Débat : Internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ».

M. Jacques Mézard, au nom du groupe RDSE .  - Même entre les deux tours d'une élection, ce débat nous paraît important et appelle des décisions rapides.

De la couverture médiatique des attentats de janvier, à l'occasion desquels le CSA a relevé trente-six manquements ayant justifié des mises en demeure, à la multiplication de messages faisant l'apologie de la terreur, la liberté d'expression connaît des dérives. Acquis démocratique majeur, elle est aujourd'hui devenue un véritable parapluie nucléaire à toutes les idées et manipulations.

Internet et les réseaux dits sociaux sont parfois devenus des lieux de perdition pour une partie de notre jeunesse, un relais pour la propagande djihadiste ou aux théories conspirationnistes. La rumeur, fama, est devenue infâme et gangrène nos valeurs et la confiance dans la puissance publique en essaimant son poison exponentiel.

Plusieurs condamnations pour l'exemple ont été prononcées pour apologie du terrorisme sur internet. Mais entre 86 000 et 90 000 comptes Twitter ont relayé la propagande de l'État islamique - un travail herculéen pour les services de police transformés en Sisyphe...

Pharmakon démocratique, qui contient son propre poison et son propre médicament, la liberté d'expression, rangée parmi les droits les plus précieux de l'homme par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, s'arrête où commence la liberté des autres, et la même déclaration prévoit d'en réprimer les abus.

La loi de 2004 a étendu à internet le chapitre IV de la loi de 1881 pour poursuivre la provocation à un crime ou à un délit mais aussi à la discrimination à raison de l'origine, de la religion ou de l'orientation sexuelle. Plus radicalement, internet a redéfini les contours de la liberté d'expression comme le cadre de l'intervention des pouvoirs publics.

La loi du 29 juillet 1881 a été conçue comme une loi d'affranchissement, qui mit fin à la censure préalable. Internet a remis en cause les distinctions traditionnelles entre droits de la presse, des correspondances privées et de l'audiovisuel. On peut dès lors s'interroger sur ce qui relève, pour les journalistes comme pour les citoyens, du droit à l'information et sur l'efficacité des mesures prises par les pouvoirs publics. La protection des personnes privées nous importe : jusqu'à quand tolérerons-nous tout et n'importe quoi ?

Les délits de provocation et d'apologie du terrorisme ont été transférés de la loi de 1881 au code pénal au motif qu'ils ne sont plus seulement un abus de la liberté d'expression mais un maillon dans l'accomplissement d'actes terroristes. Mais les poursuites s'y déroulent hors de son régime protecteur... Faut-il considérer que toutes les infractions commises sur internet doivent faire l'objet de pareil régime dérogatoire ? Le débat est urgent.

Autre question : le rôle des acteurs de l'internet. La loi pour la confiance dans l'économie numérique définit deux catégories d'acteurs : les éditeurs de services, soumis à un régime proche de celui de la presse ; et les hébergeurs, qui bénéficient d'un régime de responsabilité civile et pénale atténué - responsabilité en réalité difficile à engager.

La loi de novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme a autorisé le blocage de sites internet faisant l'apologie du terrorisme. Les premiers blocages ont eu lieu il y a quelques jours, non sans difficulté ; mais certains opérateurs français, et non des moindres, ne s'y sont pas soumis, et les propagandistes usent de stratégies qui leur permettent de jouer au chat et à la souris avec les pouvoirs publics.

Bien que les entreprises de l'internet se soient retranchées derrière la conception radicalement libérale du freedom of speech, l'idée se fait jour désormais que l'on ne peut plus tout admettre. Telle vidéo insoutenable fait-elle réellement partie de la liberté d'expression ? Facebook comme Twitter doivent assumer leur responsabilité ; mais une privatisation de l'exécution de la loi serait pour nous inacceptable.

Dans ce combat de David contre Goliath, la Cour de cassation a jugé qu'un site devait être destiné, et non pas seulement accessible, au public français, pour tomber sous le coup de la loi...

L'État est fondé à réglementer internet. Mais n'oublions pas la prévention, qui passe par l'éducation. La devise de l'école de la République n'est-elle pas Sapere aude ? Ainsi la puissance publique doit-elle intervenir en aval mais aussi en amont pour combiner passion de la liberté et sens des responsabilités.

Comme les pères fondateurs de la République, comme nos prédécesseurs de 1881, nous devons trouver, et vite, le juste équilibre entre la liberté d'expression sur internet, nécessaire, et la responsabilité de chacun pour ses actes, paroles et écrits. C'est ainsi que nous combattrons les ennemis de la démocratie, sans porter atteinte aux valeurs qui sont à son fondement comme à celui de la tradition radicale. (Applaudissements)

M. Jean-Claude Lenoir.  - Très bien !

Mme Catherine Morin-Desailly .  - Internet, outil de liberté d'expression sans frontières, n'est-il pas en passe de devenir un outil de surveillance sans limite ?

La France garantit la liberté d'expression de ses journalistes et la confidentialité de leurs sources, sous certaines conditions dont la fiabilité et l'honorabilité de l'information. Mais internet a ébranlé le modèle économique et les méthodes de travail de la presse. Une multitude de journalistes et de blogueurs indépendants émerge, parfois dans des conditions périlleuses. En Iran, sous la présidence d'Ahmadinejad, le développement de la blogosphère a permis de contourner la censure. Mais plus de la moitié des journalistes incarcérés s'exprimaient sur le web...

Internet est une opportunité, mais aussi une menace pour la presse. Cette menace ne se limite pas à celle que les ennemis de la liberté font peser sur les journalistes indépendants. Les États démocratiques sont aussi concernés, quand ils multiplient les systèmes de surveillance ; le big data est exploité tant par les géants du web que par les services de renseignement, comme l'a illustré l'affaire Snowden.

La France semble protégée, mais demain ? Le décret d'application de la loi de décembre 2013 porte atteinte à la vie privée des citoyens, à la liberté d'information comme au secret des sources, en autorisant un accès administratif aux données de connexion des internautes de manière très large sans le contrôle du juge. La commission de la culture sera attentive à la décision du Conseil d'État sur le recours qu'a déposé Reporters sans frontières.

Quant au projet de loi relatif au renseignement, la Cnil et le Conseil national du numérique se sont émus des nouveaux objectifs comme du périmètre de surveillance qu'il prévoit. Sans méconnaître les impératifs de sécurité, j'alerte sur la menace que de telles mesures font peser sur la liberté de la presse. Certes, les journalistes doivent être responsabilisés, identifiés sur le web : c'est ainsi que les internautes distingueront une information fiable d'une rumeur. Mais il est indispensable que les dispositifs de sécurité sur internet tiennent compte de l'originalité du métier. La CEDH, sur une affaire mettant en cause la Turquie, ne dit pas autre chose : elle a jugé que les États membres devaient instaurer un cadre normatif qui protège efficacement la liberté d'expression des journalistes sur internet, et que les mesures limitant l'accès au contenu d'un site internet devaient se fonder sur une loi suffisamment précise et accompagnées d'un contrôle judiciaire. Veillons à ce que le droit français ne s'écarte pas de ces principes.

Il y a moins d'un an, nous avons soutenu l'adoption par l'Union européenne de lignes directrices pour les droits de l'homme consacrées à la liberté d'expression. Il faut éviter de faire une distinction artificielle dans l'exercice de cette liberté en fonction du support de diffusion.

Le caractère diffus d'internet ne doit pas être un prétexte pour limiter les droits fondamentaux, à commencer par la liberté d'échanger des informations. Un dialogue avec les acteurs de la gouvernance d'internet, y compris les grandes entreprises du numérique, est indispensable. (Applaudissements sur les bancs au centre et à droite)

M. Pierre Charon .  - Lorsque internet est né, c'était la promesse d'un monde d'informations, de connaissance, d'éducation ; il est devenu un espace de liberté absolue, s'affranchissant de toutes les frontières géographiques, juridiques, voire morales. En 2015, il apparaît comme un espace sans foi ni loi, où se diffuse le pire de ce que l'humanité peut produire, où une organisation comme l'État islamique peut lancer, profitant d'une existence médiatique sans limite, sa propagande fanatique. C'est aussi un outil de radicalisation, un vivier de recrutement pour terroristes en herbe, un espace de concurrence macabre entre groupes terroristes, qui y diffusent leurs vidéos insoutenables. Bref, c'est un nouveau théâtre d'opérations de combat contre le terrorisme.

Ne nous y trompons pas, l'objectif est de mettre à l'épreuve la démocratie ; la liberté de la presse, cette belle conquête de la République, est aujourd'hui détournée. Pouvons-nous laisser fleurir sur internet l'apologie du terrorisme, la diffusion de publications glorifiant le massacre des chrétiens d'Orient ou la destruction des lieux de culte ? Laisser prospérer, au nom de la liberté, une littérature qui l'attaque ? À nous de répondre au terrorisme sans nous renier.

Je salue l'initiative de M. Cazeneuve, qui s'est entretenu avec les représentants de Facebook et Google. Des sites ont été bloqués, c'est un signe fort, la preuve que liberté ne rime pas avec impunité. Bloquer des sites ne nuira pas à nos services de renseignement, si on les dote de moyens techniques et logistiques adéquats. Si une radio fut à l'origine du génocide rwandais, la même chose peut être vraie d'internet : n'importe quel support peut servir à diffuser la haine. Nous ne pouvons pas nous abriter derrière la loi de 1881 pour justifier notre passivité. La liberté d'expression est au service de l'homme, non de desseins nihilistes.

Notre arsenal législatif doit donc être modernisé. Il n'est certes pas question de rétablir la censure, car la liberté est inséparable de la dignité humaine. Je récuse toute contradiction entre liberté et réponse aux nouvelles menaces. La liberté de la presse doit être conciliée avec une autre liberté, celle de vivre en sécurité.

M. David Assouline .  - Le débat, fondamental, met en jeu un pilier de notre démocratie, la liberté d'expression. C'est un débat contemporain parce qu'en France, tout le droit qui régit la liberté d'expression est indexé sur la loi de 1881, promulguée à une époque où le support de la liberté d'expression était la presse papier. C'est aussi un débat moderne, car internet a bouleversé le journalisme autant que les conditions d'exercice, pour tout un chacun, de la liberté d'expression. Tout citoyen peut s'exprimer sans retenue sur internet, sans être soumis aux mêmes règles déontologiques que les journalistes.

Ce débat est donc difficile. La liberté d'expression doit être défendue sans compromis ni compromission. La première victime des ennemis de la liberté d'expression, ce fut Charlie Hebdo. Les mêmes qui accusaient Charlie d'être raciste s'indignaient de la condamnation de Dieudonné...

La meilleure façon de défendre la liberté d'expression, c'est de combler les dents creuses apparues dans notre législation à la suite du développement d'internet. La loi de 1881, dans la continuité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, pose pour principe la liberté de la presse, dans certaines limites : injure, diffamation, incitation à la haine, négationnisme. Ne versons pas dans le libéralisme à tout crin, souvenons-nous que le journalisme peut retourner ses armes contre lui-même - voir l'affaire Salengro.

Aujourd'hui, tout le monde peut trafiquer les images, tout le monde peut poster sur internet ; avec la remise en cause des élites et des médias, toutes les informations sont mises sur le même plan, et les théories du complot fleurissent. On en vient même à considérer l'info postée par un citoyen anonyme comme plus fiable que celle qui vient des journalistes...

La loi Création et internet de 2009 a rendu l'éditeur responsable des contenus diffusés sur son site, mais il bénéficie d'un régime atténué pour les contributions de ses lecteurs. Faute de moyens pour modérer les forums de discussion, il faut parfois les fermer. Les hébergeurs, eux aussi, doivent être pleinement responsabilisés. Les grandes entreprises des réseaux sociaux, qui réalisent d'énormes profits, doivent prendre leurs responsabilités et réguler.

Les démocraties doivent éviter deux travers : limiter la liberté d'expression et la liberté de la presse, au nom de la lutte antiterroriste - l'imprimerie aussi permettait de diffuser les pires écrits ; et renoncer à toute régulation.

M. le président.  - Veuillez conclure.

M. David Assouline.  - Nous devons défendre la liberté d'expression, mais être aussi les combattants infatigables des valeurs de la République.

Mme Esther Benbassa .  - Merci au groupe RDSE d'avoir pris l'initiative de ce débat.

Si l'on veut lutter contre le racisme, l'antisémitisme, l'homophobie qui gangrènent notre société, il est urgent de s'attaquer à la prolifération des discours de haine sur internet. Ces discours ne relèvent pas d'une rhétorique sans effet sur le réel : ils peuvent tuer, nous l'avons vu en janvier. N'oublions pas cependant que la liberté d'expression est consubstantielle à la démocratie.

Notre arsenal juridique est-il suffisant ? La loi de 1881 protège la liberté d'expression et en définit les limites. Certes, les technologies numériques permettent la diffusion de discours haineux. Mais selon nous, les informations doivent continuer à relever de la loi de 1881, et non du code pénal. Seule exception : la provocation publique au terrorisme, suivie d'effets.

En revanche, le cadre procédural de la loi de 1881 n'est pas adapté au web 2.0. Il est urgent de préciser les notions d'espace public et privé.

Il reste beaucoup à faire, notamment en matière d'éducation. Il faut enseigner aux plus jeunes la différence entre ce qui relève du délit et de la liberté d'expression, et leur faire comprendre que le net, espace de liberté, n'est pas un espace d'impunité. (M. Jean-Pierre Sueur approuve) Il est urgent de créer un ordre public numérique, comme le réclame la CNCDH.

Enfin, il est tout aussi urgent de combattre l'homophobie, dont souffrent tant de jeunes, que les autres discours de haine.

M. Patrick Abate .  - Cinquante-cinq ans après la loi de 1881, l'affaire Salengro, jeté aux chiens, a montré que l'équilibre était fragile entre protection de la liberté d'expression et répression de ses abus. Si un contrôle a posteriori est légitime, on ne saurait admettre un contrôle préalable des publications : ce serait rétablir la censure. Les lois successives n'ont fait que confirmer les principes de la loi de 1881, et internet s'inscrit dans ce cadre - les internautes reçoivent mais aussi produisent de l'information.

Je voudrais évoquer les lanceurs d'alerte. Selon Transparency International, une soixantaine de pays seulement disposent à cet égard d'une législation adaptée. En France, les cinq textes législatifs qui concernent les lanceurs d'alerte ne les protègent pas suffisamment. Et les discussions en cours sur le secret des affaires montrent le chemin qui reste à parcourir... Selon la CEDH, ils sont associés à la presse ; or ce fait est occulté par notre législation, avec pour seule exception notable la loi de 2013 sur la transparence financière. Notre législation en la matière est dangereuse et inefficace, contraire à l'esprit de la loi de 1881. Elle limite la liberté d'information. Sous prétexte de lutter contre l'espionnage industriel, on s'accommode de l'opacité du monde des affaires.

Quant à la loi sur le renseignement, veillons à ce que le souci légitime de notre sécurité ne nous conduise pas à remettre en cause nos libertés fondamentales. (Applaudissements sur les bancs CRC)

M. Robert Hue .  - En 2012, dans une décision concernant la Turquie, la Cour européenne des droits de l'homme énonçait qu'« internet est aujourd'hui devenu l'un des principaux moyens d'exercice par les individus de leur droit à la liberté d'expression et d'information ». Oui, internet est au coeur de toutes les évolutions économiques et sociales. Outil formidable d'échanges, il peut aussi être un outil d'endoctrinement pour les groupes terroristes ou de prolifération des théories complotistes de tout acabit.

La loi de 1881 a montré ses limites face aux nouveaux moyens de communication. La loi du 13 novembre 2014 a durci considérablement la répression de l'apologie du terrorisme, en la transférant dans le code pénal. Elle a aussi autorisé le blocage de sites djihadistes.

Les premiers blocages sont intervenus récemment, premiers pas, mais petit pas pour contrer cette menace. Les propriétaires de ces sites bloqués peuvent se poser en victimes. L'absence de contrôle judiciaire est préjudiciable. En outre il est facile de contourner le blocage. Certains opérateurs ne l'ont pas appliqué. La loi sur l'économie numérique avait prévu que l'hébergeur n'était responsable qu'en cas de connaissance de contenus délictuels ; il peut être difficile de l'obliger à les retirer, notamment s'il est basé à l'étranger.

Aux États-Unis, les hébergeurs se réfugient derrière la freedom of speech. Twitter, qui a longtemps refusé de censurer des propos antisémites ou homophobes, a annoncé des évolutions. À voir. Le groupe Anonymous a récemment révélé une liste de plus de 9 000 comptes Twitter liés à l'État islamique, afin d'exercer une pression sur cet hébergeur. Au lieu de s'en remettre à la société civile, les pouvoirs publics ne doivent-ils pas tenter de reconquérir sinon un pouvoir, du moins une influence sur le cours des choses ? En avril, M. Cazeneuve doit rencontrer les représentants des géants du web pour mettre au point un code de bonne conduite. Cela suffira-t-il ? L'équilibre entre liberté individuelle et sécurité est fragile. La question de la gouvernance d'internet est plus que jamais lancinante.

Le délit d'apologie du terrorisme est dangereux s'il n'est pas assez défini. Pourra-t-on condamner un enfant de 8 ans pour des propos sur internet ? On a tendance naturellement à vouloir renforcer l'arsenal législatif, mais il ne faut pas oublier la fonction de l'éducation, la responsabilité de chacun. Se poser les bonnes questions, c'est déjà y répondre partiellement. (Applaudissements sur les bancs RDSE)

M. Alain Joyandet .  - Faut-il remettre en cause la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à l'heure d'internet ? Franchement, non : je ne suis pas favorable à un renforcement de la législation. Le contrôle de la presse s'exerce en France posteriori, cela vaut aussi pour internet. Plus qu'à la censure de ceux qui ne sont pas des professionnels de l'information, je suis davantage partisan d'un renforcement de la déontologie.

Pour être efficace, une loi sur le terrorisme implique une surveillance continue des sites, qui dépasse là aussi le cadre de la loi sur la presse.

Internet crée une nouvelle culture : à une société verticale où l'information est descendante, succède une société horizontale.

Encourageons le professionnalisme, la régulation ; il est encore trop tôt pour modifier notre législation sur la presse. Soyons prudents. À chaque fois que l'on touche à la liberté de la presse, c'est aussi à la République que l'on attente.

Mme Sylvie Robert .  - Merci au groupe RDSE pour ce débat. À l'heure d'internet, la loi de 1881 par sa cohérence, sa clarté, son équilibre, reste un pilier auquel nous adosser. La liberté d'expression, qui est l'un de nos droits fondamentaux, n'en est pas moins relative et encadrée. Le « tout est permis » d'Ivan dans Les Frères Karamazov est toujours fatal à l'humanité.

Alors que les appels au meurtre, la destruction du patrimoine universel de l'humanité sont entrés dans notre quotidien, il convient d'adapter la loi de 1881 plutôt que de la mettre à bas. Une démocratie se reconnaît aussi au sang-froid et à la pondération avec lesquels elle réagit à la menace.

Certes, internet et l'esprit libertaire qui le caractérise favorise aussi bien la liberté d'expression, que le sentiment d'impunité, la prolifération des propos nauséabonds. Le dialogue avec les grandes entreprises américaines, les hébergeurs, entrepris par le ministère de l'Intérieur est une première étape. Pour autant le tout répressif n'est pas la solution. N'oublions pas l'éducation. Apprenons à nos enfants à se servir d'internet, que les mots ont un sens, que tout ne se vaut pas.

Comme dans tout débat de société, les réponses seront affaire d'équilibre et de curseur. (Applaudissements à gauche)

M. François Bonhomme .  - La loi de 1881 est une des lois les plus connues de notre République, l'une des plus symboliques, aussi. Tout encadrement de la liberté d'expression touche aux libertés fondamentales. Il faut donc être prudent. La France s'honore d'être le pays de la liberté d'expression, principe absolu, consacré par plusieurs textes fondamentaux, de l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen à la Convention européenne des droits de l'homme. La loi sur le terrorisme de novembre 2014 a déjà sanctionné durement l'apologie du terrorisme.

Internet est un formidable outil de communication, de rapprochement des peuples. Faut-il modifier notre législation ? Ne sommes-nous pas victimes d'illusion, voire d'hubris, en voulant contrôler internet ? Les blocages sont facilement contournables et pourraient même se révéler contreproductifs s'ils facilitent le recours à d'autres technologies moins décelables.

Plus profondément, internet n'est pas qu'un outil, il bouleverse notre rapport au monde, s'accompagne du règne des plaisirs immédiats, de l'arasement des hiérarchies, de l'émergence d'une société horizontale. Hier, les journalistes transmettaient l'information, aujourd'hui ils jouent le rôle de modérateurs.

Un philosophe parlait « d'inquiétante extase » devant les nouvelles technologies numériques. Le gouvernement prévoit ainsi d'attribuer à chaque élève une tablette, comme si cela suffisait à résoudre les problèmes de l'école ! Le plan numérique pour l'école parle d'« apprenants », de « sachants », barbarismes en vogue à l'Éducation nationale, prétendant se substituer aux beaux mots de professeurs et d'élèves, et révélateurs de la confusion des esprits...

Madame la ministre, je vous ai entendue vous réclamer de la « République numérique », bel oxymore en vérité... Je n'ai qu'une requête : ne cédons pas à cette illusion du tout numérique ! (Applaudissements sur les bancs UMP)

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique .  - Merci pour ce débat auquel les ministres de la Justice et de la Culture auraient voulu se joindre. Mon propos, sur des sujets qui n'ont pas tous encore été arbitrés, sera sans doute inspiré par mon passé de juriste.

La loi de 1881 est une grande loi. Socle de notre démocratie, la liberté d'expression, proclamée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, est l'une des conquêtes fondamentales de la Révolution : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

Pour autant, tout comme la liberté d'expression, la liberté de la presse, reconnue et encadrée par la loi de 1881, n'est pas absolue. Le législateur a trouvé un point d'équilibre ; la procédure est complexe, avec de nombreuses garanties qui prémunissent contre la censure : les délais de prescription sont plus courts que le droit commun, l'infraction de délit de presse est d'interprétation stricte, les droits de la défense sont scrupuleusement respectés. Cette loi a fait ses preuves. Elle a su s'adapter.

Est-elle toujours d'actualité ? Internet a permis le meilleur. Les révolutions arabes auraient-elles été possibles sans internet ? (M. Pierre-Yves Collombat s'exclame)

Mais internet est aussi le véhicule du pire. (M. Roland Courteau approuve) Des condamnations pour entrave à la liberté d'expression, injures ou diffamations ont été prononcées, mais restent rares.

La loi de 1881 a-t-elle su s'adapter à l'ère d'internet ?

Dans un premier temps, je dirais que oui. Ainsi, contrairement à ce que certains souhaitent faire croire, internet n'est pas une zone de non-droit. Des exemples : la condamnation à 10 000 euros d'amende du responsable d'un blog sur lequel des commentaires racistes ont été publiés - condamnation à quarante heures de travaux d'intérêt général et 300 euros d'amende de deux jeunes ayant créé une page Facebook appelant à l'euthanasie d'un jeune handicapé - condamnation à 1 000 euros d'amende pour un internaute ayant créé une fausse page Viadeo contenant des propos diffamatoires.

Mais la loi de 1881 doit être revue. La Commission nationale consultative des droits de l'homme m'a rendu un avis à ce propos. Elle a formulé plusieurs recommandations : préserver et actualiser les notions d'espace public et privé ; simplifier les procédures avec la création d'un référé numérique ; prévoir un droit de réponse numérique pour les associations ; renforcer les pouvoirs du juge. Il faut aussi harmoniser les délais de prescription, étendre le régime de la responsabilité pénale des personnes morales au-delà des seules entreprises de presse. Ces propositions font l'objet d'une expertise juridique.

La Chancellerie note des difficultés avérées. Si le plaignant a mal qualifié les faits, l'action est bloquée. La procédure est trop complexe : quand bien même les faits sont convenablement qualifiés, le plaignant doit se référer précisément aux articles et aux alinéas pertinents de la loi, sinon sa requête est considérée comme nulle et non avenue.

Peu de procédures sont lancées. Le procureur, d'ailleurs, ne dispose pas des moyens de traiter tous les signalements - des dizaines de milliers ont été transmis au lendemain des attentats de janvier - recensés par la plateforme Pharos, à laquelle ne sont assignés qu'une quinzaine d'officiers de police.

L'information n'est plus filtrée par les journalistes. MM. Assouline et Abate ont eu raison de poser la question des lanceurs d'alerte.

Oui, il est donc temps d'adapter la loi de 1881 à l'ère du numérique, sans la bouleverser. J'apprécie la notion d'ordre public numérique. Il est important de lutter contre les injures, les discours de haine, les propos racistes, antisémites et homophobes sur internet. Mais la loi de 1881 n'est pas le seul cadre.

Certaines plateformes ne collaborent pas ou peu avec les pouvoirs publics en cas d'injure sur internet. Hormis des cas hautement sensibles politiquement, Twitter met jusqu'à huit mois à répondre aux sollicitations des enquêteurs français. Beaucoup de géants américains prennent prétexte du premier amendement de la Constitution américaine, ce qui ne les empêche pas d'interdire par ailleurs la reproduction de L'Origine du monde de Courbet... (M. Pierre-Yves Collombat s'exclame)

M. Hue a raison : il faut revoir l'article 6 de la loi sur la confiance dans l'économie numérique pour élargir le champ d'application de notre droit.

Il faut aussi plus de moyens. Imaginez la productivité requise pour traiter la multiplicité des signalements sur Pharos.

Le gouvernement est déterminé à lutter contre les propos injurieux, l'auto-radicalisation, la promotion du terrorisme. Les organisations terroristes utilisent internet comme vecteur de propagande. La loi sur le terrorisme a renforcé les moyens des services de renseignement. La France était le seul pays où la lutte contre le terrorisme relevait encore de la loi sur la presse. Nous devons évaluer cette loi avec du recul. Il nous faut aussi intervenir en amont, en développant une citoyenneté numérique, pour que les enfants ne soient pas des consommateurs passifs. Le numérique est aussi une affaire d'éducation, de pédagogie, d'où le rôle essentiel de son apprentissage à l'école.

Enfin, pour lutter contre les discours de haine, il faut construire des contre-discours. Cela se fait en Europe du Nord, dans mon ancienne circonscription. Anonymous en est un exemple. La société civile a ici une fonction éminente.

Internet n'est qu'un outil. Chacun doit se l'approprier. Il appartient au gouvernement comme à chacun de lutter contre les dévoiements. Nous devons modifier notre corpus législatif d'une main ferme, mais aussi, un peu, tremblante. (Applaudissements sur les bancs socialistes)