Journée des morts pour la paix et la liberté d'informer(Suite)

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la suite de la discussion de la proposition de loi relative à l'instauration d'une journée des morts pour la paix et la liberté d'informer que nous avions entamée le 19 novembre dernier.

Discussion générale (Suite)

M. Alain Gournac .  - Nous venons de connaitre en France des événements tragiques qui nous rappellent que la liberté d'expression est un pilier de notre démocratie. Hier, la mise à prix de la tête du rédacteur en chef de Charlie Hebdo par un ancien ministre pakistanais, aujourd'hui député, nous a rappelé que si la mondialisation autorise un plus grand échange d'informations, elle implique aussi un accroissement des risques. Cette émotion a été ravivée par la mise à mort d'un journaliste japonais, par Daech, ainsi que par l'agression à l'arme blanche de trois militaires de faction devant un centre communautaire juif à Nice. Les journalistes de Charlie Hebdo ont été assassinés parce qu'ils incarnaient la liberté d'expression.

La proposition de loi de Mme Aïchi a le mérite de rappeler qu'en 2014, les guerres et les conflits se sont succédé. Elle met en avant la nécessaire liberté d'informer alors que le nombre de journalistes tués a augmenté : ils sont pris pour cible parce qu'ils incarnent justement la liberté d'informer et donc la Liberté.

La France, avec ses alliés, se bat contre ces crimes et l'idéologie de leurs auteurs. Elle a obtenu une journée internationale dédiée à la liberté d'informer, le 2 novembre. Sa thématique va plus loin. L'assemblée générale des Nations Unies a ainsi proclamé le 2 novembre journée internationale de la fin de l'impunité des crimes commis contre les journalistes. Cette date est celle de l'anniversaire de l'assassinat de deux journalistes français au Mali, le 2 novembre 2013. Nous pensons à tous ceux qui exercent leur mission dans des zones de conflit.

La résolution de l'ONU donne satisfaction à Mme Aïchi, dont je salue le travail. « Mettre fin à l'impunité, c'est renforcer la liberté d'expression, encourager le dialogue, promouvoir les droits de l'homme, consolider la solidarité (...). Ensemble, défendons les journalistes, défendons la justice » proclamait à cette occasion le message de Ban Ki Moon, secrétaire général de l'ONU. Il y va de la démocratie, de la République.

« Mort pour la paix ». Cette expression a une force symbolique, indéniable, mais que recouvre-t-elle ? Nous sommes des législateurs et devons veiller à la traduction juridique de nos actes. Cette expression, si large, nous conduirait à modifier notre calendrier mémorial pour tenir compte de « l'extension » de la notion, comme disent les philosophes, au détriment de sa « compréhension ».

L'engagement dans les armées comporte par nature celui du sacrifice ultime. L'activité des travailleurs humanitaires ou des journalistes peut s'exercer au péril de leur vie. Elle est fondée sur la décision de venir en aide à autrui. Nullement sur l'acceptation du sacrifice de leur propre vie. N'établissons pas de hiérarchie entre les morts !

Les commémorations nationales se sont multipliées ces dernières années. L'historien Pierre Nora rappelle, dans les Lieux de mémoire, que « la commémoration est l'expression concentrée d'une histoire nationale à un moment rare et solennel ». Gare à l'inflation mémorielle qui, en multipliant les commémorations, tend à estomper la signification de chacune et aboutit à saturer un calendrier déjà chargé.

L'engagement militaire est un engagement singulier : l'expression « mort au combat » ne peut cohabiter avec celle de « mort pour la paix ». Celle-là exprime l'hommage de la Nation à ceux qui ont péri parce qu'ils combattaient pour la paix. Dans un monde aussi complexe que le nôtre, il est salutaire que le langage puisse s'élever au-dessus des émotions. Quid des médecins, des infirmiers, des travailleurs humanitaires qui luttent contre Ebola, le choléra, le paludisme, le sida, qui déciment les populations dans des zones ravagées par ces épidémies ? Ne mériteraient-ils pas, eux aussi, un tel hommage ?

Le groupe UMP ne peut voter cette proposition de loi car une telle redondance sèmerait la confusion dans le calendrier mémoriel. Il existe déjà un calendrier international qui rend hommage à ces hommes et ces femmes qui oeuvrent pour la paix. (Applaudissements sur les bancs UMP)

M. Michel Billout .  - L'attentat criminel contre Charlie Hebdo et une épicerie juive en janvier donne à cette proposition de loi une nouvelle portée. Les grandes manifestations du 11 janvier ont exprimé l'attachement des Français à la liberté d'expression, et à celle de la presse en particulier. Cette proposition de loi poursuit la louable intention de rendre hommage à la fois aux travailleurs humanitaires et aux journalistes. Ces professions paient un lourd tribut. La date du 21 septembre correspond à la journée internationale pour la paix décrétée par les Nations Unies. Une telle commémoration semble répondre à un impératif pédagogique, mais légiférer sur un tel sujet n'est pas anodin. Politique et bons sentiments ne vont pas toujours de pair.

Cette proposition de loi est généreuse, certes ; sincère, assurément ; mais aussi, hélas, redondante. Elle court le risque de passer à côté des objectifs poursuivis. Il existe déjà cinq journées proposées par l'ONU sur des thèmes voisins... Cette proposition de loi est, en outre, trop large. Créer par la loi une journée d'hommage au plan national pose question. Quel est l'effet normatif d'un tel texte ? Il pose avant tout un geste symbolique, politique. Cela suffit-il à en faire une loi de la République ? Cette proposition souhaite inviter la population à réfléchir au rôle de la presse.

Je n'ai pas une conception aseptisée, angélique et béate de la liberté de la presse : une presse libre défend aussi des opinions, que l'on a le droit de combattre. Cette proposition de loi ne nous paraît guère judicieuse, pertinente, efficace mais, vu le contexte, le groupe CRC s'abstiendra. (Applaudissements sur les bancs CRC)

M. Daniel Reiner .  - Je salue l'initiative de Mme Aïchi. En ces temps sombres de barbarie sanguinaire, elle a un écho singulier. L'engagement des humanitaires et des journalistes n''apparaît dans toute sa grandeur que quand il se paie par une vie humaine. Leur sacrifice rappelle la précarité de nos sociétés pluralistes, fondées sur la liberté, l'ouverture, le partage. Je rends hommage aux travailleurs humanitaires, aux journalistes, ainsi qu'aux militaires qui luttent, au péril de leur vie, contre ces esprits détraqués qui sèment le terrorisme. Hier encore, trois d'entre eux ont été touchés.

Notre révolte ne doit pas nous faire douter de nous-mêmes. Nous ne visons pas la vengeance mais un monde plus sûr. Certains de nos jeunes, éperonnés par l'ennui conjugué à une fascination morbide pour l'apocalypse, convaincus d'être des justiciers, deviennent des assassins sans foi ni loi. Cette stratégie de la tension a pour finalité de semer le doute, la discorde, le chaos dans nos sociétés. La commémoration doit cimenter l'unité nationale, et nous avons besoin de retrouver un sens collectif.

La commission des affaires étrangères et de la défense n'a pas pour autant émis un avis favorable à cette proposition de loi. Quels sont les journalistes qui paient le plus lourd tribut ? En Chine, des Chinois ; en Iran, des Iraniens ; en Syrie, des Syriens. Une journée nationale réduirait la portée de l'hommage rendu. La journée internationale pour la paix se décline autour de thèmes. Une démarche internationale est plus adaptée pour ce qui est de la protection des journalistes. Notre pays s'est particulièrement mobilisé contre l'impunité des crimes contre les journalistes. C'est à l'initiative de la France que l'assemblée générale des Nations Unies a instauré une journée internationale consacrée à ce thème, le 2 novembre. Elle s'ajoute à celle consacrée à la liberté de la presse, le 3 mai. Il existe déjà, le 19 août, une journée mondiale de l'aide humanitaire et la France a obtenu que le 10 décembre soit journée internationale des droits de l'Homme. Voilà qui constitue un arsenal commémoratif suffisant, à vocation mondiale. J'ajoute que beaucoup de ces commémorations ont été instaurées à l'initiative de notre pays. C'est pourquoi le groupe socialiste est défavorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Matthias Fekl, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l'étranger .  - Le Gouvernement partage l'esprit et l'inspiration de cette proposition de loi. Nous sommes plus réservés sur les modalités retenues. Plusieurs journées internationales de commémoration existent déjà, notamment à l'initiative de la France. Le 2 novembre, en hommage aux journalistes de RFI tués au Mali, Ghislaine Dupont et Claude Verlan ; le 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse ; le 19 août, journée pour l'aide humanitaire.

Le Gouvernement s'en remet donc à la sagesse de la Haute assemblée.

La discussion générale est close.

Vote sur l'article unique

M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur de la commission des affaires étrangères .  - La commission a exprimé sa position dans son rapport. La question n'est ni juridique, ni technique mais politique, au sens noble. La portée de cette proposition de loi étant avant tout symbolique, la commission n'a pas adopté de texte. Les symboles ont leur force, ils contribuent au sentiment d'appartenance commune. Les gestes comptent car ils parlent. Les récents attentats à Paris, les exécutions odieuses nous rappellent quel est le contexte...

À titre personnel, je salue la générosité de coeur et l'élégance d'esprit de notre collègue Leila Aïchi.

M. Alain Gournac.  - Très bien !

M. Jean Louis Masson .  - À ce rythme, il y aura bientôt plus de jours de commémoration que de jours dans l'année. Dans mon département, un préfet avait créé une journée des manifestations patriotiques pour tenter d'endiguer ce phénomène. In fine, cela a été une journée de plus... Le bon coeur est une chose, le bon sens en est une autre. Je voterai résolument contre cette proposition de loi.

Mme Leila Aïchi, auteure de la proposition de loi .  - Les humanitaires et les journalistes victimes de la barbarie méritaient mieux que ce débat tronqué. L'article unique de cette proposition de loi fait involontairement écho aux événements de début janvier. Je regrette la position du Gouvernement et des groupes politiques aujourd'hui.

Nous nous sommes tous indignés au lendemain des attentats de début janvier. Pourquoi ne pas traduire cette indignation à travers cette proposition de loi, qui ne coûterait rien ? Personne ne devrait mourir pour ses idées, pour aider, pour informer ! Faut-il rappeler que plus de 400 travailleurs humanitaires ont perdu la vie depuis 2013. Plus de 60 journalistes en 2014, sans compter ceux qui sont tombés en janvier.

Regardez le monde tel qu'il est. Ces hommes et ces femmes oeuvrent pour un monde moins violent. « Les guerres prennent naissance dans l'esprit des hommes ; c'est dans l'esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix », dit la déclaration fondatrice de l'Unesco. (Applaudissements sur les bancs écologistes)

À la demande du groupe écologiste, l'article unique de la proposition de loi est mis aux voix par scrutin public.

Mme la présidente.  - Voici le résultat du scrutin n°91 :

Nombre de votants 341
Nombre de suffrages exprimés 322
Pour l'adoption 11
Contre 311

Le Sénat n'a pas adopté.

M. Jean-Vincent Placé.  - Merci aux collègues de l'UMP !