Jeudi 27 novembre 2025
- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -
La réunion est ouverte à 08 h 30.
Colloque sur la montée en puissance des mouvements et réseaux masculinistes dans le monde
Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, mesdames, messieurs, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, qui a lieu tous les ans le 25 novembre, la délégation aux droits des femmes du Sénat a décidé d'organiser un colloque consacré à un phénomène préoccupant : la montée en puissance des mouvements et réseaux masculinistes dans le monde.
Ce colloque marque le lancement de travaux au long cours de la délégation sur la montée des mouvements masculinistes en France notamment, puisque nous allons publier un rapport sur ce sujet d'ici la fin du premier semestre 2026. Trois rapporteures ont d'ores et déjà été nommées : nos collègues Béatrice Gosselin, Olivia Richard et Laurence Rossignol. En outre, pour ce colloque à visée internationale, Annick Billon est une de nos sénatrices référentes.
Dans un contexte de « backlash » qui fragilise et remet en question des acquis essentiels pour les droits des femmes, les mouvements masculinistes constituent l'un des moteurs de ce retour en arrière. Il nous a donc semblé indispensable de comprendre leurs facteurs d'émergence et leur évolution, leur prolifération internationale ces dernières années, et de réfléchir aux outils nécessaires pour contrer ces discours.
L'actualité récente témoigne de la gravité de la menace. Pour la première fois, en juillet dernier, le parquet national antiterroriste a mis en examen un jeune homme de 18 ans pour un projet d'attentat inspiré de l'idéologie masculiniste « incel ». Cet événement rappelle, s'il en était besoin, que ces mouvements ne relèvent pas de fantasmes théoriques : ils peuvent produire une violence bien réelle, y compris en France.
Le phénomène, d'ailleurs, n'est pas nouveau. Dès 1989, quatorze femmes étaient assassinées à l'École polytechnique de Montréal au nom d'une haine des femmes et des féministes. Plus récemment, en 2014, à Santa Barbara, en Californie, Elliot Rodger, un jeune homme de 22 ans, assassinait six personnes et en blessait quatorze autres avant de se suicider. Il visait spécifiquement un foyer d'étudiantes et avait préalablement publié un manifeste détaillant sa haine des femmes.
Pourtant, ces mouvements demeurent largement méconnus. Leur diversité, leur fragmentation et leurs modes d'expression multiples compliquent leur compréhension. D'où l'importance, aujourd'hui, d'en analyser les ressorts : c'est précisément l'objectif de notre colloque.
Il est temps, plus que temps, de tirer la sonnette d'alarme et de refuser de fermer les yeux sur un phénomène qui s'étend et se transforme.
Il s'étend, parce que le contexte international montre une progression préoccupante de ces discours dans un nombre croissant d'États.
Il se transforme, parce que l'essor du numérique, sans avoir créé ces mouvements, a considérablement amplifié leur influence, leur visibilité et leur capacité de mobilisation.
La résurgence des rhétoriques masculinistes dans de nombreux pays ne constitue pas une dérive marginale : elle s'inscrit dans une tendance globale et durable.
On en observe les effets dans la sphère politique - aux États-Unis, avec la nouvelle élection de Donald Trump l'année dernière, ou en Argentine, avec la récente victoire de Javier Milei aux élections législatives, dont l'une des récentes décisions a été la fermeture du ministère des femmes, du genre et de la diversité.
On les observe aussi dans la sphère médiatique et numérique, où certaines personnalités, telles qu'Elon Musk, diffusent ou relaient ouvertement des discours masculinistes.
Le continent européen, lui non plus, n'est pas épargné avec des partis populistes ou ultraconservateurs qui promeuvent une vision « traditionnelle » des rôles de genre.
Face à ces constats, une prise de conscience semble émerger. Outre-Manche, la série Adolescence a suscité un électrochoc salutaire. En France, le sujet du masculinisme commence à être débattu publiquement, et nous réfléchirons aujourd'hui aux différentes stratégies possibles pour contrer cette progression.
Ce colloque promet d'être riche, éclairant et surtout il est nécessaire, voire salutaire. Je remercie donc chaleureusement l'ensemble des intervenantes et intervenants présents parmi nous ce matin.
Je rappelle que notre colloque est filmé et diffusé en direct sur le site Internet et les réseaux sociaux du Sénat. Il sera également disponible, par la suite, en vidéo à la demande.
Je laisse, dans un premier temps, la parole à notre collègue Laurence Rossignol qui introduira et animera notre première table ronde dont l'objet est de revenir sur les origines et les différentes expressions contemporaines des mouvements masculinistes à travers le monde.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci, madame la présidente, pour cette introduction.
Je souhaiterais d'abord formuler une remarque liminaire : nous sommes la première institution publique à nous saisir de la question des mouvements masculinistes. Une fois encore, la délégation aux droits des femmes se montre précurseure, comme elle l'avait déjà été en publiant le premier rapport consacré à l'industrie pornographique, un travail dont nous pouvons aujourd'hui mesurer l'impact et l'impulsion qu'il a donné aux politiques publiques. Notre première séquence a pour but de dresser un panorama des différentes expressions contemporaines des mouvements masculinistes à travers le monde, et de revenir sur les origines et les dynamiques de structuration des mouvements masculinistes.
Pour comprendre comment le masculinisme est devenu un phénomène sociétal d'ampleur, il faut d'abord en connaître les racines historiques et analyser comment ces courants se sont transformés.
Le terme masculinisme, qu'il sera intéressant de distinguer de la misogynie et du machisme, émergent aujourd'hui dans le débat public, mais rares sont les classifications ou définitions qui parviennent à appréhender l'ensemble des champs d'actions de ces mouvements.
Or, cette pluralité est au coeur de notre réflexion aujourd'hui, car les formes que prennent ces mouvements sont multiples, ce qui complexifie la compréhension que nous en avons. On trouve ainsi les MGTOW (« Men Going Their Own Way »), les Incels (célibataires involontaires), les « tradwives », et bien d'autres encore. Autant de groupes différents, qui partagent des références communes, mais qui s'organisent et s'expriment selon des logiques très variées.
Ces mouvements aux ramifications nombreuses ont trouvé un écho important dans les espaces numériques, au premier rang desquels les réseaux sociaux, notamment auprès des jeunes. Ils disposent aussi de moyens financiers qui leur permettent de développer des stratégies d'influence, voire d'infiltration, dans les champs politiques et médiatiques.
Il s'agit d'ailleurs d'un constat général : les opposants aux droits des femmes disposent de moyens financiers bien plus importants que ceux dévolus aux structures qui oeuvrent à leur défense et à leur promotion. Dans l'espace numérique, comme cela a été rappelé par la présidente, ils ont pleinement tiré parti de la visibilité offerte par les plateformes en ligne, un véritable « far west » où leurs discours circulent librement et touchent un public souvent jeune, en quête de repères ou parfois vulnérable.
Le masculinisme peut alors devenir un business très rentable pour certains influenceurs, devenus de véritables entrepreneurs de la haine des femmes, à travers la monétisation des contenus, la vente de pseudo-formations ou encore l'accès à des groupes privés. Nous en aurons d'ailleurs une présentation particulièrement éclairante avec des extraits du documentaire du journaliste Pierre Gault.
Autre élément essentiel : ces milieux de radicalisation, en ligne ou hors ligne, sont marqués par un fort caractère transnational. Les financements croisés avec les organisations anti-droits contribuent au « backlash » mondial que nous observons aujourd'hui.
Ce caractère transnational nous amène à un dernier point, particulièrement préoccupant : la convergence croissante entre certains discours masculinistes et des partis ou leaders nationalistes, populistes ou conservateurs. Aux États-Unis, par exemple, le slogan « My body, my choice » né après #MeToo a été détourné en « Your body, my choice », ce qui illustre clairement la menace qui pèse sur les droits des femmes. On observe aussi des dynamiques similaires dans de nombreux pays, tels que la Corée du Sud, ou l'Inde où l'on constate une montée des réseaux masculinistes qui promeuvent des législations anti-égalitaires.
Ces exemples montrent que la montée du masculinisme n'est ni marginale ni circonscrite à l'Europe et aux États-Unis. Il s'agit d'un phénomène mondial, plus organisé, plus financé et plus structuré qu'il n'y paraît, même si ses expressions varient selon les contextes nationaux.
Afin d'approfondir ces différents sujets, je souhaite la bienvenue aux quatre participants à cette première table ronde.
• Christine Bard, professeure d'histoire contemporaine à l'Université d'Angers,
• Cécile Simmons, chercheuse à Equality Now,
• Pierre Gault, journaliste, réalisateur du documentaire Mascus, les hommes qui détestent les femmes, diffusé sur France Télévisions en avril 2024,
• Jeanne Hefez, conseillère en plaidoyer pour l'ONG IPAS, dont les travaux mettent en lumière l'exportation des mouvements anti-choix à l'international.
Je laisse dans un premier temps la parole à l'historienne Christine Bard pour une mise en perspective historique des mouvements anti-féministes et masculinistes.
Mme Christine Bard, professeure d'histoire contemporaine à l'Université d'Angers. - L'usage du terme masculinisme se répand depuis quelques années. Que recouvre-t-il ? Et en quoi diffère-t-il de l'antiféminisme ?
Vingt ans après un premier colloque, Un siècle d'antiféminisme, un autre colloque, toujours à l'Université d'Angers, a affiché les deux termes, au pluriel : Antiféminismes et masculinismes d'hier et d'aujourd'hui. Les Presses universitaires de France viennent de rééditer l'ensemble actualisé et enrichi. J'interviens ici en fondant mon propos sur mes propres recherches mais aussi sur des travaux collectifs, souvent interdisciplinaires, sur ce livre précisément, que j'ai codirigé avec Francis Dupuis-Déri et Mélissa Blais, et sur la thèse de Denis Carlier sur le masculinisme (2025) que j'ai codirigée avec Francis Dupuis-Déri.
Commençons par l'histoire de ces mots. Féminisme et masculinisme sont des mots contemporains issus du registre médical.
Le féminisme désigne une pathologie : la présence de caractères sexuels secondaires féminins chez un sujet masculin. Le mot figure en 1867 dans un dictionnaire de médecine pratique puis dans une thèse de médecine, Du féminisme et de l'infantilisme chez les tuberculeux.
Dix ans plus tard, en 1877, le terme masculinisme apparaît dans la presse médicale pour désigner la présence de caractères sexuels secondaires considérés masculins chez un sujet féminin.
Ces mots vont vite prendre un sens politique. L'écrivain Alexandre Dumas-fils pense former en 1872 un néologisme en désignant comme féministes les partisans de l'égalité des sexes, qu'il considère comme des fous niant la différence des sexes.
Quant au masculinisme, il est employé au sens de masculinisation ou de déféminisation, notamment par des psychologues. Le masculinisme serait la névrose des féministes accusées de vouloir ressembler aux hommes. Une coupe de cheveux à la garçonne, ou un choix d'étude non conventionnel peuvent être qualifiés de masculinistes.
Ces mots désignant des pathologies du genre s'inscrivent dans un contexte d'essor du mouvement pour les droits des femmes.
La militante Hubertine Auclert parvient à retourner le stigmate en nommant féministe la lutte pour les droits des femmes, en 1882. Et la même année, elle nomme masculinisme l'égoïsme masculin qui pousse les hommes à agir en défense de leur intérêt particulier.
Le sens actuel de contre-mouvement antiféministe apparaît déjà dans des textes de politique-fiction. Imaginer les hommes se battre pour retrouver leur pouvoir perdu : le sujet prête alors à rire.
Mais c'est le substantif antiféminisme qui s'impose dans les années 1890 comme antonyme de féminisme, masculinisme restant périphérique. L'opposition en mots et en actes à l'émancipation des femmes : c'est la définition que je proposerai pour l'antiféminisme. Il traverse les clivages politiques classiques, même si son ancrage réactionnaire est essentiel. L'antiféminisme ne s'étiquette pas toujours comme tel. Il se prétend parfois féministe. Ruse, flou et brouillage sont des stratégies payantes. Il existe des antiféminismes masqués, grimés en discours philogynes, voire féministes, notamment dans les années 1900.
L'histoire lexicale ne s'arrête pas là. Les années 1970 sont inventives et lancent des néologismes qui font concurrence à antiféminisme et à masculinisme comme sexisme, phallocratie, machisme... Masculinisme est si peu utilisé qu'il est perçu à l'époque du MLF comme un néologisme : il désigne la défense du pouvoir masculin pour Françoise d'Eaubonne, et s'approche de l'androcentrisme pour Michèle Le Doeuff. Il a même été envisagé dans les années 1990 d'en faire le désignant du mouvement des hommes proféministes, qui ignoraient toute cette histoire.
Les définitions, depuis l'essor des études sur le genre, varient. Retenons celle qui semble s'être imposée : celle de contre-mouvement centré sur la victimisation des hommes. Contrairement à antiféminisme, le mot masculinisme renvoie clairement à l'identité masculine comme porteuse de valeurs viriles, mais aussi aux hommes comme clientèle ou communauté à défendre.
L'utilisation est en hausse depuis 2013 en France, non sans lien avec le film de Patric Jean qui, dans La Domination masculine, a montré des formes d'antiféminisme masculiniste québécois qui n'étaient pas connus en France. L'instabilité notionnelle s'atténue depuis quelques années. Comme « condition masculine », proposé en miroir de « condition féminine », masculinisme est symétrisé avec le féminisme. Le mot désigne un courant, voire un mouvement, défendant les droits des hommes dans une société décrite comme féminisée et dominée par les femmes.
Après les mots, passons aux discours. Les masculinistes d'aujourd'hui adoptent des argumentaires qui existent de longue date sur le continuum de l'opposition à l'égalité, des conservateurs jusqu'à l'ultradroite. Ce qui les rassemble philosophiquement est une conception naturaliste et essentialiste de la différence des sexes qui justifie l'ordre inégalitaire et la soumission féminine à l'autorité masculine. D'où la détestation particulière vouée à l'étude sociologique et historique de cet ordre patriarcal que l'on retrouve aujourd'hui dans la critique des études de genre renommées wokisme. Une détestation ancienne dont ont été victimes jadis les « femmes savantes », les « précieuses ridicules », des « bas bleus », des « cervelines »... Le pouvoir émancipateur de la lecture, de l'étude et de la recherche doit être combattu ! Le revanchisme à l'égard de la réussite scolaire des filles ainsi que l'hostilité à l'égard de comportements culturels devenus massivement féminins et perçus comme dévirilisants (comme la visite des musées ou la pratique de la danse) sont des dimensions non négligeables du masculinisme.
Les masculinistes s'opposent aux droits des femmes. À tous les droits des femmes. L'égalité civile, le partage de l'autorité parentale, et même le droit de vote sont actuellement remis en cause par des masculinistes trumpistes : l'enjeu est une restauration de l'autorité des hommes sur les femmes dans tous les domaines. L'amplitude de cette remise en cause des droits des femmes est inédite. Elle inclut bien sûr le plus fragile des droits : les droits reproductifs. La position dite prolife se combine avec des agendas natalistes, familialistes, populationnistes. Le réarmement démographique coïncide toujours avec la régression des droits des femmes.
L'imaginaire sexuel de l'idéologie masculiniste doit aussi retenir l'attention. Hétérocentré, homophobe, viriliste, il est formaté par la pornographie et une culture du viol dont nous mesurons mieux aujourd'hui la banalité. Le droit au viol, la décrédibilisation de la parole des victimes font partie du discours masculiniste. Il n'est pas exagéré de relier masculinisme militant et féminicide, comme l'a montré en France l'affaire Philétas en 2023. On observe en ce moment l'extension sémantique du mot masculinisme pour rendre compte des violences masculines requalifiées comme masculinistes, c'est sans doute une façon de souligner les enjeux de pouvoir et la dimension politique d'actes longtemps considérés comme des faits divers.
Si l'antiféminisme n'est pas nécessairement misogyne, le masculinisme l'est. Il propage la haine des femmes et du féminin, synonymes de faiblesse, ou au contraire de toute puissance. Dans les fantasmes de transhumanisme, de vie éternelle, d'eugénisme, le féminin est plus que jamais du côté de la nature, de la finitude. Cette haine inclut la haine du flou dans le genre, du queer, et de tout ce qui dévirilise les hommes. Le sens initial du mot - la pathologie - n'a pas disparu.
Si le masculinisme vise les femmes et les masculinités déviantes par rapport à leur norme, il s'acharne en particulier sur certaines femmes en faisant converger différentes stigmatisations. Je nomme intersectionnalité des haines ce point de rencontre. Historiquement, il concerne massivement les femmes colonisées, les étrangères, les femmes juives, les femmes appartenant à des minorités religieuses, sexuelles, de genre...
C'est à travers l'objet de haine, altérisé, méprisé, violenté que se dessine le suprémacisme masculin hétérosexuel cisgenre, blanc et chrétien...
Pendant longtemps, le masculinisme n'a pas constitué un mouvement en France. L'antiféminisme était diffus et le droit protégeait les privilèges masculins. L'antiféminisme allait de soi dans les mouvements conservateurs et réactionnaires mixtes et féminins à l'époque de la première vague féministe. La France n'a pas connu d'organisations dédiées uniquement à la lutte antisuffragiste. L'influence de l'Eglise catholique était déterminante. L'antiféminisme était un peu partout : blagues de comptoir, caricatures, discours politiques, romans, théâtre, films, oeuvres savantes et publications pour la jeunesse.
L'évolution des moeurs et des lois entre les années 1960 et 1980 change la donne. En 1969, l'affaire du forcené de Cestas, ayant tué 2 de ses enfants et un gendarme avant de se suicider est un point d'origine : on compatit alors avec le meurtrier bouleversé par son divorce. En 1970, est fondée une première association pour la défense des intérêts des divorcés hommes. Puis un Mouvement de la condition masculine et paternelle se forme, prenant deux voies : la défense de la condition masculine, dans une perspective antiféministe, et la défense de la condition paternelle, au nom de l'intérêt des enfants et du modèle familial traditionnel. La victimisation des hommes et l'accusation portée contre la féminisation de la justice annoncent le masculinisme d'aujourd'hui.
Contre les droits reproductifs, le combat continue, encouragé de fait par l'Église catholique qui n'a pas bougé sur la contraception et l'avortement et qui prend un tournant plus conservateur en rupture avec le progressisme de Vatican II. En 2012-2013, c'est la manif pour tous qui déploie sa contre-offensive contre les droits LGBT annonçant déjà son agenda anti-transidentité.
Les courants masculinistes contemporains ne revendiquent pas cette filiation. L'anthropologue Mélanie Gourarier propose de désigner ainsi : « tout groupe organisé autour de la défense de la "cause des hommes" dans une confrontation/rivalité avec le féminisme et les femmes ». Cela inclut un masculinisme associatif et un masculinisme en ligne, la manosphère. Cette mouvance est hétérogène : elle compte des mouvements religieux conservateurs, certaines communautés du jeu vidéo, la communauté de la séduction, les séparatistes, les « abstinents involontaires » (incels) animés par un ressentiment misogyne. Le masculinisme associatif rassemble aujourd'hui quelques milliers d'adhérents. Aurélie Fillod-Chabaud a compté 141 associations enregistrées au Journal officiel entre 1996 et 2013. De quoi former des militants.
La manosphère diffuse plus largement, et séduit actuellement de très jeunes hommes, faciles à manipuler alors qu'ils traversent un moment particulièrement insécure de leur existence. Ils se trouvent reliés à des « communautés » misogynes et adoptent des comportements de harcèlement. Sur fond de déclinisme pour les plus âgés, de nihilisme pour les plus jeunes, fascinés par le suicide et les tueries de masse.
Il n'est pas pertinent d'analyser l'essor masculiniste comme une « crise de la masculinité ». Avec Francis Dupuis-Déri, je souligne l'inadéquation de cette notion tant la crise est permanente, mais aussi parce que c'est souvent une façon de reprocher au féminisme d'être allé « trop loin ».
J'insisterai sur les deux faces du masculinisme : d'une part, un masculinisme victimisant les hommes en inversant le rapport de domination, donnant l'image d'une masculinité défaite, malheureuse, frustrée et avide de revanche, d'autre part, un masculinisme viriliste, offensif, nourri par divers fondamentalismes religieux.
Enfin, n'oublions pas les femmes qui apportent leur soutien à cette cause, antiféministes et pro-masculinistes, acceptant toutes les remises en cause des droits acquis, y compris le renoncement à leur citoyenneté au profit du vote familial, avec, tout de même, une différence : elles font moins usage de la misogynie que les hommes et n'ont pas les mêmes raisons d'agir. L'antiféminisme féminin est un phénomène ancien et mieux étudié aujourd'hui. Les alliées femmes apportent bien sûr une précieuse légitimité au masculinisme.
Pour conclure, il y a donc une permanence des discours opposés à l'émancipation des femmes et à l'égalité des genres, pour autant, les contextes vont leur donner plus ou moins d'intensité. Les moments de crise sont propices au backlash. On pense à la crise économique, politique, sociale, internationale des années 1930 et au rôle des guerres en amont et en aval, on pense aussi aux années 1980, les années Reagan sur fond de mutations économiques et sociales qui ont inspiré en 1991 à la journaliste états-unienne Susan Faludi son essai, « backlash », popularisant la notion de retour de bâton. Sommes-nous dans un backlash ? Oui, au niveau mondial, sans conteste, dans un contexte anxiogène qui réunit tous les dangers.
L'équilibre des forces doit toutefois être regardé de près. Le féminisme au sens le plus inclusif intégrant les luttes LGBT n'a jamais été aussi puissant. Le féminisme d'État existe depuis plusieurs décennies. La troisième vague est en cours, stimulée par l'onde de choc de #Metoo. Mais, avec un léger décalage, la riposte s'organise, d'autant plus sérieusement que le contexte s'y prête et que nous sommes loin de la parité en politique. L'essor des populismes fascistes donne des possibilités concrètes de réalisation du backlash. Pour le féminisme, la bataille semble perdue dans certains pays, mais la guerre continue.
Je fais miens les mots de Françoise Héritier et de Michelle Perrot : une révolution anthropologique est en cours, c'est celle de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la liberté de disposer de son corps et de la déconstruction du genre formaté par le patriarcat. Cette révolution n'est pas linéaire. Le backlash, s'il devait triompher en France, ne serait qu'un nouveau mouvement de recul. Il serait confronté à des résistances déterminées.
Pour résumer, et clarifier les termes, représentons-nous un triangle dont la base serait la société patriarcale, le fond sexiste de l'organisation sociale. Couche supérieure, la misogynie culturelle qui prospère dans ce type de société. Au-dessus, l'antiféminisme, nécessaire quand une dynamique collective d'émancipation apparaît. Le masculinisme est la dernière couche, la partie la plus émergée de cet iceberg de la domination masculine, et il paraît difficile de le contrer sans remettre en cause ses fondements culturels et sociaux, c'est-à-dire l'édifice tout entier.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci pour cette présentation. Je laisse maintenant la parole à Cécile Simmons.
Mme Cécile Simmons, chercheuse à Equality Now. - Ma prise de parole se concentrera sur la façon dont le féminisme a évolué sur les réseaux sociaux, puisque c'est ce sur quoi mes recherches portent, et sur l'impact de ces évolutions sur la lutte contre la radicalisation et les violences faites aux femmes.
Le masculinisme, comme l'a souligné Christine Bard, n'est pas nouveau et a une longue histoire idéologique et militante. Au cours des dernières années néanmoins, il s'est répandu de manière rapide et ses idées se sont diffusées sur les réseaux sociaux. Les dynamiques qui sous-tendent cette diffusion doivent être prises en compte pour informer les réponses politiques, technologiques et éducatives qui s'imposent.
Il est important de souligner à quel point le paysage numérique du masculinisme a changé. Il y a encore une quinzaine d'années, au début des années 2010, quand les communautés de la manosphère contemporaine ont commencé à se structurer, nous pouvions cartographier le masculinisme en ligne. Nous pouvions nommer et compter les sites, les groupes, les forums sur lesquels ces idées se diffusaient et délimiter assez facilement les contours de la manosphère, car nous en connaissions les sous-groupes : les incels, les MGTOW, les pick-up artists, les men's rights activists.
Aujourd'hui, ces groupes existent toujours, mais ils ont été dépassés par un écosystème masculiniste beaucoup plus large. Il n'est plus vraiment possible de cartographier le masculinisme ou de le délimiter, parce que ses idées sont partout en ligne. Elles sont portées par des influenceurs qui proposent une grille de lecture de la société dans laquelle les hommes seraient structurellement désavantagés et qui offrent des solutions à cette analyse. L'essor des influenceurs au cours des dix dernières années a vraiment transformé ce paysage, dans une logique qui se perpétue, puisque leur succès suggère que les logiques commerciales des plateformes les favorisent. Il n'est donc pas surprenant que nous en ayons de plus en plus.
Il faut aussi souligner l'héritage de la pandémie, qui a joué un rôle clé dans la diffusion de discours complotistes et extrémistes auxquels le masculinisme est lié, et dans la diffusion plus générale de pensées anti-système qui sont au coeur de la pensée masculiniste, notamment de l'idée clé du « red pill ».
Les masculinistes prétendent révéler une réalité cachée. Comme l'ont montré de nombreuses études, il faut aujourd'hui moins d'une demi-heure à un adolescent pour tomber sur des contenus masculinistes en ligne. Une fois que l'on commence à cliquer sur ces contenus, souvent grand public, c'est un véritable déluge et l'on s'en voit proposer de plus en plus.
Il existe des versions de plus en plus extrêmes du masculinisme. Les contenus algorithmiques sont de plus en plus nombreux : que l'on cherche des contenus sur le sport, la politique, des contenus généralistes ou des conseils en nutrition, quand on est un jeune homme en ligne, tous les chemins semblent mener au masculinisme.
Les idées masculinistes ont aussi été amplifiées par des podcasts généralistes dont l'audience dépasse très largement celle des médias traditionnels. Le masculinisme est également au coeur des nouveaux horizons technologiques. Alors que les intelligences artificielles génératives envahissent nos fils d'actualité, elles propagent des contenus masculinistes. À ce titre, dans le cadre d'un rapport à paraître, mes collègues et moi-même avons démontré, notamment en Pologne où ces contenus se propagent rapidement, qu'une partie considérable d'entre eux est générée par l'intelligence artificielle.
Le langage du masculinisme est devenu celui de la culture Internet. Des termes comme « mâle alpha » ou « sigma male » sont utilisés par les adolescents, en tout cas dans les pays anglo-saxons, qui manient donc très bien ce langage. On observe également que des contenus antiféministes sont de plus en plus proposés aux jeunes filles, comme en témoigne l'essor d'un mouvement comme les « Tradwives », dont on minore parfois l'importance. Cette diffusion témoigne, certes, d'une dilution potentielle, mais aussi d'une exposition plus large des hommes et des femmes à ces idées et, par conséquent, de points d'entrée multiples.
Cette table ronde ayant aussi vocation à réfléchir à des solutions, il faut reconnaître à quel point l'exposition des hommes a été massive et admettre qu'ils ont déjà été exposés à ces idées, ce qui ne signifie pas qu'on ne peut pas y être résilient. Il ne faut pas non plus se méprendre sur ces points d'entrée. Le débat public s'est concentré ces dernières années sur les communautés « incels », et la sortie de la série britannique Adolescence a contribué à mettre en avant cette communauté. On peut alors s'imaginer que le masculinisme est un problème d'adolescent, en oubliant les hommes plus âgés qui sont entraînés dans ces communautés.
Nous avons donc un écosystème idéologique de plus en plus diffus qui soutient un projet politique qu'il est important de nommer, et qui est, à mon sens, un projet suprémaciste.
Le masculinisme est l'extension et le continuum de la misogynie ordinaire. Mais il constitue également un projet réactionnaire qui soutient le droit des hommes à exercer un contrôle sur les femmes ou à reprendre un contrôle qu'ils estiment avoir perdu, ainsi qu'à promouvoir toutes les politiques qui permettent cette prise de contrôle. Ce projet idéologique a pu grandir à cause du renoncement des plateformes et du retard de leur régulation. Les entreprises technologiques n'ont jamais mis la sécurité au coeur de la conception de leurs produits, ni ne se sont attaquées aux problèmes architecturaux de leurs plateformes, qui recommandent des contenus choquants, polarisants, voire extrémistes, pour retenir l'attention des utilisateurs. Elles ont aussi été trop peu réactives face aux problèmes de harcèlement et aux violences numériques qui ont émergé avec le masculinisme. À ce titre, le moment fondateur qu'a été la campagne de harcèlement du Gamergate en 2014 est important. Le Gamergate a été la première campagne d'influence masculiniste qui a réussi sur un grand réseau social, et ses leçons n'ont pas été tirées. Des études ont montré que les contenus de l'influenceur masculiniste Andrew Tate ont continué à circuler après la suppression de son compte en 2022 sur plusieurs plateformes. Son compte a depuis été réinstauré, notamment après le rachat de la plateforme X par Elon Musk. On voit aussi que les plateformes sont de plus en plus réticentes à s'attaquer à ces contenus ; l'entreprise Meta, par exemple, a réduit ses équipes de modération. Le masculinisme pose aujourd'hui de nombreux risques personnels, politiques, démocratiques, voire géopolitiques. Si l'on s'est longtemps concentré sur la menace terroriste, il existe un risque beaucoup plus large, notamment la prévalence croissante de féminicides dont on peut retracer les origines dans l'exposition des coupables à des contenus masculinistes. On l'a vu récemment avec le meurtre de plusieurs femmes au Royaume-Uni par Kyle Clefford, qui avait regardé de multiples vidéos d'Andrew Tate. Par ailleurs, ces féminicides sont rarement reconnus par les autorités comme des attaques extrémistes ou terroristes, et leur qualification fait débat.
La large diffusion de ces contenus masculinistes peut conduire à un regain de violence de tout type, hors ligne et en ligne. Le contrôle coercitif, par exemple, est complètement normalisé par ces influenceurs qui expliquent aux jeunes hommes qu'il est normal que leurs petites amies ne puissent pas aller à la salle de sport ou qu'il faille contrôler leur téléphone.
Les violences numériques se sont particulièrement accrues. Tout un éventail de violences s'est développé en parallèle de l'essor du masculinisme, qu'il s'agisse des deepfakes pornographiques, de nouvelles formes de harcèlement des femmes - notamment dans la sphère publique -, mais aussi de nouveaux horizons de violence numérique. La réalité virtuelle, par exemple, est de plus en plus touchée par les types de violences que nous avons observées sur les réseaux sociaux. Toutes ces violences numériques sont devenues un outil d'invisibilisation et d'intimidation des femmes.
De nombreux acteurs antidémocratiques, autoritaires, voire extrémistes, ont compris le potentiel et la force du masculinisme pour mener à bien leur projet. Des partis politiques de droite autoritaire ou d'extrême droite courtisent ces milieux. Des hommes politiques participent à ces podcasts, tandis que des influenceurs issus de mouvements extrémistes se réinventent en influenceurs masculinistes, car ces contenus fonctionnent bien sur les réseaux sociaux.
Le masculinisme est donc un point d'entrée, en ligne et parfois hors ligne, vers d'autres idéologies, un point d'entrée que l'on continue trop souvent à sous-estimer. Une étude du think tank britannique Institute for Strategic Dialogue a montré que les jeunes hommes, quelle que soit leur obédience politique, se voient rapidement proposer des contenus masculinistes. Au bout de deux jours, ils tombent sur des contenus qui glorifient des dictateurs, des contenus d'extrême droite ou des vidéos de tueurs en série. Les idées masculinistes sont aujourd'hui de plus en plus déployées dans des campagnes menées par des États ou des partis politiques, comme nous l'avons vu en Inde ou en Russie.
Alors que nous sommes dans une période d'action et de mobilisation contre les violences faites aux femmes, je souhaitais m'interroger sur la façon dont nous pouvons combattre ces idées. Le masculinisme touche au fondement même des normes sociales et nous faisons donc face à un mouvement organisé et amplifié sur les réseaux sociaux.
Il n'y a pas une seule solution, mais je voulais esquisser une piste de réflexion dans la sphère numérique et recommander des actions visant à perturber la diffusion de ces idées. Le masculinisme est un projet politique organisé qui bénéficie de la complicité des plateformes et mène une guerre d'influence ; cette guerre a été beaucoup trop facile à mener pour eux. Ceux qui s'en soucient doivent répondre et rendre la vie plus difficile à ces réseaux. Couper les moyens de commercialisation a eu, par le passé, un impact considérable sur des influenceurs prépondérants. Beaucoup d'influenceurs masculinistes dont on parlait il y a quelques années ne sont plus visibles. La démonétisation a été un outil très efficace. Il faut leur dénier les moyens d'influence qu'ils utilisent et détourner l'attention qu'ils attirent. Il faut aussi appliquer des sanctions aux plateformes, car de nombreux leviers d'action possibles n'ont pas été déployés.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Un grand merci pour votre intervention. Nous allons maintenant regarder ensemble un extrait du documentaire de Pierre Gault, à qui je laisserai ensuite la parole.
M. Pierre Gault, journaliste, réalisateur du documentaire Mascus, les hommes qui détestent les femmes. - Je commencerai par une anecdote qui n'a rien d'anecdotique. Je me suis intéressé au mouvement masculiniste il y a plus de dix ans, au début de ma carrière de journaliste. À la suite du cyberharcèlement de la journaliste Nadia Daam, je m'étais penché sur différents forums dont les membres étaient très véhéments à l'égard des femmes. Malgré une enquête de plusieurs semaines, le sujet que j'avais proposé à ma rédaction n'avait pas pu se concrétiser.
Quand je me suis replongé quelques années plus tard dans les réseaux masculinistes pour le documentaire dont vous avez vu un extrait, tout avait changé. Les masculinistes n'étaient plus cantonnés à des forums obscurs ; aujourd'hui, ils ont des chaînes YouTube et des comptes sur Instagram et TikTok. Après plusieurs vidéos sur « la nature des femmes », « la vraie face des femmes » ou « la disparition de la virilité », j'ai décidé d'enquêter sur eux.
Pourtant très loquaces sur les réseaux sociaux, les influenceurs masculinistes l'étaient beaucoup moins avec les journalistes. Un seul a accepté de me répondre après plusieurs demandes d'interview. Dans l'impasse, la seule solution pour continuer mon enquête était d'infiltrer leur communauté en me faisant passer pour l'un des leurs. J'ai alors découvert l'envers du décor : une parole encore plus décomplexée, plus sexiste et plus violente à l'égard des femmes. Je vous éviterai les propos dénigrants, les insultes et les théories en tous genres que j'ai entendues ; mon intervention se limitant à une dizaine de minutes, je n'en aurais de toute façon pas le temps.
Une chose m'a cependant interpellé avant même d'accéder à ces espaces privés : leur prix. Un homme peut généralement choisir entre un abonnement mensuel et un abonnement annuel, allant de quelques dizaines à plusieurs centaines d'euros, comme les livres électroniques, les coachings et les formations vendues à l'unité. Lors de mon infiltration, après avoir déboursé plusieurs centaines d'euros, un influenceur est allé jusqu'à me proposer une formation de 2 000 euros pour faire de moi un nouvel homme, proposition que j'ai déclinée.
La chercheuse Stéphanie Lamy qualifiait les masculinistes de « marchands de misère ». La formule est juste, car j'ai compris que le masculinisme était un commerce florissant, avec pour fonds de commerce le mal-être des jeunes hommes. Ceux-ci foncent tête baissée, s'imaginant que ces formations et tutoriels sont une réponse à tous leurs maux. Ils se trompent. Les solutions avancées ne sont en rien des remèdes miracles. Au contraire, leur inefficacité pousse les individus soit à se radicaliser davantage, soit à acheter d'autres formations. C'est un cercle vicieux, le serpent qui se mord la queue.
Une fois infiltré dans les cercles de discussion, j'ai été frappé par le nombre d'abonnés et leur âge. Il est très difficile de savoir précisément combien de personnes en France sont adeptes du masculinisme, mais l'accès aux communautés privées m'a permis de m'en faire une idée. La première que j'ai intégrée comptait un peu moins de 700 membres quelques semaines après son lancement. J'ai fini par découvrir des cercles de discussion de plus de 5 000 membres, uniquement français.
Se présenter est un passage obligé lors de l'inscription. En parcourant les textes de chacun, j'ai remarqué qu'une part non négligeable des membres était mineure ou de très jeunes adultes. À cette époque, je n'avais pas encore 30 ans et je faisais partie des plus vieux.
En parcourant les tutoriels proposés, j'ai été étonné du fossé qui existe entre le discours public de ces influenceurs sur les réseaux sociaux et les propos qu'ils tiennent au sein de leur communauté. Pour se distinguer, les influenceurs n'hésitent pas à recourir à des phrases choc pour faire réagir, être relayés et mis en avant par l'algorithme. C'est ainsi qu'ils gagnent en visibilité et en abonnés. Ils sont toutefois astucieux : s'ils flirtent avec la ligne rouge, ils ne la franchissent jamais, car ils auraient trop à perdre. En revanche, sur leur communauté privée, les influenceurs échappent à tout contrôle. À l'abri des regards, leur discours est bien plus violent.
Si je devais généraliser, on apprend aux hommes à être dominants dans toutes les situations : en séduction, dans leurs relations amicales, au travail, dans leur vie de couple et même, et peut-être surtout, dans leur sexualité.
Selon cette logique, la femme doit être soumise, en plus d'être douce et attentionnée, selon leurs mots que je restitue ici bien sûr. L'homme, lui, se doit d'être fort, viril et autoritaire. Dans un message vocal, un influenceur conseillait explicitement à ses abonnés de « déglinguer bien bien fort sa partenaire ». D'après lui, il s'agissait de la méthode la plus efficace pour qu'une femme prenne du plaisir, une vérité inavouable que les femmes ne pourraient assumer en société, mais que lui avait décelée. Celui dont je vous parle n'avait alors que 25 ans. Dans d'autres cercles, des influenceurs promeuvent des clés de manipulation à l'égard des femmes. On joue à l'« apprenti chimiste » : pour rendre une femme docile ou douce, on nous dit comment agir ; pour obtenir ses faveurs sexuelles, on nous donne une méthode. Cela va très loin, puisque dans des communautés de drague que j'ai infiltrées, le « chef de meute » allait jusqu'à donner une technique pour tordre le consentement d'une femme lorsqu'elle refusait un rapport sexuel à la dernière minute - ce qu'ils appellent la « last minute resistance » - pour parvenir à un rapport sexuel avec elle.
Tout cela est abject et effrayant, d'autant que je me suis rendu compte que les abonnés de ces communautés adhèrent à 100 % aux propos des chefs de meute. Aucune réserve, ni opposition ; tout au plus des questions pour qu'ils étayent leurs propos ou analysent un cas personnel. Ces questions sont souvent posées lors de réunions, orales ou vidéos, qui sont les moments phares de la vie de ces communautés. Les conseils prodigués en matière de musculation, de drague ou de sexualité sont pris au pied de la lettre, et parfois appliqués. Les abonnés suivent et adhèrent de manière inconditionnelle aux propos du leader, y compris les plus délirants.
Lorsqu'un influenceur m'a expliqué que le monde était gouverné par la « matrice », c'est-à-dire par une élite luciférienne qui comprendrait les plus grandes fortunes du monde et dont le but serait de nous anéantir, personne ne s'est offusqué dans le tchat. Pour ma part, il m'a fallu quelques minutes pour prendre la mesure du discours complotiste et de ses relents antisémites. C'est à la suite de cette réunion que j'ai compris que le masculinisme était une porte d'entrée vers des discours radicaux. Les hommes qui adhèrent à ces cercles, sur lesquels j'ai enquêté, le font pour s'améliorer en drague, pour comprendre les femmes et, pour reprendre l'une de leurs expressions, « devenir la meilleure version d'eux-mêmes » ou faire partie du « top 1 % des hommes ». Mais en réalité, le discours qui se tient dans ces communautés dépasse le cadre des relations hommes-femmes. Il véhicule aussi une haine de certains hommes, ceux qui sont à leurs yeux fragiles, les « hommes soja », mais aussi de la communauté LGBT, des gauchistes, des véganes, des étrangers et plus généralement des personnes racisées. Un ancien « incel », qui témoigne dans le documentaire, me confiait avoir adhéré à la théorie du grand remplacement alors même qu'il fréquentait des forums exclusivement « incels ». Pour lui, les étrangers venaient lui « voler les femmes françaises, blanches ». Cet « incel » repenti n'est pas un cas isolé. J'ai moi-même été exposé durant mon infiltration à des thèses d'extrême droite et antisémites. Quand on intègre les communautés masculinistes, on en vient à détester tout le monde, et pas seulement les femmes.
Pour conclure, je me permettrai une note plus personnelle, car de cette nébuleuse, on ne ressort pas indemne, même quand on est journaliste et que l'on intègre ces cercles dans le but de les documenter. Je n'ai pas fini par adhérer au discours masculiniste, mais à l'issue de plusieurs mois d'infiltration, je me suis aperçu que j'étais comme désensibilisé. Une publication qui m'aurait choqué au début de mon enquête ne m'offusquait plus autant. Pire, je me suis rendu compte que j'avais baissé ma garde, malgré moi. Je devenais plus tolérant à leurs horreurs. Il fallait que je m'y prenne à plusieurs fois avant de réaliser que ce que je lisais ou écoutais était la description d'une agression sexuelle ou une incitation au viol. Les idées masculinistes sont pourtant à des années-lumière de mes convictions.
Imaginez donc les hommes, et notamment les plus jeunes, qui s'inscrivent dans ces communautés dans le but de trouver des réponses.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Un grand merci pour cette présentation. Je laisse enfin la parole à notre dernière intervenante Jeanne Hefez.
Mme Jeanne Hefez, conseillère en plaidoyer pour l'ONG IPAS. - En vous écoutant, on voit se dessiner les dimensions historiques, culturelles et numériques du masculinisme contemporain. Je voudrais ajouter un angle transnational et géopolitique pour replacer le masculinisme dans l'architecture globale du mouvement « anti-droits ».
Ce que beaucoup perçoivent comme une vague soudaine de backlash est en réalité le résultat d'une organisation patiente, d'une offensive construite sur plusieurs décennies et appuyée sur une infrastructure politique de think tanks, de réseaux parlementaires, de fonds privés et d'institutions religieuses. La genèse de ce mouvement doit beaucoup au mouvement anti-avortement américain, une souche particulièrement résistante et expansionniste de l'antiféminisme.
Le mouvement « anti-droits » désigne un ensemble hétérogène mais coordonné d'acteurs qui oeuvrent à restreindre les droits humains, en particulier les droits sexuels et reproductifs, les droits des femmes et les droits LGBT, en utilisant le genre comme levier stratégique pour une rehiérarchisation sociale. Partout où je travaille - en Afrique francophone, en Amérique latine, aux Nations unies -, on retrouve la même grammaire idéologique : virilité en danger, contrôle des corps, obsession nataliste, sacralisation de la famille dite « naturelle ». Comme l'a dit Christine Bard, il n'existe pas un masculinisme, mais des régimes masculinistes avec leurs cibles et leurs modes d'action.
L'un des moments charnières de cette dynamique transnationale est 1973, avec l'arrêt Roe v. Wade aux États-Unis qui légalise l'avortement. Ce n'est pas une parenthèse américaine, mais le début d'un cycle mondial qui va transformer durablement les stratégies « anti-droits ». Dès que le droit à l'avortement est reconnu, un réseau d'acteurs s'organise avec des contentieux stratégiques, du lobbying, des attaques contre des cliniques et la création d'organisations juridiques, religieuses et médicales. L'administration Reagan, dans les années 1980, capitalisant sur le vote évangéliste, a renforcé ces organisations financièrement et politiquement. Celles-ci ont alors radicalisé leur discours anti-femmes, diabolisé l'avortement et réorienté l'agenda politique autour des droits du foetus.
Ces organisations internationalisent leurs opérations, notamment aux Nations unies, en Europe, en Afrique et en Amérique latine. Leur premier succès majeur est, dès 1984, la « Global Gag Rule », qui coupe tous les financements américains aux organisations internationales travaillant de près ou de loin sur l'avortement. L'objectif est clair : arrêter l'avortement non seulement aux États-Unis, mais partout, en formant une internationale anti-IVG. Un deuxième tournant historique a lieu dans les années 1990, avec les conférences onusiennes du Caire et de Pékin, où les mouvements féministes obtiennent des avancées historiques. L'avortement clandestin y est reconnu comme une cause majeure de mortalité maternelle, les États membres sont encouragés à le dépénaliser et le genre est admis comme une grille d'analyse fondamentale pour comprendre les rapports de pouvoir. Ces avancées déclenchent une réaction coordonnée et réactionnaire, avec le Vatican en tête, qui forge alors l'expression d'« idéologie de genre », présentée comme une menace civilisationnelle. Ce concept devient un outil de mobilisation politique, récupéré par la droite chrétienne américaine, relayé par des régimes islamistes à l'ONU, instrumentalisé par la Russie et consolidé via le Saint-Siège. Depuis les années 1990, on assiste à l'émergence d'un lobby international pro-famille, qui voit dans le genre une menace existentielle à l'ordre naturel de l'État-nation, de la souveraineté et de la famille. Depuis vingt ans, ces contre-offensives se multiplient et changent d'échelle. Nous voyons apparaître une diplomatie anti-genre hyper-professionnalisée, avec des stratégies juridiques de haute précision et un entrisme dans les institutions multilatérales qui crée une paralysie normative. On observe une multiplication de coalitions interreligieuses et de forums pro-famille, avec un maillage permanent à l'ONU, mais aussi à l'Union européenne et à l'Union africaine. Dans ce paysage, des organisations autrefois marginales, comme CitizenGo ou le think tank extrémiste polonais Ordo Iuris, sont devenues des institutions centrales, dotées de juristes, de communicants et d'un financement massif.
En Europe, les financements anti-genre ont quadruplé en dix ans, atteignant 1,18 milliard de dollars entre 2019 et 2023. Ces fonds proviennent de sources religieuses, de familles catholiques ultra-riches, de milliardaires de la tech et de fonds publics en Hongrie et en Pologne, sans sous-estimer le rôle de la Russie. Un exemple qui cristallise cette idée de formation politique est le Réseau politique pour les valeurs (PNfV), l'un des réseaux les plus sophistiqués de cette mouvance anti-droits internationale. Il s'agit d'un espace de mobilisation et de formation qui existe depuis dix ans pour faire avancer le lobby pro-famille, notamment aux Nations unies. Il a été dirigé par des personnalités comme Katalin Novák, l'ancienne présidente de la Hongrie, ou José Antonio Kast, fondateur du parti d'extrême droite républicain chilien. Le PNfV est soutenu par la Fondation Héritage, un think tank républicain à l'origine du projet 2025, ou encore par Alliance Defending Freedom, une organisation de défense juridique chrétienne à la tête de toutes les victoires ultraconservatrices aux États-Unis, qui dispose de bureaux à Strasbourg, Vienne, Londres ou Genève. Ainsi, le PNfV a organisé il y a un an au Sénat espagnol un sommet pour la vie et la liberté, réunissant plus de 300 parlementaires de 45 pays, dont des représentants de Vox, de Fratelli d'Italia, du Rassemblement national et des élus américains. Certains ont ensuite été amenés à Washington, où ils ont été chaperonnés par l'extrême droite américaine pour construire des plans d'action nationaux axés sur la restriction de l'avortement, l'abolition de la GPA, la défense de la famille traditionnelle ou l'éradication du wokisme. Le PNfV est donc aussi une école de formation politique. Ce qui est fascinant, c'est la méthode, la façon dont les idées et les savoir-faire s'exportent et circulent. Le réseau forme des élus, rédige des propositions et crée des passerelles entre gouvernements et fondations privées. Nous assistons à la consolidation d'un véritable réseau pan-atlantique d'acteurs ultraconservateurs, très unifiés autour de ces paniques morales.
Les alliances entre le PNfV, certains partis politiques et des ONG extrémistes montrent comment les groupes « anti-genre » maximisent leur réseau pour relier le global au national et imposer une vision restrictive des droits humains au niveau local.
Nous avons du mal à suivre le nombre de conférences et de rassemblements de l'extrême droite conservatrice, qui ne fait qu'augmenter. Sous le double mot d'ordre « Make America Great Again » et « Make Europe Great Again », ces forces se coordonnent et leurs éléments de langage circulent à une vitesse vertigineuse.
Dans ce paysage, le Projet 2025 marque un dernier basculement. Ce document de 900 pages est la matrice idéologique de l'administration Trump ; il décrit la prise de pouvoir du prochain président républicain et son mode opératoire. Il place le féminisme, l'avortement, les droits LGBT et l'antiracisme au coeur d'un agenda de désinstitutionnalisation de l'État fédéral, avec des implications dévastatrices sur la santé mondiale à travers la décimation de l'USAID et de l'architecture onusienne. Ces groupes visent aussi à déconstruire des décennies de consensus scientifique et à normaliser la désinformation en l'institutionnalisant. Il s'agit d'éliminer les politiques de genre, de diversité et de droits reproductifs, avec les conséquences que vous connaissez pour l'accès à l'avortement aux États-Unis.
Nous ne sommes donc plus dans une stratégie de mouvement, mais dans une architecture d'État, une méthodologie exportable qui fascine les mouvements anti-droits dans le monde. La Fondation Héritage se voit d'ailleurs comme un centre d'exportation mondiale et agit comme un incubateur qui a des visées en Europe. Elle était en France pour une grande tournée il y a quelques mois, comme le décrit un excellent article du Monde.
Dans cette dynamique, les récits masculinistes jouent un rôle central. En parlant de « masculinité confisquée » par le féminisme, ils fournissent le carburant émotionnel de l'agenda anti-droits et légitiment un projet de restauration fondé sur une domination masculine présentée comme naturelle. La France n'est pas en dehors du jeu de ce maillage transnational et de cette géopolitique « anti-genre ».
Il y a trois semaines, à Paris, s'est tenue une réunion stratégique pour lancer le « Great Reset » européen, la grande réinitialisation. Il s'agit d'un projet de refondation « illibérale » de l'Union européenne inspiré du projet 2025, appuyé par la Fondation Héritage pour affaiblir l'Union, neutraliser ses mécanismes de protection de l'État de droit et reconfigurer les institutions autour d'un agenda anti-genre et anti-droits. D'ailleurs, ils l'ont très bien dit : « le wokisme a l'intérêt de nous fédérer entre conservateurs et souverainistes ». Cet événement a été soutenu par des think tanks polonais et hongrois, mais aussi par la Bourse de Tocqueville, qui forme depuis vingt ans de jeunes Français au sein des réseaux ultraconservateurs américains et les encourage, une fois rentrés en France, à faire de la métapolitique. En parallèle, nous voyons des dispositifs comme le fonds Pericles, financé par Pierre-Édouard Stérin, qui finance des médias, des écoles de cadres et des formations politiques. Tout ceci ne constitue pas des initiatives anecdotiques ; ce sont des stratégies d'entrisme assumées, coordonnées et aujourd'hui pérennes. Pour citer Mme Bard, une crise aussi récurrente ne s'appelle plus une crise, mais peut-être un état permanent. La question n'est donc plus seulement de savoir comment lutter contre le masculinisme, mais quel projet démocratique opposons-nous à ce système anti-droits ? Qui portera notre réseau politique des valeurs ? Ce que nous affrontons, c'est un projet de reconfiguration institutionnelle fondé sur la désinformation de masse, la capture des institutions internationales et du multilatéralisme, la formation de nouvelles élites politiques et l'érosion des protections fondamentales. Cela nécessite une approche structurelle, une réponse démocratique et juridique. Il faut absolument réguler la désinformation et les discours de haine, interdire la désinformation médicale et protéger les défenseuses des droits - je sais que Lucie Daniel reviendra sur ce point. Enfin, il faut une réponse politique collective. Nous devons investir dans nos capacités à nous saisir de ces enjeux par la formation, la recherche et la sensibilisation, tant pour les cadres politiques que pour la société civile. Il faut créer des cadres de concertation réguliers et pluridisciplinaires pour anticiper et répondre collectivement à ces offensives idéologiques, investir dans la connaissance, dans les contre-discours, et financer la veille et le journalisme d'investigation. Il faut exposer les liens entre ces partis, les think tanks et les médias, et construire un front uni contre le « woke bashing » et la théorie du genre. L'avenir de notre démocratie est en jeu.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci beaucoup Jeanne Hefez. Pour rebondir sur l'une des questions sur lesquelles vous avez conclu, il faut une réponse politique collective. C'est ce que nous essayons de faire avec le rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat, qui , une fois publié, deviendraun rapport sénatorial. Il engage donc, au-delà des membres de la délégation, l'institution elle-même.
Nous cherchons à élaborer une réponse politique qui inclut la question du masculinisme, projet antidémocratique, dans un projet global de société. Le masculinisme n'est pas simplement le problème des féministes, mais celui de tous les démocrates et de tous ceux qui sont attachés à l'égalité des droits.
Je vais maintenant laisser la parole à mes collègues qui souhaitent vous interroger ou réagir à vos propos. Qui souhaite intervenir ?
Mme Marie-Pierre Monier. - C'est un choc. Même si nous en avions entendu parler, notamment avec la délégation lors de notre déplacement à la CSW à New York, nous avons commencé à en voir l'ampleur. Je remercie la délégation et sa présidente d'avoir validé non seulement cette table ronde, mais surtout une mission sur ce sujet. Il était essentiel que nous nous en saisissions.
Sénatrice de la Drôme, j'ai participé cette semaine à une manifestation contre les violences faites aux femmes. J'ai dit textuellement qu'il nous fallait entrer en résistance, après ce que nous avions vu et entendu à New York. Nous devons entrer en résistance, et pas seulement nous, les femmes : il s'agit de toutes celles et de tous ceux qui ne peuvent pas laisser faire cette régression des droits des femmes. La pieuvre est là, présente au-delà des frontières et, quelque part, invisibilisée.
Le règlement européen sur les services numériques, le DSA, qui vise une responsabilisation des plateformes sur leur contenu, est applicable depuis le 17 février 2024 à tous les acteurs en ligne sur le marché européen. Considérez-vous que ce règlement est, dans sa forme actuelle, adapté pour lutter contre la prolifération des contenus sexistes et masculinistes à l'encontre des femmes sur les réseaux sociaux ?
Mme Olivia Richard, rapporteure. - La France a accueilli il y a quelques semaines un sommet sur la diplomatie féministe pour porter des valeurs à même de contrer ces discours. Plusieurs intervenants ont néanmoins souligné notre manque de financement par rapport aux 1,2 milliard d'euros - c'est considérable - dont disposent les mouvements conservateurs, dont une partie substantielle en Europe. Neil Datta explique très bien la professionnalisation de ces mouvements et leur surfinancement par rapport à des États budgétairement exsangues, comme le nôtre. Une intervenante a cependant souligné que, lors de la plupart des scrutins à travers le monde, les démocrates continuent à l'emporter. Les conservateurs ne remportent pas tout. Constatez-vous la même chose ?
Jeanne Hefez, vous avez souligné le lien avec les mouvements d'extrême droite en France. Je ne peux m'empêcher de remarquer que, lors de l'adoption de la proposition de loi sur l'introduction du consentement dans la définition pénale du viol, les parlementaires du Rassemblement national qui ont pris part au vote ont tous voté contre. Il y a peut-être eu quelques abstentions, mais aucun n'a voté pour. Est-ce un argument électoral à venir pour le Rassemblement national, afin de séduire des électeurs inquiets d'une déstabilisation des valeurs traditionnelles ?
Nous sommes en crise. Le monde connaît des crises géopolitiques qui inquiètent. On commence à parler du retour du service national. Il y a une inquiétude de la jeunesse, avec les angoisses environnementales. Comment parler aux jeunes tentés par les discours masculinistes, qui prennent cette pente ? Comment nous adresser à eux et à leurs parents ? Cela recoupe mille sujets, notamment celui de l'exposition des enfants aux écrans. J'ai pu, grâce à l'association e-Enfance, et notamment à Véronique Béchu aujourd'hui présente parmi nous, assister à une intervention dans un collège : sur une classe de 30 élèves, 27 passaient peut-être quatre heures par jour seuls devant YouTube ou un équivalent. Comment faire pour sensibiliser les parents et récupérer le rôle d'éducation qui serait utile en ce moment ?
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - La parole est à M. Loïc Hervé.
M. Loïc Hervé. - La question du rapport entre les religions et le masculinisme a été évoquée de manière assez périphérique ; je voudrais donc rentrer dans le vif du sujet.
On a parlé de mouvements conservateurs évangéliques américains et l'on a parfois évoqué l'Église catholique. J'aimerais avoir des exemples précis et concrets d'un lien direct entre l'institution ecclésiale catholique et le masculinisme. C'est un sujet qui m'intéresse personnellement, mais également en tant que parlementaire.
Je vais mettre les pieds dans le plat : y a-t-il un lien entre l'islam, l'islamisme ou des mouvements radicaux islamistes et le masculinisme aujourd'hui dans le monde ?
Mme Cécile Simmons - Je vais essayer de répondre à la partie aux questions qui me reviennent.
Sur l'impact électoral, les réseaux masculinistes ont une influence, dans la mesure où de plus en plus de partis politiques captent ces réseaux. Certains partis abordent ainsi des sujets dont ils ne parlaient pas auparavant. Par exemple, au Royaume-Uni, le leader du parti d'extrême droite Reform UK apparaît non seulement sur de nombreux podcasts masculinistes, ce qu'il ne faisait pas avant, mais son parti a aussi récemment commencé à remettre en question les délais légaux pour l'accès à l'avortement. C'était un discours qui n'était pas tenu au Royaume-Uni depuis plusieurs années, alors même que le pays débat actuellement de la décriminalisation de l'avortement. Ces impacts sont donc de plus en plus visibles. On les observe aussi dans des pays comme la Pologne, où le parti d'extrême droite Konfederacja s'adresse à ces réseaux masculinistes en plein essor, et où l'on constate une difficulté à revenir sur des législations anti-avortement extrêmes. L'impact est donc grandissant.
Concernant la régulation, plusieurs législations existent, comme le DSA de l'Union européenne, mais d'autres pays ont aussi leurs propres textes. Ces législations mettent les plateformes face à leurs responsabilités et exigent qu'elles rendent des comptes sur la circulation des contenus et sur la manière dont elles traitent la diffusion de contenus néfastes. Les régulateurs ont également un pouvoir de sanction lorsque ces plateformes n'agissent pas suffisamment.
Sur les questions de religion, il existe toutes sortes d'intersections entre certaines conceptions de la religion et les réseaux masculinistes. Je ne suis pas spécialiste des questions d'islamisme radical ou de djihadisme, mais certains de mes anciens collègues, à l'Institut for Strategic Dialogue, ont travaillé sur ces questions.
Nous le voyons aussi avec le nationalisme hindou. Il ne s'agit pas de la religion hindoue, mais d'une certaine conception de celle-ci. Le parti au pouvoir, le BJP, courtise d'ailleurs ces milieux masculinistes. Les liens ne sont donc pas unilatéraux. Ce n'est pas tant la religion elle-même qui est en cause qu'une certaine conception de ces religions.
Mme Jeanne Hefez. - Nous pouvons nous référer ici au triangle de Mme Bard. Le soubassement de cette culture misogyne et la base du triangle de la société patriarcale se retrouvent à travers toute religion. Travaillant sur le droit à l'avortement, du Népal à l'Équateur, en passant par le Salvador ou Madagascar, on nous parle toujours d'une unicité de conservatisme liée aux religions spécifiques : que ce soit l'islam du Sénégal ou le catholicisme au Mexique, on retrouve les mêmes traits et la même tendance de coercition reproductive.
Dans les instances multilatérales, il est vrai que le Vatican a institutionnalisé, énormément financé et fédéré autour de l'idéologie du genre. Cela a été très bien documenté, notamment dans l'anthologie de Mme Bard. De nombreux textes officiels du Vatican décrivent bien comment la théorie du genre, l'avortement et l'homosexualité sont des infractions à l'ordre religieux.
Le Rassemblement national est, à ma connaissance, le seul parti politique en France aujourd'hui qui parle du « poison wokiste » et de la « dictature LGBT ». Il y a même une remise en question des comptages du féminicide, comme cela a été dit, et du genre plus globalement, avec un discours sur la protection des pères et de la petite enfance, pour retrouver un certain équilibre entre parents en situation de divorce.
Le Rassemblement national est pour l'instant le seul parti qui participe à la majorité des conférences internationales que nous suivons à l'EPF et qui est très actif au niveau de la Commission européenne pour organiser des colloques contre la gestation pour autrui (GPA) et contre l'idéologie « woke ». L'un d'eux a d'ailleurs eu lieu il y a deux semaines à la Commission européenne, organisé par une parlementaire européenne du Rassemblement national.
Le wokisme et le genre, plus généralement, vont-ils être une plateforme politique ? Le sont-ils déjà ? Faut-il y être particulièrement vigilant pour les élections de 2027 ? Oui. Perdons-nous à tous les coups ? Non, absolument pas. Nous l'avons bien vu aux États-Unis : à chaque fois qu'il y a eu des votes et des référendums pour élargir ou protéger l'accès à l'avortement dans certains États, nous avons eu de très belles victoires récemment. La défaite n'est donc pas systématique.
M. Loïc Hervé. - J'aimerais que l'on m'explique le lien entre le titre du colloque de ce matin sur le masculinisme et la GPA. Quel est le rapport entre les deux ? Je veux bien que nous parlions du contexte, cela ne me pose pas de difficultés. Mais y a-t-il un lien entre les mouvements masculinistes et l'opposition à la GPA, dont je rappelle qu'elle est interdite en France ?
Mme Jeanne Hefez. - Certains groupes organisés contre la gestation pour autrui et la commercialisation de la reproduction sont aussi très engagés dans la protection des foetus et des embryons et, par extension, dans la lutte contre l'avortement. Tout cela est très documenté ; je pourrais vous faire parvenir des rapports.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je vais répondre à Loïc Hervé sur ce sujet. Dans les différents courants hostiles à une légalisation de la GPA - c'est-à-dire à la légalisation des conventions entre les mères porteuses et les parents d'intention -, il y a deux motivations qui ne sont pas les mêmes. Il y a une motivation féministe, qui considère que la GPA organisera la marchandisation de la fonction reproductive des femmes et que, en raison de la pauvreté spécifique des femmes sur la planète, elle se traduira par une surexploitation reproductive des femmes pauvres.
D'un autre côté, on observe dans les courants hostiles à la GPA une autre cohérence : celle d'une hostilité à la fois aux droits reproductifs - l'avortement, la pilule du lendemain - et à la GPA. La logique de ces courants est que l'alternative à l'avortement consiste à mener une grossesse à terme et à confier l'enfant en vue d'adoption. Cela ne correspond pas à une GPA commerciale, mais relève de la mise à disposition de la fonction reproductive des femmes et d'une atteinte à leur liberté de choix, dans le but de confier des enfants à d'autres.
On retrouve donc la GPA dans ce débat, y compris chez les féministes, dont certaines sont bien embarrassées que ce sujet soit devenu un outil composite pour les adversaires des droits reproductifs, mais aussi un objet relevant de la domination de la fonction reproductive des femmes. J'ai ainsi à peu près expliqué pourquoi l'on rencontre la GPA dans différents contextes et des hostilités qui ne sont pas fondées sur les mêmes postulats.
Mme Christine Bard. - Je souhaite défendre le rôle de l'éducation et plaider pour plus d'audace dans une éducation non sexiste dès le plus jeune âge. Nous savons à quel point ce sujet est clivant et suscite des résistances, y compris de la part des parents d'élèves. C'est une question complexe, mais pour résister efficacement, il me paraît nécessaire d'être plus ferme et audacieux.
L'éducation seule suffit-elle comme riposte ? Je ne le crois pas, car il y a une partie irrationnelle : les écrans, quelque chose qui échappe aux parents comme à l'école et qui est hors de contrôle. Il y a aussi ce côté décomplexé de l'offensive misogyne contre les droits des femmes. Il est intéressant de creuser ce mot, « décomplexé », le modèle qu'offre Trump et son langage politique, ce sexisme décomplexé sur la scène politique. C'est sidérant et cela ouvre les vannes, y compris pour de jeunes garçons qui se disent, par exemple, : « Pourquoi ne pas tenir tête à notre professeure ? » Il y a là un très grand sujet pour le monde de l'éducation et les valeurs qu'il a pour mission de défendre.
La situation est compliquée ; il est donc fondamental d'encourager le monde enseignant à y faire face avec davantage de formation et de soutien. Nous avons parlé de soutenir la recherche à l'université ; il est également nécessaire de défendre les libertés académiques et toutes les formes de transmission des savoirs universitaires vers tous les publics.
Actuellement, je porte un projet de musée des féminismes à Angers. À sa mesure, c'est une initiative qui peut aider, je l'espère, à créer une culture mixte et à donner une conscience de la mémoire et de l'histoire des luttes des femmes. Il y a aussi toute cette tradition de l'antiféminisme en France, où nous avons un retard par rapport à beaucoup de pays.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je voudrais simplement rebondir sur la question de Loïc Hervé, mais je m'adresse directement à Pierre Gault. Parmi tous ceux que vous avez croisés, à un moment ou à un autre, avez-vous trouvé des traces de religion, de quelque religion que ce soit d'ailleurs ?
M. Pierre Gault. - Au cours de mon enquête, je n'ai constaté aucun lien avec la religion, que ce soit dans la parole des influenceurs sur les réseaux sociaux, au sein de leur communauté privée ou dans les témoignages que j'ai recueillis, notamment lors de mes entretiens avec certains incels. Aucun ne m'a parlé de religion.
Je souhaite aussi rebondir sur la déradicalisation. Le masculinisme a les mêmes ressorts que le complotisme. Pour déradicaliser un jeune masculiniste, il faut avant tout l'écouter, sans lui dire qu'il a tort. Comme pour un complotiste, une telle approche le radicaliserait davantage et le pousserait à recourir à des thèses pseudo-scientifiques pour étayer ses propos.
En réalité, il faut parler avec eux et les questionner sur ce qu'ils entendent. Souvent, par paresse, ils se fient uniquement à la parole de l'influenceur, sans jamais consulter les sources mentionnées dans les tutoriels ou les descriptions des vidéos YouTube. Il faut le leur faire remarquer. Dans mes échanges, j'ai dit à beaucoup d'entre eux : « Mais attendez, vous croyez mot pour mot ce qu'il vous dit ? Avez-vous au moins cliqué sur l'étude ou sur le lien de telle vidéo dans la bibliographie ? » Ce n'est jamais le cas, et c'est le début d'une prise de conscience.
Mme Jocelyne Antoine. - Au-delà de tout ce que nous avons entendu et qui nous heurte profondément, j'ai été particulièrement frappée par les propos de Pierre Gault, non seulement par son reportage, mais aussi par cette simple réflexion qu'il formule à la fin : « Je devenais insensible. »
Avez-vous fait une analyse sur vous-même, après, par rapport à cette emprise psychologique ? Lorsque je vous entends dire que, malgré votre recul de journaliste, une part de vous absorbe comme une éponge et finit par devenir un peu moins sensible, cela m'interpelle profondément. Je voulais savoir comment on analyse cela et comment on y réagit, car je trouve que c'est extrêmement inquiétant.
M. Pierre Gault. - Je précise que je n'ai absorbé le contenu d'aucune de leurs thèses, ni n'y ai adhéré. Simplement, à force, un processus de désensibilisation s'opère. Sur le long terme, on devient moins vigilant à ce que l'on écoute. On nous rabâche les mêmes thèses, car les masculinistes n'ont pas une profusion de théories ; c'est toujours la même chose. Leurs théories se comptent sur les doigts de la main ; ils inventent parfois de nouveaux termes, mais qui font écho à quelque chose d'ancien.
Ainsi, à force de naviguer entre les différentes communautés et de passer d'influenceur en influenceur, on nous répète les mêmes éléments. C'est ce sentiment qui nous amène à baisser notre vigilance, parce que nous connaissons le discours et nous en venons même à connaître les « gimmicks » de certains influenceurs ou de certaines communautés. Ainsi, on sait pertinemment qu'en débutant par tel cas concret, on sait exactement où ils veulent en venir. Comment faire, après cela ?
Je m'en suis rendu compte moi-même, d'abord par l'intermédiaire de mes collègues, qui m'ont interpellé, puis de mes proches. Ce sont eux qui ont tiré la sonnette d'alarme en premier, ce qui a conduit à une prise de conscience de ma part.
Dès lors, il fallait tout simplement réduire la consommation de ce type de contenu. Même si je travaille toujours sur les questions des réseaux masculinistes, aujourd'hui, je le fais avec précaution : je ne m'expose plus autant et je ne passe plus des journées entières à écouter ce qu'ils disent, comme je le faisais durant mon enquête. Désormais, j'y vais à petite dose, tant on s'imprègne de cela.
L'experte qui intervient dans le documentaire donne un très bon conseil. Sur le ton de la plaisanterie, elle me disait : « À la fin de vos journées ou après avoir parlé avec eux, il faut regarder des vidéos de chats. » Elle n'a pas tort. À plusieurs reprises, je me suis retrouvé à regarder d'autres vidéos - des vidéos de chiens -, mais au moins, cela me vidait l'esprit.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je voudrais dire un mot à Loïc Hervé, sur la question des religions, car nous sommes au tout début de nos travaux. Nous serons confrontés à des informations sur le rôle des fondamentalismes religieux dans les projets masculinistes et antidémocratiques, et les traiterons de manière très équitable à l'encontre de toutes les religions.
Il faut préciser un point pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté entre nous : les États théocratiques ont souvent mis en place des politiques discriminatoires à l'égard des femmes. N'oublions pas que le premier État, l'État majeur en la matière, celui qui a organisé l'apartheid de genre, est l'Afghanistan.
Nous observerons comment les fondamentaux dans les religions, et l'usage qu'en font les courants les plus orthodoxes et traditionnalistes, sont connectés non pas avec les groupes masculinistes ou les influenceurs, mais donnent un fondement de pensée qui va bien au-delà et qui pèse sur les politiques menées dans un certain nombre d'États. On évoque les États-Unis, mais l'Afghanistan, l'Iran... nous ferons la liste, à un moment donné, du rôle des fondamentalismes religieux sur les politiques et les choix des États.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour cette première séquence. Je laisse maintenant notre collègue Annick Billon introduire cette deuxième séquence qui porte sur les stratégies et mesures mises en oeuvre pour répondre aux mouvements masculinistes et les combattre.
Mme Annick Billon. - Merci, madame la présidente, chers collègues, après avoir dressé un panorama, particulièrement instructif mais aussi inquiétant des mouvements masculinistes, il est nécessaire de comprendre quels sont les moyens d'actions de ces mouvements et de réfléchir aux outils dont nous disposons pour contenir la diffusion des discours et la menace qu'ils représentent.
À la lumière de cette première table ronde, plusieurs éléments rendent la lutte contre ces mouvements particulièrement complexe, que ce soit à l'échelle nationale ou internationale :
• d'abord, le masculinisme s'inscrit dans un véritable continuum de la misogynie, une galaxie aux contours mouvants. Nous manquons encore d'outils précis pour identifier et qualifier ces mouvements. Cela pourrait d'ailleurs constituer une première étape, à savoir une meilleure connaissance et cartographie de ces mouvements ;
• ensuite, au niveau des organisations internationales, leur stratégie d'infiltration les conduit à adopter des discours euphémisés mais dont l'objectif est bien de revenir sur les droits des femmes. Certains acteurs masculinistes opèrent ainsi via des coalitions anti-droits plus larges (anti-genre, ultra-conservatrices, anti féministes) ;
• enfin, les réseaux sociaux et les espaces numériques sont devenus leur terrain privilégié. Les plateformes offrent aux influenceurs misogynes une visibilité considérable, et les logiques algorithmiques enferment les utilisateurs dans des boucles de contenus qui les exposent encore davantage à ces discours.
Pour autant, ne nous décourageons pas car les risques que font peser ces mouvements sont bien réels, et il est indispensable d'y répondre.
Nous avons déjà évoqué les menaces en matière de recul des droits des femmes. J'aimerais également souligner deux autres dangers : la dérive sectaire et le risque terroriste.
Dans son rapport d'activité 2022-2024, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) indique que de plus en plus de signalements concernent des domaines comme le bien-être, ou le coaching, où de véritables « gourous 2.0 » tiennent des discours ouvertement masculinistes.
Si les violences masculinistes s'expriment d'abord par la diffusion de leurs idées, dans leur forme la plus extrême, elles peuvent mener au passage à l'acte terroriste. En France, un premier attentat a été déjoué en mai 2024, suivi d'un autre en juillet 2025. Ces faits montrent que la menace n'est plus théorique.
Face à l'ensemble de ces risques et tentatives de remettre en cause les droits des femmes, que pouvons-nous faire ?
Il nous faut mobiliser l'ensemble des leviers à notre disposition, et, sans anticiper les échanges à venir, je voudrais mettre en avant trois pistes essentielles.
L'éducation, d'abord : notre délégation rappelle régulièrement l'importance d'une formation dès le plus jeune âge à l'égalité entre les femmes et les hommes. Or, force est de constater qu'aujourd'hui les moyens mis en oeuvre en direction de l'EVARS sont très insuffisants en comparaison des moyens et stratégies mis en oeuvre par les mouvements masculinistes. Le combat se fait donc à armes inégales.
La régulation des plateformes, ensuite, car c'est là que se diffusent ces idées. Or, nous observons une forme de réticence - voire un recul - dans les efforts de régulation. Nous devons inverser cette tendance.
Enfin, la prise en compte du risque d'actions violentes et notamment du risque terroriste : la Suisse, a, par exemple, intégré les mouvements incels dans son Plan d'action national de lutte contre la radicalisation et l'extrémisme violents 2023-2027. Cette reconnaissance devrait inspirer une réflexion européenne.
Afin de débattre ensemble de ces moyens d'action, je souhaite la bienvenue aux trois intervenantes de cette deuxième table ronde :
• Shanley Clemot McLaren (en visioconférence), cofondatrice et co-présidente de l'association Stop Fisha,
• Lucie Daniel, experte plaidoyer au sein d'Equipop, association féministe de solidarité internationale,
• et Alice Koiran, commissaire de police et cheffe des plates-formes de l'OFAC (Office anti-cybercriminalité).
Merci à vous trois pour votre participation ce matin.
Je laisse sans plus tarder la parole à Shanley Clemot McLaren, cofondatrice et co-présidente de l'association Stop Fisha, qui est avec nous par visioconférence.
Mme Shanley Clemot McLaren. - Je suis activiste féministe et experte sur les enjeux d'égalité de genre et de numérique.
En 2020, j'ai créé le mouvement social féministe Stop Fisha, devenu depuis une association, en réponse à l'explosion des cyberviolences à caractère sexiste et sexuel pendant le confinement en France. J'ai très rapidement commencé à travailler à l'échelle européenne et internationale, car nous nous sommes rendu compte que cette explosion de la haine et des violences en ligne faites aux femmes et aux filles n'était pas une problématique exclusivement française. Il s'agissait d'une crise internationale concernant nos droits dans l'espace numérique.
J'ai donc collaboré avec des activistes de plusieurs pays. L'espace numérique étant transnational, les cyberviolences le sont aussi. De plus, nous faisons face à des multinationales qui opèrent à l'échelle internationale, les grandes plateformes technologiques. Il faut donc des réponses coordonnées au niveau européen, comme le DSA, mais aussi au niveau international.
Le mouvement Stop Fisha est lié au masculinisme. Il ne faut pas décorréler les problématiques de violence en ligne des questions de masculinisme en ligne. Il s'agit en réalité de tout un écosystème : lorsque l'on parle de masculinisme en ligne, il faut parler des violences et de la haine en ligne à caractère misogyne.
L'histoire de Stop Fisha est née pendant le confinement d'avril 2020. Très rapidement, nos vies sont devenues numériques : tous nos espaces, toutes nos discussions et nos liens sociaux se trouvaient sur nos réseaux sociaux, qui sont devenus nos espaces de communication et nos espaces publics. Les violences en ligne ont aussi augmenté, ce qui était un phénomène prévisible, voire logique. Au bout de quelques jours, ma petite soeur m'a alertée sur un « compte ficha » qui avait été créé dans sa ville. Le compte s'appelait « Fisha », suivi du numéro du département de la banlieue où elle était lycéenne. J'avais alors 21 ans et je ne comprenais pas du tout ce qu'était un « compte ficha ». Elle m'a montré la plateforme Snapchat, où j'ai vu un compte qui s'appelait « Fisha » avec le nom du département. Là, je suis tombée des nues, car ce que j'ai vu était tout simplement horrible. Il s'agissait de contenus intimes de filles de son lycée, mais aussi des lycées aux alentours, ainsi que de femmes, de mères au foyer. Ces contenus étaient diffusés avec leurs données personnelles : nom, prénom, adresse, coordonnées de leurs parents... Tout était fait pour les retrouver et les humilier. Face à cela, je signalais sans relâche, mais il ne se passait absolument rien. Je me suis alors demandé pourquoi ces contenus étaient en ligne. Pourquoi autorise-t-on ces contenus et pourquoi y a-t-il une différence dans la modération ? Pourquoi observe-t-on une telle banalisation des violences faites aux femmes et aux filles dans l'espace numérique, de la haine sexiste en ligne et, par conséquent, du masculinisme ? Voilà donc l'histoire de Stop Fisha. Face à ce compte, dès le lendemain, le phénomène est devenu viral. Il y a eu un compte par département, un compte par ville.
Les comptes Fisha sont devenus un phénomène viral et national. Comme les plateformes ne réagissaient pas à nos signalements, nous avons lancé le hashtag #StopFisha pour créer un contre-mouvement.
Dès lors, l'opinion publique et des ministres, comme Marlène Schiappa à l'époque, se sont saisis de la question. Les plateformes ont alors commencé à modérer quelque peu, mais très rapidement, les comptes Fisha ont émergé sur Telegram. Là, nous sommes passé à un autre niveau : des groupes d'exploitation sexuelle pure et dure, où les contenus des jeunes filles étaient diffusés sans aucune modération de la part de Telegram, mais aussi des groupes masculinistes qui organisaient des raids de cyberharcèlement. C'est là que j'ai réalisé que les violences en ligne et le masculinisme sont des violences et des délits organisés et collectifs.
Force est de constater que, cinq ans plus tard, les violences en ligne d'ordre sexiste et sexuel sont toujours présentes et continuent d'augmenter. Il y a toujours des comptes Fisha et des violences en ligne. Pour la seule année 2024, Stop Fisha a reçu plus de 400 signalements uniquement pour TikTok. L'âge moyen des victimes qui nous signalaient des contenus était de 15 à 16 ans. Ces violences forment une culture de la haine misogyne en ligne, qui devient omniprésente et culturelle, car les réseaux sociaux façonnent notre société.
Ce phénomène crée un terrain fertile pour une haine misogyne qui peut tendre vers le masculinisme, dont nous constatons la montée très inquiétante depuis plusieurs années. Le masculinisme est une forme de radicalisme en ligne ; il ne vient pas de nulle part, il est structuré. C'est un phénomène structurel, lié à l'architecture et au modèle économique des réseaux sociaux, qui tirent profit de la haine et des violences en ligne, car cela génère l'attention : c'est l'économie de l'attention. Par conséquent, pour nous attaquer au masculinisme en ligne, il faut nous attaquer au système, c'est-à-dire à la manière dont les réseaux sociaux sont construits.
Nous avons créé le terme « cybersexisme » pour désigner cette architecture des réseaux sociaux construite sur de la misogynie, mais aussi pour nous interroger sur la manière dont les réseaux sont, en partie, fondés sur elle.
Le cybersexisme existe d'abord en raison du manque de femmes dans le secteur de la technologie, ce qui a un impact sur les produits développés. Il est également dû aux algorithmes sexistes et discriminatoires. Plusieurs études, notamment en France, ont démontré le rôle des algorithmes de réseaux sociaux comme Instagram, qui tendent à promouvoir un certain type de contenu. Les algorithmes tendent à amplifier les contenus de celles qui sont blanches, minces et qui correspondent à des critères de beauté souvent inatteignables et biaisés. En Europe, une étude a démontré que 47 % des jeunes filles déclarent que les réseaux sociaux ont eu un impact sur leur santé mentale en raison de la représentation des femmes et de leurs corps en ligne.
Nous parlons de multinationales, d'entreprises qui doivent rendre leur contenu attractif. Notre fil d'actualité est un peu comme une vitrine de magasin : il nous propose du contenu attractif, qui suscite des émotions fortes. C'est pour cela que les corps des femmes sont hiérarchisés dans cet espace.
Ce n'est pas décorrélé du sujet du masculinisme en ligne. Il faut comprendre l'architecture des réseaux sociaux et du cybersexisme qui permet ce masculinisme. Cela a un impact sur la reproduction des stéréotypes de genre, sur la représentation des femmes et des filles, mais aussi sur la misogynie et l'égalité de genre, en ligne comme dans l'espace public. Une autre caractéristique du cybersexisme est le manque de modération des plateformes, qui impacte tout le monde, mais surtout les femmes et les filles, en première ligne face à la haine et à la cyberviolence. Aujourd'hui, plus de 60 % des femmes dans le monde déclarent avoir été victimes de violences en ligne et elles sont 27 fois plus susceptibles de subir du harcèlement en ligne que les hommes. Les plateformes disent avoir du mal à modérer, ce qui normalise les violences et les discours de haine et nous amène au masculinisme en ligne. Il me semblait donc important de revenir sur la notion de cybersexisme, car il faut prendre en compte sa dimension structurelle.
Le cybersexisme et le masculinisme en ligne sont une atteinte à nos droits et une menace pour nos sociétés et nos démocraties. À ce titre, le rôle des plateformes dans la radicalisation et le masculinisme est clé. Une enquête menée par le Wall Street Journal en 2021 a démontré que l'algorithme de TikTok tend à exposer progressivement les utilisateurs à des contenus de plus en plus extrêmes et radicaux, quel que soit leur centre d'intérêt initial. Cette enquête démontre aussi comment, à partir d'un simple compte, les utilisateurs pourraient se retrouver rapidement confrontés à des contenus faisant l'apologie du suicide ou exposés à de la propagande néonazie ou à des contenus terroristes.
Une étude de l'université de Belfast a révélé qu'en moyenne, les jeunes hommes sont exposés à des contenus misogynes et masculinistes en moins de vingt minutes de navigation sur TikTok. Le masculinisme en ligne est en pleine expansion dans l'espace numérique, où les algorithmes ont un rôle à jouer, ce qui présente plusieurs dangers. Au cours des dernières années, ces mouvements sont devenus extrêmement populaires et ont accru leur influence à une échelle préoccupante. Je vois, dans le cadre de Stop Fisha, comment ces contenus misogynes en ligne réussissent à convaincre des hommes, mais aussi de très jeunes garçons. L'impact sur l'égalité de genre est immense. Le masculinisme en ligne contribue à normaliser la misogynie contre laquelle nous nous battons. Nous parlons ici d'un « backlash », d'un retour en arrière sur nos droits, d'une normalisation de la haine sexiste au point que des tendances en émergent. Il y a quelques mois, une tendance est apparue sur TikTok : utiliser l'emoji « tasse de café » en commentaire sous les publications de femmes. Cet emoji, qui peut paraître anodin, était un message codé, un appel à la solidarité masculine pour se moquer et discréditer celles qui prennent la parole en ligne. Il visait à symboliser le fait de siroter son café en regardant les femmes de loin, en considérant qu'elles sont stupides et manquent de bon sens. Les cyberviolences ont un impact sur notre liberté d'expression. Il y a de nombreux autres exemples de haine sexiste en ligne. Mais, encore une fois, c'est structurel. Cette violence en ligne mène à des communautés ou des mouvements masculinistes.
Que pouvons-nous donc faire face à cela ? La première chose est de mettre en place une véritable éducation à la vie affective et sexuelle.
Il faut également sensibiliser, dès le plus jeune âge, à la culture de l'empathie et de l'égalité de genre.
Il faut augmenter les moyens de la justice, de la police et de la gendarmerie numériques, qui font de l'excellent travail, notamment l'OFMIN. La plateforme Pharos, portail de signalement de contenu illicite en ligne, souffre d'un manque de moyens qui nous inquiète énormément. Aujourd'hui, nous ignorons même leurs effectifs exacts. Il y a un déficit de transparence et, d'après les chiffres dont nous disposons, un manque de personnel préoccupant.
Du côté législatif, nous avons de très belles lois. La loi SREN est l'une des plus ambitieuses au monde en matière de régulation des plateformes numériques. Mais le manque de moyens fait barrage à sa mise en oeuvre, ce qui devrait nous alerter.
Un autre obstacle réside dans les tentatives constantes et la pression qui pousse à la dérégulation de ces plateformes. En Europe, nous avons adopté le Digital Services Act (DSA) en 2022 pour réguler les plateformes numériques. Le DSA est le résultat, pour la première fois, d'une union entre États qui ont fait front commun pour réguler ces plateformes. C'est aussi la première loi transnationale en matière de numérique dans le monde. Cela est très important car, l'espace numérique étant transnational, nos réponses doivent l'être également, et parce que nous faisons face à des multinationales.
Nous sommes en 2025 et le DSA est en cours de mise en oeuvre. Dans cette dynamique, la Commission européenne a ouvert des procédures contre certaines plateformes qui n'ont pas respecté le DSA ou n'ont pas adopté les moyens pour s'y conformer. Le DSA prévoit des amendes allant jusqu'à 6 % du chiffre d'affaires mondial des plateformes qui contreviendraient à cette législation européenne. Il faudra donc voir si des amendes seront bientôt imposées, mais nous voyons déjà que certaines plateformes, dont TikTok et Meta, contestent ces procédures.
Les pressions dont je parle viennent de deux acteurs.
Le premier type d'acteur, ce sont les plateformes numériques elles-mêmes, qui contestent le DSA et les procédures ouvertes. Le deuxième, ce sont les États-Unis. C'est un peu l'éléphant dans la pièce, mais il faut le dire : les États-Unis protègent ces entreprises, car elles contribuent à l'économie et représentent des enjeux géopolitiques.
Ces pressions sont visibles actuellement, et il y a un momentum ces dernières semaines à l'échelle de l'Union européenne. Le DSA montre que l'impact du lobby des big tech, mais aussi de celui des États-Unis, a des conséquences très concrètes sur l'Union européenne. Très récemment, la Commission européenne a publié le Digital Omnibus. Ce texte appelle à rouvrir plusieurs lois européennes telles que l'IA Act et le RGPD pour les simplifier. Le terme utilisé est « simplification », mais il signifie en réalité la dérégulation. C'est un produit direct du lobby des plateformes numériques et des États-Unis. Ces lois numériques sont là pour nous protéger, et cela fonctionne.
Ces remises en question de nos lois numériques ont un impact sur nos droits dans l'espace numérique, notamment sur les droits des femmes et des filles en ligne.
L'appel à lancer est donc, pour nous, pays européens, de faire bloc, de ne pas céder et de continuer à protéger nos droits dans l'espace numérique.
Mme Annick Billon. - Je vais laisser la parole à Alice Koiran, commissaire de police et chef des plateformes de l'OFAC, puis à Lucie Daniel, de l'association Equipop.
Mme Alice Koiran, commissaire de police et cheffe des plates-formes de l'OFAC. - Je remercie la délégation aux droits des femmes pour cette invitation. La question du masculinisme est un enjeu qui nous préoccupe tous, et plus précisément le ministère de l'Intérieur dans sa dimension reliée aux extrémismes violents. Des travaux ont déjà été engagés, que ce soit par les services opérationnels ou de façon plus stratégique, par exemple sous l'égide de la déléguée au plan « Femmes, Paix, Sécurité » du ministère, Mme Nathalie Pilhès.
Madame la sénatrice, vous avez évoqué la question du « Far West » sur les réseaux sociaux. Dirigeant les deux plateformes de l'OFAC que sont Pharos et Thésée, je peux vous dire que le rôle de Pharos est justement, autant que faire se peut, de ne pas laisser l'impunité s'y installer. Je vous propose donc de vous présenter le plus succinctement possible le rôle de cette plateforme.
Pharos est un dispositif très atypique ; je rencontre un certain nombre de délégations européennes et internationales et nous connaissons très peu, voire pas d'équivalent. C'est aussi un dispositif qui a beaucoup d'expérience, puisqu'il a été ouvert au public en 2009, ce qui signifie que les travaux pour le créer se situent entre 2006 et 2008. Pour rappel, l'arrivée de Facebook en France date de 2007. Il faut donc rendre hommage à ceux qui nous ont précédés et qui ont su anticiper, dans l'administration, la prise en compte de ces nouvelles menaces.
J'en viens à l'un des enjeux essentiels de Pharos : son périmètre. Celui de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements est excessivement large, puisqu'il comprend l'ensemble des contenus illicites publics sur internet. À cette définition générale, il faut souvent ajouter une longue liste d'exceptions.
Une première exception, très importante pour nous, est la question des annonces de suicide sur les réseaux sociaux. Une telle annonce n'est pas un contenu illicite, mais elle est évidemment prise en compte par les forces de l'ordre, et c'est Pharos qui se charge de ce rôle. Quotidiennement, nous sommes saisis de signalements d'internautes nous indiquant qu'une personne semble en état de détresse psychologique et souhaite passer à l'acte. Dans ce contexte, nous enclenchons une procédure administrative d'urgence pour identifier et localiser le plus rapidement possible la personne derrière ces messages, afin d'envoyer les services locaux sur place.
Pharos est compétent pour les contenus publics sur Internet, ce qui explique qu'une partie des phénomènes évoqués ne nous concerne pas directement, car de nombreux éléments s'intègrent dans des sphères privées ou des sites très confidentiels. Avec les contenus publics, nous avons déjà beaucoup à faire. L'expression « l'ensemble des contenus illicites » va bien au-delà de la question du masculinisme, puisque nous sommes compétents pour tout ce qui concerne le terrorisme, la pédopornographie, les trafics, notamment d'êtres humains, et tout ce que l'on peut trouver de pire sur Internet. Les agents que je dirige y sont confrontés quotidiennement. Pharos est composé de quatre unités spécifiques. La première est une unité présente 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ce qui signifie qu'il y a une prise en compte à tout instant de toutes les situations signalées. Parmi celles-ci figurent les urgences vitales, qui englobent tous les risques imminents d'atteinte à la vie : les annonces de suicide que j'évoquais, mais aussi les passages à l'acte terroriste, les menaces d'attentats, de fusillades ou celles qui visent des personnes dénommées. Nous incluons dans cette thématique la question des passages à l'acte, notamment d'incels. À côté de cette unité présente 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, nous avons un pôle judiciaire qui va être chargé d'identifier, de localiser, par le biais d'une première partie de procédure judiciaire, les personnes qui sont derrière les comptes signalés pour pouvoir transmettre ces éléments aux services territorialement compétents. Cet enjeu est très important pour nous, car il s'agit de ne pas laisser s'installer une impunité pleine et entière sur internet.
À côté de ces deux unités, nous avons une unité spécialisée dans la lutte contre la haine en ligne et les discriminations. Comme cela a été dit, il y a tout un enjeu autour des acteurs, des langages et des usages de mots, d'expressions ou d'émojis employés pour essayer d'éviter la modération des plateformes. Or, il faut connaître ces acteurs et ces langages pour pouvoir les comprendre. Une expression emblématique dans ce contexte est celle de « dragon céleste » : si l'on n'est pas conscient qu'elle vise les personnes juives, on passe à côté d'un certain nombre de messages. On pourrait citer des exemples à n'en plus finir.
Enfin, une cellule des mesures administratives est chargée de mettre en oeuvre les pouvoirs spécifiques de Pharos, qui dispose de prérogatives administratives. Dans ce contexte, nous mettons en oeuvre, en nous appuyant sur le cadre juridique français et européen, des mesures pour aboutir au retrait des contenus. C'est là l'enjeu d'une telle plateforme : centraliser tous ces signalements pour, à la fois, réprimer ce qui a été publié et oeuvrer à la protection du plus grand nombre en travaillant au retrait de ces contenus.
J'ai oublié de citer un élément essentiel : qui peut utiliser Pharos ? La réponse est simple : tout le monde. Tout internaute, quel qu'il soit, peut se rendre sur la plateforme et déposer un signalement, de manière nominative ou anonyme. C'est important, car nous recevons parfois des signalements anonymes qui sont très importants. Nous avons aussi des liens avec un certain nombre d'associations, comme Stop Fisha ou e-Enfance, ainsi que des partenariats avec d'autres entités administratives, par exemple la DILCRAH. Nous sommes en lien avec un très grand nombre de services, et pas seulement à l'échelle du ministère de l'intérieur. Notre travail est interministériel, car nous avons vocation à irriguer un très grand nombre d'autres services avec les informations qui nous sont signalées.
Je voudrais vous donner un exemple récent de signalement qui s'inscrit parfaitement dans le thème de ce colloque. Il y a quelques mois, nous avons reçu le signalement d'une jeune femme en lien sur internet avec un individu lui ayant fait part de son adoration pour Elliot Rodger - très important dans la mythologie masculiniste, que vous avez mentionné en introduction -, qui est passé à l'acte en 2014. Cet individu faisait également part de ses velléités meurtrières vis-à-vis d'une de ses camarades de classe qui aurait, selon lui, accusé à tort de viol plusieurs de ses amis. Tous les thèmes que nous avons abordés sont ici réunis. La situation était particulièrement inquiétante puisque nous disposions d'un très grand nombre d'éléments qui laissaient penser à un risque de passage à l'acte imminent. Nous avons déclenché une procédure d'urgence pour pouvoir identifier le plus rapidement possible ce jeune homme. Il a été interpellé dans son établissement, portait des armes sur lui et fait toujours l'objet d'une enquête judiciaire. Cela illustre à quel point ce type de menace est pris au sérieux par le ministère de l'intérieur, car nous sommes conscients de tous ces enjeux. Pharos, de par sa position centrale, est en première ligne face à ces phénomènes et, plus particulièrement, face à la radicalisation de certains discours, notamment en matière de haine en ligne. La force de cette unité repose à la fois sur ses partenaires, mais aussi sur les citoyens, qui sont les premiers à nous envoyer leurs signalements.
Mme Annick Billon. - Merci pour votre intervention. Je donne la parole à notre dernière intervenante : Lucie Daniel experte en plaidoyer d'Equipop.
Mme Lucie Daniel, experte plaidoyer au sein d'Equipop. - Je vous remercie pour cette invitation.
Je suis responsable du plaidoyer et des études chez Equipop, une association féministe et de solidarité internationale qui travaille beaucoup sur les enjeux liés au backlash, dont le masculinisme est une manifestation. Pour cette table ronde sur les pistes d'action, il me semble intéressant de nous demander comment, ensemble et chacun dans nos responsabilités, nous pouvons agir pour une réelle prise de conscience collective du masculinisme et de ses dangers, condition de l'action.
Alors que ce sujet commence à être débattu publiquement ; comment bien poser les termes de ce débat aujourd'hui ? J'ajouterai ensuite quelques éléments sur les politiques et les financements à mobiliser.
Je vous fais part de l'expérience d'Equipop : nous avons publié il y a deux ans, avec l'Institut du genre en géopolitique, un rapport intitulé « Contrer les discours masculinistes en ligne ». Ce rapport est celui qui a le mieux fonctionné auprès des médias, puisque nos deux organisations ont dû répondre à une quarantaine de sollicitations médiatiques. Nous avons vu cela d'un bon oeil, car notre objectif était de sonner l'alarme et de faire parler des dangers du masculinisme.
Toutefois, cet engouement médiatique nous a vite amenés à nous poser des questions. Comment utiliser cette mobilisation pour sensibiliser sur les dangers du masculinisme sans leur faire trop de publicité ? Comment dépasser l'objet de curiosité que peuvent être certains masculinistes pour donner à voir le projet idéologique derrière cette mouvance ? Concrètement, comment parler du masculinisme sans nuire à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ?
Le premier élément, déjà bien développé par Christine Bard, est de bien nommer les choses.
Le premier message que je martèle est que le masculinisme n'est pas le pendant du féminisme pour les hommes. Cela nous paraît sans doute évident, mais c'est le premier élément de langage à apporter. Ce sont deux mouvements totalement différents. L'abus de langage qui consiste à les mettre dos à dos est dangereux et d'ailleurs largement exploité par les masculinistes eux-mêmes. De la même manière, lorsque l'on invite des expertes féministes sur un plateau, cela ne veut pas dire qu'il faut y opposer la présence d'une influenceuse pro-masculiniste. Ce sont des fausses équivalences contre lesquelles nous devons nous mobiliser.
Ensuite, il ne faut pas caricaturer. Il n'y a pas vraiment de profil type du masculiniste. Si le coeur de cible des influenceurs en ligne est une population assez jeune, les masculinistes sont aussi des hommes quinquagénaires en costume-cravate. Ce sont parfois des femmes pro-masculinistes ou des milliardaires à la tête d'entreprises multinationales. Enfin, il ne faut pas minimiser la gravité de ce mouvement. Il est vrai que certaines vidéos ou certains contenus prêtent à sourire, car ils nous paraissent ringards ou outranciers Mais, à ce jour, nous comptons déjà malheureusement 153 féminicides en France pour l'année 2025. C'est donc un sujet à prendre très au sérieux.
L'autre point qui va de pair est de ne pas déresponsabiliser. C'est un équilibre qui n'est pas toujours facile à trouver, notamment dans l'exercice de l'interview, auquel vous serez sans doute confrontés. Il y a souvent l'idée que c'est la faute des technologies. Or, les technologies ne sont pas neutres : elles sont façonnées par l'usage que l'on en fait. En l'occurrence, il s'agit de la responsabilité des dirigeants des big tech. On a évoqué le renoncement face à la régulation ; or ces dirigeants sont plutôt maintenant dans une stratégie complètement délibérée, proactive. Elon Musk ne cache pas ses affinités avec le masculinisme et avec un certain nombre de partis d'extrême droite. On se souvient qu'il avait offert une tribune à la numéro un du parti d'extrême droite en Allemagne, Alice Weidel, pendant les élections. Nous sommes donc passés à un nouveau stade du côté des big techs.
De la même manière que l'on ne doit plus parler d'hommes passionnels qui tueraient par amour, il faut faire attention à ne pas orienter toute l'analyse autour d'une souffrance réelle ou supposée des hommes qui primerait sur la sécurité des femmes.
Enfin, il ne faut pas dépolitiser, ce qui a été beaucoup dit ce matin. Il faut donc rappeler que ce masculinisme existe et prospère parce que nous sommes dans des sociétés patriarcales et qu'il y a un projet politique derrière ce mouvement.
Qu'est-ce que cela signifie maintenant pour nous, dans nos différentes responsabilités ?
Pour les médias, je vous invite à consulter un rapport que nous venons de publier hier avec le collectif de journalistes Prenons la Une et l'agence de formation féministe La Fronde. Ce rapport, « Journalistes et féministes : mieux informer pour préserver la démocratie », identifie des leviers d'action pour former les rédactions sur ces sujets, multiplier les postes de gender editor, appliquer le cadre légal sur les discours de haine et refuser toute prétendue neutralité journalistique face aux masculinistes.
Pour les parlementaires, il y a un enjeu crucial. Il s'agit de renforcer l'arsenal politique, juridique et financier de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Vous serez bientôt amenés à examiner un projet de loi et une proposition de loi sur ces sujets. La loi de 2001 sur l'éducation complète à la sexualité a été mentionnée. Le Planning familial, Sidaction et SOS homophobie ont saisi le tribunal administratif pour non-application de cette loi. Le rapporteur public a d'ailleurs reconnu récemment une carence fautive de l'État en la matière, ce qui soulève un véritable enjeu de moyens.
La régulation des « big tech » a été bien traitée. J'abonde dans le sens de ce qui a été dit sur la nécessité d'intégrer cette problématique dans la diplomatie féministe française. Il y a un véritable rapport de force à instaurer avec ces grandes entreprises technologiques et avec les États-Unis. Des leçons sont peut-être à tirer de l'épisode qui a opposé la Cour suprême du Brésil à Elon Musk. Cette année, la France a adopté sa première stratégie internationale pour une diplomatie féministe. Vous disposez donc maintenant d'un texte de référence pour faire avancer les choses.
Je voudrais partager une autre alerte, lancée par des organisations comme le Planning familial ou la Fondation des femmes : nous avons la confirmation que les algorithmes ciblent désormais les messages féministes. Meta a décidé de bloquer toutes les publicités sur les enjeux sociaux dans la catégorie où les droits des femmes ont été arbitrairement rangés. Des associations voient leurs contenus déréférencés, voire supprimés, et ne peuvent plus en faire la publicité. Dans le même temps, nous observons des attaques de plus en plus violentes et massives contre les associations et les activistes féministes en ligne, orchestrées notamment par des mouvements masculinistes.
J'en viens à la bataille peut-être la plus importante et la plus actuelle pour vous : la bataille budgétaire, puisque le projet de loi de finances arrivera bientôt au Sénat. Selon la Fondation des femmes, il faudrait 2,6 milliards d'euros pour accompagner les femmes victimes de violences en France, contre seulement 282 millions d'euros actuellement consacrés à cette lutte.
Nous avons un énorme fossé et nous sommes dans un contexte de contraintes budgétaires très fortes dans le secteur associatif, alors que les associations, notamment féministes, jouent un rôle de première ligne dans la prévention de ces violences, la sensibilisation, l'accompagnement des victimes et toutes les formes de résistance face aux mouvements masculinistes. L'étude de la Fondation des femmes auprès de 148 associations a révélé qu'une sur deux disposait de moins de trois mois de trésorerie ; le Planning familial a vu ses financements coupés dans certaines régions. Il faut aussi soutenir les réseaux féministes et les activistes à l'international, car nous sommes face à un mouvement qui dépasse largement les frontières et qui est organisé de façon transnationale. Or, là aussi, les budgets ont été coupés. Ces deux dernières années, le budget de l'aide publique au développement, qui permet de financer l'action de mouvements féministes à l'international, a été réduit de plus de 50 % entre 2024 et 2026. C'est un point extrêmement important.
Il y a également un enjeu à porter cette question dans tous les partis politiques. Au Parlement européen, par exemple, un certain nombre de partis politiques penchent de plus en plus vers l'extrême droite. C'est un phénomène visible pour l'instant surtout sur des questions climatiques, mais cette rupture du cordon sanitaire touche aussi la place de la société civile en général. Ce serait une erreur de croire que la question des droits des femmes restera épargnée longtemps par ce type d'alliance. Pour lutter contre cette « internationale réactionnaire », pour reprendre les mots du président Emmanuel Macron, l'une des conditions absolument nécessaires est le financement. Nous sommes au coeur de ce sujet avec les débats budgétaires que vous allez débuter. Je vous invite donc à faire tout votre possible pour éviter une situation où tous ces leviers seraient inactivables, faute de financement.
Mme Annick Billon. - Je vous remercie. Je vous propose maintenant de procéder à un temps d'échanges.
J'ai, pour ma part, trois questions. J'ai évoqué dans mon propos liminaire la Miviludes et le rapport pour la période 2022-2024 qui fléchait la sphère sectaire. Quelles conséquences en ont découlé ? Quelles mesures ont été prises ?
Ma deuxième question porte sur Pharos, puisque nous sommes en période budgétaire. La plateforme dispose-t-elle de moyens financiers et humains suffisants ? Votre périmètre d'action est-il assez large pour combattre ce phénomène du masculinisme ? On voit bien que la haine en ligne est un fléau que l'on arrive à combattre : lorsqu'on souhaite supprimer des contenus haineux, on y parvient. En revanche, pour les contenus relevant de l'industrie de la pornographie, c'est plus compliqué. Qu'en est-il des contenus masculinistes ?
Enfin, y a-t-il une véritable volonté politique de combattre le masculinisme ?
Je cède la parole à notre collègue Olivia Richard, qui sera rapporteure de ce rapport sur le masculinisme.
Mme Olivia Richard, rapporteure. - En réponse à Lucie Daniel, vous pouvez compter sur la mobilisation de la délégation aux droits des femmes du Sénat pour porter des amendements malgré le contexte budgétaire difficile.
Madame la commissaire Koiran, je souhaite vous poser deux questions. D'abord, je voudrais dire l'admiration que l'on peut avoir pour les personnes qui travaillent à Pharos et qui, toute la journée, regardent des contenus insupportables. On ne dira jamais assez à quel point cela peut être difficile, et je les en remercie. J'ai été alertée par une association qui signale des contenus à Pharos pour en obtenir le retrait : s'agissant de vidéos intimes à caractère sexuel dont le partage sur les réseaux n'a pas été consenti, il leur était demandé une décision de justice pour acter le caractère non consenti du partage. À partir du moment où la femme demande le retrait, ne pourrait-on pas considérer que le partage est déjà non consenti ?
Ma deuxième question est la suivante : j'entendais il y a quelques jours que l'ARCOM avait demandé la fermeture d'un site internet diffusant des images de morts violentes. J'avais interrogé le Gouvernement par une question écrite sur des personnes qui décédaient en ligne et dont les images étaient diffusées. Comment vous articulez-vous avec l'ARCOM pour le retrait des contenus mascus, puisque c'est ce qui nous intéresse aujourd'hui ?
Mme Annick Billon. - Y a-t-il d'autres questions dans la salle ? Oui, madame.
Mme Maëlyss Koussou -Je fais partie d'une génération qui a grandi avec TikTok et les influenceurs, et je constate une certaine normalisation de tout cela. Une chose m'a marquée dans le documentaire de Pierre Gault : ce masculiniste qui dit : « oui, mais c'est juste pour faire le buzz ». C'est une remarque que je retrouve beaucoup dans ma génération, où l'on grandit avec des « clickbaits », des contenus qui attirent le scandale. C'est comme si, d'une certaine manière, cela nous choquait de moins en moins, puisque nous sommes habitués à des propos scandaleux pour attirer le buzz.
Je me demande comment nous pouvons aujourd'hui réussir à faire comprendre que c'est grave ; que oui, peut-être, c'est « juste pour le buzz », mais que cela ne s'arrête pas là. Ces discours ont des conséquences. Dans la sphère privée, je constate aussi que les personnes ne sont pas spécialement alarmées par ce qu'il se passe, mais se contentent de dire que « c'est de la bêtise », qu'« il ne faut pas y prêter attention », puis« scrollent » comme si de rien n'était. Je me demande aujourd'hui comment s'adresser aux jeunes et leur faire comprendre que c'est bien plus grave et plus profond qu'il n'y paraît.
Mme Alice Koiran. - Pour des raisons évidentes, il ne m'appartient pas de me prononcer sur le budget du ministère de l'intérieur. Je peux simplement vous indiquer que Pharos est une machine de flux et de quantité. Les chiffres des signalements, qui sont publics, sont en augmentation : plus de 211 000 en 2023 et plus de 220 000 en 2024. Nous traitons ces signalements.
La question qui peut se poser est celle de l'élargissement de nos compétences depuis quelques années. Par exemple, la loi du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic a récemment étendu l'article 6-1 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004. Cela a conféré à Pharos de nouveaux pouvoirs administratifs, qui sont mis en oeuvre sous le contrôle de l'Arcom, autorité avec laquelle nous avons une relation partenariale extrêmement étroite. En effet, une personnalité qualifiée est désignée à l'Arcom pour contrôler toutes les mesures que nous mettons en oeuvre.
Sur le plan administratif, le périmètre de l'article 6-1 s'est étendu pour englober de nouvelles matières : il comprenait déjà les contenus pédopornographiques ou les contenus terroristes et, désormais, il inclut aussi les contenus en lien avec le trafic de stupéfiants. Dans le cadre de la loi SREN, une expérimentation est en cours sur les tortures et les actes de barbarie.
Cela me permet de faire la transition avec la question des contenus pornographiques. Il faut rappeler une chose très importante concernant Pharos : il existe une différence entre les contenus choquants et les contenus illégaux. Or, nous ne sommes compétents que pour les contenus illégaux et n'avons pas vocation à nous prononcer sur ce qui ne peut être qualifié pénalement. C'est là que se situent les limites de notre action, ce qui est important, car les pouvoirs administratifs mis en oeuvre par Pharos ne sont pas anodins.
Concrètement, lorsque nous envoyons une demande de retrait pour un contenu dans le cadre de l'article 6-1, si celui-ci n'est pas retiré, nous pouvons mettre en oeuvre, à l'issue de vingt-quatre heures, une mesure de blocage, ainsi qu'une mesure de déréférencement. Cela fait le lien avec votre question, madame la sénatrice, sur le site que vous avez évoqué et que nous connaissons très bien.
Loin de moi l'idée de pointer du doigt le législateur, mais lors de la mise en oeuvre de l'expérimentation sur les tortures et les actes de barbarie, il y a eu un souci dans la rédaction de l'article de loi concerné, et surtout du décret. Les mesures de blocage que nous mettons en oeuvre normalement n'ont pas pu être intégrées au dispositif, ce qui est regrettable. Ce fait est connu de longue date par les administrations et l'Arcom, et c'est ce qui a conduit à la situation actuelle. Pour ce site, qui rentre dans la catégorie des tortures et des actes de barbarie, nous avons donc effectué des demandes de retrait, comme l'indique l'Arcom dans son communiqué, mais nous ne pouvions faire que du déréférencement et non du blocage. C'est bien dommage, puisque la mesure de blocage aurait été la plus efficiente.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Le problème de rédaction se situe-t-il au niveau législatif ou réglementaire ? Ou est-ce que le niveau législatif provoque la difficulté réglementaire ?
Mme Alice Koiran. - J'ai un léger doute, la difficulté relève peut-être plus du domaine réglementaire, effectivement. Cependant, nous avons bien documenté tout cela dans des notes et cela a été signalé depuis longtemps.
Mme Olivia Richard, rapporteure. -Pouvez-vous nous expliquer la différence d'impact entre déréférencement et blocage ?
Mme Alice Koiran. - Le déréférencement est en lien avec les moteurs de recherche. Lorsque vous ne connaissez pas le nom d'un site, vous effectuez une recherche, par exemple « site gore », et une liste de résultats apparaît.
En revanche, si vous connaissez l'adresse exacte du site, vous n'avez pas besoin d'un moteur de recherche, vous entrez directement l'URL. C'est là que le blocage intervient. Il ne s'adresse pas à la requête de l'internaute, mais vise directement le site dans son ensemble. C'est une mesure drastique : lorsqu'un site est bloqué, les internautes qui tentent d'y accéder aboutissent sur une page du ministère de l'Intérieur leur indiquant qu'ils ont essayé d'accéder à un site interdit, par exemple parce qu'il contient des contenus terroristes. Ce blocage est effectué en lien avec les fournisseurs d'accès à Internet.
Mme Bérangère Couillard, présidente du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCEFH). - Je profite de ce colloque pour poser une question qui me brûle les lèvres et qui vient renforcer celle posée par Annick Billon : il y a un véritable sujet concernant le retrait des contenus.
Nous avons l'impression que les vidéos ou les propos masculinistes ne bénéficient pas du même traitement que des propos dits racistes. Lorsqu'il y a des propos racistes tenus sur les réseaux sociaux, les retraits sont beaucoup plus rapides que pour des propos tenus par des influenceurs masculinistes, pour lesquels aucun retrait n'est réalisé.
Est-ce un sujet de légalité ? Comment peut-on améliorer cela ? Il nous est assez insupportable que ces contenus ne soient pas traités de la même manière. Ou alors, est-ce un simple sentiment ? Dans ce cas, rassurez-moi.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je comprends le cadre de vos propos, madame la commissaire. Il ne vous appartient pas de vous prononcer sur les moyens dévolus à Pharos. En revanche, nous, parlementaires, nous le pouvons.
Lorsque nous avons discuté de la loi SREN, notamment à la suite du rapport de la délégation aux droits des femmes sur l'industrie pornographique, nous avons proposé d'étendre les pouvoirs de Pharos. Il nous a souvent été répondu que, si cela était théoriquement possible, les moyens de la plateforme ne le permettaient pas, sauf à nuire à ses autres fonctions, en particulier la lutte contre le terrorisme, à laquelle nous sommes tous attachés.
Je reviens sur la distinction entre contenus illégaux et contenus choquants, car en réalité, les contenus choquants sont très souvent illégaux. Nous n'utilisons pas toutes les ressources du code pénal pour faire retirer ces contenus. Je songe par exemple à tout ce qui relève de l'apologie du viol ou du sexisme, que l'on retrouve dans de nombreuses vidéos pornographiques. Or, nous n'utilisons pas les critères d'apologie ou de discrimination sexiste, raciste et homophobe, pourtant présents dans beaucoup de ces vidéos, pour faire retirer des contenus ou bloquer des plateformes.
Concernant la pédopornographie, nous avons tous été marqués par l'audition de vos collègues d'Europol. Ils indiquaient que la définition de la pédopornographie était située avant l'apparition des poils pubiens et des seins. Cela avait été dit assez clairement lors d'une audition au Haut Conseil à l'égalité. Or, la pédopornographie va bien au-delà et concerne l'ensemble des mineurs.
Notre capacité d'action est donc totalement conditionnée par les moyens que nous consacrons à la lutte contre ces contenus. Il ne s'agit pas seulement d'une absence de référence dans le code pénal, mais aussi d'une absence de moyens humains dans les services.
Mme Alice Koiran. - Je vais vous faire une réponse globale. L'enjeu, dans une grande partie des sujets que vous évoquez, est la frontière entre l'administratif et le judiciaire. C'est là que les limites de notre action sont importantes, car il y a un élément que nous n'avons pas encore évoqué : la question des libertés publiques et la manière dont nous pourrons aboutir à des retraits de contenu sur internet.
Il y a aujourd'hui plusieurs manières d'obtenir ces retraits. La première se situe dans la phase préventive, qui relève du cadre administratif. Très concrètement, les pouvoirs que nous mettons en oeuvre dans ce cadre doivent être exercés avec beaucoup de précaution, puisqu'ils ne sont pas décidés ni mis en oeuvre par un juge. C'est là que se situe l'enjeu crucial.
Les juges pourront, de par leur position, prendre des décisions beaucoup plus larges que les nôtres. Nous sommes garants d'un équilibre : nous allons jusqu'à un certain point, mais ensuite, cela ne relève plus de notre ressort, car sinon, nous risquerions de prendre des mesures d'une ampleur qui pourrait poser question.
Pour rebondir sur votre exemple, je comprends que ce qui a pu être évoqué par les collègues d'Europol puisse être choquant. En réalité, un certain nombre d'éléments sont pris en compte lors de l'étude des conséquences. Pour vous répondre avec un exemple inverse, nous sommes saisis de signalements sur des contenus où l'on nous indique que les personnes sont manifestement mineures. Or, elles ne le sont pas. Elles ne le sont pas parce qu'il y a aussi une recherche - et c'est terrible à dire - et une présentation, non pas par les titres ou les mots, mais par le fait que certaines personnes auront des traits plus juvéniles que d'autres. Dans la consommation de contenus pornographiques, des actrices parfaitement majeures auront des traits qui peuvent laisser penser qu'elles sont mineures. La difficulté est que Pharos ne peut juger que sur les images.
Compétents sur l'ensemble du territoire national, nous ne pouvons pas nous projeter à droite et à gauche pour mener des enquêtes. C'est le rôle de Pharos, cet enjeu essentiel de l'orientation. Nous sommes, d'une certaine manière, une immense gare de triage qui vise à traiter les informations et à les redistribuer à tous les services concernés. Par ailleurs, nous travaillons très étroitement avec l'Ofmin, mais nous ne pouvons pas interroger les personnes, faire des auditions, puis établir de manière certaine une situation pour mettre en oeuvre nos pouvoirs. Tel est l'enjeu, en réalité : nous n'allons pas outrepasser nos prérogatives, car il y a tout de même un enjeu judiciaire.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je souhaite revenir sur ce que vous évoquez, à savoir les actrices majeures qui prennent des rôles de mineures, déguisées en petites filles. Cela avait fait l'objet d'un débat au moment de la loi SREN, et d'un amendement qui avait été rejeté. Nous poursuivrons ce débat.
Mme Annick Billon. - Avant votre réponse, je laisse la parole à Thaima Samman, qui souhaitait intervenir dans la salle.
Mme Thaima Samman. - Je suis avocate et je codirige un groupe de travail sur la liberté d'expression à l'ère du numérique, qui regroupe une équipe pluridisciplinaire, sous l'égide de la Villa numeris. Nos travaux partent du constat d'une problématique sur les questions des libertés. Je n'aime pas l'idée des libertés publiques, car elles sont en fait individuelles. Nous avons donc un sujet de libertés individuelles et notamment de ce que veut dire la liberté d'expression.
À l'ère du numérique, si nous voulons qu'elle perdure, il va falloir en redéfinir les règles.
Nous avons eu un débat sémantique important sur l'encadrement de la liberté d'expression. On n'encadre pas la liberté d'expression, elle est le principe ; on en encadre les contraintes, qui doivent être clairement délimitées. À l'ère du numérique, il faut sans doute repenser la manière dont on organise ces problématiques pour faire société. Quelles sont les contraintes que nous avons ? Sont-elles suffisantes ? Comment les organisons-nous et, surtout, comment les faisons-nous respecter ?
Nous sommes arrivés à la conclusion que notre corpus législatif est non seulement suffisant, mais extrêmement lourd, et que le fond du problème est son application. Nous avons le code pénal, la loi de 1881 qui pose le principe de la liberté puis en identifie les contraintes, et le code pénal qui désigne nommément les contraintes à la liberté d'expression justifiant qu'on puisse les lever. Nous avons eu ensuite l'acte pour le marché numérique unifié européen, le DSA, et la loi SREN qui en a été l'application. Il était d'ailleurs très intéressant de constater que la loi SREN ne faisait que reprendre des dispositions légales qui existaient déjà et qui n'étaient pas appliquées.
Je rappelle que le DSA n'a pas pour objectif de redéfinir les contraintes à la liberté d'expression, mais de fixer les conditions pour les plateformes qui doivent gérer les contenus illégaux ou contraires à leurs conditions d'usage. Les contenus inappropriés peuvent faire l'objet de conditions d'usage qui autorisent les plateformes à les retirer. Les plateformes ont donc l'obligation de supprimer les contenus signalés, sans pour autant être tenues à une obligation de contrôle général. C'est toute la difficulté aujourd'hui, car le DSA instaure un système de déjudiciarisation et de désadministrativisation pour faire face à la masse, à l'ampleur et à la vitesse de diffusion des contenus.
C'est probablement sur ce point qu'il va falloir se concentrer pour trouver des solutions. L'apologie du viol ou de la violence est une infraction pénale : elle est donc illégale. En revanche, le cas de la jeune femme qui paraît avoir 15 ans alors qu'elle en a en réalité 25 est légal. Il faut donc réfléchir à la façon dont nous pouvons traiter un certain nombre de ces sujets.
Je voudrais faire deux propositions. Concernant la pornographie, ce qui m'a toujours choquée, c'est qu'elle est probablement la seule activité addictive, dangereuse et posant une problématique pour les mineurs qui ne soit pas régulée.
La pornographie n'est pas régulée et s'est progressivement installée au nom de la liberté d'expression. Il faut réfléchir à cette question, non pas à l'échelle nationale, mais au niveau européen. Contrairement aux Etats-Unis, nous n'avons pas de premier amendement sur la liberté d'expression. Nous avons parfaitement le droit d'encadrer un certain nombre de sujets, car aucune liberté n'est absolue. C'est au niveau européen qu'il faut faire sortir la pornographie de la liberté de circulation des services pour la faire rentrer dans les activités régulées. Nous pourrions ainsi mettre en place des moyens de faire retirer les contenus qui sont non seulement illégaux, mais également non souhaitables. De la même manière que vous avez le droit de fumer, de boire ou de jouer à des jeux d'argent, mais pas dans n'importe quelle circonstance, la pornographie, devrait-elle aussi être régulée.
Ma deuxième proposition, qui figurera dans notre rapport définitif, est que, face à l'ampleur, la vitesse et la masse de ces contenus, nous ne pouvons en faire porter la responsabilité aux forces de l'ordre ou aux juges. Même si nous le souhaitions, cela demanderait des investissements qui paraissent assez vains. Il faut aller au bout de l'encadrement et de la déjudiciarisation. La proposition serait d'avoir une structure de juristes - avocats, juges à la retraite - formés à la finesse et à la sophistication de la liberté d'expression. Tout n'est pas interdit, même si cela déplaît. Il faut accepter que l'autre puisse s'exprimer. Vous avez le droit de dire que les femmes sont « nounouilles », mais pas que vous devez frapper l'une d'elles si elle vous manque de respect. Il faut savoir interdire la seconde affirmation. Ces juristes pourraient donner des recommandations aux plateformes pour ne pas les laisser décider toutes seules.
Ces recommandations leur servent de défense devant le juge, mais elles pourraient permettre de traiter au moins 70 % des cas, car nous aurions des signalements plus efficaces, des décisions et moins d'hésitation pour retirer les contenus illégaux quand ils sont à la frontière entre l'illégalité et le choquant.
Mme Annick Billon. - Merci, Maître, pour ces éclairages. Concernant l'industrie de la pornographie, la délégation a mené des travaux extrêmement innovants il y a quelques années.
Je vais laisser les trois intervenants de cette deuxième table ronde répondre, puis nous passerons à la conclusion.
Mme Lucie Daniel. -J'insisterai simplement sur la conduite de ces travaux. Regarder du côté du monde médiatique peut être assez intéressant. Si vous avez prévu des auditions, il serait utile de se rapprocher de certains médias ou journalistes.
Mme Annick Billon. - Madame la Commissaire, je souhaiterais revenir sur le droit à l'oubli, sur la question du corapporteur et sur celle de la présidente du HCE.
Mme Alice Koiran. - Sur la question du droit à l'oubli, qui est un enjeu essentiel pour nous, l'idéal serait que vous veniez nous rencontrer et que nous prenions un temps plus long pour échanger sur ces sujets, car il est difficile d'y répondre en quelques minutes, tant les implications sont nombreuses.
Pour conclure sur la question des contenus masculinistes, exposée par le journaliste Pierre Gault, il faut distinguer les discours publics des discours privés. C'est un enjeu très important, car il y a une différence entre ce que nous allons voir publiquement - certains acteurs flirtent avec la frontière sans jamais la franchir - et ce qui va être dit dans des cercles de discussion beaucoup plus privés.
Par ailleurs, un autre enjeu important à prendre en compte, qui peut être un angle pour votre rapport, est celui de l'éphémérisation des contenus numériques. On peut parler de retrait de contenu, mais lorsque les contenus sont diffusés en direct, ils ont été prononcés puis ne laissent pas de trace. Comment agir dessus ?
Mme Annick Billon. - Merci beaucoup, madame la commissaire. Je remercie tous les intervenants et intervenantes de ce matin. J'invite maintenant notre collègue Béatrice Gosselin, qui sera co-rapporteure sur ce travail de la délégation qui démarre sur le masculinisme, à s'exprimer en clôture de notre matinée avant de laisser la parole à la présidente du HCE, Bérangère Couillard, qui nous a rejoints, pour la conclusion finale de ce colloque riche en enseignements et en préconisations.
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. - Madame la présidente du Haut conseil à l'égalité, chère Bérangère Couillard, mes chers collègues, mesdames, messieurs, nous arrivons au terme de cette matinée consacrée à la montée des mouvements masculinistes dans le monde, et je voudrais d'abord remercier l'ensemble des intervenantes et intervenants pour la qualité de leurs contributions. Grâce à vous, nous avons pu éclairer un phénomène encore mal compris, souvent minimisé, et pourtant profondément structurant en raison de la remise en cause des droits des femmes qu'il porte.
Au fil des échanges, une conviction s'est imposée : le masculinisme n'est pas une simple réaction marginale, ni une constellation d'attitudes individuelles éparses. C'est un mouvement structuré, internationalisé, financé, porté par des réseaux idéologiques transnationaux, et qui s'inscrit dans un continuum allant de la remise en cause des droits des femmes jusqu'aux formes les plus extrêmes de violence radicale.
La première table ronde l'a montré avec force : les mouvements masculinistes sont multiples, pluriels, aux contours parfois flous, et c'est précisément cela qui les rend difficiles à appréhender. Des incels aux MGTOW, des « tradwives » aux influenceurs qui monétisent la haine, ces groupes divergent dans leurs formes mais convergent dans leurs idées et leurs objectifs : la légitimation de discours antiféministes, la diffusion d'une vision hiérarchisée des sexes, et la contestation des avancées destinées à protéger les femmes.
Nous avons aussi mesuré le rôle décisif des espaces numériques. Le numérique est devenu le principal amplificateur de ces idéologies. Il offre des communautés d'adhésion, et des modèles de virilité à l'opposé des valeurs d'égalité que nous promouvons, et ces contenus viraux touchent particulièrement les plus jeunes. Ces espaces constituent aujourd'hui de véritables lieux de recrutement, et parfois de radicalisation violente, comme l'actualité récente l'a rappelé de manière alarmante.
La deuxième table ronde nous a permis d'aborder la question essentielle de nos stratégies d'action. Les constats sont clairs : la lutte contre ces mouvements exige une mobilisation globale, cohérente et déterminée, aux niveaux aussi bien national, européen qu'international.
Nous devons d'abord mieux connaître ces mouvements, leurs réseaux, leurs modes d'action, leurs relais politiques et médiatiques. Sans cette connaissance, aucune stratégie efficace ne peut être mise en oeuvre.
Nous devons ensuite agir sur le terrain numérique, en exigeant des plateformes une responsabilité pleine et entière. L'absence de régulation, ou les reculs que nous observons, laissent proliférer des discours de haine et des mécanismes algorithmiques qui enferment leurs utilisateurs dans des spirales de contenus misogynes.
Nous devons aussi renforcer l'éducation à l'égalité, dès le plus jeune âge. Les efforts consentis aujourd'hui ne sont pas à la hauteur de l'ampleur de la menace. Face à ces mouvements hyperorganisés et massivement financés, nos outils éducatifs doivent être mieux dotés, plus développés et plus visibles.
Dernier enseignement, nous devons intégrer pleinement le risque de radicalisation et le risque terroriste liés à ces mouvements. Les exemples étrangers, notamment la démarche engagée par la Suisse, montrent qu'une prise en compte explicite de ces phénomènes dans les politiques de prévention de l'extrémisme violent est utile et il faut, en la matière, s'intéresser à l'ensemble du spectre, au-delà du seul mouvement des Incels.
Ce colloque nous a rappelé que la montée des discours masculinistes s'inscrit dans un mouvement mondial plus large, celui du backlash, qui cherche à remettre en cause ce qui a été conquis au prix de décennies de luttes collectives.
Nous en connaissons les ressorts, nous en voyons d'ores et déjà les dangers, et nous en mesurerons demain les effets si l'on n'agit pas contre ce phénomène.
C'est pourquoi il est indispensable de poursuivre ce travail, de l'amplifier et de maintenir la vigilance qui s'impose, ce sera l'objet des travaux que la délégation aux droits des femmes va mener à compter du mois de décembre. Nous remettrons ensuite notre rapport d'ici la fin juin 2026.
Je vais sans plus tarder laisser la parole à notre dernière invitée, Bérangère Couillard, présidente du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, dont les récents travaux ont apporté un éclairage précieux sur la montée en puissance des théories masculinistes dans nos sociétés modernes.
Mme Bérangère Couillard, présidente du Haut conseil à l'égalité (HCE). - Je vous remercie de votre invitation et d'avoir convié le Haut Conseil à l'égalité à intervenir lors de ce colloque, ainsi que pour l'organisation de cet événement très intéressant.
Il est indispensable de parler de ce phénomène et de le faire connaître, car beaucoup l'ignorent. Mieux le comprendre, c'est aussi mieux agir. Je suis heureuse d'être parmi vous aujourd'hui pour en parler.
Je souhaite aborder l'activité du Haut Conseil de l'égalité, et plus particulièrement le sexisme, le masculinisme et les dangers qu'ils représentent. Notre rapport majeur de 2025 sur l'état des lieux du sexisme en France, publié le 20 janvier dernier, revient sur de nombreux thèmes abordés ce matin. Son objectif initial est d'évaluer l'évolution du sexisme grâce à un baromètre et à des questions posées à plus de 3 000 Français, mais nous avons cette année poussé l'analyse plus loin.
Nous avons constaté une forte polarisation de la société sur les questions d'égalité. Les jeunes femmes sont de plus en plus conscientes que leur quotidien est plus difficile que celui des hommes ; elles sont donc plus engagées et plus sensibles au féminisme. À l'inverse, les jeunes hommes expriment un sentiment d'incompréhension, voire de rejet, des évolutions de la société et sont de plus en plus attirés par les idées sexistes et masculinistes.
Ce constat nous a poussés à étudier les raisons de cette polarisation. L'une de nos conclusions est que l'éducation est l'un des piliers de ce sexisme persistant et qu'il faut agir de toute urgence, car nous n'élevons pas nos filles et nos garçons de la même manière. Le Haut Conseil à l'égalité appelle donc depuis de nombreuses années à l'adoption d'un programme d'éducation à l'égalité adapté à tous les âges.
Ces cours d'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, dits EVARS, permettront de sensibiliser les enfants à la connaissance et au respect de leur corps et de celui de l'autre, mais surtout de déconstruire les stéréotypes et les normes sociales inégalitaires. Jusqu'à cette année, moins de 15 % des élèves en bénéficiaient, alors que ces cours ont été rendus obligatoires en 2001, à raison de trois séances annuelles pendant toute la scolarité. Nous en sommes loin.
Nous nous réjouissons donc que les différents ministres de l'Éducation nationale aient déployé ce programme depuis la rentrée de septembre. Au sein du Haut Conseil à l'égalité, nous serons très vigilants quant à son application réelle. Nous avons la conviction que c'est un levier d'une importance cruciale pour l'émancipation des enfants et pour atteindre une société égalitaire. D'ailleurs, neuf Français sur dix se sont exprimés dans notre baromètre comme étant favorables à un tel programme, ce qui démontre que l'opposition à ces cours est certes bruyante, mais très minoritaire dans notre pays.
Cette mesure, qui est la plus plébiscitée dans notre baromètre, est aussi celle que 70 % des Français considèrent comme la plus efficace pour faire bouger les lignes. Nous devons embarquer les hommes dans ce combat ; nous n'arriverons pas à lutter contre le sexisme sans eux. Je le vois, vous le voyez, les publics, lors de nos interventions, sont trop souvent exclusivement féminins. Or, 65 % des Français estiment que les hommes ont une responsabilité directe dans le sexisme, et neuf sur dix souhaitent qu'ils s'engagent.
Ce sexisme ambiant alimente un autre phénomène dangereux : la culture du viol. La commission « violences faites aux femmes » du Haut Conseil à l'égalité s'est penchée sur le traitement judiciaire des viols et agressions sexuelles et a rendu ses conclusions. En France, d'après le service statistique du ministère de l'Intérieur, 153 000 personnes majeures se sont déclarées victimes de viols en 2022, dont 82 % de femmes. Le viol est un fléau, l'incarnation la plus violente du patriarcat. Mais les violences sexuelles envers les femmes n'apparaissent pas spontanément. Elles ne viennent pas de nulle part, ne font pas partie de la nature humaine et ne sont pas des pulsions masculines incontrôlables. Leur origine est sociale. Cette culture du viol a des conséquences très concrètes : des remarques anodines pour celui qui les prononce, mais fatales pour les victimes, jusqu'à des formules pour excuser les agresseurs et, surtout, une remise en cause permanente de la parole des femmes.
Pourquoi est-ce que je vous parle de tout cela ? Simplement parce que cette société-là, c'est la société que les masculinistes défendent avec détermination. Ce contrôle des hommes sur les femmes, cette acceptation de la violence et de la domination, c'est le coeur de leur utopie. Ce sont ces fantasmes qu'ils crient à pleins poumons sur les réseaux sociaux à nos enfants, à nos garçons, à grand renfort de soi-disant formations pour devenir des « mâles alpha » et, plutôt, pour apprendre à humilier les femmes au quotidien. Le rapport sur l'état du sexisme en France publié en 2025 dressait déjà les conclusions d'une société qui changeait radicalement. Il évoquait alors les masculinismes. Les discours des antiféministes se sont durcis, leurs actions se multiplient et l'on assiste à un renforcement des stéréotypes de genre dans l'espace public.
Ce sexisme nourrit des thèses masculinistes qui développent une vision inégalitaire et essentialisante des rapports femmes-hommes. Ces discours se revendiquent comme un mouvement parallèle au mouvement féministe, comme si la haine des femmes et la promotion de la violence pouvaient être mises au même niveau que la lutte pour l'égalité et l'émancipation. Nous avons fait une erreur gravissime ces dernières années, et plus largement depuis l'émergence des réseaux sociaux. Les droits acquis et le relatif progrès obtenu ont pu nous faire croire que les masculinistes étaient anecdotiques. C'est faux. C'est un phénomène de masse, protéiforme et porté par une pluralité de vecteurs : réseaux sociaux, communautés en ligne, influenceurs, espaces de sociabilité, mouvements citoyens anti-choix. Ce phénomène s'est même mué en actions terroristes. C'est un phénomène général, qui n'est pas seulement animé par quelques figures montantes. Nous parlons de réseaux militants actifs, de mieux en mieux financés par des fonds privés étrangers venant de différentes parties du monde et portés par des courants politiques conservateurs, voire fascistes, qui voient là une nouvelle corde à ajouter à leur arc antirépublicain.
Je veux donc vous remercier d'avoir ouvert ce débat au Sénat, de travailler à mieux connaître ce phénomène et à trouver la meilleure façon de le combattre. Au Haut conseil à l'égalité aussi, nous nous sommes emparés du sujet. Conscients de son ampleur, nous consacrerons notre rapport 2026 sur l'état du sexisme en France spécifiquement à ces mouvements, en analysant leur idéologie, leur mode d'action et leurs effets. Nous avons intégré au rapport et au baromètre des éléments de mesure spécifiques permettant d'évaluer la porosité de la population au discours masculiniste. Ce rapport comportera un ensemble de recommandations à destination des pouvoirs publics, afin d'apporter des réponses concrètes, coordonnées et à la hauteur des enjeux. Nous ne pouvons pas regarder le train passer. Nous ne pouvons pas rester passifs face à ces discours et à ces actions qui empoisonnent le cerveau de nos enfants et de nos adolescents. Nous devons maintenant agir.
Mme Annick Billon. - Merci beaucoup chère Bérangère Couillard pour ce discours engagé et profondément inspirant.
Il me revient de conclure à la place de la présidente Dominique Vérien, qui a dû nous quitter.
Vous l'aurez compris, le masculinisme est l'expression de la détestation des femmes, le droit des hommes à exercer un contrôle sur elles. Sa diffusion est massive et dangereuse pour notre société, notre démocratie, la vie en société et les valeurs de la République. Elle n'a pas de frontières.
Il y a urgence à agir pour freiner, pour arrêter cette diffusion. Elle touche notamment les jeunes garçons en France, au moment de leur construction. L'urgence est donc absolue.
Il est aussi urgent de prendre conscience, de nommer les choses, de se donner les moyens d'agir. Ces moyens vont de l'éducation au blocage des sites, avec de nombreuses pistes qui ont été évoquées.
Je remercie toutes celles et ceux qui ont contribué à ce colloque : les intervenantes et intervenants pour la qualité de leurs analyses ; les collègues sénatrices et sénateurs pour la qualité de leurs questions ; et vous toutes et tous, ici présents, pour l'intérêt et l'engagement que vous manifestez dans cette réflexion.
L'égalité entre les femmes et les hommes est un principe fondamental de notre démocratie et de la vie en société. Lutter contre la diffusion des discours masculinistes, c'est donc un enjeu vital et c'est défendre notre démocratie elle-même.
Ce sera donc le travail de la délégation aux droits des femmes dans les prochaines semaines, avec nos trois rapporteures, Laurence Rossignol, Béatrice Gosselin et Olivia Richard, qui ont entamé ce matin une immersion pour lancer ces travaux.
La réunion est close à 11h45.