audition.
Ma question concerne l'application des lois. Le droit à la sédation profonde est très peu connu et peu de patients y ont recours. Tout aussi mal connues sont les directives anticipées et la désignation d'une personne de confiance. Pourquoi, selon vous, ces lois sont-elles si peu utilisées ?
J'irai dans votre sens : les soins palliatifs sont également curatifs, et il est aberrant d'opposer les deux termes.
M. Bernard Jomier. - Les directives anticipées ont vingt ans, et cela ne fonctionne pas bien. Faut-il rester dans cette logique ? Les députés ont sorti de la loi qui vient d'être adoptée à l'Assemblée nationale les directives anticipées des indicateurs, de l'expression de la volonté de bénéficier de l'aide à mourir.
Si l'on demandait qui, dans cette salle, a rédigé de telles directives, je suis certain que peu de mains se lèveraient. On sait que cette situation est liée à la difficulté d'aborder la question de la mort. Mais peut-on aller au-delà ?
Vous dites que le fait de donner la mort constitue une rupture médicale. Bien sûr, l'objectif premier des soignants est de soigner, de maintenir en vie, de soulager les souffrances et de guérir. Pour autant, nous sommes ici plusieurs médecins de la même génération, et nous nous souvenons tous d'un chef de service, quand nous étions internes ou étudiants, prescrivant pour M. X ou Mme Y de poser une perfusion de Dolosal-Largactil-Phénergan (DLP). Ces chefs de service, en agissant ainsi, ne violaient pas l'éthique médicale ; ils le faisaient au nom de ce que Paul Ricoeur nommait « le jugement moral en situation » : le cadre légal existant ne permettant pas de répondre objectivement aux souffrances d'une personne, ces médecins décidaient, sur la base de ce jugement moral en situation, qui est respectable, qu'il fallait mettre fin à la vie. Cette pratique ne nous a pas disqualifiés dans la suite de notre vie de soignant et n'a pas fait de nous les porteurs d'une rupture anthropologique majeure, comme on l'entend parfois dire. Si ces actes ne doivent pas fonder la démarche du soignant, il est des circonstances dans lesquelles il est nécessaire de les accomplir.
La question qui se pose, et que vous avez soulevée, est la suivante : faut-il légiférer sur ces situations, qui doivent demeurer peu nombreuses, et comment faire en sorte que ce cadre légal ne devienne pas une norme, mais reste bien une exception, même s'il est accessible à tous ?
Parmi les vingt-cinq États qui ont légalisé l'aide à mourir, il y en a quatre qui connaissent plus de 1 000 de ces cas par an : le Canada, les Pays-Bas, la Belgique et la Suisse. Dans les autres pays, ces situations sont au nombre de quelques centaines ; elles demeurent donc bien des exceptions. Je rappelle que 780 000 personnes décèdent chaque année dans notre pays...
L'interrogation que vous portez en évoquant la rupture médicale est donc, selon moi, la suivante : doit-on légiférer sur l'exception ?
En bioéthique, aucun principe ne prévaut absolument. Le substrat de la démarche bioéthique est de mettre en tension les différents principes pour trouver l'équilibre le plus souhaitable. Or il existe un principe que vous n'avez pas cité cette fois-ci, mais que vous défendez : le principe d'autonomie, lequel, selon nos concitoyens, n'est pas suffisamment respecté. Quelle réponse apporter à cette demande ?
Un collègue député a considéré que la loi qui vient d'être adoptée à l'Assemblée nationale était une loi d'abandon. Sans partager son propos, je le trouve intéressant. Selon lui, le fait de légaliser l'aide active à mourir revient à abandonner les personnes en fin de vie, ce qui signifie que notre société laisse tomber les plus vulnérables et les plus fragiles. À cet égard, un débat, lui aussi intéressant, a surgi lors de l'examen du texte : celui porté par des associations et des personnes en situation de handicap à propos du validisme induit par cette loi.
La question de l'abandon peut être retournée. N'abandonnons-nous pas, à l'heure actuelle, des personnes, très peu nombreuses, auxquelles nous n'apportons pas de réponse humainement satisfaisante ? Comment résoudre cette question ?
Je le répète, la question de l'exception est un point fondamental.
Dans son avis, le Comité consultatif national d'éthique ouvre la possibilité d'une aide active à mourir, en l'encadrant d'un ensemble de conditions. Le CCNE, qui veille à la continuité de nos principes de bioéthique, n'est pas un organe révolutionnaire qui soutiendrait une rupture anthropologique majeure. Le terme d'exception est d'ailleurs bien employé dans cet avis. Comment l'exception peut-elle se conjuguer avec le principe selon lequel la loi doit s'adresser à tous ?
Robert Badinter a été beaucoup exhumé pendant notre discussion. Il est vrai que dans les années 2000 et 2010, il était défavorable à l'aide active à mourir, mais il semble qu'il ait évolué, comme l'ont attesté Olivier Falorni, qui ne saurait être suspecté d'avoir déformé ses propos tenus en 2021 - il était alors favorable à une réforme strictement encadrée par la loi -, et Élisabeth Badinter, qui a confirmé l'an dernier que son mari avait changé d'avis et qu'il serait aujourd'hui favorable à la loi sur la fin de vie.
Je souhaite que nous puissions travailler ensemble pour élaborer le meilleur cadre législatif possible.
Mme Patricia Demas. - Merci de ce témoignage humain et de cette analyse experte. Aujourd'hui, en tant que législateurs, l'urgence est de rendre les soins palliatifs accessibles. Votre loi date de vingt ans, et peu de moyens ont été déployés depuis.
La véritable question est celle de l'accessibilité aux soins, de la prise en charge de la douleur, bien en amont de la fin de vie. La connaissance des soins palliatifs comme accompagnement de la douleur reste très limitée ; surtout, ceux-ci restent peu accessibles.
Je ne souhaite pas m'appuyer sur des expériences personnelles, car nous en avons tous. Mais si nous devions établir des priorités concrètes aujourd'hui, quelles seraient-elles ? À la lumière des lacunes que nous constatons dans la prise en charge du handicap ou de la santé mentale, à la lumière du regard porté sur la condition humaine, quelles seraient, selon vous, les cinq actions prioritaires pour que votre loi résonne enfin humainement auprès des familles, dans tous les territoires, face à ce que certains vivent comme une déchéance ?
Mme Corinne Imbert. - Ma question rejoint celle de Mme Souyris sur la méconnaissance de la loi de 2016.
En 2021, j'ai travaillé sur un rapport sur les soins palliatifs avec Christine Bonfanti-Dossat et Michelle Meunier. En 2023, nous avons produit un second rapport sur la fin de vie, intitulé Fin de vie : privilégier une éthique du soin. Dès le titre, même si nous n'étions pas tous d'accord sur les conclusions, chacun comprend l'orientation que nous avons choisie.
Entre 2021 et 2023, le constat est resté inchangé : la loi de 2016 demeure méconnue, notamment en ce qui concerne les directives anticipées. Certes, comme l'a dit M. Jomier, nous n'avons pas tous envie de les rédiger ; mais encore faudrait-il au moins en connaître l'existence.
Quel regard portez-vous sur cette approche en 2025 ? En 2023, la ministre elle-même reconnaissait ne pas savoir combien de sédations profondes et continues étaient pratiquées. Cela pose question.
Enfin, concernant l'avis n° 139 du CCNE, lorsqu'il estime que le cadre législatif est satisfaisant, il parle de court terme. Le véritable enjeu est celui du moyen terme, comme vous l'avez rappelé.
Comment donc mieux faire connaître et appliquer la loi existante ?
M. Jean Leonetti. - La sédation profonde est un sujet complexe. On ne réveille pas le malade, et la mort survient pendant le sommeil. Formellement, cela semble clair, mais dans la pratique, après 48 heures, la famille s'interroge : « Quel est le sens de cela ? Qu'attend-on ? » L'équipe médicale aussi : le dialogue avec le patient n'est plus possible. Le lien empathique est rompu.
Certains fantasment alors sur le cocktail médicamenteux du DLP, qui soulageait, mais accélérait aussi la mort. Il y avait une ambivalence, voire une ambiguïté assumée.
Dans ce contexte, pourquoi y a-t-on si peu recours ? Premièrement, parce que les patients ignorent qu'ils ont le droit de dormir avant de mourir. Deuxièmement, parce que l'Hypnovel, le médicament le plus utilisé, est difficile à administrer à domicile, et ne peut être utilisé qu'à l'hôpital ; cela nécessite une seringue autopousseuse et du matériel. Troisièmement, les médecins sont réticents face à l'inversion du rapport de décision. C'est le patient qui demande, parce qu'il estime ne pas être soulagé. Le médecin ne peut que constater que la mort est proche ; c'est le patient qui « gagne ». Or, la médecine reste souvent verticale. Le médecin a l'habitude de savoir et de décider. Dans ce moment précis, c'est bien le patient qui sait. Et nous devons être au service de son attente.
Dans cette période, tous les tabous de notre société sur la mort ressurgissent : on n'ose plus en parler, le deuil est effacé, l'agonie refusée. On préférerait une disparition presque subreptice, que l'on ne remarquerait pas. La mort est le tragique de la vie. C'est une issue que l'on ne pourra éviter. On pourra réfléchir sur la mort de la mort si l'immortalité devient envisageable, mais nous n'en sommes pas là.
Ce tragique de la mort est occulté par notre société et par les médecins. C'est pourquoi certains préfèrent l'acharnement thérapeutique et une obstination déraisonnable. Cela leur permet de ne pas regarder la mort en face. Continuer les soins permet d'éviter d'admettre la fin, alors que toute mort renvoie à sa propre mort.
Notre société est malade de la vie ; elle refuse sa finitude, alors que celle-ci fait aussi la noblesse de l'homme. Ulysse refuse l'immortalité offerte par Calypso ; Camus y voit la fierté de nos limites : peut-être sommes-nous humains parce que nous avons une fin.
La sédation profonde doit donc être bien pesée. Une semaine de sédation profonde continue est difficilement supportable pour les proches et les soignants. Si la mort n'est pas imminente, on risque de se retrouver à pratiquer une sédation temporaire.
Bref, c'est un problème de société, plus qu'un problème technique.
Concernant les directives anticipées, je vais vous citer les miennes : « Si je subis des lésions cérébrales majeures et irréversibles entraînant une incapacité de la conscience de moi-même et une incapacité de connecter la moindre relation à l'autre, je souhaite, après un délai raisonnable, bénéficier d'une sédation profonde et continue jusqu'au décès, ainsi que l'arrêt de toute thérapeutique salvatrice. »
Il n'y a qu'un médecin pour écrire cela. Et je ne suis pas porteur d'une maladie incurable. Je m'imagine simplement qu'un camion va me passer sur la tête. Alors, dans un premier temps, je souhaite que l'interne me réanime, qu'il ne dise pas que je suis trop vieux. Et dans un second temps, je veux que ma famille soit réunie pour entendre le diagnostic : les lésions cérébrales sont irréversibles et majeures, on arrête tout. Je veux aussi que chacun comprenne que telle était ma volonté.
Les directives anticipées ne servent qu'à lever les angoisses du malade : « Si je me trouve dans une telle situation, allez-vous prolonger ma vie anormalement ? » Elles étaient conçues comme un rempart contre l'obstination déraisonnable. Je les pratiquais avant même la loi, quand j'étais médecin. Je me souviens de ce patient atteint d'anévrisme de l'artère communicante antérieure, pouvant entraîner des lésions cérébrales majeures, qui me disait : « Docteur, si ça pète, faites ce qu'il faut. » Je ne savais pas trop ce qu'il voulait, il écrivait donc ses volontés.
En revanche, imposer la rédaction de directives à toute personne entrant en Ehpad, c'est violer les consciences. Paul Ricoeur écrivait que certaines vérités transpercent les coeurs et détruisent les âmes. N'allons pas annoncer à chacun son hypothétique paralysie. Répondons à l'angoisse, s'il y en a.
Une directive anticipée déculpabilise la famille, qui peut alors se dire : « C'est ce qu'il aurait voulu. » Cela étant dit, juridiquement, c'est une aberration : il s'agit d'une délégation de sa volonté à autrui, par anticipation. Or la vie, c'est la liberté, c'est aussi changer d'avis. Aujourd'hui, on préfère demander à l'entourage non pas un avis, mais un témoignage. Si je suis agnostique et que ma mère est catholique pratiquante, il ne lui revient pas de décider à ma place. Il faut savoir ce que la personne elle-même a voulu, pas sa femme ou sa mère. L'affaire Vincent Lambert a montré que la loi tenait. Elle a été validée par le Conseil d'État en formation plénière, et validée par la Cour européenne des droits de l'homme. La proposition de loi a donc bénéficié de ce double label. L'entourage de Vincent Lambert, composé de soignants, a témoigné de sa volonté de ne pas vivre dans un état végétatif.
Je ne pense pas que les directives anticipées soient l'élément majeur d'un texte de loi.
S'agissait-il d'une rupture médicale ? Nous ne disposions pas d'autre moyen à l'époque et j'ai ordonné, en tant que chef de service, l'administration du cocktail lytique. Pourtant, il était rare que nous demandions au malade s'il était d'accord ; c'était sans son accord et la perfusion était accélérée. Ce n'était pas une démarche de soulagement, mais d'accélération de la mort.
Je ne voudrais pas que la sédation profonde et continue soit perçue comme l'administration du DLP ; or cette réflexion a bien eu lieu à l'Assemblée nationale. Alain Claeys disait qu'après 48 heures, il fallait tout arrêter, et donc devenir létal. J'ai répondu que c'était une hypocrisie, une euthanasie différée, avec une sédation d'attente. Nous retrouvions alors une forme d'ambiguïté.
Les sédations profondes et continues en réanimation sont plus courtes qu'en soins palliatifs : en arrêtant la réanimation, le réanimateur accélère la mort. Ensuite, les doses sont différentes. Tout cela mériterait des études. Or rien n'est étudié. Les soins palliatifs sont tenus hors du champ scientifique et de la médecine ; il n'y a ni cohorte ni données. Nous ne savons pas combien il y a de demandes de mort en soins palliatifs.
Ma priorité est de développer les soins palliatifs et d'en faire une discipline scientifique autonome.
Je défends l'idée que l'éthique est un conflit de valeurs, entre l'éthique de l'autonomie, qui dit « je décide », et celle de la vulnérabilité, qui dit « nous te protégeons ». C'est le conflit entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif. Pousser trop loin le collectif, c'est tuer la liberté. Trop de liberté, et il n'y a plus de solidarité. Trouver l'équilibre est toujours difficile.
Je ne fais pas parler Robert Badinter. Je relis simplement ce qu'il a écrit, sans pourtant contester aucun témoignage. Il a pu changer d'avis, voire rechanger d'avis. Toutefois, lors de ses deux auditions, il a été clair. Je ne veux pas faire parler les morts, je lis ce qu'ils ont écrit.
Je ne parle pas d'abandon. L'abandon, c'est ce qu'a connu ma génération, quand on ne répond plus, quand on ne rentre même plus dans la chambre du mourant. Nous étions là pour sauver, non pour accompagner. Dans notre société individualiste, je crains une forme de facilité. Aujourd'hui, la médecine reste humaine, mais les jeunes médecins s'en remettent plus au droit. Ils cherchent une forme de protection.
Je ne veux pas d'une fin de vie protocolisée. Il faut garder cette zone grise du dialogue ; il faut que la culture palliative imprègne la société, afin que nous parlions tous de la même chose.
Je ne veux pas non plus que, dans un contexte de pénurie financière, on nous dise un jour, comme au Canada, que l'euthanasie rapporte 1,4 milliard d'euros à six mois et 3,5 milliards à un an.
Le CCNE écrit des principes, mais il n'écrit pas la loi. Avoir un peu de flou pour prendre des décisions, injecter un peu d'humain et de dialogue, voilà qui serait une bonne chose. Faut-il légiférer ? Je rappelle avec modestie et arrogance que les lois antérieures ne sont pas des cadres législatifs : les mesures prises auraient pu l'être dans un cadre réglementaire. En revanche, la loi a permis de condamner l'obstination déraisonnable, et les médecins s'y sont référés, alors que cela était déjà écrit dans leur code de déontologie.
Ces lois doivent être un cheminement et non un protocole. Je ne voudrais pas que de telles décisions soient prises, un jour, par l'intelligence artificielle. Je veux du dialogue et du doute ; je veux que le médecin puisse se dire qu'il a fait le moins mal possible plutôt qu'il se satisfasse d'avoir simplement appliqué un protocole.
La priorité reste la vulnérabilité.
Nous vivons une période difficile sur le plan budgétaire. La deuxième raison de la demande de mort, après la souffrance, est le sentiment de peser sur sa famille et sur la société. Disons clairement que personne n'est de trop dans cette société. Les handicapés, les mendiants, les mourants, les migrants, tous sont des humains. Si nous tournons le dos à la vulnérabilité, nous tournerons le dos à la civilisation française, à l'universalité, à la fraternité. Notre société n'est-elle pas malade d'une quête de sens, d'une recherche de solidarité et de fraternité ?
Je souhaiterais introduire beaucoup de doute dans la loi, mais cela pose problème : il est paradoxal de vouloir une loi qui dit des choses tout en instillant du doute, tout en rappelant que les dispositions proposées ne sont qu'un cadre et un cheminement. Bref, nous ne sommes pas en train de définir un taux de TVA.
Enfin, sur la maladie de Charcot : pourquoi réduire le débat à cette seule référence ? Pourquoi ces malades seraient-ils les seuls à avoir un droit prioritaire à mourir ? Si je suis une personne en situation de handicap, qu'on me dit « tu coûtes cher » et qu'on m'ouvre le droit de mourir, alors le choix devient biaisé. Offrir des soins palliatifs sous-dotés et le suicide assisté dans un même lieu est dangereux. Je suis satisfait que le Premier ministre ait dissocié les deux textes. L'amalgame ne sert ni la fraternité ni l'humanité.
Nous devons nous demander pourquoi la sédation profonde est si peu utilisée. La priorité médicale et sociétale devrait être que personne ne souffre dans la dernière semaine de sa vie. C'est un objectif modeste, mais fondamental. Ce qui blesse le coeur des survivants, c'est quand la souffrance n'est pas prise en charge. Lorsqu'une sédation est bien pratiquée, la famille le dit : « Ça s'est bien passé, il s'est endormi progressivement, et la mort est venue. ».
Les morts choisissent la solitude. C'est une forme de pied de nez qu'ils nous font. Une belle histoire illustre cela : un homme n'arrive pas à mourir dans un service de soins palliatifs. Tout le monde s'interroge : il manque sa fille. Il voit sa fille, elle sort de la chambre et il meurt. Certains attendent pour lâcher prise. Cela ne s'écrit pas dans la loi.
Enfin, la dérive canadienne est réelle : 8 % de la mortalité est provoquée. Si le suicide assisté a lieu en phase terminale, c'est moins grave que s'il a lieu dans une phase bien antérieure et à une échelle de masse. Le Canada a supprimé le critère de pronostic vital à moyen terme pour engager un suicide assisté, passant alors de 2,5 à 7,8 % de suicide assisté. Au nom du droit et de la liberté, nous laisserons un jour la porte grande ouverte. Le pronostic vital est un critère très important, mais, malheureusement, si nous pouvons le définir à court terme, nous ne pouvons le faire à moyen terme.
M. Alain Milon. - Je veux conforter ce que vient de dire M. Leonetti sur la maladie de Charcot. Il est agaçant d'entendre sans cesse cet exemple. Qu'on relise l'histoire de Stephen Hawking, l'un des plus grands physiciens de son temps.
M. Philippe Mouiller, président. - Merci de cet échange riche. Quelle que soit notre position, cela nous permet d'avancer dans un débat apaisé.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 55.