Mercredi 2 juillet 2025
- Présidence de M. Didier Mandelli, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Audition de Mme Sylvie Landriève, directrice du Forum « Vies Mobiles », sur les systèmes de mobilité alternatifs à la voiture
M. Didier Mandelli, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir ce matin Sylvie Landriève qui dirige le Forum « Vies mobiles », think tank financé par le mécénat de la SNCF qui a pour champ d'expertise la place des déplacements dans nos modes de vie et la manière dont nous pourrions concevoir les politiques de mobilité de demain.
Un sujet est actuellement au coeur de vos travaux : la prédominance de la voiture dans nos systèmes de déplacement et ses implications en termes sociaux et écologiques. Si la voiture est souvent considérée comme un facteur d'autonomie et d'émancipation individuelle, en particulier dans les territoires ruraux, la dépendance à ce mode de transport peut aussi constituer un facteur d'exclusion lorsqu'il n'existe pas de solutions de transport alternatives. Or, selon une enquête menée par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC) en 2025 pour le Forum Vies mobiles, 33 % des Français sont « structurellement exclus » de la conduite automobile, pour des raisons variées allant de l'âge (20 % de la population est âgée de moins de 17 ans), à l'absence de permis et aux incapacités permanentes de conduire. Même pour les titulaires du sésame que constitue le permis de conduire, la conduite automobile n'est pas toujours accessible : aux freins matériels, aux premiers rangs desquels l'obstacle financier lié au coût d'acquisition du véhicule et au prix du carburant, peuvent s'ajouter des freins administratifs (défaut d'assurance, contrôle technique non à jour...), et d'autres plus conjoncturels liés aux contextes de conduite qui peuvent susciter de l'appréhension - voire un renoncement - chez certains conducteurs : selon cette enquête, près de 10 % de la population renonce souvent à conduire de nuit et juge impraticable la conduite en zone rurale ou montagneuse.
La défense du droit à la mobilité pour tous, notamment en zone rurale, constitue un engagement constant de notre commission. Depuis la loi d'orientation des mobilités de 2019, de nombreuses initiatives législatives ont visé à renforcer l'accès aux transports dans notre pays, en zone urbaine comme en zone rurale. Je pense tout d'abord à la loi de 2023 visant à déployer des Services express régionaux métropolitains qui a pour objet d'améliorer la desserte ferroviaire de dix agglomérations françaises en dix ans. Nous avons également vivement soutenu la loi d'origine sénatoriale visant à favoriser le réemploi des véhicules, promulguée en avril 2024, qui vise à faciliter le déploiement de services de mobilité solidaire au profit des millions de Français qui souffrent de précarité mobilité, en particulier en zone rurale.
Les membres de cette commission ne le savent que trop bien : faute d'une rentabilité suffisante, l'offre de transports collectifs demeure particulièrement lacunaire dans les territoires ruraux, qui sont caractérisés par des densités faibles et des distances à parcourir importantes. La complémentarité entre les modes - à commencer par les modes massifiés et les modes doux - doit également être renforcée si nous souhaitons désenclaver les territoires avec une empreinte carbone maîtrisée. Si des initiatives parcellaires existent, les collectivités territoriales se heurtent structurellement à des difficultés de financement, compte tenu des contraintes législatives encadrant le versement mobilité ou de bases fiscales trop limitées.
Bien entendu, ces questions ne sont pas sans lien avec la conférence nationale sur le financement des transports en cours - dite « conférence Ambition France Transports » - qui vise à bâtir un nouveau modèle de financement pour nos infrastructures et services de mobilité d'ici 2040, dans un objectif de réduction des émissions du secteur, d'efficacité budgétaire mais aussi de continuité des services de transports dans tous les territoires.
Dans le prolongement de cette réflexion, Madame la directrice, le forum Vies mobiles finalise en ce moment un rapport visant, d'une part, à chiffrer le coût consolidé de l'usage de la voiture dans notre pays et, d'autre part, à imaginer un système de transport alternatif à ce mode de transport à l'échelle nationale. Avant toutes choses, pourriez-vous nous présenter les objectifs et la méthodologie de votre étude, ainsi que les principaux résultats que vous dégagez à ce stade ?
Le modèle que vous proposez nécessiterait, en zone rurale, de développer un réseau structurant de pistes cyclables et piétonnes et de transformer une large partie du réseau routier en voies vertes. Une telle réorganisation de la voirie aurait de très lourdes conséquences financières, alors que les départements et les communes ont déjà du mal à assurer ne serait-ce que l'entretien régulier de leur réseau. Comment envisagez-vous le financement d'un système de transports alternatifs à la voiture dans un contexte de finances publiques exsangues ?
Cette audition est intéressante pour partager avec vous vos réflexions, qui peuvent dans une certaine mesure nous bousculer. Je précise que cette audition fait suite à une suggestion d'Olivier Jacquin pour cette avant-dernière semaine de session parlementaire.
Mme Sylvie Landriève, directrice du Forum « Vies mobiles ». - Je souhaite vous présenter aujourd'hui les travaux du Forum « Vies mobiles » et notre constat : si nous le souhaitions, collectivement, il nous serait tout à fait possible de nous déplacer, librement, sans voiture, et ce sur tous les territoires. On imagine souvent que les transports collectifs sont réservés aux territoires traversés par les flux, c'est-à-dire les grandes métropoles - les transports en commun les relient entre elles et desservent l'intérieur de leurs territoires - et que la voiture est l'unique solution pour le reste du territoire national.
Nous n'utilisons pas ici le terme « rural », extrêmement réducteur. En effet, 70 % de la population et près de 85 % du territoire national n'est pas desservi par les alternatives à la voiture : c'est un problème majeur et non résiduel, et c'est le sens de notre démarche.
Je ne reviendrai pas sur la question des « éconduits » du système automobile, mais je souhaite préciser l'objectif que nous poursuivons, en citant Yves Crozet, qui a été membre de notre comité scientifique, qui défend l'idée suivante : on ne peut pas se passer de la voiture, parce qu'elle constitue une « assurance mobilité ». Je l'ai donc pris au mot : comment imaginer un nouveau système qui constitue cette assurance mobilité, c'est-à-dire qui assure la capacité de l'ensemble de la population, à se déplacer ?
Nous avons réalisé une grande enquête avec le CREDOC qui démontre que la voiture n'est, en réalité, pas synonyme de liberté pour une bonne partie de la population. Sans même citer ceux qui sont juridiquement empêchés de conduire, comme les mineurs, une partie de la population n'est pas en mesure de conduire. Cette proportion ne cessera d'augmenter en raison du vieillissement de la population, mais aussi parce qu'il est probable que dans les années à venir, la France s'inspire de certains pays étrangers dans lesquels à compter d'un âge défini, les conducteurs doivent repasser tout ou partie de l'examen du permis. Par conséquent, la proportion de ceux qu'on appelle les « éconduits », qui représentent aujourd'hui 30 % de la population, ne fera qu'augmenter.
À côté des éconduits « structurels », 40 % des conducteurs - qui possèdent pourtant une voiture et ont les moyens de payer le carburant et les frais d'assurance - sont empêchés de conduire la nuit, parce qu'ils n'ont pas une bonne vue ou qu'ils craignent la panne.
On constate donc que parmi les 70 % de la population française qui ne réside pas dans une métropole, une partie considérable n'est pas en mesure de « sortir ». J'emploie à dessein le terme « sortir » car, même lorsqu'on ne travaille pas, on sort le soir : les loisirs sont souvent structurés par les soirées, en particulier par l'agenda de ceux qui travaillent. Ainsi, si vous êtes empêchés de conduire la nuit, vous ne pas ni vous rendre chez des amis pour visionner un match de football, ni aller au cinéma dans la ville moyenne la plus proche. De nombreux déplacements ne peuvent donc pas se faire avec le système actuel. Les transporteurs disent d'ailleurs que même l'Île-de-France, d'une certaine façon, ressemble la nuit à la campagne le jour en termes de desserte en transport collectif.
Nous proposons donc un système où tout le monde est desservi, et ce, toute la journée. L'organisation de nos modes de vie aujourd'hui nous place dans ce que les sociologues appellent un monde de la réversibilité, alors que pendant des siècles, soit on vivait et se déplaçait à proximité immédiate de son domicile, soit on était itinérant. De nos jours, on ne cesse de partir de son domicile et d'y revenir. Il faut donc absolument que le système garantisse - et c'est peut-être là l'avantage de la voiture aujourd'hui par rapport au transport collectif - que, lorsque l'on part de chez soi, on ait l'assurance de pouvoir revenir. Le système que nous avons conçu est pensé ainsi : garantir une offre de transports pour tout le monde, sept jours sur sept, toute la journée et toute la nuit. La condition est que ce système s'applique à tous les territoires. Pourquoi ? Tout d'abord, pour une raison démocratique. Nous menons beaucoup d'enquêtes et de forums citoyens sur la mobilité. Il en ressort que les Français, pour la plupart d'entre eux, ont choisi leur cadre de vie et souhaitent y rester, qu'ils vivent à la campagne, dans un bourg rural, dans une ville moyenne, en périphérie d'une grande ville ou au coeur d'une grande ville.
Or, les solutions de transports orientées vers le cadre de vie - c'est-à-dire les solutions pensées soit pour la campagne, soit pour la ville - ne répondent jamais complètement à la problématique des déplacements des personnes, ce qui a pour conséquence que 80 % des ménages possèdent une voiture et que 80 % des déplacements s'effectuent en voiture. C'est à ce sujet que nous nous attaquons.
Quant aux moyens, nous considérons que l'aménagement du territoire au XXIème siècle, dans une perspective écologique, de transition énergétique et d'autonomie stratégique, consiste surtout à composer avec l'existant, c'est-à-dire à ne pas déplacer les personnes, les emplois ou les activités. Il s'agit plutôt de regarder où nous nous trouvons et comment nous pouvons faire avec l'existant. Pendant la crise de la covid-19, c'est ce que nous avons fait. Nous avons trouvé des systèmes d'organisation avec les moyens existants. Bien sûr, c'était une situation particulière que nous ne souhaitons pas voir perdurer, mais cela montre que nous sommes tout à fait capables de le faire. Le déploiement du télétravail, qui est le fruit de cette période, constitue d'ailleurs, d'une certaine façon, une politique de mobilité.
Pourquoi partir de l'existant ? Pour des raisons pratiques. Nous disposons d'un réseau routier relativement conséquent, assez bien entretenu, qui permet d'accéder à tous les territoires. En effet, toutes les habitations sont accessibles par la route. On peut donc très bien soustraire une partie du réseau routier à la voiture individuelle pour que les transports collectifs et les alternatives comme la marche et le vélo puissent, d'une part, atteindre une vitesse commerciale « compétitive » et, d'autre part, permettre aux marcheurs comme aux cyclistes de se déplacer en toute sécurité, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Pour des raisons économiques également : lorsque l'on compose avec l'existant, on s'épargne les coûts des grands projets ainsi que les émissions de gaz carbonique liées à la création de nouvelles infrastructures. Enfin, pour des raisons temporelles, tout simplement, car cela nous permet d'agir dès maintenant.
Pour répondre à votre question sur la méthode, il faut savoir que ce projet est l'idée d'un ingénieur - qui exerce aujourd'hui en administration centrale -, qui s'est fondé sur des modèles. En Suisse par exemple, tout village de plus de 100 habitants est desservi plusieurs fois par jour par autocar pour rejoindre le système ferroviaire. Le modèle suisse repose donc sur l'articulation autocar-train. Le système néerlandais, quant à lui, est plutôt fondé sur l'articulation train-vélo. Je souhaite immédiatement partager un point avec vous : nulle raison culturelle n'explique le déploiement de ces systèmes. Ce sont des politiques publiques - suisses et néerlandaises - qui ont déployé ces systèmes, et ce, à chaque fois, pour des raisons d'autonomie stratégique. Nous avons également cela à l'esprit : plus nous consommons d'énergie, en particulier d'énergie fossile, moins nous sommes indépendants stratégiquement. C'est pour cette raison que les Néerlandais, comme les Suisses, ont mis en place leur système, en se disant qu'en cas de problème, ils sauraient se déplacer sur leur territoire. Le système lui-même est donc très simple. Le système que nous proposons s'appuie sur le réseau existant. Pour le rail, le problème est que, pour atteindre l'objectif d'un cadencement à la demi-heure, il doit être extrêmement bien entretenu, comme en Suisse. Le réseau d'autocars est structuré par des rabattements vers l'épine dorsale que constitue le chemin de fer. Pour ce faire, nous proposons d'utiliser une partie du réseau routier qui, en revanche, ne sera plus accessible aux voitures individuelles. La densité de routes en France est telle que les bureaux d'études avec lesquels nous avons travaillé sur sept départements - départements très ruraux, départements moyennement urbanisés et départements entièrement métropolisés - n'ont besoin que de 10 % à 15 % des routes existantes pour faire circuler ce système, qui permet de desservir la quasi-totalité de la population. Cela montre que nous ne manquons pas de routes et que nous pouvons en soustraire une partie à l'usage de la voiture individuelle, sauf pour les riverains, bien entendu. Pour le bus et l'autocar, nous pouvons donc imaginer une fréquence à la demi-heure en journée et une fréquence moindre la nuit. Ensuite, il faut un maillage cyclable et piétonnier partout. Aujourd'hui, il n'est pas possible de faire du vélo. Très souvent, on considère que le vélo et la marche sont essentiellement des pratiques de grandes métropoles, et il est vrai que c'est là qu'elles se sont le plus développées.
Cependant, même dans les métropoles, les pistes réservées à ces modes sont étroites et visent à faciliter un déplacement rapide : elles ne permettent ni aux jeunes ni aux groupes de les utiliser. On n'imagine pas, par exemple, comment cinq ou six adolescents de 13 ou 15 ans feraient du vélo à Paris. Même dans des villes qui ont une politique en faveur du vélo, la situation est très en deçà de ce que nous préconisons. Dans les espaces plus ruraux ou, en tout cas, non métropolisés, il faudrait aujourd'hui être le plus souvent inconscient pour laisser des jeunes faire du vélo sur les routes secondaires, où ils pourraient être dépassés soit par des voitures à 60 km/heure, soit, sur les départementales, par des camions. Il est donc tout à fait normal que le vélo et la marche ne se déploient pas. Tant que des réseaux routiers entiers ne leur seront pas réservés, ces pratiques ne pourront pas se développer correctement. Notre système est très orienté par les usages et il a donc besoin d'être intégré. C'est là aussi qu'intervient la nécessité d'un organisateur public, sans préjuger de qui opère localement - le public, le privé, tel ou tel système, cela peut être complètement libre. Un organisateur public, pourquoi ? Pour penser l'interconnexion, bien sûr - c'est ce que font les Suisses ou les Néerlandais -, pour penser les horaires - à ce sujet, une simple remarque : en Suisse, les horaires sont imposés par la Confédération à tous les transporteurs, car cela permet un système interconnecté y compris, bien sûr, pour les tarifs, le paiement, l'information et la billettique. L'exemple du Japon est parlant : avec un même pass, on peut circuler dans la totalité du pays, sauf sur le Shinkansen. Vous êtes élus et, dans de nombreux endroits, des éléments de ce système existent. Je ne vais pas tous les reprendre, mais on trouve, par exemple, du train cadencé à la demi-heure qui se met en place dans le sud de la Bretagne. On trouve du car dans les zones rurales du Nord-Cotentin. On trouve une articulation train-vélo en libre-service en Charente. Je pourrais donner de nombreux exemples de ce type, mais le problème majeur est que cela ne constitue pas un système national.
Nous avons organisé un forum citoyen en Normandie. Si vous habitez dans cette région et que vous voulez aller voir vos petits-enfants dans l'arrière-pays du Médoc, vous n'avez pas de système qui vous permette de le faire aujourd'hui. Le système que nous proposons s'adresse aux 68 millions de Français : il a vocation à absorber la totalité des flux existants et la totalité des flux nouveaux, notamment le soir. Il permettrait de créer 120 000 emplois de conducteurs et, quasiment, d'atteindre l'objectif de neutralité carbone.
Nous avons fait évaluer par le laboratoire d'économie des transports le système voiture actuel. Il recouvre des coûts privés, qui incombent aux personnes et aux entreprises, et des coûts publics, qui incombent aux collectivités et à l'État. Le système « voiture » actuel représente au minimum 300 milliards d'euros par an. C'est une somme colossale. Notre système alternatif - dont nous n'avons pas encore défini le nom -, représente un coût global de moins de 50 milliards d'euros par an, à telle enseigne que les économistes « mainstream », comme on dit, se demandent : « Mais que vont faire les gens de tout cet argent ? », puisque dans le système « voiture » actuel, une bonne partie des 300 milliards est payée directement par les ménages. On pourrait donc très bien avoir un débat collectif sur ce que nous ferions de la manne retrouvée : quid de l'augmentation du pouvoir d'achat de certains, quid de nouveaux investissements publics par ailleurs ? Tout est vraiment ouvert.
Notre système alternatif présente non seulement beaucoup d'avantages pour les individus - une augmentation du pouvoir d'achat, une liberté retrouvée ou nouvelle pour tous les éconduits de la voiture et, surtout, une desserte de tous les territoires, tant il est vrai que l'on ne cesse de dire : « Oui, mais les territoires ruraux... », comme s'ils ne constituaient qu'une partie du territoire, ce que j'évoquais précédemment. Il faut donc absolument penser le système dans sa globalité, d'autant plus que nous sommes en train de lancer une enquête sur la dispersion territoriale des familles françaises. Il y a fort à parier que tous, autant que nous sommes, nous nous rendons, sinon régulièrement dans l'ensemble des territoires français, du moins dans trois ou quatre régions différentes.
Pour la collectivité, cela signifie une réduction du coût d'entretien des routes, tant il est vrai aussi que celui-ci est lié au poids de ce qui y circule. Cela signifie également une disparition d'une partie des coûts sociaux - bruit, pollution, CO2, accidents -, c'est-à-dire les externalités du système « voiture » que vous connaissez bien. Bien sûr, et ce n'est pas le moindre des avantages, cela signifie une bien meilleure autonomie stratégique. Vous avez sans doute en tête que le scénario de RTE prévoit qu'il n'est pas possible de renouveler le parc thermique actuel de voitures.
C'est le moment ou jamais de s'intéresser à un nouveau système de mobilité.
M. Didier Mandelli, président. - L'objectif était, me semble-t-il, de nous interpeller collectivement sur cette perspective d'une France sans voiture, ce qui est tout de même assez perturbant, tant ce modèle est ancré en nous et synonyme de liberté pour aller d'un point A à un point B. Le permis de conduire est aussi souvent, à dix-huit ans, synonyme de liberté et d'émancipation. C'est donc, en effet, aussi quelque chose de culturel qui est en jeu.
Je vous laisse à vos réactions, car - pour participer également à la conférence Ambition France Transports, dans l'atelier numéro un sur les financements -, quand on regarde la nature des déplacements, je m'imagine mal, par exemple, prendre un vélo pour me rendre à un point de rabattement situé à dix kilomètres afin d'emmener mes enfants à l'école, qui se trouve à un kilomètre et demi. Dans le quotidien des Français, dans leur façon d'utiliser leur véhicule, il est difficile d'imaginer aller à la boulangerie, située à deux kilomètres, en car ou en train, notamment dans les zones très rurales ou les zones de montagne. Je laisserai donc mes collègues s'exprimer : très clairement, nous avons du mal à nous projeter dans un tel système.
L'intérêt de cette audition est de nous interpeller et de nous permettre d'échanger sur ces sujets au regard de nos pratiques quotidiennes et de celles de nos concitoyens, de leurs besoins ou de leurs attentes. Vous avez toutefois le mérite de poser le sujet et de nous permettre d'en débattre. Je remercie Olivier Jacquin, qui est à l'origine de cette audition.
M. Olivier Jacquin. - Je remercie Sylvie Landrière et le Forum Vies Mobiles, ainsi que la commission, Didier Mandelli et Jean-François Longeot, d'avoir permis de recueillir ce matin cette réflexion, à mon initiative. Il s'agit de la réflexion la plus stimulante que j'aie rencontrée sur les enjeux de transport au cours de la dernière année.
Ayant rédigé en 2021 un rapport d'information sur les mobilités dans les espaces peu denses en 2040, je constate que c'est la première fois que nous disposons d'un chiffrage du coût complet d'un réseau de transport en commun pour les zones rurales. C'est cet élément qu'il m'a semblé intéressant de vous faire partager et découvrir.
Je suis en contact avec le Forum « Vies Mobiles » pour présenter ce système dans mon département et, au premier contact, les élus chargés des transports sont très intéressés par cette réflexion.
Néanmoins, comment passe-t-on à l'étape suivante ? On évoque la possibilité d'expérimenter partiellement ce système sur certains territoires. Toutefois, comme j'ai pu le dire la première fois que vous m'avez présenté cette étude, il y a loin de la coupe aux lèvres, car je ne vois pas dans quel système démocratique on pourrait empêcher la voiture privée de circuler.
M. Alain Duffourg. - Madame la directrice, vous avez évoqué des exemples concrets en matière de mobilité, en Suisse et en Hollande, avec les articulations « bus-train » et « train- vélo », et des cadencements à la demi-heure.
Néanmoins, je suis élu d'un territoire rural, le Gers - vous avez parlé de l'égalité, où des expériences ont été mises en place pour essayer de pallier la diminution de l'usage de la voiture. Le transport à la demande qui a été instauré n'a pas fonctionné. Des pistes cyclables ont également été mises en place, qui ont coûté fort cher au conseil départemental - 4 millions d'euros pour 15 kilomètres -, et qui sont peu utilisées. Le département est vallonné et la plupart des citoyens nous demandent : « Comment vais-je faire pour aller faire des courses ? ».
Se pose donc la question que vous avez évoquée, celle du financement du système que vous proposez. S'agissant du transport ferroviaire, nous avons des difficultés ne serait-ce qu'à entretenir la ligne Auch-Toulouse, qui devait d'ailleurs être fermée en 2026, faute de travaux. Certains veulent rouvrir une ligne qui a été abandonnée il y a une quinzaine d'années entre Auch et Agen, pour un coût de 200 millions d'euros. Tous ces modes de transports alternatifs nécessitent donc d'importants financements et de lourds investissements. Si vos propositions sont intéressantes, n'y a-t-il pas un côté un peu utopique dans tout cela ?
M. Daniel Gueret. - Votre exposé, que j'ai pris en cours de route, a le mérite d'être clair. Il propose globalement un changement de société ; il constitue donc à lui seul un programme.
Vous proposez aussi quelque chose qui, d'expérience, me gêne un peu : une vision très uniforme et verticale des choses. Vous préconisez, avec des arguments que j'entends et dont certains sont tout à fait recevables, d'imposer un modèle du nord au sud, de l'est à l'ouest, qui s'applique à tout le monde. C'est faire fi de la différenciation territoriale sur les mobilités et des moyens engagés par toutes les collectivités en zones urbaine, périurbaine et rurale, où les interconnexions sont à l'ordre du jour depuis maintenant deux décennies et où des réalisations sont faites.
Je vous invite à venir en Eure-et-Loir voir le problème qui se pose depuis une vingtaine d'années s'agissant des pistes cyclables reliant des pôles ruraux aux zones urbaines. Nous avons, il y a vingt ans, réalisé 120 kilomètres de pistes cyclables. Il a déjà fallu les rénover une fois. Quand vous dites que l'on pourrait faire des économies sur les routes en essayant de faire comprendre aux gens que le progrès est de se déplacer à vélo et non plus en voiture, vous avez raison, sauf que les pistes cyclables ont un coût d'entretien. Le département a financé ces pistes dans un premier temps et les a déléguées aux communes qui, aujourd'hui, n'ont pas les moyens de les entretenir. Le résultat est que nous nous retrouvons avec des pistes cyclables qui coûtent très cher et un débat sur qui doit payer.
En zone urbaine, dans des villes parfois anciennes, lorsqu'il faut réaménager l'espace pour mettre en place par exemple des services de bus à haut niveau de service (BHNS), des pistes cyclables et des voies pour les voitures, on s'aperçoit que c'est très compliqué.
Dans ce que vous avez dit, il y a de bonnes idées, bien évidemment, et je suis intéressé de les entendre. Néanmoins, si nous voulons, en matière de mobilité, atterrir à un moment ou à un autre, il faut aussi être réaliste. Au-delà des études que vous préconisez et que vous présentez, il y a un problème de coût et aussi un problème de liberté fondamentale. Je suis radicalement contre tout ce qui oppose un moyen de transport à un autre.
En tant qu'élu local d'une agglomération de 150 000 habitants, tout ce que j'ai réalisé pendant vingt ans en matière de mobilités a été animé par un souci de complémentarité avec tous les partenaires, y compris d'ailleurs avec les associations qui ont porté avec moi un certain nombre de projets. Je souhaiterais que nous fassions preuve d'un peu de réalisme à un moment où le pays a d'autres préoccupations que de vendre du rêve, même si le rêve peut parfois permettre de faire avancer les choses. En cela, je veux rendre hommage à votre exposé, madame.
M. Didier Mandelli, président. - Merci, Daniel. Madame la directrice, je vous laisse répondre à ces premières questions.
Mme Sylvie Landriève, directrice du forum « Vies mobiles ». - Je note dans vos questions trois sujets : l'aspect démocratique, les échecs relatifs des expérimentations menées jusqu'à présent et, enfin, le réalisme du système alternatif. Je commencerai par ce dernier point, la question du réalisme.
Oui, il s'agit d'un changement de système. Il n'y a aucun doute à ce sujet. C'est justement, pour nous, la raison pour laquelle, aujourd'hui, toutes les expérimentations ne se déploient pas, voire ne fonctionnent pas et donnent, je dirais, à désespérer des investissements publics qui sont faits, en toute bienveillance, en particulier sur le plan écologique. L'absence de pensée systémique fait que nous sommes dans une impasse.
Aujourd'hui, en creux de ce que j'ai exposé, l'autre système consisterait à simplement remplacer les voitures thermiques par des voitures électriques. Je passe sur le fait que, bien entendu, cela ne donne pas de liberté de se déplacer à tous ceux qui ne peuvent pas le faire en voiture et qui ne pourraient pas davantage le faire en voiture électrique. Par ailleurs, la voiture électrique est, en réalité, dans une impasse. Vous le savez, elle ne se déploie pas aujourd'hui. Seuls 2 % des véhicules individuels sont électriques. Elle est extrêmement chère. Elle ne s'adresse pas aux classes populaires, mais elle ne s'adresse pas non plus aux classes moyennes. Même les cadres n'achètent pas de voiture électrique ; 2 % du parc, c'est extrêmement peu.
Miser sur la transformation du parc automobile par l'intermédiaire des flottes d'entreprises, c'est la croix et la bannière, tout simplement parce que ces flottes sont constituées, le plus souvent, de grosses voitures pour les cadres, alors qu'il faudrait de petites voitures. De plus, les petites voitures ne sont pas construites par des groupes français, mais plutôt par des groupes asiatiques, ce qui nous placerait en situation de dépendance stratégique, non seulement pour les batteries, mais également pour les véhicules. Par conséquent, le scénario que je propose, s'il est peut-être nouveau, est beaucoup plus réaliste que celui de la transformation à l'identique du parc thermique en parc électrique.
J'ajouterai d'ailleurs quelques points sur ce système automobile. Aujourd'hui, vous considérez qu'il est gage de liberté. Dans la mesure où 80 % des déplacements sont effectués en voiture, oui, d'une certaine façon, c'est la seule liberté dont la plupart des gens disposent sur l'ensemble des territoires pour se déplacer. Néanmoins, ce n'est pas du tout la liberté au sens où ce système serait formidable.
D'ailleurs, qui achète les voitures ? À qui s'adresse la publicité aujourd'hui ? Elle ne s'adresse pas aux Français. Qui achète des voitures neuves destinées à circuler à la campagne quand, généralement, on n'en a pas besoin pour se rendre au travail avec une seule personne à leur bord ? En réalité, 95 % des Français achètent des voitures d'occasion et les font durer le plus longtemps possible. L'âge moyen du parc automobile est déjà de douze ans, et nous savons qu'une bonne partie de ce parc frise les vingt ans. C'est donc une liberté très relative qui explique que les gens aient besoin de leur voiture dans le système actuel. Tant que nous ne proposerons pas d'alternative, nous resterons effectivement dans ce système. Je vais donc contredire Olivier Jacquin sur cette question, ainsi que sur celle selon laquelle nous proposerions un système vertical et imposé. Le système de la voiture nous est imposé à tous, collectivement. Il est imposé aux plus jeunes d'entre nous, qui ne peuvent pas circuler tranquillement sur les routes, pas plus que dans les rues des grandes métropoles. Ce système est imposé aux personnes qui, à partir d'un certain âge, ne peuvent plus conduire. 80 % d'entre nous, en tant que ménages, possèdent une voiture parce que nous n'avons pas d'alternative. En termes de démocratie, cela me laisse perplexe.
Il ne s'agit pas d'un système que les gens ont plébiscité par le bas. C'est un système qui s'est déployé par le haut, exactement comme le système alternatif que nous proposons, avec des politiques de mobilité et des politiques industrielles. Un historien américain, Peter Norton, raconte comment Henry Ford allait arracher les caténaires des tramways. C'est simplement pour dire que la diffusion de la voiture n'est pas venue d'une demande de la population, elle a résulté d'une politique industrielle et étatique qui s'est déployée dans la plupart des pays développés.
Je suis donc à l'aise avec le fait que nous préconisions, nous aussi, un système. Je comprends l'idée selon laquelle il faut, bien sûr, prendre en compte les particularités territoriales. Le problème est que les déplacements sont ce qui fait le lien entre tous les cadres de vie, tous les territoires, toutes les parties de la France. Si nous ne concevons pas un système complet, nous sommes coincés et, d'une certaine façon, nous donnons sa place à la voiture.
M. Jacques Fernique. - Cette réflexion est effectivement tout à fait intéressante et stimulante.
Toutefois, lorsqu'on réfléchit aux modèles qui ont été invoqués - le modèle suisse, le modèle néerlandais -, il faut rappeler que ni la Suisse ni les Pays-Bas, chers collègues, ne sont des territoires sans voitures. Par ailleurs, nos systèmes de mobilité ont déjà considérablement évolué. Je le constate dans l'agglomération de Strasbourg ou au coeur de Paris : il existe un meilleur partage de la voirie, plus intelligent, qui a permis de dissuader le trafic de transit automobile et d'offrir des possibilités de circulation en site propre. Les alternatives à la voiture, pour être compétitives, ont besoin de pouvoir mieux circuler. Tout cela, effectivement, ne s'est pas fait facilement ; cela a créé des crispations et des blocages.
Quand, dans l'agglomération de Strasbourg au sens large, nous déployons le réseau express métropolitain européen - notre REME -, nous nous apercevons qu'il n'est pas aisé d'augmenter considérablement l'offre de trains et qu'il faut - c'est la phase dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui - adosser cet effort à un renforcement de l'offre de cars et de bus.
Cela signifie qu'il ne faut pas nous enfermer dans un débat théologique en nous en tenant à des formules. Il ne faut pas opposer les modes de transport les uns aux autres. Il faut savoir comment nous donner les moyens de faire évoluer le modèle, car il s'agit, pour l'essentiel, d'inciter à « consommer la voiture avec modération », là où elle est vraiment pertinente. Il est clair que certains territoires, et pas seulement en zone rurale, sont très mal desservis. Le chiffre était impressionnant : 85 % de la surface du territoire ne sont pas desservis par un transport collectif organisé et régulier. Cela représente à peu près 70 % de la population. Lorsque notre commission a travaillé sur les mobilités solidaires, nous avons pris la mesure du phénomène de précarité-mobilité qui touche de nombreux Français.
La question que je me pose, au vu des différentes propositions que vous avez faites, est donc la suivante... Il y a le train, les bus, les cars, le vélo, la marche. Il est clair que, parmi les alternatives à la voiture - et plus précisément à l'autosolisme -, l'autopartage est un levier intéressant. Certes, transformer tout le parc thermique de voitures en parc électrique ne sera pas une solution mécanique. Toutefois, il ne faut pas abandonner l'idée que toute une partie de nos concitoyens - ne serait-ce que pour les usages où l'on a parfois besoin d'une voiture - ont besoin d'un accès à l'électromobilité et à une solution qui soit d'un prix abordable. Dernière idée : pour réduire l'utilisation de la voiture, que penser de la mise en place de systèmes de tarifs d'assurance mieux indexés sur le kilométrage ?
M. Guillaume Chevrollier. - Vous présentez un véritable plan de transformation des mobilités, qui s'apparente aussi à un plan de transformation de l'économie. En effet, vous indiquez que le système que vous proposez représente un coût de 50 milliards d'euros par rapport aux 300 milliards d'euros que coûte le système automobile actuel, mais quelles seraient les répercussions économiques de votre système alternatif sur la filière automobile française ? Ce que vous proposez présenterait des impacts globaux significatifs, qu'il conviendrait d'évaluer. Il s'agit d'un plan de transformation qui ne peut s'envisager que dans la durée et dans le respect d'un principe de différenciation, en tenant compte des réflexions formulées par mes collègues.
Je souhaitais simplement témoigner de la situation de nombreux territoires, dont mon département de la Mayenne, un territoire rural dans lequel, comme vous l'avez indiqué, plus de 80 % des déplacements se font en voiture individuelle, notamment pour se rendre au travail. Même si des solutions d'autopartage se développent en milieu rural, la voiture reste indispensable. C'est une liberté, mais c'est aussi une nécessité pour permettre aux citoyens de se déplacer. Comme vous le savez, les mobilités répondent aussi à des enjeux d'aménagement du territoire, sujet auquel nous sommes très attachés : il s'agit de permettre à chacun d'accéder à son logement, où qu'il réside.
Le point que je voulais évoquer avec vous, outre le développement de l'autopartage, est le développement significatif des pistes cyclables dans les territoires ruraux, qui souffrent cependant d'une difficulté d'interconnexion. Si l'on parle beaucoup de l'interconnexion des réseaux d'eau, il en va de même pour celle des pistes cyclables : si elles ne sont pas pleinement sécurisées, elles ne sont pas pleinement efficientes pour permettre une mobilité de nos concitoyens tout au long de l'année, quelle que soit la météo. Certes, elles sont utilisées dans le cadre d'un tourisme vert - que l'on souhaite développer -, mais si l'on veut renforcer les mobilités à vélo ou à pied, il faut des voies qui débouchent sur d'autres voies. Les collectivités sont particulièrement investies sur ces sujets, mais la tâche est complexe.
M. Jean-Claude Anglars. - Je suis d'accord avec ce qu'a dit Olivier Jacquin : votre intervention est décoiffante. Néanmoins, il est bon, de temps en temps, d'essayer de se projeter dans un autre modèle.
Moi qui viens de l'Aveyron, j'ai connu la voiture à dix-huit ans. Nous vivions dans des communautés dans lesquelles le covoiturage entre voisins était fréquent, non pas que nous ayons été des arriérés... Nous utilisions ainsi la voiture par nécessité, ce n'était pas un choix. Je confirme donc que la voiture est vraiment synonyme de liberté.
Bien sûr, vous n'avez pas évoqué les chevaux, car lorsque l'on parle des moyens de transport, on peut évoquer les chevaux, les calèches, les boeufs pour tirer... Vous ne l'avez pas dit, mais cela faisait partie de l'économie que nous avons connue. Nous avons quand même soixante ans, et je parle d'un monde... Quand on est en Aveyron, on a des problèmes de déplacement. Rien que pour le train Rodez-Paris, nous n'arrivons même pas à faire changer les rames pour qu'elles fonctionnent à l'heure.
Vous avez indiqué avoir travaillé sur sept départements ou sept territoires et être allé jusqu'au bout du dispositif sur un territoire rural. Vous avez cité la Creuse, me semble-t-il, tout à l'heure. Pourriez-vous nous dire jusqu'où vous êtes allé dans la mise en oeuvre du modèle que vous préconisez ? Je partage beaucoup de ce qui a été dit par mes collègues sur le caractère déstabilisant de votre présentation, mais il faut effectivement se poser des questions qui paraissent utopiques pour être en mesure d'inventer de nouvelles choses. Moi qui ai connu l'ancien monde, je sais ce que c'est que le progrès, notamment le progrès en matière de mobilités.
M. Didier Mandelli, président. - Merci cher collègue. Je vais vous laisser répondre, Madame la directrice.
Je voudrais simplement, puisque Jean-Claude Anglars a fait référence à la ligne ferroviaire Rodez-Paris, rappeler, comme je l'ai dit dans mon propos liminaire, que vos travaux sont financés par le mécénat de la SNCF. Cela a son importance.
Mme Sylvie Landriève, directrice du Forum « Vies mobiles ». - Je réagis à la question du mécénat. Effectivement, le Forum « Vies Mobiles » existe depuis une quinzaine d'années. Il est financé en totalité par la SNCF. Notre activité consiste donc à financer et à piloter des projets de recherche, principalement en géographie, en sociologie, en gestion et en économie, voire en philosophie.
Ce qui nous intéresse, le coeur de notre programme de recherche, est la place des déplacements dans les modes de vie : pourquoi les gens se déplacent-ils, qu'est-ce qui leur plaît, que voudraient-ils changer, que souhaiteraient-ils voir advenir ? L'exercice que nous menons actuellement avec le nouveau système de mobilité nous a conduits au-delà de ce que nous faisions précédemment, justement pour répondre à ce que nous entendons à la fois dans les enquêtes où nous demandons aux gens ce qu'ils souhaitent, mais aussi dans les forums citoyens que nous organisons autour de la mobilité.
Nous avons organisé un très grand forum citoyen - un peu comme la Convention citoyenne pour le climat, je pourrais vous en dire plus si vous le souhaitez - sur les mobilités liées au travail. Nous en avons organisé un second sur les mobilités liées au temps libre et nous envisageons d'en organiser un sur les mobilités liées à la santé. Que disent les gens ? Nous avons mené une grande enquête internationale qui concernait des pays aussi développés que le nôtre, avec le même taux d'équipement en voitures. Ce que les gens demandent, ce ne sont pas des voitures, c'est d'avoir la liberté de se déplacer, de pouvoir partir et revenir quand ils l'entendent.
Nous sommes donc très attachés à répondre à cela : la liberté de se déplacer. Je donne un exemple : nous avons organisé un forum citoyen en Île-de-France où les Franciliens se plaignaient de ne pas pouvoir venir à Paris tard le week-end, car ils ne pouvaient pas rentrer chez eux en deuxième couronne le soir. C'est dire que ce problème concerne tous les territoires, y compris ceux qui sont aujourd'hui parmi les mieux desservis.
Concernant le mécénat, il s'agissait d'un accord que nous avons conclu avec la SNCF, de manière à ce que les chercheurs soient entièrement libres et qu'il n'y ait pas de retour commercial pour le groupe. C'est ce que nous faisons depuis quinze ans. Il va de soi qu'il serait difficilement envisageable, dans une perspective de transition écologique et d'autonomie stratégique, que nous soyons financés par un constructeur automobile. Venons-en aux questions, aux départements et peut-être à la méthode. Nous avons travaillé avec deux bureaux d'études, BL Évolution d'un côté et Vizea de l'autre, l'un et l'autre ayant l'habitude de collaborer avec les collectivités locales. Ils ont notamment travaillé sur la Mayenne, le Loiret, la Creuse, les Hautes-Alpes, la Gironde et la Meurthe-et-Moselle. J'espère n'avoir oublié aucun département. Quelle était l'idée ? Pourquoi l'échelle du département ? Le département représente la traduction la plus locale du pouvoir de l'État, puisqu'il a été pensé avant la motorisation des déplacements. Ainsi, peu ou prou, les départements - si je mets de côté l'Île-de-France - ont plus ou moins la même taille. Nous sommes donc dans une sorte de territoire proche du bassin de vie. Les deux tiers des déplacements quotidiens des personnes se font à l'intérieur des départements, sur des espaces qui ont peu ou prou la même superficie. En analysant précisément des départements ruraux, des départements moyens dotés d'une bonne armature de villes moyennes et de petites villes, et des départements métropolisés, nous avons été en mesure de monter en échelle pour réaliser un chiffrage global, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, et voir si nous pouvions absorber tous les flux. La méthode a donc été celle-ci. Les bureaux d'études ont examiné, très précisément, quel linéaire de voirie pourrait être soustrait à la circulation automobile sur chaque territoire.
Vous évoquiez la question des interconnexions. Effectivement, dans le système alternatif, ce qui coûte le plus, pour l'essentiel, outre l'entretien des voies ferrées afin de permettre le cadencement des services, c'est bien l'interconnexion entre le réseau non accessible à la voiture individuelle et le réseau du nouveau système de mobilité. L'essentiel des investissements se situe donc là, précisément pour ces interconnexions. Je vous renvoie au détail du chiffrage, qui a été envoyé à l'ensemble de la commission, et je peux y revenir si vous le souhaitez.
S'agissant des autres questions, notamment celles de M. Fernique sur la manière de ne pas opposer les différents modes, je dirais que, malheureusement - et nous sommes les premiers à le regretter -, la part des déplacements en voiture ne diminue pas. La part des kilomètres parcourus en voiture ne diminue pas. Cela ne veut pas dire que les politiques publiques qui sont menées ne servent à rien. Elles servent, bien entendu, puisqu'il est manifeste qu'il y a de plus en plus d'habitants qui font du vélo et que les transports collectifs sont, pour une part, bien remplis. Malgré tout, en termes d'analyse « système », la part modale de la voiture ne diminue pas. Aujourd'hui, toutes ces alternatives ne font pas système.
Je vais faire un bref point sur le covoiturage. Nous avons rédigé une note il y a quelques mois qui montre que, s'il constitue une solution sur le plan de la solidarité, il n'est en aucun cas une solution systémique. Il représente 0,04 % des déplacements du quotidien. Il n'y a aucune chance pour qu'il se déploie, pour une raison d'ailleurs très simple : le covoiturage est déployé en tant que politique publique sans la moindre base de données sur les trajets qui sont effectivement mutualisables.
Quant à la question de la diminution du parc automobile, qui se produirait parce qu'on aurait imaginé quelques pistes cyclables et autres services alternatifs par-ci par-là, il n'y a aucune chance que cela arrive non plus. Pourquoi ? Par exemple, j'entends dire qu'il faudrait que les ménages se débarrassent de leur deuxième voiture. Le problème est que, très souvent, lorsque l'on a deux voitures, c'est que l'on a besoin d'en avoir deux. C'est parce que monsieur ne travaille pas au même endroit que madame, que les enfants sont grands et qu'ils vont faire leurs études dans un autre lieu et que, malheureusement, comme tous les horaires sont relativement synchronisés, tout se passe à peu près au même moment.
En réalité, la diminution théorique du parc automobile supposerait une désynchronisation des rythmes sociaux qui, pour l'heure, n'est envisagée par personne. Aujourd'hui, la seule cause de diminution du parc automobile est le vieillissement du parc thermique et, tout simplement, la difficulté à le renouveler. C'est pourquoi nous devançons quelque peu cet état de fait en proposant une alternative.
Je terminerai sur la remarque selon laquelle les parts modales, par exemple en Suisse, montrent que la voiture y est toujours très présente. C'est tout à fait exact. Néanmoins, il faut noter un point : en France, les transports collectifs représentent 11 % des déplacements pour le train et 5 % pour l'autocar, soit, au total, 16 %. Ce chiffre est le double en Suisse ; la situation n'est donc pas exactement la même. Malgré tout, effectivement, dans la mesure où les gens peuvent acheter des voitures et où, par ailleurs, le pouvoir d'achat des Suisses le leur permet sans aucune difficulté, il n'y a aucune raison pour que l'on passe à un système sans voiture. En revanche - c'est une étude que nous avons menée il y a cinq ans maintenant -, l'ensemble des laboratoires de recherche suisses ont été missionnés par le CNRS suisse, le FNRS, pour déterminer si la Suisse pouvait se passer de voiture. Les chercheurs ont montré que, en Suisse, c'est possible. Nous avons mené la même étude avec des chercheurs français sur l'Île-de-France et nous avons montré qu'en Île-de-France, il n'est pas possible de se passer de voiture. Nous sommes donc très loin d'une comparaison possible.
M. Didier Mandelli, président. - Très bien ! La parole est à Jean Bacci.
M. Jean Bacci. - Vos éclairages amènent à réfléchir, c'est vrai, mais, par certains côtés, ils me paraissent également utopiques.
Je vais vous donner plusieurs exemples, à commencer par le mien. Lorsque je viens au Sénat, je me lève tôt le mardi matin pour être ici à notre réunion de 10 heures ou 10 heures 30. Si je n'avais pas de voiture, il faudrait que je parte la veille et que j'ajoute une nuitée d'hôtel à côté de l'aéroport. Au retour, ce serait la même chose.
Je vis dans le Haut-Var, dans un canton très rural. Beaucoup de gens qui y vivent et qui ne sont pas retraités - la plupart le sont - ne travaillent pas sur place : ils travaillent à Toulon, Marseille ou Aix-en-Provence, c'est-à-dire à cent kilomètres. Sans voiture, ils ne pourraient pas aller travailler, car, pour être à l'heure le matin, il leur faudrait partir la veille. Nous n'avons pas de ligne de chemin de fer nord-sud ; nous n'en avons qu'une est-ouest.
Je vous parlais des retraités. Dans nos villages, il y en a beaucoup qui, aujourd'hui, comme vous le disiez, ne sont plus aptes à conduire. Or, dans nos petits villages, ils n'ont aucune commodité, très souvent même pas de commerce de bouche. Nous avions mis en place avec le département deux lignes de bus qui desservaient trois villages pour arriver à Aups, un village où l'on trouve tous les commerces, une pharmacie et des médecins, et une autre ligne qui arrivait à Barjols, un village équivalent. Lorsque nous avons réalisé une étude sur ces deux lignes, nous nous sommes aperçus que la ligne Artignosc-Aups avait eu treize utilisateurs dans l'année pour un coût de 100 000 euros, et que la ligne Montmeyan-Barjols n'avait eu aucun utilisateur dans l'année. Le chauffeur faisait le porte-médicaments : il descendait les ordonnances à la pharmacie et remontait les médicaments le soir. C'est tout ce qu'il faisait. Nous avons donc supprimé ces lignes.
Le département est alors passé au transport à la demande, ce qui pouvait être une solution intéressante. Malheureusement, comment le met-on en oeuvre ? On le fait à l'économie. Nous avons fait assurer ce transport à la demande par les chauffeurs qui effectuaient le ramassage scolaire.
Le transport à la demande ne démarrait donc pas avant 9 heures du matin, puisque les véhicules étaient auparavant mobilisés par le transport scolaire, et il s'achevait avant 16 heures, car ils devaient être de nouveau disponibles à partir de ce moment-là. Le transport à la demande n'a donc pas fonctionné. Pour mon village de Moissac, pendant vingt, peut-être même vingt-cinq ans, je mettais à disposition le vendredi après-midi un véhicule et un employé communal qui prenait en charge les personnes âgées du village n'ayant pas la possibilité de conduire pour les amener à Aups faire leurs courses, aller chez le médecin ou à la pharmacie. Ce système a très bien fonctionné. Néanmoins, à partir du moment où le transport à la demande a été mis en place, nous nous sommes retrouvés en situation d'illégalité, car nous faisions concurrence aux opérateurs. Il a donc fallu supprimer ce service. L'employé communal aidait les personnes qui ont des difficultés à se déplacer et à porter leurs paniers. Il chargeait les courses dans la voiture, déposait les gens devant chez eux et déchargeait leurs victuailles. Avec le transport à la demande, il y avait un arrêt fixe et, depuis cet arrêt, il fallait encore regagner son domicile. S'il y avait 300 ou 400 mètres à parcourir avec des paquets, les gens ne l'utilisaient pas. Où en est-on aujourd'hui ? Le transport à la demande ne fonctionne plus. Les gens s'arrangent avec leurs voisins : ils pratiquent le covoiturage.
Par conséquent, je ne vois pas comment nous pourrions nous passer de la voiture dans mon département. Un jeune peut faire du vélo ; on aménage une piste cyclable, il parcourt 5 ou 6 kilomètres à vélo pour se déplacer, cela convient. En revanche, on ne fera pas reprendre le vélo à des personnes d'un certain âge. Cela ne correspond pas à leurs besoins.
M. Simon Uzenat. - Je souhaitais simplement réagir à quelques propos. Nous ne sommes pas tous d'accord dans cette commission, ce qui fait la richesse de notre assemblée.
Le principe de liberté de circulation doit être respecté et tous nos concitoyens en ont conscience. Il y a également le principe de responsabilité, y compris dans les territoires ruraux, et la volonté de réduire les impacts écologiques des déplacements, mais aussi de disposer des moyens pour le faire. Ce que nous avons observé, pour l'instant exclusivement dans les territoires métropolitains, c'est qu'il fallait assumer une part de contrainte et que le changement de comportement et de pratique était lié à la réduction - comme le disait Jacques Fernique tout à l'heure - de la place de la voiture, à partir du moment où l'on offrait des alternatives attractives. C'est tout l'enjeu également dans les territoires ruraux.
Je prendrai l'exemple de la Bretagne, puisque je suis élu du Morbihan. J'ai vu que vous aviez donné un certain nombre d'exemples bretons. Dans le centre-Bretagne, beaucoup souhaitent voir le train revenir dans ce territoire qui, pour l'instant, est exclusivement desservi par autocar, à l'exception du fret. Le message que nous avons fait passer pour l'instant - puisqu'il s'agit d'un horizon au mieux à moyen ou long terme - est donc de dire à nos concitoyens : « Empruntez les cars, remplissez-les, pour que nous puissions faire la démonstration de la nécessité de passer à un mode de déplacement collectif encore plus industriel. »
Vous avez évoqué la fibre pour le télétravail. Cette évolution nécessite un engagement très fort de la part des collectivités.
Pour revenir au rôle des entreprises, des administrations et des employeurs d'une façon générale dans l'évolution du cadre de travail, notamment les horaires de début et de fin de journée. En effet, il est clair que des solutions collectives ne peuvent pas fonctionner si tout le monde démarre à la même heure ! Si nous avons un circuit d'autocar, par exemple - nous en avons des exemples dans nos territoires respectifs -, qui dessert une usine A et une administration B, et si tout le monde démarre en même temps, évidemment, personne ne peut emprunter cette solution de mobilité partagée. Avez-vous engagé une réflexion à ce sujet avec les employeurs, sachant que les administrations elles-mêmes sont souvent réticentes et loin d'être à la pointe en matière d'évolution du cadre de travail ?
Ma deuxième question, déjà
évoquée par plusieurs collègues, porte sur les
expérimentations. Avez-vous ciblé des territoires en particulier
pour tester votre modèle ? Je prendrais simplement l'exemple
breton. Il me semble qu'un certain nombre d'élus - pour faire
écho aux propos de notre collègue Olivier
Jacquin - seraient tout à fait volontaires.
À
quelles conditions et selon quel calendrier cela vous paraît-il
envisageable ?
M. Jean-Marc Delia. - Je souhaitais évoquer les difficultés financières des autorités organisatrices des mobilités (AOM). Dans votre démarche participative, avez-vous déjà interrogé ces autorités, qui sont sur leur territoire, en connaissent parfaitement les besoins, les ont analysés, diagnostiqués et se trouvent quelquefois en difficulté financière pour y répondre ?
La problématique est que c'est en milieu rural qu'il y a le moins de moyens pour mettre en place des transports en commun. Il y a un décalage entre, d'une part, de nombreuses AOM, situées sur des territoires denses et disposant de moyens financiers et, d'autre part, des territoires voisins plus ruraux, dotés de moins de moyens pour financer des services d'autobus, avec lesquels elle ne jouent pas la carte de la solidarité. Nos concitoyens ne comprennent pas non plus quand ils rencontrent d'un territoire à l'autre des tarifications complètement différentes.
Lors de votre démarche participative, avez-vous eu des remontées de ces AOM qui ont des solutions, quelquefois, sur leur propre territoire, mais qui ne peuvent pas les mettre en oeuvre pour des raisons financières, tandis que d'autres, qui ont les moyens, mettent en place des bus plus cadencés, et pourraient soutenir ces territoires un peu plus ruraux ?
M. Didier Mandelli, président. - Merci, chers collègues. Je vous invite à répondre madame la directrice à cette série de trois questions.
Mme Sylvie Landriève, directrice du Forum « Vies mobiles ». - Effectivement, il y a quelques endroits - je ne les ai pas cités, cela apparaissait à l'écran - où l'on réfléchit à la mise en place d'un titre unique. La région Hauts-de-France, par exemple, l'a mis en place avec le Pass Pass. C'est donc une piste.
C'est une demande des citoyens dans nos forums citoyens : non seulement pouvoir se déplacer librement, mais aussi que ce soit aisé et lisible. Le fait que les différents opérateurs aient leur propre système d'information, leur propre système de billettique, etc., n'intéresse pas l'usager lambda. Quel que soit le système d'organisation que l'on met en place - peu importe que l'on soit favorable ou non à la concurrence -, pour l'usager, l'important est que les choses soient beaucoup plus simples.
Sur la question des AOM, qui sont très centrées sur les territoires plus denses, le rééquilibrage de l'offre de mobilité au profit des territoires moins denses fait partie des sujets que nous essayons de mettre en avant. Il s'agit d'une sorte de révolution culturelle, au sens où les transports collectifs ne sont pas réservés aux endroits où il y a les flux tels qu'on les présuppose. Dans la mesure où, en plus, on amplifie ces flux, pourquoi n'y a-t-il plus de commerce de bouche à proximité ? C'est justement à cause de la voiture. La voiture engendre un phénomène de concentration du commerce et des activités qui conduit à une désertification d'une partie du territoire. Logiquement, le système que nous essayons de défendre entraînera aussi un autre système d'organisation des commerces de proximité.
Il faut avoir à l'esprit que, par exemple, les schémas directeurs d'accès aux services administratifs sont structurés, sont labellisés en fonction de la distance parcourue en voiture. C'est donc un peu fou, entre guillemets, dans la mesure où, comme on le disait, toute une partie de la population ne peut pas se déplacer avec la voiture, et pourtant, les services administratifs sont accessibles de cette façon-là.
La question des horaires de travail est un peu périphérique par rapport sujet du système alternatif que je vous ai présenté, même si nous avons à l'esprit la question de la desserte des territoires de façon cadencée, à tous horaires, tous les jours, 24 heures sur 24. Si on prend l'exemple du télétravail, sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé compte tenu du formidable potentiel de cet outil. Il y avait 2 % de la population active qui télétravaillait avant la covid.
Le télétravail concernait 50 % de la population active de l'Île-de-France pendant la crise de la covid. Aujourd'hui, après cette crise, sur l'ensemble de la France, c'est environ 22 % à 25 % de cette population qui est concernée, selon la méthode de calcul. Les leviers en matière de politique publique sont peu nombreux. Et pourtant, un quart de la population active peut restructurer ses déplacements. Depuis longtemps des réflexions sur les rythmes de travail existent. Le réseau des collectivités locales s'y intéresse, avec relativement peu de succès. Pourquoi ? Jusqu'à présent, la désynchronisation était envisagée à l'échelle de la journée. Or, nous sommes tout de même assez synchronisés : nous avons plutôt tendance à nous lever le matin, à déjeuner le midi et à rentrer le soir. Par conséquent, désynchroniser les activités sur la journée n'est pas si simple, surtout lorsque l'on sait que la seule véritable chaîne de déplacement que l'on effectue est celle qui consiste à accompagner les enfants sur le chemin du travail. Par définition, l'école ne peut pas être désynchronisée. Des idées ont émergé, mais les propositions sont restées anecdotiques. Le télétravail est un levier prometteur : il permettrait de désynchroniser les horaires à l'échelle de la semaine, ce qui est tout à fait possible. On pourrait ainsi imaginer qu'une partie de la population - celle qui occupe des métiers télétravaillables se rende sur leur lieu de travail en début de semaine et une autre partie en fin de semaine. Aujourd'hui, les entreprises ne se préoccupent de l'organisation spatio-temporelle : la mobilité de leurs salariés voiture ou transport collectif- leur est indifférente. Ce n'est pas blâmable en soi, d'ailleurs puisque le souci des entreprises est que les salariés arrivent sur site à l'heure prévue.
Pour autant, la prise en compte politique de la question de la spatialisation et de la temporalité du télétravail nous semble importante. Pour l'instant, nous n'avons pas de succès dans la diffusion de cette idée, puisque cet enjeu se situe à une échelle plutôt micro-économique entre les salariés et les entreprises. C'est dommage, car ce sera un puissant levier d'action. L'IGEDD a rédigé un rapport très intéressant mettant en avant sur les effets bénéfiques du télétravail sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Des actions sont donc à engager pour promouvoir une autre organisation des mobilités pour répondre aux enjeux climatiques.
Nous constatons une sursynchronisation avec une concentration des jours travaillés sur site le mardi et le jeudi en Île-de-France. En revanche, le télétravail est pratiqué les lundi, mercredi et vendredi, ce qui entraîne une très mauvaise répartition des déplacements sur une même semaine. En effet, nous avons un déficit de transport collectif en termes de fréquence le mardi et le jeudi, et plutôt une surcapacité les autres jours. En dehors de l'Île-de-France, le rythme n'est pas exactement le même. Mettre en place une politique spatio-temporelle de nos déplacements me semble un enjeu extrêmement important. Malgré tout, on peut observer que les déplacements domicile-travail, qui structurent une bonne partie de nos politiques de mobilité et de leur financement, ne représentent que 20 % des déplacements. Ce point mérite une attention particulière. 20 % des autres de déplacements dans le cadre du travail concernent des rendez-vous professionnels dans la journée : à l'exemple des artisans ou des aides à domicile qui se déplacent toute la journée ; de nombreux autres exemples existent encore. Par ailleurs, 60 % des déplacements ne sont pas liés au travail. Tout simplement parce que seule la moitié de la population travaille et que même la population active ne réserve pas ses trajets qu'au déplacement domicile-travail. Le système « holistique » que nous proposons permet à tous de se déplacer quels que soient les motifs, alors que le système actuel est très structuré par le domicile-travail. Je comprends parfaitement les situations que vous évoquez. En réalité, la situation est assez désespérante pour les collectivités locales, parce qu'elles essaient de mettre en place des politiques, bien conscients des problèmes de mobilité. Finalement, nous partageons le même diagnostic : il y a une population bien identifiée pour laquelle il est difficile de se déplacer, qui n'a pas accès aux transports, et il existe peu de moyens pour aider ces personnes. Les initiatives prises en la matière apparaissent trop modestes. Aujourd'hui, les démarches engagées ne sont pas systémiques. Cela démontre aussi que, malgré toute la bonne volonté des élus locaux qui veulent agir, en l'absence d'une vision un peu plus globale et un peu plus structurée de l'ensemble des alternatives, les marges de manoeuvre sont faibles pour faire évoluer les choses.
M. Didier Mandelli, président. - Tous ces échanges démontrent qu'il y a matière à réflexion. C'est d'ailleurs le rôle d'un groupe de réflexion que de tracer des orientations, des pistes, à chacun - ou pas - de s'en saisir et de faire en sorte, soit nationalement, soit localement, de mettre en oeuvre une partie de ces préconisations.
Je vous remerciant pour votre intervention et pour ces échanges.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de loi portant programmation et simplification dans le secteur économique de l'énergie - Communication
M. Didier Mandelli. - Je souhaite évoquer brièvement la proposition de loi portant programmation et simplification dans le secteur économique de l'énergie, déposée par nos collègues Daniel Gremillet, Bruno Retailleau et Dominique Estrosi Sassone.
En première lecture, notre commission s'était saisie pour avis sur ce texte, au titre de son expertise sur les sujets relatifs aux énergies renouvelables et au climat. Le rapport pour avis que notre commission a adopté le 29 mai 2024 avait mis en lumière plusieurs points d'attention, notamment sur le développement des énergies renouvelables et la préservation des puits de carbone naturels.
Depuis, le parcours législatif a connu bien des rebondissements. Le texte, certes nécessaire, n'a été examiné par l'Assemblée nationale qu'un an plus tard. Les députés y ont apporté de nombreuses modifications... avant de le rejeter, le 24 juin dernier. Il revient désormais au Sénat en deuxième lecture, le 8 juillet prochain.
Dans ce contexte, plusieurs raisons conduisent à mobiliser notre expertise, sans nécessité pour la commission de se saisir pour avis. D'abord parce que formellement, aucun nouveau texte n'a été adopté par l'Assemblée nationale, le Sénat est donc amené à examiner sa propre copie. Notre commission ne va donc pas se prononcer de nouveau sur un texte que le Sénat a approuvé. De plus, les délais très resserrés -- à peine une semaine -- ne nous permettent pas de mener un travail préparatoire dans de bonnes conditions, et il est souhaitable de faire confiance à la commission saisie au fond.
Pour autant, notre commission n'a pas renoncé à investir son champ de compétence, bien au contraire. Je souhaite vous indiquer que nous avons dès la semaine dernière échangé avec la commission des affaires économiques en étroite relation avec les rapporteurs Patrick Chauvet et Alain Cadec, ainsi qu'avec les auteurs du texte, Daniel Gremillet et la Présidente Dominique Estrosi Sassone.
Ensemble, nous avons cherché à construire une position sénatoriale à la fois attentive aux points de vigilance mis en lumière par le vote négatif de l'Assemblée nationale tout en restant bien évidemment fidèle aux principes qui orientent les travaux de notre assemblée : ambition écologique, sécurité énergétique et compétitivité économique.
Dans cet esprit, et en coordination avec la commission des affaires économiques, j'ai donc déposé avec le Président Longeot un sous-amendement n° 113 à l'amendement 89 à l'article 5 qui reflète cette démarche de co-construction et le souci que notre commission fasse entendre sa voix dans le débat sur les sujets qui nous tiennent à coeur. Il vise à privilégier le repowering des installations éoliennes terrestres - autrement dit, le renouvellement des parcs existants - plutôt que l'implantation de nouveaux sites. Cette orientation, que j'avais déjà défendue en première lecture, permet de continuer à soutenir l'augmentation de la production d'électricité renouvelable, tout en en limitant les effets négatifs et en renforçant l'acceptabilité locale.
Je me réjouis que ce sous-amendement ait été adopté hier par la commission des affaires économiques. Il illustre la qualité du travail collectif mené entre nos commissions, au service d'un enjeu énergétique majeur. Le Sénat, j'en suis convaincu, saura une nouvelle fois faire entendre sa voix avec cohérence et responsabilité.
Je souhaite rappeler, puisque les pressions et polémiques sont nombreuses sur ce sujet, que la situation est complexe, il est nécessaire d'éviter un positionnement trop binaire.
Nous aurions pu éviter ces polémiques si la proposition de délibération du conseil municipal sur chacun des projets d'énergie renouvelable, que la commission avait faite dans le cadre de l'examen de la loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables, avait été retenue in fine. Ce n'est - et on peut le regretter - pas la voie qui a été choisie et suivie au moment de l'examen du texte par le Sénat, ni par le Gouvernement, ni par la commission des affaires économiques.
Je vous demande d'être mobilisés en séance publique la semaine prochaine pour ce texte sur l'énergie, qui nous concerne tout de même fortement. Cette proposition de loi de notre collègue Daniel Gremillet est venue en supplétif de la carence du Gouvernement, qui n'a pas souhaité déposer de projet de loi de programmation énergie-climat. Ce que l'on demande à des élus, à mon sens c'est d'être à la fois visionnaires et courageux. Dans le cas d'espèce, les gouvernements successifs ont failli à l'obligation qui était faite dans le cadre de la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat, de déposer une telle loi de programmation.
La réunion est close à 12 heures.