Réhabilition des fusillés pour l'exemple (Suite)

Discussion générale (Suite)

Mme Claire-Lise Campion .  - Le sujet est sensible, non qu'il soit déterminant pour notre avenir collectif mais parce qu'il touche à la mémoire que nous conservons de notre histoire.

La question des fusillés pour l'exemple fut posée dès l'origine, elle se pose encore cent ans après. Qui étaient-ils ? Certains, refusant d'être « des sacrifiés », comme disait le Premier ministre Lionel Jospin, ont été victimes de procédures expéditives. Plusieurs centaines, en revanche, ont été jugés coupables d'espionnage ou de crimes de droit commun. D'où la difficulté de toute réhabilitation collective.

Les archives sont rares et nombre de dossiers contiennent peu de documents.

L'opinion n'a jamais oublié les fusillés pour l'exemple. Quatre-vingts ans après la fin du conflit, Lionel Jospin a appelé à les réintégrer à la mémoire collective.

En rendant hommage à tous les soldats morts lors de la Première guerre mondiale, le président Nicolas Sarkozy a suivi cette voie. François Hollande, le 7 novembre 2013, a présenté deux mesures importantes pour l'intégration des fusillés dans la mémoire de la Grande guerre.

Le film Les sentiers de la gloire, de 1957, ne fut diffusé qu'en 1975. Ne parlons pas de censure, les distributeurs craignaient la réaction de l'opinion publique. Plusieurs historiens se sont penchés sur la question depuis ; facilitons la reconnaissance de toutes les histoires de ces fusillés dans le récit de la Grande guerre. Il est d'autre méthode que les lois mémorielles -juger l'histoire en rejugeant les hommes, pour faire avancer cette juste cause. Comprenons mieux l'histoire en la laissant aux hommes. C'est pourquoi le groupe socialiste ne votera pas cette proposition de loi. (M. Alain Néri applaudit)

M. François Fortassin .  - Des lois d'amnistie ont été prises dès 1921. Il fallut pourtant longtemps et de nombreux travaux d'historiens pour réhabiliter la mémoire des fusillés pour l'exemple abattus en public pour renforcer la discipline des troupes.

À Craonne, Lionel Jospin a ouvert, en 1998, la voie de la réhabilitation politique. Le président Hollande a poursuivi ce travail de réintégration dans notre mémoire collective. De nombreuses collectivités territoriales ont fait de même. Ainsi le Conseil général des Hautes-Pyrénées a-t-il adopté une motion le 24 mai 2013 pour ces hommes qui n'eurent pour destin que la faim, le froid, le sang et la mitraille...

M. Roger Karoutchi.  - C'est la guerre !

M. François Fortassin.  - ...et dont l'exécution a choqué l'idéal républicain. Une grande partie du groupe du RDSE, dont je suis, votera l'amendement présenté par Mme Demessine afin que les fusillés obtiennent la reconnaissance symbolique de la nation. (Applaudissements sur les bancs CRC, socialistes et écologistes)

Mme Leila Aïchi .  - En ouvrant le cycle des commémorations de la Grande guerre le 7 novembre 2013, le président Hollande a appelé à prendre en compte les fusillés dans l'histoire de cette mêlée furieuse que fut la Grande guerre.

Mais les propos ne suffisent pas, il faut des gestes. Les écologistes saluent l'initiative du président Fischer. Les fusillés pour l'exemple de la Grande guerre ont rejeté la barbarie et bravé des ordres absurdes. Les acteurs de la paix sont, eux aussi, des héros. (M. Roger Karoutchi s'exclame)

Souvenons-nous du témoignage des poilus sur l'horreur de la guerre : « Les canons et les fusils ne marchaient plus, il régnait un silence de mort. Il n'y avait que les blessés qui appelaient : « Brancardiers ! Brancardiers ! À moi ! Au secours ! » D'autres suppliaient qu'on les achève. C'était affreux à voir. [..] Le bombardement commençait et il fallait rester là, à attendre les obus sans pouvoir bouger, jusqu'au soir, huit heures, où on venait nous relever. »

Un siècle après, nous devons comprendre que ces hommes condamnés pour manquement disciplinaire n'étaient ni des lâches ni des traitres. Ils ont déjà été réhabilités dans la conscience collective. Une place pour eux aux Invalides et la mise à disposition du public des dossiers militaires ne suffisent pas. Des considérations administratives ne doivent pas entraver une reconnaissance symbolique par la nation.

Mme Annie David.  - Très juste !

Mme Leila Aïchi.  - Les noms de 200 fusillés figurent déjà sur les monuments aux morts. Le sous-lieutenant Jean-Julien Chapelant a été fusillé le 11 octobre 1914 pour capitulation devant l'ennemi quand il venait d'échapper aux Allemands ; il a été reconnu mort pour la France en 2012. Nous ne pouvons pas souscrire au principe de discrimination entre les morts. Rendons hommage à ces hommes confrontés à la guerre dans ce qu'elle a de plus absurde.

Le groupe écologiste votera dans son ensemble l'amendement de Mme Demessine. (Applaudissements sur les bancs écologistes et CRC ; M. Gérard Longuet applaudit aussi)

M. Roger Karoutchi .  - J'aurais aimé être d'accord avec le président Fischer, pour qui j'ai beaucoup d'estime. Mais l'historien que je suis pense que ce n'est pas au Parlement de refaire l'histoire... Très probablement, certains ont été fusillés injustement durant la Première guerre mondiale.

Mme Évelyne Didier.  - Beaucoup.

M. Roger Karoutchi.  - Certains... Dès 1921, des réhabilitations ont eu lieu. Vingt ans après le conflit, des cours composées de magistrats et de militaires ont choisi de ne pas réhabiliter collectivement ces hommes.

La Première guerre fut atroce ? Je ne connais pas de guerre qui soit drôle... Lisez les souvenirs des soldats de la Grande Armée, l'histoire de ces hommes par milliers morts de froid pendant la retraite de Russie.

On ne refait pas l'histoire cent ans après. On dit souvent que l'offensive de Nivelle en 1917 explique les 40 000 mutins. Oui, il y eut 500 condamnations à mort en quelques semaines -mais il y eut très peu d'exécutions, et surtout au début de la guerre, 60 par exemple pour le seul mois d'octobre 1914. On est loin alors des mutineries... Souvenons-nous, les Allemands ont enfoncé le front sur la Marne, le général Gallieni mobilise les Parisiens et les taxis. L'armée est proche de la débâcle. Peut-on en vouloir à des chefs de guerre d'avoir voulu protéger notre pays, d'avoir voulu sauver Paris ? Il ne faut pas tout mélanger. Bien sûr, ce fut une immense boucherie, mais qu'on ne dise pas que l'armée, que la République n'ont pas fait leur devoir.

M. Guy Fischer.  - Nous n'avons pas dit cela.

M. Roger Karoutchi.  - Je comprends le combat de M. Fischer pour certains cas individuels, et le ministre en a réhabilité certains : c'est légitime, même cent ans après, quand la condamnation était injustifiée. Cependant, on ne peut pas procéder à une réhabilitation collective.

M. Gérard Longuet.  - Très bien !

M. Roger Karoutchi.  - Qu'est-ce qu'un héros ? L'aurions-nous été dans la boue et le froid des tranchées ? Qui peut le dire ? Peut-on reprocher aux chefs de guerre d'avoir voulu tenir le front, défendre la République ? Le gouvernement de 1914 n'était pas celui de 1940 ; il était légitime, c'était la IIIe République. Le froid, la faim, les tranchées, peut-être ne les aurions-nous pas supportés. Mais procéder à une réhabilitation collective, c'est jeter l'opprobre sur notre armée, nos chefs de guerre, pour avoir voulu sauver la République. (Applaudissements sur les bancs UMP)

M. Michel Billout .  - Quelle est la vocation des commémorations organisées pour le centenaire de la Grande guerre et le 70e anniversaire de la Libération ? Célébrer la victoire de la République et de ses valeurs, rendre hommage aux morts et aux combattants de la liberté, nous réapproprier notre histoire.

Dire qu'on ne peut réécrire l'histoire est réducteur, notre connaissance historique ne cesse de s'enrichir sur ce conflit complexe qu'a été la Première guerre mondiale. Il reste beaucoup à dire sur les fusillés pour l'exemple. La proposition de loi de M. Fischer contribuera à mieux faire connaître cette question largement méconnue du grand public, pour laquelle se battent depuis des années des familles et des associations. Écartons toute arrière-pensée polémique. Je comprends fort bien que l'on juge la réhabilitation collective hasardeuse en lui préférant, comme la Ligue des droits de l'homme, la réhabilitation au cas par cas. Reste, comme le souligne l'historien Antoine Prost, qu'un procès en révision cent ans après n'a guère de sens, les témoins étant morts, les dossiers peu fournis, et même absents dans un cas sur cinq.

Une salle aux Invalides ne suffit pas, le temps est venu d'un geste symbolique de la nation envers ces hommes, celui qu'avaient esquissé Lionel Jospin en 1998 à Craonne et Nicolas Sarkozy, dix ans après, à Verdun.

Ces hommes, contraints de défendre des intérêts qui n'étaient pas les leurs, furent victimes du déchaînement des nationalismes (M. Alain Néri proteste), d'un commandement défaillant et de procédures judiciaires iniques.

Le groupe CRC votera l'amendement qui conforte les gestes de l'État depuis 1998 et de très nombreuses collectivités. (Applaudissements sur les bancs CRC ; Mme Leila Aïchi et M. Christian Namy applaudissent aussi)

M. Alain Néri .  - Merci à Guy Fischer de son texte. La nation doit se rassembler en ces temps de commémoration. Oui, monsieur Karoutchi, toute guerre est inhumaine, sauf que le drame des fusillés pour l'exemple est individuel mais aussi collectif.

Mme Annie David.  - Exactement !

M. Alain Néri.  - Le premier jour de la guerre, 17 000 morts qui n'étaient pas encore soldats, ils venaient de quitter leurs ateliers, leurs usines, leurs champs pour plonger dans un déluge de feu, de fer et de sang. Bien audacieux celui qui saurait dire ce qu'il aurait fait dans de telles circonstances. Je connais l'engagement de Guy Fischer. Mais je ne crois pas à la réhabilitation collective -on pourrait l'accorder à certains à tort ou en oublier d'autres dont les dossiers ont disparu. Une autre voie a été ouverte par Lionel Jospin. Que n'a-t-on entendu après ses déclarations de Craonne en 1998 ? Dix ans après, Nicolas Sarkozy lui emboitait pourtant le pas. À son tour, le président Hollande a souhaité que la nation se souvienne collectivement ; il a fait des propositions qui sont peut-être plus fortes encore que cette proposition de loi. Le 7 novembre sera inauguré une salle pour les fusillés, et pas dans n'importe quel lieu, au musée des Invalides. Je salue cette initiative (applaudissements sur les bancs UMP), de même que la numérisation des dossiers militaires. Une suggestion peut-être : ne pas numériser pour le plaisir de numériser mais en faire un moment fort pour rendre justice et droit aux fusillés. On pourrait imaginer que le Défenseur des droits, saisi par un parlementaire, lui-même saisi par une famille, puisse présenter des dossiers de réhabilitation.

Cet ensemble de propositions me semble plus fort que la proposition de loi de Guy Fischer. Aussi le groupe socialiste ne votera pas cette dernière. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Guy Fischer.  - C'est bien dommage.

M. Kader Arif, secrétaire d'État .  - Je salue ces débats apaisés. Depuis que je suis aux responsabilités, j'ai combattu la mémoire perdue. Nous avons tous des mémoires sélectives... Qui pense aux 900 travailleurs sénégalais morts au camp d'hivernage du Courneau ? J'ai été le premier à me déplacer à la cérémonie en leur honneur. Qui pense aux 4 000 à 5 000 hommes partis de Martinique, de Guadeloupe et de Guyane après la défaite de 1940 pour rejoindre l'Afrique du Nord et combattre pour la France libre ? Qui pense encore à la rafle de l'opéra à Marseille ?

L'horreur de la guerre ? Pensons aussi à nos hommes qui se battent aujourd'hui en Afrique, par plus de 50°C, pour la France.

Gestes symboliques, la salle pour les fusillés de la guerre au musée de l'armée, qui n'est pas n'importe quel lieu, ou encore la numérisation des dossiers. Je suis prêt à regarder tous les dossiers, comme celui du sous-lieutenant Jean-Julien Chapelant, et à attribuer la mention « Mort pour la France ». Mais je refuse que le sens de celle-ci soit dévoyé. La réhabilitation au cas par cas est la solution de sagesse, qui respecte l'histoire comme les morts. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

La discussion générale est close.

Discussion de l'article unique

Mme Delphine Bataille .  - La question des fusillés reste sensible. Je pense à des films, comme Pour l'exemple de Joseph Losey, qui ont fait progresser notre mémoire collective. Durant la guerre, l'intérêt de la discipline de troupe a prévalu sur celle de l'individu. Immédiatement après, une quarantaine d'individus ont été réhabilités. Reste que la procédure judiciaire est longue et difficile. Beaucoup ont parlé du cas Maupas, qui a inspiré Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, censuré en France jusqu'en 1975.

À Craonne, en 1998, Lionel Jospin a appelé à la réintégration des fusillés pour l'exemple dans notre mémoire collective. Rejuger des faits historiques cent ans après, quand 25 % des archives ont disparu, paraît difficile. D'après les historiens, les cas les plus graves ont déjà été éclaircis. Certaines associations sont farouchement opposées à l'attribution de la mention « Mort pour la France » à des criminels de droit commun.

La position du Gouvernement -inauguration d'une salle aux Invalides, numérisation des dossiers et réhabilitation au cas par cas- est la sagesse. Suivons-là. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

Mme la présidente.  - Amendement n°1, présenté par Mme Demessine et les membres du groupe CRC.

Rédiger ainsi cet article :

La Nation rétablit dans leur honneur les soldats de la Première Guerre mondiale fusillés pour l'exemple. Leurs noms peuvent être inscrits sur les monuments aux morts.

M. Guy Fischer.  - Ce sera mon ultime intervention... Ma rédaction initiale posait problème, qui prévoyait une réhabilitation collective et une demande de pardon de la nation qu'on pouvait assimiler à de la repentance.

Avec cet amendement, nous proposons un geste symbolique, le rétablissement dans l'honneur des soldats fusillés pour l'exemple. Nous évitons ainsi la notion de « réhabilitation » qui a des implications juridiques, et renonçons à l'octroi de la mention « Mort pour la France ». En revanche, nous conservons la référence courante aux « fusillés pour l'exemple » et autorisons à inscrire leur nom sur les monuments aux morts, ce qui se fait déjà dans une vingtaine de départements, dont celui du président de la République, la Corrèze. Suivons l'exemple des Britanniques, attachés comme nous à l'honneur et à la patrie, qui ont voté une loi en 2006 pour réhabiliter les soldats de l'Empire exécutés pour manquement disciplinaire durant la Première guerre mondiale.

Mme Michelle Demessine, rapporteure.  - J'avais moi-même fait pareille proposition. La commission a rejeté cet amendement en raison du caractère collectif de la reconnaissance et considéré qu'il fallait s'en tenir aux propositions du Gouvernement.

M. Kader Arif, secrétaire d'État.  - Même avis en raison de la reconnaissance collective. Si les noms des fusillés figurent sur certains monuments, c'est sans les mots « Morts pour la France» ni reconnaissance de l'État. Quant à l'exemple britannique, ce pays reconnaissait avant la Première guerre mondiale les objecteurs de conscience.

À la demande des groupes socialiste et UMP, l'amendement n°1 est mis aux voix par scrutin public.

Mme la présidente.  - Voici le résultat du scrutin n°194 :

Nombre de votants 315
Nombre de suffrages exprimés 310
Pour l'adoption 47
Contre 263

Le Sénat n'a pas adopté.

Interventions sur l'article unique

M. Gérard Longuet .  - Déjà, Antigone voulait donner une sépulture à Polynice contre la raison d'État et contre Créon. Je crains que Créon ait raison... Quand un pays se défend, il est essentiel que les fondements de l'action militaire, dont la discipline, soient respectés.

Je salue le difficile combat du ministre contre la « mémoire perdue ». Mémoire perdue pour mémoire perdue, n'oublions pas que, dans un pays où l'amnésie arrange parfois, l'Allemagne n'était pas obligée d'envahir la France ni de violer la neutralité belge ; la mort du lieutenant Péguy mérite tout autant que l'on s'en souvienne que l'engagement des républicains de gauche... Quant aux fusillés, s'ils ne sont pas morts pour la France, ce n'en sont pas moins nos morts et nous les respectons. (Applaudissements sur les bancs UMP)

À la demande du groupe socialiste, l'article unique est mis aux voix par scrutin public.

Mme la présidente.  - Voici le résultat du scrutin n°195 :

Nombre de votants 309
Nombre de suffrages exprimés 301
Pour l'adoption 33
Contre 268

Le Sénat n'a pas adopté.