Jeudi 18 décembre 2025
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Audition de Mme Véronique Roger-Lacan, ambassadrice pour le Pacifique, représentante permanente de la France auprès de la Communauté du Pacifique et secrétaire permanente pour le Pacifique, dans le cadre du rapport d'information sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer - volet 3 : bassin Pacifique
Mme Micheline Jacques, président de la délégation aux outre-mer. - Nous entamons ce matin les auditions pour le troisième et dernier volet de notre étude sur l'intégration et la coopération régionales des outre-mer, consacré cette année au bassin Pacifique. Il fait suite à nos deux précédents rapports de 2024 et 2025, qui ont porté respectivement sur le bassin Indien et sur le bassin Atlantique. Pour traiter les défis immenses de ce vaste océan, nous avons désigné trois rapporteurs : Guillaume Chevrollier, Solanges Nadille et Rachid Temal. Christian Cambon assurera comme précédemment la coordination de nos trois volets. Je les remercie tous chaleureusement pour leur implication.
Nous accueillons ce matin Mme Véronique Roger-Lacan, ambassadrice pour le Pacifique, représentante permanente de la France auprès de la Communauté du Pacifique et secrétaire permanente pour le Pacifique. Nous avons le plaisir et l'honneur de la recevoir à l'occasion de sa venue à Paris, car elle est normalement basée à Nouméa.
Madame l'Ambassadrice, nous avons souhaité vous entendre car, comme vos collègues des autres bassins, vous êtes chargée de renforcer la coopération entre les territoires ultramarins et les États voisins. Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.
Le Pacifique est devenu un espace hautement stratégique où se jouent de nombreuses rivalités d'influence. Nous nous interrogeons sur l'état des lieux de l'intégration, la stratégie de la France dans cette zone et les moyens dont vous disposez pour la mener. Autrement dit, quel bilan faites-vous de l'intégration régionale des collectivités françaises du Pacifique ? La coopération régionale est-elle un instrument efficace ? Quelle est la gouvernance de cette coopération ? Y a-t-il un pilotage fort autour d'objectifs clairs ? Nous attendons notamment des éclairages sur la stratégie Indopacifique française, dont la co-construction avec les collectivités du Pacifique est fondamentale. Face à ces missions et à ces enjeux, vos moyens et ceux du réseau français dans la région sont-ils suffisants ?
Nous attendons aussi de vous, Madame l'Ambassadrice, des perspectives d'avenir sur des sujets d'actualité comme la connectivité, la lutte contre le réchauffement climatique, ainsi que la lutte contre la vie chère. Notre délégation souhaite se déplacer en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna, à une date que nous fixerons en coordination avec nos collègues du Pacifique. Comme à notre habitude, un questionnaire indicatif vous a été transmis afin de guider nos échanges. Je laisserai nos rapporteurs vous questionner après l'exposé liminaire, puis nos collègues présents poseront leurs questions s'ils le souhaitent. Vous avez la parole, Madame l'Ambassadrice.
Mme Véronique Roger-Lacan, ambassadrice pour le Pacifique, représentante permanente de la France auprès de la Communauté du Pacifique et secrétaire permanente pour le Pacifique. -
Vous évoquiez le bilan de la coopération régionale outre-mer dans le Pacifique. C'est un bilan évidemment contrasté, car les instruments dont disposent les territoires sont les lois organiques pour les deux territoires autonomes - la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française - et la loi pour Wallis-et-Futuna.
Les instruments dont nous disposons, nous diplomates, sont en réalité très récents et très évolutifs. En effet, le poste de secrétaire permanente pour le Pacifique et de représentante permanente de la France auprès de la Communauté du Pacifique et du Programme régional océanien pour l'environnement sont des instruments que je suis en train de créer. Auparavant, le poste était basé à Paris, comme ceux de mes deux collègues pour l'océan Atlantique et l'océan Indien. C'est à la faveur du voyage du président de la République dans le Pacifique en juillet 2023 qu'il a été décidé de déplacer ce dispositif dans la région. C'est une décision heureuse, car la proximité de la diplomatie avec les territoires était, pour le Pacifique, absolument indispensable et n'avait pas été pratiquée de manière très soutenue.
L'état des lieux est donc contrasté avec ces outils. La mise en oeuvre est en réalité très politique : dans le domaine de la politique étrangère, les deux lois organiques prévoient un transfert de compétences vers les territoires, qui exercent donc la plupart des compétences, sauf les compétences régaliennes.
Dans le domaine des affaires étrangères et de la coopération régionale, les territoires ont l'initiative, mais doivent en amont se coordonner avec l'État, c'est-à-dire l'informer de leurs souhaits et de la manière dont ils entendent mener des coopérations régionales dans leurs domaines de compétences, comme la fiscalité, l'éducation ou le commerce. En aval, les lois organiques prévoient que toutes ces coopérations régionales doivent se faire dans le cadre des engagements internationaux de la République française. Nous savons que ces compétences sont exercées par des gouvernements élus.
Les élections au Congrès pour la Nouvelle-Calédonie et à l'Assemblée territoriale pour la Polynésie française peuvent porter au pouvoir des autorités qui ne sont pas forcément favorables à l'intégration dans la République française. La coordination est donc une question extrêmement politique. Pour les diplomates, nous nous en tenons à la politique étrangère. Nous avons deux contrôles, en amont et en aval, qui sont en réalité très ténus, car ils ne sont pas assortis d'un contrôle de légalité. Il s'agit donc de négociations diplomatiques et politiques avec les autorités locales pour que cette coopération régionale s'effectue en coordination avec l'État et dans le cadre des engagements internationaux de la République française.
J'ai, depuis deux ans, un nombre infini d'exemples qui montrent que cela n'est pas chose aisée. S'agissant de Wallis-et-Futuna, la situation devrait être plus cadrée. Elle l'est, mais les souhaits d'autonomie sont de plus en plus clairs, un point dont nous ne nous rendons pas forcément compte à Paris.
La participation de la France et des outre-mer dans les organisations régionales présente aussi un bilan contrasté. La France a fait en sorte que la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie soient membres à part entière du Forum des îles du Pacifique, l'organisation politique faîtière dans le Pacifique, à l'issue de négociations menées de 2011 à 2016. Les trois territoires sont aussi membres à part entière de la Communauté du Pacifique et du Programme régional océanien pour l'environnement.
Nous sommes membres des deux dernières organisations, mais pas du Forum des îles du Pacifique. Puisque les quatre entités représentent la France, nous sommes censés nous coordonner et défendre les mêmes positions, ce qui n'est pas le cas. Nous avons tenté de le faire par plusieurs méthodes, mais le résultat est assez complexe. C'est donc un travail humain, diplomatique et politique très ciselé que nous devons réaliser pour parvenir à des positions communes. Pour le Forum des îles du Pacifique, la situation est encore plus complexe, car l'État en est partenaire de dialogue, tandis que les deux territoires en sont membres à part entière.
Le Forum des îles du Pacifique est une organisation très politique dont l'objectif est la décolonisation, un terme mal compris et appréhendé de manière très schématique par les opinions publiques du Pacifique. On connaît les obstacles et les irritants concernant l'état des relations avec le Vanuatu. Concernant les contestations territoriales, nous avons eu une première discussion il y a trois ou quatre semaines. La presse française se fait l'écho de certaines positions politiques, et je pourrais vous donner des détails sur cette négociation. La feuille de route pour parvenir à la stratégie est fixée par le ministre des outre-mer et le ministre des affaires étrangères. Je suis sous double tutelle : le secrétariat permanent pour le Pacifique est sous la tutelle du ministère des outre-mer et la représentation permanente de la France auprès des organisations régionales est sous celle des affaires étrangères, mais ce sont des champs de compétences très étroitement liés.
Je reviens sur la question du secrétariat permanent pour le Pacifique. C'est une construction institutionnelle qui date de 1985, de l'époque où l'État considérait qu'il devait rehausser son image dans le Pacifique, au moment des essais nucléaires et de l'affaire du Rainbow Warrior. Un Conseil des ministres consacré au Pacifique a donc été créé. En 1986, le poste de secrétaire permanent pour le Pacifique a été institué, puis, en 2004, un instrument appelé le Fonds Pacifique, qui a été doté dans les années fastes de 3 millions d'euros. En 2025, il a bénéficié de 1,8 million d'euros et nous nous battons pour préserver cet instrument financier, financé sur le budget du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui vise à favoriser la coopération régionale et donc l'insertion des territoires dans leur environnement. La difficulté de ce fonds est que, peut-être en raison de l'éloignement, la tutelle exercée par le secrétariat permanent pour le Pacifique sur sa mise en oeuvre a sans doute été un peu lâche. Les territoires considèrent que c'est un fonds qui leur appartient puisqu'ils le dirigent - ils sont membres du comité directeur - et ne perçoivent pas la dimension « affaires étrangères », et donc le rayonnement de l'État et des territoires. Ils ont parfois l'impression que c'est un fonds à leur disposition par exemple pour transporter des sportifs.
Pour les Jeux du Pacifique ou pour organiser des colloques, il s'agit d'une négociation permanente pour expliquer que le budget des affaires étrangères doit servir les objectifs de politique étrangère de l'État, en coordination avec les territoires. En tout cas, il ne doit pas aller à leur encontre. J'ai des exemples d'activités que les territoires souhaitaient faire financer par le fonds Pacifique qui n'étaient pas conformes à nos objectifs.
Concernant ma feuille de route, elle est fixée par les deux ministres. J'ai ensuite un plan d'action en quatre volets. Le premier est la relation avec les territoires, très consommatrice d'énergie politique et diplomatique pour la mise en oeuvre de leurs compétences partagées de politique étrangère. Le rôle de l'État doit donc leur être rappelé en permanence. Le deuxième volet concerne la relation avec tous les États de la région et avec mes collègues ambassadeurs bilatéraux. Nous en avons sept qui couvrent l'ensemble des États indépendants du Pacifique, aussi bien l'Australie et la Nouvelle-Zélande que les petits États insulaires. Le troisième volet est la gestion du fonds Pacifique. Enfin, le quatrième porte sur la relation avec tous les autres envoyés spéciaux pour le Pacifique - Chinois, Américains, Union européenne, Japonais, Coréens - pour jauger l'enjeu géostratégique que représente aujourd'hui le Pacifique et les éléments d'influence de nos partenaires.
Concernant l'Union européenne, nous nous coordonnons avec elle lors de réunions mensuelles. Nous essayons de mettre en oeuvre des objectifs communs. Dans le Pacifique, l'Union européenne, en réalité, c'est la France. Nous y avons 600 000 ressortissants français, qui sont donc des ressortissants européens, et nous agissons pour que l'Union européenne valorise cette présence et ne se sente pas en porte-à-faux avec la région, qui peut parfois nous décrire comme un pouvoir colonial très soumis aux sirènes de la presse régionale. Nous travaillons cependant très bien à la fixation des priorités thématiques et budgétaires de l'Union européenne, et nous oeuvrons avec les territoires pour qu'ils puissent bénéficier des fonds. Nous travaillons de concert : les territoires, l'Union européenne et nous.
S'agissant des moyens, j'ai mentionné les ambassadeurs et les opérateurs classiques : l'Institut de recherche pour le développement, l'IFREMER, le CNRS, le CIRAD. Nous coordonnons nos actions entre nous, ainsi qu'avec l'Agence française de développement (AFD). Un sujet particulier se pose concernant l'AFD. Nous avons eu, nous, ambassadeurs, une difficulté avec cette agence qui agit presque en donnant des instructions aux ambassadeurs, alors que cela devrait être l'inverse. C'est la tutelle qui donne des instructions à l'AFD, laquelle agit parfois sans coordination avec les objectifs de politique étrangère. Tout cela est en train de revenir à la normale et nous resserrons les boulons de la coordination. Concernant la diplomatie française des outre-mer, le cadre administratif est très important. Il existe des conventions, une sorte de lettre d'intention, entre le ministère de l'Intérieur et le ministère des affaires étrangères. Je considère que tout cela doit être à nouveau beaucoup travaillé. Les coopérations avec les commandants supérieurs des forces armées sur place et les hauts-commissaires dépendent beaucoup de la qualité des relations interpersonnelles. Avec les commandants supérieurs des forces armées, c'est plus aisé, car ils ont aussi une mission de rayonnement et d'influence dans la région, ce qui n'est pas le cas des hauts-commissaires. Ces derniers agissent avec l'objectif d'un préfet, c'est-à-dire le maintien de l'ordre et la sécurité, et n'ont pas forcément à l'esprit l'impact de leurs actions sur l'image de la France à l'étranger, notamment le besoin de communiquer. Pendant la crise, cela a été très compliqué. Nous avons finalement réussi, au milieu de l'insurrection, à coordonner quelques éléments de langage, mais nous retombons maintenant dans une ambiance où chacun travaille pour soi.
Parfois, comme cette partie relations extérieures ne fait pas l'objet de contrôles de légalité, les hauts-commissaires n'ont peut-être pas très envie d'utiliser leur autorité pour insister auprès des autorités locales concernant la conformité de leurs actions. C'est quelque peu compliqué. C'est un travail de négociation et de contact constant. Nous travaillons énormément et, depuis que je suis en poste, en deux ans, nous avons lancé des projets régionaux qui incluent beaucoup les acteurs privés. Mon objectif a été de valoriser les atouts de chaque territoire pour faire rayonner l'État dans la région.
La connectivité aérienne est un énorme problème dans le Pacifique, et pour la Nouvelle-Calédonie en particulier, notamment après les émeutes. Cependant, nous avons dans chaque territoire des compagnies comme Aircalin, Air Calédonie, Air Tahiti Nui, Air Moana ou Air Tahiti. Nous avons donc essayé, et nous y sommes arrivés, de créer des projets régionaux de connectivité aérienne en utilisant ces atouts.
Un autre exemple de coopération régionale concerne la lutte contre le changement climatique, qui se traduit dans le Pacifique par l'érosion côtière et la montée des eaux. Nous avons été approchés par de nombreux États insulaires qui avaient entendu parler de ce matériau magique existant en quantité astronomique en Nouvelle-Calédonie : la scorie de nickel. Il est aujourd'hui de notoriété publique qu'elle est utilisable pour créer des digues et des remblais. Nous avons ainsi réussi à créer un projet régional avec sept États insulaires qui bénéficieront de la scorie de nickel calédonien. Le président Ponga m'a demandé récemment comment je verrais l'instauration d'une petite taxe sur son exportation. Pourquoi pas, tout cela se regardera.
Enfin, je suis très fière d'un grand projet sur la promotion d'un programme audiovisuel océanien, avec un premier volet de digitalisation des archives du Pacifique, qui sont en train de disparaître faute de politique culturelle dans ces États. Le deuxième volet est le soutien à la création d'une industrie culturelle et créative océanienne, afin que les tsunamis Netflix, Amazon et TikTok ne soient pas les seules références culturelles des jeunesses de nos territoires.
Voilà ce que je peux vous dire à grands traits. Je suis à votre disposition pour des questions.
Mme Micheline Jacques. - Merci pour la franchise de vos propos. Sans plus attendre, je vais laisser la parole aux rapporteurs. Je vais commencer par le rapporteur Guillaume Chevrollier.
M. Guillaume Chevrollier, co-rapporteur. - Madame l'Ambassadrice, merci pour votre intervention qui nous permet de nous immerger dans le Pacifique pour le lancement de notre mission sur la coopération régionale dans ce vaste espace. Vous avez abordé de nombreuses thématiques très diverses concernant votre engagement depuis deux ans dans cette nouvelle mission décentralisée.
Vous avez évoqué un bilan contrasté. Est-il lié au fait qu'il n'y ait pas une stratégie suffisamment claire dans l'Indopacifique, avec des objectifs plus ciblés ? En se concentrant sur un trop grand nombre de sujets, n'arrive-t-on pas à être suffisamment efficace sur les objectifs que l'on se donne ?
Vous avez parlé de la diplomatie et du portage politique. Le contexte politique français, avec la situation des territoires ultramarins dans la zone et l'instabilité gouvernementale, rend-il difficile la mise en oeuvre d'une stratégie claire ?
Un point que vous n'avez pas abordé est celui, préoccupant, des ingérences étrangères. Nous parlons de coopération régionale avec les États, mais il y a aussi toutes les interférences de certaines grandes puissances de la zone dans nos territoires, qui perturbent forcément la stratégie nationale.
Vous avez évoqué la défense et la protection de notre zone économique exclusive ; c'est aussi un point de préoccupation extrêmement important et un aspect déficient de notre politique. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Vous avez également parlé des souhaits d'autonomie. Il serait intéressant que vous puissiez développer ce point. J'ai noté par ailleurs que vous aviez ciblé la jeunesse et la mobilité au coeur de votre plan d'action. Pouvez-vous nous présenter un bilan sur ces deux orientations ? La jeunesse est une politique publique prioritaire, il s'agit de donner une espérance à la jeunesse de France et, bien sûr, ultramarine. Il y a aussi les questions de mobilité, sachant que la délégation a travaillé sur la continuité territoriale, qui a mis en lumière les liens entre les territoires ultramarins et l'Hexagone, ainsi que la mobilité au sein d'un même bassin géographique.
Il faut favoriser les mobilités, les parcours professionnels et les ouvertures diverses, qui me semblent extrêmement importants dans le monde d'aujourd'hui.
Mme Micheline Jacques. - Je vais laisser la parole à Solange Nadilles, co-rapporteure.
Mme Solanges Nadille, co-rapporteure. - Merci, Madame la Présidente. Madame l'Ambassadrice, je vous remercie de votre venue à Paris et de vos propos liminaires.
Je souhaiterais revenir sur l'Union européenne. Quelle est votre coordination avec celle-ci ? Pour ma part, je fais partie du groupe d'amitié France-Vanuatu/îles du Pacifique et cette coordination est très difficile. J'aimerais donc avoir votre ressenti à ce sujet.
Deuxièmement, vous avez indiqué que la mise en oeuvre de la stratégie est très politique. Existe-t-il un décalage avec la réalité du terrain ?
Mme Micheline Jacques. - Et enfin, Rachid Temal, co-rapporteur.
M. Rachid Temal, co-rapporteur. - Je souhaiterais poser quelques questions dans le prolongement de celles de mes collègues.
Il est toujours bon d'avoir une stratégie. Or, il existe aujourd'hui une stratégie française pour l'Indopacifique, qui définit une zone allant de l'Est des côtes africaines jusqu'à l'Est des côtes américaines. Lorsque l'on se trouve à l'île de La Réunion ou à Wallis-et-Futuna, ce n'est pas le même monde. On peut regrouper tout cela sur une même carte, mais la réalité est plus compliquée. Il existe aussi une stratégie européenne, qui se calque quasiment sur la stratégie française. Au Sénat, nous avons rédigé il y a deux ans un rapport assez critique sur cette stratégie, dont j'ai été l'un des co-rapporteurs. Nous étions critiques, en soulignant d'abord qu'il se pose une question d'espace. Comment articulez-vous cette stratégie française et cette stratégie européenne ? Vous n'êtes d'ailleurs ambassadrice que pour le Pacifique. Il faudrait plutôt distinguer un espace Pacifique et un espace Indien.
Deuxième point : les ambassadeurs n'ont pas le même poids qu'un ministre. Ne pourrait-on pas imaginer, selon votre perception, d'avoir des ministres dédiés à de grandes zones, à l'instar de ce que font d'autres puissances ? En termes de rang, de présence et de poids, ce ne serait pas la même chose, sans vouloir minimiser le rôle d'un ambassadeur. Est-ce que cela pourrait avoir du sens ?
Troisième question, qui me permet de rebondir sur vos propos concernant l'Agence française de développement. J'ai un sujet sur ce point ; je le redis à chaque fois, tout en sachant que je suis minoritaire, mais je continue à le soulever.
J'ai quelque peu de mal à comprendre que l'Agence française de développement, dont le périmètre concerne, de par la loi du 4 août 2021, un certain nombre de pays que nous essayons d'aider dans leur développement, soit le même outil pour des Françaises et des Français. On pourrait imaginer d'autres outils, comme la Caisse des dépôts et consignations. Ce qui est assez étrange, c'est d'avoir le même outil d'utilisation pour le Mali et pour la Nouvelle-Calédonie. S'il y avait un ministre plutôt territorialisé, cela permettrait peut-être d'avoir un rapport un peu différent à l'AFD. C'est plutôt un État dans l'État et, à la fin, plus personne ne sait, si ce n'est l'AFD, qui fait quoi. J'ai deux autres questions. Pourriez-vous dire un mot sur le volet économique ? Et notamment, me réexpliquer quel est le processus lorsqu'un territoire, par exemple la Nouvelle-Calédonie, veut conclure un accord économique avec un autre État ? Entre Paris et le gouvernement sur place, qui fait quoi, qui décide quoi ? Il est vrai que, lorsque vous êtes en Nouvelle-Calédonie, vous êtes à deux heures de vol de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande, et il faut vingt-quatre heures pour venir à Paris. Enfin, un dernier élément sur la partie diplomatique. Pourriez-vous nous dire un mot sur la manière dont nous nous retrouvons un peu pris en étau dans cette zone, entre deux puissances ? C'est une zone où transite aujourd'hui 60 % du commerce international et qui est, au minimum, le centre mondial de demain. Nous sommes pris en étau entre les États-Unis et la Chine dans cette zone, ce que l'on observe bien d'un point de vue diplomatique, militaire et économique. Je voudrais aussi évoquer les ingérences étrangères. Sur ce sujet également, nous avons rédigé un rapport. Nous avons bien vu, encore une fois, à l'occasion du démarrage des émeutes après le 13 mai dernier en Nouvelle-Calédonie que l'ingérence ne crée pas l'événement mais vient surfer sur la vague, fracturer.
Je pense notamment au groupe de Bakou qui, lui aussi, crée une structure et qui affirme : « La France est une puissance néocoloniale. Nous allons donc la chasser. » Vous l'avez constaté en Nouvelle-Calédonie où, par ailleurs, les plateformes comme TikTok ont laissé faire, ce qui pose une autre question. Vous le constatez également en Corse, mais aussi dans d'autres États. Nous voyons donc bien qu'il y a un véritable sujet. Avez-vous des moyens sur ce point ? En France, il y a Viginum. Avez-vous la capacité, en tant qu'ambassadrice, d'alerter ou, en tout cas, d'être appuyée pour pouvoir ensuite démontrer qu'il y a un événement, mais surtout des ingérences qu'il faut aussi condamner et démonter à l'instant T ? Je vous remercie.
Mme Micheline Jacques. - Madame l'Ambassadrice, les questions sont très diverses, je vous laisse la parole.
Mme Véronique Roger-Lacan. - Je commencerai par les dernières questions, celles qui portent sur les ingérences et Viginum.
Viginum a rédigé un rapport très utile sur l'Azerbaïdjan. Il a été utile parce qu'il est public et qu'il a également été publié en anglais. La publication simultanée des documents en français et en anglais est stratégique pour nous ; très souvent, nous devons réclamer des versions en anglais. En l'occurrence, ce rapport a été publié simultanément dans les deux langues et nous l'avons immédiatement diffusé à tous les gouvernements de la région, auxquels nous en avions de toute façon déjà parlé.
Au milieu de l'insurrection, en juillet 2024, il y a eu un sommet du Forum des îles du Pacifique avec le Japon, à Tokyo. Nous avons profité de la présence du président de la République à Tokyo pour démarcher tous les chefs d'État et de gouvernement du Pacifique qui s'y trouvaient. Les Japonais nous ont beaucoup aidés, car le Forum des îles du Pacifique est normalement très hermétique. Ils nous ont laissé venir dans l'enceinte du sommet, où nous avons évoqué la question des influences étrangères, notamment celle de l'Azerbaïdjan, dont les chefs d'État et de gouvernement n'étaient pas au courant.
Nos alliés, comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, laissaient entendre qu'il s'agissait d'un problème français lié au Karabakh. Nous avons insisté sur le fait que c'était un problème pour toute la région, car nous observions en parallèle la présence de la Turquie, partenaire de dialogue du Forum, mais aussi des Azerbaïdjanais, très actifs dans tous les forums des îles du Pacifique, avec des tombereaux d'argent qui se déversaient. Nous sommes dans une région qui est la plus grande bénéficiaire d'aides publiques au développement du monde et qui est très capricieuse. Leur adage est « amis de tous, ennemis de personne », ce qui signifie : « tout ce que vous voulez, nous prenons, nous recevons ».
Nous avons donc fait comprendre aux Australiens, aux Néo-Zélandais et aux autres qu'il fallait être vigilant et que l'argent avait une odeur. Concernant le niveau de représentation diplomatique, je constate lors de mes déplacements - un par mois - que je suis reçue par les chefs d'État et de gouvernement, qui sont très demandeurs des échanges que nous pouvons avoir.
Sur les ingérences, ils sont maintenant au courant. Le rapport de Viginum et tout ce qui est produit sont très utiles dans la région. La seule chose, c'est que nous savons très bien comment certains États peuvent diffuser une petite affaire par les réseaux sociaux ou la presse. Nous n'agissons pas de cette manière, mais nous connaissons les faiblesses, y compris légales et juridiques, d'un grand nombre d'acteurs.
Nous sommes des acteurs de tous ces dossiers et nous aurions de quoi diffuser un certain nombre d'éléments. Mon impression est que nous ne le faisons pas. Sommes-nous pris en sandwich entre la Chine et les États-Unis ? Je ne le pense pas. Notre présence militaire est significative, même s'il faut la relativiser par rapport à la 7e flotte basée au Japon ou au déploiement des forces australiennes, en coopération très étroite avec les Five Eyes. Nous sommes très implantés, avec environ 1 800 personnes en Nouvelle-Calédonie et 1 300 en Polynésie française. Les exercices militaires que nous conduisons, comme Croix-du-Sud en Nouvelle-Calédonie et Marara en Polynésie française, ont un impact. Notre travail de surveillance des zones économiques exclusives a des conséquences : ce sont les seules zones exemptes de trafic et de pêche illégaux par la Chine. La zone économique exclusive polynésienne représente 5 millions de kilomètres carrés. À sa frontière sont massés des vaisseaux chinois qui ne pénètrent pas, car ils savent qu'ils se feraient prendre. Les forces armées françaises jouent donc ce rôle. Par ailleurs, la politique chinoise du président Macron, qui est très transactionnelle, a une grande utilité. Elle consiste à dire : « Nous devons travailler ensemble, essayons de travailler ensemble », et, lorsque cela ne fonctionne pas, à se le dire très franchement. En effet, les petits États insulaires trouvent très difficile d'être pris à témoin par la Chine d'un côté, et par l'Australie et les États-Unis de l'autre, qui les incitent à prendre parti. Mon impression est que l'objectif de la Chine, qui s'intensifie à l'approche de 2027, est de réussir son entreprise. Il y avait six États qui reconnaissaient Taïwan dans le Pacifique ; il n'y en a plus que trois.
Le travail des Chinois auprès de Palaos, de Tuvalu et des îles Marshall est extrêmement intense. De ce fait, les Australiens et les Américains multiplient les négociations pour signer des accords de défense et de sécurité avec chacune de ces petites îles. Ils ont été traumatisés par la signature de l'accord entre les îles Salomon et la Chine. Ils ont signé le traité Pukpuk avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et sont en train de négocier le traité Nakamal avec le Vanuatu. Nous arrivons avec une stratégie claire, même si les outils sont modestes, à la hauteur des budgets qui se réduisent en France dans tous les domaines. Je ne crois pas que nous soyons pris en sandwich entre l'Australie et la Chine. Les outils de souveraineté que nous mettons à la disposition de tous les États insulaires, la coopération économique et la valorisation des atouts que représentent les territoires constituent notre feuille de route. Celle-ci reprend la phrase du président de la République en juillet 2023 : « faire des territoires français du Pacifique des puissances océaniennes » et des leviers d'influence de la France. Il est compliqué de le faire avec des gouvernements indépendantistes ; je ne suis pas très assertive sur ce volet de la stratégie. Notre position d'intermédiaires et les atouts que nous avons dans la région font de nous un élément très intéressant pour les États du Pacifique. La stratégie lancée en juillet 2023, avec le déploiement du dispositif diplomatique régional, le sommet Pacifique France organisé en juin dernier en marge de l'UNOC à Nice, ainsi que Bougival, montre que c'est un outil utile que les autorités françaises mettent à la disposition des territoires. C'est une négociation pour mettre en oeuvre le principe constitutionnel d'autodétermination.
Les populations des territoires ont le droit à l'autodétermination à n'importe quel moment, pourvu qu'elles l'exercent de manière démocratique, sans violence et sans insurrection. Concernant l'Agence française de développement (AFD), c'est un outil pour l'étranger, mais dans le Pacifique, il était plutôt destiné aux Français. Depuis la stratégie pour le Pacifique de juillet 2023, l'AFD a été en mesure de créer des ponts entre son action pour les territoires et celle pour les États indépendants. C'est récent, nous avançons en marchant, mais les objectifs sont là. Nous sommes en train d'écrire une stratégie pour le Pacifique. Je suis d'accord, la stratégie Indopacifique est très conceptuelle et très vaste. Surtout, à mon arrivée, la première chose que j'ai entendue dans le Pacifique était : « Au fond, vous avez lancé cette stratégie Indopacifique. Vous ne nous avez pas consultés - c'est vrai -, vous ne nous avez pas associés et donc, pour nous, cela ne veut rien dire. » Pour la révision de la stratégie, j'ai mené des consultations très étroites avec les trois territoires. La stratégie Indopacifique révisée fera donc l'objet de plans d'action individuels à négocier et à mettre en oeuvre de manière autonome par chaque territoire du Pacifique. Madame la Sénatrice, vous évoquiez la coopération et la coordination avec l'Union européenne. Nous avons des réunions de coordination tous les mois avec la délégation de l'Union européenne basée à Suva, et nous travaillons en permanence sur des objectifs communs avec le bureau de la Commission basé à Nouméa. Vous demandiez quelle est notre stratégie. Je suis désolée, ce sont sans doute mes propos introductifs qui vous ont conduits à conclure que nous n'en avons pas, mais peut-être ai-je trop détaillé la difficulté à articuler la politique des outre-mer, qui est une politique intérieure, et la politique étrangère. Nous avons besoin d'une coordination beaucoup plus étroite entre le ministère de l'Intérieur, le ministère des outre-mer et le ministère des affaires étrangères, notamment en termes de moyens. Les conseillers diplomatiques des préfets ou des hauts-commissaires doivent avoir une feuille de route très claire en matière d'affaires étrangères et intérieures, ainsi que des moyens.
Le ministère des affaires étrangères ne dispose pas de budget pour les logements des conseillers diplomatiques. Je n'ai pas de budget pour mon logement, parce que nous sommes en France. Le ministère de l'intérieur ne va pas non plus consacrer une partie de son budget au logement du conseiller diplomatique ou de l'ambassadrice. Ce sont là de petits détails. Toutefois, la stratégie est également présente dans ce domaine. Lorsque je parle de relations interpersonnelles, c'est bien de cela qu'il s'agit. Le haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie a réalisé que l'ambassade était mal logée et a mis des locaux à sa disposition, mais uniquement parce qu'il y avait un intérêt. Et ce fut son initiative.
Concernant la stratégie, elle est claire, mais le bilan est contrasté. J'ai déjà évoqué les ingérences étrangères. S'agissant du volet défense et de la protection de la ZEE, nous agissons beaucoup sur la lutte contre la pêche illégale. Nous mettons en place des accords de « shipriding » pour permettre l'embarquement d'officiers ou de gardes-côtes des États indépendants du Pacifique à bord des vaisseaux français, ce qui est très efficace.
Je représente l'État au Comité des Nations unies sur la décolonisation, le comité dit C24. Dans ces enceintes, nous sommes la « puissance administrante », j'ai en face de moi les « territoires administrés » et, sur les côtés, les « pétitionnaires ». C'est un ballet assez compliqué à gérer. L'idée est de convaincre l'ONU que la France se conforme à sa Constitution, qui reconnaît le principe d'autodétermination pour chaque territoire, et aux résolutions pertinentes de l'Assemblée générale des Nations unies.
Un de mes grands objectifs est de faire comprendre qu'autodétermination signifie décolonisation, mais que ni l'une ni l'autre ne signifient automatiquement indépendance. Les résolutions de l'Assemblée générale des Nations unies décrivent quatre solutions possibles : l'indépendance, l'État-association, l'intégration dans un État déjà indépendant ou toute autre solution négociée. Par conséquent, pour les trois territoires du Pacifique, nous sommes dans le cadre de ces résolutions.
L'intégration dans un État déjà indépendant est le cas de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française. L'État-association a été une option proposée à un moment donné par Manuel Valls à Deva. Quant à Bougival, il s'agit de « toute autre solution négociée », et nous y sommes.
Je me suis retrouvée dans des enceintes onusiennes face à des territoires qui tiennent des propos outranciers. La Polynésie française a ainsi prononcé une phrase dont je ne me remettrai jamais, selon laquelle « les autonomistes sont des victimes consentantes de leur bourreau colonialiste ». Ces propos sont inacceptables, au vu des budgets que l'État consacre à la richesse économique de ces territoires et de l'énergie que nous déployons pour faire fonctionner cette notion d'outre-mer, y compris dans le cadre de la politique étrangère. C'est également une insulte aux autonomistes. Ce genre de propos, tenus à l'ONU, sort du cadre de la courtoisie diplomatique et politique. La Polynésie française a proposé d'héberger le séminaire du Comité des Nations unies sur la décolonisation ou d'accueillir un sommet du Forum des îles du Pacifique à Papeete. Or, l'arrivée sur le territoire de délégations étrangères comme le Mali, la Russie ou le Venezuela ne relève pas de la compétence du gouvernement polynésien, mais de celle de l'État. Tout cela doit être coordonné au préalable avec l'État. Voilà le type de liberté que peuvent parfois prendre les autorités locales.
Concernant la mobilité et la jeunesse, le bilan depuis deux ans et demi est positif. À mon arrivée, nous avons créé une sorte d'« Erasmus du Pacifique », et nous en sommes au deuxième appel à projets. Les atouts des territoires incluent les universités, qui sont solides : l'université de la Nouvelle-Calédonie (UNC) et l'université de la Polynésie française. C'est à partir d'elles que nous mettons en oeuvre ce programme, cet « Erasmus du Pacifique », que nous appelons « Campus Mobile Pacifique ». Nous avons créé des programmes de coopération entre l'UNC et les îles Salomon, le Vanuatu ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée. C'est un outil très intéressant, car des étudiants calédoniens se rendent dans ces États et des étudiants de ces États viennent à l'université de la Nouvelle-Calédonie. C'est la première fois que les territoires s'ouvrent ainsi à leur environnement régional ; c'est un début et un très grand succès. Par ailleurs, ces voisins de la Nouvelle-Calédonie sont des États du Groupe Fer de Lance mélanésien.
La Nouvelle-Calédonie est représentée au Groupe Fer de Lance mélanésien par le FLNKS. Il s'agit d'une construction totalement baroque en termes de droit international public, car nulle part un territoire n'est représenté par un parti politique. Il faut donc résoudre cette question et faire en sorte que le FLNKS se retire au profit du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, quel qu'il soit. Tout ce que nous pouvons faire pour contribuer au resserrement des liens entre la Nouvelle-Calédonie et son environnement mélanésien pourra aider à normaliser cette situation. Concernant la Polynésie, nous encourageons beaucoup d'échanges. Par exemple, nous incitons les populations de Wallis-et-Futuna qui veulent apprendre l'anglais à se rendre non pas forcément en Australie ou en Nouvelle-Zélande, mais plutôt aux Tonga ou aux îles Cook, où les enseignements sont de qualité. L'anglais de ces petites îles est absolument parfait. Ces populations ont besoin de resserrer les liens avec les autres États insulaires plutôt qu'avec une Australie et une Nouvelle-Zélande qui absorbent tout le travail de qualité que nous pouvons réaliser dans les territoires. À ce propos, il me semble avoir noté une question sur la partie économique et la difficulté à obtenir des accords. C'est un point très compliqué, car ce sont des Français soumis aux mêmes règles que les autres. Par exemple, l'accord de libre-échange qui se négocie avec le Vanuatu risque de prendre encore beaucoup de temps, car le dispositif français est complexe à mettre en oeuvre. C'est une véritable réflexion à engager.
Mme Micheline Jacques. - Sans plus attendre, je laisse la parole à nos collègues.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je n'ai pas de question, mais je tenais à vous remercier, Madame l'Ambassadrice, pour vos propos à la fois éclairants et réalistes. Nous n'avons pas toujours des interventions aussi honnêtes, qui s'inscrivent dans une stratégie d'avenir pour ces territoires, avec la complexité qui les entoure.
Mme Micheline Jacques. - Je donne la parole à Stéphane Demilly.
M. Stéphane Demilly. - J'avais noté trois questions, mais vous y avez déjà répondu partiellement. Je vous remercie pour votre spontanéité et votre pédagogie.
Dans le Pacifique comme dans l'océan Indien, on observe un décalage persistant entre l'ambition diplomatique nationale et la perception locale de l'engagement de l'État. Vous y faisiez allusion en évoquant cette phrase qui vous avait choquée à l'ONU. Avez-vous le sentiment que ce décalage est en train de s'intensifier ?
Deuxièmement, vous avez évoqué le travail des sept ambassadeurs bilatéraux. Existe-t-il des projets spécifiques entre notre communauté du Pacifique et un pays comme l'Australie ou la Chine ?
Enfin, je sais que vous étiez il y a quelques jours à Wallis-et-Futuna pour rencontrer les jeunes, la jeunesse étant un levier d'influence particulièrement important. J'aurais voulu vous entendre un peu plus sur ce fameux projet de campus que vous avez vous-même baptisé « Erasmus du Pacifique ». Quelles sont les grandes étapes planifiées de ce projet interuniversitaire ?
Mme Micheline Jacques. - La parole est à Georges Naturel, sénateur de Nouvelle-Calédonie.
M. Georges Naturel. - Madame l'Ambassadrice, il est important de souligner l'importance de notre rapport en termes stratégiques, compte tenu des intervenants à la stratégie.
Une mission d'information est aussi en cours sur le futur cadre financier de l'Union européenne et l'implication de cette dernière dans cette partie du monde. Après le Brexit, l'Europe et la France ont la chance de posséder trois territoires dans cette région. L'Europe doit donc se préoccuper, en termes géopolitiques, de cette partie du monde qui sera, comme vous l'avez dit, essentielle dans les années à venir.
Il y a l'Europe, mais aussi le ministère de l'Intérieur ou le ministère des affaires étrangères et européennes. Je prendrai l'exemple de la convention économique entre la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu, un pays frère juste à côté de chez nous. Cette situation dure depuis vingt ans, car au Quai d'Orsay, on a du mal à comprendre les manières de fonctionner à l'océanienne. Je le dis brutalement, mais c'est la vérité : à un moment donné, il va falloir avancer.
Vous avez également parlé du haut-commissaire, un élément important. En Nouvelle-Calédonie, le préfet se préoccupe davantage des problématiques intérieures, ce que je peux comprendre avec les événements de l'année dernière, mais cela complexifie parfois les relations extérieures avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou les territoires influents.
C'est là que réside le problème pour les gouvernements, notamment ceux de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, qui disposent d'un certain nombre de compétences en vertu de leur loi organique. Cependant, un flou persiste dans ce domaine. Cela fait partie d'un des grands débats que nous avons eus sur l'évolution et l'autonomie que peuvent avoir les gouvernements, en l'occurrence celui de la Nouvelle-Calédonie, en matière de relations avec les territoires voisins.
Vous avez vécu deux moments importants. Vous avez travaillé avec un gouvernement présidé par un indépendantiste, M. Mapou, pendant un an - cela fait deux ans que vous êtes en Nouvelle-Calédonie - et, depuis le mois de décembre, avec un président loyaliste. Les approches ne sont pas les mêmes, j'en sais quelque chose. Dites-nous comment vous avez fonctionné avec un gouvernement présidé par un indépendantiste et un gouvernement présidé par un loyaliste. Je ne veux pas aller plus loin, cela nourrirait d'autres questions.
Mme Micheline Jacques. - Je terminerai par deux questions. Vous avez évoqué les accords commerciaux et je me demande si, au regard de la situation et de nos travaux, la France n'est pas passée à côté du rayonnement qu'elle aurait dû mettre en place dans chaque bassin, et singulièrement dans le Pacifique, grâce à ses territoires ultramarins.
Je suis assez stupéfaite que nous n'ayons pas porté un regard différent sur ces territoires, alors qu'Alain Peyrefitte disait déjà en 1973 : « Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera ». Nous voyons les ingérences chinoises s'installer dans l'océan Atlantique ; c'est une réalité. Je comprends que de petits territoires sous influence financière changent d'avis et suivent les volontés des grandes puissances. Depuis 2014, à titre personnel, j'alerte sur les ingérences de la pêche illicite dans la mer des Caraïbes. Je suis stupéfaite de voir que les gouvernements successifs n'aient pas vu la possibilité de rayonner d'une autre manière grâce à ces territoires.
C'est tellement vrai que, comme vous l'avez dit, dans la stratégie pour le Pacifique, il n'a pas été jugé utile d'inclure les collectivités qui y vivent. Parallèlement, les territoires ultramarins ne sont pas intégrés dans les signatures d'accords commerciaux, ce qui entraîne des aberrations avec un impact direct sur la vie chère.
J'aurais donc aimé avoir votre avis, tout en sachant que vous avez un devoir de réserve. Je me demande si la France ne doit pas repenser son regard sur les territoires ultramarins et les considérer, comme le disait notre collègue Jean-François Rapin, comme des avant-postes dans chaque océan, singulièrement dans l'océan Pacifique, compte tenu des difficultés qui y émergent.
Ne pourrait-on pas s'appuyer un peu plus sur les territoires, bien que je comprenne que, parfois, pour les gouvernements, il est difficile de travailler avec eux. Peut-être que ce changement de regard pourrait également infléchir un peu le regard de ces populations vers l'État, car cela va dans les deux sens. Vous avez aussi évoqué les scories de nickel. Je sais que dans les cultures, dans la croyance locale, il y a parfois l'attachement à la terre, mais également aux grands fonds marins. J'ai eu l'opportunité de travailler sur l'exploration dans le Pacifique et, souvent, les scientifiques se sont heurtés à des refus d'exploration liés à des croyances. Comment arriver à concilier tout cela dans le cadre d'échanges entre les différents territoires ?
Mme Véronique Roger-Lacan. - Nous sommes à une croisée des chemins sur la question des outre-mer. L'utilisation des territoires pour la mise en oeuvre de la politique étrangère ou le rayonnement de la France est au coeur de la stratégie, notamment dans le Pacifique. En même temps, la stratégie de gestion de ces territoires est aussi une stratégie d'autonomisation, dans le respect du principe constitutionnel de l'autodétermination. Nous devons donc jouer en permanence sur ces deux lignes de crête distinctes, qui ne se rejoignent pas, ce qui est complexe. Par ailleurs, notre État a de moins en moins de moyens.
Lorsque vous parlez du rayonnement de la Chine, j'étais par exemple aux Tonga, à une réunion de la Communauté du Pacifique. Le bateau-hôpital chinois l'Arche de la Paix - la Chine en possède quatre, dont deux neufs - était là, flambant neuf, sublime, brillant de toutes les lumières la nuit. On aurait dit une boîte de nuit. Le jour, il recevait 1 000 patients quotidiennement pendant une semaine. Si nous avions les moyens de mettre en oeuvre ce type de capacité, notre rayonnement aurait une tout autre dimension. Mais nous n'avons pas ces moyens. Il est donc évident que les Chinois, avec leur navire-hôpital qui sillonne tout le Pacifique avant de se rendre en Amérique latine, marquent un point.
Cela étant, j'insiste : depuis que l'implantation de la représentation diplomatique s'est opérée, en tout cas dans le Pacifique, la situation a changé. Nous avons des territoires qui savent que nous les mettons en relation avec leur environnement régional. À Wallis-et-Futuna, je leur ai dit : « Arrêtez d'aller en Australie et en Nouvelle-Zélande, avec les bourses de ces pays, pour apprendre l'anglais, parce que ce sont autant de populations que l'Australie et la Nouvelle-Zélande ravissent à l'influence de la France. » C'est très clair.
L'objectif de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande est très clair. Nous sommes alliés sur l'Ukraine ou sur Gaza, mais dans le Pacifique, c'est chez eux. On sait très bien que ces deux pays ont financé des radios indépendantistes. Le font-ils encore ? Dans une moindre mesure, mais ils se préparent. Nous sommes là, donc ils travaillent avec nous, mais si jamais nous ne sommes plus là, ils seront tranquilles chez eux. Nous jouons donc en permanence sur plusieurs tableaux ; c'est le rôle de la diplomatie et de l'État. La Charte des Nations unies est une charte décoloniale. On a donc beau dire que, depuis les lois organiques en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, il ne s'agit plus de fondements juridiques de colonisation, néanmoins je rappelle cette phrase de Moetai Brotherson que j'ai citée et que je trouve incroyable. Vous êtes les hommes et les femmes politiques, c'est donc vous qui savez comment traiter cette question des outre-mer. C'est cependant une question fondamentale, dont nous ne prenons pas forcément conscience à Paris quand on doit gérer la défense ou l'éducation. C'est une vraie discussion. Il est vrai que nous avons commencé, dans le Pacifique, avec cette nouvelle implantation, à mettre en place petit à petit des programmes qui commencent à percoler et à produire des résultats en matière d'influence.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous quand vous citez « Quand la Chine s'éveillera... » et l'idée que, aujourd'hui, nous aurions tout perdu. Je ne le crois pas. Nous sommes là et reconnus pour ce que nous sommes. En tout cas, dans le Pacifique, nous avons vraiment notre influence, qui pourrait être bien plus vaste si nous avions les moyens des Chinois. Nous avons quand même l'un des plus gros réseaux diplomatiques au monde ; il faut se faire connaître, et nous le faisons. Ce qui manque, et je le répète, c'est une vraie stratégie conjointe entre l'Intérieur, les outre-mer et les affaires étrangères. Les CIOM ne suffisent pas.
C'est toujours une question de moyens et de survie de chaque ministère dans un cadre budgétaire effrayant. Les autonomies sont un élément très important, quelle que soit la coloration politique. Je sais que les autonomistes en Polynésie française trouvent que Bougival est un formidable exemple de ce qui pourrait être réfléchi pour l'avenir de la Polynésie. Ils sont tous - loyalistes, autonomistes et indépendantistes - jaloux de leur autonomie. Notre rôle est de la reconnaître et de la valoriser. Notre rôle est aussi de souhaiter que les territoires soient des éléments multiplicateurs de l'influence de la France dans la zone. L'autonomie est donc très jalousement gardée par les uns et les autres. La différence entre le gouvernement loyaliste et le gouvernement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie est extrêmement claire. Le président Mapou utilisé ce qui est écrit dans la loi organique, à savoir que le président du gouvernement est en charge des relations extérieures. Simplement, ils représentent les relations extérieures, mais ce sont des relations extérieures collégiales. Or, lui avait - il le sait très bien, je le dis publiquement - une chaîne de commandement indépendantiste : lui, son directeur de cabinet, son conseiller pour les relations extérieures, le chef du service de la coopération et des relations extérieures, etc. Sa manière de se projeter à l'extérieur de la Nouvelle-Calédonie relevait d'une politique indépendantiste, une politique du FLNKS. Beaucoup disaient : « Non, mais lui, c'est un modéré, un Palika. Roch Wamytan au Congrès, c'est plus compliqué, c'est l'Union calédonienne. ». Dans les faits, ils étaient tout le temps au téléphone ensemble et c'était une stratégie très concertée qui visait, soyons clairs, à faire annuler le troisième référendum. Leur stratégie est de faire invalider à l'ONU et au Forum des îles du Pacifique les résultats du troisième référendum. Nous avons donc réussi à inverser cette tendance. On ne parle plus de cela, notamment parce que nous avons réalisé tout cet important travail diplomatique.
Monsieur le Sénateur Naturel, vous disiez que nous avons du mal, au Quai d'Orsay, à comprendre la manière de fonctionner à l'océanienne. Or, cette manière est simple : nous avons des textes et nous les appliquons.
Océanie ou pas, nous devons nous en tenir aux textes.
Sur le fait que nous n'ayons pas jugé utile de traiter avec les territoires du Pacifique pour la stratégie Indopacifique : certes, en 2017, nous avons commis cette erreur, mais nous sommes revenus sur ce point. Pour la révision de la stratégie Indopacifique, nous avons mené des négociations. J'ai été en contact avec les trois territoires quatre ou cinq fois, et nous avons intégré leurs souhaits et ces plans d'action, ce qui est une chose très intéressante.
J'en viens aux sept ambassadeurs. La Chine et l'Australie ont-elles des projets à la Communauté du Pacifique ? L'Australie est membre de cette organisation régionale, et c'est même le plus gros contributeur : elle finance 45 % du budget. Nous sommes les deuxièmes contributeurs, mais loin derrière. La Chine, non. L'Australie tient les Chinois à distance dans les enceintes régionales. C'est pourquoi la Chine multiplie ses influences de manière bilatérale avec le bateau-hôpital, les accords de défense et les coopérations dans le domaine de la police.
Vous mentionnez la perception locale de l'État, c'est-à-dire comment la population locale perçoit l'État.
M. Stéphane Demilly. - Comment percevez-vous la situation actuelle ?
Mme Véronique Roger-Lacan. - La situation est compliquée. De manière générale, nous sommes dans un environnement où les utilisateurs des réseaux sociaux, par exemple, qualifie l'État de « colonisateur ».
Par ailleurs, tout ce travail de fond - nous allons dans les écoles, dans les lycées agricoles, nous favorisons la coopération - finit par porter ses fruits. Mais nous ne le faisons que depuis deux ans. Il était temps de réagir ainsi. C'est ma dernière année, et il faudra que la succession agisse encore de manière énergique.
Mme Micheline Jacques. - Je vais laisser la parole à notre co-rapporteur, Rachid Temal.
M. Rachid Temal. - Madame l'Ambassadrice, j'entends vos propos, mais je suis, sur certains points, en désaccord. Concernant la stratégie dite « la France, puissance d'équilibre », vous l'évoquez au début de votre intervention, puis, lorsque l'on observe les investissements de la Chine, votre analyse devient plus subtile, mais nous en parlerons à un autre moment.
L'histoire de l'accord commercial avec le Vanuatu est essentielle. Cela fait vingt ans. La difficulté est la suivante : comment vouloir que les habitants de n'importe quel département ou région comprennent que tout cela traîne depuis vingt ans pour des sujets qui leur paraissent très lointains ? Vous dites, à juste titre, qu'il a fallu attendre 2023 pour que l'ambassadrice en charge du Pacifique soit installée dans le Pacifique. C'est une bonne chose, et il serait souhaitable qu'il en soit de même pour tous les autres. Mais cela se produit en 2023. Si l'on prend l'exemple de cet accord commercial, qui représente un avantage pour les habitants car il concerne leur proximité, on constate qu'un certain nombre de règles et de normes - très utiles dans l'Hexagone, mais très décalées en Nouvelle-Calédonie - prennent le pas sur le reste. Vingt ans plus tard, nous en sommes toujours au même point. C'est à ce moment-là que les gens se disent : « Comment cela fonctionne-t-il ? ». C'est là que se pose la question de l'autonomie et du rapport à sa région.
Si j'entends tout ce que vous nous dites, je maintiens qu'il y a de véritables enjeux. Nous l'avons même constaté sur les questions militaires. Nos deux principales bases sont Brest et Toulon. Nous appelons de nos voeux depuis très longtemps que le Pacifique dispose également de cette capacité. Or, il a fallu attendre la loi de programmation militaire 2024-2030 pour allouer de nouveaux moyens matériels à cette zone. Voilà la situation : oui aux intentions, mais la réalité est que, pour les populations, cela peut parfois paraître lointain.
Il faut, comme vous l'avez dit, trouver une ligne de crête et agir davantage. Il y a aussi un problème de confiance de l'État vis-à-vis de ces territoires, de leur population et de leurs dirigeants, sur cette capacité à agir de concert. Car actuellement, le sentiment est que, au mieux, chacun travaille dans son coin, et la situation est parfois complexe.
Il s'agit d'une remarque, voire d'une question. Cette histoire commerciale est symptomatique de notre situation, au-delà d'autres questions qui seront posées sur les statuts des différents territoires.
Mme Micheline Jacques. -Nous allons clore cette audition.
Je relève des avancées au niveau de la coopération régionale dans le bassin Pacifique, mais aussi la complexité de la relation avec l'Hexagone, avec le besoin de davantage d'autonomie. Il y a peut-être aussi un problème de confiance. L'humain joue un rôle important sur le terrain ; la vision que l'on a depuis l'Hexagone des territoires ultramarins vient parfois d'une méconnaissance de ce qui s'y passe.
Je vous rejoins sur les moyens de la Chine. Peut-être aurions-nous pu avoir une autre stratégie. Comme le disait le rapporteur Rachid Temal, la délégation a travaillé sur l'adaptation des modes d'action de l'État au sein des territoires ultramarins. Dans la zone Pacifique, il n'y avait qu'un bateau militaire pour toute la Polynésie. Lorsque ce bateau devait partir vérifier au niveau de Clipperton s'il n'y avait pas d'ingérence de pêche illégale, la Polynésie était privée de moyens pendant près d'une semaine. Il est donc vrai qu'il n'y a pas eu d'anticipation, à mon sens, pour développer des bases militaires plus conséquentes dans ces zones.
C'est néanmoins une bonne chose qu'il y ait une prise en compte de ces problématiques. Il y a de la confiance à renouer. Vous avez évoqué l'« Erasmus Pacifique » : c'est une demande qui est également faite, car évoquer les bourses soulève aussi une question de financement. Quand l'AFD investit 200 millions en Chine, ce qui a fait l'objet de beaucoup de débats, ces 200 millions auraient peut-être pu être mieux investis au Vanuatu ou dans de petits États indépendants, en tenant compte des relations spécifiques avec la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie.
Faire de nos territoires des têtes de pont, telles pourraient être l'ambition. J'espère que votre remplaçant ou remplaçante poursuivra dans la voie que vous avez tracée. Madame l'Ambassadrice, cette audition était très enrichissante et nous vous en remercions.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.