- Mercredi 12 novembre 2025
- Accueil d'un nouveau commissaire
- Audition de M. Pierre-André de Chalendar, président de l'Institut de l'entreprise
- Projet de loi de finances pour 2026 - Crédits du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » - Examen du rapport pour avis
- Mission d'information flash sur les enseignements pouvant être tirés de la gestion de la crise sanitaire de la dermatose nodulaire contagieuse - Désignation des rapporteurs
Mercredi 12 novembre 2025
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Accueil d'un nouveau commissaire
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Avant de passer à notre ordre du jour, je tiens à saluer, en notre nom à tous, notre nouveau collègue Marc Sené, qui a succédé comme sénateur du Bas-Rhin à André Reichardt, démissionnaire, et qui remplace Éric Dumoulin au sein de notre commission, Sophie Primas ayant choisi de rejoindre la commission des finances.
Nous lui souhaitons la bienvenue parmi nous et pleine réussite dans l'exercice de son mandat.
Audition de M. Pierre-André de Chalendar, président de l'Institut de l'entreprise
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Pierre-André de Chalendar, président de l'Institut de l'entreprise.
Monsieur le président, vous êtes surtout connu du grand public en tant que président de Saint-Gobain, où vous avez effectué presque toute votre carrière. Depuis 2021, vous en êtes le président non exécutif, ayant cédé la place à Benoit Bazin, que nous avons récemment reçu.
Vous êtes également un infatigable penseur de la place de l'entreprise dans la société et c'est à ce titre que nous vous avons invité aujourd'hui. Vous coprésidez ainsi depuis 2017, avec Louis Gallois, la Fabrique de l'industrie, plateforme de réflexion consacrée à l'industrie dans toutes ses dimensions, notamment ses interactions avec les territoires et les populations ; vous êtes également président de l'Institut de l'entreprise depuis 2023.
Cette association, fondée en 1975, rassemble une centaine de grandes entreprises et se donne pour objectif de valoriser le rôle des entreprises dans la société. À ce titre, vous produisez des recommandations en matière de politiques publiques et promouvez le dialogue entre le monde de l'entreprise et les acteurs du monde économique, politique et académique. Je vous laisserai naturellement présenter plus avant l'Institut de l'entreprise, mais j'aimerais vous interroger sur plusieurs points.
Mes premières questions portent sur la politique dite de l'offre, consistant à soutenir la capacité de production des entreprises. Cette dernière est revenue en grâce depuis une dizaine d'années, mais ses bienfaits sont aujourd'hui remis en question par plusieurs fractions du spectre politique.
Depuis 2012, et plus encore depuis le premier quinquennat du président Macron, de nombreuses mesures ont été prises pour restaurer la compétitivité : réduction des charges pesant sur les entreprises, allégement du coût du travail et des impôts de production - notamment la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) qui, dans le projet de loi de finances pour 2026, serait finalement avancée à 2028, au lieu de 2030, comme c'est actuellement prévu.
Ces mesures ont eu des effets indéniables, mais elles n'ont pas suffi, loin de là, à résorber le déficit extérieur de la France, ni à relancer durablement l'activité industrielle.
La commission d'enquête sénatoriale sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, dont le président, Olivier Rietmann, et le rapporteur, Fabien Gay, sont présents, a en outre mis en évidence un défaut de suivi d'une partie de ces aides, et a posé la question de leur conditionnalité.
Patrick Pouyanné, directeur général de TotalEnergies, et par ailleurs adhérent de l'Institut de l'entreprise, propose même de mettre en place un système de remboursement progressif des aides publiques. Y êtes-vous favorable ? Comment trouver le juste équilibre entre le soutien à l'activité économique et l'assainissement des comptes publics ?
Au nom d'une « politique de compétitivité juste et responsable », le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle, énergétique et numérique, Roland Lescure, soutient la prolongation de la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises. Comment lisez-vous cette séquence politique, vous qui insistez si souvent sur la nécessité, pour partager la richesse, de la créer d'abord ?
J'aimerais également vous interroger sur les liens de nos concitoyens avec le monde de l'entreprise. D'après la dernière enquête Fractures françaises, les Français ont davantage confiance en nos entreprises qu'en nos institutions politiques et syndicales, avec un taux de confiance qui atteint même 82 % en ce qui concerne les petites et moyennes entreprises (PME), comme si, en temps de crises tous azimuts, les entreprises étaient devenues une valeur refuge pour nos concitoyens.
Dans le même temps, certains soutiennent que les Français, notamment les plus jeunes d'entre eux, ne veulent plus travailler - on parle de mal-être au travail, d'absentéisme, de pénibilité... Comment décrypter cette apparente contradiction, et comment réconcilier les Français et le travail en entreprise ? Que préconisez-vous, en somme, pour remettre l'humain et les compétences au coeur de l'entreprise, vous qui appelez notamment à renforcer les liens entre le système de formation et les entreprises pour faire de ces dernières des piliers stratégiques de l'éducation et de l'innovation ?
Tels sont les premiers points que je souhaitais vous soumettre, et que mes collègues ne manqueront pas de compléter à la suite de votre intervention liminaire.
Je vous rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion en direct sur le site du Sénat.
M. Pierre-André de Chalendar, président de l'Institut de l'entreprise. - L'Institut de l'entreprise est un cercle de réflexion patronal créé il y a cinquante ans, dont l'ambition est de rapprocher les Français de l'entreprise. Dans d'autres pays, c'est un sujet qui va plus facilement de soi. Au regard de l'évolution du débat politique et économique depuis deux ans, j'ai le sentiment que, malheureusement, il redevient au coeur de l'actualité : nous étions engagés dans la bonne direction, mais nous nous en éloignons, à mon sens, depuis deux ans.
Nous menons trois activités dans le cadre de cette mission.
La première consiste à réfléchir à ce que doit être l'entreprise pour que les Français l'aiment, ce qui nous conduit aussi à aborder des sujets de politique publique ; je reviendrai sur l'un des travaux que nous avons menés récemment à ce sujet. Nous réalisons ainsi des baromètres réguliers pour connaître les attentes des Français par rapport à l'entreprise et tenter d'y répondre.
Notre vision de l'entreprise est humaniste et progressiste. Nous sommes farouchement partisans du « capitalisme des parties prenantes », par opposition au capitalisme financier américain « friedmanien ». Le but d'un conseil d'administration, pour moi, est d'être au carrefour des intérêts des différentes parties prenantes ; la recherche du profit des actionnaires en constitue un, mais ce n'est pas le seul. C'est en tout cas ainsi que j'ai longtemps oeuvré à la direction de Saint-Gobain.
Notre deuxième activité est la formation, visant à mêler des représentants d'entreprise et ceux d'autres composantes de la société. Nous avons ainsi créé, il y a une vingtaine d'années, une formation calquée sur le modèle de l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), que nous appelons l'Institut des hautes études de l'entreprise (IHEE). Celui-ci organise, sur un an, cinq ou six séries de voyages de trois ou quatre jours, rassemblant une quarantaine de participants, dont une quinzaine de personnes à haut potentiel venant de nos entreprises adhérentes, les autres étant des représentants du monde politique, des journalistes, des syndicalistes, des universitaires, des magistrats, des fonctionnaires, des militaires, etc. Choisir des leaders ou des futurs leaders dans chacun de ces milieux permet de les rapprocher. Nous avons ainsi formé plus de 1 200 alumni, qui se réunissent assez régulièrement.
La troisième activité, qui me tient très à coeur, est plus difficile à mener à bien et il s'agit d'un travail de longue haleine : pour que les Français comprennent mieux l'économie de marché et le rôle de l'entreprise, il faut commencer dès l'école. Nous avons ainsi mis en place un partenariat avec l'éducation nationale aux termes duquel nous tentons de fournir de la matière vivante et des exemples aux professeurs, en visant l'enseignement des sciences économiques et sociales au lycée. Tous nos contenus sont rédigés par des professeurs, à partir de matériaux venant de l'entreprise.
Nous avons d'ailleurs participé indirectement à la refonte des programmes il y a quelques années. Nous organisons tous les ans une sorte d'université d'été, les Entretiens Enseignants-Entreprises lors desquels nous réunissons quelques centaines d'enseignants autour de tables rondes mêlant dirigeants d'entreprise, économistes et inspecteurs d'académie, pour que la manière dont l'entreprise et l'économie sont enseignées à l'école soit plus proche de ce qui se pratique dans les autres pays. Il me paraît nécessaire, en effet, de nous éloigner un peu de la singularité historique française en la matière.
Concernant votre question sur ce qu'est la politique de l'offre, la situation est, à mes yeux, assez simple : il s'agit de faire ce que font depuis très longtemps les autres pays d'Europe, que nous ne faisions pas, que nous avons fini par essayer de faire et que nous remettons aujourd'hui en débat...
En économie, on apprend le vieux théorème de Schmidt : « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain. » Pour qu'une économie fonctionne, il faut des entreprises compétitives ; tel est mon credo. Or, au vu des débats à l'Assemblée nationale, ce principe de base semble faire l'objet d'un certain déni en France.
J'en viens au sujet du travail, qui est au coeur de toutes ces questions. La première préoccupation des Français aujourd'hui est leur pouvoir d'achat et son évolution. Le fait qu'il évolue peu, même si c'est de manière positive, n'est pas lié à une déformation de la valeur ajoutée au détriment des salaires, celle-ci étant très stable. Une étude récente de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) indique même que cette déformation s'est bien faite au profit des salaires. Le sujet n'est donc pas le partage de la valeur ajoutée, mais bien sa création, c'est-à-dire la création de richesse.
Or notre productivité a cessé d'augmenter, alors que c'est elle qui provoque de la croissance. Sur ce point, l'Europe a décroché par rapport aux États-Unis - c'est le constat du rapport Draghi -, et la France par rapport à l'Europe, durant ces dernières années. Il faudrait évidemment essayer de relancer la productivité, mais cela est difficile.
En effet, il sera difficile d'innover davantage, en raison d'un phénomène massif qui entrave tout : l'explosion de nos dépenses sociales, lesquelles pèsent aujourd'hui considérablement sur le travail. Ce problème ne se résoudra pas de lui-même : l'évolution démographique de notre pays depuis cinq ou six ans est impressionnante et nous n'en tirons absolument pas les conséquences. J'ai parlé de l'école : les conséquences que ce phénomène emporteront ont déjà commencé dans le premier degré, elles seront absolument massives et se répercuteront évidemment sur le travail.
Nous n'avons donc malheureusement pas le choix : il nous faut augmenter la quantité de travail dans notre pays. Nous souffrons à la fois d'un problème de quantité et de coût du travail, sur lequel ces dépenses sociales pèsent aujourd'hui beaucoup trop, par rapport aux autres assiettes. Cela pouvait se concevoir dans le système de 1945 : notre économie était alors en croissance forte et notre démographie favorable, si bien que notre système social se finançait facilement. Actuellement, ce n'est plus possible, et nous le finançons d'ailleurs largement à crédit. Le dernier livre de Nicolas Dufourcq est édifiant : il considère que sur les 3 500 milliards d'euros de dette, 2 000 milliards proviennent de l'explosion des dépenses sociales, qui ont été financées largement à crédit. Cela nous pose donc un énorme problème.
Il convient, par conséquent, de travailler sur trois axes : le coût et la quantité de travail, ainsi que les retraites - cela tombe particulièrement mal aujourd'hui compte tenu de ce qui se passe à l'Assemblée nationale ! Celles-ci représentent à peu près la moitié des dépenses sociales, soit à peu près la moitié de 32 % du PIB. Il s'agit donc d'un énorme sujet, sur lequel mon propos n'est pas très en phase avec les débats politiques actuels.
À partir de ces trois axes, nous avons articulé un certain nombre de propositions, qui devront entrer dans le débat public.
La première d'entre elles consiste à réduire le poids que font peser les dépenses sociales sur le travail. Certaines cotisations sociales sont contributives, comme le chômage ou la retraite, il est donc normal de les faire peser sur le travail ; d'autres, comme la famille et la santé - deux volets de taille - nécessiteraient une assiette beaucoup plus large que le travail. Je préconise donc de basculer un certain nombre de points de cotisations sociales vers la TVA, un sujet devenu tabou en raison de quiproquos politiques survenus il y a une quinzaine d'années.
La TVA est le seul impôt pour lequel la France se situe nettement en dessous des autres pays européens et qui présente, en outre, des avantages. Vous m'avez parlé du commerce extérieur : il s'agit du principal outil de compétitivité fiscale dont nous disposons dans une zone monétaire unique. Les Allemands l'ont bien compris et nous sommes les seuls à vouloir toujours soutenir la consommation, qui se traduit par des importations.
La deuxième mesure - et je m'inscris là complètement à rebours du débat politique actuel - est qu'il faut inciter les Français à travailler plus longtemps. Nous avons un énorme déficit de taux d'emploi en comparaison internationale : le taux d'emploi des Français, comparé à la moyenne de l'OCDE, est presque exactement dans la moyenne pour les 25-55 ans, mais il est inférieur pour les plus jeunes, et très faible chez les 60-64 ans. Le décalage qui existait pour les seniors entre 55 et 60 ans a été à peu près résorbé, grâce à des réformes pourtant timides ; pour la catégorie suivante, les 60-64 ans, en revanche, l'écart avec l'Allemagne est de douze points. C'est considérable. Il me semble donc, malheureusement, non seulement qu'il ne faudrait pas suspendre la réforme des retraites, mais que celle-ci est insuffisante : il faut aller au-delà et définir un âge pivot variable, susceptible d'évoluer avec l'espérance de vie, à l'instar de ce qui se fait dans d'autres pays. Je ne suis pas un homme politique ; « vendre » aux Français le mélange entre les trimestres et l'âge n'est pas facile, mais nous serons obligés de définir un « cocktail » alliant les deux. Nous portons tous une part de responsabilité quant à la situation actuelle : durant les grandes périodes de restructuration, nous avons eu tendance à considérer le chômage comme une sorte de préretraite. Cela doit cesser.
Compte tenu de la démographie, nous devons réduire dès maintenant les besoins de financement du système de retraite. Je trouve dommage que certains sujets de débat politique en la matière aient été enterrés. À mon sens, les retraités actuels pourraient contribuer à l'économie nationale plus qu'ils ne le font, par rapport aux actifs.
Après la TVA sociale, la mesure suivante aborde donc un autre tabou, touchant aux fonds de pension et à la capitalisation, même si le débat public progresse à ce sujet, ne serait-ce que parce que l'on a donné quelque publicité au fait que les fonctionnaires en bénéficiaient déjà. La capitalisation n'est pas un gros mot : les fonds de pension ont mauvaise presse en France, mais introduire une dose de capitalisation permettrait de faire bénéficier l'ensemble des Français de ce dont profitent déjà les ménages aisés, qui épargnent pour leur retraite et tirent parti d'une croissance mondiale supérieure à la croissance française, sur laquelle repose le système par répartition. Une telle réforme serait donc en fait très sociale.
Il y a plusieurs manières d'introduire la capitalisation à partir de l'épargne salariale - je suis pour ma part un partisan convaincu de l'actionnariat salarié. Il est possible de flécher une partie de l'intéressement et de la participation vers une épargne retraite, qui ne serait toutefois pas uniquement constituée d'actions de l'entreprise où l'on travaille, car une certaine diversification s'impose. Il existe de nombreux systèmes différents. Ce sujet est très important. La capitalisation peut débuter en tant que complément, puis prendre progressivement une part de plus en plus grande. Cela mettra trente ans à se développer, et nous avons vingt ans de retard sur les pays qui nous entourent, mais ce n'est pas une raison pour ne pas commencer doucement à préparer le futur en ouvrant cette possibilité. Il reste toutefois un important travail pédagogique à mener.
Ensuite, nous préconisons d'augmenter la durée du travail des personnes en emploi. Il n'apparaît pas possible, à mon sens, de revenir sur la durée légale du travail, mais beaucoup de choses sont encore rigides dans notre pays, notamment autour des heures supplémentaires, et il convient donc d'alléger un certain nombre de règles.
Enfin, la dernière mesure vise à mobiliser l'épargne salariale pour favoriser la détention d'actions par les salariés. Aujourd'hui, plus de 50 % des actionnaires de Saint-Gobain sont étrangers ; c'est le cas de la majorité des entreprises du CAC40. La raison principale en est que nous n'avons pas mis en place ces systèmes de capitalisation, lesquels sont vertueux à beaucoup de titres. Ils offrent notamment une meilleure protection aux Français à l'heure de la retraite et un moyen de financer l'économie française.
Je reprends vos questions.
Les baromètres montrent une confiance beaucoup plus grande aujourd'hui dans les entreprises que dans toutes les autres institutions publiques, quelles qu'elles soient. Il faut dire que la majorité des Français passent la plus grande partie de leur vie en leur sein. On évoque le mal-être au travail, mais les entreprises, si elles veulent garder leurs salariés, sont bien obligées de s'en préoccuper ; ce qu'elles ont fait avec une certaine efficacité, quoi que l'on en dise. C'est aussi cela, à mon sens, qui explique la confiance que les Français leur portent. À ce titre, il n'est pas étonnant qu'il y ait un décalage entre les PME et les grandes entreprises. Cependant, il ne justifie pas que l'on s'en prenne, comme vos collègues de l'Assemblée nationale, aux grandes entreprises, au prétexte de « protéger les PME », car l'activité en France des premières n'est pas toujours aussi florissante qu'on le croit : elles rencontrent les mêmes problèmes que les PME sur leurs sites français. Opposer grandes et petites entreprises ne me paraît donc pas opportun.
Vous avez mentionné le mal-être au travail ; relevons que nous sommes les champions des problèmes de santé mentale. Au-delà de cela, le rapport au travail connaît une évolution très importante dont les entreprises doivent s'occuper : les Français - et pas seulement les jeunes - veulent trouver du sens à leur travail, d'où l'importance du travail sur la « raison d'être » mené dans le cadre de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), qui était une très bonne chose. Donner du sens était une tâche facile chez Saint-Gobain : je visais la rénovation énergétique et la contribution à la résolution des problèmes liés au climat. Nous connaissions d'ailleurs un taux d'engagement très important.
Je n'ai pas abordé les aides ni la CVAE ; nous pourrons y revenir.
M. Olivier Rietmann. - Je n'avais pas prévu d'évoquer le rapport de la commission d'enquête que je présidais, mais son contenu a été récemment caricaturé et déformé. Nous n'avons ainsi jamais mis en exergue le montant de 211 milliards d'euros ; notre but n'était pas de qualifier les aides d'excessives, mais de relever l'absence totale de transparence et d'évaluation satisfaisante.
D'ailleurs, nous sommes témoins de ce qui se passe à l'Assemblée nationale : des décisions sont prises, des textes et des amendements sont votés sans étude d'impact ni rapport d'évaluation, ne serait-ce que de la part du Gouvernement. C'est une politique du doigt mouillé.
Je partage en grande partie les propos que vous avez tenus, en tant que libéral humaniste. En effet, notre pays a besoin de retrouver son rang et cela ne sera possible que sur la base d'une économie forte. Il faut absolument défendre notre modèle social, or il n'existe que deux méthodes pour le financer : soit par le crédit - c'est destructeur, ainsi que l'on peut aujourd'hui le constater -, soit par la création forte de valeur ajoutée et de richesse. À cette fin, la seule issue est de nous baser sur la dynamique de nos entreprises et sur les investissements économiques.
À titre d'exemple, on évoque 200 milliards d'euros d'aides qui ont bénéficié aux entreprises, mais dans le même temps celles-ci ont versé 1 210 milliards d'euros de cotisations sociales et fiscales, soit un rapport d'un à six. Chaque euro de taxe sur les entreprises représente ainsi six euros de création de richesse en moins, sans compter les impôts et le PIB.
Je souhaite vous interroger sur deux points plus précis.
Le premier concerne le projet de loi de finances et les coups de rabot que subissent des lignes qui sont pourtant importantes afin de faire des économies à moindres frais, sans aucune étude d'impact. Je songe notamment aux crédits de l'apprentissage, sur lesquels l'objectif est d'économiser encore plus d'un milliard d'euros. On évoque également un prélèvement de 500 millions d'euros sur les crédits de France 2030, qui font partie des aides aux entreprises, mais qui permettent aussi de mettre en place certaines politiques publiques voulues par l'État. M. Bruno Bonnell qui, en tant que secrétaire général pour l'investissement (SGPI), est chargé de France 2030, indique qu'une telle baisse représenterait 3,5 milliards d'euros d'engagements en moins pour les entreprises, pour les politiques publiques et pour la souveraineté de l'État l'année prochaine. Quelle est votre position sur le sujet ?
L'Observatoire des délais de paiement a fait ressortir que les retards de paiement atteignaient 17 milliards d'euros en 2024, dont 12 milliards dus par les plus grandes entreprises aux petites et moyennes entreprises (PME), aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) et aux très petites entreprises (TPE) - ce qui augmente le risque de défaillance de ces dernières de plus de 25 % -, et 5 milliards d'euros dus par les collectivités, notamment des établissements publics et des établissements publics hospitaliers, un phénomène très marqué, notamment dans nos territoires d'outre-mer. Je viens de déposer une proposition de loi sur le sujet des délais de paiement des grandes entreprises, notamment afin d'augmenter les sanctions, car celles-ci sont très limitées et sans grand impact. Il s'agirait donc de taxer les entreprises concernées sur leur chiffre d'affaires mondial plutôt que sur un montant plafonné à 2 millions d'euros. Je souhaitais connaître votre position sur ce point.
M. Fabien Gay. - Je ne surprendrai personne en affirmant mon désaccord avec à peu près tout ce que vous avez développé !
Je ne connaissais pas l'Institut de l'entreprise et je suis très heureux d'être venu ce matin. Contrairement à ce que vous prétendez, votre discours n'est pas minoritaire ; on l'entend partout, notamment sur les chaînes privées détenues par des milliardaires : attention à la dette, aux dépenses sociales, attention de ne pas s'en prendre aux entreprises, surtout pas de taxe Zucman, capitalisation, travail jusqu'à 70 ans et retour sur les 35 heures, etc. On entend votre discours du matin au soir ; quant à moi, je le combats.
Vous affirmez que nous avons un problème de création de richesse, mais ce n'est pas le cas. Le patrimoine économique national s'élève à 20 000 milliards d'euros d'actifs. La création de PIB en une année atteint 2 900 milliards d'euros ; les dépenses sociales, 850 milliards d'euros. La France produit de la richesse et possède des actifs. Or en trente ans, dix points de valeur ajoutée sont passés du travail au capital. Toutes les études le démontrent.
M. Pierre-André de Chalendar. - Ce n'est pas vrai, je ne suis pas d'accord avec cela.
M. Fabien Gay. - On peut le contester, mais alors il s'agit de promouvoir des « vérités alternatives » !
Il faut repartir des faits, même si nous sommes en désaccord à la fin : en trente ans, nous sommes passés à une société de rente et d'héritage ; les 500 plus grandes familles détenaient l'équivalent de 6 % du PIB ; ce chiffre atteint aujourd'hui 42 %. En 2030, il sera de plus de 50 %.
Voilà le problème : la concentration des richesses aux mains de quelques-uns. Vous avez mentionné la diminution de la productivité, en citant la note de la Banque de France. C'est exact, mais vous n'êtes pas allé au bout du raisonnement. La productivité est aujourd'hui inférieure de 8,5 % à son niveau d'avant le covid, mais, selon la note de la Banque de France, nous le devons en grande partie à l'orientation des politiques publiques, plutôt qu'à la diminution du potentiel de création de richesse.
Vous soutenez, comme le Gouvernement, qu'il faut baisser de 10 milliards d'euros les impôts de production pour relancer l'économie. L'Institut des politiques publiques (IPP), qui n'est pas une officine néomarxiste, vient de publier un rapport que je vous invite à lire : il y est indiqué que les baisses d'impôts de production des dix dernières années n'ont pas profité à l'emploi. Dès lors, que faire ?
Nous partageons certains de vos propos : notre balance commerciale est en déficit, c'est en effet un problème ; nous devons réindustrialiser le pays. Pour autant, nous n'y parviendrons pas en restant ouverts aux quatre vents quand les États-Unis et la Chine injectent des centaines de milliards de dollars dans leur économie pour la soutenir. Nous ne soutenons pas assez la nôtre.
Une dernière question : améliorer la transparence des aides publiques pour recréer de la confiance est un vrai sujet. La France n'a pas la culture de l'évaluation des politiques publiques. Admettons ensemble qu'un certain nombre de dépenses publiques ne sont ni suivies ni évaluées. C'est cela que nous avons découvert, au cours des travaux de notre commission d'enquête. Dès lors, soutenez-vous la nécessité d'évaluer ces politiques publiques ?
M. Pierre-André de Chalendar. - Sur le sujet des aides, les chiffrages m'ont paru intéressants : ils ont l'intérêt, que l'on soit d'accord ou non, de mettre le sujet sur la table. J'ai lu des extraits du rapport et je l'ai trouvé très intéressant. J'avais bien noté que son sujet central était l'évaluation des aides.
Ma manière de voir les choses est beaucoup plus radicale : il existe, à mon sens, beaucoup trop d'aides, mais aussi beaucoup trop d'impôts et de cotisations ; une importante opération de remise à plat s'impose. Le président du Medef a d'ailleurs repris cette idée.
Considérons les allègements de cotisations sociales : l'expression même ne devrait pas exister. Si les cotisations sociales étaient moins élevées, il ne serait pas nécessaire de les alléger ! S'il a fallu le faire, c'est qu'elles étaient excessives. Qu'est-ce que le crédit d'impôt recherche (CIR), par exemple ? Il s'agit d'un outil fondamental, qui vise à exonérer les chercheurs des excès de cotisations sociales françaises par rapport à d'autres pays, car ceux-ci bénéficient de salaires plutôt supérieurs aux seuils d'allègement de droit commun en France. Je n'aurais aucun problème à ce qu'ils ne disposent pas d'un régime spécifique..., mais à condition d'appliquer leur régime à tout le monde.
Nous avons beaucoup trop d'aides : nous taxons, nous prélevons, puis nous redonnons. Il me semble que nous pourrions baisser significativement les deux parties de cette balance. Quant à l'ordre de grandeur de la baisse nécessaire, une étude récente du Centre de recherche pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises (Rexecode) indique que les aides publiques en France représentent 4,7 % de la valeur ajoutée, contre 4 % en moyenne européenne. L'écart n'est donc pas si important. En revanche, les prélèvements s'élèvent à 20 % en France contre 15,6 % pour la moyenne européenne. Le problème réside donc dans l'excès de prélèvements. Nous pourrions ainsi baisser toute une série d'aides, ce qui ne me poserait aucun problème, et simplifierait d'ailleurs l'évaluation.
Monsieur Gay, sur les sujets de transparence et d'évaluation, je suis entièrement d'accord avec vous ; c'est loin d'être le cas pour le reste de votre intervention.
Monsieur Rietmann, vous avez évoqué notre modèle social, auquel nous tenons beaucoup. Comme le préconise Nicolas Dufourcq, dans la situation très grave où nous nous trouvons, nous devrions nous interroger avant de créer de nouveaux droits. Notre modèle social pourrait être revu - à la marge - sur certains points : le sujet est délicat, mais nous sommes plus généreux que les autres dans quasiment tous les domaines. Il faut certes préserver le modèle, mais cela ne signifie pas ne pas y toucher, d'autant que la démographie ne va pas nous aider, dans la mesure où elle entraîne aussi l'augmentation des dépenses de santé. Nous sommes déjà dans une situation difficile, et nous allons donc vers des temps beaucoup plus durs.
L'apprentissage constitue un paradoxe incroyable, qui en dit long sur notre pays. On suspend la réforme des retraites et l'on réduit l'apprentissage : en somme, on privilégie les anciens par rapport aux jeunes. Cela ne donne pas le signal que nous regardons vers l'avenir. Et ce, alors même que la France s'est rapprochée de ce qui se fait dans les autres pays en matière d'apprentissage ces dix dernières années, ce qui a représenté un grand progrès. C'est d'autant plus important que nous avons un problème de filières professionnelles et que, si une réforme du lycée professionnel a été annoncée, il ne s'est pas passé grand-chose. À ce titre, l'apprentissage demeure une voie très importante. Des études ont certes montré que les politiques mises en oeuvre avaient davantage bénéficié à l'enseignement supérieur qu'à l'apprentissage tel qu'il existe dans des pays comme l'Allemagne, où il se pratique dans les usines. Que l'on tente de basculer un peu plus dans ce sens ne me choque pas. En revanche, privilégier le fait de partir à la retraite plus jeune tout en supprimant les dépenses de l'apprentissage me semble constituer un contresens très grave.
Concernant France 2030, j'ai été auditionné par la commission d'évaluation interne du Commissariat général à l'investissement (CGI) et j'ai étudié la question : ce n'est pas un succès dans tous les domaines. À mon sens, certains des sujets sur lesquels ce programme s'engage n'étaient pas indispensables. Ainsi, je ne suis pas un grand partisan de l'hydrogène pour le stockage d'électricité, et il me semble que nous y avons consacré un peu trop d'argent ; les petits réacteurs nucléaires ne sont pas inintéressants, mais ils ne fonctionnent pas tous et ce n'est pas un succès.
France 2030 est globalement un bon outil, un peu mieux conçu que ses prédécesseurs, car il est plus ciblé, mais l'on pourrait encore l'améliorer.
Ma préoccupation aujourd'hui est plutôt de savoir s'il aura un successeur. Je n'ai pas d'avis sur le calibrage exact qui serait nécessaire, mais il conviendra d'être sélectif, je suis à ce sujet cohérent avec les propos que j'ai tenus s'agissant des aides.
En revanche, comme M. Gay l'a indiqué, gardons à l'esprit que nous évoluons dans un monde marqué par une concurrence très forte avec les États-Unis et la Chine. L'Europe, qui est l'échelle à laquelle le sujet doit être abordé, ne doit plus être, notamment en matière de politique commerciale, l'idiot du village qu'elle a été un peu trop longtemps. Je suis d'accord avec vous : nous devons nous protéger dans certains domaines, d'autant que nous sommes devenus des pays émergents par rapport à la Chine sur un certain nombre de technologies, notamment celles qui sont liées à la transition énergétique.
Ainsi, si nous importons tous nos panneaux solaires et toutes nos batteries de Chine, ce n'est pas seulement parce que ces produits sont moins chers, c'est aussi parce qu'ils sont meilleurs. Nous avons donc besoin d'apprendre de nos concurrents. En théorie économique, lorsque l'on se trouve dans cette situation, on se protège un peu et on impose des transferts de technologies. Il me semble que nous en sommes malheureusement là, notamment sur les batteries. Il ne faut donc pas seulement se battre contre les Chinois, mais bien les obliger à nous apprendre.
Concernant les délais de paiement, les grandes entreprises ne sont certes pas exemplaires. Je ne devrais pas dire cela, mais c'est ainsi. Il y a une dizaine d'années, nous disposions d'un système de name and shame très efficace. Une filiale de Saint-Gobain avait été ainsi affichée, je peux vous garantir que le défaut n'avait pas duré. Ce sujet existe car , dans les grandes entreprises, les directeurs financiers doivent protéger leur fonds de roulement. Mais vous avez raison : les délais de paiement sont plus longs en France qu'en Allemagne, par exemple. Des règles du jeu sont donc nécessaires pour les raccourcir, et il faut contraindre les grands groupes à les respecter.
Malheureusement, les acteurs publics font encore pire. Vous avez évoqué les collectivités locales, mais l'État client n'est pas innocent : il fait même plutôt moins bien que les grandes entreprises. Plus on est gros, moins on paie bien !
Concernant vos autres questions, monsieur le Sénateur Gay, je ne suis pas du tout d'accord avec vos propos. Un rapport de l'OFCE qui vient de sortir indique que la part des salaires dans la valeur ajoutée, que je pensais stable, et dont vous soutenez qu'elle a baissé, est passée de 79,5 % en 1998 à 81,5 % en 2025. Elle a donc augmenté. Pour autant, le sujet ne me semble pas être la répartition de la valeur ajoutée, mais bien son augmentation.
Sur la culture de l'évaluation, je suis d'accord avec vous. Nous le faisons dans les entreprises : dès que nous mettons en place un système, nous l'évaluons. Il me semble, en revanche, que cette culture est encore insuffisante en matière de politiques publiques. Les Britanniques sont bien meilleurs que nous dans ce domaine et nous avons encore des progrès à faire, même si des dispositifs existent. À ce titre, nombre des préconisations de votre rapport me semblent pertinentes et frappées au coin du bon sens.
M. Bernard Buis. - Les entreprises ultramarines subissent, plus que les entreprises hexagonales, le coût du transport, la dépendance énergétique et la rareté de la main-d'oeuvre qualifiée. Les politiques publiques actuelles répondent-elles suffisamment à leurs contraintes structurelles ? Auriez-vous des recommandations à faire sur ce sujet ?
M. Daniel Fargeot. - J'ai beaucoup apprécié vos propos et votre vision, liée à votre parcours de grand chef d'entreprise.
La relation entre politique et entreprise oscille entre rejet et valorisation : aux « pigeons » de 2012 a succédé la start-up nation en 2017. Malheureusement, depuis quelques mois, nous semblons retomber dans un discours stérile, qui pointe du doigt ceux qui créent du travail et de la richesse, convoque les chefs de grandes entreprises comme devant un tribunal et se focalise seulement sur les pertes d'emplois, sur les fermetures de sites ou sur les scandales.
L'enquête que vous avez réalisée en partenariat avec le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) en février dernier nous apprend que, contrairement aux idées reçues, la confiance accordée aux entreprises par les Français dépasse les niveaux atteints en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas. Nous constatons donc une dissonance entre la manière dont le politique parle de l'entreprise et la réalité de sa relation avec les Français.
Comment expliquez-vous que l'entreprise, majoritairement aimée des Français, soit parfois l'objet d'un désamour de la part du politique ? Comment peut-elle aider à faire parler d'elle autrement qu'à travers la fiscalité, les aides publiques ou la préservation de l'emploi ?
Enfin, alors que notre pays va devoir demander des efforts aux Français, comment l'entreprise peut-elle faire valoir, dans le débat public, son rôle incontournable pour notre pays ?
Mme Marie-Lise Housseau. - L'actualité de ces derniers jours a braqué les projecteurs sur les plateformes de commerce en ligne, notamment chinoises. Celles-ci exercent une concurrence déloyale en matière de qualité et de prix vis-à-vis des commerces, mais aussi de l'industrie textile, de l'ameublement et de la décoration.
Quel est votre regard d'entrepreneur sur ce phénomène qui s'amplifie ? Le projet de taxe de 2 euros sur les petits colis, inscrit dans le projet de loi de finances, vous semble-t-il être à la hauteur ? Plus largement, quelle piste juridique, fiscale ou douanière vous paraîtrait pertinente pour rétablir des conditions économiques équitables avec les producteurs français ?
M. Pierre-André de Chalendar. - Pardonnez-moi, monsieur le sénateur Buis, mais je ne saurais pas répondre à votre question concernant l'outre-mer.
Le désamour des politiques est un sujet compliqué. Au niveau mondial, la politique s'est désintéressée de l'économie pendant un certain nombre d'années ; aujourd'hui, elle y revient, ainsi que nous le constatons très clairement aux États-Unis. Les entreprises doivent toutefois garder à l'esprit que c'est toujours le politique qui gagne. Le sujet est donc bien de convaincre les politiques, et non de soutenir que l'on a raison. Le faisons-nous suffisamment ? Ce désamour me conduit à m'interroger, car je ne parviens pas bien à l'expliquer. On ne peut pas dire que les hommes politiques ne sont pas au contact du terrain ; ils devraient donc recevoir ces remontées. Cela relève un peu d'une spécificité française. J'ai quant à moi tendance à considérer que beaucoup des problèmes de cet ordre trouvent leur solution à l'école. Je n'ai donc pas de réponse immédiate, mais toute solution de long terme passera par-là, à mon sens.
Concernant les plateformes de commerce en ligne, je ne suis pas non plus très compétent. La Chine nous fait concurrence dans beaucoup de domaines, et pas seulement en raison de ses prix bas. Cependant, l'Europe n'a pas fait jouer les politiques antidumping, lesquelles sont très en retard en général, et nous devrions être beaucoup plus réactifs en matière de prix.
Pour autant, j'estime que les Français font preuve d'une certaine schizophrénie : ils veulent que l'on réindustrialise, qu'il y ait de l'emploi productif en France, mais quand ils vont faire leurs courses, ils ne raisonnent plus de la même manière. La situation est donc complexe, il nous faut être intraitables sur les questions éthiques, et l'on pourrait aussi introduire des normes de contenu local.
Et ce, d'autant plus que du point de vue climatique, notamment, il est complètement absurde de faire voyager ainsi ces petits colis, tant cela émet de CO2. Nous pourrions donc prendre appui sur cette problématique pour réduire les importations de produits pour lesquels il n'est pas pertinent d'aller chercher si loin.
Le problème tient donc largement au clivage dont font preuve les Français entre consommateurs et producteurs.
M. Yannick Jadot. - Il ne s'agit pas de savoir si l'on est pour ou contre la politique de l'offre ; la vraie question, c'est : quelle politique d'offre propose-t-on ? Le Comité d'évaluation des réformes de la fiscalité du capital, organisme lié à l'administration, estime que le prélèvement forfaitaire unique (PFU) et la suppression de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) n'ont absolument pas créé d'emplois ; pour eux, ce fut zéro investissement, zéro emploi, 100 % de spéculation mobilière et de dividendes. C'est donc une mauvaise politique de l'offre.
Philippe Aghion, qui est libéral, le dit aussi du crédit d'impôt recherche : le manque de ciblage fait que cet outil, extrêmement intéressant et utile, perd en efficacité.
Vous avez dirigé Saint-Gobain, une entreprise qui a toujours été une alliée au niveau européen sur la rénovation thermique et la sobriété. Aujourd'hui, la politique de l'offre non ciblée remet en cause les aides à la rénovation thermique et crée de l'instabilité réglementaire et financière organisée, avec des effets dramatiques sur la rénovation thermique, de l'artisan aux grandes entreprises, ce qui a un effet majeur sur la première dépense contrainte de nos concitoyens : le logement.
Le sujet n'est donc pas tant de savoir s'il faut aider l'économie, mais plutôt de déterminer comment aider l'économie et où cibler les aides à l'investissement. Quel est votre avis sur ce sujet ?
Vous évoquiez la Chine, pays qui a massivement investi, notamment dans les nouvelles technologies. En France, nous observons un débat politique ambigu sur les thèmes des énergies renouvelables, de la rénovation thermique ou du passage à l'électrique dans l'industrie automobile.
Quel est votre avis sur le ciblage des aides et sur l'instabilité politique et réglementaire qui nous empêche d'être performants dans les secteurs d'avenir ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Avec près de 6 000 milliards d'euros d'épargne financière des ménages, la France ne manque pas de capital. Cette épargne reste cependant beaucoup trop souvent orientée vers l'immobilier, la dette ou les actifs liquides, et trop peu vers l'industrie de long terme.
À l'étranger, d'autres modèles existent. Aux États-Unis, l'épargne alimente davantage les fonds industriels de long terme. En Allemagne, les banques régionales la réinjectent dans l'économie régionale, notamment vers les PME et l'industrie locale. En Asie, des mécanismes public-privé orientent directement l'épargne vers les priorités industrielles.
Que faudrait-il changer dans nos cadres réglementaires, fiscaux ou institutionnels pour que l'épargne française devienne elle aussi un moteur de puissance industrielle ?
M. Franck Montaugé. - Vous avez évoqué plusieurs facteurs qui affectent sensiblement la production et sa performance. Que pensez-vous du dispositif gouvernemental de soutien à l'industrie ? Les différents dispositifs sont éparpillés dans plusieurs programmes, et relèvent de plusieurs directions, empêchant toute vision globale. Christian Redon-Sarrazy, rapporteur sur les crédits de l'industrie, fonction que j'ai occupée il y a quelques années, peut difficilement porter une appréciation argumentée sur l'efficacité de ces politiques publiques.
Vous avez évoqué, à juste titre, des déficiences qui relèvent en réalité d'une absence d'évaluation des politiques publiques. Que pensez-vous de ces politiques ?
M. Pierre-André de Chalendar. - Je vous ai déjà dit que j'étais plutôt favorable à ce qu'il y ait un peu moins d'aides et un peu moins de prélèvements.
Ensuite, l'action en matière de rénovation énergétique a été catastrophique : en cinq ans, MaPrimeRénov' a été modifiée douze fois...
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Seize fois !
M. Pierre-André de Chalendar. - Mon successeur à Saint-Gobain le rappelle souvent. L'instabilité est catastrophique. Nous avons trop de normes et trop de réglementation. Il faut avoir des normes plus simples et ne pas les modifier en permanence.
La réglementation n'a pas arrêté de changer sur les énergies renouvelables. À Saint-Gobain, nous avons dû arrêter une usine qui fabriquait des panneaux solaires, car les règles étaient modifiées en permanence. Surtout, nous ne nous sommes pas protégés contre les Chinois quand il aurait fallu le faire. C'est pour cela que je suis inquiet sur les batteries : nous suivons le même scénario que pour les panneaux solaires. Il est trop tard pour le solaire - j'en suis désolé pour les porteurs de projets de nouvelles centrales solaires, mais personnellement je n'investirai pas dans ce domaine. Ce n'est pas encore perdu pour les batteries, à condition de changer d'approche et d'obliger les Chinois à nous donner la technologie.
J'ai souvent débattu avec Philippe Aghion sur le CIR ; il prend pour modèle les agences américaines, comme la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency, agence pour les projets de recherche avancée de défense). Ces agences, une fois les crédits obtenus, décident indépendamment du pouvoir politique. Mais en France, le ciblage des aides est souvent politique. Dans les grands programmes d'aides publiques, l'influence du politique est malheureusement trop grande ; or ce ne sont pas nécessairement les politiques qui connaissent le sujet. Mieux vaut laisser les experts décider. Nous n'avons pas assez de scientifiques dans les ministères français.
Par rapport à la Chine, nous ne sommes pas assez bons ; nous n'avons pas une compétence suffisante.
M. Yannick Jadot. - En Chine, c'est la politique qui décide, avec le plan.
M. Pierre-André de Chalendar. - En Chine, les politiques sont des ingénieurs, qui raisonnent à long terme.
Je ne suis pas contre la planification, mais il faut faire attention. L'État doit se méfier de ses propres décisions dans ce domaine. Les exemples de dispositifs d'aides mal ciblées pullulent. Le CIR a l'avantage d'être neutre, même s'il n'est pas parfait partout.
J'évoquais la Darpa. En France, nous avons historiquement un organisme, le CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives), qui fonctionne bien. Mais cela a été moins glorieux dans d'autres domaines. J'ai un avis nuancé sur le sujet. C'est compliqué et cela nécessite de rentrer dans le détail.
Les programmes chinois sont meilleurs que France 2030 et, surtout, ils ont eu une grande constance. Ils ont été décidés il y a vingt ans.
En France, nous avons un effet d'éviction de l'épargne très important lié à la dette publique, car on a besoin de la financer. Or nous avons plutôt intérêt à ce que notre dette soit financée par des résidents et non par des étrangers. De ce fait, nous nous sommes mis dans une situation compliquée.
Je crois beaucoup à l'association de l'épargne de la retraite des Français aux entreprises, par la capitalisation. Je ne suis pas un spécialiste de l'union des marchés de capitaux ; avoir un pool européen et réduire la fragmentation bancaire et celle des capitaux au sein de l'Europe réglerait-il le problème ? Je ne suis pas assez expert sur ce sujet pour vous dire si cela suffirait. En revanche, je pense qu'il y a deux leviers : agir sur la dette, et introduire une part de capitalisation dans le système de retraites.
Concernant l'efficacité des politiques publiques et le soutien à l'industrie, je le répète : je suis partisan d'un peu moins d'aides et d'un peu moins de prélèvements. Dans toute une série de domaines, des politiques de planification à moyen terme sont utiles.
Ces sujets relèvent du temps long ; or souvent, après avoir décidé d'une mesure politique, qu'elle soit législative ou réglementaire, on veut évaluer au bout d'un à deux ans, alors qu'un projet de recherche, dans une entreprise industrielle, donne parfois des résultats dix ans après.
Les politiques de réindustrialisation mises en place il y a une dizaine d'années ont porté leurs fruits. La Fabrique de l'industrie a récemment publié une étude sur l'emploi industriel le prouvant. Certes, il y a quinze ans, nous étions en retard par rapport à l'Europe. Nous avons à peu près rattrapé le niveau européen sur plusieurs sujets. Mais il y a eu ensuite une deuxième vague liée au choc violent de la crise énergétique et de l'invasion de l'Ukraine, qui a particulièrement touché l'Europe par rapport au reste du monde. Cette deuxième vague se traduit par un quasi-arrêt de la réindustrialisation. L'Allemagne est bien plus touchée que nous, mais cela nous affecte aussi, ce qui amoindrit un peu les résultats de la politique lancée il y a une dizaine d'années.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Nous sommes dans une espèce de spirale infernale où la dette croit plus vite que la richesse de la France, ce qui soulève un problème de soutenabilité. Les perspectives de croissance inférieure à 1 %, avec des taux d'intérêt à plus de 3,5 %, ne vont pas dans le bon sens.
Que pensez-vous des débats sur les holdings et sur le pacte Dutreil ? Faut-il recibler ces dispositifs autour des PME, grâce à des critères d'incorporation des actifs personnels ? Faut-il davantage faire de ces dispositifs des leviers d'investissement et les conditionner, pour avoir moins de taxes, moins d'aides mais plus de soutien à l'activité ?
Que fait l'Institut des entreprises pour la formation et l'accompagnement de nos jeunes, afin de stimuler l'esprit d'entreprise, défaillant actuellement, y compris dans l'enseignement supérieur ?
M. Daniel Salmon. - J'ai lu dans la revue de l'Institut de l'entreprise, Sociétal, de nombreux articles allant dans le sens du climatoscepticisme - on y préfère le terme « climato-relativisme » - de Jean-Marc Daniel, Jean-Robert Pitte ou Bruno Durieux, niant tout effet du changement climatique et estimant qu'il n'y a pas d'éléments catastrophiques ; les écologistes font peur, en réalité il ne se passerait rien... Ces auteurs écrivent à peu près la même chose sur l'épuisement des ressources naturelles... Qu'en pensez-vous ? Selon vous, la recherche et l'innovation technologique nous permettront-elles de nous sortir de ce mauvais chemin ? La sobriété et l'efficacité ne sont-elles plus à l'ordre du jour, comme le prétendent ces articles ?
Mme Viviane Artigalas. - Vous avez dit ne pas avoir de discours politique, mais vous relayez certains discours qui sont politiques...
M. Pierre-André de Chalendar. - Je dis ce que je pense...
Mme Viviane Artigalas. - C'est votre droit de le faire. Mais vous tenez un discours politique sur le poids de la dette, en éludant le problème des recettes. Nous faisons face à un manque de recettes depuis 2017. La suppression de la taxe d'habitation a réduit de 23 milliards d'euros par an les recettes de l'État, et entraîne un manque de visibilité sur la stratégie de construction de logements, qui a aussi fait baisser les recettes de TVA.
Deuxième question : votre institut est constitué de grandes entreprises et financé par elles, ce qui interroge sur l'orientation de vos réflexions. Comment assurez-vous un équilibre entre action promotionnelle et réflexion critique ? Dans un contexte où l'on demande aux entreprises de répondre aux attentes sociétales, comment articulez-vous deux dimensions parfois divergentes que sont la performance économique et la responsabilité sociale ?
M. Pierre-André de Chalendar. - Je ne suis pas un spécialiste du pacte Dutreil, n'ayant pas géré d'entreprise familiale. Mais je constate qu'il y avait un décalage important entre la France et l'Allemagne. La France se caractérise par de nombreuses grandes entreprises qui réussissent très bien. Je m'enorgueillis que Saint-Gobain en ait fait partie. Par contre, nous avons un tissu d'ETI beaucoup moins dense que le Mittelstand allemand - la Fabrique de l'industrie a publié de nombreuses études sur ce sujet. La transmission était l'une des causes de cette différence : en France, de nombreux chefs d'entreprise ne passent pas à la génération suivante, pour différentes raisons - pas uniquement fiscales. Les Allemands réussissent beaucoup mieux sur ce point, notamment parce qu'il y existe des trusts, et qu'ils dissocient parfois le management et la propriété.
En France, des études récentes ont montré que beaucoup de PME étaient devenues des ETI, nous avons donc comblé une partie de l'écart. J'ai tendance à lier cela avec le pacte Dutreil. Je n'y toucherai donc pas trop... Il y a peut-être eu des abus, mais il faut favoriser la transmission des entreprises.
L'Institut de l'entreprise mène des activités de formation, mais pas envers les jeunes, davantage vers les talents dans l'entreprise et dans des univers qui ne sont pas ceux de l'entreprise : nous les réunissons pour les former, un peu sur le modèle de l'IHEDN. Nous n'avons pas les moyens suffisants pour faire de la formation générale, car nous sommes une toute petite structure. Nous avons beaucoup milité pour une réforme de l'apprentissage, notamment mon prédécesseur Antoine Frérot.
Je n'ai pas en tête les articles de Sociétal que vous mentionnez, ce sont probablement des numéros anciens. Par ailleurs, Sociétal n'est pas la voix de l'Institut de l'entreprise. C'est une revue dans laquelle nous donnons la parole à des intervenants ; ces articles ne correspondent pas nécessairement à notre point de vue. Yannick Jadot pourra en témoigner, cela ne reflète pas du tout ma philosophie. Je me suis engagé assez tôt sur les sujets climatiques ; j'ai écrit un livre en 2010. J'ai participé activement à la préparation de la COP21. Je suis un convaincu de la cause climatique.
J'aime le terme de « sobriété » mais ne suis pas un apôtre de la décroissance. Il faut décorréler la croissance de la consommation d'énergie, ce qui n'est pas facile. Des marges de progrès sont possibles en décorrélant la consommation d'énergie des émissions de CO2, ce qu'on peut faire massivement grâce au nucléaire, la France étant en avance sur ce point.
La lutte contre le changement climatique est un impératif économique : ne rien faire coûtera beaucoup plus cher. C'est donc aussi un investissement. À Saint-Gobain, j'étais un fervent apôtre de la croissance verte. La croissance verte va-t-elle réussir à s'implanter dans de nombreux domaines ? Je n'en suis pas sûr d'un point de vue macroéconomique, mais si l'on ne fait rien, ce sera bien pire.
Je ne suis pas du tout d'accord avec Bruno Durieux, que je connais bien. Lorsqu'il a publié son livre, j'étais en désaccord sur à peu près tout... Je n'ai pas lu le numéro dont vous parlez, qui doit avoir été réalisé il y a plus de deux ans et demi, avant mon arrivée...
M. Daniel Salmon. - J'ai simplement consulté votre site internet...
M. Pierre-André de Chalendar. - Notre revue donne la parole, et son contenu n'engage pas l'Institut. C'est différent du document que j'ai envoyé à la présidente de votre commission, sur lequel l'Institut s'engage.
Personnellement, j'estime que nous avons davantage un problème de dépenses que de recettes. Toutes les comparaisons le montrent : nous tenons la deuxième place en matière de prélèvements obligatoires, hormis sur la TVA. Et j'estime que supprimer la taxe d'habitation a été une erreur. J'y suis sensible, car l'activité de construction est importante pour Saint-Gobain : il y a un lien entre la baisse de la construction et la suppression de la taxe d'habitation. Personne ne réclamait la suppression de la taxe d'habitation.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Ni l'instauration des 35 heures...
M. Pierre-André de Chalendar. - Je pense que la suppression de la taxe d'habitation a été une erreur et que nous le payons un peu aujourd'hui.
Le Sénat devrait étudier ce sujet. Si l'on veut supprimer les impôts de production, ne faisons pas la même erreur que pour la taxe d'habitation, car ce sont aussi des impôts locaux. Il faut trouver des mécanismes pour inciter les collectivités territoriales à attirer de l'activité. Aux États-Unis par exemple, une part de l'impôt sur les sociétés est fixée localement. Il est très important de conserver un lien entre le territoire et l'entreprise, sinon nous aurons le même effet pervers qu'avec la suppression de la taxe d'habitation. Je suis un farouche partisan de la baisse des impôts de production, qui sont idiots, car on les paie avant d'avoir gagné un centime. Mais il faut une assiette fiscale de proximité, pour que les collectivités soient incitées à développer de l'activité sur leur territoire. Il y a trop d'effets pervers comme le Not in my backyard (Nimby) : les habitants sont contents qu'il y ait des usines, à condition qu'elles soient dans la commune d'à côté... Il en est de même pour les logements neufs.
L'Institut de l'entreprise n'est pas une organisation professionnelle. Notre rôle n'est pas de défendre la profession ; nous sommes un cercle de réflexion. Certes, nous cherchons à promouvoir la cause de l'entreprise.
Mme Viviane Artigalas. - Comment articulez-vous cela avec votre responsabilité sociale ?
M. Pierre-André de Chalendar. - Nous cherchons à promouvoir une vision progressiste et humaniste de l'entreprise. Nous avons beaucoup travaillé, il y a quelques années, sur la responsabilité sociale des entreprises. Ce sont des sujets majeurs. J'étais en parfaite cohérence avec ce qui a été fait au moment de la loi Pacte.
L'entreprise sera d'autant mieux acceptée qu'elle assumera sa responsabilité sociale, sociétale et territoriale. Les PME et TPE sont très ancrées dans les territoires ; l'un des enjeux, pour les grandes entreprises, est de ne pas oublier le territoire : il est important qu'elles gardent leurs ancrages territoriaux.
Mme Annick Jacquemet. - Le rapport du Sénat La sobriété normative pour renforcer la compétitivité des entreprises relevait que le coût macroéconomique de la réglementation pesant sur les entreprises n'est pas connu avec certitude, variant du simple au double, mais qu'un consensus existe autour de 60 milliards d'euros.
Quels sont les principaux leviers de simplification pour les entreprises et comment parvenir à une simplification véritablement efficace et pragmatique ?
Mme Martine Berthet. - Vous dites que les emplois industriels ont augmenté et que certaines filières ont été relancées...
M. Pierre-André de Chalendar. - Jusqu'à l'année dernière...
Mme Martine Berthet. - Nous nous en félicitons. Toutefois, en Savoie, les industries de base comme la chimie et la métallurgie sont en grande souffrance. Certaines arrêtent leur production, car elles fabriquent à perte par rapport à leurs concurrents extra-européens. Le coût de l'énergie, entre autres, est responsable de leur manque de compétitivité. Ce manque de visibilité à moyen et long terme a pour conséquence qu'elles interrompent la mise en oeuvre de leur décarbonation. Derrière cela, des emplois et notre souveraineté sont en jeu. Comment pouvons-nous les soutenir ?
M. Christian Redon-Sarrazy. - Je vous prie de m'excuser de mon retard, je présentais mon rapport sur le volet « Industries » de la mission « Économie » devant la commission des finances. Je sais que vous avez cité le théorème de Schmidt. Il me semble à ce propos que nous sommes de plus en plus dans une économie de rente, un capitalisme financier fondé sur le versement de dividendes, qui ne vise pas suffisamment l'emploi et les salaires, ni un aménagement équilibré du territoire. Les inégalités se creusent, le bien-être collectif se dégrade. Défendez-vous ce capitalisme-là ou une approche un peu différente, qui intègre aussi les attentes de nombreux citoyens et de la majorité des élus locaux ?
Les mesures proposées dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2026 sont-elles suffisantes pour assurer la compétitivité de l'industrie, en particulier de nos industries largement exposées à la concurrence internationale ? Je songe notamment à la concurrence chinoise sur l'acier, secteur où les enjeux de décarbonation sont majeurs.
M. Pierre-André de Chalendar. - Nous assistons à une inflation normative française nettement supérieure à la moyenne européenne, sachant que l'Europe est déjà en tête par rapport au reste du monde...
L'Europe a été prise d'une frénésie normative ces dix dernières années. Je suis un peu sceptique sur ce que nous avons vu... Le rapport Draghi l'a démontré : nous avons pris conscience du problème et essayé de simplifier au travers des directives omnibus, mais je n'ai pas encore vu beaucoup de simplification.
Deuxième sujet, la France surtranspose par rapport aux autres pays.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Tout à fait.
M. Pierre-André de Chalendar. - Cela relève de vos compétences et de celles de vos collègues de l'Assemblée nationale... Vous vous dépêchez de transposer avant les autres, et après on dit que c'est la faute de l'Europe.
Troisième point - je vais être un peu provocateur - vous travaillez trop...
M. Yannick Jadot. - Depuis la dissolution, c'est discutable...
M. Pierre-André de Chalendar. - J'ai commencé ma carrière comme fonctionnaire. On nous apprenait, à l'École nationale d'administration (ENA), à produire des textes. C'est dans l'ADN des hauts fonctionnaires : on leur apprend à produire des textes, ils sentent qu'ils sont jugés sur leur production de textes, au lieu de regarder par exemple la satisfaction de l'usager. Il y a un fort problème culturel en France. Au Parlement, au Gouvernement, dès qu'il y a un problème, on nous dit qu'il faut un texte... La sphère publique doit moins travailler.
Certes, les créations d'emplois industriels ont été un peu supérieures aux destructions jusqu'en 2024, mais il y a eu des destructions dans certains secteurs. La politique économique menée a, à mon sens, porté ses fruits, mais nous subissons la deuxième vague liée à l'envolée des coûts de l'énergie, concomitante à l'invasion de l'Ukraine par la Russie et à l'arrêt des approvisionnements en gaz russe. Malheureusement, certaines industries, fortes consommatrices d'énergie et exposées à une concurrence lointaine, sont très menacées. Saint-Gobain est moins exposée car son activité consomme beaucoup d'énergie mais ses produits ne voyagent pas très loin, contrairement à l'acier ou à la chimie.
Je n'ai pas de remède miracle, mais la France dispose d'atouts considérables, insuffisamment utilisés : nous sommes le pays d'Europe où la production d'électricité est la plus décarbonée ; elle est en outre abondante et bon marché par rapport aux autres pays - et même dans un rapport pas si mauvais par rapport aux États-Unis.
C'est l'une de mes marottes : depuis trente ans, la France a choisi de faire davantage profiter les ménages que les industriels de notre avantage en matière de coût de l'électricité nucléaire. Certes, désormais, les industriels français paient moins cher leur électricité que leurs homologues européens ; mais les ménages allemands paient deux fois plus cher leur électricité que les ménages français. C'est tout le débat que nous avons eu sur les industries électro-intensives. Cela s'améliore un peu, mais il reste encore à faire.
L'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) se termine à la fin de l'année. De nombreuses entreprises ne savent pas très bien à quelle sauce elles seront mangées... Les prix de gros ont baissé, le sujet est peut-être moins d'actualité, mais la situation n'est pas saine. La manière dont EDF avait démarré la structuration de ses offres vis-à-vis des grands industriels ne me paraissait pas empreinte de cette philosophie. Selon moi, le sujet le plus important de politique industrielle est de savoir comment les entreprises peuvent bénéficier de cet atout majeur : une électricité décarbonée et abondante, et - historiquement - peu chère. Certes, EDF veut financer l'avenir. Il faut négocier avec Bruxelles, mais ces discussions n'ont même pas été engagées. Pourquoi la France ne chercherait-elle pas à faire un peu plus bénéficier son industrie de cet avantage important ? Je viens d'un secteur énergivore. L'énergie est très importante, et il y a un effet de ruissellement : toutes les industries consomment de l'énergie ; or nous détenons un véritable atout.
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut faire que du nucléaire : je ne suis pas du tout opposé aux énergies renouvelables. Mais les industriels ont besoin de la production de base - et le nucléaire fournit une production de base, pilotable. Nous devrions donc affecter une partie de la production de notre parc nucléaire historique aux industries électro-intensives françaises. Ainsi, nous arriverions presque aux coûts américains.
En ce qui concerne le budget, je ne suis pas un spécialiste des inégalités, mais, la France est l'un des pays où le coefficient de Gini après redistribution, est le plus bas : les inégalités de revenu n'ont pas augmenté en France.
M. Daniel Salmon. - Mais on dit que les gens sont assistés !
M. Pierre-André de Chalendar. - On peut réduire un peu la redistribution, c'est le principe de la « pompe aspirante-refoulante », et corriger ensuite si cela augmente les inégalités. Les inégalités s'accroissent partout dans le monde, mais la France fait exception. Et pourtant, c'est le pays où l'on en parle le plus - l'égalité figure dans notre devise...
J'estime que le prix de l'électricité est encore plus important que les mesures figurant dans le PLF. Toutes les études évoquent les investissements dans la décarbonation. Je prendrai encore mon expérience chez Saint-Gobain : nous lançons des investissements s'il y a un retour sur investissement, ou payback. S'il y a des aides à l'investissement, vous améliorez le payback. Vous n'investirez pas si le payback est négatif... Or les gros investissements sur les cinquante sites ne se font pas, car le payback est négatif.
Dans les grandes industries, l'enjeu de la décarbonation, si l'on simplifie, c'est de passer du gaz à l'électricité. Si vous voulez un payback positif, vous devez l'amortir sur le long terme : cela ne doit pas vous coûter plus cher en fonctionnement que si vous étiez au gaz.
Actuellement, la somme du prix du gaz et du CO2 est inférieure aux tarifs d'EDF. EDF devrait proposer un prix inférieur. Ces prix sont de l'ordre de 30 euros plus 20 euros par mégawattheure. Pour les industries électro-intensives, il faudrait que le prix de l'électricité soit au maximum de 50 euros par mégawattheure, lorsqu'EDF propose 65. Yannick Jadot sera d'accord avec moi : il faudra notamment augmenter progressivement le prix du CO2, à condition d'avoir un bon mécanisme de taxation aux frontières. Le prix du gaz, quant à lui, va rester relativement bas.
La décarbonation ne doit pas se traduire seulement par des investissements, mais aussi par un prix de l'électricité bas.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci de votre présence ; vous avez suscité, sur des sujets importants, des débats qui sont loin d'être terminés.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Projet de loi de finances pour 2026 - Crédits du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » - Examen du rapport pour avis
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous examinons notre premier rapport pour avis budgétaire sur le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État ».
Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis sur les crédits du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État ». - Le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » (CAS PFE) est un objet budgétaire un peu particulier puisqu'il comprend, et c'est l'objet spécifique d'un compte d'affectation spéciale, en regard des crédits qui y sont inscrits, des recettes affectées, sur lesquelles nous avons également à nous prononcer. Dans toutes les autres missions examinées en deuxième partie, il n'y a que des dépenses, puisque les recettes ont été examinées en première partie du projet de loi de finances (PLF). Par ailleurs, le CAS PFE agrège les crédits dédiés aux participations financières de l'État gérées par l'Agence des participations de l'État (APE) et d'autres crédits financés par des versements du budget général, pour lesquels le CAS ne sert que de véhicule budgétaire : il s'agit notamment des crédits des programmes d'investissements d'avenir (PIA) et de France 2030, de fonds d'investissement sectoriels, notamment dans le secteur de la défense, ainsi que du financement de banques multilatérales de développement ou du mécanisme européen de stabilité (MES).
J'évoquerai d'abord les enjeux budgétaires - ils concernent notamment la partie recettes - avant de m'arrêter sur les opérations susceptibles d'être menées en 2026 par l'APE et les crédits associés.
Le CAS PFE finance l'ensemble des crédits de la mission par les produits d'opérations en capital, typiquement des cessions d'actifs. Néanmoins, depuis 2017, des recettes issues du budget général sont de plus en plus fréquemment venues abonder le CAS, d'abord pour y faire transiter les fonds des PIA, puis, à l'occasion de la crise covid, pour financer le soutien de l'État aux entreprises en crise de son portefeuille, et enfin, plus récemment, pour financer le programme 732, dédié à l'apurement de la dette de l'État, et dans lequel le Gouvernement avait souhaité isoler spécifiquement la dette covid. Face à la raréfaction des recettes de cessions d'actifs, dans un marché atone, la part des recettes du CAS issues du budget général était montée ces dernières années à des niveaux très élevés : 93 % en moyenne sur la période 2021-2024, et même 97 % pour les seules opérations du périmètre APE.
Cette situation est en voie de normalisation : en 2026, moins de 40 % des recettes du CAS seront issues de versements du budget général, et ce pour trois raisons. D'abord, la suppression des versements dédiés au désendettement covid - en moyenne 6 milliards d'euros en 2023 et 2024 -, que la commission des finances du Sénat avait fait supprimer l'an dernier. Le programme 732 retourne à sa vocation première de financement du désendettement général de l'État, mais aucun crédit n'y est inscrit cette année. Ensuite, les coupes budgétaires ont drastiquement réduit les crédits des PIA et de France 2030, en baisse de plus de moitié en 2026 par rapport au dernier PLF. Enfin, et c'est ce qui nous intéresse principalement, la reprise d'un rythme dynamique de cessions d'actifs : l'APE devrait y procéder en 2026 à hauteur de quelque 3,2 milliards d'euros, un niveau tout à fait inédit par rapport aux dernières années, qui revient aux ordres de grandeur qui prévalaient dans la décennie pré-covid.
Par conséquent, les recettes issues du budget général ne représenteront plus en 2026 qu'environ un quart du financement des opérations du périmètre APE, et encore ne s'agira-t-il que de reports de crédits non consommés en 2025. L'APE mobilisera d'ailleurs également en 2026 les crédits reportés du CAS.
L'APE m'a précisé avoir été invitée par le Gouvernement à développer une gestion plus dynamique de son portefeuille, afin d'identifier les participations moins stratégiques, qui pourraient être cédées pour financer de nouvelles acquisitions. Je leur en fais volontiers crédit. Cependant, je m'interroge sur ce modèle de financement, et ce pour deux raisons. D'une part, alors que la loi de finances initiale pour 2025 prévoyait 728 millions d'euros de cessions - soit quatre fois moins que ce qui est prévu pour 2026 -, seuls 38 millions d'euros ont finalement été récupérés, en raison d'opérations avortées, soit un taux d'exécution de 5 % ; d'autre part, plus le portefeuille de l'État se resserre autour des participations les plus stratégiques, moins il sera facile de vendre, et ce alors même que l'environnement économique et géostratégique justifierait plutôt d'étendre le portefeuille.
Plus fondamentalement, l'APE est un actionnaire de long terme, qui ne doit pas céder des participations pour des raisons conjoncturelles. Il est au contraire essentiel de préserver la capacité de l'État d'investir dans des entreprises de souveraineté, avec agilité. Pour cette raison, je fais deux recommandations complémentaires.
D'une part, ne pas céder à la tentation de « vendre les bijoux de famille » pour éponger la dette ou financer des dépenses de fonctionnement. Ce serait un non-sens budgétaire, puisque cela reviendrait à priver l'État des ressources récurrentes que constituent les dividendes versés au titre des participations de l'État - 2,3 milliards d'euros attendus en 2026, ce qui correspond à peu près à la moyenne annuelle des dernières années. En outre, le désendettement nécessite des efforts structurels sans commune mesure avec la valeur patrimoniale des participations financières de l'État. Enfin, vendre pour désendetter, ce serait tout simplement nier l'intérêt stratégique de l'actionnariat d'État.
D'autre part, je suggère, comme les années précédentes, de lancer une réflexion sérieuse sur l'affectation à l'APE de tout ou partie des dividendes. L'APE est le seul actionnaire à ne pas récupérer directement le fruit de ses investissements, au contraire, par exemple, de Bpifrance ! Dans le contexte budgétaire actuel, je n'imagine pas que l'État renonce à court terme à ce que ces dividendes alimentent le budget général, mais cela redonnerait de l'air à l'APE, tout en la responsabilisant dans la gestion de son portefeuille.
J'en viens maintenant à la stratégie d'investissement de l'APE. Le portefeuille de l'État comprend actuellement 88 entreprises, dont onze entreprises cotées, pour une valeur totale évaluée à plus de 200 milliards d'euros.
Alors que les années 2023 et 2024 avaient été marquées par d'importantes acquisitions dans le secteur de l'industrie de défense - ainsi, naturellement, que dans le secteur de l'énergie, avec la reprise de contrôle d'EDF - c'est dans le secteur du numérique, tant hardware que software, que l'APE a été particulièrement active en 2025.
Tout d'abord, l'APE a concrétisé fin 2024 l'acquisition de 80 % d'Alcatel Submarine Networks (ASN), leader de la fabrication, de la pose et de la maintenance de câbles sous-marins. L'opération a fait l'objet en 2025 d'un complément de prix à hauteur de 39,9 millions d'euros. Par ailleurs, grâce à une augmentation de capital de 625 millions d'euros, IN Group (l'ancienne Imprimerie nationale) a acquis les activités d'identité civile d'Idemia, leader mondial de la biométrie : l'objectif est de créer un champion français de niveau mondial de l'identité tant physique que numérique.
Surtout, l'État a acquis en juillet 2025 auprès de Bpifrance 13,6 % du capital d'Eutelsat Communications, puis a participé à deux augmentations de capital, pour un total d'environ 1 milliard d'euros - 258 millions d'euros en acquisition et 750 millions d'euros d'augmentation de capital -, considérant que l'entreprise, avec le développement de sa constellation en orbite basse, était devenue stratégique à la fois pour des usages civils et militaires.
L'État a d'ailleurs maintenu en 2025 sa vigilance dans le champ de la défense, avec l'acquisition d'une action de préférence dans la société Roxel, leader mondial des systèmes de protection, dont Safran souhaitait se désengager.
Le taux d'exécution des crédits dédiés à l'APE sur l'année 2025, qui est de 90 %, masque en réalité une grande imprévisibilité. Par exemple, l'opération Eutelsat, qui représente près de la moitié des crédits consommés, n'a pas été anticipée. Mais c'est inhérent à ce type d'activités, on ne peut en faire grief à l'APE.
En ce qui concerne l'année à venir, les principaux projets de l'APE sont, premièrement, la concrétisation de l'acquisition des activités Advanced Computing d'Atos, pour un montant prévisionnel de 400 millions d'euros. C'était une recommandation du Sénat et de notre commission ; l'opération a été conclue en juillet dernier, et elle sera faite par le biais de la société Météore Holding, créée à cette fin et détenue à 100 % par l'État. L'APE creuse ainsi le sillon de la souveraineté numérique.
Le deuxième projet de l'APE concerne des dotations de soutien à l'aménagement foncier des grands ports maritimes ainsi qu'à la valorisation immobilière de l'usine de La Monnaie de Paris à Pessac, qui sont des crédits reportés de 2025, de 61 millions d'euros au total ; troisièmement, l'APE anticipe des compléments de prix sur l'opération ASN et la couverture des options de vente ouvertes aux actionnaires japonais d'Orano, pour un total de 510 millions d'euros.
Pour le reste, il s'agit d'opérations confidentielles, pour un total de 3,26 milliards d'euros. Comme les années précédentes, je ne peux que déplorer le manque d'information du Parlement sur ces opérations, au moment du vote de la loi de finances. Toutefois, je comprends les impératifs de confidentialité, et je précise que le commissaire aux participations de l'État s'est engagé à nous informer dès qu'il aura davantage d'éléments sur les opérations projetées, tant en cessions qu'en acquisitions.
Nous devons saluer la récente inflexion de l'APE vers le numérique, qui était traditionnellement plutôt « laissé » à Bpifrance, dans une logique de compétence « métier », car la maîtrise des infrastructures numériques et des logiciels est indubitablement un enjeu de souveraineté, tant pour les activités civiles que militaires.
Je serais peut-être moins laudative sur la doctrine d'intervention de l'APE dans le secteur industriel, en particulier en ce qui concerne l'articulation avec Bpifrance. Très loin de moi, l'idée de tout nationaliser ! L'actionnariat n'est pas le seul levier de politique économique de l'État, et il n'a pas vocation à régler les problèmes de compétitivité des entreprises. Mais il me semblerait utile que l'APE développe une véritable grille d'analyse des risques systémiques que poserait la disparition de telle ou telle entreprise industrielle, afin de concentrer ses efforts sur ces dernières, et au contraire, se désengager de certaines autres. Comment expliquer par exemple que l'APE ait cédé ses parts dans PSA à Bpifrance, mais conserve 15 % du capital de Renault ? STMicroelectronics, fabricant de semi-conducteurs - composant critique s'il en est - a-t-il vraiment plus sa place dans le portefeuille de Bpifrance que dans celui de l'APE ?
Enfin, alors que nos moyens d'action nationaux s'amenuisent, je m'interroge sur les possibilités de coordonner davantage les prises de participation publiques avec nos partenaires européens, sur le modèle d'Airbus, dont sont actionnaires à la fois l'État français, l'État allemand et l'État espagnol. Cela serait particulièrement pertinent pour des secteurs à forte intensité capitalistique, et où les décisions politiques remontent déjà, ou de plus en plus, au niveau européen, comme le spatial ou la défense.
Voilà, chers collègues, les réflexions que m'inspire ce CAS PFE. Comme vous le voyez, elles excèdent le strict exercice de l'avis budgétaire. Il me paraît surtout utile de soutenir l'action de l'État actionnaire en faveur de la souveraineté économique, car je ne peux que saluer cette action menée ces dernières années. L'APE nous ayant indiqué que le budget proposé lui permettrait de mener à bien ses missions en 2026, je vous propose donc d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits du CAS.
M. Yannick Jadot. - Je souscris au dernier point, y compris sur la dimension européenne. La rupture entre Dassault et Airbus sur l'avion européen est une catastrophe pour la stratégie de défense européenne. Nous sommes revenus à une sorte de nationalisme industriel qui n'est pas à la hauteur des enjeux de défense. L'État n'est pas non plus à la hauteur sur ce sujet.
Je souhaite rappeler, alors qu'il avait été voté à la quasi-unanimité l'an dernier en séance publique, notre amendement visant à ce que l'État acquière une action spécifique dans TotalEnergies, que nous allons redéposer. Le risque d'un déplacement du siège social en dehors de la France est patent, sur lequel joue parfois implicitement le président Patrick Pouyanné. La capitalisation très étrangère de TotalEnergies pose problème. Même si j'ai des divergences avec Patrick Pouyanné, il reste un patriote. Mais si demain, l'actionnariat devient à majorité américaine, pourquoi TotalEnergies ne se déplacerait-elle pas ailleurs ?
Il faut redéfinir les secteurs d'intervention stratégique de l'État, comme vous le préconisez.
M. Fabien Gay. - Merci de votre rapport. Je partage certaines analyses ; mais je ne comprends pas bien comment nous pourrions adopter des crédits prévoyant 3 milliards d'euros de cessions d'actifs - environ 60 % du portefeuille - sans qu'on sache exactement quels seraient les objectifs et les entreprises visés. On renvoie cela à je ne sais quand. Il faut de la transparence et éclairer les débats parlementaires. Nous posons cette question chaque année, ce n'est pas possible ! Je ne me vois pas autoriser l'État à céder des actifs ou des actions de telle entreprise sans savoir quelle sera l'orientation du Gouvernement.
Ensuite, nous avons de plus en plus de mal à comprendre les différences entre l'APE et Bpifrance. Certes, Nicolas Dufourcq nous ferait une très belle présentation des différences et se gargariserait de gérer énormément d'actifs... Une partie des participations de l'État est gérée par l'APE, réduite à peau de chagrin d'année en année, au profit de Bpifrance.
Vous évoquiez la stratégie. L'État est actionnaire d'Orange Marine, mais aussi d'ASN, soit deux entreprises en concurrence sur la pose des câbles. Pour quelles raisons l'État a-t-il des participations dans ces deux entreprises ? Prévoit-on une fusion de ces deux entreprises ? Cela pourrait être intéressant, puisqu'elles sont leaders sur le marché. Orange détiendra une flotte entièrement renouvelée à l'horizon 2028-2029. Toutefois, une éventuelle restructuration aura un impact social. Nous devrions être éclairés sur ce point.
Vous avez eu raison de citer STMicroelectronics, qui figure non pas dans le portefeuille de l'APE, mais dans celui de Bpifrance. Il nous faut interroger la stratégie de ces entreprises, et nous demander : qui nous représente dans ces entreprises. ? L'État actionnaire a-t-il les mêmes droits de vote que des actionnaires privés ?
STMicroelectronics bénéficie de 500 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) - donc d'argent public - chaque année. L'État en est actionnaire via Bpifrance à hauteur de 13 % aux côtés de l'État italien, mais l'entreprise organise des schémas d'optimisation fiscale, comme l'ont montré la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques ainsi que des journalistes. En tant que parlementaire, j'estime que nous devrions nous interroger sur une entreprise dont l'État est actionnaire de référence et qui organise et vote des schémas d'optimisation fiscale !
Enfin, vers quel objectif veut-on aller si l'on vend des actifs ? L'État n'est pas monté au capital de certaines entreprises qu'un certain nombre d'entre nous jugent stratégiques, ni n'a voulu les nationaliser partiellement ou totalement, dans l'attente de leur revente. Nous laissons se démanteler Atos, petit bout par petit bout, sans monter au capital. Sans tout nationaliser, certains actifs stratégiques devaient être préservés. À part prêter à perte 50 millions d'euros et créer le lendemain une holding pour payer moins d'impôts en Belgique, à quoi a servi l'État ?
Il en est de même pour Vencorex ou ArcelorMittal... Je ne vois à aucun moment une ambition stratégique de monter au capital d'entreprises stratégiques.
Nous ne souhaitons pas nationaliser 4,5 millions d'entreprises ! Mais nous pourrions au moins, au-delà de nos appartenances politiques, engager une discussion sur certaines d'entre elles.
Nous ne serons pas favorables à l'adoption des crédits de la mission.
M. Olivier Rietmann. -Nous avons un vrai souci d'optimisation fiscale des entreprises dans lesquelles l'État détient une forte participation. Le cas de STMicroelectronics nous a surpris lorsque nous les avons reçus dans le cadre de la commission d'enquête. Cette entreprise a été sur aidée et sur accompagnée par l'État français, mais aussi par l'État italien, dans un réel but de souveraineté, au moment de la raréfaction des métaux rares, indispensables à la fabrication des microprocesseurs, à la suite de la crise covid et de l'invasion ukrainienne. L'État français a apporté un soutien financier très fort, au travers de subventions et du CIR.
Nous nous étions étonnés, devant le président de STMicroelectronics, que l'entreprise bénéficie d'aides importantes alors qu'elle dégage des bénéfices élevés et est en phase d'industrialisation de ses process, mais aussi qu'elle industrialise non pas en France, mais en Inde, provoquant la suppression de 600 à 1 000 emplois en France et en Italie, et ne paie pas d'impôt ! Il nous avait alors répondu que ces aides avaient été octroyées pour répondre à une demande notamment des constructeurs automobiles français Renault et Stellantis, qui manquaient fortement de microprocesseurs, et s'étaient alors tournés vers STMicroelectronics.
Depuis, la situation a repris son cours normal, les constructeurs sont retournés vers leurs fournisseurs habituels, et STMicroelectronics ne vend plus ses produits en France. Mais comment un capitaine d'une grosse industrie française, qui plus est, bénéficiant de beaucoup d'aides publiques, peut-il arguer qu'elle ne paie pas d'impôt, car ses produits sont vendus hors de France ? Dans ce cas, la plupart des entreprises françaises exportatrices ne paieraient pas d'impôt en France ! L'explication ne vaut pas... Il y a là une forte optimisation !
Comme le dit Fabien Gay, la question se pose de savoir par qui l'État est représenté dans l'entreprise, quels comptes sont demandés, etc. ? Il y a un défaut d'information sur la représentation de l'État et de consultation du Parlement, comme l'a indiqué la rapporteure : les décisions sont prises sans notre avis.
Toutefois, je suis favorable à l'adoption des crédits du CAS.
Mme Anne-Catherine Loisier. - ASN fabrique des câbles sous-marins, alors qu'Orange Marine les pose et fait de la maintenance. Avoir une capacité de production industrielle, située notamment à Calais, est un enjeu stratégique, notamment pour résister à nos concurrents américains et japonais.
M. Vincent Louault. - Je suis membre, avec deux autres sénateurs, du comité de surveillance des investissements d'avenir France 2030. Je m'inquiète de l'opacité de Bpifrance, qui devient presque une « principauté de Monaco ».
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Attention, je préside le groupe d'amitié France-Monaco...
M. Vincent Louault. - L'important était le terme « principauté », et pas « Monaco » ! Je m'interroge comme Fabien Gay. Nous serons favorables à l'adoption des crédits, mais nous nous interrogeons sur le contrôle de l'État et sur la transparence sur le fonctionnement de Bpifrance. Peut-être conviendrait-il d'organiser une audition du responsable de Bpifrance...
M. Olivier Rietmann. - Le rapport de la commission d'enquête sur les aides publiques s'interrogeait déjà sur ce point : où sont les rapports d'évaluation ? Encore une fois, comme l'a évoqué la rapporteure, nous décidons au doigt mouillé. Où peut-on récupérer de l'argent ? Il faut analyser en profondeur pour savoir dans quelle entreprise l'État doit être présent, et représenté de telle ou telle manière... Ce n'est pas sérieux !
Mme Viviane Artigalas. - Merci de ce rapport équilibré. Sous couvert de confidentialité, n'y a-t-il pas un manque de stratégie de l'État, qui réalise des opérations au coup par coup, en fonction des opportunités ?
M. Vincent Louault. - C'est sûr !
Mme Viviane Artigalas. - Nous ne pouvons cautionner ce manque de transparence. Nous nous abstiendrons sur le vote des crédits de la mission, même si nous sommes d'accord sur le fond du rapport.
M. Yannick Jadot. - Nous savons très bien pourquoi il n'y a pas d'évaluation : les inspecteurs des finances contrôlent absolument tout dans notre pays, sauf ce qu'ils font ! C'est l'une des raisons de la pagaille que nous connaissons dans notre pays !
M. Olivier Rietmann. - En effet !
Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis. - Merci à tous pour vos remarques et propositions.
Monsieur Jadot, nous prenons en compte votre projet d'amendement sur TotalEnergies. La dimension européenne est importante et croissante - notamment pour la défense -, je l'ai souligné dans le rapport.
La Cour des comptes a rendu un rapport positif sur l'action de l'APE, hormis sur un point : elle regrettait un turn-over trop important des représentants de l'APE dans les entreprises du portefeuille.
Monsieur Gay, les cessions à venir ne représentent pas 60 % du portefeuille de l'APE ; celui-ci atteint plus de 200 milliards d'euros.
M. Fabien Gay. - Oui, il s'agit de 60 % des recettes du CAS.
Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis. - Tout à fait. Le Gouvernement a demandé une revue stratégique à l'APE pour analyser les enjeux des participations. Nous avons besoin de recettes, donc de cessions, pour investir dans des entreprises souveraines. Nous le voyons avec Atos. Mais tout cela doit en effet être analysé.
Le commissaire aux participations de l'État propose de nous tenir informés en cours d'année des cessions et achats qui seront réalisés.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous pourrions organiser une audition du commissaire.
Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis. - Certaines opérations sont déjà projetées même si elles ne sont pas annoncées officiellement, comme celle sur KNDS, dont les Allemands veulent se désengager partiellement, et pour laquelle une introduction en bourse est envisagée. Le commissaire nous préviendra dès que cette opération pourra se faire.
STMicroelectronics figure dans le portefeuille de Bpifrance et non dans celui de l'APE. Compte tenu des enjeux liés à ces composants électroniques, il serait à mon sens préférable que cela figure dans le portefeuille de l'APE ; je pense que ce point sera étudié dans le cadre de la revue stratégique demandée par le Gouvernement.
Le rachat par l'État d'une partie des activités d'Atos est bien prévu ; une société ad hoc a récemment été créée à cette fin.
Le commissaire aux participations de l'État nous a indiqué qu'à son sens, intervenir dans ArcelorMittal serait un investissement trop important, qui obligerait en outre à séparer la partie française du groupe, ce qui, stratégiquement, ne serait peut-être pas la meilleure chose à faire. En outre, cela ne permettrait pas de résoudre les problèmes structurels de la partie française d'Arcelor.
Madame Loisier, effectivement les deux entreprises Orange Marine et ASN n'ont pas le même positionnement : il est intéressant que l'APE ait des participations des deux côtés.
Madame Artigalas, si certaines opérations sont plus ou moins prévues à l'avance, comme celle sur KNDS, d'autres sont en effet réalisées en fonction des opportunités, et ne peuvent donc être anticipées. C'est le principe même de ce CAS, même si on peut le regretter.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État ».
Mission d'information flash sur les enseignements pouvant être tirés de la gestion de la crise sanitaire de la dermatose nodulaire contagieuse - Désignation des rapporteurs
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Lors de la dernière réunion du Bureau de notre commission, nous avons décidé de lancer une mission d'information flash, transpartisane, sur les enseignements pouvant être tirés de la gestion de la crise sanitaire de la dermatose nodulaire contagieuse, dont les conclusions devraient être présentées dès la fin du mois de janvier.
Je vous propose les candidatures suivantes : Mme Martine Berthet au titre du groupe Les Républicains, Mme Annick Jacquemet pour le groupe Union Centriste, M. Christian Redon-Sarrazy pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et M. Gérard Lahellec, pour le groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste-Kanaky.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 12 h 25.