Dette publique, dette privée : héritage et nécessité ?

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème « Dette publique, dette privée : héritage et nécessité ? ».

M. Pascal Savoldelli, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste .  - Mettre en débat l'enjeu de la dette n'a rien d'anodin à la veille de l'examen d'un projet de loi de finances qui veut accélérer la baisse du déficit public et des prélèvements obligatoires, portant ainsi un nouveau coup à notre modèle social.

C'est pourtant avec la dette publique que nous avons redressé la France ravagée après la Seconde Guerre mondiale, reconstruit nos ponts et nos routes, développé notre réseau d'autoroutes et nos aéroports, notre patrimoine locatif social en réponse au mal-logement, généralisé la sécurité sociale, équipé le pays en hôpitaux, lancé la fusée Ariane, construit le TGV... Chaque fois que l'attractivité de notre pays l'a exigé, nous avons utilisé la dette publique comme moteur d'avancées.

C'est avec la dette publique que les collectivités territoriales ont répondu, dans les années 1980, au défi de la décentralisation. C'est avec la dette publique qu'elles protègent aujourd'hui les zones naturelles sensibles, développent les transports publics !

Mais c'est aussi la dette publique qui a payé nos aventures coloniales, les restructurations économiques, les réductions d'impôt et allégements de cotisations sociales injustifiés, les déficits publics consentis au nom de la compétitivité.

Belle compétitivité, qui fait de la France l'un des pays où les ménages et les entreprises sont les plus endettés !

À la fin du premier trimestre 2018, l'endettement des ménages approchait 95 % de leur revenu disponible, contre 53 % en 2000. L'inflation a consommé une part essentielle du loyer de l'argent.

Nous avons hérité de la nécessité de souscrire des dettes, publiques et privées. Nous n'en serons pas les contempteurs. Leur montant peut préoccuper, certes, mais à l'aune de leur contenu et des contreparties.

Un État qui s'endette auprès des marchés financiers - car c'est là que vont les 43 milliards d'euros de service de la dette - parce qu'il renonce à des recettes fiscales en espérant des retombées économiques, c'est aussi peu pertinent qu'une famille qui finance ses dépenses quotidiennes par le crédit renouvelable !

Même quand le budget de la France était à l'équilibre, il y a toujours eu une dette publique, ne serait-ce que pour proposer un produit d'épargne sécurisé. Le marché boursier était largement dominé par les titres obligataires. Durant les Trente Glorieuses se développait la bancarisation de l'économie - mais à l'époque, le secteur bancaire était largement nationalisé.

Comment faire sans engagement financier des banques, alors que nos entreprises ont besoin de 1 600 ou 1 700 milliards d'euros pour développer leur activité ?

Je ne peux que pointer les errements d'un passé plus ou moins récents : le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE), bientôt transformé en allègement pérenne de cotisations, aura mobilisé 85 milliards d'euros depuis 2013, dont 20 à 24 proviennent de l'accroissement de la dette. Pour éponger la facture, on a relevé le taux de la TVA, ce qui a porté atteinte au pouvoir d'achat des ménages et à la capacité d'autofinancement des collectivités locales.

Les collectivités locales, justement, en ont payé le prix via les baisses de la dotation globale de fonctionnement (DGF), de 3,8 milliards d'euros chaque année. Au total, 55 milliards de DGF perdus depuis 2012... et il semble que dans le même temps, il ait manqué 57 milliards aux collectivités territoriales pour maintenir leur dette au niveau de 2012 !

Quel impact du CICE sur l'emploi ? Selon les plus optimistes, il aurait permis de préserver ou créer à peu près 250 000 emplois ; le comité de suivi, plus prudent, avance le chiffre de 100 000. L'effet a été positif sur les salaires moyens mais pas sur le salaire d'embauche ou les augmentations salariales. Sur l'investissement, pas d'effet sensible.

Avec le CICE, on a abandonné 80 milliards d'impôts sur les sociétés et 4 milliards d'impôts sur le revenu. Cela fait beaucoup en prestations sociales.

Pourquoi le taux d'endettement des ménages français a-t-il augmenté ? La hausse des prêts immobiliers, liée à la détente des taux d'intérêt, les incitations à l'achat d'un véhicule à crédit ont joué. Mais endettement signifie aussi insuffisance de revenu et d'épargne.

N'oublions pas que c'est l'endettement privé qui a mené les économies occidentales à la crise financière - éclatement de la bulle immobilière en 1992-1993, thrombose des subprimes en 2008 - avec pour conséquence une récession et l'explosion de la dette publique.

Nous ouvrons le débat pour que chacun apporte son éclairage, en souhaitant que ce débat devienne public, car chacun doit avoir son mot à dire sur la question de l'argent. (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE)

M. Vincent Delahaye .  - Je remercie le groupe CRCE de nous donner l'occasion de nous exprimer sur un enjeu majeur des finances publiques : la dette publique, passée de 15 % de la richesse nationale en 1974 à près de 100 % aujourd'hui - soit 2 300 milliards d'euros - et qui ne cesse de prendre de l'ampleur.

Notre collègue Savoldelli a rapporté l'endettement des ménages à leur revenu disponible. J'ignore ce qu'est le revenu disponible de l'État...

Mme Marie-Noëlle Lienemann.  - Comparaison n'est pas raison !

M. Vincent Delahaye.  - ... mais si on rapporte la dette publique aux recettes de l'État, il faudrait plus de sept ans pour la rembourser. Pour que ceux qui nous écoutent, et je les espère nombreux, se fassent une idée : la dette publique, c'est 136 000 euros pour une famille de quatre personnes !

Le chiffre officiel de la dette cache un trou noir, que notre collègue Savoldelli a complètement oublié. Ce sont les engagements hors bilan, un fourre-tout où les gouvernements successifs ont enfoui les sommes qu'ils anticipaient devoir payer un jour sans réellement s'en soucier. À hauteur de 1 000 milliards d'euros il y a douze ans, ils flirtent désormais avec les 4 000 milliards d'euros si bien que la dette publique réelle dépasse les 6 000 milliards d'euros.

Depuis trop longtemps, la réduction de la dette est une chimère dans notre pays. Les gouvernements promettent, la main sur le coeur, de s'y attaquer. Très rares sont les résultats, abondants sont les rendez-vous manqués et les excuses démagogiques. Cette lâcheté coûtera cher aux générations futures. Certains pensent que l'État ne se gère pas comme une entreprise, pas moi. Les cigales finissent toujours par passer à la caisse...

Il existe, bien sûr, une bonne dette. La bonne dette est celle qui finance l'innovation et la croissance de demain...

M. Jean-François Husson.  - Très juste !

M. Vincent Delahaye.  - La mauvaise dette finance le fonctionnement d'un État trop lourd et trop inefficace. C'est elle qui domine dans une France, qui ne parvient pas à la faire reculer. Un seul exemple : sur les 50 000 suppressions de postes promises par le candidat Macron, seuls 1 600 ont été supprimés en 2018, 4 100 le seront en 2019. Soit, en deux ans, à peine 11 % de l'effort total quand il aurait dû être de 40 %.

Le budget proposé pour 2019 est loin d'illustrer une gestion rigoureuse. La dépense publique augmentera de 2,2 % soit 24 milliards d'euros ; et la rigueur budgétaire n'est pas au rendez-vous puisque le déficit public avoisinera les 100 milliards d'euros, soit davantage que le produit de l'impôt sur le revenu. Pour le combler, il faudrait doubler l'impôt sur le revenu ou augmenter de 50 % la TVA.

Une gestion rigoureuse de l'argent public, c'est d'abord retenir une hypothèse de croissance prudente. Celle du Gouvernement est bien trop optimiste. À mon sens, il aurait fallu tabler sur le consensus des économistes, qui est à 1,7 %, moins 0,5 %, soit 1,2 %. C'est primordial si l'on veut réduire la dette d'autant que le contexte international est incertain : tarif du baril, taux d'intérêt, guerres commerciales et j'en passe...

Sans grande réforme de l'action publique, nous n'aurons que des réformes au fil de l'eau et nous baignerons dans une insouciance irresponsable, bien loin d'un État moderne, c'est-à-dire modeste.

N'oublions pas que le véritable prix payé par les prochaines générations sera celui des intérêts de la dette. C'est l'un des principaux postes budgétaires avec 41,2 milliards d'euros, soit l'équivalent du budget de l'Éducation nationale. Personne ne peut soutenir qu'il s'agit d'un investissement pour l'avenir puisque cet argent va aux marchés financiers que mes collègues de gauche aiment tant. Ce qui rend la France, contrairement au Japon qui a une dette plutôt nationale, très dépendante de l'étranger. Le jour où les marchés se retourneront, nous serons en grande difficulté.

D'ailleurs, la Banque centrale européenne prévoit de relever ses taux après l'été 2019, ce qui fragilisera les pays de la zone euro particulièrement endettés. Selon l'Agence France Trésor, une hausse de 1 % des taux alourdirait la charge de la dette de 2,4 milliards la première année et de 8,5 milliards d'euros d'ici trois ans. Pas vraiment une bagatelle budgétaire... Et voici que le Gouvernement continue d'emprunter : il bat même des records en prévoyant de se financer sur les marchés à hauteur de 228 milliards d'euros en 2019 !

Monsieur le ministre, vous dont la formation politique voulait changer le monde politique, commencez par changer la politique budgétaire. Vous voulez une France en marche, faites en sorte que la France cesse de marcher sur la dette !

M. Jean-François Husson.  - Très bon !

M. Vincent Delahaye.  - C'est notre responsabilité envers nos enfants. Pensez au vers de Corneille : « Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! » (Applaudissements sur les bancs des groupes UC et Les Républicains ; M. Jean-Noël Guérini applaudit également.)

M. Jean-Pierre Decool .  - Nous y sommes presque : la dette publique représente 100 % du PIB, ce qui ne s'est jamais vu en temps de paix, et la dette privée atteint les 130 % du PIB. C'est dire l'urgence qu'il y a à la réduire.

Une urgence politique, d'abord. La dette représente un fardeau pour les générations futures, mais aussi pour la France menacée de déclassement économique vis-à-vis de voisins européens qui ont débuté, eux, un vigoureux désendettement. Comment peser politiquement en demeurant l'homme malade de l'Europe ?

La réduction de la dette est une priorité pour préserver notre souveraineté. Avec une dette à 100 % du PIB, une remontée des taux d'intérêt représente un danger de premier ordre. Le service de la dette est déjà le deuxième poste de dépenses de l'État, soit cinq fois plus que le budget de la justice. En l'absence d'une politique de consolidation budgétaire, la hausse de la charge de la dette risque de devenir incontrôlable.

Deuxième urgence : contrer l'instabilité que la dette privée fait peser sur notre économie. La dette des entreprises et des ménages atteignait 130 % du PIB en 2017, contre moins de 100 % en 2007. Rappelons que la crise financière de 2008 était d'abord une crise de la dette privée. En dépit du renforcement des règles prudentielles, les politiques monétaires accommodantes, la hausse des prix de l'immobilier et le retour de la croissance font peser des risques sur cet endettement. Je déplore qu'aux États-Unis et ailleurs certains appellent à démanteler les institutions et les normes que nous avons mises en place. Au contraire, il faut continuer à s'engager pour une finance plus saine, plus responsable et mieux encadrée ; un engagement qui n'a de sens qu'au niveau européen.

Troisième urgence : rompre avec un État dopé à la dépense publique. C'est un enjeu de souveraineté. Cette question sera le juge de paix du quinquennat d'Emmanuel Macron. Pour l'heure, les conditions ne sont pas réunies pour une diminution ambitieuse de la dépense publique qui permettrait de réduire la dette publique. Le nombre de fonctionnaires baisse trop lentement ! C'est pourtant la responsabilité de notre génération de lever cette hypothèque qui pèse sur l'avenir de nos enfants.

M. Jean-François Husson .  - Oui, la dette publique est un lourd héritage laissé en fardeau aux générations futures. En revanche, ce n'est pas une fatalité. Elle n'est pas, contrairement à ce que pensent nos collègues du CRCE, dictée par les marchés ou la technocratie de Bruxelles. Elle résulte des inconséquences budgétaires des gouvernements qui se sont succédé. C'est la fable de La Fontaine, celle de la cigale « qui se trouve fort dépourvue quand la bise fut venue ».

La France dépense 280 milliards d'euros de plus que l'Allemagne, elle est la championne européenne de la dépense publique depuis 2016. Sans hausse de la fiscalité ou retour de la croissance, il n'y aura pas de réduction de la dette publique. Or la France est aussi la championne des prélèvements obligatoires, et sans que son niveau de recettes ne couvre son niveau de dépenses. D'où un ras-le-bol fiscal, qui obère toute hausse de fiscalité.

Quelles marges reste-t-il ? La lutte contre la fraude fiscale, dont notre collègue Bocquet a montré l'importance. Le dernier scandale illustre l'ampleur du phénomène : les États européens auraient été floués de 55 milliards d'euros par an depuis quinze ans ; la France, de 3 milliards d'euros chaque année. Mais la lutte contre la fraude fiscale ne suffit pas. Reste la maîtrise de la dépense. Tous nos voisins ont fait des efforts pour réduire leur dette. La France se targue d'être passée en dessous de 3 % de déficit alors que l'Allemagne a réduit son endettement de quatre points entre 2016 et 2017. Les pays européens sont déjà à l'équilibre ou en excédent budgétaire ; nous, au contraire, ne faisons qu'augmenter notre dette.

Cela n'a rien de nouveau. Soit les gouvernements ont laissé filer les déficits, soit ils ont subi des crises qui ont accéléré l'endettement. Résultat : 20 % d'endettement en 1980, 56 % en 1995, 67 % en 2005 puis explosion avec la crise de 2008 à 83 %.

Malgré des taux d'intérêt extrêmement bas, la charge de la dette représente le deuxième budget de l'État, après l'enseignement scolaire. Elle absorbe plus que ce que rapporte l'impôt sur les bénéfices des entreprises et la taxe sur les carburants.

Mais, à court terme, le plus inquiétant est l'envolée de la dette des entreprises. La Banque de France s'inquiète de l'endettement croissant des entreprises - 73 % contre 61 % en moyenne dans la zone euro, ce qui justifie une vigilance renforcée, selon le Haut Conseil de stabilité financière.

Le risque de crise systémique n'a pas disparu. La bulle des crédits aux économies émergentes, la situation italienne, tout comme la bulle immobilière au Canada sont autant de risques qui pourraient nous toucher, et la dette brise nos capacités d'investissement. Tout doit être fait pour réduire notre dette publique et notre dette privée avant que ne s'enclenche une spirale négative qui pourrait être mortifère ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Didier Rambaud .  - Monsieur le ministre, je salue votre nomination à la tête d'un secrétariat chargé du Numérique auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics. Nous y voyons une structuration intelligente pour transformer durablement l'administration.

En 2017, la dette des administrations publiques a atteint 98,5 % du PIB et devrait atteindre 98,7 % du PIB en 2018. En l'absence de transferts internationaux, les dépenses publiques sont financées par l'impôt, les contribuables d'aujourd'hui, ou par l'emprunt, les contribuables de demain. La charge de la dette est relativement stable depuis vingt ans, à 42 milliards d'euros, grâce à la baisse des taux d'intérêt. Le niveau élevé de dette publique n'est pas propre à la France. Dans les pays développés, l'encours de la dette publique a quasiment doublé entre 2007 et 2017, de 71 à 105 % du PIB. Cette forte évolution à la suite de la crise de 2007 a joué un rôle de stabilisateur macroéconomique, grâce à des actions concertées de relance au sein du G20. Cela doit nous rappeler une évidence : il faut tâcher de résorber les déficits en haut de cycle.

En 2007, le gouvernement décide une baisse ciblée de la fiscalité sans diminuer la dépense publique. La dette publique progresse à 68 % en 2008, le déficit est proche de 3 %. Autrement dit, la France a les mains liées pour faire face au choc qui arrive.

Les risques d'un niveau trop élevé de dette publique sont pourtant bien définis par les néo-classiques : ils sont associés à un moindre niveau d'investissements privés et à une pression déflationniste.

L'endettement des entreprises et des ménages représente 130 % du PIB, supérieur à celui de l'Allemagne, mais inférieur à celui du Royaume-Uni et des États-Unis - qui dépasse les 150 % du PIB. La question du niveau d'endettement ne doit se poser qu'au regard des dépenses financées ; les entreprises et les ménages ont pu profiter des taux extrêmement bas pour financer des investissements.

Pour autant, des motifs d'inquiétude existent : des bilans de banques anormalement élevés, relevés par la Banque des règlements internationaux en septembre dernier ; des tensions commerciales internationales qui ont déjà des effets concrets en Chine.

Pour finir, deux évidences. La première est qu'il faut réduire la dette. Le Gouvernement s'est engagé sur une trajectoire. La dépense de l'État se contractera de 0,8 %. C'est inédit, c'est la première fois depuis cinq quinquennats, même si c'est difficile à croire.

Deuxième évidence, une surveillance accrue au niveau européen est indispensable. La crise grecque et la crise espagnole en ont montré la nécessité. Depuis, la surveillance budgétaire a été renforcée avec le six-pack, le two-pack, et le TSCG. Les efforts de convergence doivent être accentués. Pour mieux accompagner les chocs et les bas de cycles, une assurance fédérale pourrait être mise en place et donnerait un signe fort aux populistes. Pourquoi pas un système européen d'assurance chômage, pour accroître l'harmonisation des marchés du travail européens ?

M. Éric Bocquet .  - La dette publique est devenue la clef de voûte de la construction du budget. « La France vit au-dessus de ses moyens », « Si nous ne faisons rien, nous irons tout droit à la faillite », ce discours officiel ne résiste pas à un examen approfondi. Est-il pertinent de comparer la dette d'un pays à celle d'un ménage ? Un pays ne meurt pas et ne peut pas être saisi... Comment ne pas prendre en compte le patrimoine, les actifs existants dans le pays ?

Peut-on envisager la dette publique sans regarder la dette privée ? Il faudrait, de plus, ajouter le patrimoine des ménages français estimé à plus de 10 000 milliards d'euros. Pourquoi rapporter la dette, dont le remboursement s'échelonne sur plusieurs années, à une valeur annuelle, le PIB ? Cela n'est jamais le cas pour un ménage. Avec le même mode de calcul, on démontrerait qu'un couple gagnant 32 000 euros par an et contractant une dette de 200 000 euros pour s'acheter un appartement qu'ils remboursent pendant vingt-cinq ans, est endetté à 625 % ! Or c'est la situation de nombre de nos concitoyens.

Pourquoi la Commission européenne, si prompte à imposer l'austérité, ne commence-t-elle pas par condamner les paradis fiscaux en Europe ?

Le budget de la France n'est plus équilibré depuis 1973. Le 3 janvier 1973, les gouvernants de l'époque décidèrent que l'État pourrait se financer auprès des marchés financiers. Puis le traité de Maastricht de 1992, en son article 104, interdit à la Banque centrale européenne et aux banques nationales d'accorder des prêts aux « institutions ou organes de la communauté, aux autorités régionales ou locales ». En 1974, la dette française représentait 14,5 % du PIB ; fin 2017, elle avait atteint le chiffre de 99,2 %.

Il convient de nommer et d'identifier les marchés financiers. Ils sont parfois désignés sous le pseudonyme de « Zinzins » - non parce qu'ils sont fous, bien qu'on puisse parfois le penser - mais parce qu'ils sont constitués d'investisseurs institutionnels, c'est-à-dire des fonds de pension anglo-saxons, des fonds d'investissement et des compagnies d'assurance et des banques. Chaque année, nous leur versons entre 42 et 50 milliards d'euros, soit 600 Airbus, au service de la dette - curieuse expression. Le budget de la République ne devrait-il pas d'abord servir l'intérêt général ?

Les économistes orthodoxes nous expliquent doctement que la dette provient d'une incurie et d'une gabegie de l'État. Or la dépense publique reste stable en proportion. Non, le problème vient du déficit de recettes, pas d'un prétendu excès de dépense. Un audit sérieux et intégral de notre dépense publique s'impose.

Depuis quarante ans, la France a payé plus de 1 400 milliards d'euros à ses créanciers. Et il faut tenir compte de l'impact des dégrèvements et abattements, ainsi que des effets de l'évasion fiscale. Si l'État s'était endetté auprès des banques ou des ménages, la dette publique serait inférieure de 29 points du PIB à son niveau actuel.

Maurice Allais disait que la création monétaire devait relever de l'État, et de l'État seul. La Banque centrale européenne ne doit-elle pas jouer ce rôle ? C'est une question politique majeure car, comme Thomas Jefferson le disait, que « celui qui contrôle l'argent de la Nation, contrôle la Nation ». Pour finir, une citation de Gilles Deleuze : « L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté. » (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE)

M. Patrice Joly .  - La dette publique serait une des causes, sinon la cause principale, de nos maux. Nous vivons au-dessus de nos moyens, ce qui ferait courir un risque lourd et injuste aux générations futures... Qu'en est-il réellement ? La dette publique approche les 100 % du PIB, elle est d'abord celle de l'État, contre 130 % pour la dette privée - ce qui est inférieur aux taux donnés au Japon, aux États-Unis ou au Royaume-Uni où il est de 156 %. Pourquoi, alors, tant s'en inquiéter ?

Depuis les années 1980, son poids est devenu l'argument principal des économistes néolibéraux pour justifier le retrait de l'État. D'abord, le ratio dette/PIB devenu l'indicateur privilégié, rapporte un stock à un flux ; il faudrait comparer la dette au patrimoine public.

Mme Marie-Noëlle Lienemann.  - Juste !

M. Patrice Joly.  - Ensuite, la dette est sans cesse ramenée à une année de production, alors qu'elle s'engage sur le long terme. Enfin, les dépenses de l'État dans l'éducation, l'innovation ou encore les infrastructures sont aussi d'investissement et profiteront aux générations à venir.

Brandir la menace d'une dette atteignant les 100 % de PIB est une manipulation politique. C'est une façon de réduire les choix dans les manières d'organiser la société et de concevoir la place de l'État. Elle est pourtant salutaire pour les classes moyennes et les plus pauvres, pour ceux qui n'ont pas les moyens de s'offrir une autre protection et d'autres services que ceux assurés par le service public. Les transferts sociaux et fiscaux diminuent le taux de pauvreté monétaire de 8 points. La France se situe ainsi parmi les pays où la redistribution sociale est la plus élevée. Ce n'est pas un problème, c'est clairement une solution !

La dette ne servirait qu'à payer des fonctionnaires improductifs ? Leur valeur ajoutée s'élève à 333 milliards d'euros, ce qui représente un tiers de celle des salariés des entreprises de droit privé.

Historiquement, la France est attachée à l'intervention de l'État dans les domaines régaliens, la santé, l'éducation mais aussi l'économie, ce qui a même donné une doctrine : le colbertisme. L'État aménageur, l'État régulateur, garant du progrès social est constitutif de notre histoire, une histoire qui fait de nous la sixième puissance mondiale. La dette publique génère de la valeur ajoutée, de l'emploi, des infrastructures, de la formation, de l'éducation et de la santé. Et cela fonctionne : nous attirons les investissements étrangers - centres de R&D et centres de décisions. La dette publique est le patrimoine de ceux qui n'en ont pas. Les territoires les plus isolés, ruraux, notamment, demandent l'intervention de l'État ! La redistribution des revenus réduit les inégalités. D'autres pays, certes, ont fait des choix différents. S'en portent-ils mieux ? Non : aux États-Unis, l'espérance de vie, à la naissance est inférieure de deux ans et demi à la nôtre ; le coût de la santé y est deux fois supérieur, pour une moindre qualité de soins en moyenne. La dette publique est un outil de régulation, par son action contracyclique.

Si l'on doit s'inquiéter d'une dette excessive, c'est de la dette privée, notamment celle des ménages, surtout depuis la crise de 2007. Le néolibéralisme nous a donné la modération salariale, la contre-révolution fiscale, la théorie du ruissellement, qui n'ont pas fonctionné ! L'endettement des ménages a explosé, mais les néolibéraux n'ont pas désarmé. Les institutions financières telles que le FMI et la Banque mondiale reconnaissent à présent les envers du passé. La prochaine crise est à redouter dans l'innovation sur les crédits à la consommation, mais nous continuons à regarder du côté de la dette publique...

Regardons plutôt du côté du libre-échange ou de la contre-révolution fiscale, engageons une nouvelle relance sociale, la transition économique et écologique, il y a urgence ! (Applaudissements sur les bancs des groupes SOCR et CRCE)

M. François Bonhomme .  - Le débat nous rappelle un enjeu de taille : celui de la souveraineté. La dette publique, de 96,8 % du PIB en 2017, devait se stabiliser avant de croître pour diminuer à nouveau en 2020. Nous en sommes à 99 % du PIB, soit 34 200 euros par Français... En Allemagne, la dette publique passe sous les 60 % du PIB... Certes, la dette de la SNCF a été comptabilisée... En 2019, l'État empruntera un montant record de 195 milliards d'euros sur les marchés. En cas de remontée des taux d'intérêt, nous pourrions craindre un choc sur notre dette souveraine, mettait en garde le gouverneur général de la Banque de France.

La Banque postale prévoit une remontée des taux des obligations assimilables au Trésor de 1,3 % en 2018 et de 1,6 % en 2019. Le président de la Banque centrale européenne, M. Draghi, envisage une remontée des taux à la mi-2019. Or une hausse de 1 % des taux augmenterait la charge de la dette de 2,1 milliards d'euros en 2019, de 19 milliards en dix ans. Certes, l'OAT 10 ans se situe autour de 0,80 % mais le risque est réel. Surtout que la part détenue par la BCE dans notre dette, de 20 %, va diminuer pour laisser place aux fonds spéculatifs et investisseurs étrangers.

La dette publique est donc un défi pour l'avenir, comme l'a relevé notre rapporteur général. La réalité s'obstine et risque de nous rattraper.

Quand le Gouvernement présentera-t-il des projets de réforme à la hauteur de la situation ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Jean-Raymond Hugonet .  - Si la dette publique et la dette privée sont des sujets de préoccupation pour le Sénat, elles le sont aussi pour nos concitoyens.

Le service de la dette est un des principaux budgets de l'État ! Certains soutiennent que le niveau de la dette publique n'est pas si grave au regard des actifs qu'on peut mettre en face. Et ils ratissent large, mélangeant actifs publics et privés. Certes, la privatisation d'ADP et de la Française des jeux donnera une bouffée d'oxygène.

M. Pascal Savoldelli.  - C'est du one shot !

M. Jean-Raymond Hugonet.  - Mais les chasseurs, nombreux dans cet hémicycle, le savent : une fois la cartouche tirée, on est bien démuni surtout si aucune économie budgétaire réelle n'est réalisée... Pourriez-vous nous éclairer, monsieur le ministre, sur l'affectation des produits de cession ?

De même, l'arrêt du programme de la BCE d'achats d'actifs pourrait avoir un impact. Si elle détient 20 % de nos titres, 53 % sont détenus par des investisseurs étrangers, dont il faut entretenir la confiance dans notre signature...

La dette des ménages atteint 1 163 milliards d'euros soit 130 % du PIB, celle des établissements non financiers 2 187 milliards ; des volumes colossaux, stimulés par des taux artificiellement bas. Ne faut-il pas craindre, en cas de retournement brutal des taux d'intérêt, venant des États-Unis et du changement de la politique de la BCE, que les ménages et les entreprises soient exposés à des défauts de paiement ou des cessions d'actifs immobiliers pour les ménages, provoquant une récession économique ? Notre économie est financièrement fragile, en témoigne le déficit de notre commerce extérieur...

Merci, monsieur le ministre, d'apporter des réponses à nos interrogations et à celles de nos concitoyens. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Jean-Marc Gabouty .  - Le thème mériterait un rapport d'information, voire une thèse... Héritage ou nécessité ? Héritage, nous n'avons pas le choix. Refuser de rembourser nous priverait définitivement d'accès aux marchés. Nécessité ? Oui, aussi, sous certaines réserves. La dette est le carburant du moteur de la croissance ; encore faut-il qu'elle ne noie pas le moteur, comme cela a été le cas en Grèce...

Peut-on agréger dette publique et privée ? Jean Tirole, prix Nobel d'économie, le soutient sans qu'il faille confondre les deux totalement.

Le taux d'endettement des ménages, à 58 % du PIB, reste en France inférieur à celui des Anglais, 86 %, et des Américains, 103 % ; comparativement aux entreprises allemandes, les nôtres sont toutefois deux fois plus endettées.

Allons plus loin avec le taux d'épargne des ménages, qui garantit la capacité à rembourser : le taux annuel d'épargne des ménages se situe entre 14,5 % et 16 %, soit davantage que chez nos voisins, comme le Royaume-Uni où il est de 5 %.

La situation de la dette publique est plus inquiétante car elle n'est pas gagée par l'épargne. Elle atteint 98 % du PIB. Le déficit représente 20 % du budget de l'État et la part de la dette publique concernant l'État six années de recettes ! D'où les objectifs retenus par le Gouvernement de réduction progressive jusqu'à 90 % en 2021-2022. Ils sont tenables, mais nous encourageons le Gouvernement à accélérer la diminution des dépenses publiques.

M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics, chargé du numérique .  - Je tiens d'abord à vous remercier d'avoir consacré plus d'une heure à ce sujet, avec passion. Nul doute que nos concitoyens suivront la retransmission de ce débat et ils auront raison !

Oui, la dette est un instrument économique utile, nécessaire même, qu'elle soit publique ou privée. En période de crise, elle finance l'assurance chômage ou la croissance d'une jeune entreprise. Mais pour y parvenir, il faut avoir des marges : c'est le battement entre les périodes d'endettement et de désendettement qui fait la soutenabilité d'une dette.

Certes, elle a augmenté, passant de 64 % à 98 % du PIB entre 2007 et 2017. Mais depuis trente ans, la France n'a jamais mis à profit les périodes de croissance pour réduire son ratio de dette publique.

C'est une exception dans le paysage européen, alors que, depuis 2015, le ratio a reculé de 7 % en Europe. En 2007, nous étions au même niveau que l'Allemagne, mais nous avons divergé depuis.

L'addiction à la dette est un poison lent. On ne marche pas sur la dette, c'est elle qui vous marche dessus. Il est essentiel de la réduire par beau temps, pour faire baisser le service de la dette et nous protéger contre une remontée des taux d'intérêt, sachant qu'un point de taux représente 2 milliards d'euros par an ; pour avoir des marges de manoeuvre par des mesures contracycliques ; pour renforcer notre crédibilité en Europe.

Le Gouvernement a fixé un cap clair : une dette réduite de cinq points et un déficit public proche de zéro en 2022.

Pour cela nous allons réduire la dépense publique grâce à des mesures ciblées, mais aussi en repensant les missions de l'État, avec des réformes structurelles - dans l'éducation et la formation. Il faut prendre les problèmes sociaux à la racine plutôt que par leurs symptômes infinis. Moins de dépenses publiques et de dettes, plus d'investissement et d'innovation...

M. Patrick Chaize.  - C'est quand ?

M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État.  - Lutter contre la dette c'est aussi faire payer leur juste part d'impôt aux géants du numérique.

Pour la dette privée aussi, la hausse est constante depuis dix ans : elle atteint 130 % du PIB fin 2017, dont 60 % pour les ménages et 70 % pour les sociétés non financières. Cette dette croît plus vite que l'activité : il faut des modèles plus solides sur le long terme.

D'abord en rendant des marges aux entreprises pour l'investissement, grâce à la baisse de l'impôt sur les sociétés, grâce à la révolution engagée sur la fiscalité du capital. Le financement en fonds propres de nos entreprises sera facilité par la loi Pacte qui arrivera bientôt au Sénat, après avoir été adoptée à une large majorité par l'Assemblée nationale. (On ironise sur les bancs du groupe Les Républicains.)

La question de la dette a aussi une dimension européenne. L'union monétaire et l'euro nous ont beaucoup apporté depuis vingt ans en contrepartie d'un effort de discipline accru pour les États.

La zone monétaire commune doit cependant être complétée, en achevant l'union bancaire, en renforçant le mécanisme européen de stabilité, en créant un vrai budget de la zone euro.

Le Gouvernement, soyez-en assurés, poursuivra les efforts en ce sens, engagés depuis dix-huit mois. (M. Jean-Marc Gabouty applaudit.)

Prochaine séance demain, jeudi 25 octobre 2018, à 15 heures.

La séance est levée à 17 h 40.

Jean-Luc Blouet

Direction des comptes rendus