Jeudi 9 octobre 2025

Le colloque est ouvert à 8 h 20.

COLLOQUE « RURALITÉS ET TRANSITIONS »

M. Bernard Delcros, président - Mesdames, messieurs, mes chers collègues, j'ai le plaisir d'ouvrir ce colloque consacré aux ruralités et aux transitions, qui fait l'objet d'une captation. Les échanges de notre matinée sont organisés dans le cadre de la mission d'information « Quelle contribution des collectivités territoriales au développement des ruralités à l'ère des transitions ? Enjeux, perspectives et recommandations. », confiée par notre délégation à nos collègues Laurent Burgoa, Franck Montaugé et Ghislaine Senée. Ce terme de « transitions » est crucial, malgré ses acceptions différentes : transition économique, écologique, énergétique, sociale, culturelle et démographique.

Nous ne pourrons relever les défis auxquels la société du XXIe siècle devra impérativement faire face et qui sont au coeur de cette mission d'information sans une ruralité vivante, dynamique et tournée vers l'avenir : préservation de la biodiversité, lutte contre le réchauffement climatique, souveraineté alimentaire et industrielle, mais aussi cohésion sociale et nationale. La répartition de la population sur le territoire est donc un enjeu d'importance.

Nous avons souhaité aujourd'hui croiser les regards d'élus et d'experts. À cette fin, la matinée sera divisée en trois tables rondes, qui seront chacune animée par l'un des rapporteurs de la mission d'information.

La première, « Ruralités et transitions économiques et démographiques », le sera par Franck Montaugé, sénateur du Gers.

La deuxième, « Ruralités et transitions climatiques, l'exemple de l'érosion côtière », sera animée par Laurent Burgoa, sénateur du Gard.

La dernière, « Ruralités et transitions sociales et culturelles », le sera par Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines.

Nous nous appuierons sur les témoignages et le point de vue d'élus de territoires ruraux engagés dans la transition écologique. Je salue en particulier la participation au colloque de mes collègues suivants : M. Didier Mandelli, sénateur de la Vendée, vice-président du Sénat, président du groupe d'études Mer et littoral, qui interviendra lors de la deuxième table ronde sur la gestion de l'érosion côtière ; M. Patrice Joly, sénateur de la Nièvre, membre de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, président du conseil scientifique de l'Institut des hautes études des mondes ruraux (IHEMRu), qui a déjà été entendu dans le cadre de la mission d'information ; M. Bernard Pillefer, sénateur de Loir-et-Cher, qui représentera le président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. M. Pillefer travaille en étroite collaboration avec notre délégation sur les sujets dont nous traitons aujourd'hui et il conclura la session à mes côtés.

Nous avons aussi fait appel à des experts des ruralités et des transitions. Les uns représentent des opérateurs de l'État, comme l'Insee

Sigle à développer ? Institution nationale de la statistique et des études économiques

, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), les autres sont des spécialistes reconnus dans leur discipline : démographe, économiste, ingénieurs et architectes.

Première table ronde : RURALITÉS ET TRANSITIONS ÉCONOMIQUES ET DÉMOGRAPHIQUES

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Mesdames, messieurs, mes chers collègues, les élus locaux s'interrogent beaucoup sur la manière de concilier deux exigences : faire face aux transitions et développer son territoire. Comment définir des perspectives réalistes ? Quel rôle jouent et devraient jouer les collectivités territoriales, l'État et les acteurs économiques ?

Notre mission d'information a trait aux enjeux afférents. Comment l'économie, en général, et l'industrie de notre pays, en particulier, contribueront-elles au développement durable et à la décarbonation ? Comment les collectivités territoriales, en coopération ou en complémentarité, doivent-elles, dans les limites de leurs compétences, penser, animer, voire administrer cette nouvelle économie, dans le respect des objectifs stratégiques de planification écologique définis par l'État et l'Union européenne ?

En outre, quelle peut être la place des territoires ruraux, dans leur diversité, au sein de ce processus d'évolution au long cours ? Quelle méthodologie, quelle ingénierie et quels financements les élus locaux et les porteurs de projets doivent-ils pouvoir mobiliser durablement ? À quels échelons et dans quel cadre prospectif et stratégique ?

Enfin, il faut s'interroger sur le sens de ces changements. Qui doit bénéficier de la nouvelle économie des transitions, du point de vue du développement social et territorial ? Les territoires ruraux et leurs habitants peuvent-ils en être, de fait, écartés ou doivent-ils y contribuer pour in fine mieux vivre ? Dans une perspective républicaine, l'État doit-il définir sa politique d'aménagement du territoire national à l'aune du développement durable de toutes les ruralités ?

En engageant aujourd'hui nos échanges avec des praticiens spécialistes et en nous appuyant sur les témoignages d'experts et d'acteurs de terrain, M. Laurent Burgoa, Mme Ghislaine Senée et moi-même souhaitons objectiver, dans le cadre de notre mission, les différentes crises auxquelles font face les territoires ruraux. Pourquoi peut-on considérer que ces derniers sont au coeur des transitions ? Ils sont même souvent en première ligne pour imaginer et mettre en oeuvre des solutions innovantes.

Cette première table ronde sera consacrée à la transition économique et démographique des territoires ruraux à l'ère des transitions diverses que nous devons collectivement réussir, sans laisser personne ni aucun territoire sur le bord du chemin. Plusieurs intervenants nous fourniront des clés de compréhension, partageront des réussites inspirantes et nous feront part de leurs préconisations, voire de leurs attentes quant aux moyens nécessaires à la pleine réussite de nos démarches.

Nous écouterons d'abord M. Alain Bayet, directeur de la diffusion et de l'action régionale de l'Insee, qui nous aidera à mieux définir les ruralités en faisant parler les chiffres en matière d'économie, de démographie et de cadre de vie.

Nous laisserons ensuite la parole à M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie de l'ANCT. Il nous présentera les principes cardinaux du programme et les données d'évaluation de l'efficacité de la première génération de Territoires d'industrie, qui met le couple élu-industriel au coeur de la gouvernance des projets d'industrialisation ou de réindustrialisation.

Enfin, nous laisserons s'exprimer notre collègue Patrice Joly, sénateur de la Nièvre, membre de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, et président du conseil scientifique de l'Institut des hautes études des mondes ruraux, dont je vous invite à prendre connaissance des travaux. Riches et inspirants, ils contribuent à changer l'image des ruralités.

M. Alain Bayet, directeur de la diffusion et de l'action régionale à l'Insee. - Premièrement, le concept d'« espace rural » dispose d'une définition claire et consensuelle depuis 2020. En cohérence avec les travaux menés à l'échelle du continent et à l'issue d'un groupe de travail animé par l'Insee, l'Europe dispose désormais d'une norme : la référence est la densité de la population, soit le nombre d'habitants par kilomètre carré.

Deux grilles de lecture coexistent. La première a trois niveaux : elle dissocie communes densément peuplées, communes de densité intermédiaire et communes rurales. La seconde permet d'affiner l'analyse, distinguant sept niveaux : grands centres urbains, centres intermédiaires, ceintures urbaines, petites villes, bourgs ruraux, rural à habitat dispersé, rural à habitat très dispersé.

En appliquant la grille de densité à trois niveaux à l'année 2025, il apparaît que 88 % des communes françaises relèvent des espaces ruraux, soit neuf communes sur dix. La France est ainsi l'un des pays européens les plus « verts » : 33 % de la population française vit dans un territoire rural, contre 28 % en moyenne dans le reste de l'Europe. Surtout, la part de la population vivant dans des espaces ruraux est nettement inférieure dans tous les autres pays de superficie importante, hormis la Pologne : 26 % en Espagne et moins de 20 % en Italie. De fait, sur les photographies de l'espace européen prises depuis l'espace, les espaces densément peuplés et urbanisés prennent la forme d'une « banane bleue » dont est exclue la France, où seules Lille, la Côte d'Azur, Lyon et Paris sont visibles la nuit.

Alors que la grande majorité des départements apparaissent comme ruraux selon la grille de densité à trois niveaux, la grille à sept niveaux permet de repérer d'importantes disparités en leur sein. En effet, si le Finistère peut être qualifié de rural, puisque le taux de population vivant dans des espaces ruraux y est de 51 %, ce territoire comprend néanmoins un certain nombre de villes : le rural à habitat très dispersé y est peu présent. D'autres départements affirment davantage leur caractère rural, comme le Gers où plus de huit habitants sur dix sont ruraux, tandis que dans le Creuse et la Lozère la proportion monte à plus de neuf habitants sur dix. Les espaces ruraux à habitat dispersé et très dispersé y sont bien plus présents que dans le Finistère. Raisonner à partir de sept niveaux de densité permet donc de mieux prendre conscience des différences de degré qui peuvent exister.

Pour mieux caractériser l'espace rural, au-delà des sujets de densité, il faut s'intéresser à l'influence des espaces urbains environnants. En effet, les territoires ruraux périurbains, dits aussi territoires ruraux sous influence des villes, sont ceux qui se sont particulièrement développés ces dernières décennies. Pour reprendre l'exemple précédent, il s'agira pour le Gers de l'est du département. Cet espace est, certes, peu dense, mais il est placé sous l'influence d'Auch, la préfecture départementale, et, surtout, de Toulouse.

Si l'on sépare le rural en deux catégories, à savoir le rural non périurbain, celui qui est le moins sous l'influence des villes, et le rural périurbain, lequel concentre à lui seul deux tiers de la population rurale et porte l'essentiel de la dynamique démographique, il apparaît que des départements assez similaires en proportion de territoires ruraux peuvent connaître des situations très différentes. Ainsi, dans la région Occitanie, le Gers et le Lot se rapprochent par leurs caractéristiques globales : huit habitants sur dix vivent dans une zone rurale. En revanche, sous l'influence de Toulouse notamment, le Gers compte 37 % de sa population en zone rurale périurbaine, contre 22 % pour le Lot. De fait, le sud de ce dernier département étant nettement plus éloigné de Toulouse, les déplacements professionnels vers cette agglomération sont moins nombreux. Les problématiques de la Creuse ne sont pas du tout les mêmes, car la population de ce département n'est périurbaine qu'à 2 %.

Deuxièmement, quelques dynamiques me paraissent particulièrement significatives pour illustrer les débats et pour combattre peut-être un certain nombre d'idées reçues sur l'espace rural. Pour ce faire, je vous propose quatre éclairages sur des lieux communs.

Un premier lieu commun tend à considérer les zones rurales comme peu attractives ou en déclin, ce qui est tout à fait inexact puisque, en réalité, le rural périurbain est très dynamique. Entre 2012 et 2017, l'urbain dense et l'urbain intermédiaire, catégorie qui comprend les centres intermédiaires, les ceintures urbaines et les petites villes, enregistrent une croissance de leur population de 0,4 % par an. Ce chiffre correspond à peu près à la croissance moyenne de la population française dans l'intervalle. Quant au rural périurbain, sur la même période, il croît de 0,6 % par an, soit plus vite que la moyenne nationale. Entre 2007 et 2012, le phénomène était encore plus flagrant : le rural périurbain connaissait une croissance de sa population de plus de 1 % par an. Pour le rural non périurbain, la croissance de la population est nulle entre 2012 et 2017, et stagne à peu près à l'échelle des dernières décennies. J'y insiste : la différence entre le rural périurbain et le rural non périurbain est importante pour comprendre les enjeux économiques à l'oeuvre.

Un second lieu commun consiste à croire que tout le monde serait parti à la campagne durant la crise du covid. En réalité, à considérer la période 2017-2022, les installations dans le rural périurbain avaient déjà lieu avant 2020 : la pandémie n'a pas eu d'effet net. Au contraire, il s'observe même un phénomène que nous ne parvenons pas encore à qualifier : les territoires ruraux ont vu leur dynamique s'affaiblir. De fait, le rural non périurbain connaît un déclin léger tandis que le rural périurbain se contente de suivre la dynamique d'ensemble de la population.

À considérer l'évolution annuelle moyenne de la population sur une plus longue période, allant de 1975 à 2017, il est possible de distinguer la situation des villes, à la croissance modérée, celle des alentours des villes, à la croissance forte, celle de l'espace rural proche des villes, très dynamique, et celle de la diagonale des faibles densités, au dynamisme bien moindre.

Un troisième lieu commun serait de réduire l'espace rural à l'agriculture. Globalement, 7 % seulement de la population active travaillait dans le secteur primaire en 2012 et seulement 6 % en 2022. Même si l'espace rural concentre évidemment l'emploi agricole, la part de l'emploi industriel y est également plus forte qu'ailleurs. Ce sont les services et les commerces qui y sont nettement moins présents.

Un quatrième lieu commun serait de considérer que l'espace rural est peuplé de personnes plus âgées. Il faut distinguer le rural non périurbain, pour lequel le constat est vrai, et le rural périurbain, où de nombreuses familles s'installent et où la part des seniors est plus proche de l'urbain. Dans de nombreux espaces ruraux, notamment périurbains, la part des plus de 65 ans reste tout à fait dans la norme.

Dernier point : est-on plus pauvre dans le rural ? La réponse est plutôt non, voire franchement non pour ce qui concerne le rural périurbain où le niveau de vie médian est supérieur à celui des autres catégories étudiées. Ainsi, on compte très nettement davantage de pauvres dans le rural non périurbain que dans le rural périurbain ; le revenu médian est également un peu moindre dans le rural non périurbain que dans l'urbain. Surtout, moins de ménages aisés résident en zone rurale : dans le rural périurbain, les écarts et inégalités de revenus entre les ménages sont moindres.

Quant à la vulnérabilité énergétique, elle concerne les ménages qui consacrent une fraction importante de leur budget à la couverture de leurs dépenses énergétiques, en premier lieu de chauffage. Le taux de vulnérabilité énergétique des ménages est bien plus important dans le rural non périurbain - 32 %, soit près d'un ménage sur trois -, du fait des revenus, mais aussi du type d'habitat. En outre, les espaces ruraux non périurbains comptent de nombreuses zones de montagne ou de moyenne montagne qui sont davantage concernées par les difficultés climatiques liées au chauffage.

M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - Je souhaite évoquer le lien de symbiose entre industrie et zone rurale que l'on observe au travers du programme Territoires d'industrie. En effet, nous avons, d'une part, des ruralités qui dépendent grandement de l'industrie et, d'autre part, une industrie qui dépend également beaucoup des avantages qu'offrent les zones rurales.

Le programme Territoires d'industrie, géré par l'ANCT et la direction générale des entreprises (DGE), se situe à l'interface du développement des territoires et du développement de l'industrie. Il vise à réindustrialiser le pays en mobilisant les acteurs locaux, aussi bien élus qu'industriels, afin de mettre en place les écosystèmes les plus attractifs pour le développement industriel. Lancé en 2018, le programme a été renouvelé en 2023 jusqu'en 2027, en raison d'un double constat : d'une part, l'industrie est un facteur de cohésion territoriale extrêmement important - les zones rurales sont d'ailleurs très présentes dans le programme, puisque plus des deux tiers des 183 territoires d'industrie sont à dominante rurale -, d'autre part, l'industrie a besoin d'un écosystème local pour se développer, c'est-à-dire d'un tissu de compétences, de foncier, d'infrastructures et d'un écosystème d'innovation, autant d'éléments qui nécessitent la coopération des différents acteurs locaux et la définition d'une stratégie locale. Par conséquent, l'idée est de disposer de véritables stratégies industrielles partout en France et d'intégrer l'industrie dans les projets de territoire.

Pour compléter les propos d'Alain Bayet, on constate que plusieurs territoires ruraux dépendent fortement de l'industrie et sont dotés de taux d'emploi industriel parmi les plus élevés : certains d'entre eux comptent jusqu'à 50 % d'emplois industriels, comme la vallée de la Bresle, située entre la Normandie et les Hauts-de-France, ou la vallée de l'Arve, et plus des deux tiers des zones de montagne appartiennent à un territoire d'industrie. L'industrie dépend donc grandement de la ruralité, la réciproque est également vraie.

L'objectif de Territoires d'industrie est de susciter une mobilisation locale. Par conséquent, ce label regroupe les territoires dotés d'une ambition de développement industriel. En 2023, la sélection de ces derniers a été relativement simple : ont ainsi été choisis les territoires où les élus et les industriels ont souhaité inscrire l'industrie dans les projets de territoire grâce à la mise en place d'une gouvernance et d'un plan d'action concret ayant pour but de travailler sur les différents éléments intervenant en matière d'attractivité, de compétences ou encore de foncier. Il ne s'agit pas d'effectuer un zonage des aides, ni de s'appuyer sur les statistiques ayant trait à l'emploi industriel, mais de sélectionner les territoires qui ont « envie d'industrie » et qui se sont organisés pour cela.

Le programme aide alors les territoires concernés à mettre en place leur plan d'action respectif grâce à une boîte à outils à leur disposition, notamment en termes d'animation ou d'ingénierie. Nous travaillons également beaucoup avec les services déconcentrés de l'État, avec les régions et avec les différents opérateurs pour favoriser la proximité et la diffusion des différents outils disponibles. Ce programme part véritablement du terrain et chaque territoire a carte blanche pour travailler sur ses besoins.

Les sujets qui émergent dans les territoires qui participent au programme sont divers. Chaque territoire d'industrie définit son propre plan d'action, qui compte environ une quinzaine d'actions et qui est défini par les élus des intercommunalités et les industriels. Les sujets les plus fréquemment traités sont le développement des compétences, l'innovation, la transition écologique ou encore le foncier.

L'objectif principal de Territoires d'industrie est d'aider à la concrétisation des actions définies, notamment via les outils d'ingénierie de l'ANCT et les différents outils de financement mis en place. Le programme a pour but d'être « une usine à projets » et de susciter les coopérations locales. Si certains territoires étaient déjà actifs en la matière avant son lancement, Territoires d'industrie a pour ambition de multiplier le nombre de villes, de territoires et de zones rurales qui intègrent l'industrie dans leur projet de territoire. Et cela porte ses fruits. En effet, si la France a connu un très fort déclin industriel ces dernières décennies, les deux tiers des territoires en déclin industriel avant 2020 ont réussi à renverser la tendance et à recréer des emplois industriels entre 2020 et 2022. Il n'existe donc pas de fatalité dans ce domaine. La situation dépend grandement de la mobilisation locale et de l'inscription de l'industrie dans le projet de territoire sur le long terme, en préparant les territoires et en favorisant leur attractivité.

Le programme offre des services en matière d'animation, d'ingénierie et d'investissement. Tout d'abord, un réseau de chefs de projet a été mis en place l'année dernière dans tous les territoires d'industrie. C'est très important pour les territoires ruraux, qui manquent parfois de moyens d'animation ou d'ingénierie. Les chefs de projet interviennent au niveau des intercommunalités et permettent de concrétiser les plans d'action. Si les représentants des territoires sont désormais conscients des enjeux et des besoins des industriels, il s'agit de savoir comment passer à l'action et réaliser les objectifs définis dans ce cadre. Pour cela, il faut des acteurs de terrain et de proximité qui sollicitent les entreprises du territoire, notamment les petites et moyennes entreprises (PME) dont les dirigeants, qui ont souvent « le nez dans le guidon », n'ont pas forcément le temps de travailler avec les autres entreprises du territoire ou de répondre aux appels à projets qui pourraient les aider. On a donc besoin de tels chefs de projet au niveau local pour diffuser les politiques publiques, pour faire remonter les besoins des chefs d'entreprise et pour créer un lien entre les élus, les industriels et les acteurs publics, lien qui est, à nos yeux, la clé de la réussite d'un territoire industriel. Ce réseau, qui ne compte désormais pas moins de 140 chefs de projet formés pour diffuser les dispositifs mis en place par les différents ministères, est extrêmement précieux pour le développement des territoires et encore davantage pour les territoires ruraux, où la diffusion des politiques publiques jusqu'au dernier kilomètre est parfois plus complexe.

Ensuite, le programme est doté, d'une part, d'une offre d'ingénierie, au travers des outils de l'ANCT, pour aider à concrétiser les actions nécessitant une expertise plus poussée - une trentaine de missions sont ainsi réalisées chaque année, par exemple en matière de structuration de filières locales ou de développement de foncier économique - et, d'autre part, d'une offre d'investissement, avec la nouvelle mesure prise dans le cadre du fonds vert, Territoires d'industrie en transition écologique, qui soutient des projets d'investissement ayant du sens dans ce domaine, aussi bien en termes de processus que de produits industriels. Cette mesure concerne souvent les territoires ruraux, puisque les industries biosourcées sont éligibles à ce dispositif. Des projets sont ainsi financés dans les filières de l'agroalimentaire, du bois, de la laine, du lin, du chanvre ou encore du textile.

M. Franck Montaugé sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Qu'en est-il de l'évaluation de l'efficacité du programme ?

M. Jean-Baptiste Gueusquin directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - J'y viens. Un cadre de suivi et d'évaluation a été mis en place cette année, à la suite des recommandations figurant dans les rapports du Sénat et de la Cour des comptes publiés l'an passé.

Un constat en ressort : les territoires où le programme fonctionne sont ceux où il existe une forte mobilisation locale, une coopération entre les intercommunalités et les industriels, ainsi qu'une véritable logique collective ayant pour objectif d'aller chercher les projets.

Ce constat s'appuie sur l'exploitation des indicateurs locaux de l'Insee disponibles en open data, qui ont été mis en lien avec la création d'emplois industriels. Il en résulte que le développement de l'industrie ne dépend d'aucune condition miracle. En revanche, l'indicateur ayant trait à la mobilisation locale et à la capacité d'un territoire à « chasser en meute », comme l'indiquent certains territoires d'industrie, est celui qui ressort le plus. C'est une condition clé en matière de croissance, quel que soit le type de territoire concerné - urbain, rural, en déclin industriel ou non, caractérisé par un secteur d'activité... - ; ces facteurs socio-économiques locaux jouent un moindre rôle dans la performance industrielle du territoire concerné. En matière de réindustrialisation, l'exemple de la ville de Dunkerque, qui a développé un écosystème de la batterie est souvent cité.

Territoires d'industrie vise à multiplier de tels exemples. Des territoires ruraux y arrivent très bien. La condition pour y parvenir est la coopération locale. Hier, je me suis rendu en Meurthe-et-Moselle dans les territoires d'industrie de Nancy et de Toul, où une filière verte est historiquement présente. De réelles pépites y existent, y compris en zone rurale. Nous avons visité un centre de formation aux arts verriers qui alimente l'industrie verrière à l'échelle du territoire, voire au niveau national. Ce centre doté d'équipements ultramodernes situé dans un village de 300 habitants est un exemple remarquable d'innovation et de coopération entre un territoire rural et ses voisins. Le but du programme est de reproduire de tels exemples de coopération dans d'autres territoires. Cela porte ses fruits.

M. Patrice Joly, sénateur de la Nièvre, président du conseil scientifique de l'IHEMRu. - J'aurai l'occasion de rebondir sur les deux interventions précédentes qui étaient très riches. Mais je voudrais tout d'abord rappeler - le président de la délégation l'a également évoqué -, que la ruralité a très clairement un rôle à jouer pour relever les défis qui sont devant nous : réchauffement climatique, souveraineté alimentaire, souveraineté industrielle, problématiques liées au logement, à la cohésion sociale et, au-delà, à la question politique. En effet, aujourd'hui, la République est menacée par des mouvements populistes qui gagnent du terrain en ruralité. Ce pilier de la République est en train de vaciller et, au-delà, c'est peut-être la République elle-même qui est en jeu. Ne négligeons pas cet aspect qui me semble essentiel.

La réponse aux problématiques évoquées est évidente. L'agriculture en France est une activité économique importante, même si elle n'est pas la seule ou la première activité économique, y compris dans les territoires ruraux. Tout d'abord, les énergies renouvelables sont produites chez nous et, même si on évoque parfois l'agriculture urbaine, il faudra encore du temps avant que Paris puisse nourrir les Parisiens. Ensuite, pour ce qui concerne le redéploiement industriel, les territoires ruraux ont des espaces disponibles - foncier non bâti, mais aussi foncier bâti, parfois foncier à réhabiliter - ; c'est un enjeu particulier, même si les problématiques liées à l'artificialisation concernent surtout les territoires ruraux, notamment ceux de la périphérie urbaine. Enfin, les puits de carbone sont situés dans les territoires ruraux, c'est la réalité.

Toutefois, en dépit d'évolutions intervenues depuis quelques années, il est encore difficile de prendre conscience de ce que représente la ruralité pour notre pays, alors que la France dispose du plus bel espace rural en Europe, à la fois en termes de surface - vous l'avez rappelé, monsieur le directeur -, et en termes de diversité aussi bien topographique, avec la montagne, la campagne et le littoral, que de densité de population ; cela a été évoqué. C'est un élément de l'identité française.

À mon sens, qu'il s'agisse d'un pays, d'un collectif ou d'une personne, il est important de ne pas nier la réalité, sans quoi il est impossible de se projeter de manière pertinente, efficace, utile et performante. Or, aujourd'hui, nous sommes pris dans une conception de la société organisée autour de la notion de métropolisation. Je ne nie pas l'existence des flux migratoires en direction des métropoles constatés ces dernières années, flux qui persistent dans certaines zones, mais cette conception de la société a conduit à adopter des biais cognitifs. En témoigne le mode de calcul de la population rurale adopté par l'Insee jusqu'en 2021 - vous l'avez rappelé, monsieur le directeur. La logique était alors d'accompagner et de favoriser la métropolisation pour être plus performant dans la compétition internationale et faire face à la mondialisation, mais sans pour autant tenir compte des réelles externalités négatives, dont on prend davantage conscience désormais. Ce schéma de pensée a dû être questionné, mais il faut aller plus loin, me semble-t-il. Or la grande difficulté réside dans la mauvaise connaissance des territoires ruraux par les élites politiques, administratives, économiques ou encore médiatiques, car leurs représentants sont nés, ont vécu et ont été formés dans les territoires métropolitains. Ils connaissent la ruralité uniquement au travers d'un séjour d'un week-end, d'une semaine ou de quelques jours, consacré à des activités de loisir, sportives ou culturelles - en effet, les territoires ruraux comptent également des activités culturelles riches et de qualité. Aussi est-il important d'interroger ces schémas de pensée et ces paradigmes. Il ne faut également plus considérer que s'occuper des métropoles est ce qui est le plus valorisant. En effet, une forme de condescendance pouvait exister et certaines images n'étaient pas nécessairement flatteuses : pour réussir sa vie, il fallait vivre dans des métropoles, travailler sur des sujets métropolitains, appartenir à une élite métropolitaine et mondiale.

Je force un peu le trait, néanmoins ces sujets existent. C'est pourquoi, avec un certain nombre de collègues élus et de partenaires, nous avons créé l'IHEMRu, évoqué plus tôt par Franck Montaugé, afin que les responsables actuels ou futurs n'aient pas une approche caricaturale de la ruralité et qu'ils puissent simplement la connaître. Le fait que notre pays a besoin de la ruralité doit clairement être exprimé. Cela commence à être le cas ces dernières années, au travers de certains propos ou dispositifs. C'est important pour les ruraux afin qu'ils puissent se projeter et se dire : « Le pays a besoin de nous. Nous ne sommes pas un handicap, mais la solution pour un certain nombre de sujets. »

L'aménagement du territoire me semble donc une question importante - elle est d'ailleurs de nouveau posée depuis quelques années, mais il faudrait avancer désormais. En effet, il paraît indispensable de revenir à une politique nationale d'aménagement du territoire où la place de la ruralité dans la construction de l'avenir du pays serait définie et perceptible. Cette politique devrait être définie en coopération avec les différentes échelles de territoires, l'articulation de ces dernières étant elle-même fondamentale. La politique nationale d'aménagement du territoire a disparu depuis plusieurs décennies au profit des politiques de développement territorial, à savoir des projets territoriaux construits au travers de concertations pas toujours abouties et de moyens en ingénierie pas toujours suffisants - vous l'avez rappelé, monsieur le directeur. Au lieu d'avoir une vision de ce que chaque territoire devait apporter au pays, l'État s'est contenté, si je puis dire, d'accompagner les politiques de développement territorial. Or ce n'est pas exactement la même chose. De telles politiques de développement territorial doivent exister : les élus et les populations doivent pouvoir indiquer quelles sont leur vision et leurs perspectives d'évolution et comment celles-ci peuvent s'articuler avec la stratégie de l'État.

En la matière, la question fondamentale est double. Tout d'abord, les projets territoriaux sont aboutis là où les moyens humains sont présents, notamment en ingénierie. Or les territoires ruraux, en particulier les territoires ruraux non périurbains, disposent de peu de moyens financiers et ne consacrent pas les financements suffisants à l'ingénierie. Ensuite, au regard de la distinction entre dépenses d'investissement et de fonctionnement, les dépenses liées à l'ingénierie sont considérées comme des dépenses de fonctionnement, car ce sont des dépenses de personnel ou de prestations. Ce sont donc de « mauvaises » dépenses, les « bonnes » dépenses étant celles qui relèvent de l'investissement. Cette catégorisation comptable n'a aucun sens sur le plan politique, mais elle a imprégné les esprits et doit être remise en cause.

Ces dernières années, les moyens financiers ont été renforcés grâce aux dispositifs Villages du futur ou Petites Villes de demain, mais ils restent encore très loin des montants financiers nécessaires qui ne sont pourtant pas forcément très importants. Accorder quelques centaines de millions d'euros par an à ces territoires engendrerait des effets de levier essentiels.

Pour conclure, j'évoquerai trois sujets.

Tout d'abord, la paupérisation, en particulier du rural non périurbain, reste une réalité, les chiffres l'ont montré. Cela s'explique par l'économie qui y est développée. L'économie industrielle existe dans les territoires, vous l'avez rappelé, monsieur le directeur, et c'est très bien. La France rurale est une France industrielle. Toutefois, dans les territoires ruraux non périurbains, on compte principalement une économie présentielle avec des rémunérations très faibles liées aux activités d'accompagnement des personnes en perte d'autonomie. Le rebond économique de ces territoires est, par conséquent, un sujet essentiel. Territoires d'industrie n'est qu'une première réponse. Or la politique agricole commune (PAC) qui irrigue les territoires est aujourd'hui questionnée, puisque ses crédits devraient passer de 65 milliards d'euros à 51 milliards d'euros pour le prochain cadre financier pluriannuel européen. Cette perte, qui sera peut-être finalement moindre, car nous sommes en début de négociation, est un sujet pour ce qui concerne les revenus des territoires ruraux.

Ensuite, en matière de politique du logement, les territoires sont mal traités, à tout le moins pas correctement perçus, au regard de leurs besoins, en raison des vacances de logements qui ne remplissent pas les critères attendus en 2025.

Enfin, l'accès aux services est un véritable problème dans les territoires ruraux, en dépit des réponses apportées par France Services. L'accès aux droits est plus difficile dans les territoires ruraux, en particulier non périurbains, qu'ailleurs. Parmi ces services d'intérêt général, l'accès à la santé et aux professionnels de santé - sujet fondamental - est absolument inacceptable ; nous sommes très loin de l'égalité, car on compte deux ans d'espérance de vie en moins dans les territoires ruraux, quatre ans dans mon département. C'est la pire des inégalités ; on ne peut pas l'accepter.

ÉCHANGES AVEC LES PARTICIPANTS

M. Bernard Pillefer, sénateur de Loir-et-Cher, en remplacement de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - La loi Climat et résilience prévoit que l'objectif du zéro artificialisation nette (ZAN) sera effectif en 2050, avec une première étape en 2031. Cette démarche de protection des écosystèmes implique cependant des conséquences immédiates sur le développement des petites communes rurales, contraintes par le manque de foncier. Le rapport de 2022 du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) sur la fiscalité locale indique un risque pour les recettes foncières des communes.

Nous devons mener de front la transition socio-économique et la transition écologique. Comment articuler ces deux volets de l'action publique ? Comment mener à bien ces deux transitions sans que les petites communes rurales soient les grandes perdantes, notamment en matière de développement économique ?

M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - Ce question se pose de manière de plus en plus forte depuis quelques années. Le premier facteur d'attractivité immédiat en matière d'industrie reste la disponibilité du foncier, avant même les subventions ou autres dispositifs d'aides. Le sujet du ZAN revient souvent dans les plans d'action des Territoires d'industrie. Le contexte va changer : nous attendons l'évolution des textes, qui conduira à un assouplissement du ZAN pour l'industrie.

Nous avons beaucoup à faire en matière de sobriété foncière. Les territoires d'industrie comptent plusieurs dizaines de milliers d'hectares de friches. Nous devons accompagner les petites communes en matière d'ingénierie pour mener les réhabilitations - je pense à l'accompagnement financier, via le fonds vert, mais avant tout à l'élaboration d'une stratégie de développement et d'un modèle économique. Nous travaillons avec les intercommunalités pour qu'elles se dotent d'un modèle efficace pour amortir les projets à long terme. Concilier sobriété foncière et développement économique prend du temps, et nous proposons notre soutien dans la durée.

M. Bernard Pillefer sénateur de Loir-et-Cher, en remplacement de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Vous parlez de création d'activités, mais, au-delà des friches, je pense aussi au développement et à l'extension des activités existantes, souvent impossibles faute de réserve foncière.

M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - Beaucoup de collectivités comprennent que la maîtrise foncière est stratégique ; elles doivent apprendre à s'approprier leur foncier. Certaines utilisent des baux emphytéotiques ; d'autres flèchent leur foncier vers des activités industrielles précises, par souci de cohérence au sein de leurs zones d'activité. Nous formons nos chefs de projet à ces questions, pour que les collectivités puissent s'approprier tous les outils disponibles.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - La question de la culture industrielle se pose. L'appétence des élus locaux à l'égard des activités industrielles diffère en fonction des territoires. Dans certains territoires ruraux, il faut faire émerger de nouveaux objets de développement économique et durable. Je parlerai de gouvernance et de méthode : nous devrions sans doute construire des projets territoriaux à l'échelle non seulement des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), mais aussi des départements.

Je regrette que nous n'ayons pas à disposition des indicateurs de production à l'échelle des départements. Les chiffres sont établis à l'échelle des régions.

Que pensez-vous, messieurs, de l'acculturation des élus locaux en matière d'industrie ?

M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - Cette culture industrielle est très variable d'un territoire à l'autre ; elle est pourtant clef pour qu'un territoire se développe. Pour les entreprises, quels que soient leur taille ou leur secteur, le premier besoin est souvent lié à la formation et aux compétences. En l'absence d'une véritable culture industrielle, certains métiers viennent à souffrir d'un déficit d'image, entraînant des difficultés de recrutement.

Nous parlions de disponibilité du foncier, mais s'ajoute la question de l'acceptabilité des projets industriels. Les industriels préfèrent cibler des territoires qui ont une culture industrielle, là où l'écosystème leur sera favorable ; ils en évitent d'autres. La réhabilitation des friches est aussi liée à l'acceptabilité des projets : certains industriels préfèrent parfois des sites déjà bâtis - les projets sont alors mieux acceptés - à des investissements greenfield dans des zones complètement nouvelles.

Mme Marie-Pierre Guérin, sénatrice de Loire-Atlantique. - Je m'exprime comme sénatrice de Loire-Atlantique, mais aussi comme co-présidente de l'Association départementale des maires ruraux de Loire-Atlantique. Nous savons, dans les territoires, répondre aux demandes des entreprises. Je pense à une école de production de bois, Wood'Up, à Châteaubriant. Il n'est pas nécessaire de se former à Nantes, les acteurs locaux savent élaborer des formations qui répondent aux besoins des entreprises directement dans le territoire. Nous travaillons notamment avec les groupements d'établissements (Greta).

Le ZAN préoccupe beaucoup les territoires ruraux, notamment en matière de logement. Nous sommes particulièrement contraints. Le chiffre de 50 % n'est pas tenable, notamment dans les petites communes qui ont peu construit ces deux dernières années : zéro divisé par deux, cela fait toujours zéro ! La direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) a l'audace de nous dire de faire du vertical. Mais personne ne vient s'installer à la campagne pour habiter dans un bâtiment à étages ! Ce chiffre de 50 % a été pensé pour les villes, certainement pas pour les villages.

M. Patrice Joly, sénateur de la Nièvre, président du conseil scientifique de l'IHEMRu. - Je reviens sur la pertinence de l'échelle départementale dans le développement économique. La compétence économique a été confiée aux intercommunalités et aux régions. Dans les départements ruraux, les communautés de communes peuvent disposer d'ingénierie et de ressources pour accompagner des petites entreprises ou des artisans, c'est-à-dire des structures qui ne comptent que quelques employés. Dès que les entreprises sont plus importantes, nous ne disposons pas des compétences d'accompagnement adéquates dans le territoire, tandis que la région reste trop éloignée.

Comme président du conseil départemental de la Nièvre, j'ai constaté que chaque fois que nous avons souhaité accompagner une entreprise plus importante, la région nous a certes accompagnés, mais jamais elle n'est venue nous indiquer des projets à développer dans notre propre département. Quand la compétence a été transférée, j'étais en train de développer l'agence de développement économique existante, pour disposer de l'expertise nécessaire. Pour un département de 100 000 habitants, cela représentait une équipe de 20 personnes environ pour offrir un accompagnement efficace, au bon niveau. Identifier les projets ne peut pas se faire à l'échelle régionale.

À l'heure où tout le monde parle d'une nouvelle phase de décentralisation, nous devrions mener à son terme une réflexion sur une nouvelle dotation aux départements.

M. Bernard Delcros, président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - Il existe une très grande disparité entre les territoires ruraux. De quels leviers disposons-nous pour que l'ensemble de l'espace rural puisse tirer son épingle du jeu en matière de réindustrialisation et profiter des opportunités que représentent les nouvelles exigences en matière de souveraineté industrielle ? S'agit-il de leviers financiers, ou d'une autre nature ?

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Je parlerai des moyens. Le fonds vert participe au financement des projets Territoires d'industrie. Nous devrions nous référer au livre Économie de l'(in)action climatique de Christian Gollier, récemment publié, pour éclairer nos débats.

M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - Nous devons aller chercher les projets et les faire connaître aux industriels, qui ont besoin de contacts de proximité, notamment dans les territoires ruraux. Le dispositif Rebond, entre 2021 et 2024, par exemple, avec un volet ingénierie et un volet financement, a aidé les territoires en reconversion à trouver des projets et de nouvelles opportunités. Nous accompagnions les territoires dans plusieurs domaines, en nous adaptant aux besoins de chacun d'entre eux - foncier, compétences, etc. Le retour d'expérience sur le dispositif a été très bon.

La modernisation et l'innovation au sein des entreprises, problématiques concentrées dans les métropoles, sont aussi essentielles pour les territoires ruraux. Les territoires d'industrie restent trop souvent des territoires de production, sans capacités de recherche et développement. La capacité d'innovation est essentielle pour que le territoire concerné se diversifie et puisse attirer les talents. Or en la matière, l'écart est important entre territoires ruraux et métropolitains.

L'ANCT a lancé cet été un « Sprint Innovation » pour mobiliser notre ingénierie sur l'innovation dans les départements les moins performants. C'est un enjeu très important pour notre industrie.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Il y a quelques années, le responsable d'une grande entreprise aéronautique d'Occitanie m'indiquait que la productivité était meilleure dans les campagnes que dans les métropoles, ce pour des raisons diverses, notamment liées au transport. Avez-vous des données en la matière ? Cela constituerait un atout supplémentaire pour les territoires ruraux.

M. Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme Territoires d'industrie à l'ANCT. - Je n'ai pas les chiffres en question, mais la question est intéressante.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Cette différence se constatait notamment au niveau des sous-traitants de rang 1 et 2.

M. Alain Bayet, directeur de la diffusion et de l'action régionale à l'Insee. - Il est difficile de mesurer, avant la productivité même, la production à l'échelle des petites entreprises, au niveau de chaque établissement.

En revanche, nous disposons d'indicateurs sur la qualité de vie dans le monde rural, qui est effectivement meilleure qu'en ville.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Dans un monde informatisé, ne pas disposer de telles données économiques agrégées me surprend. Il nous faudrait des informations objectives et fines.

Deuxième table ronde : RURALITÉS ET TRANSITIONS CLIMATIQUES, L'EXEMPLE DE L'ÉROSION CÔTIÈRE

M. Bernard Delcros, président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - S'il y a bien un sujet sur lequel nous ne pourrons pas nous passer de l'espace rural, c'est la transition écologique. Tel est l'objet de cette deuxième table ronde.

M. Laurent Burgoa, sénateur du Gard, rapporteur de la mission d'information. - Je suis très heureux d'être parmi vous ce matin et d'ouvrir cette deuxième table ronde consacrée aux ruralités et aux transitions climatiques.

Je ne reviendrai pas sur le cadre de notre mission d'information sur les ruralités et les transitions, que le président Bernard Delcros et mon collègue rapporteur Franck Montaugé ont très clairement rappelé.

J'ajouterai seulement quelques observations, en m'appuyant sur les constats de la mission d'information de 2023 que j'ai conduite avec mes collègues Pascal Martin et Guy Benarroche sur la transition environnementale des collectivités territoriales.

Tout d'abord, les effets du dérèglement climatique sont visibles partout dans nos territoires. Je pense bien évidemment au département du Gard, où je suis élu, qui a été touché début septembre, comme d'autres départements du Sud-Est, par de violents orages, avec une forte activité électrique et des épisodes de pluie diluvienne. Il est tombé à Nîmes en une nuit, selon Météo France, l'équivalent d'un mois de précipitations ; je vous laisse imaginer l'impact sur les activités agricoles comme la viticulture, qui représente dans le Gard 50 % des exploitations.

Je citerai aussi la reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle pour 66 communes du Gard, en juillet 2024, au titre des mouvements de terrain différentiels consécutifs à la sécheresse et à la réhydratation des sols.

Je n'oublie pas, bien entendu, les multiples autres effets du changement climatique que vous connaissez tous dans vos territoires : inondations, incendies, vagues de chaleur et de canicules, raréfaction de la ressource en eau, impact sur les cultures et la sécurité alimentaire, et bien sûr, recul du trait de côté, le sujet qui nous intéresse aujourd'hui.

Ensuite, j'ai une pensée pour les élus locaux qui, comme toujours, sont en première ligne de ces difficultés. Leur tâche n'est pas simple tant les enjeux sont complexes : identifier l'ensemble des risques et des vulnérabilités tout en priorisant les actions ; ou encore gérer les urgences tout en pensant l'adaptation au changement climatique sur le temps long. Le vice-président Didier Mandelli aura l'occasion, au sujet du phénomène d'érosion côtière dans le département de la Vendée, d'évoquer ces points.

Enfin, pour conduire le changement et accompagner la transition environnementale, les collectivités territoriales ont besoin de renforcer leur ingénierie de la transition.

Cela passe d'abord par la capacité à établir le bon diagnostic à partir des éléments de connaissance existants en mobilisant les experts compétents. Le Bureau de recherches géologiques et minières nous fera part de son expertise scientifique sur le sujet de l'érosion côtière, en particulier s'agissant de la côte de Nouvelle-Aquitaine.

Il faut ensuite pouvoir se donner les moyens d'agir en développant sa maîtrise d'ouvrage et en s'appuyant sur les bons outils d'ingénierie. Le Conseil national de l'ordre des architectes (CNOA) nous expliquera ensuite comment les architectes agissent aux côtés des élus locaux pour redessiner non seulement le trait de côte, mais aussi l'arrière-pays des territoires littoraux, pour donner du sens et de la cohérence architecturale aux projets de territoire.

Je vais maintenant passer la parole aux trois intervenants de cette deuxième table ronde, que je remercie sincèrement pour leur présence : M. Nicolas Bernon, du BRGM, qui est chef de projet au sein de l'Observatoire de la côte de Nouvelle-Aquitaine ; M. Didier Mandelli, sénateur de Vendée, vice-président du Sénat et président du groupe d'études Mer et littoral ; et enfin Mme Yolaine Paufichet, architecte, vice-présidente du CNOA.

M. Nicolas Bernon, membre du BRGM, chef de projet au sein de l'Observatoire de la côte Aquitaine- Le phénomène de l'érosion côtière diffère selon les types de côtes concernés. S'il s'agit d'une côte sableuse, l'érosion se caractérise par l'abaissement du niveau altimétrique des sédiments sur l'estran, le recul du pied de dune - ou les deux à la fois - et le recul de la végétation. S'il s'agit d'une côte à falaise ou rocheuse, l'érosion se caractérise par le recul de la paroi rocheuse, en fonction de divers mécanismes de mouvement de terrain ; s'il s'agit de marais maritimes ou de mangroves, l'érosion entraîne l'évolution des communautés végétales et de la topographie de l'estran.

Il faut d'abord identifier l'environnement littoral, pour comprendre ce que nous appelons les prédispositions naturelles : quelle est la géologie ? Quelle est la nature des terrains ? Y a-t-il des discontinuités ou des cavités ? Quelle est la géométrie de l'interface terre-mer ? Quelle est la disponibilité en sédiments ?

Ces prédispositions évoluent en fonction de facteurs dynamiques. Il s'agit d'abord des agents océaniques, à l'instar de la marée ou de l'eustatisme, des courants induits par la houle, le vent, le déferlement, les vagues, l'énergie, les déplacements de sédiments associés. Je pense ensuite aux agents météorologiques : les précipitations, les températures, l'humidité, mais aussi aux agents mécaniques : les vibrations, d'origine sismique ou anthropique, les circulations d'eau, le ruissellement, l'infiltration, les eaux souterraines, la végétation, les apports fluviaux en eau et en sédiments. Il y a enfin les influences anthropiques : l'urbanisation du littoral, la construction d'ouvrages de protection côtière et le changement climatique. Les systèmes littoraux sont complexes ; il faut bien comprendre ces mécanismes pour comprendre leurs évolutions.

Selon les chiffres de 2018 du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema), près de 20 % du littoral national s'érode ; quelque 37 % des côtes sableuses sont en recul. Cela dit, les territoires ne sont pas égaux face à l'érosion côtière, puisqu'elle varie fortement en fonction du type de côte, comme nous l'avons vu. Ainsi, la Bretagne, dont le littoral se caractérise principalement par une côte de granit, est moins concernée par l'érosion que d'autres territoires.

Selon les travaux du Cerema, à l'horizon 2050, quelque 5 200 logements et 1 400 locaux d'activité pourraient être affectés par le recul du trait de côte, pour une valeur de 1,2 milliard d'euros. Bien sûr, il s'agit d'une hypothèse, mais elle donne à voir l'ampleur du phénomène.

La loi de 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience continent des dispositions relatives au recul du trait de côte.

Certes, il existait déjà une stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte : mise en place en 2012 et révisée une première fois en 2017, elle est en cours d'actualisation - nous en sommes au stade de la consultation. De même, le ministère de la transition énergétique, ainsi que des collectivités territoriales, ont lancé des appels à projets pour la relocalisation des biens et des activités, au travers de solutions fondées sur la nature, de même que l'Agence nationale de la recherche (ANR) et le Cerema ; par ailleurs, Adapto, le projet Life du Conservatoire du littoral et du BRGM, permet à de nombreux acteurs de s'adapter à l'évolution du trait de côte.

Mais la loi Climat et résilience a fixé de nouveaux objectifs : mieux connaître l'évolution du trait de côte, gérer les biens immobiliers dans les zones exposées, limiter l'exposition des nouveaux biens et permettre la recomposition spatiale des territoires. De plus, les communes peuvent demander à être inscrites sur une liste publiée par décret, afin de bénéficier des dispositifs créés par la loi Climat et résilience.

En Nouvelle-Aquitaine, a été créé en 1996 l'Observatoire de la côte Aquitaine. Il a pour mission d'observer et étudier les phénomènes de submersion marine, les tempêtes, l'érosion côtière ainsi que le comportement de la faune et de la flore, afin de mieux comprendre l'évolution du littoral. En développant ainsi son expertise scientifique, l'Observatoire peut aider les pouvoirs publics locaux à orienter leurs décisions. Il a également pour mission de valoriser et partager les connaissances scientifiques au plus grand nombre. Les partenaires de l'Observatoire sont les collectivités territoriales, l'Union européenne au travers du Fonds européen de développement régional (Feder), les services régionaux de l'État, les conseils départementaux de Charente-Maritime, de Gironde et des Landes, la communauté d'agglomération du Pays basque, le syndicat intercommunal du bassin d'Arcachon, ainsi que l'Office national des forêts (ONF) et le BRGM, qui sont les deux opérateurs techniques de l'Observatoire.

Ainsi, selon nos travaux, le recul observé dans les cordons dunaires des Landes s'élève, en moyenne, à 1,7 mètre par an, et à 2,5 mètres par an en moyenne dans ceux de Gironde. Dans quelques décennies, cette érosion côtière y aura sans doute entraîné la perte de l'équivalent de 1 873 terrains de football.

Nous avons également produit une cartographie de l'aléa de recul du trait de côte, lequel varie selon le type de côte, bien sûr, mais aussi selon la présence d'ouvrages pérennes ou non.

En Nouvelle-Aquitaine, a également été mis en place le groupement d'intérêt public (GIP) Littoral. Il réalise notamment des études démographiques, fournissant des données relatives à l'occupation des sols. Il accompagne la construction de projets de territoire. Il a mis en place une stratégie régionale de gestion de la bande côtière et il aide les acteurs des territoires à la décliner à l'échelle locale.

Selon les études du GIP littoral, qui se sont appuyés sur la cartographie de l'aléa de recul du trait de côté réalisée par le BRGM, près de 6 000 logements seront concernés par l'érosion côtière d'ici à 2050 en Nouvelle-Aquitaine, si tous les ouvrages disparaissaient ; seuls 660 logements seraient concernés si les ouvrages étaient maintenus. Les études réalisées à l'échelle locale permettent d'affiner les données nationales.

Quels seront les effets du changement climatique sur les aléas littoraux ? Nous savons qu'il y aura une augmentation du niveau des mers, une légère hausse des précipitations, une augmentation des températures, de même que la hauteur, les périodes et les directions des vagues seront modifiées. La fréquence et l'intensité des événements extrêmes n'évolueront pas dans le bon sens : il n'y aura pas plus de tempêtes dans l'Atlantique, mais il y aura plus de sécheresses et de fortes pluies, lesquelles auront des conséquences sur les côtes à falaise ; les débits des cours d'eau et la biodiversité évolueront également, ce qui aura des conséquences sur les littoraux.

L'élévation du niveau des mers est la variable majeure à prendre en compte, car elle affectera les aléas littoraux, la submersion marine et l'érosion côtière. Les causes sont connues : il s'agit de l'expansion thermique de l'océan - plus les molécules d'eau sont chaudes, plus le volume de l'eau augmente - ou de la fonte des calottes glaciaires et des glaciers.

M. Didier Mandelli, vice-président du Sénat, sénateur de Vendée, président du groupe d'études « Mer et littoral ». - L'érosion côtière est le fil conducteur des travaux du groupe d'études « Mer et littoral ». Notre ancien collègue Michel Vaspart avait d'ailleurs déposé une proposition de loi relative au développement durable des territoires littoraux en 2017.

Quelles sont les implications de l'érosion côtière pour les collectivités territoriales concernées et pour les Français ? Je rappelle que près de 22 % du littoral français subit ce phénomène ; or la France dispose d'environ 20 000 kilomètres de côtes - je rappelle au passage que la France est le deuxième domaine public maritime au monde, grâce à la richesse de ses territoires d'outre-mer. Ce sont donc près de 4 500 kilomètres de côtes qui sont concernés ; quelque 650 kilomètres de côtes ont déjà reculé, dont 270 kilomètres à une vitesse moyenne de 50 centimètres par an - mais, à la suite des dernières tempêtes qui ont touché la Vendée, le trait de côte a reculé de trois mètres à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, par exemple. Aussi, cette moyenne lissée cache de grandes disparités en fonction de l'évolution des conditions climatiques.

Or le littoral concentre une grande partie de la population française. La densité de population sur le littoral, malgré la loi Littoral, qui a permis d'éviter la bétonisation de nos côtes, est 2,5 fois supérieure à celle des autres territoires français. Ces territoires ont une particularité : dans les communes littorales, près de 60 % des constructions sont des résidences secondaires. Ce n'est pas sans importance lorsque l'on réfléchit au financement de la lutte contre l'érosion côtière.

La loi Climat et résilience a modifié les dispositions relatives au régime de responsabilité ; l'État inscrit, sur la base du volontariat, les communes concernées sur une liste publiée par décret. Cela dit, peu de communes s'y sont inscrites, car les études réalisées n'ont pas débouché sur des financements concrets ou sur la mise en oeuvre d'outils d'adaptation.

C'est sur le fondement de l'étude réalisée par le Cerema qu'a été institué en 2023 le Comité national du trait de côte (CNTC), auquel j'ai participé, et qui a formulé un grand nombre de propositions, validées, à l'époque, par le ministre Christophe Béchu.

La Vendée concentre à elle seule environ 10 % des besoins de financement. Le budget du département de la Vendée s'élève à seulement 1 milliard d'euros, qui sont consacrés aux dépenses sociales. Or les besoins de financement de la Vendée aux échéances fixées par l'étude Cerema, c'est-à-dire 2050 et 2100, s'élèvent à près de 8,5 milliards d'euros ; quelque 43 000 logements sont concernés et 149 campings sur les 300 que compte le département. La Vendée est, je le rappelle, le deuxième parc hôtelier de plein air de France.

Si les clients des campings sont relocalisés à 15 kilomètres des côtes, sans doute préféreront-ils d'autres destinations... À l'horizon de 2100, selon l'étude du Cerema, environ 450 000 logements seront concernés ; si l'on ajoute les locaux professionnels, les équipements publics, les salles de sport, les stations d'épuration, les montants seront encore plus élevés ; et je n'évoque même pas les réseaux ferrés ou autres infrastructures de transport.

Il faut aborder ces enjeux de façon systémique. Nous avons d'ailleurs défendu, au sein de l'Association nationale des élus du littoral (Anel), le recours à la solidarité nationale. La députée Sophie Panonacle, également présidente du Comité national du trait de côte, et moi-même avons émis quelques propositions, mais elles sont marginales, car comment financer et mettre en oeuvre les adaptations, les relocalisations sans une grande solidarité nationale ?

Nous avions également fait des propositions au sein d'un groupe de travail sur la fiscalité des énergies renouvelables, mis en place par la ministre chargée des énergies renouvelables d'alors, dans le cadre de la loi de 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Selon moi, la fiscalité sur l'énergie produite par les futurs parcs éoliens en mer situés dans la zone économique exclusive, c'est-à-dire au-delà des 12 000 miles nautiques - il n'y en a aucun pour l'heure -, devra être affectée en totalité aux collectivités littorales. Cela représenterait 20 000 euros par mégawattheure, soit environ 1 milliard d'euros par an à partir de 2030. D'ici à 2100, nous aurons donc comblé les besoins de financement qui s'élèvent, nous l'avons dit, à 100 milliards d'euros pour adapter nos littoraux aux conséquences des dérèglements climatiques.

La solidarité nationale est importante : la mer, comme la montagne, est notre patrimoine commun. Contrairement à ce qu'a dit le précédent Premier ministre lors de son déplacement à Saint-Nazaire, il n'est pas possible que « Le littoral finance le littoral ». Il faut faire jouer la solidarité nationale. J'espère pouvoir discuter du texte que je prépare actuellement avec le prochain gouvernement.

Allons plus loin encore : le fonds de prévention des risques naturels majeurs (FPRNM), le fameux fonds Barnier, n'existe plus en tant que tel, puisque ses ressources relèvent désormais du budget de l'État. D'ailleurs, je rappelle que, chaque année, j'ai déposé des amendements pour le déplafonner, afin que les fonds collectés, financés par le biais de nos assurances, soient affectés à 100 % à ce à quoi ils étaient destinés.

Je plaide donc pour la création d'un grand fonds d'adaptation aux conséquences des dérèglements climatiques dans l'ensemble des territoires. Il pourrait être constitué des ressources du fonds Barnier, du produit de la fiscalité sur l'énergie produite par les parcs éoliens situés dans les zones économiques exclusives.

Cela permettrait de faire face dès aujourd'hui à l'ensemble des conséquences et de favoriser l'adaptation, en fonction des enjeux de chaque territoire, car il n'y a pas de règle unique - je pourrais vous parler de Noirmoutier, de La Faute-sur-Mer, et de la tempête Xynthia. Nous n'allons pas ériger des murs le long de notre littoral ! Ce type de raisonnement doit cesser. Il faut trouver des solutions qui soient adaptées à chaque territoire.

Mme Yolaine Paufichet, architecte, vice-présidente du CNOA. - Les architectes jouent un rôle central dans l'aménagement du territoire. En préambule, je rappelle qu'il s'agit d'une profession réglementée, issue de la loi de 1977 sur l'architecture, dont nous fêterons prochainement les 50 ans. Quelque 30 500 architectes sont inscrits au tableau ; ils sont répartis dans l'ensemble du territoire, au point qu'ils peuvent travailler avec chacun des maires des 35 000 communes. D'ailleurs, l'ordre des architectes a développé le dispositif « 1 maire, 1 architecte », que vous pouvez découvrir au Salon des maires.

Nous avons renforcé notre ingénierie territoriale. Ainsi, les conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) accompagnent les collectivités territoriales - et les particuliers, d'ailleurs. J'en profite pour vous alerter sur leur devenir : dans la mesure où ils sont principalement financés par une partie de la taxe d'aménagement, ils rencontrent aujourd'hui de grandes difficultés ; le risque serait de voir ce service public disparaître !

L'ordre des architectes a érigé la question des risques majeurs au rang de priorité. D'ailleurs, je rappelle que l'ordre des architectes se compose d'un conseil national et de dix-sept conseils régionaux, soit 300 élus répartis sur l'ensemble du territoire ; une centaine de salariés y travaillent.

Le président de l'ordre, M. Christophe Millet, est membre du Comité national du trait de côte. Nous y avons travaillé à vos côtés sur l'avenir de l'aménagement de nos territoires.

Les architectes se forment à la question des risques majeurs, notamment à l'École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville.

Travailler sur les risques majeurs suppose de réaliser ce que nous appelons le diagnostic amont, qui doit nous permettre de savoir comment le territoire est dessiné et de quelle manière il évoluera.

Le conseil régional de l'ordre des architectes de Nouvelle-Aquitaine a organisé un colloque à Lacanau pour évoquer les enjeux liés au trait de côte et à la bande côtière. Si l'on regarde la photographie aérienne de la ville, on remarque que la ville se concentre sur le front de mer, juste derrière la digue ; or la mer a creusé au nord et au sud de Lacanau, en contournant la digue. Ainsi, certains aménagements peuvent entraîner la dégradation d'espaces situés alentour. Il faudra donc intervenir de manière globale et non ponctuelle pour protéger nos 20 000 kilomètres de littoral, afin de ne pas reproduire ce genre de dégradation. Il faut une vision globale de l'aménagement du territoire.

D'ailleurs, je préfère davantage parler de bande côtière que de trait de côte : il nous faut penser globalement l'aménagement du territoire. Il faut donc comprendre ce qu'est la bande côtière.

Nous sommes confrontés à plusieurs enjeux : cela a été dit, près de 450 000 logements sont menacés d'ici à 2100 ; nous réfléchissons donc d'ores et déjà à la manière dont nous devons intervenir.

Un autre enjeu est celui de l'aménagement futur des zones situées en bordure de rivière ou de fleuve, qui sont également vulnérables, car inondables.

La question de l'adaptation est donc essentielle. Les communes de Saint-Jean-le-Thomas et Genêts, situées entre Granville et le Mont-Saint-Michel, font partie des 126 communes du littoral français identifiées pour s'adapter rapidement à la montée des eaux et à l'érosion. Ainsi, Saint-Jean-le-Thomas a connu un recul du trait de côte de 350 mètres depuis 1947, ce qui est colossal. La commune a réalisé une carte des expositions des reculs du trait de côte, afin de pouvoir mieux anticiper ces évolutions.

Une autre commune de Seine-Maritime, Quiberville-sur-Mer, qui a connu des inondations mémorables en 1999, a pris des mesures en conséquence en déplaçant notamment camping municipal et voiries.

L'inaction climatique est effectivement un problème majeur. En réalité, un euro investi dans l'adaptation au changement climatique permet d'éviter huit euros de catastrophes. L'investissement est donc primordial. Nous devons anticiper les dégâts futurs.

Le ministère de la transition écologique avait lancé un concours sur le thème « Mieux aménager les territoires en mutation exposés aux risques naturels », dit concours Amiter. L'agence BMC2 avait alors proposé une cartographie pour la communauté de communes Coeur Côte Fleurie, à Touques, commune située à proximité de Deauville et Trouville-sur-Mer, afin d'identifier les zones à risques, les zones de vigilance et les zones de vulnérabilité, et de créer des chemins d'évacuation ainsi que des zones de refuge d'urgence. L'idée était de développer une culture du risque pour en bénéficier à l'instant où il se produit.

Nous pouvons donc travailler sur différentes étapes : comment réagir lorsque le risque survient et comment mieux l'anticiper. À Saint-Pierre-et-Miquelon, la commune de Miquelon-Langlade se déplace progressivement et s'est déjà éloignée d'un kilomètre et demi de son emplacement initial à présent situé à deux mètres sous le niveau de la mer. L'enjeu est donc primordial.

En matière d'anticipation, l'important, en réalité, est moins de se défendre contre l'eau que d'apprendre à vivre avec. Les architectes conçoivent leurs projets à l'aune de cette notion. L'exposition « Vivre avec/Living with » choisie pour représenter la France au pavillon français de la Biennale d'architecture de Venise s'inscrit dans cette ligne.

À Val-de-Reuil, sur les rives de l'Eure, un écoquartier a été proposé, dans lequel les rez-de-chaussée des maisons ont été conçus pour que l'eau puisse monter et descendre, et que les habitants puissent vivre avec l'eau. Il est possible de penser l'aménagement du territoire et l'habitat, afin de protéger les citoyens et de faire évoluer les territoires pour mieux anticiper les risques.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Dans le prolongement des propos de Didier Mandelli sur la fiscalité, j'observe que la nation française est confrontée à un enjeu majeur : l'adaptation de notre fiscalité nationale et locale aux problèmes climatiques. Nous arrivons au bout d'un processus et cette question est insuffisamment prise en compte. Nous créons des dispositifs, çà et là, mais le citoyen perd parfois le sens de la fiscalité, qui est de mettre en commun pour avancer dans un sens républicain. Cette perte de commun pose problème, à un moment où nous sommes confrontés à des enjeux colossaux, qui nous dépassent parfois intellectuellement. Ce chantier est devant nous, il est grand temps que l'on s'en saisisse, même si ce ne sera pas simple. C'est un débat de fond, technique et politique, que nous devons mener.

M. Didier Mandelli, vice-président du Sénat, sénateur de Vendée, président du groupe d'études « Mer et littoral ». - Ma réflexion ne concernait que le littoral et la taxe sur les éoliennes en mer, mais, en extrapolant, nous pouvons nous interroger sur les conséquences futures de la diminution des ressources liées à la taxation des énergies fossiles. La commission d'enquête sénatoriale sur les prix de l'électricité a montré que la fiscalité relative aux énergies renouvelables pouvait représenter un coût final pour le consommateur avoisinant les 6 euros le mégawattheure.

Nous avons des choix politiques importants à effectuer. Nous n'échapperons pas à une refonte complète de notre approche fiscale de ces questions. En tant que maire, j'ai fait construire les bâtiments de ma commune dans le souci de la haute qualité environnementale. À quand l'écoconditionnalité des aides, quels que soient les projets ? Tant que nous n'aurons pas changé notre manière de raisonner, nous rencontrerons des difficultés. Il est anormal que des projets soient financés par de l'argent public alors qu'ils ne s'intègrent pas dans une réflexion plus large sur l'adaptation aux conséquences du dérèglement climatique.

Par ailleurs, n'oublions pas notre géographie. Toutes les métropoles de notre pays - Nantes, Marseille, Paris évidemment, Lyon - se sont développées grâce à la mer et aux fleuves. Or nous avons tendance à l'oublier. Pourtant, derrière chaque grande ville, se cache un fleuve. Et la densité de population est très importante sur les littoraux.

M. Nicolas Bernon, membre du BRGM, chef de projet au sein de l'Observatoire de la côte Aquitaine. - L'attractivité du littoral est relativement récente, en tout cas en Nouvelle-Aquitaine. La population y a explosé dans les années 1960 avec la création des stations balnéaires : de nombreuses habitations ont été construites sur le front de mer, ce qui pose désormais problème. C'est pourquoi il est essentiel de bien cerner l'évolution des milieux avant d'y implanter de nouveaux enjeux. Le sujet est politique : comment trouver des solutions d'aménagement pour sortir des zones les plus exposées ?

M. Laurent Burgoa, sénateur du Gard, rapporteur de la mission d'information. - Vos interventions ont mis en lumière tout l'intérêt de la coopération entre acteurs publics et privés pour la réussite de la transition écologique, notamment sur l'enjeu de l'érosion côtière. Dans quel cadre, selon quelle gouvernance, à quel échelon et suivant quelle méthode cette coopération pourrait-elle être la plus efficace ?

M. Didier Mandelli, vice-président du Sénat, sénateur de Vendée, président du groupe d'études « Mer et littoral ». - Il faut du courage et une vision. Nous devons raisonner à l'horizon 2100 et peut-être prendre des décisions radicales, potentiellement impopulaires, dans plusieurs secteurs.

Il revient au Gouvernement et au Parlement de réfléchir à la façon dont nous devons considérer ce que sera notre territoire demain, quand bien même celui-ci ne représente qu'une partie de la population mondiale et quelques kilomètres carrés à l'échelle de la planète. N'oublions pas par ailleurs les territoires ultramarins, où les enjeux, notamment énergétiques, sont encore plus prégnants. Nous devons avoir cette vision de long terme et éviter de nous projeter seulement à court terme en nous limitant à six mois ou à la prochaine échéance électorale. Il faut dépassionner le débat, tracer une trajectoire à partir des études existantes, puis voir comment associer à la réflexion toutes les personnes concernées.

Mme Yolaine Paufichet, architecte, vice-présidente du CNOA. - Je vous invite à vous rendre à Kourou le 17 octobre prochain, où le conseil régional de l'ordre des architectes (Croa) de Guyane organisera, dans le cadre de nos événements « Architectures et Territoires », une table ronde sur le thème suivant : « mettre en lumière les possibilités des bandes côtières : submersion marine, changement de mode d'habiter ».

Ce sujet complexe doit être traité sous l'angle de la mutualisation. Les territoires doivent s'entendre pour élaborer un projet global. Chaque commune ne pourra y arriver seule. Il faut également tenir compte de la force du collectif. Les habitants ont l'expérience de leur propre territoire. Il faut donc les intégrer dans cette démarche. C'est complexe, et cela prend du temps, mais l'expérience de chaque habitant peut contribuer à l'émergence de solutions intelligentes et constructives.

M. Nicolas Bernon, membre du BRGM, chef de projet au sein de l'Observatoire de la côte Aquitaine. - Parmi les filières économiques exposées aux aléas littoraux en Nouvelle-Aquitaine, je citerai la conchyliculture dans le bassin d'Arcachon : comment aider cette filière à anticiper les événements pour mettre en sécurité ses productions et outils de production, et comment l'accompagner éventuellement vers une transition ? Des partenariats public-privé peuvent se nouer autour de ces questions, l'idée étant de voir comment changer les modes de fonctionnement pour gagner en résilience.

Mme Clémence Dupuis, architecte, ingénieure territoriale des transitions. - Selon le scientifique Aurélien Barrau, nous n'arriverons pas à résoudre les problèmes des transitions climatiques avec des solutions seulement techniques et technicistes. Il appelle à adopter une approche plus globale, poétique et philosophique. Or les territoires ruraux sont parfaits pour constituer un espace idéel à partir duquel cette réinvention poétique serait possible. A contrario, les milieux urbains sont plus contraints. Les nouvelles générations peuvent être très impliquées dans cette dynamique.

Au-delà des experts, nous devons nourrir ces projets de réinvention poétique à partir des expériences des habitants, qui connaissent les terrains et leurs spécificités. La transition écologique passera beaucoup par la participation citoyenne et poétique : ce constat n'a rien de hors-sol.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - D'un point de vue économique et financier, nous devons aussi nous interroger sur le niveau du prix du carbone sur lequel on s'accorde et sur les taux d'actualisation pris en compte dans nos modèles économiques pour établir des prévisions. Ces montants varient en fonction de l'importance plus ou moins grande que l'on donne au temps long. La question de la définition des modèles économétriques décisionnels utilisés par les acteurs économiques est cruciale. Certes, cela ne fait pas une politique, mais les politiques sont déclinées à partir de ces modèles. C'est donc très important.

À mon sens, le niveau de la tonne de carbone est trop faible et les taux d'actualisation donnent trop d'importance au rendement immédiat des investissements et pas suffisamment d'importance au temps long. Or nous devons donner davantage de poids à la durée des investissements pour pouvoir financer les transitions. Nous venons de le souligner à propos du recul du trait de côte.

Mme Yolaine Paufichet, architecte, vice-présidente du CNOA. - Le sujet de l'aménagement du front de mer est en lien avec la nature. La construction d'une digue est bien plus consommatrice d'énergie que l'aménagement d'une dune ou d'un parc, pourvoyeurs de biodiversité. Les solutions que nous trouverons seront fondées sur la nature.

Dans les années 1960, nous avons bétonné les littoraux. Aujourd'hui, la logique est toute autre puisque nous développons un tourisme vert, autour des pistes cyclables et des promenades champêtres. Il s'agit de changer de paradigme en modifiant la vision de ce que sont les vacances au bord de la mer. Plutôt que de s'installer à cinq minutes à pied de la plage, l'idée serait de se mettre un peu plus loin et de la rejoindre à vélo. Cela illustre le changement de politique que nous pouvons mener en matière d'aménagement du territoire.

Par ailleurs, la question des assurances est aussi majeure, car les compagnies d'assurance travaillent avec la culture du risque. Il y aurait un travail à mener sur ce point.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Mon propos ne visait pas à exclure la question des comportements individuels, mais à évoquer un aspect particulier du sujet. Je n'élude donc pas du tout la nécessaire adaptation des comportements aux problèmes environnementaux. Tout cela n'est pas contradictoire. Il n'en reste pas moins que nous avons des décisions d'investissement à prendre, et que certains facteurs sont plus favorables que d'autres.

Un début de consensus se dégage dans la communauté scientifique pour dire que l'attentisme sera bien plus coûteux que des investissements immédiats. La question qui se pose est donc celle des moyens et des critères à partir desquels nous les déployons.

Troisième table ronde : RURALITÉS ET TRANSITIONS SOCIALES ET CULTURELLES

M. Bernard Delcros, président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - Les transitions sociales et culturelles sont un enjeu majeur, qui conditionne l'avenir des ruralités et leur capacité à répondre aux défis de la société.

Mme Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines, rapporteure de la mission d'information. - Cette table ronde porte en effet sur les transitions sociales et culturelles dans les ruralités. L'idée est d'avoir une approche systémique, car tout est interconnecté. Nous ne pouvons concevoir de projets de développement économique des territoires ruraux et d'adaptation aux changements climatiques de nos campagnes, de nos montagnes et de nos littoraux qui ne tiendraient pas compte de la qualité du lien social, du cadre de vie, de l'habitat, de la culture, du patrimoine, de l'accessibilité des services publics, de l'éducation, de la santé, du numérique, de la lutte contre les violences faites aux femmes ou du vieillissement.

J'irai même plus loin : les territoires ruraux sont en première ligne des transitions à conduire et, du fait des contraintes et des difficultés qu'ils doivent gérer avec des moyens limités, ils constituent souvent des lieux d'innovation et de maturation de solutions inspirantes qui ont vocation à être répliquées ailleurs. Je suis toujours frappée par la capacité de résilience des territoires et par la dynamique enclenchée par leur tissu, très riche, d'acteurs économiques, associatifs et coopératifs, porteurs de solutions innovantes.

Je prendrai l'exemple de mon département des Yvelines. Lorsque j'étais maire, j'avais tendance à dire que le village de 800 habitants où j'exerçais mon mandat n'étais pas un village rural, car je considérais qu'il était très proche du périurbain. Il se trouvait néanmoins en plein milieu du parc naturel régional du Vexin français, donc dans la ruralité. Les Yvelines sont en réalité à la frontière entre l'urbain, le rural et le périurbain. Près de 50 % des communes du département sont situées à l'ouest et au sud, soit en zone rurale. Les enjeux agricoles et alimentaires y sont très importants, avec la nécessité d'articuler les espaces agricoles qui produisent et les espaces urbains qui consomment. On parle d'ailleurs souvent des Yvelines comme d'un territoire « agriurbain », dans lequel les enjeux de transition sont particulièrement forts.

Je voudrais citer l'exemple du projet alimentaire territorial (PAT) de la Plaine aux Plateaux, qui s'étend du plateau de Saclay à la plaine de Versailles et comprend une partie de l'Essonne et une partie des Yvelines. Ce périmètre a été créé en 2014 et défini en lien avec le ministère de l'agriculture et de l'alimentation.

Il s'agit du premier PAT qui a été créé en Île-de-France. Coordonné par l'association Terre et Cité, il recouvre 200 000 hectares de surface agricole utile et près de 200 fermes, et il touche, du fait de la proximité de la métropole parisienne, près de 900 000 personnes. Ce PAT regroupe des collectivités territoriales, des associations, des agriculteurs, des entreprises, des particuliers, qui coconstruisent une démarche de relocalisation d'une agriculture de proximité et d'une alimentation saine dans les territoires.

Le PAT est labellisé par l'État et permet d'obtenir des financements pour une trentaine de projets. Parmi les actions engagées, nous pouvons citer des aides à l'installation d'agriculteurs, des épiceries participatives ou encore la mise en place de circuits courts, notamment pour favoriser les produits locaux dans la restauration collective. La gouvernance multipartenariale met au coeur du projet la résilience alimentaire, mais aussi sociale, du territoire tout en préservant le patrimoine agricole yvelinois et essonnien. Le PAT de la Plaine aux Plateaux démontre la capacité des territoires ruraux à conduire les transitions.

Tels sont les sujets que nous allons tenter de mieux comprendre lors de cette table ronde grâce à nos trois intervenantes que je remercie pour leur présence et dont je salue l'expertise.

Mme Magali Martin, directrice du programme Ruralités à l'ANCT. - En centrant ce colloque sur l'innovation, vous avez choisi une approche originale, et je vous en remercie. En effet, les ruralités sont souvent appréhendées sous l'angle de leurs fragilités, qui sont réelles et que nul ne nie ; elles le sont plus rarement sous l'angle de ce qui fonctionne et de leurs capacités d'innovation extraordinaires, que l'on observe à travers les programmes que nous pilotons. Or ces capacités d'innovation sont presque dues à ces fragilités qui créent un besoin d'audace et de résilience. Mettre cela en valeur, c'est adresser un message positif aux habitants des territoires ruraux.

J'ai le plaisir, à l'ANCT, de piloter trois programmes. Il s'agit tout d'abord du programme France ruralités, qui contient le programme Villages d'avenir, devenu pratiquement autonome. Je pilote également le programme Avenir montagnes et l'action des commissariats de massifs. La montagne, c'est 9 000 communes, 30 % du territoire et 90 % de ruralité. Les contraintes de la ruralité de pente sont différentes de celles de la ruralité de plaine, mais ces dernières sont l'une comme l'autre de formidables lieux d'innovation et laboratoires de transition.

Le programme Villages d'avenir est le plus récent au sein de l'ANCT. Vous connaissiez déjà le dispositif Petites villes de demain, qui était très axé sur la ruralité - il concerne 1 600 communes, dont 70 % en ruralité - ainsi que France Services et ses 2 600 maisons qui maillent le territoire. Villages d'avenir, qui s'adresse aux communes de moins de 3 500 habitants, est un programme d'ingénierie qui déploie des chefs de projet sur le territoire national, dans les services de l'État. Ainsi, 25 départements accueillent des binômes de chefs de projet que nous formons et outillons et qui accompagnent les projets des maires lorsque ces derniers le souhaitent, sur des thématiques aussi diverses que l'aménagement du village, la transition écologique, le commerce, le logement ou la culture. Ce sont des thématiques du quotidien. Ce programme, lancé le 1er janvier 2024, concerne 2 976 communes, 5 000 projets suivis et déjà 900 projets terminés - non du fait de l'État, mais en raison d'un travail achevé.

Des initiatives extraordinaires ont vu le jour. Ainsi, près de 400 tiers-lieux ont été créés grâce à l'accompagnement des chefs de projet. Dans la commune de La Morte, en Isère, nous avons accompagné la création de La Morte Vivante, un bar associatif qui accueille du coworking. Il a d'ailleurs suscité l'enthousiasme de Mme Le Cam qui s'y est rendue la semaine dernière. Nous avons d'autres magnifiques projets, comme une résidence d'artistes dotée de jardins partagés dans le Lot. Au-delà du logement, c'est la question de l'habitabilité qui est posée : il faut pouvoir vivre, se soigner, se déplacer et travailler. Nos pistes de réflexion portent sur l'habitat partagé, avec la possibilité de villages seniors ou de colocations intergénérationnelles. Les territoires ruraux sont extrêmement inventifs et nous sommes fiers de les accompagner dans ces innovations.

Des élus comparent le travail que nous faisons dans le cadre de Villages d'avenir à de la maïeutique. L'un d'entre eux m'a même dit : « Vous ouvrez nos chakras. » Ce programme aide à concrétiser les idées et à mieux utiliser l'argent public, car les projets sont bien construits. Certains élus me disent qu'ils ont remanié leur projet grâce à Villages d'avenir.

Le programme Avenir montagnes suit une logique similaire, même s'il a été plutôt conçu pour accompagner l'adaptation au changement climatique. Les territoires de montagne sont extrêmement attractifs, certes, mais ils sont soumis à des contraintes très fortes face auxquelles ils doivent faire preuve d'imagination et d'innovation. Avenir montagnes, lancé en 2021, se poursuivra jusqu'à la fin de 2026. Il représente un investissement de 300 millions d'euros, de la part des régions et de l'État, en faveur de près de 500 projets. Il consacre aussi 10 millions d'euros à des mobilités innovantes, solidaires et actives.

Les territoires inventent et ont besoin que nous les accompagnions, par des moyens financiers et humains, pour passer de l'idée au projet.

France Ruralités Solutions est un autre de nos programmes qui rassemble 41 mesures pour le quotidien des habitants. Dans ce cadre, nous accompagnons un grand nombre de projets de nature sociale et culturelle, comme les microfolies ou bien encore la rénovation de monuments aux morts. Cela fonctionne très bien. Les territoires ruraux se sont emparés du programme et les retours sont positifs.

Villages d'avenir a fait l'objet d'une première évaluation par l'inspection générale de l'administration : le rapport est plutôt positif et nous encourage à poursuivre.

Les territoires ruraux ont une capacité extraordinaire à créer du collectif et du lien social. Ils sont une formidable source d'inspiration.

Mme Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines, rapporteure de la mission d'information. - Les maires de communes rurales font preuve de courage politique et sont très ouverts à l'accueil de propositions. Les énergies sont incroyables. Cette proximité facilite l'émergence de projets gagnant-gagnant.

Mme Marion Le Cam, administratrice de l'Union des employeurs de l'économie sociale et solidaire (Udes). - L'Udes est la seule organisation représentative du secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS), qui représente à l'échelle nationale 200 000 employeurs, 2,7 millions de salariés, 13,7 % de l'emploi privé et 10 % du PIB.

L'ESS part toujours - c'est son ADN - du territoire et de la réponse à des besoins non couverts. Les actions de coopération territoriale favorisant l'émergence de projets d'ESS s'articulent forcément avec les collectivités, les citoyens et les entreprises du secteur classique. En tant qu'employeurs, à l'Udes, nous avons la conviction que c'est bien par ces coopérations que nous pourrons répondre aux défis qui, lorsqu'on les relève, nous mènent vers du positif.

L'ESS est un acteur majeur de la cohésion sociale des territoires, historiquement très présent dans l'action sociale. Les activités du soin et de l'accompagnement sont majoritairement portées par l'ESS, et ce, plus encore dans les territoires ruraux qu'ailleurs. Ainsi, l'aide à domicile y est à 72 % assurée par l'ESS. Ce n'est pas neutre : l'ESS apporte des solutions dans des endroits où la rentabilité est plus faible qu'ailleurs. Elle peut aussi assurer des missions de service public par délégation.

L'ESS est aussi un acteur majeur du sport et de la culture, en particulier dans les territoires ruraux où l'action culturelle est très souvent menée par des associations.

Aujourd'hui, notre défi est de pouvoir répondre aux besoins des ruralités, devenues plurielles. Apporter un service à domicile dans un territoire très éloigné pose des problèmes de mobilité et de surcoût. Ce n'est bien évidemment pas la même chose de prévoir une aide à domicile pour une personne âgée quand celle-ci habite dans le 18e arrondissement de Paris ou bien dans la Creuse.

Actuellement, et pas seulement dans les ruralités non périurbaines, nous devons faire face au défi du vieillissement, mais également à celui de la garde d'enfants, car des familles viennent s'installer en ruralité et ont besoin d'un certain nombre de services que l'ESS doit assurer. En effet, comment faire face au défi de la garde d'enfants, quand l'emploi est éloigné du lieu de vie de la famille ? C'est là que se déploie toute l'inventivité de l'ESS qui oeuvre à fournir l'ingénierie nécessaire pour mailler les projets de territoire. Ainsi, lorsque l'on constate dans un même territoire un besoin d'habitat intermédiaire pour les personnes âgées et un besoin de garde d'enfants pour les familles, les projets se croisent et deviennent très complexes à gérer, en raison de réglementations multiples et de financements de nature différente. Notre défi est de parvenir à faire prendre le mélange et à fondre dans un projet unique deux projets initialement distincts. J'ai encore pu constater cela, la semaine dernière, dans le Finistère, auprès d'une commune très rurale.

Ce dynamisme et cette capacité de contribution extrêmement importante peuvent être freinés par les difficultés que connaissent certaines structures de l'ESS. L'emploi se développe un peu moins vite dans ce secteur que dans le reste de l'économie. Le financement reste un sujet important. Une taxe sur les salaires, dispositif très complexe, ne peut être qu'un frein. Si nous voulons que les employeurs jouent leur rôle partout sur le territoire, ils ne doivent pas être désincités à embaucher pour des questions de financement.

Mme Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines, rapporteure de la mission d'information. - Nous en venons à présent au sujet de l'attractivité des territoires.

Mme Clémence Dupuis, architecte, ingénieure territoriale des transitions. - Je suis architecte urbaniste de profession et, après dix ans de pratique, je me suis spécialisée en ingénierie territoriale des transitions dans les territoires ruraux.

J'aimerais évoquer les transitions des territoires ruraux à partir de la thématique de l'habitabilité positive, qui mériterait d'être mobilisée de manière plus centrale et transversale.

Mon témoignage se base sur des enquêtes de terrain menées depuis plusieurs années qui ont donné lieu à des travaux plus généraux. J'ai notamment travaillé sur l'aménagement du territoire dans le cadre du programme Revitalisation centres bourgs entre 2014 et 2020, j'ai également travaillé sur les questions de l'aménagement de l'accueil et de l'habitabilité dans les petites villes en déprise avec la recherche-action Plateforme d'observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) Territoires. Enfin, j'ai mené des travaux d'ingénierie avec l'Union nationale des acteurs et structures du développement local (Unadel), un acteur important avec lequel nous avons procédé à une dizaine de campagnes d'écoute à l'échelle territoriale, partout en France.

Mes recherches sont parties d'un questionnement : dans ces petites villes de campagne qui sont en déprise mais qui ont des projets, sont dotées d'ingénierie locale et sont boostées par l'État, j'ai cherché à identifier ce que l'on pouvait inventer pour améliorer l'habitabilité malgré la perte de centralité. Or j'ai constaté une limite forte des approches classiques de l'aménagement du territoire, car la logique qui consiste à identifier des problèmes convergents pour ensuite les résoudre menait très souvent à une impasse. Malgré la grande qualité des acteurs locaux et l'importance des moyens alloués pour réaliser de très belles opérations d'aménagement, le constat des élus et des habitants était qu'ils n'habitaient pas mieux, ni davantage, ces centralités en déprise. Cela remet en cause l'approche du réaménagement des centres bourgs selon des méthodes techniques et spatiales classiques.

Autre sujet d'interrogation, alors que les élus locaux excellent à repenser l'économie locale et ont très bien su la réinventer, notamment après la désindustrialisation, ils avouent buter sur la question de l'habitabilité pour rendre désirable leur centre-bourg.

Dès lors, j'ai poursuivi mes recherches sur la question de l'habitabilité dans les ruralités en inventant une nouvelle méthodologie d'enquête. Il ressort de mes travaux qu'il existe, partout en France, une convergence sur les attachements aux territoires ruraux.

Le premier type d'attachement auquel on fait systématiquement référence, c'est la beauté du territoire. Les habitants choisissent d'habiter la ruralité pour sa beauté, que celle-ci soit extraordinaire - vous avez tous des images qui vous viennent en tête -, ou au contraire très ordinaire mais précieuse parce qu'elle est accessible à tous, au quotidien.

Le deuxième type d'attachement, qui est également cité systématiquement, est la qualité des relations sociales. Lorsque l'on vit - et que l'on reste - à la campagne, c'est pour y trouver non seulement la tranquillité, la sérénité ou la sécurité, mais aussi des relations collectives et conviviales, de l'entraide et de l'hospitalité. Ces valeurs très fortes sont le premier facteur d'attachement, aux dires des habitants, des élus ou des entrepreneurs que j'ai interrogés.

Le troisième type d'attachement est la capacité offerte par les territoires ruraux de s'émanciper en inventant quelque chose que l'on n'a pas là d'où l'on vient.

Enfin, la plus grande crainte que ceux que j'ai interrogés ont exprimée concerne le fait de voir s'effriter ces atouts au quotidien, sous l'influence des transitions à l'oeuvre, quelle que soit leur forme.

Ces constats simples, mais prégnants, nous montrent que les principales préoccupations des acteurs locaux - le beau, le lien social, la capacité de se projeter - ne sont pas forcément au centre des politiques publiques visant à renforcer l'attractivité des territoires. De manière pragmatique, l'accent est mis sur les urgences : relance de l'économie, santé, pouvoir d'achat... C'est légitime, mais un décalage apparaît de manière radicale.

Pourtant, les ressources que j'ai citées sont des moteurs de l'habitabilité et de la désirabilité. Elles mettent tout le monde d'accord, malgré les clivages entre les différents types de population. Elles sont riches, qualitatives, spécifiques et présentes partout. Elles ne sont pas en voie de tarissement. Nous pouvons donc nous demander s'il ne s'agit pas d'un angle prometteur pour aborder les transitions.

Pour illustrer une manière parmi d'autres de penser les transitions au travers de l'habitabilité, je citerai l'exemple - ce n'est pas très loin de La Morte - du Vercors. Il a été question de ce territoire dans les médias, récemment. Étant situé en moyenne montagne, l'enjeu de la transition climatique y est très fort : la diminution de l'enneigement menace le développement touristique.

Ce territoire est aussi un lieu de grands projets de mise en tourisme, publics comme privés : Sublimes routes du Vercors, projets d'immobilier de luxe... Récemment, l'ancien basketteur Tony Parker a annoncé vouloir y construire un énorme complexe immobilier de tourisme de luxe.

Face à ces grands projets, les réactions des habitants ont été nombreuses et virulentes. Un collectif nommé Vercors Citoyens s'est notamment constitué. Les 800 personnes qui le composent s'inquiètent du fait que la décision politique découle souvent d'enjeux exclusivement économiques, au détriment de l'habitabilité. Il ne s'agit pas d'exclure la question économique, au contraire, mais de la penser de manière conjointe et transversale avec ce qui attache aux territoires, c'est-à-dire les qualités d'habitabilité.

Ce collectif n'a pas vocation à se positionner contre les projets, mais à penser les transitions dans le Vercors de manière plus démocratique, pour mieux l'habiter aujourd'hui et demain. Pour cela, il a créé un dispositif d'écoute citoyenne. Il s'agit d'un projet sérieux, mené pendant toute une année en partenariat avec l'université Grenoble-Alpes, doté de financements publics et accompagné par l'Unadel pour les questions de méthodologie.

Une centaine d'entretiens ont été réalisés, avec des habitants de tous âges et de toute catégorie sociale, qu'ils soient pour ou contre les projets immobiliers. Quelque 888 idées d'habitants en sont sorties, regroupées en huit thématiques prioritaires. Il en ressort la même chose que dans l'enquête que j'ai menée : les points d'attachement les plus forts sont l'environnement et les paysages, le lien social, la culture et les imaginaires, et les craintes sont la peur de voir ces derniers s'effriter et l'absence de prise en considération par les politiques locales.

En septembre dernier - coup de tonnerre ! -, le préfet coordonnateur du massif des Alpes a rejeté le projet d'aménagement touristique en l'état, au nom, bien sûr, de considérations environnementales, mais aussi de la mobilisation citoyenne. Comme je l'ai dit, 800 personnes se sont mobilisées, ce qui est extraordinaire, et 80 % d'entre elles ont voté contre le projet. Cela montre que, dans ce territoire, la question de l'habilité n'est pas moins prégnante que celle de l'attractivité économique et touristique. Il existe une attente collective en la matière.

Le mouvement a pris une telle ampleur qu'il a été rejoint par des acteurs publics comme le parc naturel régional du Vercors pour approfondir les travaux. Des associations comme Mountain Wilderness, qui suivent le projet de très près, accompagnent également le collectif. Il est question que la Fondation de France aide à financer une deuxième phase pour coucher sur le papier en quoi pourrait constituer concrètement une autre manière d'habiter ce territoire. Ce travail demande du temps et se déroulera sur trois ans. Ayant vocation à être démocratique, il associera tous les acteurs économiques et politiques, et les habitants de tous âges.

Il s'agit d'une expérimentation totale pour répondre à un besoin d'invention et de réinvention, nourrie d'expertises locales.

En conclusion, ce qui se passe dans le Vercors se passe également dans tous les territoires, de manière différente et spécifique. La question de l'habitabilité doit être prise au sérieux. Les politiques publiques doivent tenir compte de sujets qui peuvent paraître anecdotiques, comme la question du beau et la qualité des relations sociales, mais qui, à écouter les habitants des territoires, ne le sont pas.

Cela permet - et c'est une bonne nouvelle ! - d'aborder les transitions dans les territoires ruraux à partir non pas de ce qui pose problème, mais de ce qui nous relie positivement et met tout le monde d'accord. Une telle démarche est très mobilisatrice.

Mme Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines, rapporteure de la mission d'information. - Je vous remercie d'avoir partagé vos expertises respectives. Nous voyons que les initiatives sont nombreuses dans les territoires ruraux.

ÉCHANGES AVEC LES PARTICIPANTS

M. Bernard Buis, sénateur de la Drôme. - Je suis sénateur de la Drôme, qui comporte une partie du Vercors. Notre grande préoccupation, dans la Drôme comme dans l'Isère, est l'évolution des petites stations de ski. En effet, nos stations étant de moyenne altitude, elles sont de moins en moins enneigées. Quelle transition imaginez-vous pour faire évoluer ces petites stations de ski ?

Actuellement, le ski représente environ 80 % de l'activité économique de ces territoires. Nous avons bien essayé de transformer les stations en stations « quatre saisons », mais l'accueil estival ne représente que 20 % du chiffre d'affaires.

Le projet de Tony Parker, qui a été décrié par certains et a désormais du plomb dans l'aile, était plébiscité par d'autres : les élus y étaient massivement favorables. Lorsqu'un investisseur est prêt à mobiliser plusieurs millions d'euros sur le territoire, nous pouvons trouver regrettable que le projet tombe à l'eau. En l'occurrence, ce projet aurait pu être l'occasion de réorienter la station de Villard-de-Lans, dont nous nous demandons ce qu'elle va devenir.

De plus en plus de stations sont fermées en permanence, notamment dans le col de Rousset. Des immeubles dénaturent tout. Dans la Drôme, des stations ont été reprises par le département, mais nous sommes en train de les fermer les unes après les autres car nous n'avons pas les moyens de les entretenir. Des pans entiers de notre économie vont disparaître dans notre arrière-pays, et cela nous inquiète beaucoup !

Mme Magali Martin, directrice du programme Ruralités à l'ANCT. - Ce que vous soulignez est majeur ; c'est le défi auquel nous sommes tous confrontés. Le mot clé me semble être « diversification ». C'est ce sur quoi nous travaillons à l'ANCT. J'ai déjà évoqué le plan Avenir montagne, qui est un programme consacré à la diversification de l'économie touristique dans les territoires de montagne, mais les commissaires de massif mènent d'autres actions par ailleurs, via les contrats de plan interrégionaux État-régions (CPIER).

Personne n'a trouvé de modèle susceptible de remplacer l'activité du ski et toutes ses retombées économiques, mais des processus de transition se sont mis en place. Certes, il n'y a pas de solution miracle, mais les choses avancent. Nous suivons de très beaux projets au sein de petites stations de montagne dans le cadre de Villages d'avenir. Je pense notamment à une station dans le Massif central qui réalise désormais un chiffre d'affaires plus important l'été que l'hiver.

Il ne faut pas précipiter la disparition du ski, dont nous avons encore besoin, mais il nous faut accompagner le plus possible la diversification des stations. Le plan Avenir montagne était axé sur le tourisme ; il nous faut désormais élargir notre action vers d'autres secteurs. Au-delà du tourisme, nous devons notamment nous pencher sur les questions de développement économique. C'est d'ailleurs tout l'objet d'une mission qui a été confiée par les précédentes ministres, Françoise Gatel et Nathalie Delattre, au Conseil national de la montagne et à l'Association nationale des élus de la montagne (Anem).

Le processus est en marche : nous cherchons, nous réfléchissons, nous innovons... Les retours des territoires qui en ont bénéficié montrent que le plan Avenir montagne a permis une véritable prise de conscience. Des synergies se sont mises en place, des dynamiques sont engagées. Nous sommes tous conscients des défis auxquels nous sommes confrontés et nous travaillons pour trouver des solutions. Cela prend du temps, mais je vous assure que cela avance.

Mme Clémence Dupuis, architecte, ingénieure territoriale des transitions. - Je voudrais citer le préfet coordonnateur du massif des Alpes qui a instruit le dossier du projet immobilier de Tony Parker. Selon lui, il faut arrêter de penser le réchauffement climatique des montagnes et l'après-neige comme une crise, mais les considérer comme une opportunité.

Je trouve incroyable qu'un homme d'État tienne un tel discours à l'heure actuelle. Selon moi, il dit vrai : nous avons l'occasion de procéder à une réinvention en sortant du schéma problème-solution technique. Cette réinvention sera longue, surtout si nous cherchons à ce qu'elle soit démocratique et se nourrisse des contributions de ceux qui ont une expertise des territoires en question.

Le tourisme de station est une invention des Trente Glorieuses. C'est une invention géniale, celle d'un modèle que l'on a déployé partout. Mais la conjoncture nous montre que de tels modèles ne tiennent plus. Nos ruralités sont riches et belles parce qu'elles sont spécifiques et diversifiées. Chaque lieu appelle à une réinvention propre. J'espère que nous ne procéderons pas de la même manière à La Morte et dans le Vercors, car cela ne fonctionnera certainement pas. Certaines recettes peuvent bien sûr être reproduites, par exemple le développement du VTT l'été, mais pas toutes.

Il convient de faire preuve d'humilité et de courage, et dire qu'il nous faut prendre le temps de réfléchir à des réinventions locales. Nous l'avons fait à une époque et nous le referons, car il s'agit de sujets qui animent les populations locales. Prenons cette réinvention avec le sourire, ai-je envie de dire.

Mme Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines, rapporteure de la mission d'information. - J'ai eu l'occasion de rencontrer la maire de Plateau-des-Petites-Roches, où une coulée de boue a mis à terre le funiculaire en 2021. Face à la demande pressante des habitants, un collectif de bénévoles s'est monté autour du directeur de l'école pour rouvrir la station. Dans ce territoire, le ski participe du patrimoine culturel et recouvre une importance capitale, non seulement pour le tourisme, mais aussi pour les habitants.

Certains bénévoles sont allés jusqu'à se former aux métiers des stations de ski pour relancer la station. La maire a pris une énorme responsabilité en autorisant cette réouverture, avec l'aval des services de l'État. À ce propos, des avancées législatives pourraient être trouvées pour alléger le fardeau des élus dans de telles situations.

Ainsi, les enfants peuvent continuer d'apprendre le ski et perpétuer une pratique ancestrale. Je trouve cet exemple extraordinaire, car il a mobilisé une somme de compétences, de capacités et de responsabilités. Il est un exemple parmi d'autres des réponses ponctuelles qu'il est possible d'apporter au défi du changement climatique.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Mesdames, je vous remercie de vos interventions très intéressantes et complémentaires les unes des autres.

Je voudrais revenir sur le concept d'habitabilité. Dans les territoires les plus ruraux, l'habitat des villages est souvent très dégradé, mais le potentiel de refaire village est certain. Ma question comporte plusieurs volets.

Tout d'abord, quels moyens de financement sont mobilisables pour réhabiliter ces coeurs de villages, qui sont souvent magnifiques ou pourraient le redevenir ?

Lors des débats sur le zéro artificialisation nette (ZAN), mes collègues socialistes et moi-même avions proposé par amendement un dispositif comparable à celui instauré par la loi Malraux pour faciliter le financement de la réhabilitation de logements. Cette question du financement est un point bloquant, notamment pour l'installation de jeunes familles ou de jeunes couples.

Ensuite, il convient de mobiliser la culture pour faire sens et créer du lien au sein de ces structures villageoises. J'ai constaté à plusieurs reprises, notamment en Balagne, en Corse, où elle est particulièrement forte, qu'une culture de village constitue un point d'appui très important pour les élus lorsqu'il est question d'intégrer de nouveaux arrivants.

Êtes-vous d'accord sur la nécessité de travailler sur cet aspect culturel ? Avez-vous d'autres exemples en tête ?

Enfin, il me semble que nous devons nous interroger sur le paradigme actuel en matière de normes d'habitat, qui peut constituer un frein à l'accueil et à la revitalisation de certains bourgs et villages.

Madame Dupuis, en tant qu'architecte, comment appréhendez-vous le modèle actuel d'habitat au regard des enjeux de transition écologique, notamment du ZAN ?

Mme Clémence Dupuis, architecte, ingénieure territoriale des transitions. - J'ai en effet enquêté au travers du prisme architectural et urbanistique sur la réhabilitation des centres-bourgs, dont celui de Saint-Flour, où la culture est réellement mobilisée comme un axe central de la revitalisation urbaine. J'ai pu constater, en observant plusieurs maîtrises d'ouvrage, que l'ingénierie a été fortement renforcée localement par les divers dispositifs qui ont été déployés ces dernières années. C'est une excellente nouvelle pour tous. Cela a mis de l'énergie et du mouvement pour faire exister des projets qui n'étaient qu'à l'état de souhait, de manière hiérarchisée.

Les témoignages des techniciens et des élus que j'ai reçus dans des petites villes en déprise font ressortir des freins importants en matière d'investissement. Les besoins en ingénierie existent, mais, pour réhabiliter des centres-bourg qui ne l'ont pas été depuis un siècle, les besoins budgétaires sont colossaux ! Il est beaucoup plus cher et compliqué de réhabiliter un centre-bourg et de le rendre désirable aux yeux de potentiels futurs habitants que de construire un pavillon individuel.

La question des moyens financiers est prioritaire, au-delà de la question, plus qualitative, de l'ingénierie. J'ai notamment beaucoup entendu ce discours en Auvergne-Rhône-Alpes.

Le deuxième frein, normatif, est très important. Concernant la restructuration et l'habitation lourde, nous sommes extrêmement contraints et le besoin d'assouplissement est avéré. Même pour l'habitat léger et alternatif, malgré des tentatives de légiférer pour encourager l'innovation, la complexité laisse les élus frileux. Certains y arrivent, comme au Bourget-du-Lac, mais ils restent l'exception.

Le troisième frein, technique, est celui des imaginaires. Il faut repenser la manière d'habiter les centralités, et pas uniquement en fonction des aspirations des nouveaux arrivants. Nous, les architectes, avons souvent appris notre discipline sous l'angle urbain plutôt que rural. Les imaginaires des architectes et des urbanistes sont donc à renouveler, afin d'envisager des solutions techniques nouvelles en lien avec des imaginaires qui sortent des standards de confort attendus en ville.

Au cours d'ateliers étudiants que j'ai menés hors les murs, j'ai pu constater que les idées abondaient. Élus et habitants se remettent à rêver, mais le retour au réel est rude : manque d'argent, complexité et normes se font sentir. Il serait pertinent de traiter la question des moyens financiers en complément de celle de l'ingénierie, qui reste difficile à mettre en oeuvre dans les conditions techniques et normatives actuelles.

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Des travaux théoriques sont-ils entrepris pour justifier, par exemple, des solutions de reconquête des centralités, compte tenu de l'intérêt à moyen et long terme d'un développement plus durable, notamment par rapport aux techniques actuelles ? En effet, sans de telles comparaisons, on bute sur l'écueil que vous dénoncez, de projets prometteurs, mais sans moyens, et on continue comme avant...

Mme Clémence Dupuis, architecte, ingénieure territoriale des transitions. - Ces travaux existent bien. Par exemple, le réseau Perspectives rurales, anciennement Espace rural projet spatial (ERPS), travaille sur ces sujets. Cependant, ces acteurs, nombreux, ne sont pas forcément écoutés. La pensée et la réflexion spatiales ne sont ainsi pas toujours prises en compte au niveau des politiques publiques. Souvent, par exemple, on n'appelle l'architecte qu'après la constitution d'un cahier des charges...

M. Franck Montaugé, sénateur du Gers, rapporteur de la mission d'information. - Nous serions intéressés par ces travaux. Il faut élargir le champ de nos recherches, car se contenter d'études au cas par cas ne permettra pas de faire bouger les choses.

Mme Marion Le Cam, administratrice de l'Udes. - De nombreux projets d'ESS tendent à progresser en matière de rénovation et de modèles d'habitat, notamment sur le logement des jeunes actifs. En effet, quand on est recruté sur un nouvel emploi, y compris dans une structure de l'ESS, on ne peut pas toujours acheter tout de suite une maison en habitat horizontal...

Nous réfléchissons donc en lien avec les collectivités à ce sujet de l'accès au foncier. Certaines structures sont à même de porter des projets d'habitat partagé ou hybride, comprenant, par exemple, des tiers lieux, mais elles se heurtent à la question de l'ingénierie, notamment architecturale, lorsqu'il s'agit de rénover un bâti existant pour attirer des jeunes ou bien d'adapter les logements à une population qui vieillit. La rénovation des bâtiments ne peut pas être décorrélée de ce type de considération.

Quant au secteur de la culture, auquel les acteurs de l'ESS sont très attachés, il est particulièrement touché par les coupes budgétaires depuis un an. L'emploi a plongé de 7 % sur la période. Or la culture a son importance en matière de cohésion sociale et de développement des territoires au travers de leur désirabilité, car les néoruraux comme les ruraux historiques ont envie d'y accéder. La fragilisation des structures culturelles n'est pas neutre, car tout ne peut reposer sur le bénévolat, même si celui-ci est important dans les territoires ruraux.

Mme Magali Martin directrice du programme Ruralités à l'ANCT. - Le plan France Ruralités comprend une mesure spécifique sur le logement pour lutter contre la vacance. En effet, de nombreux logements ne sont pas en état d'être remis sur le marché locatif et nécessitent des travaux de rénovation. Une prime de sortie de la vacance est prévue pour aider le propriétaire à financer ces travaux à condition que le bien soit remis sur le marché locatif. S'élevant initialement à 5 000 euros, cette prime s'est révélée trop peu incitative, malgré les autres dispositifs de l'Agence nationale de l'habitat (Anah) qui la complétaient. Nous l'avons donc déplafonnée, à l'occasion du comité interministériel des ruralités (CIR) de juin dernier, pour la moduler de manière plus pragmatique en fonction du coût des travaux, de la surface du logement etc. Il conviendra de la réadapter si nécessaire. En 2024, trop peu de primes ont été attribuées et l'enveloppe n'a pas été consommée.

En outre, nous devons mieux faire connaître nos dispositifs. Nous nous enorgueillissons souvent, à juste titre, de ces derniers, mais l'information doit circuler pour mieux les faire comprendre. Lorsqu'un maire me dit qu'il ignorait l'existence de tel ou tel dispositif, je le vis comme un échec. Pour faire passer l'information, les sous-préfets - dont celui de Saint-Amand-Montrond, dans le Cher, ici présent - sont nos bras armés.

Mme Clémence Dupuis, architecte, ingénieure territoriale des transitions. - Je confirme vos propos sur la nécessité de mieux communiquer au sujet de ces dispositifs. Mais la question de leur conception se pose aussi. Par exemple, la revitalisation des centres-bourgs était, initialement, un dispositif de l'Anah descendu dans les campagnes. L'adaptation aux territoires d'un mécanisme calibré pour l'urbain a posé problème, car le tissu des centres-bourgs est bien plus hybride que celui des centres urbains à cause, par exemple, de la présence de rez-de-chaussée commerciaux. Or le dispositif ne permettait de faire des rénovations que dans du logement, alors que les situations étaient souvent imbriquées et beaucoup plus complexes. Et je n'évoque même pas la question de la maîtrise foncière. Il faut donc utiliser l'expertise locale pour adapter les dispositifs aux territoires plutôt que de les concevoir comme une duplication de l'urbain.

Un locuteur dans la salle

Formule à conserver ? Nous avons sinon identifié le locuteur : M Farid Djabila, adjoint au Maire de Mitry-Mory, délégué à la nature en ville, aux espaces extérieures et aux parcs et forêts.

. - Nous sommes dans la maison des élus locaux et je m'exprime en tant que tel. Je viens d'un territoire où il n'y a pas la mer, ni la forêt, ni la montagne : le nord de la Seine-et-Marne. Nous rencontrons bien des nuisances dans la commune où je suis élu, située à proximité de l'aéroport Charles-de-Gaulle, plus grand aéroport français, ainsi que de grandes plaines agricoles. À ce sujet, nous sommes catastrophés par le fait que la loi Duplomb n'ait pas été abrogée.

Je continue de m'interroger : nous sommes tous d'accord sur le fait que le problème est celui du dérèglement climatique. Cela vaut pour la montagne comme pour le littoral. Mais en ce cas, pourquoi l'État, qui a été condamné pour inaction climatique, ne fait rien ? Comment les sénateurs s'empareront-ils des problématiques liées au climat pour en faire une loi acceptée et mise en oeuvre par les gouvernements successifs ?

Nous sommes à vos côtés pour lutter contre les problèmes climatiques, agricoles, de santé et de transport. Mais il faut que les différents bords politiques que vous représentez, mesdames, messieurs les sénateurs, se mettent d'accord... La cause doit être transpartisane et nationale.

Mme Ghislaine Senée, sénatrice des Yvelines, rapporteure de la mission d'information. - Notre démarche, au sein de cette mission d'information relative à la contribution des collectivités territoriales au développement des territoires ruraux à l'ère des transitions environnementales, est transpartisane. Notre objectif est de conserver l'habitabilité tout en assurant les transitions environnementales et climatiques. Nous n'en sommes qu'au démarrage : cette table ronde a été l'occasion d'entendre de nombreux acteurs.

Notre objectif est d'apporter des solutions concrètes. Il s'agit non pas de survoler une thématique, mais de formuler des recommandations, voire de préparer un texte de loi.

M. Bernard Pillefer, en remplacement de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je suis heureux de pouvoir conclure les travaux de cette riche matinée. Je suis d'autant plus honoré que le thème choisi pour ce colloque, les ruralités et les transitions, est au coeur de l'engagement de notre commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, présidée par Jean-François Longeot, empêché.

Nous avons parlé ce matin de transitions économiques, démographiques et climatiques, et d'outils de développement des ruralités ; nous avons également évoqué les transitions sociales et culturelles et la nécessité de changer les regards sur la ruralité. Dans la continuité de ces propos, je souhaite procéder à une mise en perspective technologique en évoquant un sujet crucial pour les ruralités au XXIe siècle : la transition numérique. En effet, les transitions mentionnées ce matin ne pourront se faire que si la transition numérique est actée dans la ruralité.

Dans les années 1960, les théoriciens de la mondialisation avaient popularisé la notion de village planétaire : selon eux, la diffusion globale et instantanée des contenus et des médias par les nouvelles technologies de l'information contribuait à créer une communauté mondiale virtuelle, un village global. Aujourd'hui, avec le numérique, les opportunités véhiculées par les nouvelles technologies deviennent une réalité concrète pour nos ruralités.

Grâce au plan France Très haut débit, les zones rurales ont résorbé leur retard en matière de déploiement de la fibre : en 2018, le taux de déploiement de celle-ci était quatre fois plus faible en ruralité qu'en zone urbaine, alors qu'aujourd'hui, l'écart est inférieur à 5 %. Nous, élus locaux issus du monde rural, pouvons dire avec fierté que chacun de nos villages peut accéder au titre de village global !

J'insisterai sur le caractère partenarial de cette réussite, ainsi que sur le haut degré d'engagement des collectivités territoriales dans cette transition historique : ainsi, les pouvoirs publics ont mobilisé, depuis quinze ans, près de 13 milliards d'euros pour déployer la fibre optique, dont 3,5 milliards d'euros investis par l'État et près de 9 milliards par les EPCI, les départements et les régions. Je relève que cet effort a également été financé sur fonds propres par les opérateurs privés, en tant que délégataires de mission de service public, à hauteur de 9,4 milliards d'euros. Cette belle complémentarité entre les secteurs public et privé nous a permis, collectivement, de relever ce défi titanesque.

En matière de rythme de déploiement de la fibre, nous touchons presque au but. Cependant, pour nos ruralités, nous devons maintenir notre vigilance sur la dernière ligne droite : les raccordements complexes, constitués par les lieux d'habitation moins accessibles. Dans le cadre de sa mission de contrôle de l'action du Gouvernement et des politiques publiques, notre commission demeurera attentive à cette question cruciale pour l'égalité d'accès de toutes et tous aux nouvelles technologies.

Une autre dimension du village global est la question stratégique de la couverture mobile en fréquences 4G et 5G. Grâce au New Deal mobile, lancé en 2018, la bataille contre les zones blanches 4G est quasiment gagnée, puisque 99 % de la population est couverte, notamment au bénéfice des zones rurales, où 67 % des sites mobiles sont déployés. Cependant, l'on peut déplorer une certaine part d'inachèvement de cette dynamique qui concerne les zones dites grises, qui ne sont couvertes que par un seul opérateur et au sein desquelles le consommateur ne peut donc bénéficier de la libre concurrence. Dans mon département de Loir-et-Cher, plusieurs milliers de personnes sont concernées. Pourtant, un réel besoin existe pour nos habitants, nos entreprises, nos élus, nos médecins ou encore nos services de santé et d'aide à la personne. Il s'agit, pour le Loir-et-Cher comme pour les autres départements ruraux, d'un enjeu d'équité territoriale, d'attractivité et de compétitivité.

Je conclurai mon propos par cette considération : au sein de nos ruralités connectées, qui bénéficient désormais largement d'infrastructures et de technologies robustes, la prochaine bataille sera celle de la fracture numérique et des usages du numérique. C'est une chose de déployer la fibre et les moyens de communication, la finalité reste l'usage qu'on en fait : il est crucial qu'au sein de ce village global ouvert sur de multiples possibilités de développement économique et culturel, il n'y ait pas de laissés-pour-compte.

Le baromètre du numérique publié chaque année par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) fait état d'une progression très soutenue des usages du numérique dans les zones rurales, quelle que soit la technologie considérée. Cependant, derrière les statistiques, il y a des vies humaines et des usagers désorientés, notamment face à la dématérialisation croissante des démarches administratives. Notre commission déplore la quasi-disparition des aides apportées par l'État au dispositif des conseillers numériques : dans les faits, cela se traduit par un transfert de coûts et de responsabilités vers les acteurs locaux et associatifs. Nous maintiendrons notre vigilance et notre engagement sur ce sujet crucial de la cohésion numérique, afin que la fracture numérique ne passe pas, ou ne passe plus, par nos campagnes.

En conclusion, l'attractivité de nos territoires ruraux dépend des différentes transitions qui ont été évoquées ce matin, mais aussi de la réussite de la transition numérique.

M. Bernard Delcros, président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - Je remercie une nouvelle fois nos trois rapporteurs de s'être emparés de ces sujets, qui concernent non pas seulement la ruralité, mais la société française dans son ensemble. Merci, en particulier, d'avoir examiné la manière dont la ruralité peut jouer un rôle dans la réponse aux défis que nous devons relever. Merci également aux différents intervenants. Leurs contributions alimenteront, je n'en doute pas, le travail des rapporteurs, dont les conclusions seront assorties de propositions concrètes. Notre travail de législateur consistera ensuite à faire en sorte que ces propositions trouvent une traduction législative et s'appliquent dans les territoires.

Les ruralités étant très diverses, ce serait une erreur, en voulant simplifier, que de construire des analyses ou des politiques fondées sur des moyennes : on ne peut absolument pas comparer la ruralité périurbaine, qui s'est beaucoup développée et où les revenus par habitant sont importants, avec la ruralité très éloignée des centres urbains. Il faut traiter ces questions de manière très ciblée.

Je suis convaincu que le regard change. Les territoires de moyenne montagne éloignés des centres urbains - celui dont je suis l'élu, par exemple - ont connu l'exode rural tout au long du XXe siècle. Ils ont longtemps été perçus et traités comme des territoires souffrant de handicaps que les politiques publiques visaient à compenser. En somme, il s'agissait d'aider ces territoires à survivre. J'ai vécu cela de près. Or l'idée selon laquelle ces territoires non seulement présentent des atouts, mais peuvent aussi rendre service à la société fait petit à petit son chemin. Dans le Massif central, nous avons longuement bataillé, en vain, pour que soient reconnues et valorisées les aménités rurales. Quelques avancées ont eu lieu récemment en la matière et une première marche a été franchie avec la création d'une dotation de soutien aux communes pour les aménités rurales. Ce n'est qu'une goutte d'eau, mais les choses sont ancrées et nous pouvons les développer.

Les constats qui ont été exposés ce matin sont partagés et des pistes très intéressantes ont été avancées. Elles aideront nos rapporteurs à identifier les leviers sur lesquels agir afin de permettre à l'espace rural de jouer pleinement son rôle et de répondre aux défis de notre société.

J'insiste sur un point : pour qu'elle puisse jouer son rôle, la ruralité doit être habitée, vivante et dynamique. Au coeur de son avenir se trouve donc la question des services. Tout est lié : on ne peut pas répondre aux enjeux de développement économique, de réindustrialisation du pays ou encore de souveraineté alimentaire sans régler la question essentielle et globale des services. L'accès aux soins et la santé ont été évoqués. Il y a aussi la question de l'éducation. Nous travaillons actuellement sur les méthodes d'élaboration et d'application de la carte scolaire, car celle-ci structure l'avenir de l'offre éducative dans les territoires ruraux. Les questions de l'habitat et de l'offre culturelle ont également été abordées, je n'y reviens pas.

En matière de services, les compétences sont en réalité partagées entre l'État et les collectivités. Or ces dernières sont au rendez-vous. La garde d'enfant, par exemple, est un besoin qui n'existait pas il y a cinquante ans dans les territoires ruraux. L'offre s'est développée pour répondre à l'arrivée de nouvelles familles ou permettre aux jeunes qui restent au pays d'exercer une activité professionnelle. Les collectivités sont donc au rendez-vous de l'adaptation des services aux attentes des citoyens. Je le vois dans mon département : elles créent des microcrèches, des maisons d'assistantes maternelles, etc. En un mot, elles s'organisent. Il faut absolument que l'État soit, lui aussi, au rendez-vous de ces évolutions. Cela suppose d'avoir une vision de l'aménagement des territoires qui ne peut qu'être partagée entre l'État et les collectivités.

Beaucoup de choses ont été faites et je défends vivement l'action de l'ANCT. Vu de Paris, certains doutent peut-être de son utilité, mais il suffit d'aller dans les territoires pour constater que les programmes Petites Villes de demain, Villages d'avenir, ou encore Action coeur de ville, par exemple, tirent leur épingle du jeu. Sur le terrain, les élus en mesurent l'intérêt : c'est du concret. Il faut cependant donner à ces programmes et dispositifs le temps nécessaire pour qu'ils puissent être connus et que les acteurs se les approprient. Il faut pérenniser les choses : on ne peut pas être à la merci de décisions annuelles qui découleraient, par exemple, d'un changement de gouvernement. Pour que ces dispositifs soient efficaces, il faut les inscrire dans la durée et garantir une certaine stabilité.

Si les acteurs locaux, y compris le secteur associatif, sont, je le répète, au rendez-vous, le dynamisme local se heurte souvent à une superposition de réglementations ou de normes dénuées de bon sens et complètement déconnectées du terrain. Cela entraîne des blocages conduisant parfois à l'abandon des projets. Sur ce point précis, là encore, la délégation a déposé une proposition de loi qui ne réglera pas tout, mais qui permettra sans doute d'assouplir les règles. Certes, il faut des normes, mais elles ne doivent pas se contredire. Surtout, elles doivent être frappées du bon sens et correspondre aux réalités, lesquelles varient selon les territoires.

On a toujours tendance - je le fais moi-même - à prendre en exemple les belles réussites. Prenons garde : celles-ci sont parfois liées à la présence au bon moment d'une personne disposant de moyens financiers importants ou d'un réseau permettant de faire avancer le projet. S'il faut les mettre en avant, il ne faudrait pas que ces innovations réussies masquent tout le reste. Nombre d'élus ou d'acteurs locaux, animés par le bon sens et par la volonté de bien faire leur travail, n'y arrivent pas, faute peut-être d'avoir eu la chance ou le déclic qu'ont eus d'autres territoires...

En conclusion, je vous livre mon sentiment ou, plus que cela, ma conviction. Vous le savez, j'ai un long parcours d'élu local dans un petit village que j'habite toujours. Je suis plutôt confiant sur l'avenir de l'espace rural et sur sa capacité à répondre aux enjeux de la société. Une sorte de basculement est amorcé. Tout au long du XXe siècle, nous avons vu la transformation de la société française et sa mutation, de l'espace rural - c'est là qu'étaient concentrés les populations, les emplois, l'activité - vers l'espace urbain. Les causes de cet exode rural sont connues, je n'y reviens pas. Puis est venu le temps du délaissement de la ruralité, y compris par les populations, à cause de l'attrait de la ville, l'emploi et tout ce que l'on sait. Aujourd'hui, nous assistons, me semble-t-il, au mouvement inverse. Ce dernier est bien sûr permis par les progrès techniques, la généralisation du numérique effaçant les distances et l'enclavement. Désormais, les territoires ruraux sont plutôt bien couverts dans l'ensemble. En dépit d'un léger retard, les élus locaux, comme l'État, ont été au rendez-vous : on peut maintenant communiquer avec le monde entier. Dans beaucoup de métiers - pas dans tous -, il est possible, finalement, de travailler là où l'on a envie d'habiter alors qu'au siècle dernier, il fallait habiter là où l'on avait besoin de travailler. Tout cela redonne des possibilités à l'espace rural. L'évolution des modes de vie et les attentes des jeunes générations contribuent à ce nouveau mouvement de l'urbain vers le rural. Cela prendra des décennies, mais nous allons vers un rééquilibrage des populations sur le territoire national.

Dans ce contexte, le rôle des pouvoirs publics locaux et nationaux doit être d'accompagner ce mouvement afin de répondre aux transitions que notre société doit mener et d'atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés, notamment dans le cadre de cette mission d'information.

Le colloque est clos à 12 h 30.