- Mardi 21 octobre 2025
- Proposition de loi visant à garantir la qualité des services de gestion des déchets - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi de finances pour 2026 - Mission « Régimes sociaux et de retraite » et compte d'affectation spéciale « Pensions » - Examen du rapport spécial
- Projet de loi autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Finlande pour l'élimination de la double imposition en matière d'impôts sur le revenu et la prévention de l'évasion et de la fraude fiscales et l'approbation de l'avenant à la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Suède en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune - Examen du rapport et du texte de commission
- Mercredi 22 octobre 2025
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à renforcer la lutte contre la fraude bancaire - Procédure de législation en commission - Examen du rapport et du texte de commission
- Audition de Mme Catherine Deroche, préalable à sa nomination par le président du Sénat pour siéger au Haut Conseil des finances publiques, en application de l'article 1er de la loi du 6 décembre 2021 portant diverses dispositions relatives au Haut Conseil des finances publiques et à l'information du Parlement sur les finances publiques
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir un cadre fiscal stable, juste et lisible pour nos micro-entrepreneurs et nos petites entreprises - Examen des amendements au texte de la commission
- Proposition de loi visant à la nationalisation des actifs stratégiques d'ArcelorMittal situés sur le territoire national - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi de finances pour 2026 - Les perspectives de l'économie française et la situation des finances publiques - Audition de MM. Éric Heyer, directeur du département Analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Olivier Redoulès, directeur des études de l'Institut Rexecode et Mme Natacha Valla, présidente du Conseil national de productivité (CNP)
- Actualisation du programme de contrôle de la commission
- Jeudi 23 octobre 2025
Mardi 21 octobre 2025
- Présidence de M. Bruno Belin, vice-président -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Proposition de loi visant à garantir la qualité des services de gestion des déchets - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Bruno Belin, président. - Mes chers collègues, nous débutons l'après-midi par l'examen de la proposition de loi visant à garantir la qualité des services de gestion des déchets.
M. Olivier Paccaud, rapporteur. - Chaque année, ce sont près de 560 kilos de déchets ménagers par personne qui sont collectés, soit environ 5 % de moins qu'en 2009, lorsqu'on collectait approximativement 588 kilos par personne. Nous ne parvenons plus à réduire significativement les quantités de déchets produites en France. La collecte, le transport et le traitement des déchets continuent ainsi de constituer un défi logistique, écologique et surtout budgétaire pour nos territoires.
Face à de tels enjeux, le législateur a intelligemment fait le choix de faire confiance aux territoires qui sont les plus à même de déterminer l'organisation et le mode de financement les plus appropriés pour le service public de gestion des déchets.
Les communes peuvent décider d'assumer l'intégralité de la compétence - c'est devenu très rare, il n'y a plus que six communes en France qui sont dans ce cas : Paris et cinq communes îliennes -, mais elles choisissent dans la quasi-totalité des cas de transmettre à un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) ou à un syndicat mixte soit l'ensemble de la compétence, soit uniquement la partie relative au transport et au traitement.
Depuis la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, l'exercice de la compétence « collecte et traitement des déchets ménagers » est en effet obligatoire pour les 1 265 EPCI. Ces derniers peuvent aussi faire le choix, d'ailleurs de plus en plus fréquent, de se regrouper pour collecter ou seulement traiter les déchets et donc recourir à un syndicat mixte.
Pour résumer, nous avons en tout 1 169 structures en France chargées d'assurer la collecte, le transport ou le traitement des déchets, qui peuvent être des communes, des EPCI ou des syndicats mixtes.
Pour financer l'exercice de leur compétence, ces structures disposent d'une relative latitude. Elles peuvent choisir de faire reposer le financement sur les contribuables au travers de la taxe d'enlèvement des ordures ménagères (Teom). Cette taxe n'est pas calculée sur le volume de déchets produits par chaque foyer, mais résulte de l'application d'un taux, librement fixé par la collectivité, à la valeur locative du bien qui sert de base à la taxe foncière. Ce choix a été fait par près des deux tiers des collectivités françaises, soit 63 % des 1 169 collectivités ou groupements compétents.
Ce mode de financement présente l'avantage de favoriser une relative - je dis bien « relative » - équité sociale : plus la valeur locative du bien est élevée, plus le coût du service l'est aussi. Mais il décorrèle le montant payé du service de la quantité de déchets produits, ce qui n'incite pas les usagers à limiter leur production de déchets.
À l'inverse, les collectivités peuvent décider d'instaurer une redevance d'enlèvement des ordures ménagères (Reom) proportionnelle au service rendu, donc à la quantité de déchets émise par le foyer. Ce mécanisme présente l'inconvénient de ne pas du tout prendre en compte la valeur du bien immobilier - donc indirectement les moyens dont dispose le foyer - dans la détermination du montant à régler, mais il incite à réduire les quantités de déchets que l'on produit.
La volonté de réduire les quantités produites de déchets ménagers a justement conduit le législateur à prévoir, pour chacune de ces deux modalités de financement, une part incitative. L'idée est de faire payer une part fixe, forfaitaire, aux ménages, et une part variable, ce qui les invite à réduire la quantité de déchets ultimes et à mieux trier les déchets valorisables comme les emballages et les biodéchets. On parle alors de Teom incitative (la Teomi) ou de Reom incitative (la Reomi).
Vous trouverez de nombreuses données chiffrées dans mon rapport et dans L'Essentiel qui vous a été distribué, mais retenez surtout que 72 % des Français sont, en pratique, concernés par la Teom classique, c'est-à-dire sans part incitative.
Les collectivités étant relativement libres d'organiser et de financer cette compétence comme elles l'entendent, elles jouissent d'une certaine marge de manoeuvre concernant les modalités de collecte.
Même si des contraintes existent selon la densité de population, les collectivités ont globalement le choix de prévoir différentes formes de collecte. Nous pouvons, bien sûr, citer la collecte en porte-à-porte, qui est la plus répandue, mais nos territoires se sont adaptés : vous connaissez la collecte souterraine pneumatique, la collecte par voie fluviale, la collecte multiflux, la collecte de biodéchets, la collecte des encombrants, la collecte des déchets d'équipements électriques et électroniques, la reprise des déchets par le distributeur, certaines modalités spécifiques de collecte des déchets dangereux ou encore les points d'apport volontaire, les PAV.
Face à cette très grande variété de situations qui reflète la diversité de nos territoires, notre collègue Marie-Claude Varaillas, dont je salue la présence, a déposé une proposition de loi cosignée par les membres de son groupe politique, dont je tiens à dire qu'elle a le mérite de soulever des enjeux importants, même si les solutions qu'elle préconise mériteraient d'être précisées.
D'abord, la proposition de loi cherche à donner aux collectivités la faculté de moduler le montant de la Reom ou de la part incitative de la Teom en fonction de certains critères sanitaires ou sociaux : les revenus du foyer, le nombre de personnes qui y vivent ou la présence d'une personne qui « connaît des problèmes de santé entraînant une production élevée de déchets ». Il s'agirait donc d'instaurer une forme de tarification sociale.
Je reconnais le caractère séduisant de cette démarche - après tout, il ne s'agit que d'ouvrir une faculté et nous pourrions penser que les critères évoqués sont, de prime abord, légitimes -, mais après avoir approfondi la question dans le cadre de huit auditions, il me semble, comme à de nombreuses personnalités auditionnées, que cette proposition risque d'être source de nombreuses difficultés pratiques.
En effet, la mise en oeuvre d'une tarification incitative sur critères sociaux, si elle se traduit par un droit renforcé à produire davantage de déchets lorsque l'on a moins de moyens, risque paradoxalement de favoriser une hausse de la production de déchets ! Cela pourrait avoir un effet contre-productif sur l'environnement. Ce n'est pas parce qu'on a moins de revenus que l'on ne peut ni ne doit pas diminuer sa quantité de déchets.
De plus, permettre aux collectivités de prendre en compte le revenu dans la détermination du montant de Reom ou de Teom supposerait une clarification des organismes ayant accès à des informations aussi confidentielles que la situation fiscale des foyers concernés. Nous voyons bien toutes les questions de confidentialité que poserait, en cascade, un tel mécanisme.
C'est d'autant plus gênant que la rédaction proposée ne signifie absolument pas que le montant de Reom ou de Teom diminuera pour les personnes aux revenus modestes : le montant de Reom ou de Teom des classes moyennes ou des plus aisés pourra augmenter, ce qui ne répondra pas à l'objectif social qui est mis en avant, en particulier pour réduire le nombre d'impayés.
S'agissant des problèmes de santé entraînant une production élevée de déchets, je précise, après avoir échangé avec notre collègue Marie-Claude Varaillas, qu'elle vise en réalité principalement les personnes incontinentes. Or, la rédaction proposée couvre des situations beaucoup plus nombreuses. Nous percevons bien toutes les difficultés de tarification qui apparaîtraient dans la pratique. Comment ferait-on pour mesurer la part des déchets liée à l'incontinence ? Comment ferait-on pour garantir la conciliation du dispositif proposé avec le respect du secret médical, à moins de solliciter un certificat médical que les personnes concernées seront forcément réticentes à fournir ?
En définitive, ne risque-t-on pas de complexifier la situation et de ne pas faciliter la tâche des collectivités qui n'ont pas besoin de nouvelles normes ?
J'ai la même lecture sur les deux autres dispositions de la proposition de loi. Le texte vise à rendre obligatoire, lorsque la collecte s'appuie sur des points d'apport volontaire, la mise à disposition par les collectivités d'au moins un PAV pour 200 habitants.
Un tel maillage minimal serait extrêmement contraignant pour les collectivités, alors même que, dans la majorité d'entre elles, la collecte des déchets - notamment des ordures ménagères résiduelles (OMR) - repose surtout sur des modalités mixtes alliant apport volontaire et collecte en porte-à-porte.
J'ajoute que je considère, comme la plupart des organismes auditionnés, que le fait de retenir la même densité pour tout le territoire national n'est pas adéquat : 200 habitants en zone urbaine, ce n'est pas pareil que 200 habitants en zone rurale ou en montagne ! Imaginez-vous le nombre de bacs de collecte qu'il faudrait rue de Vaugirard pour respecter ce critère ?
Même si je partage une partie du diagnostic qui est posé dans l'exposé des motifs, je reste sceptique sur le dispositif : doit-on contraindre les décideurs locaux dans leurs choix de gestion par des politiques coûteuses pour les collectivités ? Le droit actuel me semble de nature à répondre à la variété des situations, mais, je le redis, cela suppose un dialogue permanent et je ne sous-estime pas les difficultés qui peuvent naître ici ou là. D'ailleurs, j'ai cru comprendre que le passage de la Reom à la Teom en Dordogne - nous avons auditionné le syndicat mixte concerné - avait pour partie inspiré certaines des dispositions proposées.
Enfin, j'en viens au dernier dispositif prévu par l'article 3 de la proposition de loi : l'instauration d'un comité des usagers est a priori satisfaite par le droit existant, et je ne suis pas convaincu qu'il faille légiférer sur ce point.
Vous l'aurez compris, mes chers collègues, je reconnais à cette proposition de loi le mérite de lancer le débat, mais il ne me semble pas souhaitable que nous l'adoptions.
Mme Marie-Claude Varaillas, auteure de la proposition de loi. - J'avais préparé un argumentaire, mais je ne vois pas l'intérêt de défendre ma position dans la mesure où vous n'envisagez pas de retenir les dispositions de cette proposition de loi.
M. Olivier Paccaud, rapporteur. - Ce n'est qu'une proposition, il y a un vote !
Mme Marie-Claude Varaillas. - En Dordogne et sur l'ensemble du territoire national, le sujet des déchets peut devenir aussi inflammable que celui du carburant qui annonçait le mouvement des « gilets jaunes » en 2018. Le coût de ce service est de plus en plus important pour les usagers et pose de plus en plus de problèmes aux collectivités.
En France, nous produisons annuellement plus de 340 millions de tonnes de déchets, tous secteurs confondus, dont 39 millions de tonnes de déchets ménagers et assimilés ; soit un peu moins de 600 kilos de déchets ménagers et assimilés par habitant et par an, pris en charge par le service public, dont la moitié, environ 300 kilos, non triés, constitue ce que l'on appelle le sac noir.
La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a prévu le déploiement d'un financement incitatif pour le service public des déchets. Ce financement devait concerner 15 millions d'habitants en 2020, puis 25 millions en 2025, mais ce n'est pas le cas. De son côté, la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi Agec, fixe l'objectif de réduire de 15 % les déchets ménagers d'ici à 2030 et 65 % en 2025. Un objectif européen fixe en outre à 60 % d'ici à 2030 la quantité de déchets recyclés ou compostés.
En France, les collectivités gestionnaires des services de collecte et de traitement des déchets peuvent financer le service public selon deux logiques : soit la perception de la Teom, qui est assise sur la valeur locative du logement et payée sur le foncier bâti, soit une logique de service rendu, avec la Reom, qui peut prendre la forme d'un forfait par foyer. Il est aussi possible d'instaurer la Teomi et la Reomi, avec une part fixe et une part variable.
Selon la Cour des comptes, seuls 6 millions de Françaises et de Français sont concernés par la tarification incitative en 2022. Quelque 200 collectivités ont instauré une telle tarification : 27 en Teomi et 173 en Reomi. La Teomi est en effet plus complexe à mettre en place.
Le système de tarification incitative a pour but d'encourager les usagers à modifier leurs comportements en diminuant la quantité de déchets produits, en augmentant le tri et en adoptant un mode de consommation plus responsable. Un sondage de l'UFC-Que Choisir réalisé en 2017 montrait que seuls 45 % des Français connaissaient le coût du ramassage et du traitement de leurs déchets.
Les méthodes de calcul de la Teom ou de la Reom sont différentes, mais aucune n'est liée au niveau du revenu du foyer, ce qui pose des problèmes de justice sociale qui n'étaient pas forcément visibles quand le coût d'enlèvement des ordures ménagères était marginal dans le budget des familles. Mais entre 1990 et 2010, la contribution des usagers a quadruplé, d'après un rapport du Sénat de 2014.
Ce coût ne cesse d'augmenter pour faire face à l'augmentation du nombre de déchets, mais aussi à la hausse de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). Au 1er janvier 2025, cette taxe était de 65 euros la tonne pour les déchets enfouis et de 41 euros pour les déchets incinérés. Or elle pourrait passer à 105 euros la tonne en 2030.
Il faut donc prévoir entre 240 millions d'euros et 450 millions d'euros de dépenses supplémentaires en 2030 pour les collectivités gestionnaires.
Afin de réduire la quantité de déchets, de plus en plus de collectivités ont opté pour la tarification incitative. Une enquête de Citeo réalisée en 2019 révèle d'ailleurs que les élus ne tarissent pas d'éloges sur ce dispositif. Un rapport de la Cour des comptes de 2022 précise que ce mode de tarification permet de réduire de 40 % la quantité d'ordures ménagères résiduelles, d'augmenter à due concurrence la collecte des recyclables et de réduire de 8 % les déchets ménagers et assimilés.
Pourtant, la tarification incitative est souvent accusée de compliquer la vie des habitants et de générer des surcoûts.
Chez moi, en Dordogne, le passage de la Teom à la Reomi a pu créer des tensions en raison d'une mise en oeuvre insuffisamment concertée avec les usagers et de la suppression de la collecte au porte-à-porte au profit exclusif des PAV, auxquels on accède par une carte à puces et qui enregistrent le nombre de passages au-delà duquel un supplément doit être payé. De plus, la Teom étant calculée à partir de la valeur locative du logement et la Reomi à partir de la quantité de déchets de chaque ménage, certains ont vu leur facture nettement baisser, alors que d'autres ont subi une augmentation importante. À titre d'exemple, une personne de mon département, qui payait 780 euros de taxe, doit désormais s'acquitter d'une redevance de 240 euros, car la maison où elle habite n'abrite que deux personnes.
Mme Christine Lavarde. - Ce n'est pas illogique !
Mme Marie-Claude Varaillas. - Bien sûr. En revanche, l'augmentation de la taxe touche en premier lieu les familles nombreuses et modestes, ce qui pose le problème de l'acceptabilité sociale du dispositif, car ces dernières perçoivent ces mesures, certes écologiques, comme des éléments renforçant les inégalités sociales. Mais elles ne sont pas les seules à être affectées. Les ménages ayant des enfants en bas âge, les personnes incontinentes et âgées le sont également. En outre, la loi n'autorise pas l'exonération des associations caritatives. En Dordogne, nous n'avons ainsi pas pu exonérer de taxe les Restos du Coeur, le Secours catholique ou le Secours populaire.
S'il nous faut effectivement réduire nos déchets, donc inciter les Français à trier davantage, il est important de trouver un juste équilibre pour obtenir l'adhésion des usagers et ainsi éviter des incivilités, particulièrement les dépôts sauvages. Monsieur le rapporteur, vous dites que le fait de diminuer le tarif pour les familles nombreuses risque de les pousser à moins respecter le tri...
M. Olivier Paccaud, rapporteur. - Ce n'est pas ce que j'ai dit.
Mme Marie-Claude Varaillas. - ... mais au contraire, je veux un tarif plus juste pour les embarquer avec moi pour trier davantage.
Le juste équilibre réside dans le fait que les collectivités gestionnaires puissent, par délibération, instaurer une tarification sociale, ce que la loi ne leur permet pas de faire, alors que c'est possible pour les services de l'eau ou de la petite enfance. Il arrive ainsi que les collectivités décident d'appliquer un quotient familial pour le repas dans les cantines scolaires.
S'il n'est pas réglé aujourd'hui, ce problème reviendra.
Notre collègue Marta de Cidrac, avec laquelle je travaille au sein de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et qui est très engagée sur l'économie circulaire, a rendu un rapport d'information en juillet 2023 sur la réduction, le réemploi et le recyclage des emballages. Elle y fait 28 propositions, dont l'expérimentation d'une tarification sociale « déchets » afin, dit-elle, de « limiter les effets anti-redistributifs du passage à une tarification incitative ».
Cette tarification incitative est fortement encadrée par la loi. La réglementation interdit l'instauration de tarifs différenciés en fonction du niveau de vie des ménages. Néanmoins, la législation est amenée à évoluer, d'autant plus dans le contexte de la transition écologique, elle-même étroitement liée aux enjeux sociaux et locaux.
La loi Brottes de 2013 autorisait la tarification sociale de l'eau. Elle est un bon exemple de prise en compte de la dimension sociale. Elle doit ouvrir la voie à cette future initiative, que je propose, pour les déchets. J'ai trouvé qu'il serait bon que le Sénat soit ici à l'avant-garde.
Cette proposition de loi ne dit pas aux élus quelle tarification sociale ils doivent mettre en oeuvre, avec des critères particuliers. L'idée est de leur donner, par ce texte, la possibilité d'instaurer la tarification sociale qu'ils jugeront la mieux adaptée à leur territoire. Je plaide pour la différence territoriale.
Selon un rapport du Commissariat général au développement durable (CGDD), dans le cadre de la Teom, on recense 276 kilos de déchets par habitant et par an, en Teomi 234 kilos, en Reomi 134 kilos. La redevance a beaucoup affecté les familles nombreuses. Son montant pouvait aller de 7 euros à 1 000 euros en Teom, avec la Reomi il dépend du poids des déchets et du nombre de personnes dans la famille.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Au cours des dix dernières années, deux textes de loi importants ont été débattus sur le sujet mais nous sommes à peu près tous d'accord pour dire que nous sommes loin d'une situation optimale.
Il faut avoir une vision large du sujet et inclure les questions de la collecte, du traitement, de la valorisation et des filières organisées. Dans un rapport récent, Christine Lavarde a montré qu'il existe entre les modalités de financement de la collecte des déchets et l'efficacité de ces dispositifs un lien qui donne le vertige.
La tarification sociale de l'eau, que vous évoquez, a donné lieu à de nombreux débats dans l'hémicycle. Malheureusement, elle n'est pas souvent mise en oeuvre.
Mme Marie-Claude Varaillas. - Oui, c'est vrai.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Dans les territoires à dominante rurale, les élus sont assez en colère en cas de non-paiement de factures ou de consommation excessive, car la collectivité ne peut rien faire.
Il faudrait donc une étude d'impact et une vision plus large que le seul point d'entrée que vous avez évoqué. Cela relève plutôt d'un projet de loi d'ensemble que d'une proposition. Je salue néanmoins, cette initiative, dont le dispositif me parait toutefois trop restrictif.
Vous soulignez des insuffisances réelles, mais ce sujet doit être regardé plus largement. Les collectivités sont le premier acteur de proximité mais c'est au niveau de la chaîne des éco-organismes et des débouchés que les efforts doivent être réalisés. Nous devrions ainsi aboutir à des solutions plus intéressantes. Néanmoins, la tâche est difficile, car les situations varient considérablement selon que l'on a affaire à un centre d'enfouissement, par exemple, ou à un centre d'incinération associé à un réseau de chaleur.
Cette réflexion doit donc être élargie, mais je ne suis pas sûr que nous ayons le temps de le faire avant 2027, en tout cas dans la configuration politique actuelle.
Mme Christine Lavarde. - L'auteure de la proposition de loi met en avant un problème réel : la base sur laquelle est fixée la Teom n'a aucun sens économique, puisque les valeurs locatives n'ont plus aucune signification. Comment expliquer que, pour un volume de déchets similaire, on paye beaucoup plus cher la Teom dans une ville nouvelle que dans un immeuble haussmannien ?
Pourquoi ne revenons-nous pas, en réalité, sur la définition des valeurs locatives qui déterminent la taxe foncière sur laquelle est concentrée une partie de l'impôt ? Malheureusement, nous n'aurons pas ce débat au cours de l'examen du projet de loi de finances (PLF). Et les travaux sont ajournés d'année en année, alors qu'il s'agit du coeur du problème.
Notre objectif commun est de réduire les déchets. Or, les chiffres qui ont été mentionnés le montrent, le signal prix est très important. Quand les gens doivent payer une taxe en fonction du volume de déchets qu'ils déposent, ils sont immédiatement incités à mieux trier. La question du tri est indépendante de celle des revenus. Les personnes ayant les revenus les plus élevés ne trient pas moins bien que les autres. Il faudrait toutefois tenir compte de la composition familiale et de l'âge des personnes qui composent le foyer. Nous pourrions envisager un bonus, par exemple, pour les familles ayant des enfants de moins de 3 ans ou des personnes âgées de plus de 70 ans. En revanche, la question du revenu n'a rien à faire dans le dossier des déchets.
Un seuil d'un point d'apport volontaire par tranche de 200 habitants est évoqué. Mais imaginez-vous les coûts que cela représenterait pour les collectivités urbaines ? Il faudrait en mettre partout ! Ce seuil devrait tenir compte des réalités locales et ne pas être fixé par la loi.
Mme Marie-Claude Varaillas. - Ce seuil a été proposé par Citeo et avalisé par Intercommunalités de France.
Mme Christine Lavarde. - Non !
M. Marc Laménie. - Je remercie le rapporteur et l'auteure de la proposition de loi. Ces sujets de société appellent particulièrement notre attention. La redevance est-elle préférable à la taxe ? La taxe s'appuie sur les bases d'imposition du foncier bâti. La redevance paraît pour sa part plus équitable, car elle se fonde sur le nombre et la composition des foyers. Ce point fait néanmoins débat.
En matière de tri, les efforts à réaliser sont immenses, car de nombreuses personnes ne trient pas leurs déchets. Dans mon département, les Ardennes, le bac à ordures ménagères et le bac jaune du tri étaient auparavant ramassés une fois par semaine. Maintenant, ils le sont tous les quinze jours. Le coût constitue un enjeu majeur.
Certaines intercommunalités ont les pires difficultés pour percevoir les redevances, malgré les efforts de la direction générale des finances publiques (DGFiP), ce qui peut entraîner des manques à gagner considérables.
Par ailleurs, qu'en est-il des déchèteries, qui ont aussi un rôle important à jouer ? Et quid de l'économie circulaire, pour la valorisation des déchets ?
Enfin, la taxe générale sur les activités polluantes coûte une fortune.
M. Jean-François Rapin. - Pendant quinze ans, j'ai été chargé de la gestion des ordures dans ma collectivité territoriale. La mise en oeuvre des systèmes de collecte et de tri a représenté un effort supplémentaire pour les usagers. Or, plus le temps passe, plus on leur demande d'efforts, et plus ils doivent payer cher. L'économie circulaire représente donc un coût pour nos concitoyens.
La Teom est fixée en fonction de la valeur locative du logement et payée par les propriétaires, lesquels peuvent demander, le cas échéant, à leurs locataires de la leur rembourser. Comment l'administration fiscale pourrait-elle appliquer un tarif social aux locataires alors que la Teom est payée par les propriétaires ?
M. Olivier Paccaud, rapporteur. - Monsieur le rapporteur général, peut-être vaudrait-il mieux, effectivement, réfléchir à partir d'un projet de loi pour gagner en efficacité.
Si tout le monde est d'accord avec la philosophie du texte de Mme Varaillas, la direction générale des collectivités locales (DGCL) et Intercommunalités de France ont pointé un risque « d'hypercomplexification » lors de leur audition, en particulier concernant l'article 1er.
Il faut une aide pour les personnes qui peinent à faire face à la hausse du coût de la collecte de leurs déchets. Des moyens peuvent être déployés pour ce faire par des centres communaux d'action sociale (CCAS). Mais en venir à une grille tarifaire me semble particulièrement difficile. L'expression qui est revenue le plus souvent en audition est « l'usine à gaz ».
Madame Lavarde, la redéfinition des valeurs locatives est effectivement indispensable et excède la seule question des déchets.
En revanche, la responsabilisation des producteurs de déchets n'a pas été évoquée. Le tri responsabilise. Or l'un des risques de la mise en place d'une tarification sociale est précisément de déresponsabiliser ceux qui en bénéficieraient. C'est ce qu'ont mis en exergue l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et la Fédération nationale des activités de la dépollution et de l'environnement (Fnade).
Monsieur Laménie, les déchèteries constituent un point d'apport volontaire très particulier. Ces réseaux, qui concernent des déchets particuliers et se sont multipliés sur le territoire, sont devenus indispensables.
Monsieur Rapin, il n'y a pas de réponse à votre question. Mais le problème que vous soulevez est réel.
Cette proposition de loi est donc un beau texte, philosophiquement positif, mais complexe à mettre en oeuvre dans la réalité. Ainsi, installer un PAV pour 200 habitants représenterait un coût faramineux. Rue de Vaugirard, il en faudrait pour chaque immeuble !
M. Bruno Belin, président. - En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que le périmètre de cette proposition de loi comprend les dispositions relatives : à la fixation d'un pouvoir de modulation, en fonction de critères sanitaires ou sociaux, de la tarification du service public de gestion des déchets ; aux modalités minimales de collecte des déchets par les structures compétentes ; et aux modalités d'association des usagers dans le cadre de la gouvernance des structures compétentes en matière de traitement et/ou de collecte des déchets.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'article 1er n'est pas adopté.
Article 2
L'article 2 n'est pas adopté.
Article 3
L'article 3 n'est pas adopté.
Article 4
L'article 4 n'est pas adopté.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
- Présidence de M. Claude Raynal, président -
Projet de loi de finances pour 2026 - Mission « Régimes sociaux et de retraite » et compte d'affectation spéciale « Pensions » - Examen du rapport spécial
M. Claude Raynal, président. - Nous passons à l'examen du rapport spécial sur la mission « Régimes sociaux et de retraite » et le compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions ».
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure spéciale de la mission « Régimes sociaux et de retraite » et du compte d'affectation spéciale « Pensions ». - Le sujet des retraites revient sur le devant de la scène. La présentation des crédits de la mission « Régimes sociaux et de retraite » et ceux du compte d'affectation spéciale « Pensions » s'inscrit en effet dans le contexte d'une potentielle suspension de la réforme de 2023.
Pour l'année 2026, les crédits demandés pour abonder le CAS « Pensions » et la mission « Régimes sociaux et de retraite » atteignent 75,3 milliards d'euros. Il s'agit d'une stabilisation des dépenses par rapport à l'année 2025. Elle est liée à la prise d'une décision forte du Gouvernement : geler le montant des pensions en 2026.
Cette décision est nécessaire pour limiter l'effet que pourrait avoir la suspension de la réforme de 2023 sur le système de retraite. En effet, selon le Premier ministre, le coût de la suspension serait de 400 millions d'euros en 2026 et de 1,8 milliard d'euros en 2027.
Or, il faut ajouter ces coûts supplémentaires aux déficits déjà prévus : le système de retraite enregistrerait ainsi un besoin de financement de 5,3 milliards d'euros en 2026 et de 6,8 milliards d'euros en 2027.
De plus, l'effet sur le solde des finances publiques serait encore plus important parce que, comme je l'avais montré l'an dernier dans mon rapport de contrôle sur le taux d'emploi des seniors, la réduction ou la stagnation de l'emploi des plus âgés limite les recettes fiscales et les cotisations sociales qui auraient été induites par leur travail.
Entre la perte de cotisations pour les autres branches de la sécurité sociale et les moindres recettes fiscales, la facture totale d'une suspension de la réforme de 2023 s'élèvera plutôt autour de 3 milliards d'euros.
Quelles pistes pour imaginer combler ce gouffre ?
Doit-on envisager une hausse des cotisations ? À titre indicatif, un point de contribution sociale généralisée (CSG) représente 17,5 milliards d'euros de recettes et il est payé par tous, actifs, retraités, placements financiers et produits des jeux. Un point de cotisation vieillesse représente 6,2 milliards d'euros pour la vieillesse plafonnée, et 7,3 milliards d'euros pour la vieillesse déplafonnée.
Une autre piste pourrait être l'amélioration du taux d'emploi de nos seniors. Comme énoncé dans mon dernier rapport, si les quelque 589 000 personnes qui ne sont ni en emploi ni en retraite et qui sont en bonne santé et pas au chômage travaillaient, elles apporteraient un gain net de 5,8 milliards d'euros pour les finances publiques.
Concernant le gel des pensions, il se fonde sur un niveau de vie des retraités avec loyers imputés nets des intérêts d'emprunt supérieur de 4,8 % à celui de l'ensemble de la population. Il devrait permettre des économies à hauteur de 600 millions d'euros sur le CAS « Pensions » et de 84 millions d'euros sur la mission « Régimes sociaux et de retraite » en 2026.
Je rappelle qu'il est nécessaire de conserver les mesures d'accompagnement de la réforme de 2023. Elles constituent une avancée forte pour les plus petites retraites et pour les pensions des femmes, car la réforme a eu un effet redistributif important.
Concernant l'abattement de 10 % sur le revenu, remplacé dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2026 par un abattement forfaitaire de 2 000 euros applicable aux pensions de retraite perçues par chaque membre du foyer fiscal tout en préservant un abattement spécifique pour les contribuables invalides, c'est une mesure qui pourrait faire économiser 600 millions d'euros. Cet abattement demeurerait la troisième niche fiscale de France représentant in fine un coût de 4,7 milliards d'euros en 2026, derrière le crédit d'impôt recherche (CIR) à 8 milliards d'euros et le crédit d'impôt pour l'emploi d'un salarié à domicile à 7,2 milliards d'euros.
En ce qui concerne la mission « Régime sociaux et de retraite », en 2026, les crédits proposés atteindraient 6 milliards d'euros et sont fléchés à près de 70 % vers les régimes de retraite spéciaux des agents de la SNCF et de la RATP.
Les crédits demandés régressent légèrement, au vu du gel des pensions proposé par le Gouvernement.
Je tiens à attirer votre attention, en premier lieu, sur les difficultés que connaît la caisse de retraite de la RATP dans la mise en oeuvre de l'ouverture à la concurrence des activités de transport.
En octobre dernier, les quinze premiers agents ont effectué leur transfert vers certaines entreprises privées, emportant avec eux leur « sac à dos social ». En d'autres termes, ces agents bénéficient d'une portabilité intégrale de leurs droits à la retraite, malgré leur départ de la RATP vers des entreprises de la concurrence.
Plusieurs difficultés ont été mises en évidence : certaines informations nécessaires au calcul des pensions RATP n'entrent pas dans la déclaration sociale nominative (DSN), ce qui implique des coûts importants pour trouver une solution informatique qui permette de partager ces informations. En outre, l'assiette sur laquelle est assis le calcul des cotisations sociales diffère entre la RATP et les autres entreprises : il faut donc reconstituer un taux personnalisé pour presque chaque agent.
Alors que ces chantiers ont posé des difficultés pour quinze agents, je tiens à signaler que les 15 000 départs anticipés d'ici à la fin de 2026 pourraient constituer un vrai noeud de complexité et engendrer de forts surcoûts de gestion.
En deuxième lieu, je tiens à rappeler la mise en place d'un nouveau schéma de financement qui concerne les régimes spéciaux fermés. Depuis le 1er janvier 2025, ce n'est plus l'État, mais la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) qui est chargée en dernier ressort d'équilibrer ces régimes.
Cela est d'autant plus important que le nouveau schéma intègre en un versement unique les trois composantes de l'ancien schéma de financement : la compensation au titre de la fermeture ; la compensation généralisée vieillesse, qui est le système de péréquation inter régimes pour tenir compte des déséquilibres démographiques ; et la subvention budgétaire d'équilibre de l'État. Une telle agglomération risque d'avoir pour effet une perte de visibilité sur une part d'information.
En troisième lieu, je tiens à saluer l'évolution de la maquette budgétaire : après l'inclusion des régimes de la Comédie française et de l'Opéra de Paris ainsi que celui des gérants de tabac en 2025, celui du Conseil économique, social et environnemental (Cese) pourrait faire son apparition dans la mission.
Fermé le 1er septembre 2023 et soumis au nouveau schéma de financement, ce régime nécessite une subvention d'équilibre d'environ 8 millions d'euros. À ce jour, elle n'est plus retracée dans le programme 126 de la mission « Contrôle et conseil de l'État », comme elle l'était avant le nouveau schéma de financement, ni dans la mission « Régimes sociaux et de retraite ». Par conséquent, le budget de l'État ne comptabilise pas cette subvention.
La direction du budget m'a indiqué qu'un amendement devrait être déposé pour intégrer cette subvention au programme 195 : j'exhorte donc le Gouvernement à déposer cet amendement grâce auquel le budget retracera l'ensemble des subventions versées aux régimes de retraite équilibrés par l'État.
Je déplore, pour finir, l'absence de chiffrage à ce jour du coût pour ma mission, c'est-à-dire pour l'État, de la potentielle suspension de la réforme de 2023. La direction du budget semble n'avoir pas encore réussi, malgré une semaine de travail, à acter ce résultat, à moins qu'elle n'ait pas souhaité nous le transmettre à ce stade.
Concernant les crédits proposés pour le CAS « Pensions », ils s'élèvent à 69,3 milliards d'euros pour 2026.
Là encore, à ce jour, le chiffrage du coût pour le CAS d'une suspension de la réforme de 2023 n'est pas connu.
Le CAS « Pensions » a connu en 2025 un solde déficitaire de 2,5 milliards d'euros, lié à la hausse des pensions de 2,2 % en janvier 2025.
En effet, l'adoption de la loi spéciale au lieu d'un budget « normal » a privé le législateur de la possibilité de limiter la hausse des pensions, comme cela était pourtant prévu. Cette situation a provoqué un surcoût pour la branche vieillesse de 3,2 milliards d'euros et de près de 1 milliard d'euros pour le budget de l'État.
Or, la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf), qui a créé le CAS, dispose que le solde cumulé du CAS « Pensions » doit nécessairement être équilibré à tout moment, ce qui ne peut être le cas lorsque les déficits annuels sont répétitivement négatifs.
Le Gouvernement a par conséquent proposé une nouvelle hausse de quatre points du taux de contribution de l'État employeur, qui passera au 1er janvier 2026 à 82,28 %. Cette évolution est historique, mais ne constitue pas une surprise : il s'agit du levier comptable par lequel l'État peut équilibrer le système de retraite de ses fonctionnaires.
Cette évolution s'impute directement sur les budgets de chacun des ministères. Ils sont majorés cette année de la valeur de l'augmentation du taux employeur pour toute la masse salariale des fonctionnaires titulaires de l'État.
La hausse du taux employeur concernera aussi la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) dont le taux passera à 37,65 %.
Les deux régimes publics des fonctionnaires de l'État et des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers sont parfois pointés du doigt comme de mauvais élèves dans le paysage du système des retraites. Mais leur taux employeur absorbe le déséquilibre démographique, ce qui n'est pas le cas d'autres régimes.
En effet, aujourd'hui, le débat sur les retraites peine à être serein, car les régimes sont très divers et qu'il n'est pas possible de les comparer. La compensation générale vieillesse, qui est censée lisser les différences démographiques entre régimes, est largement en deçà de la réalité.
Comme l'indique une récente note de l'Institut des politiques publiques (IPP), le régime général est en réalité implicitement subventionné par le régime de la fonction publique d'État, du fait d'une compensation démographique inadéquate. Cette même note invite à distinguer les ressources dont bénéficie le CAS « Pensions », en séparant celles qui relèvent des contributions de l'État en tant qu'employeur, celles qui relèvent de la solidarité nationale et celles qui sont liées à la démographie du régime. J'ajoute qu'une fraction de CSG payée par tous les fonctionnaires pourrait d'ailleurs être fléchée vers le CAS afin de l'alimenter et d'éviter une hausse de la subvention d'équilibre.
La question unique qui doit nous préoccuper, faute d'avoir mis en oeuvre à ce jour un régime de retraite universel, est celle de la part des ressources publiques qui sont consacrées aux dépenses de retraite et de la façon dont nous provisionnons pour surmonter les chocs économiques et démographiques.
Je finirai donc en rappelant l'importance de sanctuariser et d'abonder le fonds de réserve pour les retraites (FRR), qui doit retrouver sa mission originelle de stabilisation du système de retraite face aux générations surnuméraires. Notre système par répartition est le meilleur qui soit, car il est insensible aux chocs financiers - le principal écueil de la capitalisation -, mais sous réserve de provisionner les écarts démographiques. Le FRR doit cesser d'être ponctionné par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades), qui rembourse essentiellement des dépenses de maladie. Que chaque branche étudie les moyens de son propre équilibre ! Cessons de vider le FRR au profit du déficit maladie pour ensuite s'étonner du déficit retraite ! Je plaide également pour une mise à plat des financements des différents régimes en simplifiant les transferts qui les rendent illisibles.
Dans l'espoir que se tiendra la conférence sur les retraites annoncée par le Premier ministre et compte tenu des déficits auxquels nous devons faire face, je vous propose d'adopter, sans modification, les crédits de la mission « Régimes sociaux et de retraite » et du CAS « Pensions ».
Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales sur la mission « Régimes sociaux et de retraite ». - Traditionnellement, à cette époque, la commission des affaires sociales n'est pas très avancée dans ses travaux relatifs au projet de loi de finances, car le projet de loi de financement de la sécurité sociale occupe beaucoup les esprits. La suspension de la réforme des retraites par lettre rectificative que le Premier ministre vient d'annoncer aura incontestablement un impact budgétaire important sur la mission « Régimes sociaux et de retraite » et sur le compte d'affectation spéciale « Pensions » que nous examinons aujourd'hui.
Comme vous le savez, le compte d'affectation spéciale « Pensions » permet d'isoler depuis 2006 la comptabilité du système de retraite des fonctionnaires civils et militaires de l'État. Son solde cumulé doit nécessairement être équilibré, ce qui est jusqu'alors facialement acquis en augmentant le taux de contribution employeur.
Mme Vermeillet et moi-même appelons depuis plusieurs années à une transparence accrue de cette comptabilité afin que le contribuable puisse être réellement informé du montant des subventions d'équilibre versées par l'État. Cette année, l'Institut des politiques publiques s'est attelé à ce calcul et a estimé que le déséquilibre démographique du régime coûtait 18 milliards d'euros, ce qui représente près de 44 % de la contribution employeur de l'État. Or, comme le relève la Cour des comptes, le mécanisme actuel de compensation démographique est insuffisant à compenser les écarts démographiques entre les régimes : en 2021, le régime de retraite des fonctionnaires d'État a perçu 0,5 milliard d'euros alors qu'un calcul plus réaliste aurait dû lui allouer 11 milliards d'euros.
L'Institut des politiques publiques relève également que le régime de retraite des fonctionnaires de l'État finance des avantages de retraite anticipée propres aux métiers régaliens - policiers, surveillants pénitentiaires, militaires, etc. - alors que ces dépenses devraient relever des ministères qui emploient ces personnels. Les avantages familiaux comme la majoration de durée d'assurance pour enfants sont financés dans le régime général par la branche famille, et les pensions d'invalidité, par la branche maladie. Ainsi, si l'on corrige la comptabilité du CAS « Pensions » sur le modèle d'autres régimes, pour isoler les seules dépenses de pensions, la contribution d'équilibre justifierait un taux de contribution employeur de 34, 7 %, bien loin des 78,28 % qui s'appliquent aux personnels civils et des 126 % qui s'appliquent aux personnels militaires. Si l'on recalcule le coût réel des fonctionnaires de l'État avec ce taux corrigé de contribution employeur de 34,7 %, le budget consacré à l'enseignement scolaire serait en 2023 de 70,7 milliards d'euros et non plus de 81,3 milliards d'euros.
En conclusion, il me semble urgent de revoir la comptabilité du CAS « Pensions » afin de mettre un terme aux débats qui alimentent l'idée d'un déficit caché du budget de l'État.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Notre rapporteure spéciale Sylvie Vermeillet mène un combat permanent, pied à pied, contre un dispositif qui devient de plus en plus illisible.
Notre collègue a rappelé, à juste titre, l'injuste ponction sur le FRR, qui est détourné de son objet, selon une logique très éloignée du sujet des retraites, de sorte que cela provoque le mécontentement des cotisants, employeurs et employés.
À force de procéder ainsi, le système devient illisible et incompréhensible. Et chacun continue d'exprimer son avis, de manière construite et solide, sur un sujet qui n'est absolument pas maîtrisé.
Mon appréciation diffère sensiblement de celui de la rapporteure spéciale sur un point précis et j'aimerais savoir ce qui la conduit à dire que le système par répartition est le meilleur système. Certes, j'en conviens, c'est le meilleur système, mais seulement à l'exclusion d'autres, de mon point de vue.
Ainsi, la retraite additionnelle de la fonction publique est une petite garantie sur les primes qui ne sont pas éligibles aux cotisations de retraite. Depuis sa création, son rendement est supérieur à celui du revenu indexé, y compris celui du régime Agirc-Arrco ou de la sécurité sociale.
Ceux qui sont aujourd'hui à la retraite ont cotisé toute leur vie pour les retraités de l'époque - ce n'est pas un capital qu'ils ont accumulé - et comptent à leur tour sur celles et ceux qui continuent de travailler, ce qui pose le problème du déficit démographique, comme nous le savons. Cette situation et l'exemple que je viens de citer ne devraient-ils pas nous engager à ouvrir une réflexion sur les perspectives d'avenir de notre système de retraite ?
Pour que les différentes générations s'approprient et acceptent ce système, y compris les plus jeunes, qui semblent de plus en plus s'en désintéresser, il faut rappeler clairement que la retraite est un salaire différé qui doit permettre d'avoir un niveau de revenu proche de celui que l'on touchait au moment de la cessation d'activité - c'est la question du fameux niveau du revenu de remplacement.
M. Marc Laménie. - La rapporteure spéciale a évoqué les régimes spéciaux de la SNCF et de la RATP. Quel est leur impact sur les finances publiques et comment sont-ils répartis ? En effet, le budget de la sécurité sociale est considérable, représentant quelque 650 milliards d'euros pour l'ensemble des branches, et le budget de l'État est également très important. Techniquement, comment se fait la répartition concernant les régimes spéciaux ?
Enfin, les élus locaux sont souvent interrogés sur le déficit de la CNRACL. Le Gouvernement a prévu une augmentation du taux de cotisation employeur de trois points. Quelles sont les perspectives pour cette caisse ?
M. Michel Canévet. - Notre rapporteur a évoqué la ponction de 1,45 milliard d'euros opérée sur le FRR. Celle-ci ne me semble pas légitime. Ce fonds de réserve a pour vocation de nous permettre de faire face aux engagements futurs en ce qui concerne le règlement des retraites.
Je déplore la suspension de la réforme des retraites. Quelles seront ses conséquences ? Nous devons nous attendre à une augmentation des cotisations à la charge des employeurs ou à une baisse des pensions pour les bénéficiaires.
M. Vincent Éblé. - Nous sommes évidemment d'accord avec notre rapporteure spéciale lorsqu'elle écrit, en conclusion de sa note de synthèse qui accompagne son rapport, que « tout solde partiel au sein de l'ensemble des finances publiques n'est que le résultat d'une décision sur l'affectation des ressources publiques. La question de fond, pour le système de retraites, est la part de la ressource nationale allouée au financement de ces pensions. »
Cette conclusion ouvre des pistes de réflexion, qui méritent d'être examinées plus en détail. Il est évident que la question est celle des moyens que l'on consacre à notre système de retraite.
Nous ne voterons pas les crédits de cette mission, dans la mesure où ils s'accompagnent d'un gel des pensions, une mesure qui pénalisera avant tout les Françaises et les Français de condition modeste. Nous pensons que d'autres ressources peuvent être allouées au financement des pensions, mais encore faut-il avoir la volonté politique d'aller les chercher là où elles se trouvent !
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure spéciale. - Pascale Gruny a bien mis en évidence la complexité et le manque de lisibilité de la mission « Régimes sociaux et de retraite » et du CAS « Pensions ». Nous souhaitons tous des clarifications. Évitons en tout cas les mauvais procès en ce qui concerne le montant des cotisations employeur. En effet, si l'on corrige la comptabilité du CAS « Pensions » sur le modèle d'autres régimes, pour isoler les seules dépenses de pensions, le taux de cotisation employeur de l'État, nécessaire pour verser la contribution d'équilibre de l'État pour faire face au déséquilibre démographique, ne s'élève qu'à 34,7 %.
Monsieur le rapporteur général, je suis d'accord avec vous : le détournement du fonds de réserve des retraites est incompréhensible. Si le FRR avait été doté de 150 milliards d'euros d'actifs, comme cela avait été prévu lors de sa création en 2001, nous aurions sans doute pu éviter d'avoir à réformer les retraites en 2023. Je déplore que, depuis 2010, la mission de ce fonds ait évolué, puisqu'il s'est vu confier la mission de participer au remboursement des dettes de la Cades, qui relèvent de l'assurance maladie.
En 2011, l'encours du FRR atteignait près de 40 milliards d'euros d'actifs, qui rapportaient plus de 10 % par an. Il était donc très bien géré. Ces intérêts ont longtemps permis de financer le prélèvement annuel de la Cades de 2,1 milliards d'euros, puis de 1,45 milliard depuis l'année dernière. Il est toutefois dommage d'avoir utilisé ces sommes pour financer un déficit de l'assurance maladie, car telle n'est pas la vocation du FRR. On aurait dû les conserver pour constituer des réserves, afin de pouvoir faire face aux engagements futurs en ce qui concerne les pensions. Depuis la crise du covid, l'encours du FRR n'est plus que de 20 milliards.
Chacun réclame des clarifications du système. Peut-être conviendrait-il, avant de faire une réforme des retraites, de commencer par une réforme de l'assurance maladie. On ponctionne le FRR chaque année de 2,1 milliards d'euros : ce n'est pas rien et cet argent manque aux retraites. Inutile dès lors de s'étonner qu'il faille sans cesse faire une réforme des retraites. L'argent prévu pour les retraites doit aller aux retraites !
Par ailleurs, je ne souhaite pas opposer les régimes par répartition et par capitalisation. La capitalisation me semble nécessaire, mais en complément de la répartition. Qu'est-ce, d'ailleurs, que le FRR, sinon une forme de capitalisation ?
Le système par répartition me semble meilleur, parce qu'il est presque insensible aux chocs financiers. Quand la France a voulu se doter, en 1910, d'un premier système de retraite, elle a choisi la capitalisation, mais celui-ci a périclité à cause de la crise financière engendrée par la Première Guerre mondiale. Un second système par capitalisation a vu le jour dans l'entre-deux-guerres, mais il n'a pas survécu à la crise de 1929. Peut-on donc être certain qu'un système par capitalisation nous mettrait à l'abri de tout choc financier ? Je ne le pense pas.
En revanche, le système par répartition est très solide, puisque ce sont les cotisations actuelles qui payent les pensions d'aujourd'hui. Il s'agit donc d'une source de financement pérenne et immédiate. Toutefois, dans la durée, le système ne fonctionne que si l'on provisionne le surplus de cotisations perçu lorsque le nombre des actifs excède largement le nombre des retraités, en prévision du moment où cette génération sera à la retraite. C'était la vocation du FRR. Il faut anticiper les évolutions démographiques. Par exemple, on recrute actuellement beaucoup de policiers. Tant mieux ! Cela signifie aussi qu'ils versent plus de cotisations. Il convient de les provisionner pour financer les futures pensions lorsque cette cohorte arrivera à l'âge de la retraite.
Le fonds de réserve des retraites a un très bon rendement, mais les intérêts perçus servent aujourd'hui à financer les déficits de l'assurance maladie. Il conviendrait plutôt que chaque branche soit en équilibre.
Il me semble difficile de passer brusquement d'un régime par répartition à un système de capitalisation. En effet, les gens ne pourront pas à la fois acquitter les cotisations existantes, qui servent à payer les pensions actuelles, et épargner au titre de leur propre retraite par capitalisation. Une période de transition sera nécessaire. En attendant que le régime par capitalisation soit pleinement opérationnel, nous serons confrontés à un problème de financement pour verser les pensions actuelles.
Monsieur Laménie, la mission « Régimes sociaux et de retraite » continue de verser 6 milliards d'euros de subventions d'équilibre aux régimes spéciaux. Celles-ci sont dirigées à hauteur de 70 % vers les régimes spéciaux des agents de la SNCF et de la RATP, mais la mission alimente aussi les régimes spéciaux des marins, des mines, de l'Opéra de Paris, du Cese, des gérants de tabac, etc.
Le taux des cotisations employeur de la CNRACL doit augmenter, pour compenser l'évolution démographique. Le procès fait à cette caisse est injuste. Elle a versé 80 milliards au titre de la compensation démographique depuis 1974, mais elle ne bénéficie pas aujourd'hui de ces sommes alors qu'elle est en déficit. La CNRACL a également contribué aux compensations de CSG, mais elle n'a jamais rien reçu en retour. Une remise à plat du système est donc indispensable. En attendant, une augmentation du taux des cotisations employeur est aujourd'hui nécessaire.
M. Canévet souhaite que l'on cesse de ponctionner le FRR. Je ne demande pas mieux !
Vous m'avez interrogée sur les conséquences de la suspension de la réforme des retraites. Faut-il s'attendre à une hausse des cotisations employeur ? J'ai fourni, dans mon rapport, des éléments de réflexion. Une hausse d'un point de la CSG rapporterait 17,5 milliards d'euros. J'ai également évoqué la hausse des cotisations vieillesse. Un gel des pensions est prévu cette année. Celui-ci me semble acceptable, car il intervient après une série d'années où les pensions ont augmenté, à tel point que le niveau de vie des retraités est supérieur de 4,8 % à celui des actifs. Je rappelle aussi que la loi spéciale de l'année dernière a augmenté les retraites de 2,2 % en janvier, alors que la hausse initialement prévue dans le projet de loi de finances n'était que de 1,8 % en juillet, soit moins de 1 % en année pleine. Le gel des pensions me semble ainsi acceptable ; c'est en quelque sorte un juste retour des choses.
Enfin, il existe une autre piste, celle qui consiste à améliorer le taux d'emploi des seniors. L'effet net sur les finances publiques d'un retour à l'emploi des 589 000 seniors en bonne santé, qui ne sont ni en emploi, ni au chômage, ni en retraite, serait de près de 6 milliards d'euros. La France a un taux d'emploi des seniors extrêmement faible, notamment par rapport à l'Allemagne. Il n'y a pas de raison qu'on ne fasse pas mieux en la matière, mais cela passera sans doute par un changement de culture dans les entreprises. En tout cas, le niveau de vie net des retraités, qui sont par ailleurs souvent propriétaires de leur logement, est en moyenne supérieur à celui des actifs. Je comprends, monsieur Éblé, que vous ne soyez pas favorables à un gel des pensions. Cependant, il me semble que, en termes d'équité de traitement, un gel des pensions est préférable à une baisse du pouvoir d'achat des actifs.
La commission décide de proposer au Sénat d'adopter, sans modification, les crédits de la mission « Régimes sociaux et de retraite » et du compte d'affectation spéciale « Pensions ».
Projet de loi autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Finlande pour l'élimination de la double imposition en matière d'impôts sur le revenu et la prévention de l'évasion et de la fraude fiscales et l'approbation de l'avenant à la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Suède en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune - Examen du rapport et du texte de commission
M. Claude Raynal, président. - Nous examinons maintenant le rapport de Vanina Paoli-Gagin sur le projet de loi autorisant, d'une part l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Finlande pour l'élimination de la double imposition en matière d'impôts sur le revenu et la prévention de l'évasion et de la fraude fiscales et, d'autre part, l'approbation de l'avenant à la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Suède en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Notre commission est saisie d'un projet de loi prévoyant l'entrée en vigueur de deux accords internationaux en matière fiscale. Composé de deux articles, ce texte a pour objet d'autoriser l'approbation de la convention fiscale bilatérale franco-finlandaise du 4 avril 2023, d'une part, et de l'avenant du 22 mai 2022 à la convention fiscale franco-suédoise du 27 novembre 1990, d'autre part.
Comme vous le savez, en application de l'article 53 de la Constitution, l'entrée en vigueur des traités et de certains accords internationaux, dont les conventions fiscales, est subordonnée à l'autorisation du Parlement. Les projets de loi concernés, qui ne sauraient modifier le contenu des conventions, ont pour unique objet de valider, ou de rejeter, les solutions négociées par l'exécutif.
Le Sénat se trouve être la première assemblée saisie de ce projet loi.
Comme il est d'usage sur les conventions fiscales, la France est en retard par rapport à ses partenaires sur l'approbation de ces deux accords : la Suède a notifié la France en décembre 2023 de l'accomplissement de ses procédures internes d'approbation et la Finlande a fait de même en juillet 2024.
Je commencerai par présenter le contenu du texte le plus significatif : la nouvelle convention fiscale franco-finlandaise.
En l'état du droit, les relations fiscales entre la France et la Finlande sont régies par une convention bilatérale du 11 septembre 1970. Ce texte, l'un des plus anciens de notre réseau conventionnel à ne pas avoir fait l'objet d'un avenant, ne paraissait plus compatible avec les derniers standards de l'OCDE. De plus, comme nous l'expliquerons par la suite, l'absence de retenue à la source sur les dividendes posait une difficulté majeure. La négociation d'une nouvelle convention était donc doublement nécessaire.
Le texte sur lequel se sont accordées les deux parties s'appuie très largement sur les derniers travaux de l'OCDE. Pour rappel, deux instruments de l'OCDE orientent désormais la politique conventionnelle française en matière fiscale. Il s'agit tout d'abord du modèle de convention fiscale de l'OCDE, mis à jour en 2017. Ce modèle a été complété par l'instrument multilatéral de l'OCDE, issu du plan d'action pour lutter contre l'évitement fiscal et moderniser le droit fiscal international, mieux connu sous son acronyme anglais « BEPS ».
La nouvelle convention intègre par conséquent des stipulations conformes aux avancées de l'OCDE et à la pratique conventionnelle de la France.
Tout d'abord, elle prévoit une définition modernisée de l'établissement stable. Cette notion permet de déterminer si une activité industrielle, commerciale ou libérale est imposable dans l'État où elle est exercée ou dans l'État de résidence de l'entreprise.
Ensuite, elle intègre également les clauses anti-abus et de coopération fiscale les plus récentes.
En outre, elle précise et redéfinit le partage des droits d'imposition entre les deux États sur différentes catégories de revenus et notamment sur les revenus passifs.
Enfin, elle modernise les mécanismes d'élimination des doubles impositions. La France a opté pour la méthode dite de l'imputation, qui consiste à accorder au contribuable un crédit d'impôt imputable sur son impôt français.
En réalité, les négociations bilatérales se sont concentrées sur deux points.
Le premier concerne l'instauration d'un partage d'imposition sur les pensions privées, ce qui était la principale revendication émise par nos partenaires finlandais.
La solution retenue est similaire à celle adoptée par la convention fiscale franco-danoise, que nous avons examinée, il y a deux ans, sur le rapport de notre collègue Vincent Delahaye. Elle repose sur un mécanisme atypique de « crédit d'impôt inversé » et permet de dégager une solution qui préserve les intérêts du Trésor français tout en reconnaissant à la Finlande un droit d'imposition résiduel sur ces revenus. Concrètement, une fois la convention entrée en vigueur, les retraités finlandais installés en France continueront d'être assujettis à l'impôt français pour l'intégralité des montants de pensions privées qu'ils perçoivent. Néanmoins ils seront également imposables en Finlande à hauteur de la différence entre l'impôt payé en France et l'impôt qu'ils auraient payé au Finlande sur ces revenus.
Le second point concerne l'introduction d'une imposition sur les dividendes, afin de prévenir tout risque de montage abusif d'arbitrage de dividendes en la matière. C'était l'objectif majeur des Français dans cette renégociation.
La convention franco-finlandaise de 1970 fait partie des neuf conventions fiscales bilatérales prévoyant un taux nul de retenue à la source sur les dividendes. Une telle stipulation ouvre la voie à des montages CumCum externes : à l'approche de la date de versement des dividendes, afin d'échapper à la retenue à la source, le propriétaire français de l'action la prête au résident d'un État dont la convention fiscale signée avec la France ne prévoit aucune retenue à la source.
Pour prévenir ce risque, la convention nouvellement signée introduit une retenue à la source, plafonnée à 15 %, pour les dividendes versés à un bénéficiaire détenant moins de 5 % du capital de la société distributrice. Elle conserve toutefois une exonération pour les dividendes versés au bénéficiaire détenant plus de 5 % du capital de la société distributrice pendant une durée supérieure à 365 jours, qui correspond au régime « mère-fille » conventionnel.
Je me suis cependant assurée de la compatibilité de ces stipulations avec le dispositif de retenue à la source préventive anti-CumCum externe que le Sénat a introduit dans la loi de finances pour 2025. À compter du 1er janvier 2026, une retenue à la source sera appliquée à titre conservatoire sur les dividendes et produits assimilés versés à des personnes établies ou ayant leur résidence dans un État dont la convention fiscale ne prévoit pas ou exonère de retenue à la source ces produits.
Le désormais célèbre Bulletin officiel des finances publiques (Bofip) du 17 avril 2025, révisé le 24 juillet 2025, précise bien que le dispositif ne s'applique pas aux dividendes versés dans le cadre du régime mère-fille.
J'en viens maintenant à l'avenant à la convention fiscale franco-suédoise, dont le contenu est plus limité.
Comme je l'ai indiqué, l'OCDE a établi en 2016 un modèle de convention multilatérale - « l'instrument multilatéral » - pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices ou « instrument multilatéral ».
Pour intégrer l'apport de l'instrument multilatéral, les États peuvent recourir à deux méthodes : soit une notification par les deux parties de leur volonté de mettre à jour leur convention bilatérale sur ce point, ce qui a pour effet de modifier automatiquement le contenu de la convention en vigueur ; soit une modification de la convention par avenant.
En raison de contraintes juridiques internes, la Suède a choisi de ne pas notifier l'OCDE de la couverture de son réseau conventionnel par l'instrument multilatéral et donc de modifier ses conventions fiscales bilatérales par la voie d'avenants.
L'avenant du 22 mai 2023 a donc pour but de modifier la convention en vigueur afin d'y insérer les stipulations de l'instrument multilatéral. Les négociations, effectuées par échanges écrits, ont été rapides et n'ont soulevé aucune difficulté.
L'accord reprend les principales stipulations de l'instrument multilatéral de l'OCDE et intègre une mise à jour du préambule de la convention au regard de l'objectif de lutte contre l'évasion et la fraude fiscale ; une modernisation de la procédure de règlement des différends ; et une clause générale anti-abus, pour lutter contre les montages fiscaux abusifs.
À l'issue de cette présentation, les deux accords trouvés me paraissent équilibrés. La convention franco-finlandaise prévoit des concessions réciproques, mais l'objectif principal de limiter les possibilités de CumCum externes a été atteint. L'avenant à la convention franco-suédoise répond à l'intention de la France de couvrir l'ensemble de son réseau conventionnel par l'instrument multilatéral de l'OCDE.
Je vous propose par conséquent, mes chers collègues, d'émettre un avis favorable à l'entrée en vigueur de la convention fiscale bilatérale franco-finlandaise du 4 avril 2023 et de l'avenant du 22 mai 2022 à la convention fiscale franco-suédoise du 27 novembre 1990, c'est-à-dire, d'adopter le présent projet de loi sans le modifier.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le travail de notre rapporteur s'inscrit dans le prolongement de nos travaux visant à lutter contre la fraude CumCum, liée aux mécanismes d'arbitrage de dividendes.
En application de l'article 53 de la Constitution, le Parlement ne dispose pas du droit d'amendement en ce qui concerne les conventions fiscales. Il peut simplement voter ou rejeter le texte qui lui est soumis. Je rappelle toutefois qu'il nous est arrivé dans le passé, comme en 2011 ou en 2014, de rejeter certains textes.
La convention fiscale franco-finlandaise datait de 1970. Il était temps de la réviser, notamment pour régler le problème de la fraude CumCum externe. Toutefois, d'autres conventions fiscales continuent d'exonérer les dividendes de tout prélèvement à la source. J'aimerais savoir si Bercy souhaite renégocier ces conventions.
À compter du 1er janvier 2026, une retenue à la source devrait être appliquée à titre conservatoire sur les dividendes et produits assimilés versés à des personnes établies ou ayant leur résidence dans un État dont la convention fiscale ne prévoit pas ou exonère de retenue à la source ces produits. Toutefois, à ma connaissance, l'administration fiscale n'a toujours pas publié l'instruction fiscale nécessaire dans le Bofip pour mettre en oeuvre cette mesure.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Lorsque la nouvelle convention fiscale franco-finlandaise sera entrée en vigueur, la France sera encore signataire de huit conventions fiscales bilatérales qui prévoient une exonération de retenue à la source des dividendes. Il s'agit des conventions signées avec l'Arabie saoudite, le Bahreïn, l'Égypte, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Liban, Oman et le Qatar. La direction de la législation fiscale (DLF), qui est chargée de la négociation et du suivi de ces conventions, a inscrit à son programme de négociations la révision des conventions avec l'Arabie saoudite et l'Égypte. Ces deux États ont accepté le principe d'une révision des accords existants et, potentiellement, l'introduction de stipulations similaires à celles figurant à l'article 10 de la nouvelle convention franco-finlandaise.
Enfin, Monsieur le rapporteur général, l'administration fiscale devrait publier l'instruction fiscale spécifique à cette mesure prochainement, mais on ne sait pas quand...
Mme Christine Lavarde. - Traditionnellement les conventions internationales sont adoptées selon une procédure d'examen simplifié : la commission des affaires étrangères les examine et nous nous contentons, en séance publique, d'entériner sa position, sans discussion. Est-ce cette procédure qui sera retenue ou bien aurons-nous une discussion dans l'hémicycle ? On peut toutefois s'interroger sur la plus-value d'un examen en séance publique puisque le texte est à prendre ou à laisser.
M. Claude Raynal, président. - Le projet de loi sera examiné en séance publique selon la procédure classique. Certains groupes politiques, comme le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky (CRCE-K), ont pu s'opposer au recours à la procédure d'examen simplifié pour les conventions fiscales. Ces textes peuvent en effet contenir des dispositions sensibles.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il y a quelques années, Bercy avait essayé de faire ratifier nuitamment, par voie d'amendement au projet de loi de finances, des conventions fiscales. Cela n'avait pas été très bien perçu !
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'article 1er est adopté sans modification.
Article 2
L'article 2 est adopté sans modification.
Le projet de loi est adopté sans modification.
La réunion est close à 17 h 10.
Mercredi 22 octobre 2025
- Présidence de M. Claude Raynal, président -
La réunion est ouverte à 8 h 05.
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à renforcer la lutte contre la fraude bancaire - Procédure de législation en commission - Examen du rapport et du texte de commission
M. Claude Raynal, président. - Nous examinons aujourd'hui la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à renforcer la lutte contre la fraude bancaire.
Cet examen intervient selon la procédure de législation en commission, prévue par les articles 47 ter à 47 quinquies du Règlement du Sénat, conformément à la décision prise en ce sens par la Conférence des présidents.
Selon cette procédure, le droit d'amendement des sénateurs et du Gouvernement s'exerce uniquement en commission, la séance plénière étant centrée sur les explications de vote et le vote du texte. La proposition de loi fera l'objet d'un seul vote en séance publique le 29 octobre prochain et ne pourra pas faire l'objet d'amendements en séance, sauf si le retour à la procédure normale est demandé d'ici à vendredi prochain, avant 17 heures. Si tel n'est pas le cas, seuls seront recevables en séance les amendements visant à assurer le respect de la Constitution, à opérer une coordination avec une autre disposition du texte en discussion, avec d'autres textes en cours d'examen ou avec des textes en vigueur, ou à procéder à la correction d'une erreur matérielle.
La réunion est ouverte à l'ensemble des sénateurs. Si chacun peut s'exprimer à l'occasion de l'examen des articles et des amendements, seuls les membres de notre commission peuvent voter.
Notre réunion est ouverte au public et fait l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site internet du Sénat.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous examinons la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la fraude bancaire, qui a été déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale le 4 février dernier par Daniel Labaronne.
Dans la mesure où l'objectif de lutte contre la fraude aux moyens de paiement est consensuel, la proposition de loi a été accueillie favorablement sur tous les bancs de l'Assemblée et elle a finalement été adoptée, à l'unanimité, le 31 mars dernier.
Notre réunion de ce matin s'inscrit donc dans un processus législatif consensuel et relativement rapide. Ce texte est attendu.
Pour permettre ce renforcement rapide de notre arsenal de lutte contre la fraude aux moyens de paiement, j'ai procédé aux auditions relatives à ce texte dès le mois de juillet dernier. Nous étions ainsi prêts pour l'examen de ce texte dès le début du mois de septembre, conformément au calendrier initialement fixé, mais celui-ci a été perturbé par les péripéties gouvernementales que je n'ai pas besoin de rappeler.
La fraude aux moyens de paiement est un phénomène de masse qui concerne chacun d'entre nous, comme usager et comme victime potentielle. Le préjudice total était estimé, en 2023, à 1,2 milliard d'euros par l'Observatoire de la sécurité des moyens de paiement (OSMP).
Le montant de la fraude au paiement Sepa - espace unique de paiement en euros -, dans l'espace unique de paiement en euros, qui concerne la fraude au virement et au prélèvement bancaire, d'une part, et la fraude au chèque, d'autre part, est estimé à 698 millions d'euros chaque année. La proposition de loi couvre par conséquent 58 % des montants annuels des fraudes au paiement.
Nous avons pris du retard en matière de sensibilisation et de prévention. La question est non pas de savoir si nous allons nous faire pirater un jour, mais quand ! Il faut donc sensibiliser les gens à cette fraude. C'est un sujet d'une importance capitale lorsque l'on sait que les organismes de sécurité sociale peuvent eux-mêmes être piratés et que les données ainsi collectées sont susceptibles d'être utilisées pour d'autres usages, comme la fraude aux moyens de paiement.
La Cour de cassation a rappelé expressément, dans un arrêt rendu le 15 janvier 2025, que si un client indiquait de mauvaises coordonnées bancaires pour un virement après avoir été manipulé par un fraudeur, la banque était entièrement dégagée de sa responsabilité. Dans le cas d'espèce, un couple, qui avait viré une somme d'argent vers un compte frauduleux en pensant régler un concessionnaire automobile, a dû subir seul le préjudice de la fraude dont il a été victime.
Un nombre croissant de nos concitoyens sont victimes de ce type de fraude par détournement d'un virement légitime. Selon un mode opératoire fréquemment rencontré, la boîte mail d'un commerçant ou d'un artisan est piratée et l'ensemble de leurs correspondants reçoivent alors un courriel indiquant que leur paiement doit être fait sur un nouveau compte bancaire, dont le numéro Iban n'est pas celui du commerçant ou de l'artisan. Évidemment, les fonds sont à ce moment-là détournés. Il s'agit d'une fraude d'une facilité déconcertante qui, malheureusement, a un impact très important. Il est donc impératif que nous agissions.
Sur le plan de la technologie, les schémas de fraude sont en constante évolution. Les outils de piratage informatique ne cessent de se perfectionner et il y a fort à craindre que le perfectionnement de l'intelligence artificielle (IA) générative, en particulier des technologies d'imitation de la voix ou d'une vidéo (deepfake), ne se traduise par une aggravation inquiétante des cas de fraude par manipulation.
Pour lutter contre la fraude au paiement Sepa, la proposition de loi crée un nouveau dispositif : le fichier national des comptes signalés pour risque de fraude (FNC-RF).
Ce fichier national, qui recensera les coordonnées bancaires - c'est-à-dire les Iban - jugées douteuses ou suspectes par les prestataires de services de paiement et notamment les banques, constituera un outil essentiel de partage d'information pour lutter contre la fraude.
En effet, dans l'état actuel du droit, le secret bancaire empêche les banques qui le souhaiteraient d'échanger entre elles des informations sur les comptes qu'elles identifient comme suspects.
L'introduction d'un fichier centralisé géré par un tiers de confiance, qui sera en l'espèce la Banque de France, permet de concilier le double objectif de protection proportionnée des données personnelles, d'une part, et de partage rapide et efficace des soupçons de fraude portant sur un ou plusieurs Iban, d'autre part.
J'ajoute que la création de ce fichier s'inscrit pleinement en cohérence avec l'évolution actuelle ou à venir du cadre européen de sécurisation des virements Sepa.
Comme de nombreux usagers ont pu le constater, l'entrée en vigueur du règlement européen du 13 mars 2024 sur les virements instantanés a eu pour effet d'imposer aux prestataires de paiement de la zone euro, depuis le 9 octobre dernier, de mettre en place un service gratuit de vérification de la cohérence des coordonnées bancaires. Grâce à ce service, nous sommes désormais tous mis en mesure de vérifier la cohérence entre l'Iban que nous indiquons et le nom du bénéficiaire avant de valider un virement.
À moyen terme, le renforcement du partage d'information entre les prestataires de services de paiement est l'un des leviers de lutte contre la fraude identifiée par la Commission européenne dans sa proposition de règlement sur les services de paiement publiée en juin 2023. La création du fichier national des comptes signalés pour risque de fraude constituera donc une mise en conformité anticipée du droit français avec le droit européen - ce qui placera la France aux avant-postes sur ce sujet.
En matière de fraude au chèque, les mesures prévues par le texte concernent essentiellement l'amélioration du fonctionnement du fichier national des chèques irréguliers (FNCI).
Créé en 1992 et géré directement par la Banque de France, le FNCI est un outil majeur de la lutte contre la fraude au chèque. Il permet de recenser l'ensemble des personnes frappées par une interdiction bancaire ou pénale d'émettre un chèque, ainsi que l'ensemble des comptes clôturés, des faux chèques et des chèques sur lesquels une opposition a été activée pour cause de perte ou de vol.
La proposition de loi prévoit deux mesures techniques qui seront précieuses pour renforcer l'utilisation du FNCI, car celui-ci est sous-utilisé : son taux de consultation était seulement de 3,2 % en 2023.
La première mesure consiste à inscrire dans la loi une obligation de signalement à la Banque de France lorsqu'une banque rejette un chèque contrefait ou falsifié.
La seconde mesure vise à élargir le nombre des personnes susceptibles de pouvoir interroger le FNCI avant d'accepter un chèque en intégrant les banquiers lors de la présentation du chèque au paiement.
Après avoir présenté ces mesures essentiellement techniques, je voudrais aborder maintenant les perspectives. En effet, madame la ministre, nous allons examiner un certain nombre de textes relatifs à la lutte contre la fraude dans les prochaines semaines. Il sera utile de muscler encore les dispositifs existants. Ce n'est pas possible à l'occasion de l'examen de ce texte, car son adoption est urgente et qu'il me paraît plus sage que le Sénat l'adopte dans des termes conformes au texte transmis pour assurer son entrée en vigueur rapide. Toutefois, l'examen des textes à venir nous permettra de débattre et d'adopter d'autres dispositifs.
En ce qui concerne la fraude bancaire liée à une usurpation d'identité, je pense que des mesures doivent être prises pour renforcer l'accessibilité du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) pour les particuliers. En effet, ce fichier, qui recense l'ensemble des comptes et coffres-forts ouverts dans un établissement bancaire en France, est un instrument efficace pour lutter contre les usurpations d'identité. Or il n'existe pas de Ficoba européen. Il me semble urgent d'en créer un. Malheureusement, ce n'est pas possible. Nous en avions discuté au sein de la commission des affaires européennes du Sénat. Rappelons que plusieurs pays européens n'ont pas de fichier centralisé des comptes bancaires. Voilà qui retarde à la fois les recherches, les poursuites et, évidemment, les sanctions. Cela complique singulièrement la lutte contre la fraude. Le projet de Ficoba européen reste donc un doux rêve ; c'est dommage, mais il faut manifestement s'y résigner, car il n'y a pas d'autre solution.
Compte tenu de l'ampleur des fuites de données récentes, il est très probable que chacun d'entre nous puisse être victime, un jour ou l'autre, d'une ouverture de compte par usurpation d'identité.
Pour mieux lutter contre ce risque, j'avance deux solutions simples : d'abord permettre à tous les particuliers de consulter en temps réel leurs données personnelles inscrites au Ficoba depuis leur espace sécurisé du site impots.gouv.fr ; ensuite, prévoir un mécanisme de notification systématique envoyée à l'usager lorsqu'un compte bancaire est ouvert à son nom, sur le modèle des notifications qui peuvent être envoyées lorsque l'on effectue un paiement par carte bancaire. Cette proposition semble emporter l'adhésion de la Fédération bancaire française (FBF) ou de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Je pense qu'une mise en place rapide de ce dispositif permettra d'éviter de nombreuses fraudes et arnaques.
Le fichier national des comptes signalés, dont la création est prévue par le texte, englobera fort heureusement les paiements effectués par l'Agence de services et de paiement (ASP), qui verse chaque année 27 milliards d'euros d'aides publiques par le biais de 12 millions de virements. J'ajoute également que pour renforcer la lutte contre la fraude aux aides publiques, il conviendrait dans un autre texte d'envisager d'étendre le principe d'un fichier centralisé aux numéros Siret suspects.
En conclusion, je vous propose, mes chers collègues, d'adopter sans modification cette proposition de loi, qui prévoit principalement la création d'un nouveau fichier, dispositif associant l'ensemble des acteurs, et qui ne coûte rien aux contribuables puisque l'intégralité des coûts du dispositifs seront supportés par les prestataires de services de paiement.
Mme Anne Le Hénanff, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle, énergétique et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. - La lutte contre la fraude aux moyens de paiement est un sujet majeur, et je me réjouis de participer avec vous ce matin à l'amélioration du cadre législatif existant. Je me tiens par ailleurs à votre disposition, madame le rapporteur, pour travailler sur ce sujet à l'avenir.
Le Gouvernement attache une importance toute particulière à la lutte contre la fraude bancaire, car celle-ci s'accompagne de réalités humaines et économiques lourdes de conséquences : des particuliers sont abusés par de faux conseillers bancaires, des entreprises sont fragilisées par des détournements de virements, des collectivités sont confrontées à des pratiques frauduleuses de plus en plus sophistiquées. Il ne faut pas négliger les traumatismes humains suscités par ces pratiques.
Selon l'Observatoire de la sécurité des moyens de paiement, la fraude aux paiements a représenté en 2024 un préjudice de près de 1,2 milliard d'euros. Même si le montant global diminue légèrement en tendance, les techniques employées se renouvellent sans cesse et les fraudeurs savent exploiter les moindres failles du système.
Il est crucial pour l'action publique de maintenir la confiance dans les paiements : protéger cette confiance, c'est aussi protéger notre économie et nos concitoyens.
C'est dans ce contexte que le député Daniel Labaronne, que je tiens ici à saluer, s'est personnellement engagé sur ce sujet. Son initiative s'enracine dans une conviction simple : notre droit doit évoluer pour renforcer la protection de nos concitoyens face à des fraudes de plus en plus sophistiquées.
Lorsque des chèques volés ou des moyens de paiement usurpés servent à régler des amendes, des cotisations ou des prestations, ce sont les finances de l'État, de la sécurité sociale ou des collectivités territoriales qui en pâtissent directement.
En ce sens, la lutte contre la fraude n'est pas seulement un enjeu de sécurité : il s'agit également d'un impératif de justice fiscale et de crédibilité de l'action publique. Il y va, au fond, du lien de confiance entre les citoyens et les institutions.
Lutter contre la fraude implique avant tout - c'est ma conviction - de renforcer la coopération entre l'ensemble des acteurs concernés : les établissements bancaires, les autorités publiques et l'État.
C'est en partageant l'information, en coordonnant les analyses et en harmonisant les pratiques que nous pourrons construire une réponse réellement efficace. Le numérique offre à cet égard un potentiel majeur. Il permet de mettre en réseau nos capacités de détection et d'alerte.
En recourant à des bases de données plus agiles, interopérables et sécurisées, nous pouvons renforcer la prévention, améliorer la réactivité face aux menaces émergentes et élever notre niveau d'alerte collectif.
Cette approche, fondée sur la coopération et la confiance, doit guider l'action publique dans les années à venir.
L'article 1er de la proposition de loi crée un fichier national auprès de la Banque de France, afin de recenser les comptes signalés comme étant potentiellement frauduleux : il sera ainsi possible de bloquer, avec davantage de célérité, des virements vers ces comptes, sous le contrôle de la Banque de France.
Ce mécanisme renforcera l'efficacité globale du dispositif de lutte contre la fraude au virement. Les montants concernés s'élevaient à un total de 351 millions d'euros en 2024.
Afin de maintenir un dispositif cohérent et centré sur la fraude aux paiements, le Gouvernement n'est pas favorable à une extension de l'accès à ce fichier à d'autres entités privées que celles qui ont été énumérées dans le texte adopté par l'Assemblée nationale.
Le Gouvernement est également très attentif aux problématiques relatives au traitement des données à caractère personnel et au respect du cadre fixé par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Il y va du maintien de garanties fondamentales pour les citoyens et pour les entreprises. Je tiens également à saluer l'extension des compétences de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), qui pourra contrôler et accompagner les acteurs lors de leur utilisation du fichier, au regard des exigences définies par la RGPD.
La mobilisation de la Cnil dans ce dispositif s'inscrit dans la continuité de ses missions existantes. Elle est déjà compétente pour superviser l'utilisation, par les établissements bancaires, des données issues de deux fichiers nationaux tenus par la Banque de France : le fichier des incidents de remboursement des crédits aux particuliers (FICP), qui permet de prévenir et de traiter les situations de surendettement, et le fichier national des chèques irréguliers, qui permet d'informer les commerçants sur la régularité des chèques remis en paiement. Dans les deux cas, la Cnil exerce pleinement ses pouvoirs de contrôle et, le cas échéant, de sanction, conformément aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. Le dispositif prévu par la proposition de loi s'inscrit donc dans une architecture juridique déjà éprouvée, qui garantit la proportionnalité du traitement des données et la protection des droits des usagers, tout en renforçant notre capacité d'action collective contre la fraude.
C'est pourquoi nous soutenons les protections pour les utilisateurs qui ont été inscrites dans le texte lors des débats à l'Assemblée nationale.
Ces garde-fous visent notamment à interdire la clôture d'un compte au seul motif qu'il a été signalé, à inscrire une obligation d'effectuer des déclarations correctives en cas de disparition du soupçon de fraude, ou encore à obliger l'établissement teneur du compte signalé à effectuer sans délai des vérifications sur le caractère frauduleux du compte.
Le Gouvernement souhaite également que l'efficacité de ce fichier national puisse être mesurée et évaluée dans le rapport annuel de l'OSMP, comme le prévoit l'article 1er bis de la proposition de loi.
Enfin, je tiens à mentionner ici les travaux en cours au niveau européen sur ces sujets.
La procédure de révision de la deuxième directive sur les services de paiement est parvenue au stade du trilogue, et elle devrait aboutir à la création d'un mécanisme européen de partage de données à des fins de lutte contre la fraude aux paiements.
Dans ces négociations, le Gouvernement est très attentif à veiller à la compatibilité entre les propositions européennes et le fichier dont nous débattons aujourd'hui.
La lutte contre la fraude doit également concerner les chèques. Ces derniers constituent de loin le moyen de paiement le plus fraudé, même si leur utilisation diminue depuis plusieurs années. Si le montant des opérations frauduleuses par chèque a fléchi de 25 % en 2024, il s'établissait tout de même à 270 millions d'euros en 2024. Les personnes qui utilisent le plus les chèques sont les personnes les plus fragiles et les plus vulnérables aux fraudes ; je songe notamment aux personnes âgées. Il est donc important de renforcer la panoplie à disposition des banques pour lutter contre ces fraudes. C'est l'enjeu des articles 2 et 3 du texte.
Cette proposition de loi a été adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 31 mars dernier. Elle vise à renforcer les moyens d'action des prestataires de services de paiement, tout en respectant scrupuleusement les droits des utilisateurs.
Le Gouvernement soutient pleinement ce texte et souhaite que celui-ci puisse entrer en vigueur sans délai.
J'appelle donc le Sénat à l'adopter de manière conforme, afin que ses dispositions puissent être mises en oeuvre rapidement.
La lutte contre les fraudes exige une mobilisation totale. Vous pouvez compter sur mon engagement sur ce sujet, comme je sais pouvoir compter sur la mobilisation de tous les parlementaires. Il s'agit d'une priorité qui doit nous rassembler, au-delà des clivages partisans, afin de répondre à une attente majeure de nos concitoyens.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je pense, madame la ministre, que votre appel sera entendu et que nous devrions parvenir à un vote conforme.
Nous passons beaucoup de temps, au travers des différents textes que nous examinons, à légiférer sur des aspects parcellaires de la lutte contre la fraude. Nous avons sans cesse le sentiment de « bricoler » des bouts de texte, sans avoir de vue d'ensemble. Considérant l'ampleur des enjeux et des problèmes, ce n'est pas une manière de procéder. Pardonnez-moi, mais nous avons quelque peu l'impression de vider l'océan avec une petite cuillère !
Mme Christine Lavarde. - C'est vrai !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il est nécessaire de pouvoir répondre rapidement au problème de la fraude bancaire. Un simple clic peut parfois suffire à placer quelqu'un dans une situation très difficile. Tout le monde est concerné. Lorsque l'on doit aller vite et que l'on n'a pas forcément le temps, on est tous vulnérable. Certes, les personnes âgées sont particulièrement exposées à ce type de fraude, mais de nombreuses entreprises ont aussi été victimes de telles malversations. Même les professionnels du secteur sont parfois la cible d'escroqueries.
Je souscris évidemment aux orientations et aux propositions de notre rapporteur.
Je voudrais vous interroger sur la fraude au chèque bancaire. Les chèques sont de moins en moins utilisés. Disposez-vous d'éléments précis sur le recul de son usage et sur les perspectives d'évolution de recours à ce moyen de paiement ? En tout état de cause, si l'on constate que la fraude à ce moyen de paiement reste élevée, il conviendra de prendre des mesures pour y remédier et les aménagements prévus par la proposition de loi vont de ce point de vue dans le bon sens.
M. Marc Laménie. - Je remercie notre rapporteur pour sa présentation très pédagogique et passionnée.
Le nombre de chèques émis chaque année diminue. Un certain nombre de commerçants ou d'artisans n'acceptent d'ailleurs plus ce moyen de paiement. Le paiement par carte bancaire se développe de plus en plus, y compris pour de petites sommes, au détriment des espèces. Or les fraudes concernant les cartes bancaires sont très importantes. Elles frappent souvent les personnes les plus fragiles, notamment les personnes âgées. Les cartes peuvent être volées et les codes piratés. La proposition de loi prend-elle en compte cet aspect ?
M. Michel Canévet. - Je tiens à remercier notre rapporteur pour son engagement sur la question de la lutte contre la fraude sous toutes ses formes.
Il est très important de lutter contre la fraude bancaire. À cet égard, je voudrais attirer l'attention sur deux sujets, qui pourraient d'ailleurs être traités par voie réglementaire.
J'évoquerai tout d'abord la question des paiements par prélèvement Sepa. La durée de validité des mandats Sepa est très longue. En théorie, un mandat pour lequel aucun ordre de prélèvement Sepa n'a été présenté pendant 36 mois ne peut plus être utilisé, mais, en fait, il reste actif. Le scandale de l'affaire SFAM est ainsi lié à une utilisation, après une longue période d'inactivité, de mandats de prélèvement qui avaient été autorisés dans le passé et qui étaient encore actifs, car les clients n'avaient pas expressément demandé leur résiliation auprès de l'établissement bancaire. Les victimes ne s'étaient pas rendu compte immédiatement des prélèvements. Ce texte, s'il est adopté, permettra au pouvoir réglementaire de traiter ce problème.
Ensuite, il me semble important que les sociétés de financement puissent aussi avoir accès aux fichiers créés par le texte. Il est utile que ces opérateurs, qui dépendent des établissements bancaires et qui réalisent des opérations d'ampleur - de leasing par exemple -, puissent disposer d'informations sur ceux qui sont susceptibles de frauder.
M. Albéric de Montgolfier. - Je connais le cas d'une personne qui a été victime d'une usurpation d'identité. Grâce à son RIB, qui était valable, les escrocs ont pu mettre en place des prélèvements sur son compte bancaire, ouvrir de multiples lignes téléphoniques et appeler des numéros surtaxés. Ces opérations ont abouti à des prélèvements de plusieurs dizaines de milliers d'euros.
Pensez-vous que l'article 1er du texte permettrait de répondre à ce cas de figure ? J'en doute, car le RIB n'était pas suspect. Comment dès lors lutter contre ce type de fraude ? Est-il prévu d'instaurer un mécanisme d'alerte en cas de prélèvement ? Les victimes de ces arnaques découvrent toujours après coup que leur compte a été prélevé.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le rapporteur général, selon les données de l'OSMP, on observe que l'utilisation des chèques a effectivement baissée de 48 % entre 2018 et 2023, ce qui vaut aussi bien pour le montant des transactions concernées que pour le nombre d'opérations réalisées, lequel est passé de 891 millions à 467 millions. La fraude au paiement par chèque reste néanmoins un sujet. On a ainsi constaté, dans certaines affaires, que des entreprises en difficulté ou en voie de liquidation avaient conservé, à des fins d'escroquerie, des formules de chèques pouvant encore être utilisées. Nous ne plaidons nullement pour l'interdiction des chèques, mais force est de constater que leur utilisation est manifestement en chute libre, sous l'effet du développement de nouveaux modes de paiement.
Monsieur Laménie, le texte ne concerne pas les cartes bancaires. Il porte uniquement sur les prélèvements et sur les virements pour ce qui concerne le fichier national des comptes signalés pour risque de fraude.
Monsieur de Montgolfier, les dispositions du texte que nous examinons permettent de répondre à la situation que vous avez évoquée, puisque l'Iban sera signalé dès qu'un virement ou un prélèvement aura été effectué sur le compte.
M. Albéric de Montgolfier. - Certes, mais il sera alors trop tard, car le mal sera fait !
L'idéal serait d'être alerté en cas de prélèvement. Le cas très concret que j'ai exposé a abouti à un préjudice de 60 000 euros, en raison de l'ouverture frauduleuse de lignes téléphoniques auprès de la société SFR, que je souhaite dénoncer publiquement, car son service de lutte contre la fraude ne fonctionne pas le dimanche, et les escrocs le savent ! Ils sont allés dans de petites boutiques, qui ont accepté d'ouvrir de multiples lignes téléphoniques, qui ont permis ensuite d'appeler des numéros surtaxés. Dans ce cas, l'Iban n'est pas suspect, mais lorsque la personne découvre les prélèvements quinze jours plus tard, le mal est fait.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans le cas que vous évoquez, les prélèvements sont répétitifs. L'article 1er, s'il était déjà en vigueur, ne permettrait pas, malheureusement, d'empêcher l'ouverture de la ligne téléphonique ni le premier prélèvement, mais il permettrait de signaler la fraude pour éviter les prélèvements ultérieurs.
M. Albéric de Montgolfier. - Il faudrait que l'on soit informé par une alerte lorsque notre compte est prélevé.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur Canévet, les sociétés de financement ne sont pas des établissements de crédit. Elles ne sont pas prestataires de services de paiement. C'est pourquoi elles ne sont pas concernées par ce texte. J'ai bien noté les pistes d'amélioration réglementaire que vous avez évoquées.
Enfin, notre rapporteur général a déploré, à juste titre, que nos travaux en matière de lutte contre la fraude soient saucissonnés. Le Sénat examinera ainsi, en séance publique, le 5 novembre prochain, la proposition de loi pour la sécurisation juridique des structures économiques face aux risques de blanchiment, qui découle des travaux de la commission d'enquête du Sénat sur la criminalité organisée. Puis, le 12 novembre, nous examinerons le projet de loi sur la fraude, qui portera sur la fraude fiscale et la fraude sociale, qui est un peu un texte « ramasse-miettes ». Madame la ministre, ce n'est vraiment pas une méthode de travail !
La commission des finances appelle depuis longtemps de ses voeux un « grand soir » de la lutte contre la fraude fiscale et la fraude sociale. Il est grand temps, tant pour des questions de sécurité que pour des questions budgétaires, de prendre ce sujet à bras-le-corps.
Mme Anne Le Hénanff, ministre déléguée. - Mme le rapporteur et M. le rapporteur général ont entièrement raison : nous devons avoir une vision globale du problème de la fraude. Pour l'instant, nous adaptons progressivement notre système. Nous devons faire preuve d'agilité, car les fraudeurs ont toujours un temps d'avance pour repérer les failles des dispositifs existants. Nous devons accepter l'idée que les fraudes vont se multiplier à l'avenir et être de plus en plus diverses et variées. Nous traitons aujourd'hui de la fraude bancaire, mais il existe bien d'autres formes de fraudes.
C'est en marchant que l'on apprend. Nous améliorons notre dispositif antifraude au fur et à mesure. La France est particulièrement en avance sur ce sujet par rapport à d'autres pays européens - il est parfois bon de comparer -, même si notre législation n'est pas suffisante. Toutefois, progressivement, nous réussirons à avoir une approche globale du problème. Nous avons donc, madame le rapporteur, les mêmes objectifs.
En ce qui concerne les chèques, la fraude recule plus vite que leur usage ne diminue. L'utilisation des chèques a diminué de 16 %, tandis que la fraude a baissé de 25 %. En fait, les fraudeurs ont bien compris que la fraude au chèque n'est pas ce qui rapporte le plus. Ils se tournent plutôt vers les paiements dématérialisés.
L'instauration de la double authentification a constitué récemment une grande avancée pour sécuriser les paiements par carte bancaire. Voilà une mesure qui protège les utilisateurs, tout en leur faisant prendre conscience qu'ils peuvent être une cible, car, comme vous le dites fort justement, la question est non pas de savoir si nous serons un jour victime d'une fraude, mais quand.
Monsieur Canévet, peut-être à l'avenir pourra-t-on ouvrir l'accès au nouveau fichier aux sociétés de financement, mais dans l'immédiat ce n'est pas possible en raison de l'application du RGPD. Les sociétés de financement sont des sociétés privées, et non des établissements bancaires. En raison de la législation sur les données à caractère personnel, il n'est pas possible de leur ouvrir l'accès à ce fichier à ce stade. Mais nous pouvons continuer à travailler sur le sujet pour lever ce frein.
M. Claude Raynal, président. - En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous appartient d'arrêter le périmètre indicatif de la proposition de loi. Nous vous proposons de considérer que ce périmètre inclut des dispositions relatives à la création d'un fichier aux fins de prévention, de recherche et de détection de la fraude en matière de paiement ; les dispositions relatives aux cas dans lesquels les prestataires de service de paiement ont l'obligation d'informer la Banque de France aux fins de mise à jour du fichier national des chèques irréguliers ; et les dispositions relatives à la mission d'information assurée par la Banque de France en matière de vérification de la régularité d'un chèque.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DES ARTICLES SELON LA PROCÉDURE DE LÉGISLATION EN COMMISSION
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'article 1er contient la principale mesure de la proposition de loi. Il vise à créer un nouveau fichier centralisée géré par la Banque de France : le fichier national des comptes signalés pour risque de fraude. Ce fichier sera alimenté par les prestataires de services de paiement, c'est-à-dire principalement les banques, lorsque leur système de contrôle interne aura identifié un compte suspect. Les coordonnées du compte en question, c'est-à-dire son Iban, seront alors inscrites dans le fichier, ce qui imposera au teneur de compte de procéder aux diligences nécessaires pour déterminer si ce compte est frauduleux et pour le fermer le cas échéant.
J'ajoute que ce fichier n'aura pas de coût pour les finances publiques puisque les frais associés seront entièrement pris en charge par les prestataires de services de paiement.
Ce dispositif constituera un instrument utile pour lutter contre la fraude. Sa création est attendue par les acteurs de place.
C'est pourquoi je vous propose d'adopter cet article sans modification.
L'amendement COM-1 rectifié bis, repoussé par le rapporteur et le Gouvernement, n'est pas adopté.
L'article 1er est adopté sans modification.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cet article vise à inscrire dans la loi le fait que le rapport annuel de l'Observatoire de la sécurité des moyens de paiement devra inclure des indicateurs de performance relatifs au fonctionnement du fichier national des comptes signalés pour risque de fraude. Il est pertinent de mesurer la performance de nos instruments de lutte contre la fraude. Aussi je vous propose d'adopter cet article sans modification.
L'article 1er bis est adopté sans modification.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cet article apporte une modification technique au fonctionnement du FNCI en inscrivant dans le code monétaire et financier une obligation pour les banques de réaliser un signalement à la Banque de France lorsqu'elles rejettent un chèque contrefait ou falsifié.
Cet article codifie utilement une pratique de place. Je vous propose par conséquent de l'adopter sans modification.
L'amendement COM-2 rectifié bis, repoussé par le rapporteur et le Gouvernement, n'est pas adopté.
L'article 2 est adopté sans modification.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cet article apporte également une modification technique au fonctionnement du FNCI. Il prévoit la création d'un service d'interrogation du FNCI par les banques lorsqu'elles reçoivent un chèque à l'encaissement.
Dans l'état actuel du droit, les seules personnes autorisées à interroger le FNCI sont celles qui reçoivent un chèque comme paiement d'un bien ou service, ce qui n'est pas le cas du banquier qui reçoit un chèque à l'encaissement. Cet article vise à élargir à ces banquiers la possibilité d'interroger le FNCI. Cela permettra d'accélérer la détection de la fraude au chèque.
Je vous propose donc d'adopter cet article sans modification.
L'article 3 est adopté sans modification.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cet article, ajouté par voie d'amendement à l'Assemblée nationale, procède aux coordinations juridiques nécessaires pour assurer la bonne application des dispositions du texte dans les territoires d'outre-mer.
Je vous propose d'adopter cet article sans modification.
L'article 4 est adopté sans modification.
Après l'article 4 (nouveau)
L'amendement COM-3 rectifié est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.
La proposition de loi est adoptée sans modification.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
TABLEAU DES SORTS
- Présidence de M. Claude Raynal, président de la commission des finances, et Mme Pascale Gruny, vice-président de la commission des affaires sociales -
Audition de Mme Catherine Deroche, préalable à sa nomination par le président du Sénat pour siéger au Haut Conseil des finances publiques, en application de l'article 1er de la loi du 6 décembre 2021 portant diverses dispositions relatives au Haut Conseil des finances publiques et à l'information du Parlement sur les finances publiques
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. - Nous avons le plaisir d'entendre notre ancienne collègue Catherine Deroche, que le président du Sénat envisage de nommer au Haut Conseil des finances publiques (HCFP). En effet, cette nomination ne peut avoir lieu qu'après une « audition publique conjointe » par la commission des affaires sociales et la commission des finances de l'assemblée concernée, en application de l'article 1er de la loi du 6 décembre 2021 portant diverses dispositions relatives au HCFP et à l'information du Parlement sur les finances publiques. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est retransmise sur le site internet du Sénat.
Le HCFP est un organisme indépendant chargé d'apprécier le réalisme des prévisions macroéconomiques du Gouvernement et de se prononcer sur la cohérence de la trajectoire budgétaire gouvernementale avec les objectifs pluriannuels de finances publiques et les engagements européens de la France.
Ce Haut Conseil est composé de onze membres, dont deux sont nommés respectivement par le président du Sénat et le président de la commission des finances du Sénat ; j'ai ainsi procédé à la nomination de Sandrine Duchêne en mars 2023.
Le Haut Conseil est placé auprès de la Cour des comptes et présidé par le Premier président de celle-ci. La semaine dernière, nous avons d'ailleurs entendu Pierre Moscovici, venu nous présenter, pour la dernière fois, l'avis du Haut Conseil sur le projet de loi de finances (PLF) et le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2026.
La loi organique prévoit désormais que, lors de chaque renouvellement, « le membre succédant à une femme est un homme et celui succédant à un homme est une femme ». Notre ancienne collègue Catherine Deroche est proposée pour remplacer notre ancien collègue Éric Doligé. Il va de soi que les membres du HCFP doivent faire preuve de la plus grande indépendance à l'égard du Gouvernement, dont il s'agit d'évaluer la sincérité des prévisions, mais également de la plus grande compétence, et je ne doute pas que ce soit le cas de Mme Deroche, médecin cancérologue qui fut, après un long parcours d'élue locale, présidente de la commission des affaires sociales du Sénat d'octobre 2020 à septembre 2023.
Mme Pascale Gruny, vice-président de la commission des affaires sociales. - Je me réjouis de l'organisation de cette audition commune et je salue la présence des deux rapporteurs généraux, Jean-François Husson et Élisabeth Doineau. Nous sommes également heureux de recevoir, à cette occasion, notre ancienne collègue Catherine Deroche.
Comme vous le savez, en matière de finances publiques, la commission des affaires sociales est attentive à ce que le sujet soit bien traité pour l'ensemble des « administrations publiques », et pas seulement pour l'État.
Au regard de votre parcours, au cours duquel vous avez notamment été rapporteure pour la branche maladie, puis présidente de la commission des affaires sociales, je ne doute pas que vous ferez preuve d'une vigilance toute particulière sur les questions relatives aux finances sociales.
Je serai donc heureuse de vous entendre développer les raisons qui ont motivé votre candidature pour siéger au sein du Haut Conseil des finances publiques.
Je n'ajouterai qu'une question à ce propos introductif : selon vous, l'absence de perspective de retour à l'équilibre de la sécurité sociale dans les prochaines années rend-elle illusoire l'objectif d'extinction du « trou de la sécu » par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades), un sujet dont vous avez souvent parlé lorsque vous étiez présidente de la commission des affaires sociales ?
Mme Catherine Deroche, proposée par le président du Sénat pour siéger au Haut Conseil des finances publiques. - Je tiens à vous dire le plaisir que j'ai de répondre à vos questions ce matin.
Je n'ai pas posé ma candidature : c'est en effet le président du Sénat qui m'a demandé, fin septembre, si j'acceptais sa proposition de siéger au sein du Haut Conseil des finances publiques en remplacement d'Éric Doligé.
Je pense que cette proposition a été motivée par mon expérience au sein de la Haute Assemblée, et plus particulièrement de la commission des affaires sociales, où j'ai siégé sans interruption depuis mon entrée au Sénat : j'ai été rapporteure de la branche maladie, puis présidente pendant trois ans avant de choisir de ne pas renouveler mon mandat. J'ai également réalisé plusieurs rapports à connotation financière, sur la fiscalité comportementale, l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) - un sujet important dont vous allez discuter prochainement - et la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP). Surtout, dans le cadre d'une commission d'enquête présidée par Bernard Jomier, nous avons élaboré un rapport sur la situation de l'hôpital et le système de santé en France, dont j'étais rapporteure et qui traitait du volet financier et de la place de l'Ondam. Enfin, parmi les derniers textes examinés sous ma présidence figure la réforme des retraites, aujourd'hui suspendue.
Mon profil est donc davantage orienté vers les finances sociales que vers le budget général. J'aborde cette fonction avec intérêt. Même retirée dans ma « thébaïde », j'ai toujours été attentive au débat politique. Dans le contexte actuel, difficile et inédit, l'examen de ce budget illustre la particularité de la situation : instabilité politique, crise financière, aggravation de la situation de la France, dette colossale et sanctions des agences de notation. Il me semble donc pertinent de participer à ce débat, tout en respectant les limites fixées par les missions du Haut Conseil.
J'ai la volonté de consacrer mon énergie à cette mission, en toute indépendance et sans me soumettre à des instructions quelconques. Cette notion d'indépendance est essentielle. Je m'engage avec humilité, consciente que de nombreux membres du Haut Conseil sont des spécialistes. Néanmoins, il est important, au sein d'un tel conseil, d'avoir un regard différent.
J'aborde cette mission avec mon expérience de parlementaire. Au fil des années, au sein de la commission des affaires sociales comme de la commission des finances, nous avons veillé à accorder toute leur importance aux avis du Haut Conseil, tout en appelant à plus de transparence et de lisibilité. Pour les finances sociales, une approche plus appuyée me paraît également nécessaire.
Ma connaissance du fonctionnement interne du Haut Conseil est, pour l'instant, plus théorique que pratique. C'est au fil du temps que je la compléterai. Les réponses que je pourrai donner sur le fonctionnement du Conseil, ainsi que sur ses évolutions et ses limites seront, pour l'instant, fondées davantage sur mon ressenti que sur une expérience concrète.
Concernant la Cades et l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) - aujourd'hui appelée Urssaf Caisse nationale, bien que l'acronyme Acoss me semble plus lisible... -, il convient de ramener la sécurité sociale à l'équilibre structurel. Le Gouvernement prévoit un retour à l'équilibre en 2029. Est-ce réalisable ? L'avenir le dira.
L'Acoss se trouve déjà dans une situation problématique, en zone à risque dès cette année. Il faudra probablement envisager un nouveau transfert de dette à la Cades, tout en poursuivant l'amortissement de son stock actuel. Les durées d'amortissement pourraient alors devenir très longues, ce qui risquerait de mettre en péril l'existence même de la Cades. Toute augmentation du transfert nécessitera une révision de l'ordonnance du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale.
Comme suggéré par Jean-Marie Vanlerenberghe lors de la révision en 2021 des dispositions organiques du code de la sécurité sociale, les commissions des affaires sociales doivent désormais être saisies des projets de décret relevant en cours d'année les plafonds d'endettement des organismes autorisés à recourir à ce type de financement, en particulier l'Urssaf Caisse nationale.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale de la commission des affaires sociales. - J'ai quelques questions à vous poser en matière de finances sociales.
Vous avez rappelé le travail de Jean-Marie Vanlerenberghe. Rappelons aussi celui qui a été accompli dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), qui prévoit, dans son article 61, que les membres nommés par les présidents des assemblées le sont « en raison de leurs compétences dans le domaine des prévisions macroéconomiques et des finances publiques ».
Vos compétences sont unanimement reconnues. Pouvez-vous nous préciser quels sont vos points forts en tant qu'ancienne parlementaire et ancienne présidente de la commission des affaires sociales ? Estimez-vous que le Haut Conseil pourrait mieux aborder les finances sociales et, si oui, comment ?
Ma deuxième question porte sur les lois de programmation des finances publiques, dont la dernière est devenue caduque à peine votée. Il n'existe pas de programmation spécifique des finances sociales, comme nous l'avons souvent évoqué avec Jean-François Husson. Contrairement aux anciens programmes de stabilité, le plan budgétaire et structurel à moyen terme (PSMT) ne comprend pas de programmation spécifique pour les administrations de sécurité sociale. Et les tableaux pluriannuels annexés aux LFSS ne sont que des prévisions à droit constant, en supposant le respect de l'Ondam, ce qui est rarement le cas - cet été, le Comité d'alerte a d'ailleurs signalé ce dépassement. Selon vous, faut-il adopter une programmation explicite pluriannuelle pour la sécurité sociale ou les administrations de sécurité sociale dans leur ensemble ? Et si oui, quel serait le bon véhicule pour la mettre en oeuvre ?
Ma dernière question porte sur l'état des finances publiques françaises. Depuis plusieurs années, on observe une déconnexion croissante entre la tentation des gouvernements d'adopter des hypothèses optimistes et les avis du Haut Conseil, forcément très critiques. Le Sénat souligne également régulièrement l'optimisme des prévisions. En pratique, les résultats ont confirmé ces écarts. Selon vous, faut-il renforcer les prérogatives du Haut Conseil, par exemple en lui permettant de fixer directement les hypothèses de croissance ?
Mme Catherine Deroche. - Mon point fort sera d'apporter ce regard de parlementaire qui, au fil des années, a examiné les budgets, notamment les PLFSS, en connaissant leurs travers : difficultés d'analyse, manque de transparence et de clarté. Vous avez évoqué, à juste titre, les prévisions parfois trop optimistes des gouvernements, même si la situation semble s'être légèrement améliorée pour 2025.
Mon expérience de parlementaire, atypique au sein du Haut Conseil, constituera, je l'espère, un atout. Je serai entourée de grands spécialistes - membres de la Cour des comptes, économistes ou experts financiers et bancaires - ; c'est sans doute en raison de cette complémentarité que le président Larcher m'a proposée, après Éric Doligé en 2020. Je ne serai pas la porte-parole du Sénat, mais je souhaite mettre en avant cette expérience.
S'agissant des finances sociales, il faut incontestablement améliorer la manière de les aborder. Comme on l'a encore vu lors de l'audition du président Moscovici, la part consacrée à ce sujet est réduite à la portion congrue : quelques mots sur l'Ondam, guère plus. Or le budget social représente des montants considérables et mérite une analyse approfondie et une plus grande visibilité, si l'on veut préserver notre modèle social tout en le faisant évoluer.
L'absence de véritable programmation des finances sociales est également problématique. Les tableaux annexés aux LFSS ne présentent que des prévisions à droit constant, supposant un Ondam respecté. J'ai consulté votre récent rapport « Sécurité sociale : la boîte à outils du Sénat », élaboré avec Raymonde Poncet Monge, qui met en avant l'idée d'une programmation à moyen terme des recettes, des dépenses et du solde de la sécurité sociale. Cette démarche me paraît pertinente : elle permettrait d'inscrire la trajectoire dans la durée. Le Comité d'alerte pourrait, comme l'a suggéré la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), jouer un rôle de pilotage dans la construction de l'Ondam.
La question de la déconnexion entre les hypothèses souvent optimistes des gouvernements et les avis, très critiques, du Haut Conseil a de nouveau été soulevée par le rapporteur général de la commission des finances lors de la dernière audition du président Moscovici, bien que la situation se soit améliorée en 2025. Peut-on parler d'insincérité ? Il faudrait pour cela une intention manifeste de cacher les choses. Le Haut Conseil emploie souvent des adjectifs aux connotations variées, avec une gradation très différente selon les éléments analysés. La notion de réalisme, fréquemment utilisée par le Haut Conseil, est importante : elle s'approche parfois de la sincérité, sans toutefois impliquer une intention de tromper. Il est essentiel que les gouvernements tiennent compte des avis du Haut Conseil et ajustent rapidement la trajectoire, sans attendre la fin des lois de finances ou des lois de finances rectificatives. Un dialogue renforcé entre le gouvernement et le Haut Conseil est donc nécessaire.
Faut-il que le Haut Conseil fixe directement les hypothèses de croissance ? Cela se pratique dans certains pays disposant d'une institution budgétaire indépendante. Je reste partagée : le Gouvernement doit conserver cette responsabilité, mais il est important qu'il sache que le Haut Conseil exercera sa vigilance, et n'hésitera pas à être plus critique, plutôt que « sympa », comme l'a dit rétrospectivement le président Moscovici de l'avis sur le budget 2024.
Concernant les retraites, après quelques cafouillages, un projet de lettre rectificative a été soumis au Conseil d'État. La commission des affaires sociales, en particulier, pourrait auditionner le Haut Conseil à ce sujet.
M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances. - Madame la présidente, à titre personnel, j'ai le plaisir de vous retrouver ici, à l'heure où vous vous apprêtez à exercer une fonction importante au Haut Conseil des finances publiques. J'aurai trois questions à vous poser.
Vous avez évoqué l'avis du HCFP sur le PLF pour 2024, et l'audition de la semaine dernière, au cours de laquelle le président Moscovici a parlé, dans un langage diplomatique, d'un avis « sympa »... J'ai noté ce terme avec intérêt : quand la prévision de croissance est de 1,4 % alors que le consensus est à 0,8 %, cela peut poser question. Pensez-vous qu'il soit important que le Gouvernement prenne des mesures correctives ou fournisse des explications publiques complémentaires ? Le Haut Conseil ne devrait-il pas pouvoir se prononcer sur le caractère sincère ou insincère d'un budget, ce qui emporterait des conséquences importantes ?
Deuxième question : une note du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) de l'été 2025 comporte quatre axes d'évolution des missions du Haut Conseil : améliorer l'accès à l'information, développer ses capacités techniques internes, renforcer la portée de ses avis et accroître sa liberté d'action. Avez-vous des propositions pour renforcer le rôle du Haut Conseil ?
Enfin, depuis la nomination de votre prédécesseur, Éric Doligé, une révision des règles budgétaires est intervenue en avril 2024. Le nouvel indicateur de trajectoire de dépenses primaires nettes vous paraît-il pertinent ? Ne faudrait-il pas mieux articuler le PSMT avec la loi de programmation des finances publiques (LPFP) ? Les indicateurs qui figurent dans ces deux documents sont particulièrement utiles pour le Parlement, car ils permettent de donner des éléments consolidés sur les prévisions et les trajectoires.
Mme Catherine Deroche. - Le président du Haut Conseil n'a jamais utilisé le terme d'« insincérité », lui préférant les notions de budget « réaliste » ou « non réaliste ». Il s'agit d'ailleurs souvent moins d'une volonté de frauder que de prévisions trop optimistes. Le HCFP emploie des adjectifs qui ont une gradation assez subtile : crédible, réaliste, plausible, acceptable, atteignable, fragile, optimiste, ambitieux... Il faut évidemment se rapprocher de la notion de sincérité, car on demande à toutes nos collectivités locales d'avoir des budgets sincères, et les chambres régionales et territoriales des comptes sont parfois très dures avec certaines d'entre elles.
Le principe de sincérité a été ajouté aux principes plus anciens que sont l'annualité, l'unité et l'universalité. Il est devenu cardinal, au point parfois de prendre le pas sur les autres, même s'il n'a jamais servi de fondement à une décision de censure d'une loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. En revanche, c'est souvent pour ce motif d'insincérité que les oppositions contestent les textes financiers devant le Conseil constitutionnel. Cette notion d'insincérité porte en filigrane l'accusation d'une volonté délibérée de fausser les grandes lignes de l'équilibre budgétaire. De fait, les budgets ont souvent péché par excès d'optimisme, même si ce fut moins le cas en 2025. Toutefois, avant de brandir cette notion en vue d'une censure, il importe surtout de nouer un dialogue approfondi avec le Gouvernement pour réduire les écarts le plus en amont possible, afin que les parlementaires puissent discuter d'un budget crédible.
Une évolution des missions du Haut Conseil me semble possible. C'est d'ailleurs ce qu'a demandé le président Moscovici lors de son audition par la commission des finances de l'Assemblée nationale en avril 2025 : rôle accru dans l'élaboration des prévisions, délais de remise des avis plus raisonnables, pouvoir d'autosaisine et compétence d'analyse de la soutenabilité de la dette.
On peut envisager de redimensionner le Conseil. La note du CPO est également importante, notamment pour les comparaisons qu'elle établit avec les autres États européens.
Nous pouvons envisager de desserrer les délais de remise des avis, comme je l'ai déjà souligné, mais aussi de renforcer la capacité d'analyse propre du Haut Conseil. Il me semble important que le Haut Conseil ait une capacité d'influence sur les prévisions du Gouvernement, et ce dès la présentation des documents budgétaires. Dans certains pays, c'est même l'institut qui fixe les prévisions, mais il me semble important que le Gouvernement en assume in fine la responsabilité.
Quant à sa liberté d'action, le Haut Conseil n'a pas la capacité de s'autosaisir. Il pourrait toutefois émettre des avis hors du calendrier des lois de finances. À cet égard, toutes les pistes proposées par le CPO sont intéressantes, en particulier sur la question des délais et sur la mission d'alerte.
Le nouvel indicateur de trajectoire d'évolution des dépenses nettes semble en effet plus lisible et concret que le précédent ; il correspond mieux à la demande des parlementaires.
Concernant la coexistence des trajectoires du PSMT et de la LPFP, on peut déplorer en effet une forme de cloisonnement. Il faudrait parvenir à une trajectoire beaucoup plus claire et cohérente.
Mme Corinne Bourcier. - Madame Deroche, vous avez siégé à la commission des affaires sociales, que vous avez présidée pendant trois ans. Vous avez examiné de nombreux PLFSS et remis, en 2019, un rapport très remarqué qui invitait à piloter la dépense de santé pour redonner du sens à l'Ondam.
Quelles préconisations feriez-vous, six ans après, pour maîtriser nos dépenses de santé ?
M. Marc Laménie. - Je suis très heureux de revoir notre ancienne collègue Catherine Deroche. Outre sa modestie et son humilité, je veux aussi souligner sa compétence et sa passion pour les sujets de finances publiques.
L'opinion publique connaît la Cour des comptes, beaucoup moins le HCFP. Comment mieux faire connaître ses missions ? Quelles sont par ailleurs vos propositions pour mieux lutter contre la fraude fiscale et sociale ?
M. Olivier Henno. - Je m'interroge sur le devenir du Haut Conseil au regard de son rôle d'alerte. Lors du dérapage de 2024, il semblerait que l'alerte n'ait pas été assez rapide, et qu'elle n'ait pas été efficace. Il en va de même pour les dérapages de l'Ondam. Comment envisagez-vous l'évolution de ce devoir d'alerte, sachant qu'il exige aussi beaucoup de liberté ? Pour l'exprimer plus familièrement, impossible de l'exercer en restant « sympa »...
M. Grégory Blanc. - L'Angevin que je suis est heureux d'interroger Catherine Deroche, que j'ai plaisir à voir à Paris.
Nous avons parlé à plusieurs reprises de la nécessité de repositionner le HCFP, organisme jeune, créé par le législateur en 2012, pour améliorer la procédure budgétaire et permettre des débats éclairés, fondés sur des prévisions solides. Se pose aussi la question du regard que le HCFP porte sur l'exécution budgétaire. Envisagez-vous une évolution de la procédure en la matière ?
Le HCFP axe beaucoup ses travaux sur les aspects macroéconomiques, mais se prononce peu, voire pas du tout, sur les crédits budgétaires ministère par ministère. Souhaiteriez-vous une évolution sur ce point ?
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je me réjouis de la nomination de Catherine Deroche au HCFP. Au-delà de ses grandes qualités personnelles, il me semble absolument décisif de faire siéger dans cette instance une personne ayant une connaissance fine des finances sociales et des déterminants de l'évolution des dépenses pour les différentes branches.
Je souligne aussi votre grande connaissance des tuyauteries complexes qui relient les finances sociales et les finances de l'État. Peu de gens sont spécialistes de ce domaine et il est très important de pouvoir apprécier le réalisme des prévisions d'évolution des dépenses.
J'apprécie également la façon dont vous avez décrit le rôle du Haut Conseil et les évolutions possibles. Vous possédez à la fois l'humilité et l'autorité nécessaire pour que chacun reste à sa place, en toute indépendance, dans le respect des institutions. À tous égards, votre nomination est très importante, madame Deroche.
Mme Catherine Deroche. - Je remercie Marie-Claire Carrère-Gée pour son indulgence et ses encouragements. J'ai l'habitude de dire les choses et d'être libre de parole. Cela tombe bien : au sein du Haut Conseil, nous sommes indépendants, nous ne recevons pas d'instructions.
Il est en effet important que siègent au sein du HCFP des profils différents des habituels profils technico-financiers, même s'ils sont évidemment très importants pour apprécier les notions budgétaires et financières. À la suite d'Éric Doligé, j'essaierai d'être un aiguillon au sein de cette instance et de mettre l'accent sur les finances sociales. En France, les dettes sociales et de l'État sont séparées, ce n'est pas le cas partout, et c'est important, même si, bien évidemment, les problématiques sont liées.
Sur l'Ondam, j'avais en effet rédigé en 2019 un rapport avec René-Paul Savary pour redonner du sens à son pilotage. En le relisant, je me suis rendu compte qu'il n'avait pas beaucoup vieilli et que peu de choses avaient bougé. Dans notre rapport sur les finances de l'hôpital, nous avions constaté combien il était difficile de respecter des Ondam trop faibles, comme ceux qui sont inscrits chaque année dans les lois de financement de la sécurité sociale. L'évolution tendancielle de l'Ondam est bien supérieure à 1,5 % ; elle tourne plutôt autour de 4 %. Nous ne pouvons certes pas laisser filer l'Ondam - ce serait insoutenable -, mais il faut aussi être raisonnable, ne pas se leurrer et établir des priorités. Ce n'est pas en réduisant de façon drastique l'Ondam que l'on changera les choses, car celui-ci n'est jamais respecté. Il faudrait discuter des besoins réels de santé, faire des choix politiques et caler l'Ondam sur ces derniers. Il est toujours difficile de trouver le bon équilibre entre les besoins médicaux et la rigueur financière, mais la situation actuelle n'est pas confortable, et la construction de l'Ondam doit incontestablement évoluer.
Pour répondre à Marc Laménie, on peut toujours mieux faire connaître les compétences et les travaux du HCFP, mais nous atteindrons vite les limites de ce qui est audible pour le grand public. Contrairement aux travaux de la Cour des comptes, ceux du Haut Conseil restent cantonnés à des sujets très techniques.
En revanche, comme l'a souligné Olivier Henno, il faut institutionnaliser son rôle d'alerte. C'est pourquoi le président Moscovici a demandé que le HCFP puisse s'autosaisir. On ne peut pas se contenter d'un avis du HCFP, qui plus est publié dans un délai extrêmement court, puis vogue la galère ! Le Haut Conseil doit pouvoir exercer cette fonction d'alerte, car le boomerang revient toujours à un moment, et il ne sert à rien de laisser traîner les choses.
Pour répondre à Grégory Blanc sur l'exécution budgétaire, le Haut Conseil revient en milieu d'année, vers le mois d'avril, pour faire le point sur le solde structurel des administrations publiques de l'année précédente, ce qui concerne notamment les comptes sociaux. Par ailleurs, la Cour des comptes est chargée d'une mission de certification des comptes sociaux. Souvent, elle ne peut certifier certains comptes. La situation s'est un peu améliorée l'an dernier, mais il est impensable que l'on ne puisse pas certifier les comptes sociaux. Il faut rester très vigilants sur ce point.
Quant à un regard du HCFP qui ne serait pas uniquement macroéconomique, mais qui porterait aussi plus en détail sur les crédits ministériels, les missions du Haut Conseil sont précisément encadrées par la loi organique. Si l'on veut les faire évoluer, il faut élargir ses compétences, ce qui me semble nécessaire.
M. Claude Raynal, président. - Merci, chère Catherine Deroche, d'avoir répondu à nos questions. Je vous souhaite la réussite dans vos fonctions, pour vous-même, mais aussi pour nous tous.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Claude Raynal, président -
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir un cadre fiscal stable, juste et lisible pour nos micro-entrepreneurs et nos petites entreprises - Examen des amendements au texte de la commission
M. Claude Raynal, président. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'examen des amendements au texte de la commission sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir un cadre fiscal stable, juste et lisible pour nos micro-entrepreneurs et nos petites entreprises.
EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION
M. Jean-François Husson, rapporteur. - Les amendements identiques n° 1 rectifié, n° 2 et n° 3 prévoient la fixation d'un seuil de chiffre d'affaires annuel à 25 000 euros, spécifique pour les activités du bâtiment et des travaux publics.
Je demande le retrait de ces trois amendements et j'émettrai à défaut un avis défavorable, dans la mesure où l'objectif est d'aboutir à une adoption conforme de la proposition de loi de Paul Midy, votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale.
La commission demande le retrait des amendements identiques n° 1 rectifié, n° 2 et n° 3 et, à défaut, y sera défavorable.
La commission a donné les avis suivants sur les amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :
Proposition de loi visant à la nationalisation des actifs stratégiques d'ArcelorMittal situés sur le territoire national - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Claude Raynal, président. - Nous passons à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de loi (PPL) visant à la nationalisation des actifs stratégiques d'ArcelorMittal situés sur le territoire national.
M. Arnaud Bazin, rapporteur. - Nous examinons ce matin la proposition de loi visant à la nationalisation des actifs stratégiques d'ArcelorMittal situés sur le territoire national, déposée sur le Bureau du Sénat le 14 mai dernier par la présidente Cécile Cukierman et plusieurs de ses collègues.
Sans surprise au regard de la position constante de la majorité sénatoriale sur ce sujet, je vous propose de rejeter cette proposition de loi, qui présente le double inconvénient d'être coûteuse et surtout de ne pas apporter de solution durable aux problèmes rencontrés par les sites de production d'ArcelorMittal en France.
Mais avant d'en venir à l'examen de chacun des articles de la proposition de loi, qui concourent tous au même objectif - c'est-à-dire la nationalisation des sites industriels d'ArcelorMittal en France -, je vous propose de rappeler le contexte dans lequel intervient cette proposition de nationalisation. Ce propos liminaire s'articulera en trois points : premièrement, les causes structurelles de la crise traversée actuellement par le secteur de l'acier en Europe, qui dépassent largement le cas d'ArcelorMittal ; deuxièmement, le caractère inadapté de la nationalisation qui, en plus d'être coûteuse, ne permettrait pas de protéger la production d'acier en France ; troisièmement les mesures alternatives à la nationalisation qui sont en train d'être prises pour protéger le secteur sidérurgique en France et en Europe.
En premier lieu, je veux insister sur le fait que la filière de production d'acier en Europe traverse depuis plusieurs années une crise structurelle qui dépasse largement le cas des sites de production d'ArcelorMittal en France.
Pour ne prendre que quelques illustrations, je rappelle que le secteur sidérurgique européen a vu la suppression de 100 000 emplois entre 2007 et 2024.
Pour la seule année 2024, le nombre d'emplois supprimés s'élève à 18 000 et j'ajoute que le groupe sidérurgique allemand ThyssenKrupp a annoncé il y a un an qu'il envisageait de supprimer 11 000 emplois à horizon 2030 dans ses filiales de production d'acier.
La filière de production d'acier européenne, qui utilise actuellement ses capacités de production à hauteur de 67 % seulement, traverse donc une crise grave et structurelle. Il serait par conséquent illusoire de nier le caractère global de cette crise en rejetant la faute sur un acteur unique, fût-il l'actionnariat du groupe ArcelorMittal.
Pour comprendre les causes structurelles de cette crise, il faut distinguer quatre facteurs qui se conjuguent pour dégrader l'équilibre économique de l'activité de production d'acier en Europe.
Le premier facteur est celui de la baisse de la demande d'acier en Europe. Il n'est en effet un secret pour personne que notre continent subit depuis plusieurs décennies, dans le cadre de la mondialisation des chaînes de valeur, un processus de désindustrialisation. Ce processus a comme effet indirect, mais mécanique, de réduire la demande en acier qui est largement portée par l'industrie automobile, ainsi que par le secteur de la construction. La réduction de 11 % de la demande d'acier plat en Europe au cours des cinq dernières années est à ce titre l'un des facteurs d'explication du recul de l'activité.
Le deuxième facteur est celui, plus déstabilisant encore, de l'existence sur le marché mondial actuel de l'acier d'une surcapacité massive de production d'acier.
Pour dire les choses concrètement, les usines mondiales de production d'acier ont produit en 2024 un surplus de 602 millions de tonnes d'acier par rapport à la demande mondiale. Or ce surplus, qui représente à lui seul plus de cinq fois la consommation en acier de l'Union européenne, vient perturber le marché européen en créant un excès d'offre, qui est aggravé par la fermeture des autres marchés par l'adoption de mesures protectionnistes dont la plus emblématique est l'application par l'administration américaine, depuis juin dernier, de droits de douane de 50 % sur leurs importations d'acier dès la première tonne importée.
Le troisième facteur est lié à la réforme récente du marché du carbone européen. En effet, les grands sites sidérurgiques européens sont assujettis depuis 2005 à une obligation de détenir des quotas d'émission équivalents à leurs rejets de gaz à effet de serre. Mais alors que ce marché prévoyait un mécanisme d'allocation gratuite de quotas d'émission pour tenir compte des risques de fuite de carbone, la mise en place récente du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) a eu pour conséquence indirecte de déclencher une trajectoire de réduction, à partir de l'exercice 2026, des quotas d'émission gratuits alloués aux aciéristes.
Enfin, le quatrième facteur, qui a un effet de perturbation indirecte sur la trajectoire de décarbonation de la filière sidérurgique, est la hausse substantielle des coûts de l'énergie observée en Europe depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022.
En effet, les processus décarbonés de production d'acier reposent non seulement sur l'électrification de certaines étapes de production, mais également sur l'usage de gaz naturel ou d'hydrogène comme énergie primaire. Par conséquent, les incertitudes actuelles sur le prix de l'électricité à long terme obstruent la visibilité des industriels sur leurs projets d'investissements. À titre d'illustration, ArcelorMittal estime que le prix de l'hydrogène vert devrait être divisé par deux pour que ce groupe puisse envisager de produire du minerai de fer pré-réduit décarboné à un prix compétitif.
En deuxième lieu, après vous avoir présenté ce contexte de crise structurelle du secteur de production d'acier en Europe, j'aimerais vous expliquer pour quelle raison la décision de nationalisation d'ArcelorMittal serait inefficace, fragiliserait les sites de production concernés et serait coûteuse pour les finances publiques.
Pour situer les termes du débat, je rappelle brièvement que le groupe ArcelorMittal, deuxième producteur d'acier au monde, est une multinationale née en 2006 de l'offre publique d'achat (OPA) menée à son terme par le groupe indien Mittal Steel sur le groupe européen Arcelor, lui-même né de la fusion de plusieurs acteurs européens, dont le français Usinor.
Le groupe ArcelorMittal emploie 15 000 personnes en France dans plus de 40 sites de production, au rang desquels les deux principaux pôles de la production d'acier en France : Dunkerque au Nord et Fos-sur-Mer au Sud.
Dans le contexte de crise européenne que je viens de décrire, les sites de production du groupe ArcelorMittal affrontent une dégradation de leur équilibre économique en conséquence de laquelle la direction du groupe a annoncé en avril dernier un plan de restructuration conduisant à la suppression de 636 postes, soit environ 4 % des effectifs en France.
Premièrement, je veux insister sur une raison fondamentale d'opposition à cette mesure qui est qu'elle ne résoudrait aucun des problèmes structurels que rencontre la filière sidérurgique européenne. La nationalisation d'ArcelorMittal n'aurait aucun effet sur la baisse de la demande d'acier en Europe ; elle n'aurait aucun effet non plus sur l'existence d'une surcapacité mondiale d'acier de plus 600 millions de tonnes par an.
Enfin, la nationalisation d'ArcelorMittal n'aurait pas plus d'effet sur les conséquences de la réduction des quotas gratuits d'émission et de la hausse du prix de l'énergie en Europe.
Force est donc de constater que la crise structurelle de la production d'acier en Europe est une crise globale que le changement d'actionnariat des sites français d'ArcelorMittal ne permettrait pas de résoudre.
Deuxièmement, je veux également insister sur le risque économique majeur auquel les sites français de production d'acier, au premier rang desquels Dunkerque et Fos-sur-Mer, seraient exposés en cas de détachement du groupe ArcelorMittal pour se trouver dans une entreprise isolée à capitaux publics.
En effet, comme nous l'ont expliqué les responsables d'ArcelorMittal et comme nous l'ont confirmé les services du ministère de l'industrie, les sites français de production d'acier bénéficient très largement du carnet de commandes du groupe ArcelorMittal, qui est géré à l'échelle européenne.
Concrètement, cela signifie que l'acier produit à Fos-sur-Mer ou à Dunkerque est souvent exporté vers des clients du groupe ArcelorMittal qui sont situés hors du territoire français.
Par conséquent, il existe un risque commercial majeur que des sites de production isolés, privés de l'apport de clientèle assuré par la gestion consolidée du groupe ArcelorMittal, se trouvent fragilisés et contraints de réduire encore le taux d'utilisation de leur capacité, ce qui aurait pour conséquence directe de dégrader encore la rentabilité de ces sites en raison des coûts fixes très importants dans le secteur sidérurgique.
J'ajoute, sur ce point, que l'option de la nationalisation ne fait pas l'unanimité parmi les représentants syndicaux du groupe ArcelorMittal que j'ai interrogés pour préparer l'examen de ce texte. Si la CGT soutient le projet de nationalisation, la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) - le deuxième syndicat le plus représentatif avec 25 % des voix aux élections professionnelles - s'est opposée à une nationalisation des sites français. En effet, la CFE-CGC rejoint l'analyse selon laquelle ArcelorMittal Europe est géré comme un groupe intégré : par conséquent, une nationalisation isolée des sites français risquerait de les fragiliser.
Enfin, j'aimerais évoquer le coût massif pour les finances publiques que représenterait une telle décision.
Les auditions menées dans le cadre de cette proposition de loi ne m'ont pas permis d'obtenir un chiffrage robuste quant à la valorisation des sites industriels d'ArcelorMittal en France.
En tout état de cause, les sources existantes et les travaux menés par les organisations syndicales font état d'un prix d'achat dont l'ordre de grandeur avoisine au minimum 1 milliard d'euros. En ajoutant les investissements massifs de décarbonation nécessaires à la pérennité des sites, le coût global de l'opération doit être estimé à plusieurs milliards d'euros.
Notre commission a fréquemment l'occasion de travailler sur la dégradation préoccupante de nos finances publiques et je n'insiste donc pas sur le caractère inopportun d'alourdir nos dépenses publiques de plusieurs milliards d'euros.
J'ajoute seulement que cette dépense massive aurait un effet contreproductif d'éviction de l'investissement privé par la dépense publique, alors même que le bon usage des deniers publics doit être particulièrement recherché dans la période actuelle.
En troisième lieu, je conclurai en soulignant qu'il existe des mesures alternatives à la nationalisation qui sont plus efficaces pour défendre la pérennité de la filière sidérurgique, dont il n'est pas question de nier le caractère stratégique, tant pour la France que pour l'Europe.
À l'échelle nationale, je rappelle qu'il existe une enveloppe pluriannuelle de 6 milliards d'euros pour soutenir les investissements des acteurs industriels privés dans la décarbonation des processus de production. Ces aides, qui ont un effet de levier important dans la mesure où elles entraînent des investissements privés, constituent un soutien vital pour assurer la transition de nos usines sidérurgiques, qui est la condition sine qua non de leur pérennité.
À l'échelle européenne, je tiens également à souligner les annonces particulièrement encourageantes qui ont été faites par la Commission européenne au début du mois d'octobre.
En effet, dans le sillage de la publication en mars 2025 d'un « plan d'action pour l'acier et les métaux », la Commission européenne a proposé le 7 octobre dernier la création d'un mécanisme de protection pérenne du marché de l'acier en Europe en application duquel les importations d'acier, au-delà d'un quota d'importations en franchise de droits, seront taxées à hauteur de 50 %.
L'annonce de ce mécanisme était particulièrement attendue par les industriels du secteur, dont notamment le groupe ArcelorMittal qui a salué les annonces faites par la Commission en affirmant que les aciéristes européens pouvaient « pousser un soupir de soulagement » après cette prise de conscience par les autorités européennes de l'urgence de prendre des mesures d'ampleur pour lutter contre les déséquilibres du marché mondial de l'acier, en particulier la surcapacité mondiale massive que j'ai évoquée.
En conclusion, je veux remercier nos collègues du groupe communiste d'avoir attiré l'attention du Gouvernement et celle du Sénat sur cette crise de l'acier européen, qui est un enjeu majeur pour notre souveraineté industrielle.
Pour autant, pour les diverses raisons que j'ai exposées, la nationalisation resterait sans effet sur cette crise structurelle et son effet principal serait d'immobiliser inutilement plusieurs milliards d'euros, en faisant courir aux sites concernés un risque de fragilisation commerciale supplémentaire.
Je propose donc à la commission de ne pas adopter cette proposition de loi, ce qui aura pour conséquence que le débat en séance publique portera sur le texte initial déposé sur le Bureau du Sénat.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je remercie le rapporteur pour la qualité de son travail, les nombreuses auditions qu'il a conduites lui permettant de rendre un avis étayé. Il faut éviter de répéter les erreurs du passé et de croire que des difficultés industrielles peuvent être résolues par le sauveur providentiel que serait l'État.
Une nationalisation reviendrait à prendre des risques supplémentaires et durables, ce qui pourrait contribuer à dégrader davantage la situation de l'entreprise et l'état de nos finances publiques, dont le dérapage est encore loin d'être contrôlé.
La nationalisation ne me semble pas être une mesure appropriée et je souscris donc pleinement à l'avis du rapporteur dans ce dossier, hélas ! encore sensible.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Les auteurs de la proposition de loi ont souhaité souligner le caractère absolument stratégique de la production d'acier, qui doit être présente sur le sol français - et pas seulement à l'échelle européenne -, tant pour la défense que pour l'aéronautique et le secteur automobile.
Cela étant, le rapporteur a mille fois raison de souligner que la nationalisation est une fausse bonne idée : il me semble d'ailleurs que Force ouvrière s'y est également opposée.
En revanche, les pouvoirs publics doivent tout mettre en oeuvre pour conserver cette production en France, notamment par le biais des aides à la décarbonation. Il conviendra sans doute de passer en revue les normes qui entravent la compétitivité du secteur sidérurgique en France et en Europe, la Commission européenne semblant opérer un virage en ce sens.
Quoi qu'il en soit, il importe d'agir rapidement compte tenu de l'urgence des enjeux, en particulier pour notre industrie de défense.
M. Pascal Savoldelli. - Malgré l'amabilité et le respect dont il a fait preuve à notre égard, notre collègue Arnaud Bazin s'est livré à un véritable réquisitoire, avec quelques omissions, sans doute involontaires.
Quitte à vous étonner, j'estime que le président de la région des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, qui n'est pas de la même sensibilité politique que moi, a raison lorsqu'il résume le débat sur la stratégie du secteur sidérurgique à « produire en Europe ou ailleurs ».
L'objectif poursuivi avec cette proposition de loi est de lancer l'alerte : il faut avoir conscience du fait qu'il n'y aura pas de métal avec Mittal, ce qui pose des questions essentielles pour notre souveraineté économique et industrielle.
Je note d'ailleurs que des sites de production sidérurgiques ont été nationalisés au Royaume-Uni et en Italie, point que vous n'avez pas abordé, sans que l'on puisse accuser leurs dirigeants respectifs d'être des nostalgiques des nationalisations et de l'étatisation des entreprises.
En outre, je rappelle qu'ArcelorMittal, c'est 12 milliards d'euros de rachats d'actions en l'espace de quatre ans, sujet sur lequel nous nous pencherons dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances (PLF). Si mes souvenirs sont exacts, les lignes de partage politiques à l'occasion des débats passés sur ce sujet n'épousait pas nécessairement les contours classiques de la minorité et de la majorité de notre assemblée, ce qui laisse penser que les amendements pourront provenir de différents groupes.
Je prends donc note de votre avis négatif sur cette proposition de nationalisation, mais je vous appelle à agir dans ce dossier qui soulève de sérieux enjeux en termes d'emplois et de souveraineté.
M. Thomas Dossus. - J'ai l'impression que le rapporteur a regardé ce texte avec les lunettes d'un monde qui n'existe plus ou qui est en train de changer très rapidement. En effet, la croyance selon laquelle le libre-échange et la concurrence libre et non faussée permettraient de réguler les marchés de façon optimale est en train de disparaître complètement, la Chine et les États-Unis subventionnant massivement leurs industries et inondant les marchés par leur surproduction, tandis que l'Union européenne n'est pas armée pour faire face à ce nouvel ordre économique.
Il importe donc de changer les règles. Comme l'a rappelé Pascal Savoldelli, le Royaume-Uni et l'Italie ont engagé des nationalisations pour des secteurs stratégiques et le débat consiste bien à savoir si nous décidons de laisser mourir cette filière d'acier française pour des motifs idéologiques qui n'ont plus lieu d'être face aux bouleversements de l'ordre économique.
Dans le cadre de cette discussion, il faut rappeler que les normes ne sont pas à l'origine des difficultés des sites de production : au contraire, elles permettent, conjuguées aux objectifs de décarbonation, de construire des avantages compétitifs qui doivent être renforcés pour éviter d'être inondés par l'acier bas de gamme et de fermer les hauts fourneaux français.
M. Victorin Lurel. - Je remercie les membres du groupe CRCE-K de nous permettre d'avoir un débat sur l'avenir de la filière sidérurgique. Il existe certes une pluralité de solutions face à ses difficultés, mais il est en tout état de cause hors de question de rester l'arme au pied. Si la nationalisation est rejetée à cause d'oeillères idéologiques, quelle mesure faut-il envisager ? La mise sous tutelle, ou une prise de participation de l'État, sans pour autant peser sur les orientations stratégiques de ce groupe ? Il faut, selon nous, agir.
Quid, cependant, des actifs non stratégiques qui ont sans doute bénéficié des aides publiques ? Aussi, nous soutenons les amendements déposés par M. Savoldelli et son groupe pour préciser la notion de « sites d'intérêt général ». Sous cette réserve, et même si nous aurons besoin de précisions sur la valorisation des actifs pour arrêter notre position, nous soutiendrons cette proposition de loi.
M. Claude Raynal, président. - Le texte permet en effet de lancer l'alerte sur la place de la production d'acier dans notre pays. Un point du rapport me semble appeler des précisions, à savoir la valeur de l'entreprise, en fonction de si elle est rentable ou non
Plus globalement, conserver une fabrication d'acier nationale - et non pas simplement à l'échelle européenne - semble indispensable dans la période que nous vivons.
M. Arnaud Bazin, rapporteur. - Nous convergeons tous sur la nécessité de disposer de capacités nationales de production d'acier, indispensables au développement des filières industrielles. Les déséquilibres actuels sont liés à la très forte montée en puissance des filières sidérurgiques de plusieurs pays émergents dont la Chine et aujourd'hui l'Inde. Or le ralentissement de la consommation intérieure chinoise alimente l'afflux de surplus de production sur le marché mondial, ce qui laisse penser que l'excédent d'acier sera probablement supérieur à 600 millions de tonnes dans quelques années.
Si nous partageons ce constat quant au caractère stratégique de la filière de l'acier, nous divergeons sur les moyens. Je ne pense pas avoir dressé un réquisitoire, monsieur Savoldelli, mais j'ai simplement rappelé des faits, à commencer par le fait que la production d'acier est intégrée à l'échelle européenne et que la production française répond aux besoins d'autres pays. De facto, ArcelorMittal Europe a la main sur le carnet de commande du groupe à l'échelle continentale : isoler la production française aboutirait à la mettre immédiatement en péril puisque la sous-utilisation des moyens de production entraînerait des pertes et soulèverait une réelle problématique en termes de débouchés.
Comment résoudre ces difficultés de manière pertinente ? Encore une fois, c'est à l'échelon européen que les mesures ont du sens, à la fois par le biais des tarifs douaniers qui viennent d'être revus à la hausse, mais également via une stabilisation des prix de l'énergie, afin de fournir de la visibilité aux industriels. La filière mobilise en effet énormément de capitaux, tout en ayant des besoins énergétiques extrêmement importants, qu'il s'agisse de gaz ou d'électricité.
En outre, le marché de l'acier doit être protégé du dumping chinois, indien ou américain : ce marché est d'ailleurs protégé aux États-Unis. Là réside le coeur du défi : nous avons besoin de produire de l'acier en Europe, dans des conditions de rémunération convenables pour les entreprises, ce qui implique des mesures de protection.
Même si l'on peut regretter son caractère tardif, la prise de conscience européenne au travers du plan pour l'acier et les métaux et de l'imposition de droits de douane constitue une nouveauté.
En ce qui concerne les nationalisations lancées au Royaume-Uni et en Italie, elles se sont révélées être des impasses, ces deux pays se retrouvant contraints de financer les déficits de ces entreprises et cherchant désormais à s'en défaire. Cette solution a donc été expérimentée ailleurs et a manifestement échoué.
Par ailleurs, monsieur Dossus, il est tout à fait exact de constater que le libre-échange est remis en cause, notamment du fait du comportement des États-Unis, mais il nous faut répondre au niveau européen afin de maintenir nos productions sur le continent et notamment en France.
Monsieur Lurel, une prise de participation ou une nationalisation ne change rien à la nécessité de garantir la compétitivité de l'acier européen, ce qui implique de le protéger.
Monsieur le président, j'ai rappelé que la valorisation d'une telle entreprise était une oeuvre complexe, avec une estimation basse à hauteur de 1 milliard d'euros. N'oublions pas que les actifs considérés sont éventuellement réutilisables, démontables et transportables ; surtout, tout dépend de l'avenir : si ces actifs sont aujourd'hui peu compétitifs, ils pourraient le redevenir à la faveur de l'instauration d'un prix de l'acier européen suffisant.
Une entreprise peut accepter de perdre de l'argent pendant quelques années si elle dispose de perspectives. En l'occurrence, l'Union européenne vient de lui en fournir avec des tarifs douaniers protecteurs, mais il faudra également garantir la stabilité et la prévisibilité des prix de l'énergie. Les investissements de modernisation dans ce type de production, notamment dans les fours électriques qui permettent la décarbonation, sont en effet extrêmement lourds et ne seront amortis qu'en l'espace de quinze à vingt-cinq ans : si la seconde composante du prix qu'est l'énergie n'est pas connue, il devient très difficile pour les industriels de prendre des décisions qui puissent être acceptées par les actionnaires.
M. Claude Raynal, président. - En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, le périmètre de la proposition de loi comprend les dispositions relatives à la nationalisation d'entreprises dans le secteur sidérurgique et aux conditions de réalisation de cette nationalisation ; les dispositions relatives à la création d'une entreprise publique chargée de l'exploitation d'installations industrielles dans le secteur sidérurgique.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DES ARTICLES
M. Arnaud Bazin, rapporteur. - L'article 1er a pour objet de procéder à la nationalisation des sites industriels détenus par ArcelorMittal sur le territoire français. Pour les motifs évoqués plus tôt, cette décision serait à la fois coûteuse et sans portée sur la crise sectorielle traversée par la filière sidérurgique. Je vous propose donc de rejeter cet article.
L'article 1er n'est pas adopté.
M. Arnaud Bazin, rapporteur. - L'article 2 fixe le périmètre de nationalisation qui inclut toutes les installations détenues par ArcelorMittal en France dès lors qu'elles sont regardées comme stratégiques pour l'industrie sidérurgique. L'amendement COM-1 est un amendement de précision que je vous propose de rejeter, ainsi que l'article du fait du rejet de la décision de nationalisation.
L'amendement COM-1 n'est pas adopté.
L'article 2 n'est pas adopté.
M. Arnaud Bazin, rapporteur. - L'article 3 fixe les modalités d'indemnisation des propriétaires des sites nationalisés du fait de leur expropriation. Dans sa rédaction actuelle, le mécanisme de sous-indemnisation qu'il prévoit comporte un risque majeur d'inconstitutionnalité au regard du principe de juste indemnisation qui s'applique en cas de nationalisation et qui a été consacré par le juge constitutionnel.
L'amendement COM-2 vise à préciser les modalités d'expropriation des installations actuellement détenues par ArcelorMittal, dont la propriété serait transférée de manière coercitive à l'État en cas de nationalisation.
Dans la mesure où je vous propose de ne pas adopter cet article, je vous propose également de rejeter cet amendement.
L'amendement COM-2 n'est pas adopté.
L'article 3 n'est pas adopté.
Article 4 et 5
Les articles 4 et 5 ne sont pas adoptés.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Projet de loi de finances pour 2026 - Les perspectives de l'économie française et la situation des finances publiques - Audition de MM. Éric Heyer, directeur du département Analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Olivier Redoulès, directeur des études de l'Institut Rexecode et Mme Natacha Valla, présidente du Conseil national de productivité (CNP)
M. Claude Raynal, président. - Mes chers collègues, nous recevons ce matin trois économistes - que notre commission a déjà eu le plaisir d'entendre par le passé - pour la traditionnelle audition sur les perspectives de l'économie française et la situation des finances publiques, alors que nous débutons l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2026.
Nous aurons donc le loisir de poser toutes nos questions à Mme Natacha Valla, présidente du Conseil national de productivité (CNP) et spécialiste notamment des questions monétaires ; à M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), spécialiste également des questions de productivité du travail ; et enfin à M. Olivier Redoulès, directeur des études de l'Institut Rexecode et fin prévisionniste. Un panel complémentaire pour nous aider à appréhender enjeux structurels et conjoncturels, et questionner les hypothèses sous-tendant ce budget, ce dont nous avons bien besoin en cette période d'incertitude.
Nous avons reçu la semaine dernière les ministres de l'économie et des comptes publics ainsi que le président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Ce dernier nous a alertés sur des prévisions optimistes du Gouvernement, s'agissant en premier lieu de la croissance - estimée à 1 % alors que le consensus des économistes la voit plutôt à 0,9 %, en tout cas entre 0,5 % et 1,2 %. Cet optimisme est plus marqué encore s'agissant de l'hypothèse gouvernementale de reprise de l'investissement des entreprises située, en dépit de toute indication crédible en ce sens, à 2,6 %, quand le consensus des économistes de septembre anticipe au maximum une hausse de 2,3 %. Et la prévision moyenne de hausse de l'investissement des entreprises en 2026 s'est encore dégradée de 0,1 point selon le consensus des économistes d'octobre, par rapport aux données de septembre prises en compte par le HCFP, pour atteindre désormais 0,6 %.
Selon les perspectives de l'OFCE, la prévision centrale de croissance pourrait être encore plus basse que le consensus, à 0,7 % en 2026. Dans ce scénario, l'incertitude continuerait de peser sur la croissance à hauteur de 0,3 point en 2026 ; l'investissement des entreprises, non seulement n'augmenterait pas, mais diminuerait même fortement, et le taux d'épargne des ménages ne se réduirait que de façon modérée - alors que le phénomène de « sur-épargne » ne cesse d'interroger les économistes.
Surtout, la consolidation budgétaire aurait un effet potentiellement récessif, chiffré à 0,8 point de PIB dans l'hypothèse - pourtant très prudente - d'un déficit public à 5 % du PIB. Je demanderai à M. Redoulès s'il partage l'analyse de l'OFCE et s'il fait lui aussi de l'impulsion budgétaire un déterminant économique aussi fondamental pour 2026.
Enfin, si les prévisions du Gouvernement sont incertaines, il est une chose qui ne fait guère de doute, c'est le risque d'emballement de la dette publique, à politique inchangée, compte tenu de la hausse des taux d'intérêt réels. Une analyse récente du Conseil d'analyse économique (CAE) prône, pour stabiliser la dette, de ne pas repousser l'effort, car plus ce dernier est fait tôt, plus sa contribution à la maîtrise de la dette est important, tandis que l'effet récessif d'une consolidation serait de toute façon le même, qu'il soit réalisé aujourd'hui ou demain.
Partagez-vous cet avis ? N'y aurait-il pas un moyen de sortir par le haut, c'est-à-dire par la croissance, de la dérive de nos comptes publics ? Quelle trajectoire faudrait-il emprunter au regard des expériences étrangères sur la dette souveraine - dont voudra je crois nous parler Mme Valla - pour atteindre le solde stabilisant notre dette ou, prenons-nous à rêver, permettant de la diminuer ?
M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l'OFCE. - Depuis la crise sanitaire, la France a enregistré une croissance cumulée de 5,1 % en cinq ans, soit légèrement en deçà de la moyenne européenne, qui s'est établie à 6 %. Il est à noter que si les pays méditerranéens sous-performaient habituellement, c'est désormais l'Allemagne qui est à la peine dans la mesure où elle a connu la croissance la plus faible, alors que l'Italie et l'Espagne ont enregistré une croissance relativement soutenue.
Malgré toute l'incertitude qui caractérise la période, nous sommes surpris de constater que la croissance résiste. Selon notre indicateur avancé de prévision immédiate (nowcasting), actualisé tous les mardis, la France devrait enregistrer une croissance de 0,2 % à 0,3 % au troisième trimestre : le pays n'est donc pas en récession.
Les réponses des chefs d'entreprise aux questionnaires permettent de constater que les freins ont changé de nature : de 2021 à 2023, il s'agissait de freins d'offre, avec de sérieux problèmes d'approvisionnement et de recrutement, tandis que la demande ne posait aucune difficulté ; à l'inverse, le frein principal tient aujourd'hui à la demande, comme c'était le cas avant 2019.
Ce constat est important si l'on considère les effets multiplicateurs en fonction du cycle économique, car adopter des restrictions lorsque le principal problème vient de la demande peut avoir des conséquences plus fortes sur l'activité. Cela est confirmé par l'étude publiée en octobre par la Banque de France, les industriels et chefs d'entreprise du bâtiment ayant indiqué que le niveau de leurs carnets de commande se situent très nettement en deçà de la moyenne, et même à un point bas rarement observé.
Par ailleurs, le moral des ménages demeure très dégradé et se situe en dessous des niveaux observés au moment de la contestation des « gilets jaunes » et du confinement du printemps 2020, ce qui ne laisse guère augurer une reprise de la consommation alors même que l'incertitude politique atteint des sommets.
Il en résulte un taux d'épargne des ménages très élevé et qui devrait le rester en 2026, même si une légère baisse est à entrevoir : les revenus financiers, la taxe inflationniste et les hausses de taux d'intérêt, qui avaient contribué à le maintenir à un niveau élevé, vont subir une petite pression à la baisse.
En termes de composition, l'épargne était essentiellement immobilière par le passé ; là encore, la situation évolue, l'épargne financière représentant désormais la majeure partie de l'épargne et plus de 10 points du revenu des ménages. Par conséquent, la France est désormais le pays dans lequel le taux d'épargne financière est le plus élevé, alors que cette caractéristique était propre à l'Allemagne précédemment.
S'agissant du marché du travail, un retournement est à l'oeuvre : avant la crise, la productivité des salariés augmentait de 0,9 point par an, avant de s'effondrer de 3 points entre 2020 et 2022 par rapport à 2019 et de 6,5 points par rapport à nos partenaires. Cette spécificité française récente peut être lue de deux manières, soit en évoquant une « perte de productivité », soit en parlant, comme le fait le Gouvernement, d'un « enrichissement de la croissance en emplois ». S'il s'agit du même phénomène, les économistes préfèrent la première formule dans la mesure où la perte de productivité doit être payée par quelqu'un : il s'agit soit des salariés, soit des entreprises, soit des finances publiques.
Néanmoins, un retour des gains de productivité s'observe depuis 2023, le rattrapage étant relativement rapide. L'écart par rapport à 2019 et par rapport à nos partenaires se résorbe donc en partie, mais il faut prêter attention au fait que l'accroissement de la productivité sans croissance économique risque d'aboutir à des destructions d'emplois.
Les marges des entreprises n'ont pas chuté au cours de cette période et se situent 1 point au-dessus du niveau de 2018 - souvent retenue par ailleurs, l'année 2019 n'est peut-être pas l'année de référence la plus pertinente dans ce cas, compte tenu du versement du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) qui était alors intervenu concomitamment à une baisse des exonérations sociales des entreprises.
Si certains secteurs ont vu leurs marges reculer, les entreprises n'ont globalement pas eu à payer les pertes de productivité, qui ont été absorbées d'un côté par les salariés, avec une perte sur le salaire mensuel de base évaluée par l'Insee à hauteur de 2,2 points au cours des dernières années et, de l'autre côté, par les finances publiques, avec un déficit qui a connu une hausse, de 3,4 % à environ 6 % du PIB en 2024.
Sur la dernière décennie, nous ne constatons pas un dérapage des dépenses publiques, restées relativement stables puisqu'elles s'établissent à 57,1 % du PIB en 2024 contre 57,3 % du PIB en 2019 : l'apparition des déficits est davantage liée à la diminution des recettes, ramenées de 54 % du PIB à 51,3 % du PIB. C'est donc bien la baisse des prélèvements obligatoires qui explique en partie la dérive des finances publiques.
Certes, les niveaux de dépenses publiques et de recettes restent très élevés par rapport à nos partenaires, ce qui traduit bien un choix collectif français, mais on observe que la dépense publique a progressé en Espagne, au Royaume-Uni, un peu en Allemagne et en Italie, compensée - sauf dans le cas britannique - par une augmentation des prélèvements obligatoires. La France se distingue des autres pays non pas en ce qui concerne le dérapage des dépenses, mais plutôt par ce choix de baisse des recettes.
Les principaux bénéficiaires desdites baisses sont plutôt les ménages sur la période récente, mais il faut rappeler que les prélèvements obligatoires qui pesaient sur eux avaient fortement augmenté entre 2010 et 2017. Les prélèvements obligatoires sur les entreprises, qui se situaient sur un plateau plutôt orienté à la baisse depuis un certain nombre d'années, ont quant à eux légèrement diminué au cours de cette période.
Ces phénomènes se sont produits dans un contexte de hausse des taux d'intérêt, ce qui m'amène à évoquer l'écart des taux à dix ans sur la dette publique avec l'Allemagne, c'est-à-dire le spread. Globalement, les spreads convergent en Europe, ce que j'aurais tendance à considérer comme une bonne nouvelle. Il est cependant exact que le spread avec l'Allemagne est passé de 0,5 % à 0,8 % depuis la dissolution, l'incertitude politique ayant bien joué un rôle.
Selon nos prévisions, la dette et les charges d'intérêts liés vont augmenter dans la mesure où la diminution des déficits ne suffira pas à stabiliser la dette. Afin de bien situer le débat relatif aux charges d'intérêts de la dette, il convient de préciser que nous n'atteindrons pas des niveaux records : lesdites charges représentent actuellement 2,1 % du PIB, contre 3 % au début des années 2000 et 3,5 % en 1995.
Ces charges sont même inférieures à celles des autres grands pays qui y consacrent, à l'exception de l'Allemagne, entre 2,4 % du PIB et 4,7 % du PIB. S'il est toujours préférable de limiter ce poids, nous avons donc déjà connu une situation plus dégradée, tandis que les pays qui assument des charges plus élevées ne sont pas empêchés de mener leurs politiques.
En conclusion, nous estimons qu'il reste de l'activité en réserve et que nous aurions pu atteindre 1,4 % de croissance en 2025 et en 2026, mais des chocs sont survenus. L'un d'entre eux est positif : il s'agit du choc de politique monétaire, étant précisé qu'il existe un laps de temps de dix-huit mois entre la baisse des taux et sa traduction concrète sur l'activité. L'année 2026 sera donc soutenue par la politique monétaire, mais ce mouvement sera malheureusement contrebalancé par les effets de la politique budgétaire, qui risque de faire perdre 0,4 % de croissance en 2025 et 0,8 % de croissance en 2026.
En outre, l'incertitude globale amputerait la croissance de 0,6 % cette année et de 0,3 % l'année prochaine. S'y ajoutent les effets de la politique commerciale et tarifaire américaine, qui entraînerait une diminution de la croissance de 0,1 % en 2025 et de 0,2 % en 2026.
Au total, la croissance devrait atteindre 0,7 %, dans un contexte où l'inflation repartira légèrement à la hausse en 2026, essentiellement pour les services. Le taux d'épargne, certes en légère baisse, devrait rester à un niveau très élevé.
Concernant le marché du travail, nous prévoyons 170 000 destructions d'emplois salariés entre 2025 et 2026, qui seront légèrement compensées par l'emploi non salarié. In fine, le taux de chômage repartirait à la hausse et pourrait atteindre 8,2 % à la fin 2026. Je précise que nous n'avons pas pris en compte une éventuelle suspension de la réforme des retraites, qui pourrait avoir une incidence sur la population active.
Les charges d'intérêts continueraient quant à elles à progresser pour atteindre 2,5 % du PIB en 2026, tandis que le déficit baisserait très légèrement pour s'établir à 5,4 % en 2025 puis à 5 % en 2026. La dette, quant à elle, s'établirait à 117,6 % du PIB en 2026.
M. Olivier Redoulès, directeur des études de l'Institut Rexecode. - J'aborderai la situation économique avant d'évoquer celle des finances publiques.
Dans l'univers économique que nous connaissons, la croissance mondiale comme la croissance française résistent plutôt bien jusqu'à présent, malgré l'ensemble des chocs qu'elles ont subi. Ainsi, les indicateurs de mesure de l'activité du secteur manufacturier se situent aux alentours du seuil de 50, ce qui correspond plutôt à un rythme de croissance à moyen terme. Les indicateurs pour les services atteignent même des niveaux élevés après des points bas en 2023 et en 2024, des redressements étant intervenus récemment.
Par ailleurs, le ralentissement du commerce mondial, qui était fortement redouté, ne s'est pas encore concrétisé. S'agissant des États-Unis, la croissance est désormais uniquement tirée par le secteur technologique, le reste de l'économie ayant tendance à stagner : nous prévoyons donc un ralentissement de l'ensemble de l'économie américaine dans les mois à venir.
Pour sa part, la Chine inonde l'Europe de ses produits : il est bien question d'un « second choc chinois » après celui qu'avait constitué l'entrée de ce pays dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) au début des années 2000. Les surcapacités industrielles de Pékin sont à l'origine de ce nouveau choc d'ampleur, qui se produit en conjonction avec la fermeture partielle du marché américain.
À ce sujet, les problématiques se posent à la fois en termes de quantité et de prix. En effet, la Chine n'a pas vu ses prix à l'exportation augmenter alors que l'Europe a connu de fortes hausses, d'où des gains en termes de compétitivité-prix pour la première, désormais capable d'exporter des produits de qualité comparable à celle des produits de la seconde, mais à des prix 20 % ou 30 % moins élevés. Il s'agit bien d'une nouvelle donne qui est en train de s'installer sous nos yeux.
Parmi les éléments positifs qui pourraient survenir à court terme, je partage avec Éric Heyer l'idée que les taux d'intérêt pourraient sans doute s'assagir. Par ailleurs, nous observons qu'il existe un excédent d'offre sur le marché pétrolier, même s'il faudra étudier la manière dont la Chine interviendra et absorbera une part dudit excédent. Nous pourrions même anticiper une modération future des prix pétroliers.
La croissance devrait être modérée en 2026 au niveau mondial, après un premier ralentissement en 2025. Le PIB mondial, qui a progressé de 3,4 % en 2024, n'augmenterait que de 3 % en 2025 et à hauteur de 2,8 % en 2026.
Parallèlement au ralentissement déjà en cours aux États-Unis, nous observons une forme de résilience dans la zone euro. En Allemagne, des mesures de soutien budgétaire devraient favoriser l'activité - sous réserve que le gouvernement allemand puisse les mettre en oeuvre - et permettre un redressement de la croissance. Pour sa part, la France devrait connaître une croissance de 0,7 % en 2025 et de 0,9 % en 2026, bien loin d'une récession.
Nous avons pu être parfois surpris par la bonne tenue de la croissance économique, mais n'oublions pas qu'elle recouvre des réalités sectorielles disparates, avec un secteur de la construction qui connaît toujours un niveau d'activité inférieur de 5 points à celui de 2019, tandis que l'industrie manufacturière stagne au niveau de 2019 ; à l'inverse, les services se portent plutôt bien.
La demande des ménages, quant à elle, a fortement augmenté pour les services, mais s'avère complètement atone pour les biens, avec un niveau inférieur de 3 ou 4 % à celui de 2019. On vit par ailleurs une crise de la production de logements.
Du côté des entreprises, l'histoire est un peu plus positive, sous réserve de l'incertitude politique. Nous avions tous été surpris par leur forte dynamique d'investissement en France au sortir de la crise du covid-19, assez proche de la trajectoire américaine, alors qu'un décrochage était observé sur ce plan en Allemagne. En la matière, la France dépassait à l'époque les autres pays européens.
Cependant, cette tendance s'est arrêtée mi-2023 en raison de la hausse des taux d'intérêt et de l'impact de la crise énergétique. Les investissements des entreprises ont alors fortement diminué, jusqu'à mi-2024. Depuis lors, ils sont à peu près stables, malgré la dissolution, mais ils se maintiennent environ dix points en dessous de la tendance enregistrée à l'issue de la crise du covid-19.
Ce déficit d'investissement traduit à la fois les difficultés du secteur de la construction - pour les logements comme pour les locaux de production - et le recul des dépenses des entreprises en biens manufacturés. En revanche, les entreprises ont continué à investir de manière dynamique dans les services marchands, notamment dans le domaine du numérique.
Nous observons donc une forme de retard d'investissement des entreprises par rapport à la valeur ajoutée.
Par ailleurs, le taux d'utilisation des capacités de production, qui était tombé assez bas mi-2024, remonte depuis quelques trimestres. Et les conditions de financement des entreprises deviennent plus favorables.
Je formule ici une nuance par rapport aux propos d'Éric Heyer : les difficultés liées à l'insuffisance de la demande ont augmenté après la crise du covid-19, mais elles restent nettement inférieures à la moyenne enregistrée sur longue période. En revanche, les difficultés liées à l'offre sont proches de la moyenne de long terme et supérieures au niveau relevé lors de la période de récession du début des années 2010.
Dans les enquêtes réalisées auprès des secteurs qui fournissent des biens d'équipement aux autres entreprises, le solde des investissements se redresse par ailleurs nettement.
À partir de ces éléments, nous pouvons anticiper un redressement modéré de l'investissement des entreprises dans les prochains mois, moyennant les nuances liées aux incertitudes politiques. La moitié des réponses à la dernière enquête trimestrielle que nous avons menée avec Bpifrance nous est parvenue juste avant l'annonce du vote de confiance par le Premier ministre, et l'autre moitié après. Nous avons alors relevé un net changement d'intention des entreprises quant au maintien, au report ou à l'annulation de leurs investissements ou de leurs futures embauches.
Sous réserve de l'impact des incertitudes politiques, les données et les enquêtes tendent plutôt à montrer que l'investissement pourrait donc être un moteur de croissance modeste pour 2026. Nous évaluons les effets cumulés des incertitudes politiques à environ 0,2 point de baisse de PIB à fin 2026. Notre estimation de leur impact négatif sur l'activité est donc un peu plus faible que celle de l'OFCE.
Dans notre scénario, la croissance se redresse légèrement en 2026, mais reste inférieure à son potentiel ; l'investissement croîtrait de 1 %, ce qui compenserait à peine la baisse enregistrée en 2025 ; le taux d'épargne des ménages diminuerait un peu, ce qui soutiendrait la consommation, mais resterait très élevé ; le solde budgétaire serait proche de 5,3 % du PIB en 2025 et de 5 % en 2026. Nos prévisions de déficit public sont donc assez proches de celles de l'OFCE, malgré des hypothèses macroéconomiques légèrement différentes.
Ce déficit de 5 % auquel nous arrivons dans nos projections a été annoncé par le Premier ministre. Tous scénarios confondus, il apparaît comme un point d'atterrissage réaliste.
Qu'en est-il de la trajectoire des finances publiques après 2026 ? Elle s'annonce très dégradée, le déficit structurel étant attendu à environ cinq points de PIB. La modération de la dépense publique sur les ménages et l'économie semble difficile à mettre en oeuvre. Et les options qui circulent dans le débat politique nous éloignent de la trajectoire présentée par le Gouvernement aux autorités bruxelloises.
Par ailleurs, toutes les mesures présentées n'ont pas forcément le même impact sur la croissance économique. Certaines sont plus favorables à moyen terme, d'autres à court terme. Or le contexte politique pousse les acteurs à privilégier le court-termisme, susceptible de peser sur la croissance potentielle et sur la capacité de production d'économies futures.
En 2010, nous avons eu le réflexe de consolider les finances publiques en activant le levier de la fiscalité. Cette fois-ci, il faut se montrer plus précautionneux en la matière. Le quantum d'efforts à réaliser est en effet très important. De plus, nous n'avons pas complètement absorbé le choc des mesures fiscales nouvelles mises en oeuvre entre 2010 et 2013, qui représentaient environ 3,6 points de PIB.
Les recettes ont certes légèrement diminué en 2014, mais elles partaient d'un niveau tellement élevé qu'il était jugé intenable. C'était toute l'idée du Pacte de responsabilité et de solidarité et l'option défendue par le rapport Gallois. Les impôts et prélèvements des entreprises ont donc diminué, via le CICE, puis des mesures ont été prises pour les ménages à partir de 2017-2018 : suppression de la taxe d'habitation et suppression de la première tranche d'impôt sur le revenu. Mais les ménages enregistrent toujours un point de PIB de prélèvements supplémentaires par rapport à 2010. Les entreprises étaient à peu près au même niveau après la surtaxe de l'impôt sur les sociétés (IS).
Les entreprises françaises pâtissent donc d'une forme de surfiscalité par rapport à leurs concurrentes européennes, qui représente un écart de 4,4 points de valeur ajoutée, soit environ 65 milliards d'euros. Nous devons en tenir compte lorsque nous nous interrogeons sur la pertinence d'un effort de consolidation budgétaire.
Nous nous sommes demandé par ailleurs, en fonction des options de politique économique qui seraient retenues, quelles mesures seraient les plus compatibles avec la soutenabilité des finances publiques et la stabilisation de la dette publique à moyen terme. Nous avons donc examiné plusieurs scénarios.
Si nous faisons l'effort qui avait été affiché par le Gouvernement dans le plan budgétaire et structurel de moyen terme (PSMT) de l'an dernier, soit 4,6 points de PIB d'ajustement structurel d'ici à 2031, nous pourrons assurer la soutenabilité des finances publiques. Il serait même possible de ralentir cet effort. En revanche, si nous faisons moitié moins, nous risquons d'entrer dans un équilibre instable. Il suffirait alors d'une petite hausse des taux d'intérêt pour que la trajectoire de la dette devienne explosive.
Par conséquent, soit nous faisons l'effort prévu, qui avait été sans doute concerté avec la Commission européenne, soit nous ne le faisons pas, et nous prenons un risque.
Il existe ensuite deux scénarios intermédiaires, le premier dans lequel nous ne faisons l'effort qu'à moitié, mais dans un contexte de plus forte croissance et le second dans lequel l'effort s'accompagne de mesures potentiellement préjudiciables à la croissance, comme la remise en cause de la réforme des retraites. Dans les deux cas, la soutenabilité des finances publiques et la stabilisation de la dette publique à moyen terme ne paraissent pas garanties.
Nous pourrions donc ralentir l'effort si nous veillions sur les conditions de croissance et de croissance potentielle.
Mme Natacha Valla, présidente du Conseil national de productivité (CNP). - Je vous remercie de nous consacrer ce temps d'échanges sur la conjoncture et les finances publiques françaises.
Les chiffres qui ont été présentés sur la conjoncture, les perspectives de croissance et les anticipations relatives aux finances publiques correspondent à ceux qui ont été présentés à Washington lors des réunions d'automne de la Banque mondiale et du FMI la semaine dernière.
La stabilité des prix est revenue, l'inflation est plutôt bien tenue. L'euro est fort, et depuis un moment. Cela fait partie des éléments du contexte international qu'il faut prendre en compte pour définir nos politiques et donc garder en tête pour l'examen du PLF 2026.
Nous n'avons jamais vu de stock de dette aussi important, que ce soit pour la dette publique ou pour la dette des entreprises. L'endettement mondial excède la valeur du PIB mondial, ce qui soulève nombre de questions. Les discussions internationales de l'automne ont mis ce sujet en avant. Il est intéressant de noter que, s'il a été peu question d'Europe à Washington, on y a beaucoup parlé de la France et de ses finances publiques. Si les spreads, c'est-à-dire les écarts de taux d'intérêt, entre la France et l'Allemagne ne semblent pas si inquiétants que cela lorsqu'on les regarde de loin, ils préoccupent beaucoup de monde, à commencer par les investisseurs internationaux, qui sont d'importants détenteurs de notre dette.
Par ailleurs, en Europe comme dans les autres zones monétaires des pays avancés, les banques centrales réduisent la taille de leurs bilans. Les encours de dette publique sur les bilans de banques centrales accumulés depuis 2008 ont été restreints. Nous sortons d'un environnement marqué par de nombreux soutiens monétaires au financement des dettes publiques. Ce retrait a commencé il y a quelques années. Les banques centrales ne sont plus là pour absorber des volumes d'émissions nettes de dette publique, comme elles ont pu l'être jusqu'à très récemment.
En outre, les monnaies fiduciaires des banques centrales sont fortement remises en cause, dans leur dimension démocratique. C'est un point d'attention absolument majeur. Cela se produit par le biais de la multiplication de transactions en bitcoins et de stablecoins, c'est-à-dire d'instruments qui échappent au contrôle de l'émission monétaire par l'État, via sa banque centrale. J'ose espérer que ce mouvement n'ira pas jusqu'à une véritable remise en cause, même si l'histoire nous livre des épisodes assez illustres dans ce domaine. Il reste que l'on utilise souvent l'argument de la structure du bilan des banques centrales et de l'interaction entre l'émetteur de dette publique et l'émetteur monétaire pour dénigrer le dollar, l'euro et la livre sterling.
Nous ne soulignons pas suffisamment ce point, pourtant essentiel pour le fonctionnement de notre démocratie et le financement de notre dette publique.
J'en tirerai deux conséquences concernant la confiance que nous pouvons avoir dans l'environnement du débat sur les finances publiques. Tout d'abord, je ne pense pas que nous puissions compter, comme nous avons pu le faire en 2008 ou lors de la crise de la dette souveraine au sein de la zone euro, sur un engagement aussi libre et important de la Banque centrale européenne. Cela tient également à la situation particulière de notre pays.
Il existe en effet des déséquilibres de paiement entre les membres de la zone euro, que l'on appelait autrefois déséquilibres Target2, du nom du système de paiements interbancaires transfrontaliers entre les pays membres de la zone euro. Or la France, qui s'était toujours plus ou moins maintenue à zéro en la matière, affiche une tendance négative depuis deux ou trois ans. Son déséquilibre s'élève à présent à 200 milliards d'euros. Il en allait autrement lorsque les mécanismes de soutien ont été mis en oeuvre pour sauver l'euro. Cet élément ne passe pas inaperçu au Conseil des gouverneurs, même s'il est très peu commenté dans le débat public.
Dans ce contexte, il est essentiel de maintenir le statut de la France, qui dispose de nombreuses forces, trop peu soulignées. Nous nous concentrons en effet sur les éléments liés à l'incertitude ambiante, par nature assez paralysants. Comme le rappelait Éric Heyer, la productivité française, notamment celle du travail, n'affiche pas une bonne performance. Ce phénomène, qui s'explique par les politiques conduites pendant et après la crise du covid-19, ne me paraît pourtant pas particulièrement préoccupant, compte tenu de la qualité de l'appareil productif français.
La France est un pays très attractif, notamment par le biais de ses politiques publiques, de ses institutions, et de ce que les Anglais appellent « rule of law », qui ont beaucoup de valeur. Les Américains découvrent ainsi que la solidité de la démocratie, dans un environnement capable, en théorie, de produire une croissance économique suffisante pour financer un modèle social, a une grande valeur, qu'il convient de préserver. Mais, pour y parvenir, il faut préserver le statut de la France en tant qu'émetteur souverain sur les marchés domestiques et les marchés internationaux.
En matière de finances publiques, avec 57 % de dépenses et 50 % de recettes, la France marque un certain décalage par rapport à ses voisins européens et aux membres de l'OCDE.
Il semble prioritaire d'étudier la composition des dépenses et leur volume avant d'envisager des augmentations d'impôts. Cela n'empêche pas, toutefois, d'étudier la composition de ces derniers, mais ce sujet n'en reste pas moins secondaire.
Concernant la composition de la dépense publique, la nécessité de financer l'effort de défense, qui n'était pas aussi imminente dans les discussions budgétaires précédentes, est à mettre en avant. En pourcentage de PIB consacré à la défense, la France n'était pas la moins bien placée des pays de l'Union européenne. Mais il faudra tout de même prendre ce paramètre en compte.
Par ailleurs, si l'on observe les catégories de dépenses publiques, l'on constate que l'investissement présente, à moyen terme, le multiplicateur de croissance le plus important. Faisons donc de l'investissement public et tâchons de modérer les dépenses publiques d'une autre nature. Il nous faut également soutenir la croissance potentielle à long terme par l'articulation entre cet investissement public et l'investissement privé, au niveau national comme au niveau européen. Outre son prochain rapport, qui paraîtra sans doute l'été prochain, le Conseil national de productivité a publié et mis à jour certaines estimations d'efficacité des dépenses, notamment sur l'appareil industriel, visant la complémentarité de l'utilisation de l'intelligence artificielle et de la data et de l'automatisation de nos usines.
Comme j'ai eu l'occasion de le dire lors d'une précédente audition par une autre commission du Sénat, cela me semble prioritaire pour l'État comme pour la Caisse des dépôts et consignations et ses différentes filiales.
Il existe un risque politique sur les marchés pour la France, qui a une incidence sur la croissance attendue l'an prochain et l'année suivante, évaluée à 0,2 point de PIB, et de 20 à 30 points de base sur les taux d'intérêt. Cet état de fait est malheureusement difficilement modifiable.
Contrairement à ce que disait Éric Heyer, le niveau de spread me semble préoccupant. Ce signal persiste. Or les incidents sur les marchés de dette souveraine proviennent souvent de problèmes de liquidités, que même un pays solvable peut rencontrer. L'Europe bénéficie toutefois d'un système de stabilisation financière des États au-delà de la Banque centrale européenne, laquelle n'est pas l'outil le plus adapté actuellement. Le mécanisme européen de stabilité contient des lignes de crédits de précaution censément non stigmatisantes, bien que souvent considérées comme telles.
Une acculturation est ici nécessaire. Il faut faire tomber les tabous sur ces mécanismes qui rendent possible une résilience européenne au-delà de notre monnaie commune.
Le deuxième grand sujet pour le soutien de la croissance, c'est la mobilisation de l'épargne, abondante, qui n'est pas investie au bon endroit.
L'échéance importante est l'année 2027, car la majeure partie des dettes souveraines et des dettes des entreprises arriveront alors à maturité. Le besoin de financement mondial sera massif, et les investisseurs devront arbitrer entre différents objets et différents émetteurs.
Comme l'a montré l'OCDE dans un travail auquel le CNP a collaboré, la dette émise par le secteur privé n'a malheureusement pas toujours été utilisée à des fins d'investissement productif. Nous avons relevé de nombreux refinancements de financements précédents ainsi que des remboursements aux actionnaires. Les projections de croissance future réalisées sur la base de séries temporelles d'investissements privés passés devront donc être mitigées par l'emploi qui a été fait de ces financements.
La dette publique coûtera plus cher dans le futur qu'aujourd'hui. Elle coûte déjà plus cher aujourd'hui qu'il y a quelques années. La charge d'intérêts représente donc une part croissante des déficits publics mondiaux. La charge de la dette française est ainsi importante et aura vocation à augmenter. La Grèce, l'Italie et le Portugal affichent en revanche des surplus primaires, que nous pouvons mettre en perspective avec ce qu'a été la crise des dettes souveraines de la zone euro.
La France affiche le troisième déficit le plus élevé parmi les quinze principales économies de l'Union européenne. La question du déficit est donc cruciale. Et le spread se maintient à un niveau trop élevé, susceptible de faire l'objet de dynamiques de marché disruptives.
J'en viens enfin à l'emploi de l'épargne européenne. L'observation de la détention des titres du Trésor américain à long terme montre que deux tiers de cette dette sont détenus par les Américains et un tiers par des non-résidents, dont l'Union européenne. L'économie américaine s'est donc financée jusqu'à présent dans de bonnes conditions en absorbant une forte partie de notre épargne - 1,6 billion de dollars.
Or si l'on étudie la ventilation par pays du G7 de l'exposition de l'épargne européenne au financement de l'économie américaine - par la détention de titres américains, souverains, de grandes agences ou d'entreprises, ou d'actions - l'on s'aperçoit que la France est bien plus exposée que l'Allemagne. Ainsi, cette exposition équivaut à 30 % du PIB - majoritairement constitués de dette publique américaine et d'actions - contre 16 % pour l'Allemagne. Les valorisations actuelles des marchés boursiers américains augmentent un peu ces chiffres. J'aimerais néanmoins que cette épargne soit investie ailleurs, dans les structures productives de notre pays. Toutes les incitations que vous pourrez créer seront à cet égard les bienvenues.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Au regard des multiplicateurs économiques que vous étudiez, comment appréciez-vous la répartition des efforts demandés dans le PLF, entre les dépenses - 17 milliards d'euros - et les recettes - 14 milliards d'euros, chiffres du HCFP ?
La croissance de l'Union européenne marque un décrochage par rapport à celle des États-Unis, comme le rapport Draghi l'a souligné ainsi qu'une publication récente de l'OFCE. Quels leviers d'action faudrait-il actionner en priorité pour améliorer notre productivité ?
Quelles sont vos anticipations concernant l'évolution de l'épargne, dont on nous dit qu'elle devrait diminuer ? Certaines mesures fiscales pourraient-elles être choisies en priorité pour réduire ce niveau d'épargne et, le cas échéant, lesquelles ?
Enfin, la baisse du taux de chômage relevée en France depuis 2017 n'a pas été plus forte que dans le reste de la zone euro. Cette amélioration de la performance française résulte-t-elle de mesures comme la pérennisation des exonérations de cotisations, la prime à l'apprentissage, le bouclier tarifaire pour l'énergie ou les prêts garantis par l'État (PGE), auquel cas cela signifierait que ce progrès s'appuie beaucoup, voire trop, sur le déficit public ?
Mme Isabelle Briquet. - Merci à nos trois intervenants. Depuis plusieurs années, le débat public sur nos finances est devenu, par une lecture quasi exclusive du problème, centré sur la maîtrise de la dépense publique. Cette préoccupation est certes légitime, et personne ne conteste la nécessité d'un examen exigeant de l'efficacité et de la soutenabilité de la dépense publique. Mais cette approche reste incomplète si nous n'interrogeons pas, en parallèle, la structure de nos recettes, comme le montrent vos analyses.
Depuis 2017, les gouvernements successifs ont en effet poursuivi une politique de l'offre très marquée : suppression de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et de la taxe d'habitation, réduction des impôts de production, etc. Or plusieurs études, dont une étude récente de l'Institut des politiques publiques (IPP), peinent à démontrer un impact macroéconomique significatif de ces baisses d'impôt.
La politique de l'offre, dans sa version française, a-t-elle donc encore du sens au regard des résultats observés sur la croissance, l'investissement ou la productivité ?
M. Stéphane Sautarel. - J'aurais aimé évoquer le sujet majeur de la démographie, mais le temps nous manque malheureusement.
Plusieurs économistes considèrent que le modèle de croissance français repose beaucoup sur la demande, la dépense publique et la consommation des ménages, ce qui induit des fuites à l'importation assez importantes, qui pèsent sur nos entreprises, notamment via la fiscalité, et engendre un déficit commercial. Ce modèle de croissance constitue par ailleurs, si vous me passez l'expression, un véritable « boulet » pour nos finances publiques, car une érosion de notre activité productive conduit mécaniquement à diminuer les recettes publiques et à augmenter les dépenses de transfert. Le PLF qui nous est soumis répond-il à cet enjeu ?
M. Thierry Cozic. - Alors que nous cherchons des marges de manoeuvre budgétaires, je voudrais vous interroger sur la fiscalité patrimoniale. Pas moins de huit Français sur dix sont favorables à une baisse des impôts sur l'héritage, mais seulement un quart d'entre eux connaissent le taux de cette imposition. C'est d'autant plus étonnant que la plupart ne sont pas concernés par celle-ci. Quelque 50 % des Français ne touchent pas plus de 70 000 euros, et 87 % des Français héritent de moins de 100 000 euros sans taxe sur l'héritage. Le taux moyen d'imposition en ligne directe est de 3,1 %, soit un niveau bien éloigné du taux maximal, tant mis en avant, de 45 %.
Pourtant, les très riches ne sont pas assujettis à ce taux maximal. Proportionnellement, les milliardaires paient moins grâce aux dispositifs fiscaux : contrats d'assurance-vie ou pacte Dutreil. Cette taxation rapporte aux finances publiques 17 milliards d'euros par an, soit 0,7 % du PIB, alors que la transmission patrimoniale en représente 15 %. La fortune héritée représente 60 % du patrimoine total, contre 35 % dans les années 1970.
Une note de la Fondation Jean-Jaurès annonce que, d'ici à 2040, 9 000 milliards d'euros de patrimoine détenus par les Français les plus âgés seront transmis à leurs descendants, soit 677 milliards d'euros par an. Il s'agira du plus important transfert de richesse de l'histoire. La France du XXIe siècle est donc redevenue une société d'héritiers, comme au XIXe siècle.
Au regard de ces chiffres, le levier de la fiscalité patrimoniale ne pourrait-il pas être raisonnablement actionné pour dégager de nouvelles marges de manoeuvre ?
Mme Christine Lavarde. - Monsieur Heyer, comment calculez-vous le pourcentage de 0,8 % de baisse du PIB cumulée en raison des incertitudes dues au contexte national, qui diffère des chiffres avancés par Olivier Redoulès ?
Partagez-vous l'interrogation voire l'inquiétude, exprimée par le gouverneur de la Banque de France en janvier 2025, sur la divergence entre les taux à court terme et les taux à long terme et, si non, pourquoi ?
Le Premier ministre François Bayrou évoquait 44 milliards d'euros d'efforts tendanciels. Comme le relève l'avis du Haut Conseil des finances publiques, le nouveau Premier ministre parle de 30 milliards d'euros d'efforts structurels, soit environ 1 point de PIB. En conjuguant ce montant au déficit public annoncé de 4,7 %, pouvons-nous conclure qu'à politique inchangée nous aurions eu un déficit de 5,7 % ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Comment l'épargne des ménages se répartit-elle et à partir de quels déciles augmente-t-elle significativement ? Comment limiter l'impact de la politique budgétaire, évalué par l'OFCE à 0,8 point, en préservant les déciles dont la propension à consommer est la plus forte ? Quelles mesures fiscales seraient susceptibles de relancer la consommation et quelles autres sont à éviter dans le cadre du PLF ?
Enfin, comment mieux mobiliser l'épargne privée au niveau national comme au niveau européen, dans la perspective de l'union de l'épargne et des investissements ?
M. Jean-Baptiste Blanc. - Les constructions de logement ne sont plus en rapport avec nos besoins. Le problème est que la planification écologique - à l'image du « zéro artificialisation nette » (ZAN) - n'est ni concertée ni accompagnée et encore moins financée. Pouvons-nous évaluer les pertes de recettes liées aux mesures de la planification écologique qui relèvent de la décroissance ? Nous privons les collectivités locales de foncier, puisqu'elles doivent en consommer deux fois moins d'ici à 2031 pour atteindre le « zéro compensé » en 2050. Cette perte de foncier, qui est l'une des raisons de la crise du logement social, est-elle évaluée ? Bercy est incapable de livrer une estimation à cet égard. Auriez-vous des chiffres à nous fournir ?
M. Vincent Capo-Canellas. - Les chiffres de l'épargne m'étonnent toujours. En moyenne, nous épargnons certes plus que d'autres, mais, si certains Français ont la capacité d'épargner, d'autres peinent à boucler les fins de mois. Faut-il une relance par la demande ? En avons-nous les moyens budgétaires ?
L'Allemagne prévoit de faire de nombreuses émissions l'année prochaine, dans des volumes considérables. Comment pouvons-nous évaluer l'impact de cette mesure sur la France, alors que sa note vient d'être à nouveau dégradée ?
La Banque centrale européenne peut intervenir si la situation se complique, mais cela doit se faire à certaines conditions. Des programmes budgétaires crédibles sont notamment requis. Cela vous semble-t-il possible ?
M. Claude Raynal, président. - La question est de savoir comment faire pour corriger, dans le budget, les distorsions observées sur le plan macroéconomique.
Mme Natacha Valla. - Un changement de structure de l'offre se produira probablement dans la dette publique, sous la forme d'un appétit pour une dette sans risque. Or la dette sans risque de référence dans l'environnement européen reste la dette allemande.
Il est possible que le fait que l'appétence pour la dette américaine soit réduite joue en faveur de la France. Toutefois, la situation reste défavorable pour notre pays, par rapport aux émetteurs de dette considérés comme sûrs.
Une forte conditionnalité s'observe, attachée aux deux grands programmes de la BCE que sont les opérations monétaires sur titres (OMT) et le programme de protection de la transmission monétaire. Ces instruments sont un peu hors d'atteinte pour un pays comme la France, mais il existe également des solutions ex ante. Il est intéressant de réfléchir à la façon dont nous pourrions les activer. À titre d'exemple, le FMI a mis en place des lignes de précaution pour les pays qui ont recours à ses programmes. Or ces lignes sont encore assez peu employées.
Dans un environnement monétaire international où l'euro a une chance de devenir une monnaie de premier plan, la stabilité est de mise en matière de dette publique souveraine.
Concernant les inquiétudes exprimées par le gouverneur de la Banque de France, nous avons des taux d'intérêt à long terme beaucoup plus élevés que les conditions de financement que nous avons pu connaître pendant plusieurs décennies. Cette nouvelle pentification se compose d'un élément assez sain, consistant à redonner un prix positif au temps : ce qui est loin dans le temps doit être rapporté à une valorisation présente, selon un facteur positif et non négatif. Mais elle comprend aussi plusieurs primes, dont des primes de risque, à commencer par la prime de risque politique, qui prend toute sa pertinence dans le contexte actuel.
La démographie est un facteur essentiel. La pyramide des âges en Europe et en Asie sera très défavorable aux ratios de couverture du marché du travail. Dans quelques décennies, les générations qui travaillent devront donc couvrir des dépenses de plus en plus importantes. Les scénarios de risques sur les dépenses publiques associées à la vieillesse et au grand âge recoupent d'ailleurs les problématiques budgétaires dans la santé.
Mais au-delà des dépenses sociales, nous devons également tenir compte des dépenses relatives à l'éducation. Lorsque nous parlons d'éducation, nous pensons souvent à l'école primaire. Or le sujet de l'éducation doit toucher tous les âges : enseignement supérieur, formation professionnelle, etc. La démographie nous placera devant cette évidence.
Concernant la répartition des efforts prévue dans le PLF pour 2026 entre les dépenses et les recettes, l'enjeu est surtout d'étudier, avec beaucoup de courage, la structure des dépenses, indépendamment de l'incontournable nécessité de réduire, au moins à la marge, le volume total de celles-ci.
Le rapport du Conseil national de productivité montre que la France est à la croisée des chemins. Nous devons choisir entre une croissance de moyenne gamme, mais qui sera spontanément riche en emplois, dans un environnement de concurrence internationale marqué par une nouvelle arrivée en force de la Chine ; et une montée en gamme, vers la compétitivité hors prix. Nous avons tous les atouts pour le faire, à commencer par les potentialités de développement de notre appareil industriel et de notre système éducatif, qui demeurent très performant. Cela me semble une priorité pour la France, et pour l'Europe dans son ensemble.
M. Olivier Redoulès. - Le plan Bayrou et le PLF pour 2026 s'appuient sur la même projection de croissance de la dépense publique, à 1,7 % en valeur. En revanche, l'estimation du tendanciel varie entre les deux.
Les 4 milliards d'euros de recettes attendues dans le plan Bayrou du fait de la mesure relative aux deux jours fériés ne figurent plus dans le projet. En revanche, la surtaxe sur les entreprises de 4 milliards d'euros a été maintenue.
Les mesures fiscales sont celles qui sont susceptibles d'avoir le plus fort impact sur la croissance potentielle. Le coût du travail risque d'augmenter, autour de 5,6 milliards d'euros. Sachant que le coût du travail était déjà élevé, augmenter encore les prélèvements sur le travail ne semble pas très adapté. Il faudra également tenir compte de la progressivité des prélèvements.
La fiscalité du patrimoine est assez neutre sur la croissance, à court comme à moyen terme. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure la transmission du patrimoine permet de maintenir le financement des entreprises, les entreprises devant parfois être vendues en pièces détachées pour payer l'impôt sur la succession. Il y a donc sans doute une réflexion à avoir sur le sujet, mais cette taxe compte probablement parmi les moins pénalisantes pour la croissance à très court terme.
Notre écart de production est proche de zéro. Il s'est légèrement creusé en 2025 et se creusera davantage en 2026, mais nous ne sommes pas face à un scénario semblable à celui de l'année 2012, où les mesures de consolidation budgétaire risqueraient de devenir self-defeating, c'est-à-dire autodestructrices. Nous disposons donc d'une certaine marge, sachant que les mesures budgétaires auront un impact conjoncturel négatif, qui s'estompera trimestre après trimestre.
Nous observons par ailleurs une perte de productivité tendancielle par rapport à l'avant-crise. Un ajustement des niveaux de vie s'avère, par conséquent, nécessaire, via une nouvelle trajectoire de revenu par tête. L'enjeu est d'éviter de trop attendre et d'avoir à prendre des mesures plus violentes, dans un contexte plus tendu, où des multiplicateurs importants risqueraient de s'appliquer. Cet élément éclaire les arbitrages à réaliser sur les effets économiques, à court et moyen terme, des mesures prises.
Le vrai risque serait d'éviter d'entrer dans un scénario de rupture, ou d'équilibres multiples, et de basculer du mauvais côté de la courbe de la dette. Le risque d'une hausse des taux d'intérêt serait alors réel, susceptible de placer la dette sur une trajectoire de hausse exponentielle. C'est ce que nous voulons éviter à tout prix. Malheureusement, les taux d'intérêt sont plus importants que la croissance potentielle en valeur. Il existe donc une forme de mécanique d'auto-entretien de la dette.
En outre, nous n'avons pas diminué les dépenses corrélativement aux politiques de l'offre, comme l'a souligné Éric Heyer. Il en a résulté trois conséquences. Premièrement, des ressources économiques ont continué à être mobilisées par la dépense publique. Une des idées de la politique de l'offre consisterait à libérer des ressources du secteur public vers le secteur privé. Deuxièmement, la crédibilité de la durabilité de cette politique de l'offre s'en trouve compromise. C'est ce à quoi nous assistons aujourd'hui. La fiscalité des entreprises a certes été rapprochée des moyennes européennes, mais cela ne s'est pas fait dans un cadre de finances publiques équilibré. Troisièmement, nous n'avons peut-être pas assez pensé aux incitations. La question de la progressivité des prélèvements sur le travail est un sujet majeur. Une partie des mesures prises après 2017, par exemple la suppression de la première tranche d'impôt sur le revenu, ont renforcé cette progressivité. Or si elles ont eu des impacts positifs en matière d'emploi, il n'en a pas forcément été de même pour la qualité de l'emploi.
La question de la consommation se pose en réalité au niveau européen. Le taux d'épargne dépend en partie de revenus financiers. Nous devons disjoindre l'épargne de la consommation. Habituellement, les macroéconomistes avaient pour réflexe de faire converger les taux d'épargne au niveau d'avant-crise. Or nous nous sommes aperçus que cela ne fonctionnait pas. Il existe en réalité une dynamique disjointe, liée pour partie à la structure du revenu. Ainsi, les retraités sont responsables des deux tiers ou des trois quarts de la hausse du taux d'épargne depuis 2019. Ce constat soulève des interrogations tant sur la structure des revenus que sur l'allocation de la dépense publique.
Le sujet de l'épargne et de la consommation doit donc être traité au niveau européen. L'une des premières recommandations du rapport Draghi est d'ailleurs de bâtir un vrai marché européen. En effet, les 540 millions de consommateurs européens ne tirent pas la croissance européenne comme le font les consommateurs américains pour la croissance américaine. Le déficit de demande au niveau européen est un sujet majeur, que la France pourrait mettre davantage en avant.
Enfin, je ne suis pas en mesure d'évaluer l'impact du ZAN. Le principal facteur de la diminution des investissements dans la construction a été la hausse des taux d'intérêt. Mais à cela se sont ajoutées des contraintes réglementaires, comme le ZAN ou le diagnostic de performance énergétique (DPE) ainsi que le changement de la fiscalité locale. La question se pose d'ailleurs de savoir comment inciter des collectivités locales à construire ou laisser construire davantage, leurs recettes étant décorrélées, pour partie, des constructions d'entreprises ou de ménages, ce qui induit des difficultés structurelles.
M. Éric Heyer. - Je n'ai pas dit que l'écart entre les spreads français et allemand était une chose positive. En revanche, il est intéressant de voir que les spreads diminuent en Europe. L'Italie et l'Espagne, qui affichaient des spreads de plus de 7 %, reviennent ainsi à des niveaux à 0,7 % ou 0,8 %, ce qui est une tendance plus favorable pour la vision qu'ont les investisseurs de l'Europe que celle qui prévalait lorsque les spreads étaient très fragmentés. Nous empruntons comme les Italiens et les Espagnols, ce qui est plus rassurant. Les niveaux de spread élevés pour la France tiennent à mon sens davantage à l'incertitude politique qu'à des fondamentaux économiques.
Concernant le calcul d'incertitude, je vous renvoie à un article qui développe le modèle grâce auquel je suis parvenu à ce résultat. Ce modèle s'appuie sur un indicateur d'incertitude qui a été élaboré par des économistes - Baker, Bloom et Davis - dans une importante revue académique, et donc validé par les pairs. L'idée est de chercher des liens de long terme entre l'incertitude et le comportement des ménages, des entreprises, les taux d'intérêt, etc.
La question était aussi la suivante : si nous étions restés au niveau d'incertitude qui prévalait au moment de la dissolution, où en serait la croissance économique ? Sans cette incertitude, le taux de croissance supplémentaire en 2025 a été estimé à 0,4 % et celui de 2026 à 0,3 %.
Le taux de chômage a diminué beaucoup moins en France qu'en moyenne dans les autres pays de la zone euro, d'autant que certains pays, comme l'Allemagne, étaient au plein emploi. Les performances françaises ne sont donc pas du tout extraordinaires. Cependant cela tient aussi au fait que notre démographie est un peu plus dynamique, et qu'il nous faut davantage de créations d'emplois pour faire baisser le taux de chômage.
De quelle politique de l'offre parlons-nous ? Il existe d'autres politiques de l'offre qu'une politique de l'offre fiscale, comme Natacha Valla l'a souligné, qui seraient bien plus intéressantes. Plusieurs études, comme la dernière étude de l'IPP, montrent d'ailleurs que les résultats de cette politique ne sont pas visibles. Certes, le fait que l'on n'arrive pas à mettre en avant un phénomène d'un point de vue économétrique ne signifie pas qu'il n'existe pas. Les techniques économétriques sont peut-être insuffisantes. Il reste que les performances françaises demeurent dans la moyenne. En matière de création d'emplois, la France ne fait pas mieux que les autres pays. Et la politique de l'offre a diminué en réalité la productivité, alors qu'elle aurait dû avoir l'effet inverse, ainsi que la compétitivité, puisqu'on observe en outre une baisse des parts de marché de la France depuis 2017.
Cette politique de l'offre ne semble donc pas avoir fonctionné. Si des emplois ont été créés, c'est au moyen d'un financement public. De plus, le nombre d'apprentis est passé de 400 000 à 1 million. Or chaque apprenti est comptabilisé par l'Insee dans ses statistiques comme un emploi à temps plein. Les chiffres de l'emploi s'en trouvent gonflés, pourtant il n'est pas certain que ces emplois perdurent. Selon l'Insee, qui a un modèle plus précis que le nôtre, le nombre d'apprentis devrait diminuer de 65 000 apprentis dans les trimestres à venir. Il faudra attendre que la poussière retombe pour vérifier que cela crée bien de l'emploi.
Par ailleurs, il faut tenir compte de ce que Bercy a appelé la « zombification de l'économie ». Grâce aux aides, de nombreuses entreprises ont été sauvées. Selon nos estimations, entre 110 000 et 165 000 entreprises peu productives qui auraient dû faire faillite ont été sauvegardées, soit 150 000 emplois au total.
Une grande partie de cette chute de productivité a été financée par les déficits publics et les salariés. Or à présent que les finances publiques veulent se rétablir et les salariés retrouver du pouvoir d'achat, qui paiera cette chute de productivité, sachant que les entreprises veulent conserver leurs marges aujourd'hui pour assurer l'investissement de demain et l'emploi d'après-demain ? Si personne ne veut le faire, la productivité repartira à la hausse. Or la productivité sans croissance économique engendre des destructions d'emplois. Penser que nous pourrons créer des emplois l'année prochaine avec un taux de croissance à 0,9 % me semble donc très optimiste.
La France s'est engagée à réaliser des efforts budgétaires à hauteur de 120 milliards d'euros en cinq ans. Cela n'a jamais été fait. Et ces efforts sont liés aux aides fournies pendant la crise sanitaire et la crise énergétique. Les boucliers énergétiques ont certes diminué l'inflation, mais tous les usagers en ont bénéficié, sans distinction. Selon la Commission européenne, les aides représentaient alors 3,5 points de PIB, soit plus de 100 milliards d'euros. Et tout le monde était logé à la même enseigne : ménages aisés, urbains, comme ruraux.
Ce n'est pas la répartition entre les dépenses et les recettes qui importe, mais la répartition entre les contributeurs. Si la voie de l'impôt est la plus pertinente pour faire participer les ménages les plus aisés, pourquoi ne pas la choisir ? De même, savoir s'il est préférable de passer par la désindexation des pensions de retraite sur l'inflation sans impôt supplémentaire, ou d'opter pour une mesure fiscale n'est pas le sujet principal. L'enjeu est de fixer le niveau de contribution de chacun.
Le montant de 17 milliards d'euros annoncé ne tient pas compte par ailleurs de l'augmentation de la charge d'intérêts, du budget européen et de l'effort requis en matière de défense. Les efforts qui seront réellement demandés aux Français s'élèveront à 35 milliards d'euros. Il me semble peu probable que cela n'ait pas d'effet sur la croissance. Mais prenons garde aux risques d'augmentation des inégalités.
Selon le Conseil d'analyse économique (CAE), les taux d'épargne sont concentrés sur les 20 % de ménages les plus aisés. Il s'agit essentiellement d'épargne financière. Or quand le patrimoine financier augmente, avec des taux d'intérêt en croissance, les revenus du patrimoine sont également en hausse. Les 20 % plus aisés ont donc gagné en pouvoir d'achat grâce aux revenus du capital. L'Insee a montré par ailleurs que le pouvoir d'achat des 10 % les plus modestes a été maintenu grâce à l'indexation du Smic et des prestations sociales sur l'inflation. En revanche, 60 % des ménages ont perdu en pouvoir d'achat, car leurs salaires n'ont pas suivi les prix.
Comment faudrait-il répartir les 120 milliards d'euros d'efforts budgétaires requis ? Si l'on veut préserver les plus modestes, mais ne pas toucher aux plus aisés, car on ne souhaite pas augmenter les impôts, ces efforts se concentreront donc sur les 60 % de ménages qui ont déjà perdu en pouvoir d'achat. C'est possible, mais penser que cela n'aura aucune incidence sur la consommation, les carnets de commandes qui n'ont jamais été aussi faibles et seront encore plus réduits par la guerre commerciale, les projets d'emploi et d'investissement des entreprises, me semble un pari risqué. Certains risquent de s'habiller de nouveau en jaune.
M. Olivier Redoulès. - La perte de productivité s'explique également par une forte hausse de l'emploi. Près de 2 millions d'emplois ont été créés depuis 2015. La croissance a donc été enrichie en emplois, ce qui constitue un fait positif.
M. Éric Heyer. - En réalité, cela revient au même : nous pouvons dire soit que la croissance a été enrichie en emplois soit que l'on a perdu en productivité. Ce sont deux perceptions d'un même phénomène.
Mme Natacha Valla. - Il n'y a pas de mécanisme économique causal selon lequel la productivité diminue quand l'emploi augmente. L'équivalence présentée relève donc davantage d'une lecture de la situation. Il est aussi possible d'avoir à la fois plus d'emploi et plus de productivité. En ce cas, un pays s'avère prospère.
M. Claude Raynal, président. - Merci de vos apports.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible sur le site du Sénat.
Actualisation du programme de contrôle de la commission
M. Claude Raynal, président. - Mes chers collègues, nous souhaitons vous proposer une actualisation de notre programme de travail.
Le rapporteur général et moi-même avons été saisis, par différents canaux, de dysfonctionnements dans la collecte et le reversement de la taxe d'aménagement (TA) aux collectivités territoriales, en particulier les départements, ce qui pose des difficultés, notamment pour le financement des conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE).
Un contrôle flash sera donc réalisé par nos rapporteurs spéciaux chargés de la mission « Relations avec les collectivités territoriales », à savoir Isabelle Briquet et Stéphane Sautarel, qui seront rejoints par Claude Nougein, dont la mission « Gestion des finances publiques » comprend notamment les crédits de la direction générale des finances publiques (DGFiP), qui assure la collecte et le reversement de la TA.
L'objectif consiste à conduire plusieurs auditions et/ou à envoyer quelques questionnaires écrits, afin de pouvoir faire un retour rapide sur ce sujet particulièrement déstabilisant pour les structures locales concernées.
Des sénateurs de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable nous ont également sollicités sur ce sujet. Aussi, nous avons proposé que deux d'entre eux puissent assister aux auditions qui seront menées par nos rapporteurs spéciaux.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 12 h 45.
Jeudi 23 octobre 2025
- Présidence de M. Claude Raynal, président -
La réunion est ouverte à 9 h 15.
Contrôle budgétaire - Prise en compte des questions migratoires dans la politique de développement - Communication
M. Claude Raynal, président. - Nous débutons nos travaux par la communication de nos collègues Raphaël Daubet et Michel Canévet, rapporteurs spéciaux, sur la prise en compte des questions migratoires dans la politique de développement.
M. Raphaël Daubet, rapporteur spécial. - En tant que rapporteurs spéciaux de la mission « Aide publique au développement » (APD), nous avons choisi, avec Michel Canévet, de mener un travail de contrôle sur la prise en compte des questions migratoires dans la politique de développement.
Le choix de notre contrôle repose sur deux constats.
D'une part, nous assistons, au sein des ministères et des administrations, sous l'effet également d'une préoccupation du public, à l'intensification de la réflexion sur l'efficacité de notre aide au développement et sur sa contribution au soutien de nos intérêts stratégiques. L'APD ne constitue pas seulement un outil de solidarité, elle est aussi un levier d'influence et de stabilité, qui porte la voix de la France et promeut nos valeurs à travers le monde.
D'autre part, notre politique de développement se trouve aujourd'hui contrainte par la dégradation de nos finances publiques. Qu'on le déplore ou non, la mission « Aide publique au développement » figure parmi celles qui ont été les plus sollicitées au cours des deux derniers exercices budgétaires, avec une baisse de près de 30 % de ses crédits en 2025. Dans ce contexte, il apparaît indispensable de mieux cibler les objectifs de cette politique.
Notre contrôle s'est articulé autour de trois questions principales : l'aide au développement exerce-t-elle un impact sur les migrations ? Peut-elle constituer un levier dans les négociations migratoires ? Enfin, quel est l'effort budgétaire réel consenti par la France dans ce domaine ?
S'agissant de la première question, la réponse demeure incertaine : la recherche académique n'offre pas de consensus clair sur les liens entre migration et développement.
Dans les années 1970, la théorie dite de la « bosse migratoire » postulait qu'une amélioration du niveau de développement entraînait d'abord une hausse, puis une baisse des flux migratoires. Cette théorie est aujourd'hui largement discutée. Toutefois, nous pouvons tirer trois enseignements de la littérature académique.
Tout d'abord, l'évolution des flux migratoires ne dépend pas seulement du niveau de vie ou de l'aide au développement. Elle s'explique également par d'autres facteurs, tels que la situation géographique du pays de départ, ses liens historiques et linguistiques avec le pays d'arrivée, son intégration régionale ou encore son niveau d'inégalités.
Ensuite, une APD mal ciblée peut renforcer l'immigration de manière transitoire, dès lors qu'elle favorise la croissance économique de certains territoires au détriment d'autres.
Enfin, les mobilités depuis les pays à revenus intermédiaires correspondent davantage à des mouvements réguliers, et la grande majorité des mobilités s'effectue dans une aire géographique restreinte - il s'agit, par exemple, de flux d'immigration dits « Sud-Sud ».
Je précise que le cadre fixé par l'OCDE revêt une importance particulière, dans la mesure où il garantit la crédibilité internationale de notre aide et la cohérence des efforts du pays donateur. Le Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE a, en 2018, précisé les critères d'éligibilité des dépenses pouvant être qualifiées d'APD. Deux principes majeurs s'en dégagent : d'une part, les projets doivent avoir pour objectif principal le développement du pays bénéficiaire, et non la poursuite d'intérêts propres au pays donateur ; d'autre part, les activités relevant du domaine de la sécurité en sont exclues. Concrètement, un projet dont la finalité première serait de réduire les flux migratoires vers le pays donateur ne saurait être considéré comme de l'aide au développement.
Le respect de ce cadre est essentiel, car il protège à la fois l'intégrité et la légitimité de notre politique de développement.
J'en viens à notre deuxième interrogation : quel est l'effort de la France pour la prise en compte des questions migratoires dans la politique de développement ?
En premier lieu, la France, comme plusieurs partenaires européens, a engagé depuis 2015 une réflexion doctrinale dans le cadre du plan d'action conjoint de La Valette (PACV), qui identifie cinq champs d'action pour l'APD en matière migratoire.
Sur cette base, la France a construit un Plan d'action « Migrations internationales et développement » 2018-2022, qui fixait une feuille de route à notre politique de développement en matière migratoire et ambitionnait le déploiement de 1,8 milliard d'euros de crédits budgétaires.
En second lieu, entre 2017 et 2024, selon les données transmises par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE), la France a engagé un effort budgétaire de près de 1 milliard d'euros sur la thématique migratoire. Nous sommes très loin de la cible de 1,8 milliard d'euros fixée par le plan d'action, mais il s'agit tout de même de montants significatifs.
Géographiquement, les crédits ont été principalement orientés vers le Proche et le Moyen-Orient et vers l'Afrique, qui ont respectivement bénéficié de 48 % et 38 % des enveloppes. Les principaux destinataires sont des pays à revenus intermédiaires, ce qui apparaît en décalage avec l'objectif d'allouer 60 % de notre APD aux pays les moins avancés.
Cette concentration s'explique par la géographie des flux migratoires, les pays à revenus intermédiaires constituant les principaux territoires de départ ou de transit. Elle soulève néanmoins une question de cohérence de notre politique : en privilégiant ces zones, nous risquons évidemment de détourner l'APD de sa vocation première, à savoir la lutte contre la pauvreté, au profit d'objectifs de stabilisation à court terme.
Cet équilibre entre solidarité et stratégie mérite donc d'être clarifié.
S'agissant de la répartition thématique de notre aide en matière migratoire entre 2017 et 2024, près de la moitié des financements relève du troisième pilier du PACV, consacré à la garantie des droits et à la protection des personnes déplacées. En revanche, seulement 7 % des financements ont été consacrés à la lutte contre le trafic de migrants et la traite, ainsi qu'à l'aide au retour. Pourtant, ce sont des domaines d'action que les précédents gouvernements avaient déclarés prioritaires pour lutter contre l'immigration irrégulière. Cette divergence entre les priorités affichées et les financements engagés traduit, là aussi, une difficulté de pilotage.
Les actions les plus sensibles restent marginales, alors même qu'elles conditionnent la crédibilité de notre politique migratoire. Il est donc nécessaire de mieux articuler les moyens budgétaires avec les objectifs stratégiques, afin de donner à ces priorités les ressources qu'elles méritent.
Au-delà de ces constats globaux, notre analyse a mis en évidence plusieurs points d'alerte relatifs à la cohérence et au suivi de ces financements.
M. Michel Canévet, rapporteur spécial. - Dans la continuité du propos de Raphaël Daubet, je présenterai une analyse critique de l'engagement budgétaire de la France dans la prise en compte des enjeux migratoires dans notre politique de développement.
En effet, nous avons identifié quatre points qui nous conduisent à qualifier le plan d'action 2018-2022 d'« acte manqué ».
Premièrement, comme souvent en matière d'aide publique au développement, de nombreux acteurs de cette politique sont impliqués. Cette fragmentation de l'action publique, qui s'explique par des échelles et des domaines d'action distincts, perturbe sa lisibilité. Elle conduit, de plus, à des difficultés de coordination, particulièrement entre le groupe AFD et Civipol, l'opérateur du ministère de l'intérieur.
Deuxièmement, en étudiant les données transmises par le MEAE, nous en avons tiré la conclusion que la progression des financements « migrations » découlait en réalité essentiellement de l'investissement important de la France en matière humanitaire. En effet, entre 2018 et 2024, les crédits de l'aide humanitaire ont été multipliés par plus de cinq. Or, si les actions humanitaires ainsi financées contribuent à limiter les déplacements de populations et à accompagner le retour des réfugiés vers les pays d'origine, le lien avec les enjeux migratoires demeure secondaire.
Troisièmement et en conséquence du point précédent, les projets financés en matière de migrations n'ont pas tous un lien direct avec les migrations. Nous avons observé un effet de « labellisation » a posteriori de ces projets par le MEAE. Le risque d'une telle comptabilisation est d'intégrer des projets qui n'ont pas été pensés en prenant en compte les enjeux migratoires.
Quatrièmement, le plan d'action « Migrations internationales et développement » 2018-2022 n'a fait l'objet ni d'un véritable pilotage ni d'une évaluation a posteriori. S'agissant du pilotage, les instances de concertation chargées du suivi de la mise en oeuvre de ce plan ne paraissent pas se réunir à intervalles réguliers, et leurs travaux n'ont vraisemblablement pas comporté de dimension opérationnelle. Concernant l'évaluation, aucun bilan du plan d'action n'a été opéré, contrairement à ce qui était prévu dans sa programmation initiale. Le ministère n'a pas jugé cette évaluation utile, en estimant que le plan était déjà obsolète, ce qui ne constitue pas, à nos yeux, une justification probante.
La nouvelle stratégie interministérielle « Migrations et développement » pour les années 2024 à 2030 devra nécessairement tirer les conséquences des errements des années passées. Nous identifions, pour cela, plusieurs pistes de réflexion.
Tout d'abord, il importe de clarifier l'objectif migratoire assigné à notre politique de développement. Actuellement, les ministères chargés de cette politique ne sont pas en mesure de définir précisément les enjeux migratoires concernés : s'agit-il de la lutte contre l'immigration irrégulière, visée par le comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid), ou d'une approche plus large des migrations, comme envisagée par la stratégie pluriannuelle ?
Ce calibrage a son importance. Si nous adoptons une vision trop restrictive de cet enjeu, concentrée sur la lutte contre l'immigration irrégulière, nous risquons de sortir du champ de l'aide publique au développement et d'entrer dans celui de la coopération sécuritaire. Si nous privilégions une conception trop large de la prise en compte des enjeux migratoires, le risque est de reproduire les erreurs passées et de « labelliser » des projets sans rapport direct avec les migrations.
Ensuite, il nous semble que le pilotage de notre politique de développement en matière migratoire doit être renforcé et intégrer une véritable dimension interministérielle. Au cours de nos auditions, les différentes parties prenantes nous ont présenté, non sans une certaine fierté, la nouvelle comitologie de la dimension migratoire de notre politique de développement. Nous avons cependant constaté qu'elle peinait à se concrétiser : une seule réunion du comité stratégique migrations (CSM) a eu lieu depuis 2023.
De plus, dans un contexte budgétaire contraint, il faudra être explicite sur le fait que cette priorisation impliquera une baisse des moyens consacrés aux autres thématiques. Faute de quoi, la multiplication des objectifs de la politique de développement ne pourra conduire qu'à la dilution de son impact.
Enfin, le Quai d'Orsay et nos opérateurs doivent adopter une démarche de suivi et d'évaluation. Il est indispensable que la nouvelle stratégie interministérielle fasse l'objet d'un bilan et d'un suivi en cours de gestion. En outre, les documents budgétaires devront être complétés pour identifier clairement les crédits budgétaires assignés à nos priorités thématiques.
J'aborderai ensuite notre troisième interrogation : l'APD peut-elle constituer un levier dans les négociations migratoires avec les pays bénéficiaires ?
Cette question rejoint celle de la conditionnalité de l'APD en matière migratoire, soit la possibilité de suspendre notre aide dès lors que le niveau de coopération avec les pays bénéficiaires ne paraît plus satisfaisant.
Une conditionnalité stricte présente cependant des limites : elle risquerait de sortir cette aide de la qualification d'aide publique au développement ; l'interruption de projets en cours soulève des risques juridiques pour nos opérateurs ; et une stricte conditionnalité présente un risque politique et réputationnel non négligeable.
Toutefois, sans adopter une démarche trop restrictive, il nous paraît nécessaire d'envisager, en matière migratoire, une approche plus partenariale, plus transactionnelle, de notre APD qui devrait nous conduire à adapter notre niveau d'aide au degré de coopération de nos partenaires. Une telle approche nous permettrait d'assurer la préservation de nos intérêts, tout en maintenant l'objectif prioritaire de notre aide, à savoir le développement des pays bénéficiaires.
Pour conclure, nous proposons, à l'issue de nos travaux, dix recommandations pour répondre aux deux grands enjeux que j'ai évoqués au cours de mon propos : le bon déploiement de la nouvelle stratégie pluriannuelle, d'une part, et une nouvelle approche partenariale et globalisante dans nos relations bilatérales avec les pays bénéficiaires, d'autre part.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il arrive que certains sujets, faute d'efficacité mesurée, d'intérêt réel ou d'évaluations approfondies des mesures, donnent lieu à beaucoup de débats. C'est vrai pour l'écologie, l'aide au développement ou les questions migratoires. Vous faites oeuvre de pédagogie, car vos éclairages permettent de clarifier les enjeux, de poser les limites.
Je note avec intérêt le flou dans l'appréciation budgétaire et l'efficacité de ces politiques. Comme vous le soulignez, alors que l'on souhaite coopérer et articuler les politiques, recourir à l'interministériel pour avoir une approche consolidée, la mise en oeuvre des mesures est quasiment existante. C'est dramatique pour de tels sujets, qui restent très méconnus.
Ne pourrait-on pas imaginer un outil ou un temps d'échange annuel pour rappeler à chacun ses responsabilités collectives, afin de s'assurer que le travail soit réalisé concrètement, plutôt que de continuer à discourir dans le vide ? Est-ce une piste qui pourrait être explorée et mise en oeuvre ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je remercie les rapporteurs spéciaux pour leur travail, qui permet de mieux comprendre la situation. Ce sujet est extrêmement délicat et polémique, et il peut être traité de deux façons : soit sur le plan politique, avec des exagérations et des globalisations utilisées comme argument politique pour « surfer sur la vague », soit sur le plan technique, comme vous le faites ici. On comprend alors que l'évolution chaotique des choses peut s'expliquer par la multiplication des comités et l'interministériel, qui ralentit les décisions. Je note, à titre d'exemple, la dernière polémique concernant les étudiants algériens et la communication de l'ambassade de France sur leur nombre.
Je crains que les recommandations ne soient que des voeux pieux, mais elles présentent le mérite de montrer la complexité de la question, a fortiori dans un contexte interministériel. Ne serait-il pas utile de les orienter davantage pour éviter cette espèce de « foire à tout » ?
Mme Nathalie Goulet. - À mon tour de remercier les rapporteurs spéciaux d'avoir identifié un sujet de niche dans leur mission qui, comme les autres sujets, manque de pilotage et de contrôle, ce qui illustre une certaine cohérence, pourrais-je dire...
Je n'ai pas saisi le sens de la comitologie ; à ce propos, je suggère que le prochain rapport sur les organes multiples, variés et souvent inutiles, reprenne ce terme.
En tant que citoyenne, je suis très préoccupée par ce que j'ai entendu, notamment l'absence de dimension de sécurité dans les programmes.
Ayant beaucoup travaillé sur l'Afrique de l'Ouest, j'ai constaté que l'Agence française de développement tentait de coordonner des programmes pour sécuriser les états civils, essentiels au développement local et à la sécurité régionale, alors que, dans plusieurs pays de la région, ces états civils sont défaillants. Comment expliquer que cette dimension soit totalement exclue ? Même lorsque les évaluations sont inexistantes ou insuffisantes, ne peut-on pas introduire des obligations de résultat et un meilleur encadrement des agences impliquées ? Avec tous les dysfonctionnements actuels, il est temps de responsabiliser toutes ces agences !
M. Victorin Lurel. - Quelle est la politique transactionnelle ? Qu'implique-t-elle véritablement ? Des accords de réadmission sont conclus dans les territoires ultramarins, souvent en secret. J'ai écrit plusieurs fois, sans obtenir les éléments demandés. En Guadeloupe et à la Martinique, la coopération avec des voisins comme la Dominique ou Sainte-Lucie se fait par accords bilatéraux, de même qu'en Guyane avec ses pays frontaliers. Pourtant, ces États refusent de signer des conventions sur la sécurité, la présence d'officiers et de magistrats de liaison, la délimitation des zones territoriales ou les conventions de pêche avec l'Europe. Des Dominiquais peuvent néanmoins séjourner jusqu'à 180 jours par an en Guadeloupe, en effectuant plusieurs séjours courts cumulés, sans que l'on dispose de bilan précis.
Comment intégrer les outre-mer dans cette politique et contrôler ces flux continus, à Haïti, en Guyane, à la Martinique, à la Guadeloupe, alors que les préfectures, transformées en bunkers, ne peuvent plus rendre le service public attendu ?
M. Michel Canévet, rapporteur spécial. - Comme l'évoquait le rapporteur général, il faut suivre ce sujet de façon continue et régulière pour vérifier que nos recommandations seront effectivement suivies d'effets. Il est essentiel que l'action de l'État soit coordonnée. M. Hugonet a montré que ce sujet avait de larges conséquences, touchant l'éducation nationale, l'enseignement supérieur et la recherche, les outre-mer, l'intérieur, l'Europe ou encore les affaires étrangères. Le fonctionnement en silo perdure, d'où la nécessité de travailler selon des orientations communes. Nous avons veillé à garder une approche technique du sujet.
S'agissant de la coordination, un ambassadeur chargé des migrations au MEAE est censé piloter le dossier, mais vous avez raison, madame Goulet, la comitologie est impressionnante et nécessite une simplification.
Sur l'état civil, nous préconisons, dans notre recommandation n° 5, un accompagnement technique par Civipol et Expertise France, qui dépend désormais du groupe AFD. C'est un préalable pour identifier les populations et permettre aux pays d'Afrique de mieux gérer leurs flux.
Monsieur Lurel, notre recommandation n° 1 souligne l'absolue nécessité de prendre en compte la spécificité des outre-mer. L'immigration y est trop importante et complique la mise en oeuvre des politiques ultramarines. À Mayotte, par exemple, la reconstruction suppose au préalable la maîtrise des arrivées sur le territoire. Il faut également rester attentif à Madagascar, dont la situation pourrait avoir des répercussions sur nos territoires de l'océan Indien.
M. Raphaël Daubet, rapporteur spécial. - Je compléterai la réponse à l'intervention de M. le rapporteur général, qui souligne le flou qui touche à la fois au budget, à la gouvernance, voire aux objectifs eux-mêmes de l'aide publique au développement, laquelle est percutée par d'autres politiques, notamment l'approche sécuritaire, qui n'en relève pas.
L'aide au développement, qui obéit à des définitions très précises, demeure une politique publique internationale et n'intègre pas la dimension sécuritaire relevant du ministère de l'intérieur.
Nous assistons depuis quelques années à une refonte très profonde de la définition de l'aide publique au développement. Les réflexions menées sur le lien entre migration et développement sont anciennes, mais cette évolution s'est accélérée depuis le sommet de La Valette en 2015, à l'occasion du conflit syrien.
En 2023, le Gouvernement a choisi de modifier profondément la doctrine et les objectifs de notre APD. Cette politique publique est aujourd'hui frappée par une réduction de nos capacités d'action, en raison des enjeux budgétaires, mais aussi par un bouleversement très profond de son paradigme, sous l'influence du comportement des autres puissances mondiales et de la question migratoire, qui devient particulièrement prégnante, notamment dans les outre-mer.
Ce changement profond peut donner le sentiment d'une « foire à tout », pour reprendre l'expression de Jean-Raymond Hugonet, parce que ni les objectifs, ni la gouvernance, ni l'approche de ces différentes dimensions ne sont encore clairement définis. Ainsi, la question ultramarine, pourtant essentielle, n'apparaît pas dans notre plan d'action.
Je citerai l'exemple des Comores, où deux piliers se complètent : la coopération sécuritaire, notamment en ce qui concerne les garde-côtes, qui apporte des résultats, et l'aide au développement. Les 260 millions d'euros investis visent à tarir les causes profondes des migrations et constituent, selon l'ambassadeur, une contrepartie politique qui facilite considérablement les réadmissions. Des résultats importants ont été obtenus dans le recrutement et la formation de magistrats, l'argent de la diaspora revient, des écoles sont construites. Une filière de matériaux de construction locale a même été développée pour produire des briques de terre.
Il s'agit d'une approche de solidarité qui vient compléter la dimension sécuritaire, portée par ailleurs.
Quant à la politique transactionnelle qu'évoquait M. Lurel, il convient peut-être de la nommer autrement, car le terme peut paraître trivial. Il s'agit en réalité de s'opposer à la politique de guichet - autre caricature, mais qui est éloquente.
Cette politique transactionnelle est une politique d'engagement réciproque entre le pays donateur et le pays bénéficiaire, qui permet un dialogue de gestion renforcé entre les États, sans négliger les intérêts de la France dans la manière de délivrer l'APD, ce que certains nomment le « more for more », avec une priorisation des pays les plus coopératifs.
Cela peut interroger au regard des exigences de la lutte contre la pauvreté, qui est d'abord une politique de solidarité désintéressée, mais cette réorientation de notre APD apparaît aujourd'hui absolument incontournable.
Enfin, s'agissant du volet multilatéral, cette redéfinition de la doctrine, de la gouvernance et des crédits budgétaires touche également au choix de privilégier l'aide bilatérale ou multilatérale. Pour ce qui concerne cette dernière, l'Europe a mis en place des partenariats stratégiques globaux qui, en intégrant toutes les dimensions de nos politiques, permettent certainement d'obtenir des résultats plus efficaces.
M. Victorin Lurel. - Plus on aide les gens, plus ils partent ! La politique transactionnelle, est plutôt bilatérale que multilatérale ; défendre ses intérêts, c'est plutôt traiter en bilatéral. Dès lors, la dimension multilatérale s'efface quelque peu...
M. Raphaël Daubet, rapporteur spécial. - Les partenariats stratégiques globaux européens n'en constituent pas moins une manière transactionnelle d'aborder la question, bien qu'à une autre échelle, et cette approche peut se déployer dans les deux dimensions.
M. Victorin Lurel. - Quelle est aujourd'hui la liste des pays clés, que nous considérons comme prioritaires ?
M. Raphaël Daubet, rapporteur spécial. - Officiellement, la priorité est accordée aux pays les moins avancés et vulnérables, mais la doctrine conduit en réalité à privilégier les pays à revenus intermédiaires, que concerne la question migratoire. En parallèle de la cible de concentration de l'aide sur les pays les moins avancés et vulnérables, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a défini une liste de quinze pays prioritaires en matière migratoire. Il importe de résoudre cette contradiction par une redéfinition d'ensemble, sans quoi nous risquons de faire n'importe quoi.
La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leurs communications sous la forme d'un rapport d'information.
Contrôle budgétaire - L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - Communication
M. Claude Raynal, président. - Nous entendons maintenant le rapport de M. Christopher Szczurek, rapporteur spécial de la mission « Direction de l'action du Gouvernement », relatif à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
M. Christopher Szczurek, rapporteur spécial. - J'ai souhaité mener cette année un contrôle budgétaire sur l'Arcom quatre ans après sa création en 2022 par fusion du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi).
En effet, le sujet de la régulation audiovisuelle et numérique suscite des débats récurrents, comme en atteste l'actualité la plus récente.
Le rapport que je vous présente aujourd'hui résulte d'échanges approfondis et nombreux avec des interlocuteurs variés, recouvrant les différents champs d'intervention de l'Arcom. J'ai ainsi auditionné une trentaine d'acteurs, correspondant à trois ensembles : l'Arcom et ses représentants, anciens ou actuels ; les représentants des autorités et administrations en lien avec l'Arcom, afin d'évaluer l'articulation de leurs missions et les conditions de leur coopération ; enfin, les représentants des acteurs régulés, en vue de réunir des éléments de contexte sur l'action de l'Autorité et d'apprécier leurs relations avec celle-ci : entreprises de médias audiovisuels, fournisseurs d'accès à internet, entreprises de médias numériques et plateformes de streaming.
Je commencerai par un bilan administratif et financier des quatre premières années de l'Arcom, avant de développer les principaux enjeux auxquels son action est aujourd'hui confrontée.
Portée par la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique, la création de l'Arcom par fusion du CSA et de la Hadopi poursuivait trois objectifs principaux : simplifier la régulation du secteur audiovisuel ; adapter l'action du régulateur à la place croissante des plateformes numériques ; renforcer les moyens de la puissance publique pour protéger les droits de propriété intellectuelle.
Ainsi, l'Arcom a hérité de l'ensemble des missions des deux autorités fusionnées, mais s'est également vu confier de nouvelles missions substantielles, portant en particulier sur la régulation des plateformes en ligne et des services étrangers de vidéo à la demande, ainsi que sur de nouvelles modalités de lutte contre le piratage des contenus sportifs et culturels en ligne. Dans ce contexte, l'Arcom s'est appuyée sur les personnels du CSA et de la Hadopi, dont les champs d'intervention étaient distincts et dont seules certaines fonctions supports se recouvraient. En parallèle, l'organigramme a été refondu, avec la création de deux nouvelles directions : la direction des plateformes en ligne, pour assumer les nouvelles compétences liées en particulier au règlement européen sur les services numériques (RSN), entré en pleine application en février 2024 ; la direction de la création pour, d'une part, contrôler le respect des obligations de financement de la production et, d'autre part, exercer l'ensemble des missions de lutte contre le piratage.
Préparée très en amont, la fusion du CSA et de la Hadopi au sein de l'Arcom s'est déroulée dans des conditions relativement fluides, sans affecter la continuité des missions.
Dans le cadre de ce rapprochement, la rationalisation de l'occupation immobilière s'est traduite par deux opérations exceptionnelles, d'une part le regroupement des services sur le siège historique du CSA dans le quinzième arrondissement de Paris en 2022, et, d'autre part, l'emménagement dans une nouvelle implantation dans le douzième arrondissement en 2024, effectif en janvier 2025.
Dotée d'un budget de 49,9 millions d'euros et d'un plafond d'emplois de 379 équivalents temps plein travaillé (ETPT) en loi de finances initiale pour 2025, l'Arcom représente aujourd'hui l'une des principales autorités administratives indépendantes (AAI) en termes de moyens.
Hors opérations exceptionnelles, sur la période 2022-2024, les recettes de l'Autorité sont en hausse de 6 % et ses dépenses de 5 %. La hausse des produits est liée à l'augmentation de la subvention de l'État qui constitue 99 % des recettes encaissables de l'Arcom. S'agissant de l'évolution des dépenses, l'augmentation correspond principalement aux dépenses de personnel avec une hausse de 12 % entre 2022 et 2024.
Concernant les dépenses de fonctionnement, celles-ci restent maîtrisées avec une hausse de 1 % sur 2022-2024. Cette enveloppe représente environ 30 % du budget de l'Arcom et est principalement constituée des dépenses immobilières. En 2025, ces dépenses devraient être en baisse grâce notamment à la négociation du bail du nouveau siège de l'Autorité et au déploiement du télétravail, qui devraient se traduire par une économie annuelle totale de loyer et de charges d'environ 1 million d'euros.
Le classement des dépenses par destination fait apparaître une part importante des dépenses consacrées aux fonctions de pilotage et de support, représentant un tiers du budget - 16,5 millions d'euros en 2025 - et un sixième des effectifs de l'Autorité - 64 ETPT en 2024. Première en effectifs - 103,8 ETPT en 2024 -, la destination relative à l'autorisation et au conventionnement des opérateurs audiovisuels constitue la deuxième plus importante en montant - 14,4 millions d'euros en 2025 -, équivalent à la somme des destinations relatives à la protection de la création à l'ère numérique et à la protection des publics, du pluralisme et de la cohésion sociale.
Le résultat patrimonial affiche un déficit pour les exercices 2022, 2023 et 2024, respectivement de 1,7 million d'euros, 0,8 million d'euros et 2,5 millions d'euros. Sur la période 2022-2024, le déficit cumulé atteint ainsi 5 millions d'euros. Ces montants s'expliquent notamment par les opérations immobilières exceptionnelles réalisées en 2022 et en 2024.
En excluant les opérations n'ayant pas d'impact sur la trésorerie ainsi que les opérations exceptionnelles, le résultat budgétaire de l'Autorité affiche un déficit de 55 000 euros en 2022, mais un excédent de 263 000 euros en 2023 et de 461 000 euros en 2024, soit un solde cumulé positif de 0,7 million d'euros.
S'agissant des effectifs, l'Arcom comptait 362,7 ETPT en 2025, contre 345 ETPT à sa création en 2022, représentant une croissance notable de 5 % en trois ans. Plus de 90 % des collaborateurs ont un statut d'agents contractuels publics, dont environ 85 % en contrat à durée indéterminée (CDI) et 5 % en contrat à durée déterminée (CDD). L'analyse de la gestion des ressources humaines a mis en évidence un risque quant à la rotation des effectifs. Comme le soulignent les représentants du personnel, l'Autorité connaît des difficultés pour attirer et fidéliser les agents dans un contexte d'élargissement de ses missions, notamment dans le domaine numérique.
J'en viens aux principaux enjeux auxquels l'action de l'Arcom est aujourd'hui confrontée.
En premier lieu, dans un contexte d'extension continue de ses prérogatives et de tensions sectorielles accrues, il me semble que l'indépendance et l'impartialité de l'Autorité pourraient être mieux garanties.
La gouvernance de l'Arcom est composée d'un collège de neuf membres nommés par cinq autorités distinctes, pour une durée de six ans, non renouvelable. À cet égard, le législateur a fixé de nombreuses règles pour garantir l'indépendance, la neutralité et l'impartialité des décisions. Par ailleurs, l'Arcom elle-même a institué des règles déontologiques internes strictes pour les membres du collège et les collaborateurs.
Je relève néanmoins un possible risque de déséquilibre au niveau de la composition du collège, dont sept membres actuels présentent un profil orienté vers le secteur public, contre seulement deux membres disposant d'expériences significatives dans le secteur privé. Il conviendrait de s'assurer d'un équilibre minimal lors des prochains renouvellements du collège afin de consolider la qualité et l'acceptabilité des décisions prises par le régulateur.
Un grand nombre des acteurs entendus nous ont fait part de leurs très bons rapports avec l'Autorité, déplorant toutefois une bureaucratie excessive, coûteuse en temps et en ressources humaines, qu'ils nous disent ne connaître qu'en France.
Je me dois d'ajouter que les acteurs privés ont le sentiment d'une exigence accrue à l'égard du secteur privé par rapport au secteur audiovisuel public, qui leur paraît moins sujet aux critiques et aux sanctions. Ce sentiment n'est évidemment pas quantifiable, mais souligne l'importance d'une gouvernance également rompue aux usages et à la culture du secteur privé.
En deuxième lieu, si l'Arcom s'est affirmée comme l'autorité de référence dans les domaines audiovisuel et numérique, entretenant une coopération fluide avec de nombreuses autorités et administrations - l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), l'Autorité de la concurrence, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ou encore la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) -, la multiplication des missions exercées par le régulateur crée un risque de dispersion de ses moyens, au détriment, notamment, de sa mission de lutte contre le piratage.
Dans ce contexte, la coopération avec les autres autorités et administrations pourrait bénéficier d'une mutualisation accrue des expertises entre services. Par ailleurs, le transfert de certaines compétences spécifiques pourrait être envisagé, notamment en matière de contentieux pour les incriminations prévues par la loi de 1881 sur la liberté de la presse, pour reprendre une proposition récemment exprimée par Roch-Olivier Maistre, ancien président de l'Arcom.
Le manque à gagner lié au piratage de contenus audiovisuels et sportifs est estimé à 1,5 milliard d'euros ; son impact sur les finances publiques à 420 millions d'euros. Aussi, il convient que l'Arcom puisse redoubler d'efforts sur cette problématique, en cohérence avec la récente proposition de loi portée par notre collègue Laurent Lafon, permettant une automatisation du traitement sur le modèle du régulateur italien.
En troisième lieu, la multiplication du nombre de saisines s'est traduite par une mobilisation accrue des moyens dédiés à leur examen, avec notamment le recrutement de deux agents supplémentaires et des dépenses informatiques. Les nouvelles modalités de saisine par voie électronique ont effet entraîné le doublement du nombre de signalements, atteignant 112 854 en 2024, contre 31 870 en 2023 et 48 200 en 2022.
À cet égard, l'Arcom admet que des saisines peuvent être « manifestement organisées » et dirigées politiquement. À mon sens, la transparence sur ce sujet pourrait bénéficier d'une publication des statistiques relatives au traitement des saisines dans le cadre du rapport annuel de l'Autorité.
En quatrième lieu, et enfin, le contrôle du respect du pluralisme dans les médias soulève des difficultés spécifiques. Par une décision du 13 février 2024, le Conseil d'État a retenu une interprétation renouvelée et élargie du pluralisme, exigeant de prendre en compte l'ensemble des programmes et l'ensemble des intervenants.
De fait, les nouvelles modalités de contrôle présentent une complexité certaine en matière d'application, avec un risque d'augmentation supplémentaire du nombre de saisines, pour un intérêt limité pour le public, qui peut aujourd'hui librement choisir parmi une large gamme de chaînes.
À cet égard, je partage les pistes récemment dessinées par Roch-Olivier Maistre, appelant à une évolution de la régulation selon un double mouvement : d'une part, un renforcement des règles destinées à préserver le pluralisme externe, relatif à la pluralité d'opérateurs ; d'autre part, une clarification au niveau législatif des règles applicables en matière de pluralisme interne, relatif à la pluralité de points de vue sur chaque média, afin de revenir à la situation antérieure à la décision du Conseil d'État.
Un rapport sur l'Arcom ne pouvait pas ne pas s'intéresser à la délicate question du pluralisme et de l'égalité de traitement, qui relèvent des prérogatives de l'ex-CSA. Ces préoccupations correspondant davantage au champ de compétence de la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport, j'ai souhaité ne sortir qu'a minima du périmètre strict de la commission des finances.
En dehors de ce sujet, sur lequel il y a autant de points de vue et d'insatisfaction que de sénateurs dans notre Assemblée, l'Arcom s'est affirmée comme une autorité de régulation centrale, dont les décisions structurent l'organisation d'un secteur essentiel au plan économique et démocratique.
Au regard des enjeux associés à la souveraineté audiovisuelle et numérique, il importe de conforter la mise en oeuvre des missions du régulateur, à travers la poursuite de la rationalisation de sa gestion, la concentration de ses ressources sur les problématiques du numérique comme de la lutte contre le piratage, ainsi que le rééquilibrage de sa gouvernance.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce rapport utile confirme notre rôle d'évaluation sur une autorité indépendante importante. Nous constatons les efforts que celle-ci met en oeuvre pour tenir son budget et rechercher des moyens pour progresser dans l'accomplissement de ses missions comme dans la maîtrise de ses coûts, ce dont je me félicite.
Le souhait d'une plus grande diversité dans la composition des neuf membres du collège, sujet souvent évoqué, me semble relever davantage des prérogatives de la commission de la culture, même s'il constitue un objectif.
Le rapporteur a-t-il échangé à ce sujet avec nos collègues de ladite commission ? Peut-il nous donner l'avis de cette commission à ce sujet, par la voix de son président ou des rapporteurs chargés de ces questions ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je remercie notre collègue pour sa position équilibrée. Nous avons tendance à trop en demander à l'Arcom. Les règles sont de plus en plus nombreuses, alors que le nombre de personnels demeure inchangé, voire diminue. Roch-Olivier Maistre avait d'ailleurs souligné ce problème, les personnels de l'Arcom ne peuvent pas remplir toutes les missions.
La recommandation n° 1 me semble esquisser une sorte de parallélisme des formes avec l'audiovisuel public, comme s'il revenait à la régulation budgétaire de définir la politique de l'Arcom. Or il faut préciser, une fois pour toutes, le périmètre de l'Arcom, et cesser de l'agrandir continuellement. De la sorte, nous pourrons définir les moyens nécessaires à l'atteinte de chaque objectif. Si cela n'est pas fait, nous courons le risque de voir le même problème se présenter chaque année. Qu'en pensez-vous ?
Mme Christine Lavarde. - La part de recettes, estimée à 1 %, qui ne provient pas de la subvention de l'État correspond-elle au montant des amendes infligées par l'Arcom ?
M. Marc Laménie. - Le manque à gagner lié au piratage est donc estimé à hauteur de 1,5 milliard d'euros. Quelles seraient les pistes à étudier pour y remédier ?
Par ailleurs, qui peut saisir l'Arcom ? Pourquoi le nombre des saisines a-t-il augmenté de manière aussi impressionnante entre 2023 - 31 870 saisines - et 2024 - 112 854 saisines ?
Enfin, quelles perspectives la recommandation n° 5 esquisse-t-elle pour la gouvernance de cette instance et la composition de ses membres ?
M. Thomas Dossus. - Je ne pense pas que l'on puisse figer les missions de l'Arcom. Elle se trouve au coeur des évolutions de notre société. Ainsi, le nombre de saisines a explosé parce que les chaînes d'information ont évolué et se sont transformées en chaînes d'opinion, du fait d'une évolution de l'univers médiatique.
De même, la régulation du numérique demande de plus en plus de moyens en raison de l'utilisation croissante des oeuvres par l'intelligence artificielle, dont la régulation s'avère délicate, et de la montée en puissance du RSN, qui nécessiteront une adaptation de la part de l'Arcom, pour placer les bons moyens aux bons endroits. La recommandation n° 1 semble donc difficile à mettre en oeuvre dans le contexte actuel.
Mme Nathalie Goulet. - La fusion entre la Hadopi et le CSA qui a donné naissance à l'Arcom était-elle une bonne idée ? A-t-elle répondu aux objectifs fixés à l'époque où elle a eu lieu ?
M. Christopher Szczurek, rapporteur spécial. - Comme je n'avais pas le sentiment de sortir du cadre du périmètre de la commission des finances, je ne me suis pas entretenu avec la commission de la culture. Néanmoins, des échanges pourront avoir lieu sur la base du rapport, notamment concernant la gouvernance de l'Arcom.
Le cadre législatif et réglementaire a provoqué une explosion du nombre des missions de l'Arcom et des statistiques du travail réalisé.
Face au doublement du nombre de saisines, nous avons moins le sentiment d'un débordement médiatique général que d'une manipulation des missions de l'Arcom, laquelle se trouve utilisée comme un instrument politique pour régler des comptes. On observe de véritables escadrons de saisines de part et d'autre de l'échiquier politique. Cela tient également à une évolution de la société, où on ne tolère plus grand-chose. Immédiatement, dès qu'on est en désaccord avec un point de vue, on a tendance à le signaler automatiquement.
Ce phénomène est toutefois assez peu quantifiable. Les médias les plus touchés par les saisines sont connus, à commencer par le groupe Canal+, mais le service public est aussi concerné. La transformation des saisines en sanctions est assez équilibrée, l'Arcom ne semblant privilégier aucun acteur particulier.
Dans le domaine du contrôle du pluralisme, la tentation d'un éventuel classement du profil des intervenants ne me semble pas la bonne solution. En effet, au-delà des personnes identifiées dans les partis politiques, comment étiqueter, par exemple, les chroniqueurs qui représentent une part croissante des intervenants sur les plateaux de télévision ? Cela me semble difficile et même dangereux. Je n'ai pas de solution à ce sujet et je ne crois pas que la commission de la culture ou l'Arcom en aient une. S'il existait une solution de nature à apaiser les débats médiatiques, elle aurait été trouvée depuis longtemps.
Cette situation découle de fractures idéologiques et philosophiques profondes. Nous n'acceptons plus le moindre point de vue divergent dans notre société.
Le piratage représente effectivement un manque à gagner de 1,5 milliard d'euros, et un impact pour les finances publiques évalué à 420 millions d'euros. Il serait impossible de recouvrer l'intégralité de cette somme. Toutefois, la lutte contre le piratage a évolué depuis les années 2010. À l'époque, la question s'était posée de savoir s'il fallait créer une riposte graduée, avec la Hadopi, ou concevoir une licence globale, qui prendrait la forme d'une sorte de franchise nécessaire pour accéder à l'offre culturelle. Le législateur et le gouvernement d'alors avaient fait le choix de la Hadopi. Puis sont apparues les plateformes de streaming, qui ont marqué la victoire a posteriori de l'option de la licence globale. À ce moment-là, les statistiques de la Hadopi ont considérablement chuté, puisque l'offre légale est apparue satisfaisante aux yeux des consommateurs. Le piratage a donc diminué.
Cependant, depuis l'apparition des VPN (Virtual Private Networks) et de plusieurs services qui contournent l'offre légale pour donner accès gratuitement à certains contenus - sport, séries, ou films -, nous assistons de nouveau à une explosion du piratage. C'est particulièrement le cas depuis trois ou quatre ans, notamment avec l'utilisation des IPTV (Internet Protocol Televisions). Lutter contre cette tendance est essentiel pour la protection des consommateurs, la protection de la création et l'équilibre financier des médias retransmetteurs. L'Arcom s'efforce de mener ce travail, avec les effectifs de l'ancienne Hadopi, mais des manques subsistent. Et l'instance ne présente pas une réactivité suffisante pour empêcher la multiplication des sites miroirs lorsque l'un d'eux est interdit ou pour bloquer en direct les retransmissions en ligne.
C'est pourquoi la volonté de transposer le modèle italien, plus réactif, reposant sur l'automatisation du traitement, a émergé.
Concernant la recommandation n° 5, il me paraissait intéressant d'avoir un point de vue du secteur privé. Entendre les plateformes dire qu'elles passent autant de temps à justifier de leurs obligations à l'égard de la France qu'à le faire auprès de tous les autres pays de l'Union européenne laisse à penser qu'il existe dans notre pays une culture administrative bloquante. Prendre en considération à cet égard la culture et les contraintes du secteur privé pourrait s'avérer utile.
Madame Lavarde, le pourcentage de 1 % des recettes que vous citez correspond à des remboursements effectués par d'autres administrations. Les amendes ne sont pas perçues directement par l'Arcom.
Mme Christine Lavarde. - En connaît-on le montant ?
M. Christopher Szczurek, rapporteur spécial. - D'après le rapport annuel de l'Arcom pour 2024, le montant cumulé des sanctions pécuniaires prononcées par l'Autorité s'élevait à 430 000 euros.
L'articulation entre l'Arcom et la Hadopi a rendu possible une véritable synergie entre leurs missions. Ainsi, la partie audiovisuelle ne peut plus être traitée sans la partie numérique. La fusion avait donc une vraie logique et a permis de gagner en efficacité.
La commission adopte les recommandations du rapporteur spécial et autorise la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.
La réunion est close à 10 h 25.