Mardi 17 juin 2025

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition de Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de Géorgie

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes très heureux, chère Salomé Zourabichvili, de vous accueillir au Sénat. Chacun connaît votre proximité avec la France, où vous avez vécu et dont vous avez été l'ambassadrice à Tbilissi, avant de devenir la ministre des affaires étrangères puis la cinquième Présidente de la Géorgie.

Il y a un an, j'avais conduit une délégation de notre commission des affaires européennes à Tbilissi. Nous étions déjà très préoccupés par l'évolution de la situation politique de votre pays, six mois avant les élections du 26 octobre, qui ont confirmé nos premières impressions et vos propres prédictions. Vous nous aviez en effet reçu à la « Maison Blanche », siège de la Présidence de la République, où vous nous aviez exprimé sans détour votre analyse de la fameuse loi sur les influences étrangères, qui venait alors d'être adoptée, avant que vous n'y opposiez votre véto constitutionnel, et que vous appeliez déjà, non sans raison, la « loi russe ».

Nous ne vous avions pas caché notre perplexité, notre déception et nos inquiétudes, après avoir rencontré le Premier ministre et plusieurs collègues du Parlement d'alors, membres du Rêve Géorgien, qui professaient encore une foi européenne intacte, que nous avions du mal à accorder avec leurs actions en cours. Nous avons été les témoins des premières manifestations, massives, contre cette fameuse loi, par des citoyens brandissant côte à côte les drapeaux européen et géorgien, mais aussi de manifestations pro-gouvernementales savamment orchestrées. Nous avions alors conscience, comme nous en avions fait part à notre retour, d'observer un véritable « basculement ».

Nos collègues Pascal Allizard, Claude Kern, Didier Marie et Olivier Bitz, qui ont participé à la mission électorale en octobre dernier, n'ont pu que corroborer cette première mais profonde impression d'un nouvel épisode de « la tragédie géorgienne », pour reprendre le titre de votre ouvrage paru il y a une quinzaine d'années.

Le rapport de la mission d'observation électorale coordonnée par Pascal Allizard avait souligné les irrégularités constatées le jour du vote, tout en recommandant des voies possibles de dialogue et d'améliorations qui n'ont pas été empruntées.

Le 14 décembre 2024, un collège électoral restreint a élu Président de Géorgie M. Mikhaïl Kavelachvili - dont vous contestez la légitimité. Si vous avez accepté de quitter le palais présidentiel, vous affirmez toujours être la seule Présidente légitime.

Sa situation géographique rend votre pays particulièrement vulnérable à la Russie, laquelle occupe environ 20 % de votre territoire, avec une volonté d'affirmer ses frontières que nous avions pu constater en rendant visite à la mission de surveillance de l'Union européenne en Géorgie.

C'est maintenant la vocation européenne de votre pays qui est clairement menacée par l'orientation du gouvernement actuel, malgré l'élan populaire en faveur de l'adhésion à l'Union européenne.

Alors que la Géorgie avait obtenu le statut de pays candidat à l'Union européenne en décembre 2023, le processus d'adhésion a de fait été suspendu par le gouvernement géorgien en novembre 2024, et ce en théorie jusqu'en 2028.

La Géorgie s'éloigne également du Conseil de l'Europe, sa délégation parlementaire ayant décidé de suspendre sa participation à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (ACPE) après les critiques formulées en janvier dernier sur l'évolution de la situation en Géorgie.

Claude Kern, qui a été pendant plusieurs années le rapporteur de l'APCE pour la Géorgie, nous avait rendu compte des tensions apparues au Conseil de l'Europe et de la visite de suivi qu'il avait effectuée à Tbilissi en janvier 2025, au cours de laquelle il avait observé l'extrême polarisation du pays, la brutalité de la répression policière et des violations des droits de l'homme.

La semaine dernière, à Varsovie, la conférence des commissions des affaires européennes de l'Union européenne (COSAC) a réaffirmé son soutien au peuple géorgien dans son cheminement vers l'Europe. Elle a redit sa vive préoccupation concernant la voie empruntée par le gouvernement géorgien, qui va à l'encontre des valeurs et des principes sur lesquels l'Union européenne est fondée.

Elle a en outre appelé la Géorgie à adopter des réformes démocratiques, globales et durables, conformément aux principes fondamentaux de l'intégration européenne.

Cette perspective vous apparaît-elle encore possible à court terme ? Madame la Présidente, des voies de dialogue et d'apaisement sont-elles envisageables ? Comment analysez-vous l'évolution du gouvernement géorgien et du parti du Rêve Géorgien ? Les valeurs européennes et la perspective européenne de la Géorgie, qui nous avaient semblé assez largement partagées lors de notre mission l'an dernier, le sont-elles encore autant dans le contexte de répression qui s'abat sur la Géorgie ?

M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Je m'associe au président Rapin pour souhaiter la bienvenue à Mme Salomé Zourabichvili, que nous avons le plaisir et l'honneur de recevoir cet après-midi.

Depuis les élections de l'automne dernier et la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne le 26 octobre par le gouvernement issu du Rêve géorgien, la situation politique en Géorgie est très préoccupante. Elle l'est d'abord pour les Géorgiens bien sûr, mais aussi pour la stabilité d'une région hautement stratégique.

Les manifestations se poursuivent, la répression des manifestants a pris de l'ampleur. La nouvelle loi sur l'enregistrement des agents étrangers est entrée en vigueur le 1er juin. Le gouvernement a beau dire que son dispositif est d'inspiration américaine ; son application, elle, sera d'inspiration russe. La Commission européenne a raison de dire qu'il s'agit d'un grave revers démocratique mettant en péril l'adhésion de la Géorgie à l'Union européenne.

Les accusations criminelles se multiplient déjà contre les manifestants et les personnalités civiles qui les soutiennent. L'une des principales chaînes de télévision a été contrainte de cesser son activité le 1er mai. Les partis d'opposition sont menacés. L'entrée sur le territoire géorgien devient même plus difficile.

La majorité au pouvoir rejette les demandes de réformes de l'Union européenne, les considérant comme un chantage politique, et considère que l'opposition est une forme de parti de l'étranger visant à entraîner le pays dans une guerre ouverte avec la Fédération de Russie.

Dans ce contexte de tension croissante entre le pouvoir et la population, la convocation de nouvelles élections est souhaitable : la croyez-vous possible, Madame la présidente Zourabichvili, et à quelles conditions ? À l'automne dernier, vous aviez dénoncé un système de fraude sophistiqué, inspiré des méthodes russes, et déposé en vain un recours devant la Cour constitutionnelle pour obtenir l'annulation des résultats.

Pourriez-vous nous donner des détails sur le fonctionnement des institutions sous le contrôle du Rêve géorgien dans ce contexte ? Si la voie électorale n'est pas praticable, comment voyez-vous l'évolution de la société et des institutions politiques de votre pays ?

Nous souhaiterions mieux comprendre les ressorts des actions engagées par la Russie pour déstabiliser certains États, dans le Caucase comme dans l'Union européenne...

Quelles mesures, enfin, l'Union européenne d'une part, et la France d'autre part, pourraient-elles prendre pour accompagner votre pays dans une transition politique apaisée ?

Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de Géorgie. - Merci pour votre accueil. Vous faites une description assez complète de la situation actuelle et de son évolution depuis deux ans. L'introduction de la première « loi russe », qui a été retirée puis réintroduite, a marqué une première inflexion très négative, qui a été accompagnée d'une rhétorique très virulente contre nos partenaires, tantôt européens, tantôt américains, dans une alternance qui n'a laissé personne de côté, cela continue ces derniers temps avec des attaques très directes contre les ambassadeurs européens - l'ambassadrice française en a fait l'objet il y a peu, les Britanniques subissent en ce moment même les attaques les plus virulentes, les Allemands en ont fait les frais et l'ambassadeur de l'Union européenne également ; quant aux deux ambassadrices américaines, elles ont eu aussi leur part. La population géorgienne est surprise que les pays européens ne réagissent pas contre ces attaques ad hominem, on a le sentiment que ces ambassadeurs de nos pays amis et partenaires devraient se défendre davantage et qu'ils ne devraient pas accepter de se laisser humilier comme cela se passe actuellement.

Cette dérive est parallèle à la guerre en Ukraine, c'est difficile d'expliquer exactement pourquoi mais ce que l'on voit, c'est qu'avec cette guerre, la pression russe s'est accentuée en Géorgie. La Russie tente de prendre en main ce pays qui a toujours été une proie pour elle. Pour ce faire, la Russie a utilisé un intermédiaire géorgien, un oligarque avec lequel elle avait des liens. C'est sans doute la meilleure explication de ce changement très brutal qui s'est produit, avec une crise politique qui a éclaté avec la fraude électorale et l'instauration d'un gouvernement qu'une grande partie de la population et de la classe politique considère comme illégitime. Ce qui a déclenché la protestation qui se poursuit depuis plus de 200 jours, ce n'est pas seulement la fraude électorale, mais également le caractère anticonstitutionnel de la déclaration du Premier ministre qui a coupé les ponts avec l'Union européenne - il a d'abord voulu rompre complètement avec l'Europe puis il a dû revenir en arrière, face à la réaction très vive de l'Union européenne et de la population géorgienne, pour déclarer qu'il s'agissait plutôt d'un report, qu'on verrait en 2028. En réalité, cette déclaration contredit l'article 78 de la Constitution géorgienne, qui impose à toutes les institutions de faire tout ce qu'elles peuvent pour faciliter et promouvoir l'intégration européenne et l'intégration dans l'Otan. Cet article constitutionnel avait été introduit par le Rêve géorgien. Il est aujourd'hui bafoué et c'est ce que la population n'accepte pas : depuis l'indépendance, les sondages montrent que 80 % des Géorgiens restent fidèles à cette aspiration européenne. Et c'est bien pourquoi les autorités actuelles - le Rêve géorgien, qu'on appelle aussi « le cauchemar russe » - ont fait des déclarations positives sur l'Europe, ce qu'elles font de moins en moins il est vrai. L'aspiration européenne est vive y compris parmi ceux qui soutiennent le régime, ce qu'ils font pour des raisons d'intérêt direct. Les familles, les jeunes générations, tout le monde a envie de continuer à regarder vers l'Europe. C'est l'ambition de la Géorgie depuis des décennies, depuis la première indépendance au début du siècle dernier et même avant, dans les différentes étapes de la construction de la Géorgie - elle s'est toujours tournée vers l'Europe parce qu'il n'y avait pas d'autre perspective pour ce pays isolé dans un monde islamique puis dans un monde communiste.

La protestation de la population a été déclenchée par le fait que les autorités actuelles ont violé la perspective européenne et qu'elles mènent une dérive autoritaire extrêmement rapide. Vous en aviez vu des signes préoccupants lors de votre séjour à Tbilissi, nous n'en sommes plus là du tout, il n'y a plus d'interrogations, toutes les décisions du pouvoir en place vont à l'encontre des recommandations européennes et se détournent de la voie européenne. Le régime, que ce soit par sa rhétorique ou par les lois qu'il fait adopter, reproduit ce que les autorités russes ont fait en Russie pour réduire au silence la société civile et l'opposition politique. Les lois répressives sont adoptées avec une telle rapidité qu'elles ne peuvent qu'être importées directement, il n'y a aucun débat au Parlement, l'adoption se fait généralement en deux jours sans aucune consultation de la société civile, alors que notre procédure parlementaire prévoit une telle consultation. Tout se passe en circuit fermé, puisque dans ce Parlement ne siègent que le parti au pouvoir et deux de ses satellites. Les élus ne viennent pas pour débattre et délibérer, mais pour voter comme on leur dit de voter. Et c'est ainsi que les lois répressives s'étendent toujours plus, les plus récentes concernant les réseaux sociaux, après la mise au pas des médias et des organisations non gouvernementales - quelle que soit leur activité, on ne parle pas seulement des organisations liées à la vie politique ou électorale, toutes les associations sont concernées, cela touche l'ensemble de la vie civile géorgienne.

Si, sur un réseau social, vous diffusez une opinion que le régime qualifie d'insulte envers les responsables politiques, du parti au pouvoir ou du Parlement, si vous avez émis des critiques même il y a des mois, vous pouvez être condamné à une amende et vous faire convoquer par le procureur. C'est ce qui est arrivé à 17 personnes, des journalistes, des élus, des activistes : le procureur leur reproche tel ou tel propos et ils ne peuvent pas se défendre ; il n'y a pas de tribunal auquel on puisse recourir pour contester l'amende ou la détention administrative. Il y a peu de presse écrite en Géorgie, la télévision et les réseaux sociaux délivrent l'information et sont très importants pour la société civile : ce sont eux que le régime attaque avec cette censure. Une commission spéciale d'enquête censée juger des crimes du régime précédent a été créée au Parlement et elle a commencé à convoquer des responsables politiques. Certains ont décidé de ne pas se rendre devant cette commission qu'ils considèrent illégitime. Le régime les condamne alors à une amende d'environ 20 000 euros. Certains la payent, d'autres pas, ce sont des choix politiques - en tout état de cause, le fait de payer l'amende ne suspend pas les poursuites et déjà trois leaders politiques sont en prison après avoir refusé de payer cette amende. On attend le sort de ceux qui ont payé, le tribunal devant se prononcer dans les semaines qui viennent.

Nous sommes donc dans une phase où pratiquement tout le monde peut être convoqué par cette commission. Elle est présidée par l'ancienne ministre de la Culture, ancienne élève de l'ENA qui a reçu une éducation française et qui a pendant dix ans travaillé à la Cour européenne des droits de l'homme, mais elle est pour nous l'équivalent de Vichinsky : elle se conduit brutalement, ce qui est très mal vécu par les milieux de l'armée par exemple. Elle porte atteinte au prestige de l'État et à sa solidité.

L'espace de liberté politique et civile est donc en train de se réduire comme peau de chagrin, à une très grande vitesse, plus rapidement qu'en Russie lorsque cela s'est produit. Cette dérive autoritaire va à l'encontre de toutes les recommandations faites par l'Union européenne. Une parodie de justice enferme les opposants. Aujourd'hui, 60 jeunes activistes sont en détention préventive, en attente de leur jugement, certains depuis plus de six mois. Une première sentence a été prononcée contre un jeune homme qui avait 20 ans au moment des faits : il a été condamné à quatre ans et demi de prison ferme après y avoir déjà passé 6 mois, alors qu'il n'a, selon son avocat, rien fait de répréhensible pénalement. Il est probable que les tribunaux suivront la même procédure pour les 60 autres jeunes activistes emprisonnés, ainsi que pour les responsables politiques en détention administrative ou provisoire.

Ces arrestations créent un climat très lourd et renforcent le sentiment que cette dérive n'est pas seulement une crise autoritaire de la Géorgie, mais qu'elle répond à une stratégie menée par la Russie après l'avoir déjà testée en 2008 lors de son intervention militaire en Géorgie. Elle avait alors échoué car son objectif était d'empêcher la Géorgie de poursuivre son intégration européenne et euro-atlantique. On sait que l'intervention militaire russe a eu plus de succès en Crimée en 2014, ce qui a encouragé la Russie à tenter à nouveau sa chance en 2022 en Ukraine. Cependant, l'Ukraine a démontré que l'intervention militaire n'est pas efficace, la Russie n'atteint pas ses objectifs de guerre, qui étaient de contrôler le pays et d'y installer un gouvernement à sa dévotion - en évinçant Zelensky et en procédant à ce que la Russie appelle la « dénazification » de l'Ukraine.

En Géorgie, les Russes expérimentent une alternative, avec une stratégie hybride utilisant la manipulation électorale, la propagande, l'utilisation de régimes de proxys qui servent les intérêts de la Russie. Les dirigeants du Rêve géorgien sont d'une extrême complaisance avec la Russie ; il n'y a pratiquement aucune critique de la Russie en Géorgie, alors que nos partenaires, qui nous ont aidé depuis trente ans à consolider l'État géorgien, font l'objet des critiques les plus acerbes. La Russie occupe 20 % de notre territoire, mais on ne la critique pas, on en fait même l'éloge, et le Rêve géorgien se rapproche par exemple de l'Iran, rétablit un commerce privilégié avec la Russie. Alors que nous étions parvenus à nous tourner davantage vers la Turquie et vers l'Union européenne, nous revenons vers une dépendance commerciale et énergétique envers la Russie. La Géorgie se rapproche aussi de la Chine, en particulier pour le projet d'un grand port sur la mer Noire, dont les négociations sont secrètes - c'est un défi stratégique pour l'Europe, ce serait la première fois que la Chine s'établirait sur les rives de la mer Noire.

L'Union européenne dit avoir adopté une nouvelle stratégie de la mer Noire, mais elle ne semble pas se préoccuper beaucoup ni du destin de la Géorgie, ni justement des liens privilégiés que le régime géorgien établit avec la Chine. Celle-ci est déjà très présente en Géorgie pour des travaux routiers d'infrastructures, financés par ailleurs par la Banque européenne d'investissement (BEI) ou par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), ainsi que par la Banque asiatique de développement - les Chinois s'y insèrent avec des travaux qui ne satisfont pas le calendrier, ni la qualité ni encore la sécurité des travaux. Des négociations se sont ouvertes également avec les Chinois pour le deuxième aéroport de Tbilissi, qui a intéressé un temps TAV Airports, filiale d'Aéroports de Paris ; on ne sait pas où les choses en sont, l'ancien Premier ministre avait déclaré avoir refusé la proposition de TAV et cessé la négociation avec cette entreprise. Des négociations sont donc en cours avec les Chinois, pour un deuxième aéroport qui s'établirait sur l'emplacement de la base militaire qui servait pour les exercices de l'Otan, exercices qui ont été interrompus depuis un an et demi et ont été transférés en Arménie.

Tout cela crée un contexte stratégique extrêmement préoccupant, pour nous au premier chef, mais aussi pour l'ensemble du Caucase, car l'histoire montre que celui qui tient la Géorgie, tient le Caucase. L'Arménie est concernée très directement et regarde avec inquiétude l'évolution de la situation géorgienne, alors qu'elle a fait des choix très courageux pour s'éloigner de la mainmise russe et se rapprocher de l'Europe. Le courage arménien est remarquable aussi à l'intérieur du pays, en particulier celui du patriarcat d'Arménie, qui tente de se libérer des griffes des services russes, ce que l'église de Géorgie n'a pas encore réussi à faire.

La situation en Géorgie est donc très préoccupante sur le plan de la démocratie et de la politique intérieure, l'État géorgien est pratiquement en train de perdre son indépendance au profit de la Russie - et la situation est tout autant préoccupante sur le plan stratégique, la Géorgie étant incertaine sur son avenir entre l'Europe, la Russie et la Chine, alors même que la dérive qu'elle subit semble être passée inaperçue.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Lors de notre mission en Géorgie, Bidzina Ivanichvili avait pris la parole, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps. Où en est-il ? Tire-t-il encore les ficelles du gouvernement géorgien ?

Mme Salomé Zourabichvili. - Il a repris la parole deux ou trois fois, avec une agressivité et une hostilité croissantes envers l'Occident. Il est très présent dans les esprits, alors qu'il est absent physiquement. Personne ne sait où il se trouve, entre ses cinq propriétés. Il ne se montre nulle part, ce qui laisse penser qu'il est inquiet pour sa sécurité - et si c'est le cas, cela ne peut être qu'une inquiétude vis-à-vis des Russes, qui ont l'habitude de se débarrasser de leurs partenaires quand ils les pensent devenus moins utiles. Bidzina Ivanichvili est très préoccupé par sa longévité physique, comme c'est souvent le cas des dictateurs. C'est lui qui prend toutes les décisions, mais son cercle de confiance se restreint chaque jour davantage ; il s'est débarrassé de son ministre de l'Intérieur, l'un des plus anciens à ses côtés, ainsi que de son chef des services secrets ; il lui reste des exécutants, ses principaux hommes de confiance ne sont plus là.

M. Claude Kern. - Voilà cinq ans que je suis chargé, au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, de suivre la situation en Géorgie et je dois dire qu'aujourd'hui, je suis triste et énervé.

Triste, parce qu'après avoir vécu une évolution positive jusqu'en 2022, qui nous avait fait dire, avec mon collègue corapporteur Titus Corlãtean, que le suivi pouvait être levé, tant la Géorgie était sur la bonne voie, nous avons assisté à un tournant brutal, où le gouvernement géorgien a pris les décisions contraires à nos recommandations. On nous avait promis que la fameuse loi « russe » ne serait pas adoptée avant que la Commission de Venise ait rendu son avis ; il n'en a été tenu aucun compte. Et je suis énervé, parce que l'on nous a fait miroiter beaucoup de bonnes choses, et que le Gouvernement géorgien a fait l'inverse. Vous connaissez ce qui s'est passé à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, nous avions prévu un réexamen de la situation géorgienne en avril, mais rien n'a été fait par la partie géorgienne - et nous aurons une nouvelle session la semaine prochaine, sans délégation géorgienne.

Lors de ma dernière visite en Géorgie, du 13 au 17 janvier dernier, je me suis rendu sur des lieux de manifestations pour observer leur déroulement. Ces manifestations étaient très pacifiques, sauf les fameux « blousons noirs », ces forces de police dont les numéros d'identification sont masqués, qui arrêtaient des manifestants. Nous avons demandé à rendre visite en prison à des manifestants arrêtés ; on nous a accordé deux visites. Nous avons ainsi pu rendre visite à un acteur, Andro Chichinadze : il nous a dit ne pas connaître les motifs de son arrestation. Nous avons aussi rendu visite au jeune dont vous parlez et qui a été condamné. C'est le fils d'un avocat, étudiant en droit. Les policiers ont trouvé chez lui des cocktails Molotov : il nous a assuré que s'il les avait fabriqués, on aurait retrouvé des traces sur ses mains ou ses vêtements, ce qui n'est pas le cas... Et comme d'autres, il ne connaissait pas son chef d'accusation.

Nous avons essayé d'instaurer un dialogue, mais ce mot est banni par le parti du Rêve géorgien. Nous en avons parlé avec le Premier ministre, Irakli Kobakhidze : il nous a dit clairement qu'il n'avait pas besoin de dialogue, que les députés de sa majorité avaient été élus et qu'ils étaient donc légitimes. Il a ajouté : « l'opposition, on va l'éradiquer. » Nous lui avons fait remarquer qu'en démocratie, il fallait un débat entre la majorité et l'opposition - sa seule réponse a été lapidaire : « C'est nous qui décidons. »

Que faire aujourd'hui ? Nous lui avons proposé d'organiser de nouvelles élections pour s'assurer que son gouvernement soit vraiment légitime, des élections placées sous le contrôle d'une organisation internationale - nous avons essuyé un refus. Reste la société civile et ce que nous avons vu, Madame la Présidente, c'est que la société civile a foi en vous : pour elle, la présidente de Géorgie, c'est vous - et c'est vous qui pouvez sortir la Géorgie de cette impasse.

Que faire, donc, pour que la Géorgie, un pays que j'ai appris à aimer, revienne sur le droit chemin de l'intégration européenne ?

M. Didier Marie. - Tout d'abord, Madame la Présidente, je salue votre dévouement et votre courage. Dans quelle situation personnelle vous trouvez-vous ? Subissez-vous des pressions, des menaces ? De quel niveau de protection bénéficiez-vous ?

Dans le tableau sombre que vous avez dressé, existe-t-il une lueur d'espoir ? Quel est le niveau de mobilisation des Géorgiennes et des Géorgiens ? Quel est l'état de l'opposition - est-elle encore crédible aux yeux de celles et ceux qui manifestent ?

Qu'attendez-vous de la France et de l'Union européenne ? Quelques sanctions ont été prises, d'autres pourraient l'être : qu'en pensez-vous ?

Vous avez évoqué un basculement qui aurait fait que Bidzina Ivanichvili change de direction et devienne le relais de la Russie. Quels moyens de pression la Russie peut-elle avoir sur lui ? D'où vient cette forme de peur qui le conduit à se cacher tout en gouvernant par procuration ? Il serait intéressant de le savoir, ne serait-ce que pour mesurer les pressions qui pourraient être exercées par les pays occidentaux.

Enfin, quels sont le poids et le rôle de l'armée - vous paraît-il encore envisageable de compter sur elle pour défendre la démocratie ?

Mme Gisèle Jourda. - Il y a quelques années, nous avons rédigé un rapport intitulé « La Géorgie, le meilleur élève du partenariat oriental ». Nous avions alors pu constater d'énormes avancées sur le plan de la justice, des droits et des institutions. Nous n'en sommes plus là et vos constats font mal au coeur, surtout quand on connaît l'attachement des Géorgiens à l'Europe. J'avais travaillé aussi sur l'Ukraine et la Moldavie - on sait ce qu'il est advenu pour vos trois pays, tout a été reporté et la Russie est revenue dans sa sphère d'influence.

Quelle est la situation de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud ? Comment les populations de ces deux régions ressentent-elles la situation ?

Le pouvoir en place ayant reculé sur toute perspective d'adhésion, le partenariat oriental vous paraît-il une voie possible, avec ses critères qui ne sont pas seulement économiques, mais qui portent aussi sur le droit, la justice, les institutions, le respect des droits de l'homme ?

M. Michaël Weber. - Je vous remercie également, Madame la Présidente, pour cet échange et pour votre engagement dans ce combat depuis longtemps.

En février dernier, à l'occasion d'une réunion organisée à Rome par les démocrates biélorusses, j'ai eu l'occasion d'entendre une parlementaire géorgienne qui a souligné les différences entre trois pays d'Europe partageant une frontière avec la Russie : la Biélorussie est étroitement liée à Moscou, l'Ukraine a été partiellement envahie par les Russes mais bénéficie du soutien des pays européens, tandis que la Géorgie court un risque d'invisibilisation. Qu'en pensez-vous ?

Mme Vivette Lopez. - En mai dernier, les ambassades de France et de Pologne ont indiqué que l'entrée sur le territoire géorgien pouvait être refusée aux détenteurs d'un permis de séjour valide, au motif d'une participation à des manifestations dans le pays ou d'une activité sur les réseaux sociaux. Depuis votre départ de la résidence présidentielle en 2024, avez-vous rencontré un refus d'entrée sur le territoire géorgien ?

Ensuite, quelles actions attendez-vous de la France face à la situation actuelle en Géorgie ?

Mme Salomé Zourabichvili. - Mon action consiste pour l'essentiel à essayer de fédérer et de coordonner les différentes oppositions : les partis qui ont en réalité gagné les élections et les autres participants à la vie politique du pays, ceux qui sont sur l'avenue Roustavelli depuis 200 jours, qui mènent les protestations et qui constituent une nouvelle force politique dans le pays. Cette force n'est pas structurée comme un parti, mais elle devra figurer dans toute nouvelle formation d'avenir, car elle incarne une protestation durable. La répression est là, il y a eu des arrestations violentes dans un premier temps, et maintenant des amendes pour toute participation à une manifestation : les caméras de surveillance, très nombreuses, permettent d'identifier les manifestants et on reçoit une amende quand on est identifié. Je ne vais pas régulièrement aux manifestations mais j'y ai participé avec des mères pour soutenir les prisonniers politiques. J'ai reçu une amende de 2 000 euros. Certains doivent payer bien davantage encore, parce qu'ils reçoivent des amendes successives.

Ce que nous espérons de l'Europe et de la France, d'abord, c'est plus d'attention, car nous avons le sentiment d'être un peu oubliés. La stratégie de capture d'État appliquée par la Russie en Géorgie peut concerner tout le monde à l'avenir - elle aurait pu s'abattre sur la Roumanie, où l'on a vu une tentative de manipulation électorale à travers TikTok. La Roumanie a été sauvée parce qu'elle dispose encore d'une cour constitutionnelle, tandis que la nôtre, aux mains du pouvoir, a jugé irrecevables les requêtes que nous avons déposées. Les Russes ont également tenté leur chance en Moldavie, mais la Moldavie a été sauvée par la diaspora - alors qu'en Géorgie, nous n'avons pas eu la possibilité de faire voter la diaspora : sur plus d'un million d'électeurs géorgiens établis à l'étranger, seuls 34 000 ont réussi à voter, faute de bureaux de vote. Je ne doute pas que la Moldavie sera menacée aux prochaines élections. La République tchèque est également inquiète, les Polonais ont eux aussi pris des dispositions. En réalité, cette stratégie hybride peut viser n'importe quel pays, alors que la stratégie d'intervention militaire ne peut concerner que les voisins territoriaux de la Russie. Aujourd'hui, pour avoir des résultats, il suffit de partis qui entretiennent de bonnes relations avec la Russie et d'une propagande doublée d'une manipulation électorale - en Géorgie, par exemple, des call centers qui étaient utilisés auparavant pour spolier les retraités européens, ont servi à contrôler les électeurs géorgiens, avec l'utilisation de données personnelles. Cette stratégie concerne tout le monde.

Qu'est-ce que l'on peut faire ? Il y a des sanctions, qui fonctionnent en Géorgie parce que nous sommes un petit pays qui n'a pas de ressources propres et qui a besoin de son contact avec l'extérieur. Les sanctions sont très mal vécues en Géorgie et inquiètent beaucoup le cercle autour du pouvoir, des hommes d'affaires qui savent ce que cela implique pour eux. Il ne faut donc pas relâcher la pression, il y a de l'inquiétude. Cela ne concerne pas M. Ivanichvili lui-même, qui est à l'abri avec sa fortune personnelle. Il a d'ailleurs fait adopter une loi dite offshore, permettant de rapatrier des avoirs de pays offshore sans payer aucun frais, à condition d'être un citoyen géorgien. Il a ainsi rapatrié pour un demi-milliard de dollars d'oeuvres d'art qui se trouvent désormais en Géorgie. Cette loi pourrait bénéficier aux oligarques russes qui sont sanctionnés : il suffit de leur donner la nationalité géorgienne, ce qui est entre les mains du pouvoir.

Ensuite, cela nous aiderait que l'Union européenne porte une vision politique forte. Elle n'a jusqu'à présent porté aucun jugement politique d'ensemble sur les tentatives russes de reprendre la main sur des pays de son entourage européen, et pourquoi pas sur d'autres pays par la suite. À l'intérieur de la Géorgie, il n'y a pas de recette miracle mais il serait utile de renforcer la société civile. Pour le moment, on entend surtout les institutions européennes annoncer qu'elles remplacent l'aide budgétaire au gouvernement géorgien par une aide à la société civile, mais le pouvoir en place va plus vite dans la dérive autoritaire. L'aide à la société civile a un train de retard par rapport aux lois répressives et, le jour où la société civile arrêtera ses protestations, on pourra considérer que la Géorgie sera tombée dans l'escarcelle russe. Ce n'est pas le cas jusqu'à présent, et c'est une grande différence avec ce qui s'est passé en Biélorussie et en Russie même : la société résiste en Géorgie, comme elle a résisté y compris pendant la période soviétique, et il est donc essentiel de l'aider à poursuivre dans ce sens.

Il est difficile de vous répondre sur ma propre sécurité, car dans les faits, on peut s'attendre à tout. Je n'ai pas été l'objet de menaces particulières, comme certains des leaders politiques. Aujourd'hui, la cible semble être l'ancien Premier ministre Guiorgui Gakharia, que le pouvoir met en cause pour avoir osé construire, il y a six ans, quand il était ministre de l'intérieur, un poste de police trop proche de l'Ossétie du Sud, ce qui aurait mis en péril la sécurité de l'État. En réalité, c'était tout à fait autorisé dans le cadre de l'accord qui a suivi la guerre de 2008, puisque ce poste sert aux forces de police et non pas à l'armée, mais c'est un prétexte, et Guiorgui Gakharia risque quinze ans de prison.

M. Claude Kern. - J'ai eu l'occasion de le rencontrer. Il a été passé à tabac le 15 janvier dernier à Batoumi.

Mme Salomé Zourabichvili. - Il est très menacé aujourd'hui, alors que les faits qui lui sont reprochés relevaient de ses fonctions. Comment expliquer ces pressions ? Il est très difficile de comprendre comment M. Ivanichvili, après avoir fondé le Rêve géorgien, été Premier ministre et engagé la Géorgie sur la voie européenne, a changé tout à coup de direction et a prononcé des discours anti-occidentaux, devenant l'outil de cette nouvelle stratégie russe en Géorgie.

Nous n'avons pas d'explication et il est peu probable que nous en ayons une. C'est sans doute lié aux 30 ans que M. Ivanichvili a passés en Russie au moment de la chute de l'Union soviétique et dans les années qui ont suivi, période pendant laquelle il a fait fortune. Pour en savoir davantage, il faudrait disposer d'informations que je n'ai pas, que peut-être certains services pourraient examiner de plus près - nous ne pouvons donc faire que des hypothèses.

Aujourd'hui, M. Ivanichvili est le seul qui soit en position de décider, personne ne détient autant de pouvoir que lui - s'il disparaissait, ce régime, qui montre déjà des signes d'érosion, s'effondrerait de lui-même. J'ai parlé des personnalités qui ont été démises de leurs fonctions ou qui les ont quittées. Ce régime repose sur une seule personne.

L'armée, elle, ne prendra jamais les armes contre la population, ni la police en tant qu'institution - celle qui réprime les manifestants, c'est la police informelle, criminelle, qui n'est pas dirigée par la hiérarchie policière et qui est utilisée par le pouvoir pour mater les manifestants, comme cela s'est passé en Russie et en Biélorussie, et qui est aussi utilisée dans les rues sombres le soir, en dehors des manifestations, pour mettre les gens sous pression. L'armée géorgienne a été formée par les Américains, elle a combattu avec eux et avec les Européens en Afghanistan et en Irak. Beaucoup d'officiers ont suivi des cours dans des collèges de défense américains ou européens. Ils ne peuvent pas participer à cette dérive qui consiste à traiter ses amis comme des ennemis et l'ennemi historique, quasiment comme un ami. Ils se tiennent donc à distance, ils ne participent pas à la répression mais il n'y a pas non plus de tradition de prendre les armes contre le régime en place. Je ne sais pas ce qu'il devrait se passer pour les voir intervenir plus directement, d'autant qu'il y a une hiérarchie politique très liée au pouvoir en place.

L'Abkhazie et l'Ossétie du sud sont sous contrôle complet de la Russie. L'Ossétie du sud est devenue une base militaire russe, où pratiquement rien ne bouge. En Abkhazie, il y a eu des manifestations contre la politique de la Russie, quand les Russes ont voulu acheter plus de terres et investir en Abkhazie : les Abkhazes ont défendu de façon très véhémente cette forme de leur indépendance, qui est de ne pas laisser les Russes s'installer de façon durable en Abkhazie. Cependant, la russification continue, la langue abkhaze, l'identité abkhaze sont mises sous le boisseau, et je ne parle pas de la population géorgienne d'Abkhazie, qui a perdu tous ses droits depuis longtemps. La Russie envisage de construire une nouvelle base navale sur la mer Noire, qui ferait le pendant militaire du projet d'un port commercial en Géorgie.

Le partenariat oriental peut-il être utile, à défaut d'intégration européenne ? En réalité, le pouvoir géorgien ne cherche pas à préserver une voie avec l'Europe, même secondaire. Ce qu'il veut, c'est isoler la Géorgie de l'Europe, couper les liens avec l'Union européenne et le Conseil de l'Europe, et renforcer ceux avec la Russie et la Chine. Il n'y a plus de représentant de la Géorgie à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Le pouvoir géorgien n'essaie pas de trouver un compromis. Son discours est brutal et il consiste à dire : « Allez-vous-en, allez-vous faire voir, nous avons notre chemin. », c'est tout à fait en ligne avec ce que disent les Russes de l'Europe. Le pouvoir russe a tenu, la semaine dernière, un discours très agressif envers la Grande-Bretagne en disant que l'ambassade britannique en Géorgie essayait de fomenter une révolution ; les dirigeants géorgiens ont repris les termes utilisés par les Russes, c'est un copié-collé. Et sur le plan intérieur, le pouvoir ne cherche pas du tout le dialogue. Il dit clairement qu'il veut arrêter tout le monde, non seulement les partis d'opposition et les responsables du régime précédent, celui de Mikheil Saakashvili, mais aussi tous les partis qui ont eu des liens avec eux, donc pratiquement tout le monde. Le régime actuel veut faire place nette et balayer toute opposition, il n'attend nul rabibochage avec les pays européens.

Par comparaison avec la situation en Ukraine et en Moldavie, je dirais que la Géorgie représente la face non militaire de cette offensive russe qui se déploie à large échelle. En Ukraine, la Russie a tenté une prise de contrôle par la voie militaire, elle n'a pas réussi comme prévu ; en Géorgie, les Russes prennent une voie indirecte, en utilisant la démocratie pour capturer l'État. Ils utilisent les élections, la propagande, tous les moyens à disposition d'un État encore un peu démocratique, pour capturer le pays. Cette stratégie hybride est très inquiétante pour l'Ukraine elle-même, car si elle devait fonctionner jusqu'au bout en Géorgie, elle serait sans doute utilisée demain vis-à-vis de Kiev. Poutine a déjà fait des déclarations en ce sens, en disant qu'après le cessez-le-feu, il faudrait des élections démocratiques en Ukraine. On peut imaginer quelle serait la propagande russe en Ukraine après trois ans de guerre et dans les conditions où la Russie a beaucoup plus de moyens de pression en Ukraine qu'en Géorgie, avec en particulier l'usage de la langue russe. Il est donc très important de veiller à ce que ces élections n'aient pas lieu aussitôt après un cessez-le-feu éventuel et qu'elles soient très protégées. En règle générale, la protection des élections devrait être un axe d'action pour les instances européennes : il faut contrer l'action de la Russie sur les élections, car le problème concerne en réalité toute l'Europe.

Les conditions d'entrée en Géorgie ont effectivement changé, des journalistes se sont vus refuser l'accès au pays ; d'abord des journalistes russes connus pour leur opposition au pouvoir en place en Russie, puis des journalistes britanniques, et même un journaliste français. Je suis pour ma part sortie et rentrée plusieurs fois depuis la fin de l'année dernière, mais cela n'est aucunement une garantie pour l'avenir.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. -Avez-vous payé l'amende qui vous été adressée pour avoir participé à une manifestation ?

Mme Salomé Zourabichvili. - J'ai introduit une plainte en justice contre l'amende que j'ai reçue, c'est une façon de gagner un peu de temps.

Quelles actions, ensuite, la France peut-elle mener ? La France se distingue par rapport à la relative passivité des autorités européennes, qui paraissent freinées par la Hongrie, même si la présence hongroise peut servir de prétexte, car elle ne saurait empêcher à elle seule la détermination des Européens à prendre une position politique d'ensemble sur le comportement russe. La France, avec l'Allemagne et la Pologne, est plus active. La population géorgienne se souvient très bien de l'intervention du président Macron, qui s'était adressé directement à la population géorgienne, ce qui n'est pas très courant. La France, l'Allemagne et la Pologne - dits les Trois de Weimar - viennent de faire une déclaration assez nette. C'est un facteur d'espoir pour aller plus loin, avec le soutien des pays baltes, mais aussi de la Roumanie, qui a subi la stratégie hybride russe et avec qui nous voisinons en mer Noire - si l'Union européenne et les pays riverains de la mer Noire souhaitent élaborer une stratégie pour la mer Noire, cela suppose que la Géorgie demeure dans l'orbite occidentale. Nous avons donc des soutiens potentiels solides parmi les États membres. Ce sont d'ailleurs eux qui adoptent des sanctions à titre individuel. L'Union européenne, de son côté, n'a adopté qu'une seule mesure visant seulement les personnes qui possèdent des passeports diplomatiques.

M. Claude Malhuret. - Merci pour vos propos, Madame la Présidente, je vous adresse tous mes encouragements dans votre combat difficile.

Quelle est l'attitude de la Turquie, votre autre grand voisin, à l'égard du gouvernement actuel et de l'invasion russe de l'Ossétie du sud et de la Géorgie ?

La France a fermé son institut d'études historiques à Bakou pour des raisons que tout le monde comprend. Il semble qu'elle envisage de créer un institut d'études du Caucase à Tbilissi : trouvez-vous cette initiative opportune dans les circonstances actuelles ?

Mme Salomé Zourabichvili. - Non, ce serait très mal compris par la population. Aujourd'hui, il faut renforcer la société civile, c'est elle qui portera la protestation et la résistance : personne ne mènera le combat à notre place. L'idée d'un institut du Caucase est très bonne en soi, mais il faudrait l'ouvrir en France, pour y accueillir des chercheurs géorgiens qui n'ont plus aucun moyen aujourd'hui dans leur pays ; des chercheurs des trois pays du Caucase pourraient séjourner en France, ce serait un moyen pour eux de s'aérer, d'être libres. Dans les conditions actuelles, un institut du Caucase à Tbilissi ne serait pas libre, car il n'y a plus aucune institution indépendante en Géorgie. Les autorités font la chasse aux différents instituts qui sont sur place, en particulier les instituts allemand et britannique. Ce n'est pas pour autoriser le fonctionnement libre d'un institut français du Caucase... Le jour où nous reprendrons la voie européenne, il sera toujours temps d'installer un tel institut français en Géorgie, qui constitue une très bonne idée. Je sais qu'il y a un budget prévu à cette fin. C'est une incitation à avancer sans attendre ou bien le budget sera perdu, mais, encore une fois, en France et non pas en Géorgie, ou bien ce sera interprété comme un encouragement adressé au régime.

La Turquie adopte une position neutre dans la situation actuelle, on l'a vu vis-à-vis de la guerre en Ukraine. La Turquie ne condamne pas les dérives autoritaires, elle a de bonnes relations avec le régime en place, mais elle reste très prudente et très observatrice de ce qui se passe autour de la mer Noire, qu'elle n'est pas prête à laisser à la Russie. C'est une situation compliquée pour elle.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci pour vos éclairages, la Géorgie est un beau pays, nous y avions des amis parmi les parlementaires, je ne sais pas si je peux aller jusqu'à parler de trahison, mais alors qu'ils se disaient profondément européens, ils en sont venus à s'éloigner fortement des valeurs européennes.

Mme Salomé Zourabichvili. - Je suis convaincue d'une chose : 80 % des Géorgiens sont pro-européens et cela vaut pour les parlementaires. Aucun n'est pro-russe. Cependant, la Géorgie se trouve dans une situation où certains acceptent des compromis et jouent le jeu.

M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je vous remercie pour ce moment d'échange. Avec Gisèle Jourda, jeunes parlementaires, nous avions rédigé le premier rapport sur le partenariat oriental et la politique de voisinage de l'Union européenne. À nos yeux, la Géorgie était le bon élève, c'était dans le titre que nous avions donné à notre rapport de 2016 - nous avions également rendu un avis très positif sur la libéralisation des visas. Aujourd'hui, nous sommes inquiets et tristes de constater la régression que vous nous avez présentée. Je suis convaincu que les Géorgiens ont envie d'Europe, même s'ils ne sont pas toujours en mesure de l'exprimer. Il ne faut rien lâcher et continuer à travailler.

Mme Salomé Zourabichvili. - La libéralisation des visas, au-delà des progrès accomplis grâce au partenariat et aux avancées réalisées ensuite avec l'Europe, explique et fonde, selon moi, la résistance d'aujourd'hui. En effet, les jeunes qui manifestent dans la rue sont nés et ont grandi dans une Géorgie indépendante qui se rapprochait de l'Europe, ils ont bénéficié de la libéralisation, beaucoup ont voyagé en Europe, ils sont non seulement pro-européens, mais ils sont européens. Ils sont l'avenir, c'est ce qui fonde mon optimisme.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci encore pour votre disponibilité.

La réunion est close à 19 heures.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 19 juin 2025

- Présidence de M. Louis Vogel, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

» L'Union européenne face au défi de sa souveraineté énergétique » - Audition de M. Nicolas Berghmans, directeur du programme Nouvelles politiques industrielles à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), Mme Clara Calipel, chercheuse, Investissements climat européens à l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE), M. Dominique Jamme, directeur général des services de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), et Mme Mechthild Wörsdörfer, directrice générale adjointe de la direction générale de l'énergie de la Commission européenne

M. Louis Vogel, vice-président. - Nous nous réunissons ce matin pour évoquer un sujet de grande importance : la souveraineté énergétique de l'Union européenne (UE). Cette table ronde, qui fait l'objet d'une captation et pourra donc être consultée sur le site internet du Sénat, nous permettra d'aborder deux thèmes.

Le premier est la nécessité de garantir la stabilité de l'approvisionnement en énergie de l'Europe et d'en finir avec la dépendance énergétique à l'égard de la Russie. Il s'agit là d'un enjeu majeur.

Le second concerne les investissements auxquels il sera nécessaire de procéder pour atteindre les objectifs climatiques et énergétiques de l'UE. Rappelons que l'Union a adopté des objectifs ambitieux en vue d'atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050.

Pour évoquer ces sujets, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin quatre intervenants : M. Nicolas Berghmans, directeur du programme Nouvelles politiques industrielles à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) ; Mme Clara Calipel, chercheuse à l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE), spécialiste des investissements climat européens ; M. Dominique Jamme, directeur général des services de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ; enfin, Mme Mechthild Wörsdörfer, directrice générale adjointe de la direction générale de l'énergie de la Commission européenne.

Mesdames, Messieurs, je vous propose d'ouvrir la première partie de cette table ronde, consacrée à la stabilité de l'approvisionnement en énergie de l'Europe et à la sortie de la dépendance énergétique à l'égard de la Russie. Je proposerai à chacun d'intervenir pendant environ cinq minutes. Puis, ceux de nos collègues qui le souhaitent vous poseront des questions.

Je m'adresse tout d'abord à la représentante de la Commission européenne.

Madame Wörsdörfer, pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de la feuille de route élaborée par la Commission européenne pour mettre fin aux importations d'énergie en provenance de Russie ? Quelles sont les mesures concrètes envisagées pour éliminer le gaz et le pétrole russes ? La Commission européenne a présenté avant-hier, le 17 juin, une proposition de règlement visant à interdire toutes les importations de gaz russe d'ici à la fin de l'année 2027. Pouvez-vous nous en détailler le contenu et les étapes ?

Mme Mechthild Wörsdörfer, directrice générale adjointe de la direction générale de l'énergie de la Commission européenne. - Merci d'avoir invité la Commission européenne. Depuis la crise énergétique et économique de 2022, de nombreuses avancées ont été réalisées. Une feuille de route a été élaborée pour diversifier les sources d'importation de gaz, accélérer les investissements dans les énergies propres et améliorer l'efficacité énergétique.

Le 6 mai 2025, une nouvelle feuille de route a été présentée, couvrant les domaines du gaz, du pétrole et du nucléaire, afin de préserver la sécurité de l'approvisionnement énergétique, tout en limitant les incidences sur les prix et les marchés.

Depuis quatre ans, la part du gaz russe dans les importations de gaz de l'UE a été réduite de 45 à 13 %. Les importations de charbon russe ont cessé, tandis que la part du pétrole russe est passée à 3 %. En parallèle, tous les États membres ont favorisé les énergies propres, dont la production s'est accélérée.

Pour supprimer les 13 % restants de gaz russe, nous avons proposé avant-hier des mesures législatives concrètes. Nous visons trois objectifs : limiter les importations de gaz russe ; créer un cadre européen garantissant la transparence et le traçage de ces importations ; demander à chaque État membre d'élaborer un plan national de diversification en vue de l'élimination progressive des importations de gaz et de pétrole russes. À ce jour, seuls cinq États membres continuent d'importer du gaz russe. Tous les autres, dont les pays baltes, l'Allemagne et la France, ont mis fin à leurs importations.

La principale proposition législative prévoit l'interdiction de toute nouvelle importation de gaz russe, que ce soit par gazoduc ou gaz naturel liquéfié (GNL), à compter du 1er janvier 2026.

Nous proposons d'appliquer une phase transitoire pour les contrats existants : pour les contrats de fourniture à court terme, l'interdiction entrerait en vigueur le 17 juin 2026 ; pour les contrats à long terme, au 1er janvier 2028. L'objectif est de ne plus avoir de contrats avec des opérateurs russes fin 2027.

Nous prévoyons également d'interdire aux opérateurs sous contrôle russe d'offrir des services dans les terminaux GNL de l'UE, avec une interdiction effective au 1er janvier 2026 pour les services à long terme.

Concernant la transparence et le traçage, de nouvelles obligations sont introduites pour les autorités nationales, qui devront surveiller la mise en oeuvre des interdictions d'importation de gaz russe et transmettre les informations pertinentes à la Commission et aux autres services compétents au niveau national.

Enfin, tous les États membres devront, au plus tard le 1er mars 2026, élaborer des plans de diversification en vue de la suppression progressive des importations de gaz russe d'ici à 2028. Des études d'impact ont été publiées le 17 juin, suivies d'une première discussion, hier, entre experts des États membres.

S'agissant du nucléaire, des mesures spécifiques sont en préparation mais elles n'ont pas encore été proposées. Ce dossier, plus complexe, nécessite une compréhension commune des dépendances et des incidences dans ce secteur, ainsi que des mesures pour mettre un terme aux approvisionnements en provenance de Russie. Le sujet fera l'objet d'un traitement ultérieur.

Les premiers échanges au Conseil des ministres de l'énergie, lundi, et au sein du groupe d'experts témoignent d'un large soutien : vingt-cinq États membres appuient la feuille de route. Seules la Hongrie et la Slovaquie s'y opposent, en raison de leur forte dépendance, tant économique que politique, à la Russie. Des discussions sont engagées pour identifier des alternatives viables dans leur cas.

La présidence danoise du Conseil, qui débutera le 1er juillet, inscrit cette feuille de route parmi ses priorités pour le second semestre. L'objectif consiste à parvenir à une orientation générale pendant cette période et à conclure un accord avec le Parlement européen et le Conseil d'ici à la fin de l'année. Notre ambition finale est d'éliminer complètement les importations de gaz russe.

M. Louis Vogel, vice-président. - Monsieur Berghmans, quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels l'Union européenne est confrontée pour sortir définitivement de sa dépendance aux énergies en provenance de Russie ? Quelle stratégie vous paraît devoir être privilégiée dans le contexte géopolitique actuel ? Une sortie définitive est-elle vraiment réalisable et à quelles conditions ?

M. Nicolas Berghmans, directeur du programme Nouvelles politiques industrielles à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). - Merci pour cette invitation. Sur la dépendance au gaz russe, et plus largement aux énergies fossiles russes, il faut replacer la discussion dans le contexte. Une grande partie du travail a déjà été accomplie grâce à une stratégie qui s'inscrit dans le prolongement de la stratégie climat-énergie de l'UE. La sécurité énergétique et l'intérêt climatique sont pleinement alignés.

La stratégie européenne s'est articulée autour de trois piliers : renforcer l'efficacité énergétique, accélérer la diversification des sources d'approvisionnement et développer les énergies renouvelables. Un pilier spécifique a été ajouté : la transformation du secteur gazier, avec un basculement des importations par pipeline vers des importations en GNL d'autres provenances. C'est l'esprit du plan REPowerEU.

Les résultats obtenus à ce stade sont significatifs : en quelques années, la part du gaz russe dans les importations est passée de 45 à 13 %. Il s'agit maintenant de finir le travail, avec des mesures d'interdiction d'importations. Ce cap est tout à fait atteignable, sur le plan technique comme économique. Il nécessite un soutien collectif, car l'enjeu est à la fois politique et économique.

Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, l'UE a versé à la Russie 210 milliards d'euros pour son approvisionnement en énergies fossiles. Une part de ces dépenses était difficilement évitable, compte tenu de la forte dépendance à ces importations - une dépendance qui subsiste encore dans plusieurs États membres. L'objectif est désormais de fermer ce robinet financier, qui continue de soutenir l'économie russe, pour un montant d'ailleurs comparable à celui que les Européens ont alloué à l'aide militaire à l'Ukraine.

Sur le plan économique, la crise énergétique de 2022, marquée par l'envolée des prix du gaz, a révélé notre vulnérabilité. Sortir de cette dépendance aux combustibles russes, notamment au gaz, est indispensable.

Certes, la question se pose : en quittant la dépendance à l'égard de la Russie, n'entre-t-on pas dans une autre dépendance, notamment vis-à-vis du GNL américain ? Le marché du GNL, encore tendu, va se détendre à plus long terme grâce aux investissements réalisés à l'échelle mondiale. Surtout, il est plus flexible qu'un approvisionnement par pipeline : en cas de crise, on peut diversifier les fournisseurs. Mais ce n'est pas une solution parfaite, l'idéal restant de produire en Europe une énergie décarbonée et de transformer notre système énergétique pour renforcer notre autonomie. Cela passe par l'ajustement de la demande et le développement de l'offre d'énergie décarbonée.

L'efficacité des règles européennes repose largement sur l'action des États membres. Ce sont eux qui doivent établir leurs plans nationaux, car beaucoup de leviers sont entre leurs mains. Je soulignerai deux points importants à cet égard.

D'une part, bien que la France importe relativement peu de gaz russe aujourd'hui, elle joue un rôle clé en tant que plaque tournante du GNL en Europe - 25 % du GNL européen transite par ses terminaux méthaniers. Cela lui confère une responsabilité majeure dans le contrôle et le traçage des importations, notamment pour éviter que le gaz russe n'atteigne l'Europe par d'autres canaux.

D'autre part, la France prend des mesures pour sortir de sa dépendance au gaz russe, en se concentrant sur la réduction de la consommation de gaz naturel. Un des leviers majeurs est l'électrification, car c'est une solution de long terme pour réduire cette dépendance. Pourtant, aujourd'hui, un ménage paie deux fois plus de taxes sur l'électricité que sur le gaz, ce qui freine l'incitation à électrifier les logements et les véhicules.

La Commission européenne a proposé de réduire la taxation sur l'électricité dans le cadre de son plan d'action pour une énergie abordable, mais en France, cette taxation a été augmentée l'an dernier, une fois la crise passée. Il est donc essentiel de reconsidérer la différence de prix entre l'électricité et le gaz de manière plus profonde.

Un autre point clé concerne les arbitrages budgétaires dans un contexte contraint. Les soutiens à la rénovation énergétique, particulièrement dans le secteur du bâtiment, sont cruciaux, car ce secteur consomme une part importante du gaz naturel. Il est nécessaire de faire des arbitrages suffisamment efficaces pour éviter de freiner la dynamique de rénovation énergétique.

M. Louis Vogel, vice-président. - Monsieur Jamme, pouvez-vous nous faire part de votre analyse concernant la situation actuelle de la France par rapport aux importations de gaz, de pétrole et d'uranium russes ? D'après vous, quelles sont les mesures de substitution envisageables ? Quels sont les principaux obstacles à la diversification et les risques en termes de prix des énergies ? Comment la CRE envisage-t-elle de concilier transition écologique et sécurité d'approvisionnement ?

M. Dominique Jamme, directeur général des services de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Merci d'avoir invité la Commission de régulation de l'énergie. La CRE est une institution issue du droit européen ; elle a vingt-six homologues, qui exercent des missions similaires.

Ses deux attributions principales sont la régulation des réseaux et des infrastructures de gaz et d'électricité - tarifs, conditions d'accès, investissements, règles d'équilibrage - et la surveillance des marchés, tant pour le gros que pour le détail.

En France, une troisième mission a été ajoutée : contribuer au développement des énergies renouvelables en mettant en oeuvre la politique énergétique nationale, notamment en instruisant les appels d'offres. Nous collaborons fortement avec nos homologues européens, notamment allemands et britanniques.

Nous avons une action européenne très forte, car les marchés de l'électricité et du gaz sont étroitement liés, comme cela a été démontré pendant la crise. Au sein de l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (Acer), nous travaillons à l'élaboration des régulations secondaires et à la surveillance des marchés.

Sur le gaz - le combustible nucléaire et le pétrole ne relèvent pas de la CRE -, nous partions d'une situation de dépendance extrêmement forte. La réponse du système gazier européen à la crise a été remarquable. En douze à dix-huit mois, de nombreux terminaux flottants ont été installés et la logique des flux a été inversée : autrefois, le gaz circulait principalement du nord et de l'est de l'Europe vers le sud ; il vient désormais plutôt du sud et de l'ouest vers le nord et l'est de l'Europe.

Grâce à ses terminaux, mais aussi à ses capacités de stockage et de transport, le système gazier français a joué un rôle majeur dans l'inversion des flux. En 2022, les terminaux méthaniers français ont affiché un taux d'utilisation de 95 %. Bien que ce taux ait légèrement baissé depuis la stabilisation de la situation et la mise en place de terminaux dans d'autres pays, il reste élevé.

En 2024, la consommation française était de 360 térawattheures et les exportations de la France de 123 térawattheures, dont près des deux tiers vers l'Italie, via la Suisse, et l'autre tiers vers l'Allemagne, via la Belgique. Certaines importations de GNL proviennent encore de Russie, mais ce phénomène est transparent et vient d'être exposé dans un récent rapport de l'Acer. Une partie du GNL est destinée à la consommation française et une autre part importante, provenant du terminal de Dunkerque, est envoyée directement en Allemagne via la Belgique.

Le marché gazier reste par ailleurs nerveux. Les prix ont ainsi augmenté - entre 5 et 7 euros - à la suite des récents événements au Moyen-Orient. Nous ne relevons pas de mauvais signal, mais cela risque de créer une tension supplémentaire et d'amoindrir les résistances face à d'autres événements géopolitiques.

Toutefois, concernant les capacités d'adaptation, les marchés ne sont pas inquiets. Les prix de gros futurs sont stables, le marché est efficace et liquide. Un industriel qui souhaite acheter du gaz pour 2028 ou 2029 peut parfaitement le faire. Les prix sont de 37 euros pour l'an prochain, 31,5 euros pour 2027, 27 euros pour 2028 et 24,5 euros pour 2029. La détente du marché mondial du GNL se confirme donc et n'a pas été bouleversée par l'annonce de la Commission européenne.

Si tout va bien, le marché mondial et européen du GNL a la flexibilité nécessaire pour revenir à des prix avoisinant les 27 euros ou 24,5 euros, sachant qu'ils s'élevaient à 20 euros avant la crise de 2022. Un industriel qui veut acheter son gaz à ce prix pour une livraison dans trois ou quatre ans peut le faire aujourd'hui.

M. Louis Vogel, vice-président. - Madame Calipel, nous sommes obligés de trouver des solutions pour atteindre nos objectifs climatiques. Quelles sont les actions à mettre en oeuvre pour réaliser la souveraineté énergétique de la France et de l'Union européenne ?

Mme Clara Calipel, chercheuse Investissements climat européens à l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE). - Au sein de l'I4CE, nous traitons des questions économiques liées à l'énergie et au climat.

Nous sommes à un moment où l'Union européenne doit prendre des décisions importantes. Nous pouvons profiter, d'une certaine façon, de la situation géopolitique pour gagner en résilience en matière de production et de sécurité énergétiques et pour atteindre nos objectifs climatiques. Cela passe par une diversification de l'offre énergétique et par le développement des énergies renouvelables, mais aussi par une diversification de la demande. La consommation énergétique des ménages, l'électrification des usages et l'efficacité énergétique permettront de sortir de la dépendance au gaz.

Si des investissements importants ont été effectués dans les énergies renouvelables ces dernières années, notamment dans l'énergie solaire et les réseaux électriques, la situation est plus compliquée sur le plan de la demande, pour le déploiement de pompes à chaleur, la rénovation énergétique des logements ou encore l'achat de véhicules électriques. Nous observons une baisse drastique des investissements dans les pompes à chaleur, due notamment au fait que le prix du gaz est de nouveau inférieur à celui de l'électricité. Nous avons relevé aussi un moindre soutien de la part des États membres pour l'achat de ces équipements. De même, pour la première fois, la vente de véhicules électriques à batterie a diminué en 2024, alors qu'elle ne faisait qu'augmenter jusqu'alors. Et nous sommes toujours très loin du compte en matière de rénovation énergétique.

S'il est essentiel de mener des politiques de diversification de la production d'énergie, n'oublions pas qu'il faut aussi soutenir la demande, si nous voulons que les ménages investissent dans les pompes à chaleur et se séparent, par exemple, de leurs chaudières à gaz.

Les subventions aux énergies fossiles s'élèvent à environ 200 milliards d'euros. Ce sont des charges d'exploitation, ou Operational Expenditure (Opex) dans le jargon économique. Ce ne sont pas des dépenses d'investissement, ou Capital Expenditures (Capex), qui créent de la richesse pour l'avenir. Or nous avons précisément une opportunité pour passer de ces charges d'exploitation à des dépenses d'investissement, afin de construire nos réseaux et nos infrastructures pour l'avenir et de favoriser la croissance européenne.

Passer d'un monde d'Opex à un monde de Capex serait une opportunité d'enrichissement pour l'Union européenne.

M. André Reichardt. - Monsieur Jamme, vous disiez qu'un consommateur pouvait d'ores et déjà acheter du gaz pour 2027 ou 2028. Comment cela se passe-t-il ? Puis-je l'acheter maintenant au prix actuel ? En ce cas, quand dois-je payer ? Et que se passera-t-il si une crise survient ?

M. Dominique Jamme. - Si vous êtes un très important industriel gazo-intensif, vous avez un accès direct au marché et pouvez donc acheter un contrat pour 2027 ou 2028, que vous paierez au fur et à mesure de la livraison, moyennant la présentation de certaines garanties financières. En effet, le vendeur doit s'assurer que vous serez là pour payer en temps voulu. Cela requiert une ingénierie financière complexe, qui concerne les très gros consommateurs.

Sinon, il faut passer par les fournisseurs. Si vous les mettez en concurrence pour qu'ils vous délivrent un contrat à trois ou quatre ans, ils vous apporteront une réponse et se chargeront de toute l'ingénierie nécessaire. Concrètement, ce type de démarche existe sur les marchés français et européen.

M. André Reichardt. - Que se passe-t-il en cas de crise, d'emballement de la demande ou d'une réduction drastique de l'offre ? Considérera-t-on toujours, en 2028, que mon contrat signé en 2025 demeure valable ?

M. Dominique Jamme. - L'Union européenne a tiré les leçons de la crise. Si votre fournisseur est sérieux et solide financièrement, il assurera pendant la crise la livraison des contrats à prix fixe, comme cela s'est fait pendant la crise de 2022 pour 99 % des clients. Pour certains clients, qui avaient signé, par exemple en 2021, un contrat à prix fixe pour trois ans, cette dernière crise a été indolore.

En revanche, les fournisseurs du dernier pourcentage de clients restant n'étaient pas couverts. Ils avaient promis des prix fixes à leurs clients, sans acheter les quantités nécessaires. Ils ont alors fait défaut ou ont dû résilier le contrat en ne respectant pas le prix fixé contractuellement. Cela s'est produit sur le marché professionnel comme sur le marché particulier.

La régulation prudentielle est une solution en pareil cas. Le nouveau règlement européen prévoit ainsi que tout fournisseur qui promet un prix fixe à ses clients doit avoir pris ses dispositions au préalable, en achetant les quantités correspondantes, et pouvoir le justifier auprès du régulateur.

La transposition de ces dispositions en droit français n'est pas encore votée mais un travail préparatoire est en cours sur la mise en oeuvre de ces obligations prudentielles.

M. Daniel Gremillet. - Il a fallu que nous vivions ce que nous sommes en train de vivre pour que l'Europe se réveille et prenne conscience du fait que son indépendance énergétique était essentielle à sa survie : pour nos concitoyens comme pour la performance de son économie.

Quand je vois le temps que la France a passé à discuter de la taxonomie du nucléaire avec Bruxelles, je me dis que nous rêvions un peu, d'autant que chaque État membre avait la liberté de définir son mix énergétique. N'oublions pas tout ce temps perdu.

Je me réjouis donc de cette réaction puissante, dont l'Europe sortira certainement renforcée. Quand on veut, on peut, comme le montre la rapidité avec laquelle nous avons pu avancer sur les terminaux méthaniers.

Monsieur Jamme, nous avons donc une visibilité à quatre ans, ce qui est peu. Cela reste néanmoins bon à prendre.

L'électrification des usages est un peu en panne. La fiscalité est à cet égard un enjeu important. Le Sénat l'a abordé lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2025, et ce sujet sera à nouveau sur la table pour le prochain budget.

Toutefois, n'oublions pas de calibrer les mesures que nous prendrons en fonction des capacités financières et des revenus des ménages. En effet, il n'est pas certain que le choix européen d'accélérer sur la mobilité électrique soit supportable financièrement pour les ménages français, alors même que la mobilité est un élément essentiel dans nos territoires. Si l'on veut prévoir des moyens supplémentaires pour accompagner les ménages dans l'achat de pompes à chaleur ou de véhicules électriques, il faut définir un budget adapté.

Des questions se posent également au vu de la provenance des véhicules électriques, qui sont produits pour beaucoup en dehors de l'Union européenne. L'argent du contribuable n'a pas vocation à faire fonctionner des industries extérieures...

Par ailleurs, l'interconnexion de toutes les énergies, à tous les niveaux, est un autre enjeu important. L'Europe croit-elle à l'hydrogène ?

Si notre dépendance a basculé de l'est de l'Europe vers l'ouest, la fragilité qui lui est associée n'en demeure pas moindre, puisque nous restons dépendants. Comment pouvons-nous apporter plus de garanties, à moyen et à long terme, à l'Europe en matière énergétique ? C'est le défi que nous devons relever ensemble.

Mme Mechthild Wörsdörfer. - Pendant la crise, la solidarité a joué entre les vingt-sept États membres. Nous avons créé en six mois des approvisionnements en GNL que nous n'étions pas parvenus pas à mettre en place auparavant. Nous avons accéléré leur déploiement ensemble, pour sortir de la crise. Cela a eu un coût, bien sûr.

La nouvelle Commission européenne, installée depuis six mois, met l'accent sur la sécurité, la décarbonation et le plan d'action consacré aux énergies abordables. Nous cherchons ce que nous pouvons faire à court terme, en matière fiscale notamment, mais aussi, structurellement, en matière de baisse de prix.

Lundi dernier, lors de la réunion du Conseil des ministres de l'énergie de l'Union européenne, nous avons lancé une task force, baptisée Energy Union Task Force, pour approfondir la coopération dans le secteur énergétique, tant au niveau législatif que sur le plan des interconnexions. La Commission européenne veut s'assurer que tous les pays membres sont bien interconnectés. Des manques ont été relevés à cet égard, au sud-ouest et au sud-est de l'Union. Ainsi, si la France est bien dotée en la matière, ce n'est pas le cas de l'Espagne et du Portugal. Un Grid Package consacré aux réseaux devrait paraître à la fin de l'année.

L'hydrogène peut aussi jouer un rôle en matière de décarbonation, surtout pour les industries intensives.

M. Nicolas Berghmans. - Au-delà du déploiement des terminaux de GNL, le développement des énergies renouvelables s'est aussi fortement accéléré, ainsi que celui des pompes à chaleur. Les industriels européens se sont montrés très réactifs et ils doivent maintenant faire face à un retournement de marché. C'est un enjeu industriel important pour l'Europe. Si nous voulons pouvoir électrifier à long terme, il est nécessaire de donner de la prévisibilité sur ces sujets.

Par ailleurs, en 2025, un quart des véhicules vendus dans le monde seront des véhicules électriques. Les choses vont très vite. Le marché automobile chinois va dépasser le marché américain sur les véhicules électriques. Les chiffres de vente de l'Europe ne la placent pas dans le peloton de tête des ventes de véhicules électriques. Cela doit nous faire réfléchir. N'avons-nous pas intérêt, à long terme, à ralentir le déploiement de certaines technologies, en l'occurrence, les véhicules thermiques, sachant que nous ne sommes pas sûrs d'avoir les ressources, c'est-à-dire les énergies fossiles, nécessaires pour les maintenir ? A contrario, nous avons des capacités électriques de long terme.

M. Ronan Le Gleut. - La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a dit qu'une unité sur cinq de l'énergie consommée dans l'Union européenne provenait auparavant des combustibles fossiles russes. Aujourd'hui, nous en sommes à une unité sur vingt. Mais en changeant de fournisseur, n'importons-nous pas une part de gaz ou de pétrole russe sans le savoir ? La Russie n'utilise-t-elle pas des États tiers pour vendre son gaz et son pétrole à l'Union européenne sans qu'elle le sache ? La traçabilité est-elle efficace ?

Mme Mechthild Wörsdörfer. - Les propositions juridiques que nous avons faites mardi dernier ont pour objet d'inciter les États membres et les fournisseurs d'énergie à faire preuve de davantage de transparence et de traçage : c'est l'un des trois objectifs que nous avons fixés.

Mme Florence Blatrix Contat. - Madame Calipel, comment les 200 milliards d'euros de subventions aux énergies fossiles se répartissent-ils ?

Concernant la baisse des ventes de véhicules électriques, les deux flottes - véhicules professionnels et véhicules pour particuliers - sont-elles touchées de la même façon ? Les freins au développement du secteur sont-ils structurels, liés à l'insuffisance du maillage en bornes de recharge, ou sont-ils seulement financiers ? Comment, dans ce secteur, protéger notre industrie nationale ?

S'agissant de la décarbonation nécessaire de notre industrie, l'électricité sera-t-elle compétitive à l'horizon 2029, sachant que l'on prévoit pour le GNL un prix de 25 euros le kilowattheure ?

Dans mon département de l'Ain, l'entreprise Storengy, qui stocke du gaz, est chargée du projet HyPSTER (Hydrogen Pilot Storage for large Ecosystem Replication) de stockage d'hydrogène et de production d'hydrogène par électrolyse. Des entreprises émergent-elles dans cette filière assez peu subventionnée ? S'agit-il d'une filière d'avenir, et pour quels usages ?

M. Dominique Jamme. - Le développement de l'hydrogène vert, qui n'est pas encore compétitif, est largement piloté et soutenu par les politiques publiques. Un premier appel d'offres a été lancé en France, mais les résultats n'ont pas encore été publiés ; c'est un début. Des fonds européens sont également consacrés à cette filière. Ce soutien public est nécessaire pour amorcer la pompe.

Mme Clara Calipel. - S'agissant des énergies fossiles, les subventions qui leur sont consacrées ont beaucoup augmenté dans tous les États membres à la suite de la crise énergétique, les plus gros contributeurs étant la France, l'Italie et l'Allemagne. Ces subventions qui étaient destinées aux ménages et aux entreprises diminuent progressivement du fait de la stabilisation de la situation et de la baisse des prix de l'énergie. Pour autant, leur niveau est beaucoup plus élevé qu'avant la crise. Il ne faut pas oublier que ces mesures servent à aider des foyers vulnérables et des petites entreprises. Il s'agit désormais de transformer ces subventions, qui relèvent de la dépense publique, en un accompagnement à la rénovation des bâtiments et au déploiement de pompes à chaleur, par exemple.

La baisse des ventes de véhicules électriques est une conséquence de l'inflation. Pour autant, le déploiement des bornes de recharge est un point essentiel : c'est la raison pour laquelle il est moins évident d'acheter une voiture électrique lorsque l'on habite à la campagne, où ces bornes font défaut. Cela explique sans doute la légère hausse des ventes de véhicules hybrides rechargeables par rapport aux « 100 % électrique ».

M. Louis Vogel, vice-président. - Madame Wörsdörfer, vous avez évoqué un défaut dans la cuirasse dû au positionnement de deux États membres. Quelle stratégie de négociation l'Union a-t-elle adoptée en vue de résoudre, ou en tout cas de réduire, ce problème ?

Mme Mechthild Wörsdörfer. - Nous croyons beaucoup au dialogue avec tous les États membres et nous avons mis toutes les alternatives sur la table. Mais je ne crois pas que cela changera la position de la Hongrie - pour la Slovaquie, nous verrons. Nous avons proposé un texte, pour lequel seule la majorité qualifiée est nécessaire. Pour prendre des sanctions contre ces deux pays, il aurait fallu un vote unanime. Le Parlement européen et le Conseil vont poursuivre les négociations, mais, quoi qu'il en soit, nous sommes déterminés à réduire à zéro les 13 % d'importations restantes de gaz russe.

M. Louis Vogel, vice-président. - Jean Monnet disait : « L'Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » Il semble qu'il ait fallu la crise de l'énergie pour que notre politique énergétique progresse...

Pour se libérer de nos dépendances, il faut investir. Madame Calipel, les investissements programmés sont-ils à la hauteur des ambitions européennes ? Quel serait le risque d'un sous-investissement pour la compétitivité de notre industrie ?

Mme Clara Calipel. - La transition énergétique est en marche, notamment au travers du pacte vert. Les investissements dans les énergies renouvelables et les réseaux électriques ont augmenté de 17 % en 2023 : on observe toutefois un début de ralentissement en 2024.

Les investissements consacrés au système énergétique, notamment dans les secteurs des transports, du bâtiment et de la production de technologies propres, ont atteint environ 500 milliards d'euros en 2023. Il faudrait dépenser 842 milliards d'euros par an dans ces secteurs pour atteindre les objectifs de l'Agenda 2030 de l'UE. Le principal déficit d'investissement concerne la rénovation énergétique des bâtiments, secteur dans lequel il faudrait investir 127 milliards d'euros supplémentaires ; il manque aussi 64 milliards d'euros pour l'éolien et 19 milliards pour les réseaux électriques - un prérequis pour le déploiement des énergies renouvelables.

Concernant les technologies propres, la dynamique d'investissement a été très satisfaisante, qu'il s'agisse notamment des pompes à chaleur, des batteries électriques ou des voitures électriques. Pour autant, le secteur présente des risques - beaucoup d'usines ont fermé - du fait de la baisse de la demande et d'une compétition internationale très forte.

L'un des freins à l'investissement qui a été mis en avant par les acteurs, entre autres dans l'éolien, est le manque de prévisibilité des revenus, et donc du prix de revente de l'énergie. Il faut aussi citer le manque de soutien politique à long terme.

Notre institut plaide pour des stratégies pluriannuelles de financement des investissements climat mises en place à l'échelle de l'Union européenne et des États membres. Cela permettrait de redonner de la prévisibilité aux acteurs économiques afin qu'ils investissent dans les secteurs stratégiques, en visant les objectifs de développement durable, de résilience, de sécurité énergétique et de compétitivité.

Ce plan d'investissement prévoit certes l'apport de fonds publics, qu'il conviendra de dépenser efficacement, notamment - j'insiste sur ce point - pour aider les ménages les plus vulnérables et les petites entreprises, mais aussi de fonds privés via la fiscalité carbone, la modification de la réglementation et les banques publiques. La Banque européenne d'investissement (BEI) joue ainsi un rôle très important dans le financement de la transition énergétique, en fournissant des garanties et du capital-risque. Quant au leasing social qui a été mis en place en France, il pourrait être généralisé à d'autres États membres.

De multiples politiques publiques sont donc possibles, qui correspondent à des choix politiques forts devant être portés au niveau de l'Union européenne et des États membres. Nous avons ainsi démontré qu'avec la mise en place de telles politiques relais, en France, les besoins additionnels de dépense publique en faveur du climat pourraient passer de 70 milliards à 37 milliards d'euros.

Nous invitons l'Union européenne ainsi que les États membres à réfléchir sur le long terme, en prévoyant un plan pluriannuel d'investissement ; au sein des États membres, les plans nationaux intégrés énergie-climat (Pniec), excellents outils pour commencer ce travail, sont désormais, selon la Commission européenne, pratiquement alignés avec les objectifs européens ; la prochaine étape sera de réunir les informations relatives aux besoins d'investissement.

M. Louis Vogel, vice-président. - Monsieur Jamme, quelles dynamiques d'investissement la CRE envisage-t-elle ? Quels freins a-t-elle identifiés ? Quelles mesures de simplification faudrait-il mettre en oeuvre ?

M. Dominique Jamme. - Il convient de mener une politique d'électrification afin, à la fois, de décarboner et de renforcer la souveraineté énergétique de notre pays ainsi que de l'Union européenne. L'électrification soulève la question du mix de production, mais je ne m'étendrai pas sur ce point.

L'investissement dans les réseaux est un élément, intangible, de la facture d'énergie des ménages et des entreprises. Deux plans sur quinze ans, à hauteur de 100 milliards d'euros, ont été annoncés par RTE et Enedis. Pour cette dernière entreprise, cette transformation n'est pas une révolution : son investissement, qui est de 5 milliards d'euros par an, passera à 6 ou 6,5 milliards d'euros. Celui de RTE, en revanche, triplera, passant de 2 milliards à 6 milliards d'euros par an. Il s'agit, pour partie, d'investissements en anticipation, ce qui représente une certaine prise de risque, notamment pour RTE ; pour autant, ils sont approuvés par la CRE. Ainsi, de très nombreuses demandes de raccordement concernent la décarbonation des zones industrielles, mais il ne s'agit pas de commandes fermes. RTE a donc décidé, pour les grandes zones industrielles à décarboner - Dunkerque, Fos-sur-Mer, Le Havre -, de lancer des programmes massifs de plusieurs gigawatts.

Si l'électrification se fait plus lentement que prévu, on peut anticiper une diminution du soutien public pour les énergies renouvelables et une baisse des demandes de raccordement de la part des consommateurs. Le scénario de 100 milliards d'euros est donc modulable et ne vaut que pour une trajectoire d'électrification forte.

Concernant le gaz, les investissements servent essentiellement à maintenir les réseaux en état de sécurité physique et à raccorder le biométhane, ce qui se fait automatiquement lorsque le réseau est à une distance raisonnable. L'investissement dans ce biogaz n'est donc pas un enjeu majeur.

Il faudra investir beaucoup dans la flexibilité, car en France la consommation est très rigide, et déplacer quelques heures creuses de la nuit vers l'après-midi afin d'inciter à consommer à ce moment-là.

La flexibilité concerne aussi les producteurs d'énergies renouvelables (EnR) qui, à la suite de l'adoption de la loi de finances pour 2025, devront désormais cesser de produire en cas de prix négatifs et abonder les réserves de RTE afin d'assurer en permanence l'équilibre entre l'offre et la demande.

Enfin, il conviendra d'examiner si le stockage de l'électricité par batteries peut se développer en France sans soutien public.

M. Louis Vogel, vice-président. - Madame Wörsdörfer, quelles sont les principales orientations de la Commission en termes d'investissements ? Quels sont les objectifs du pacte pour une industrie propre ? Comment sera-t-il financé ?

Mme Mechthild Wörsdörfer. - L'UE a lancé un plan d'action pour une énergie abordable, qui vise à réduire les coûts de l'énergie. À cette fin, les réseaux doivent être plus efficaces, ils doivent notamment être digitalisés.

On estime les besoins d'investissement dans le secteur énergétique pour la période 2026-2030 à environ 660 milliards d'euros par an. L'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) est presque atteint. Il faut investir davantage afin d'augmenter l'efficacité énergétique, notamment pour la rénovation des bâtiments. À cet égard, la France était en avance, mais il convient de poursuivre l'effort.

Les chiffres des besoins d'investissement sont énormes, mais la plus grande part de ces fonds devrait provenir du secteur privé. Au niveau européen, la facilité pour la reprise et la résilience (FRR), destinée à relancer l'économie, a donné de très bons résultats. Le 16 juillet prochain, la Commission présentera le nouveau cadre financier pluriannuel (CFP). Les discussions avec les États membres seront rudes, mais il est important de convaincre leurs ministres des finances de continuer à soutenir le secteur de l'énergie, comme le recommandaient MM. Draghi et Letta dans leurs rapports.

En vue de débloquer des capitaux privés, la Commission a publié son programme indicatif nucléaire (Pinc), qui permet d'évaluer les besoins d'investissement dans ce secteur jusqu'en 2050. Elle présentera aussi d'ici à la fin de cette année une stratégie visant à lever les divers obstacles et continuera à travailler avec la BEI sur les garanties de contrepartie.

Enfin, la simplification est une priorité afin de renforcer la compétitivité du secteur de l'énergie.

M. Louis Vogel, vice-président. - Monsieur Berghmans, la France et l'UE sont-elles à la hauteur des objectifs qu'elles ont fixés et sont-elles en mesure de les atteindre ? Les mesures de simplification prévues sont-elles suffisantes ?

M. Nicolas Berghmans. - Concernant le financement, même si différents leviers peuvent être utilisés, des dépenses publiques seront de toute façon nécessaires pour renforcer la transition énergétique.

Dans la situation présente, qui est contrainte, et compte tenu des enjeux, qui sont très européens - infrastructures énergétiques, compétitivité de l'industrie européenne, etc. -, il est important de discuter de plans communs d'investissement et de dégager des marges de manoeuvre au niveau européen ; la France a un rôle clé à jouer à cet égard. Beaucoup de synergies sont possibles, notamment en termes de transformation de l'industrie.

Nous devons nous souvenir de la réponse commune que l'Europe avait été capable de donner lors de la crise du Covid-19. La période actuelle n'est pas simple non plus, aux niveaux industriel et géopolitique.

Il convient de remobiliser les instruments financiers à l'échelle européenne, d'utiliser les marges de manoeuvre qui existent au sein de l'Union et de susciter l'appétence des investisseurs internationaux. C'est un sujet politique, qui doit être porté par les États membres.

Ensuite, il faut prendre en compte le moment de transition dans lequel nous nous trouvons : de nombreux investisseurs hésitent à s'engager et les montants actuels ne sont pas à la hauteur des besoins. La solution consiste donc à sécuriser ces investissements.

À ce titre, une idée intéressante est développée dans le Clean Industrial Deal, le pacte pour une industrie propre : la conception de marchés pilotes. Ces lead markets visent à sécuriser et à donner au marché de la visibilité pour certains produits « verts ». Il s'agit, par exemple, du leasing social pour les automobiles, qui démontre qu'il est possible de développer ces marchés en y associant des objectifs sociaux.

La commande publique, qui représente 14 % du PIB de l'Union européenne, peut également être mobilisée ; son rôle peut se révéler extrêmement important pour les nouveaux matériaux, pour les questions énergétiques ou pour la rénovation des bâtiments. L'annonce d'une révision de la directive-cadre sur ce sujet est un enjeu majeur pour l'Union européenne.

Enfin, pour favoriser l'émergence de nouvelles industries fondées sur la circularité, des obligations d'incorporation pour certains secteurs avals peuvent être envisagées, comme l'intégration d'acier vert dans les automobiles.

Agir au niveau européen est pertinent en raison du marché unique et de sa taille. Pour donner un avantage concurrentiel aux producteurs européens, il est important d'aligner les règles en Europe, afin de réaliser des économies d'échelle. Face à l'industrie européenne se trouvent le marché chinois et le marché américain, avec l'Inflation Reduction Act (IRA), dans lesquels les investissements se poursuivent. La taille du marché européen doit donc être utilisée ; c'est le message que l'on trouve au coeur des rapports de Mario Draghi et d'Enrico Letta. Une vérité économique le sous-tend : le marché unique européen pourrait être bien mieux mobilisé à cette fin.

Mme Karine Daniel. - Une question très simple : une idée d'inspiration nationaliste, selon laquelle nous aurions intérêt à sortir du marché européen de l'énergie, fait aujourd'hui son chemin et trouve parfois des traductions législatives. Nous sommes confrontés à ces propos simplistes. Bien que je ne les partage pas, il me paraît important que vous nous exposiez de manière très claire les deux ou trois arguments fondamentaux qui justifient notre intérêt commun à demeurer dans ce marché européen et à le promouvoir.

Mme Mechthild Wörsdörfer. - Nous avons également entendu ces critiques pendant la crise et quelques exemples me viennent à l'esprit.

En 2022, la France a éprouvé des difficultés de maintenance sur ses centrales nucléaires en activité et a dû importer, à défaut de quoi les prix auraient explosé. Le même phénomène peut se produire, comme en Espagne un an plus tard, où le très faible niveau de la production hydraulique a nécessité des importations.

Être connecté et faire partie du marché européen offre donc un avantage sur les prix de l'énergie, car chacun importe et exporte. Plus le marché est vaste et interconnecté, plus il est possible de répartir les coûts entre les vingt-sept États membres, plutôt que de les assumer seul et de dépendre de ses voisins en cas de difficulté. Il me semble que c'est là la raison principale.

M. Dominique Jamme. - Je complète volontiers, car il s'agit également d'une polémique très franco-française, même si elle peut exister dans d'autres pays.

Pendant la crise de l'hiver 2022-2023, nous n'aurions effectivement pas pu assurer la fourniture d'électricité sans les importations. Il convient de le rappeler, même si cela ne date que de deux ans. Les prix auraient peut-être grimpé encore davantage, mais nous aurions surtout risqué de manquer physiquement d'électricité. Les procédures prévues dans un tel cas ne consistent pas en un black-out général, mais en un délestage sélectif et maîtrisé. Nous avons évité ce scénario grâce à nos importantes capacités d'importation.

La crise passée, que se passe-t-il maintenant ? En 2024, la France a exporté 90 térawattheures (TWh) nets, pour une consommation totale de 450 TWh, ce qui représente une recette estimée à 5 milliards d'euros. Sans les interconnexions, ces 90 TWh n'auraient pas été produits. On évoque souvent la modulation de la production nucléaire, mais nous aurions dû l'arrêter bien davantage sans ces exportations.

Le solde de 90 TWh est net : nous avons exporté environ 115 TWh et importé 25 TWh, lorsque nous avions intérêt à le faire, notamment en hiver quand l'électricité était moins chère en Espagne, par exemple. Le gain économique pour l'ensemble de la société est donc extrêmement important.

M. Daniel Gremillet. - Je souhaite poursuivre sur ce point, car son importance est aujourd'hui accrue par les récents événements survenus en Espagne et au Portugal. L'Europe représente une véritable chance et le choc que nous vivons renforce même mon optimisme à ce sujet.

Pour autant, il est heureux que les systèmes de protection propres à chaque État, dont les mix énergétiques diffèrent grandement, aient fonctionné, malgré nos interconnexions. Autrement, après le Portugal et l'Espagne, le black-out menaçait la France, la Belgique, l'Allemagne et les Pays-Bas. La capacité de réaction rapide de notre système nous a protégés d'un phénomène de domino.

La semaine dernière, une réunion du groupe d'études « Énergie » du Sénat a permis de relever ce point et nous avons beaucoup appris, bien que nous ne disposions pas alors de tous les éléments, le rapport espagnol n'ayant pas encore été publié à ce moment-là.

Cet événement est riche d'enseignements de ce point de vue. Pour autant, il ne remet pas en cause l'intérêt de l'intégration européenne. Au contraire, il place sur la table des négociations la question de l'architecture du transport d'énergie et de la protection de chaque État pour éviter cet effet domino.

Certains pays, ayant fait des choix très différents, atteignent des niveaux de production d'énergies renouvelables très importants à certaines périodes, frôlant les 100 %. Ces énergies non pilotables offrent des chances, mais elles apportent aussi des fragilités, qui ne sont pas toutes maîtrisées, car l'élément climatique reste par nature imprévisible.

Je souhaite également vous entendre sur le volet économique des investissements, car le défi du prix de l'énergie est central en Europe. Pour qu'un investissement soit rentable et pour diminuer les coûts, il n'existe pas d'autre solution que de produire au maximum afin de limiter la part des frais fixes. Or, lorsque vous réalisez un investissement et que vous êtes contraint d'arrêter la production en raison d'une surproduction, vous augmentez mécaniquement les prix unitaires.

La commission des affaires économiques du Sénat a consacré de nombreuses auditions à ce sujet et tous les experts ont souligné le delta de compétitivité qui nous sépare des États-Unis ou de la Chine sur le plan énergétique. L'enjeu est donc bien de concilier l'investissement et la compétitivité, afin de garantir des prix accessibles pour notre économie, pour nos concitoyens et pour nos collectivités.

À cet instant, je ne peux omettre d'évoquer l'hydroélectricité. Il s'agit d'un cas dans lequel nous ne pouvons pas investir, alors que c'est une solution pertinente pour répondre aux enjeux sociétaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Je suis peiné de constater que le conflit entre Bruxelles et la France sur les concessions hydroélectriques bloque des investissements qui permettraient à la France, et donc à l'Europe, de disposer d'une capacité de production supplémentaire. De surcroît, le secteur coche toutes les cases : sur le plan industriel, les entreprises qui fabriquent les turbines sont européennes. L'ensemble de ces éléments devrait nous conforter dans nos choix politiques.

Enfin, je voudrais vous interroger sur notre capacité industrielle, qu'il s'agisse de pompes à chaleur, de véhicules électriques voire de rénovation énergétique. Il ne me semble pas que la puissance publique, qu'elle soit européenne ou nationale, ait vocation à subventionner en permanence de tels investissements. Son rôle est de les lancer et de les accompagner jusqu'à leur industrialisation ; par la suite, la réponse économique doit venir de nos entreprises. Nous devons soutenir l'innovation et le développement de notre capacité industrielle, mais il revient ensuite à l'économie de prendre le relais. La subvention perpétuelle n'a pas de sens. Ce défi constitue aussi une chance de reconquête et de relocalisation de la production sur le sol européen.

M. Vincent Louault. - L'agriculteur que je suis se réjouit de constater que la Commission, l'Europe et les économistes européens commencent à comprendre le fonctionnement d'un marché économique !

Lorsqu'un produit n'est pas stockable, il est difficile d'établir un marché sur une plaque continentale. C'est là l'un des principes de base de l'économie. Nous avons été dans une forme de négationnisme en affirmant qu'un marché complètement libéralisé, sur le modèle du blé ou du pétrole, pouvait fonctionner. C'est vrai à l'échelle mondiale ou transcontinentale, mais pas sur un seul continent. Lorsque nos entreprises sont en concurrence, elles supportent alors des coûts supplémentaires, sans valeur ajoutée. Le cas d'Arcelor nous l'a confirmé : l'acier vert ne vaut pas un euro de plus sur le marché. Il en va de même pour moi, agriculteur : mon blé, produit en respectant toutes les normes possibles, se vend au cours de Chicago, comme tous les autres : circulez, il n'y a rien à voir !

Je suis donc satisfait que la Commission prenne conscience de la nécessité de faire baisser les prix. Ce n'était pas le cas auparavant, et c'est le principal reproche que l'on pouvait faire à la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) : l'inflation masquait la réalité et rendait rentables toutes les intermittences. En laissant glisser les prix au-delà de 100 euros le mégawattheure, tout devient automatiquement profitable et les idiots utiles de toutes les intermittences l'avaient bien compris.

Je vais vous fournir un rapport qui est encore sous embargo, commandé par les services du Premier ministre, sur l'énergie décarbonée. En vous écoutant, j'ai décidé de vous le communiquer, car rien ne justifie qu'il reste confidentiel. Je vous demande simplement de ne pas le diffuser. Ce document, qui émane du secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et du comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA) de France 2030, explique tous ces enjeux ; c'est la première fois à ma connaissance qu'un rapport aborde la question des coûts et des objectifs de coûts de l'énergie produite. Jusqu'à présent, il était tabou de parler du prix de l'hydrogène ; nous étions dans une bulle. Or les industriels qui en achètent sont confrontés à la concurrence de l'hydrogène d'origine fossile, et ce sera le cas même lorsque tout fonctionnera de manière optimale, avec des électrolyseurs performants. Je suis heureux que la Commission s'empare de ce sujet.

La taxe carbone aux frontières, prévue pour 2029, est une urgence absolue pour nos entreprises. Elles nous le disent : « Nous en avons besoin tout de suite, en 2026. Si nous attendons 2029, nous serons morts. »

Il y a quinze jours, dans Le Point, Pierre-Antoine Delhommais écrivait que 200 milliards d'euros de l'épargne des Français sont investis chaque année aux États-Unis, en raison d'une meilleure rentabilité. Pendant ce temps, comme nous subventionnons à l'excès les énergies renouvelables, ce sont BlackRock et les fonds de pension américains et canadiens qui viennent investir en France. Cherchez la logique ! Nous plaçons notre argent aux États-Unis, et BlackRock revient l'investir chez nous, comme avec ce milliard d'euros destiné à EDF Renouvelables. Si personne n'est choqué que BlackRock vienne investir dans nos énergies renouvelables (EnR), il faut savoir qu'ils ne le font pas pour une rentabilité de seulement 2 ou 3 % !

Je suis très heureux de voir que vous souhaitez passer des dépenses d'exploitation (Opex) aux dépenses d'investissement (Capex). Nous allons en effet consacrer 12 milliards d'euros par an d'Opex aux EnR intermittentes via la charge pour compensation de service public. Nous sommes à 8 milliards aujourd'hui et atteindrons 12 milliards si la trajectoire n'est pas revue. Pour ceux qui ne se rendent pas compte de ce que représentent ces montants, c'est une fois et demi le budget de la politique agricole commune...

Enfin, que peut-on faire pour ramener un peu de bienséance, alors que la France est un peu le cocu de l'histoire ? Nous apportons l'inertie au système européen grâce à nos turbines hydrauliques et nucléaires, et nous sommes déjà décarbonés ; refuser de considérer le nucléaire comme une énergie décarbonée est une injustice pour notre pays. Dès lors, je n'ai pas très envie de construire des interconnexions pour faciliter le transit de l'énergie allemande, alors que ce pays n'est même pas capable de construire des réseaux sur son propre territoire et ne reconnaît pas l'excellence de notre nucléaire.

Mme Florence Blatrix Contat. - J'insiste sur le sujet de l'hydroélectricité. Cette énergie pilotable, qui représente 17 % de notre production électrique et la moitié de nos énergies renouvelables, constitue un véritable enjeu européen, marqué par deux précontentieux.

Nos collègues députés Marie-Noëlle Battistel et Philippe Bolo ont rédigé un excellent rapport à ce sujet, mais ils reconnaissent eux-mêmes que les solutions qu'ils présentent ne sont pas satisfaisantes.

Une directive est donc essentielle pour que les concessions continuent d'être gérées comme elles le sont aujourd'hui. L'enjeu sécuritaire est majeur : le transfert de ce type de compétences au privé entraîne souvent un sous-investissement qui peut engendrer de graves difficultés.

Mme Mechthild Wörsdörfer. - La priorité numéro un de ce mandat de la Commission européenne est clairement la compétitivité. Le pacte pour une industrie propre que nous avons présenté est un véritable plan d'action pour les cinq prochaines années. L'accès à une énergie abordable pour nos industries et les ménages est une priorité de ce plan.

Celui-ci contient des mesures à court terme car, pour les industriels, le problème n'est pas tant le niveau des prix que leur volatilité. Dans le contexte géopolitique actuel, cette dernière fait malheureusement presque partie de notre quotidien. Nous proposons donc des outils, tels que les contrats de vente directe d'électricité (Power Purchase Agreements ou PPA) et les Contracts for Difference (CFD), afin d'offrir aux entreprises une visibilité sur dix à quinze ans, avec un prix plus stable, et de limiter cette volatilité, néfaste au climat d'investissement. Le plan prévoit aussi d'agir auprès des États membres qui taxent encore davantage l'électricité que le carbone.

De plus, une collaboration accrue permet de réduire le coût global pour le système. Lorsqu'un pays rencontre une difficulté, les autres peuvent l'aider. En utilisant mieux le réseau existant, grâce à de nouvelles règles qui entreront en vigueur en 2026, nous ferons baisser les prix ; nos études le confirment. Nous sommes donc déterminés à poursuivre la décarbonation, qui est nécessaire, tout en mettant l'accent sur la compétitivité et sur la sécurité d'approvisionnement.

Concernant l'hydroélectricité, je sais combien il s'agit d'un point sensible. Ce dossier n'est pas directement géré par ma direction générale, mais nous travaillons avec nos collègues pour trouver une solution. Je tiens à être claire : nous soutenons toutes les ressources énergétiques propres. Je n'apprécie pas le terme technology neutral, car nous ne sommes pas neutres : nous sommes en faveur de toutes les énergies propres, qu'il s'agisse de l'hydroélectricité, du biogaz, des énergies renouvelables ou, pour les pays qui le choisissent, du nucléaire. Nos systèmes sont complémentaires et interconnectés, ce qui nous permet de collaborer et d'orienter les investissements dans la bonne direction.

Nous souhaitons intensifier ce travail avec les États membres et le Parlement européen. Le cadre réglementaire est désormais largement en place ; il ne manque que quelques textes finaux concernant le gaz russe et les réseaux. L'enjeu est maintenant sa mise en oeuvre. Si nous appliquons tous ensemble ce qui a été prévu, nous obtiendrons rapidement un impact positif pour faire baisser les prix de l'énergie.

Enfin, concernant le black-out en Espagne, un panel d'experts indépendants du Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité (ENTSO-E) a été constitué et nous attendons ses résultats. J'ai lu le rapport espagnol, il règne dans ce pays une véritable guerre entre les producteurs et les gestionnaires de réseaux pour savoir qui paiera à la fin. Nous attendons le rapport final pour en tirer toutes les conclusions et, surtout, pour éviter qu'un tel événement se reproduise dans l'Union européenne.

Mme Florence Blatrix Contat. - Puisque vous avez évoqué la flexibilité, essentielle pour les années à venir, une question demeure sur un sujet que nous n'avons pas abordé : l'autoconsommation. Comment l'évaluez-vous et comment l'intégrez-vous ?

Mme Mechthild Wörsdörfer. - Cela fait partie de la mise en oeuvre de notre réglementation, qui inclut des projets d'autoconsommation, comme les energy communities, ou des collectifs de citoyens. De nombreuses bonnes pratiques existent et je pourrai vous transmettre des exemples concrets.

M. Nicolas Berghmans. - La nécessité de produire davantage pour réduire les coûts a été soulignée. L'investissement dans la production d'électricité est bien au coeur des plans.

Par ailleurs, la comparaison avec le blé a une certaine limite. Nous pouvons consommer l'énergie de manière plus efficace, dans les processus industriels par exemple, ou dans les logements. Modérer la demande constitue également un enjeu.

Concernant la taxe carbone, nous pouvons nous interroger sur l'efficacité de ce mécanisme. Un agenda européen de révision est en cours de constitution pour le faire évoluer. La première question qui se pose est celle de son extension sectorielle, notamment de l'extension à l'aval, l'enjeu étant que l'instauration de ce mécanisme ne se traduise pas par une perte de compétitivité des secteurs avals - pour le producteur de voitures, par exemple, lors de l'importation d'acier. De nombreux travaux sont en cours sur ce sujet, portant notamment sur l'équilibre entre les coûts et les bénéfices.

La deuxième question qui se pose est celle de la simplification. Un compromis a été trouvé au niveau européen pour exclure les importateurs modestes du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, ce qui réduit considérablement les coûts administratifs pour de petits acteurs économiques, tout en retirant seulement 1 % des émissions de gaz à effet de serre du périmètre de la taxe.

Enfin, la troisième question est celle des moyens permettant d'éviter le contournement de ce mécanisme. Un producteur étranger pourrait se dire décarboné, au motif qu'il dispose d'un contrat d'approvisionnement en énergies renouvelables, alors que son mix énergétique est en réalité encore très carboné. Une évolution est nécessaire pour rendre les règles plus strictes et éviter ce genre de contournement. La France est mobilisée sur ce sujet.

Mme Clara Calipel - Les aides n'ont effectivement pas vocation à être permanentes. Nous avons besoin d'aides pour stimuler l'innovation mais l'objectif est de créer des marchés rentables, pour les entreprises comme pour les ménages. Pour y parvenir, il faut créer des conditions favorables à une hausse de la demande. Ainsi, la réglementation visant à interdire la vente de véhicules thermiques neufs en 2035 encouragera, de fait, la demande de véhicules électriques, car de nombreux ménages ont les moyens de les acheter.

De plus, l'État peut aussi investir en fonds propres.

Le prix de l'énergie est un sujet important. Nous devons pouvoir faire des prévisions sur les prix de l'énergie à dix ou quinze ans, pour donner de la visibilité aux acteurs et encourager les investissements.

M. Dominique Jamme. - Nous pouvons nous réjouir du fait que les systèmes d'arrêt automatique de RTE aient fonctionné lors du black-out survenu en Espagne et au Portugal, pour éviter la propagation.

Le rapport des autorités espagnoles semble montrer que le problème n'était pas lié à la proportion des énergies renouvelables dans le mix énergétique. Le rapport d'ENTSO-E, indépendant, paraîtra toutefois dans quelques semaines. Un point important à relever est que l'Espagne dispose d'un grand nombre d'énergies renouvelables, mais de peu de batteries. Or, si l'électricité n'est pas stockable facilement, il existe de plus en plus de batteries, dont les prix ont fortement diminué. Ce sont des systèmes extrêmement sophistiqués, utiles notamment pour la sauvegarde du réseau ou pour stocker l'appoint en énergie solaire.

Enfin, la compétitivité est évidemment un facteur important. La CRE fait de son mieux pour avoir des opérateurs de réseaux efficaces, qui sélectionnent les investissements les plus rentables et gèrent leurs dépenses efficacement.

Les marchés valorisent par ailleurs l'excellence du nucléaire français depuis la sortie de la crise. Les prix français de l'électricité annoncés pour 2026 et 2027 sont inférieurs de 20 euros à 25 euros à ceux de l'Allemagne et de 40 euros à ceux de l'Italie. La stabilité de la production française est donc valorisée par les marchés, ce qui se répercute directement sur les factures des industriels et des particuliers. Le fonctionnement du marché européen envoie, à cet égard, de bons signaux, à moyen comme à très court terme, pour développer les batteries et la flexibilité de la consommation.

En revanche, il ne fournit pas de signal de prix à dix ou quinze ans. Mais sommes-nous certains qu'aucun problème de production nucléaire ne se présentera d'ici là, comme en 2022 ? Pour rappel, cette année-là, 280 térawattheures ont été produits, contre 360 en 2021 et 320 en 2023. Le parc nucléaire a connu une année de défaillance, après quarante années d'excellence. Or nous dépendons toujours de lui. Il est donc difficile de garantir un prix pour dix ou quinze ans dans le cadre du marché européen de l'énergie.

M. Louis Vogel, vice-président. - La coordination entre l'intervention publique et celle des opérateurs privés est également une question importante.

Merci à tous.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 50.