Irresponsabilité pénale

M. le président.  - L'ordre du jour appelle un débat portant sur l'irresponsabilité pénale, à la demande du groupe UC.

Mme Nathalie Goulet, pour le groupe Union centriste .  - Ce débat est rendu nécessaire par la multiplication des actes de terrorisme qui bousculent notre droit de la responsabilité. C'est un débat d'opportunité et non opportuniste. Il faut y toucher d'une main tremblante, pour reprendre la formule que Robert Badinter appliquait à la Constitution.

Il n'est pas question de revenir sur le principe de l'irresponsabilité pénale. Juger des individus qui n'auraient pas conscience de leurs actes serait pure barbarie. Philippe Bilger disait que bien juger est parfois ne pas juger.

Pour avoir beaucoup travaillé sur les questions de radicalisation depuis 2014, je sais que le traitement de certains auteurs d'attentats relève plus de la psychiatrie que de l'incarcération. Mais on tend de plus en plus à considérer les terroristes islamistes comme des déséquilibrés. Cette tendance est relevée aussi bien par Gilles-William Goldnadel que par David Thomson, qui estime que cela permet aux autorités de nier la rationalité de leur engagement politique et religieux, plus dérangeante politiquement.

Les terroristes sont loin d'être tous fous ; ils ne sont pas non plus tous idiots. L'argument de la psychiatrie est aussi une stratégie de défense facile pour leurs avocats.

Réduire les terroristes islamistes à de simples déséquilibrés ne fait que baliser le chemin de leur impunité.

Olivier Roy souligne que le récit développé par Daech peut séduire les individus fragiles. Que penser de ceux qui s'intoxiquent eux-mêmes avant de commettre leurs actes ?

Metz, Villejuif, Nice ou encore le meurtrier de Sarah Halimi, antisémite mais pas responsable : la multiplication des agressions commises par des personnes sous l'emprise de l'alcool, de la drogue ou dans un état anormal interroge sur la pertinence de notre législation.

Je me suis inspirée des actes du colloque de l'Institut pour la Justice, « Terrorisme, psychiatrie et justice », et d'une chronique au Dalloz du 10 février par Fiona Conan et Clément Bossard.

La jurisprudence française tendait à reconnaître la responsabilité pénale de celui qui s'était lui-même mis en état d'ébriété. L'abolition du discernement au moment des faits exonère de responsabilité pénale ; le trouble mental partiel est une cause d'atténuation de sa responsabilité. Ce trouble doit en toute hypothèse être prouvé : il n'existe pas de présomption d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité pénale. C'est pourquoi une expertise psychiatrique est obligatoire en matière criminelle.

En 2018, la Cour de cassation a relevé que la consommation importante de stupéfiants devait être une circonstance aggravante et non atténuante. C'est bien le cas en cas d'infraction au code de la route. Pourquoi pas dans les cas de terrorisme ?

Beaucoup s'intoxiquent volontairement pour se donner du courage avant de commettre leur crime. Cette intoxication vaut préméditation, et est, à cet égard, une cause d'aggravation.

Où est la frontière entre l'irresponsabilité pour cause d'intoxication et la cause aggravante d'une même intoxication ?

Depuis la loi de 2008, lorsque le juge d'instruction considère qu'il y a irresponsabilité pénale, l'instruction peut se clore devant la chambre de l'instruction en juridiction d'appel. Notre excellent collègue Roger Karoutchi vient de déposer une proposition de loi pour qu'un jury populaire puisse tout de même se prononcer. Le débat public, les auditions d'une cour d'assises sont nécessaires pour que la famille puisse faire son deuil.

Qui doit trancher l'irresponsabilité pénale : des magistrats professionnels ou un jury populaire ?

L'intoxication volontaire reste un angle mort de notre législation. Ces zones d'ombre ne doivent pas entraîner l'impunité des auteurs des crimes les plus graves. D'où notre proposition de loi qui interdit à celui qui s'est lui-même mis en état d'ébriété d'en arguer pour échapper à la sanction.

Tout le monde a conscience de la difficulté de réviser le code pénal. La psychiatrie est le maillon faible. En Italie, les cas d'exclusion ou de diminution de la responsabilité de quelqu'un dépendent de sa capacité de compréhension. La consommation de produits intoxicants n'entraîne pas d'irresponsabilité. Si l'ébriété a été arrangée sciemment aux fins de commettre un délit ou de se procurer une excuse, la peine est augmentée. Même chose en Allemagne, où l'on punit l'auteur qui organise sa propre incapacité.

Le sujet est extrêmement délicat. Mais le travail des psychiatres, pénalistes et parlementaires révèle une faille. Je ne peux pas m'intoxiquer, commettre un acte délictueux ou criminel puis mettre en avant mon intoxication comme excuse. Nous le devons aux victimes. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains)

M. Dany Wattebled .  - Le procès du meurtre de Sarah Halimi a soulevé de nombreuses interrogations, et incompréhensions, autour de l'irresponsabilité pénale.

Comment rester sourd à la douleur des victimes ? Comment accepter que les coupables échappent à la justice ?

Nous sommes tous personnellement responsables de nos actes. Lorsque quelqu'un enfreint volontairement la loi, il doit être puni. Celui qui a agi en légitime défense, sous la menace, ou bien qui est trop jeune pour être doué de discernement fait exception, tout comme celui qui est atteint, au moment des faits, d'un trouble mental qui abolit son discernement. Mais toute exception doit être interprétée strictement, soigneusement vérifiée et décidée par le juge, éclairé de l'avis des experts. Il ne suffit pas de s'enivrer pour être excusé. C'est au contraire une circonstance aggravante. Les juges ne sont pas dupes.

L'irresponsabilité pénale n'est pas un sauf-conduit, ni une faveur accordée à l'accusé. C'est une exigence de justice. Punir un malade mental comme s'il était sain n'est pas juste. Sans discernement, il n'y a pas d'intention. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de préjudice, et l'absence de responsabilité pénale ne fait pas obstacle à la responsabilité civile. La réparation du préjudice subi est due. Elle est trop souvent imparfaite car rien ne compense la perte d'un être cher. Il faut atténuer la douleur en indemnisant la victime au plus juste, même en cas d'insolvabilité de l'auteur de l'infraction.

La peine, elle, a pour but de sanctionner le coupable et de favoriser sa réinsertion. L'action pénale est menée par le ministère public au nom de l'État, garant des intérêts de la société.

Si on ne juge pas les fous, que faut-il en faire quand ils sont dangereux ? L'irresponsabilité pénale ne fait pas obstacle au prononcé de mesures de sûreté. Ils doivent être soignés, pour leur propre bien et pour celui de la société.

Le législateur doit veiller à garantir la sécurité de tous, sans céder à l'illusion que nous pourrions éliminer le mal de notre société.

Mme Sophie Joissains .  - L'irresponsabilité pénale des malades mentaux est héritée du droit romain. Le juge n'étant pas médecin, il est assisté d'experts pour déterminer le degré de responsabilité. Mais les expertises ne reposent pas sur une science exacte. Dans bien des cas, des soins en milieu fermé sont plus salutaires qu'un enfermement.

Selon le Comité consultatif national d'éthique, on assiste à un déplacement de l'hôpital psychiatrique vers la prison. Plus de 20 % des détenus sont atteints de troubles psychotiques, dont 7,3% de schizophrénie, et 7% de paranoïa. Huit détenus sur dix présentent au moins un trouble psychiatrique - dépression, anxiété, névrose traumatique. Le taux de pathologies psychiatriques est vingt fois plus élevé en prison que dans la population générale.

L'aménagement des établissements pénitentiaires, le nombre de médecins, le budget alloué aux prisons, toutes ces carences compromettent l'objectif de réinsertion. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur les faibles moyens dont bénéficie la psychiatrie, et sur la misère hospitalière et humaine qui s'ensuit.

La frontière entre altération et abolition du discernement est fragile. La victime, elle, est impuissante, muette, pour ainsi dire effacée.

Aujourd'hui comme en 2007, à Pau, une affaire nous interroge. Une vieille dame a été tuée aux cris d'Allah Akbar. Le caractère antisémite du crime est reconnu. Plusieurs expertises ont mis en évidence la relation entre la prise volontaire de stupéfiants et la bouffée délirante qui a amené au meurtre. Seul un expert sur huit propose de retenir l'altération du discernement qui aurait conduit le prévenu devant la juridiction de jugement.

Jusqu'alors, un acte délictueux n'avait pas encore été considéré comme la possible exonération d'un crime. Pourtant, nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. Un terrible sentiment d'horreur et d'injustice a secoué la famille de la victime et la République toute entière.

J'ai cosigné la proposition de loi de Nathalie Goulet sur ce sujet.

L'affaire dite « de Pau » avait permis une prise de conscience salutaire vis-à-vis des victimes et la loi de 2008 permettant que l'irresponsabilité pénale puisse être rendue lors d'une audience devant la chambre de l'instruction en présence de l'auteur présumé et des parties civiles a été un premier pas.

En cas d'irresponsabilité pénale, la victime se retrouve cantonnée dans une position de repli quasi honteux. L'acte est effacé.

La loi de 2008 ne lui a pas permis de prendre la place qui lui revenait.

Quelque 68 % des décisions d'irresponsabilité sont prises dans la phase présentencielle. Si l'on y ajoute les classements sans suite sur la base de trouble mental, ce sont trois quarts des affaires arrivant à la connaissance des autorités judiciaires où la victime n'a pas droit à un procès.

L'auteur des faits ne peut être privé de traitements dont il a besoin mais la victime ne doit pas être délaissée. L'irresponsabilité ne saurait effacer le vécu de la victime.

La proposition de loi de Roger Karoutchi vise à la tenue d'un procès. Je l'ai cosignée. Le procès doit être contradictoire et digne de ce nom.

Qu'une personne reconnue irresponsable pénalement ne puisse être condamnée est fondamental ; que toute victime ait droit à un procès contradictoire et digne de ce nom est une nécessité de l'équité qui doit présider à tout jugement. (Applaudissements sur les travées du groupe UC ; Mme Marie-Thérèse Bruguière applaudit également.)

M. Roger Karoutchi .  - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC) Je remercie Nathalie Goulet et le groupe UC d'avoir inscrit ce débat. Madame la garde des Sceaux, je n'ai pas beaucoup d'illusions. Un débat, c'est bien. Même si je fais inscrire ma proposition de loi dans une niche, avec l'accord du président Retailleau, ou Mme Goulet la sienne dans celle du groupe UC, passera-t-elle à l'Assemblée nationale ? Vous y détenez la majorité absolue, seule votre décision vaudra.

J'ai entendu le Président de la République, les associations de magistrats et des associations de victimes. Il y a le droit, les règles, mais au-delà de la justice, il y a ce qui est juste. À entendre les familles et les proches des victimes à qui l'on dit : « Untel a vraiment assassiné votre frère ou votre soeur ; le crime est antisémite, aucun doute là-dessus ; mais il n'y aura pas de procès ». Comment voulez-vous que les gens aient confiance en la justice, quand ce qui est juste ne prévaut pas ? Comment accepteraient-ils qu'il n'y ait pas de procès ?

Les actes de terrorisme et de délinquance se multiplient. Dans une société de plus en plus violente, dénoncée comme telle par le Gouvernement et le Président de la République, le droit doit évoluer. Les familles doivent être protégées. Personne ne pourra comprendre l'absence de procès.

Certains journalistes considèrent que M. Karoutchi, que Mme Goulet, qui sont par définition des monstres, veulent par ces propositions de loi la condamnation automatique des auteurs. Ce n'est nullement le cas. Personne ne conteste que la justice doit se rendre sur des critères objectifs et de manière indépendante.

Cependant, si nous voulons que les citoyens aient confiance en notre justice, celle-ci doit être exemplaire, et nous avons pour cela besoin de procès exemplaires, même s'ils se terminent par l'absence de peine de prison quand l'irresponsabilité pénale de l'accusé sera établie.

Madame la ministre, nous ne vous demandons pas de changer l'ordre du monde, mais tout simplement de rendre justice aux familles. (Applaudissements sur les travées des groupeUC et Les Républicains)

M. Jean-Pierre Sueur .  - Madame Goulet, vous avez eu raison de citer Robert Badinter qui recommandait de ne traiter certains sujets que « d'une main tremblante ».

Celui-ci, très difficile, ne supportera pas de réponse simpliste, même si l'émotion causée par l'assassinat de Mme Halimi est très vive. Nous pensons qu'il ne serait pas inutile de mettre en place une mission d'information au Sénat sur ce sujet.

Nous restons très attachés à l'indépendance de la justice. Des déclarations ont été faites au plus haut niveau au sujet de l'affaire Halimi. La présidente et le procureur général près la Cour de cassation y ont répondu de façon lapidaire.

Or des décisions de justice peuvent interroger dans notre société humaine. Déclarer qu'il y a antisémitisme et irresponsabilité dans le même arrêt pose problème, incontestablement : s'il y a acte antisémite, il y a bien conscience, volonté, intention de le commettre, ce qui est apparemment contradictoire avec la notion même d'irresponsabilité. (M. Roger Karoutchi approuve.)

La proposition de loi Goulet propose de modifier l'article 122-1 du code pénal pour indiquer qu'il ne s'applique pas lorsque l'état de l'auteur résulte de ses propres agissements. L'idée mérite d'être étudiée. Cependant les experts font valoir que l'abolition du discernement ne peut pas être imputée au recours habituel pas l'intéressé à certains stupéfiants : le juge prendre nécessairement en compte ces éléments dans sa décision.

La proposition de loi de Roger Karoutchi, qui vise le droit au procès pour les victimes, me semble plus problématique. Dans une tribune du 10 février, Mme Laure Heinich, avocate, s'interroge sur l'intérêt qu'il y aurait à faire le procès d'un fou, et quelle pourrait être la contribution de celui-ci à la manifestation de la vérité. Aiderait-il les victimes à faire leur deuil ?

L'exemple norvégien, à travers le cas Breivik, a montré les problèmes que pose un procès public long, où les victimes sont mises en présence d'un sujet délirant, et l'incapacité d'en sortir des conclusions si ce n'est - heureusement - la mise de la personne en état de cesser de nuire.

M. Roger Karoutchi.  - Pas vraiment...

M. Jean-Pierre Sueur.  - La loi de 2008, issue de l'affaire de Pau, apporte une réponse importante, en prévoyant que le juge d'instruction peut informer les parties que l'auteur du crime est en état d'irresponsabilité. Les parties peuvent alors demander une audience contradictoire et publique.

M. Roger Karoutchi.  - Ce n'est pas un procès public !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Si personne ne demande ce débat public et contradictoire, le juge peut prendre une ordonnance d'irresponsabilité pénale.

Madame la garde des Sceaux, une garantie existe concernant le débat public. Une restriction existe pourtant, autorisant le juge à décider que ce débat ne sera pas public. Ne faudrait-il pas revenir sur ce point ? La publicité du débat n'est pas anodine.

Enfin, concernant la tribune publique que mon collègue a mentionnée, je souhaiterais indiquer que M. Traoré, le meurtrier de Mme Halimi, ne pourra sortir de l'hôpital public où il est enfermé que par la décision d'un juge après celle de deux médecins psychiatres. Le soumettre au régime carcéral ne présenterait pas davantage de garanties en termes de sécurité publique.

Le Sénat contribuera, par un travail long, à approfondir la réflexion pour améliorer le dispositif. Il devra faire appel à des experts qui feront oeuvre humaine. Les magistrats sont eux aussi des êtres humains qui rendront la justice au mieux, en leur intime conviction et en qualité d'êtres humains qu'ils sont. C'est un incontournable de notre République. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR)

Mme Nathalie Delattre .  - (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE) En 1810, notre droit reconnaissait le principe d'irresponsabilité pénale pour les personnes atteintes de démence. En 1993, la loi définit ce principe par l'article 122-1 du code pénal, en distinguant l'abolition et l'altération du discernement. L'irresponsabilité pénale peut être prononcée dans le second cas, avec une adaptation des peines prononcées par le juge.

En France, pays des Lumières, on ne condamne pas la démence, et le contraire serait inhumain. Comment condamner ceux qui ne vivent pas sur le même plan de réalité que nous ? Mais certains drames heurtent la sensibilité de la société, comme le meurtre de Sarah Halimi par Kobili Traoré. D'où l'incompréhension publique après la décision de la Cour d'appel.

Depuis 2008, on ne parle plus de relaxe, d'acquittement ou de non-lieu, mais d'ordonnance d'irresponsabilité pénale. La personne mise en examen peut assister à la déclaration de cette irresponsabilité avec son avocat.

Il me paraît important de rappeler que le nombre de décisions d'irresponsabilité pénale est en forte diminution. Un grand nombre d'auteurs d'infractions atteints de troubles psychiques sont malheureusement envoyés en prison plutôt qu'en hôpital psychiatrique alors que leur état réclamerait un traitement médical.

Le taux de pathologies psychiatriques est quatre à dix fois plus élevé dans nos prisons que dans la population générale en France, selon l'Observatoire international des prisons. Incarcération ou soins, il faut choisir, alors que les deux pourraient être utilement combinés, dans des établissements adaptés, comme à Cadillac en Gironde. Mais cela nécessiterait un plan d'investissement massif.

Les commissions des lois et des affaires sociales nous ont confiés, à Jean Sol et à moi-même, une mission d'information sur l'expertise psychiatrique en matière pénale. L'expertise psychiatrique joue le rôle de régulateur. Nous en sommes encore au stade des auditions. Nous ferons des propositions au mois de juin.

Je remercie ceux qui ont proposé ce débat, notamment Mme Goulet. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et UC)

M. Thani Mohamed Soilihi .  - Ce débat nous fait remonter à la mise en mouvement de l'action publique et aux fondements de notre droit pénal. En tant que législateur et aussi qu'avocat, je ne commenterai pas la décision de justice sur l'affaire Halimi, d'autant que la Cour de cassation a été saisie.

Je veux rappeler, en mon nom et en celui de mon groupe, notre détermination totale à lutter contre le surgissement de l'antisémitisme dont a été victime Mme Halimi.

Notre rôle est de définir le meilleur cadre légal pour assurer la protection et la sécurité de nos concitoyens, tout en garantissant l'État de droit.

Réformer l'irresponsabilité pénale est une manoeuvre périlleuse qui met à mal l'équilibre entre le droit des victimes et le principe, cardinal depuis Napoléon, selon lequel on ne juge pas les fous.

L'idée selon laquelle il ne pourrait y avoir d'irresponsabilité pénale pour les ennemis de notre République ne peut s'appliquer dans notre État de droit ; car elle contrevient au principe d'égalité.

La force de la loi du 25 février 2008 est de permettre que l'irresponsabilité pénale soit déclarée à l'issue d'une audience publique et contradictoire où s'expriment toutes les parties. La chambre d'instruction rend son arrêt d'irresponsabilité pénale à l'issue de ce débat.

Cette procédure a justifié la qualification de meurtre antisémite dans l'affaire Halimi, suivant l'avis des experts psychiatres consultés. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » écrivait Camus. Notre droit échappe à cela.

Bien sûr, des questions subsistent. Cependant, il est possible de penser que le discernement et la représentation qui favorise le passage à l'acte ne sont pas forcément réductibles l'un à l'autre. Attendons que la Cour de cassation statue sur le pourvoi dont elle a été saisie, avant de légiférer.

Le sujet de l'irresponsabilité pénale doit prendre en compte l'hospitalisation d'office qui constitue une vraie contrainte, mais aussi la surreprésentation des troubles mentaux en prison.

La nuance entre altération et abolition du discernement, permettant de mieux prendre en compte la diversité des situations, ne doit pas accompagner un mouvement de déresponsabilisation pénale. Dans ce débat complexe, adoptons une approche juridique nuancée et globale. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM, ainsi que sur quelques travées des groupes RDSE et UC ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)

Mme Brigitte Lherbier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) D'après l'article 122-1 du code pénal, le trouble psychique ou neuropsychique abolissant le discernement justifie la reconnaissance d'irresponsabilité pénale.

Après le meurtre sauvage de Sarah Halimi, le 4 avril 2017, six des sept experts consultés ont considéré que le discernement de l'assassin était aboli par la consommation régulière de substances stupéfiantes, de l'ordre de 10 à 15 joints par jour depuis ses 16 ans. Pour le dernier expert, le discernement n'était qu'altéré au moment des faits.

La reconnaissance d'irresponsabilité pénale, rendue par la cour d'appel le 19 décembre 2019, a choqué ; certains y ont même vu un permis de tuer sous l'emprise de stupéfiants.

Sans aller jusqu'à une telle extrémité, reconnaissons que la situation est inquiétante, alors que l'on assiste à la multiplication de crimes de fanatiques radicalisés dont le discernement est souvent questionné. Au-delà du risque de voir utiliser l'argument de l'irresponsabilité pénale pour éviter un procès, si la plupart des criminels sont déclarés irresponsables, comment réagiront les proches, les familles qui en seront ainsi privés ? Ils n'auront plus confiance dans le système judiciaire. Or, sans la justice, les rapports humains s'ensauvagent, l'édifice de la société s'effondre. La justice ne saurait laisser des criminels conscients de leur acte échapper au jugement.

Les parlementaires ont pris l'initiative d'une proposition de loi déposée par Roger Karoutchi garantissant aux parties civiles un procès pénal même en cas de jugement d'irresponsabilité. C'est une bonne initiative et j'en remercie M. Karoutchi, ainsi que Mme Goulet, qui a voulu ce débat. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur quelques travées du groupe UC)

M. François Bonhomme .  - Comment déterminer la responsabilité pénale d'un criminel sous l'emprise de la drogue ? Le 4 avril 2017, Mme Sarah Halimi, 65 ans, mère de trois enfants, était sauvagement assassinée par Kobili Traoré qui revendiquait avoir « tué le démon ». Le procureur a d'abord demandé un renvoi devant les assises, avant que les magistrats-instructeurs ne concluent à l'irresponsabilité, décision confirmée en décembre 2019 par la cour d'appel de Paris.

L'émotion suscitée a été énorme. L'historien Jacques Julliard y a vu une manifestation du malaise français : il établit une comparaison avec les accidents de la route causés sous l'emprise de l'alcool, retenu, dans ce cas, comme circonstance aggravante. Assassiner son semblable sous l'emprise de la drogue met en revanche à l'abri. Quel bon sens ! Merci de la recette ! Je remercie M. Karoutchi d'avoir déposé cette proposition de loi, et Mme Goulet d'avoir voulu ce débat. Il faut mieux encadrer la notion d'irresponsabilité pénale. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains)

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Vos interventions ont été sensibles et convaincues. Le sujet m'interpelle en tant que garde des Sceaux et citoyenne. Beaucoup d'entre vous ont rappelé l'horreur du meurtre de Sarah Halimi, frappée puis défenestrée parce que juive ; ce meurtre rappelle celui du DJ Sébastien Selam, en 2003, sauvagement poignardé, pour les mêmes motifs.

Ces meurtres intolérables mettent en péril la cohésion nationale, comme l'a souligné Mme Lherbier. Ils rappellent, par leur horreur, l'importance du pacte républicain et la nécessaire protection de chacune et de chacun contre tout comportement haineux, notamment lorsqu'il est en lien avec l'appartenance d'une personne à une religion.

La procédure d'instruction est complexe. Dans les cas des meurtres évoqués, les experts se sont penchés sur le discernement au moment de la commission des faits. L'irresponsabilité pénale a été reconnue dans les deux cas selon l'article 122-1 du code de procédure pénale. Mais le 19 décembre 2019, il convient de le rappeler, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris a expressément reconnu le motif antisémite du meurtre.

Selon les articles 706-25 et 706-36 du code de procédure pénale, la chambre de l'instruction a ordonné que l'auteur des faits soit hospitalisé et fasse l'objet d'une interdiction de paraître dans l'immeuble et d'entrer en contact avec les parties civiles pour vingt ans.

La loi du 25 février 2008 a introduit trois évolutions majeures. D'abord l'irresponsabilité pénale est débattue publiquement et contradictoirement devant la chambre de l'instruction. La loi permet aussi aux juges de décider de mesures de sûreté à l'encontre de l'auteur des faits pour garantir la protection des victimes et de la société. Auparavant, l'irresponsabilité pénale était simplement constatée par le juge d'instruction ou par les juridictions qui rendait des ordonnances de non- lieu des jugements de relaxe ou des arrêts d'acquittement s'ils estimaient que le trouble psychique ou neuropsychique dont était atteint le suspect au moment des faits avait aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

La souffrance des victimes et la matérialité des faits n'étaient pas reconnues - comme si, pour les proches, le crime n'avait pas eu lieu.

La loi de 2008 a recherché un équilibre entre reconnaissance de l'irresponsabilité pénale et reconnaissance des faits, et permis un débat public et contradictoire autour de la reconnaissance d'irresponsabilité pénale, ce qui, comme l'a relevé Jean-Pierre Sueur, représente un progrès considérable.

En effet, monsieur Sueur, dans l'affaire du meurtre de Mme Attal-Halimi, c'est bien après une audience publique où le débat a duré près de neuf heures, que la décision a été rendue. Les juges de la chambre de l'instruction prennent leur décision en toute indépendance, sans être tenus par les conclusions de l'expertise psychiatrique. C'est ce qui s'est passé en décembre dernier.

La décision a suscité une grande émotion, comme l'a souligné M. Bonhomme. Beaucoup de nos concitoyens ne comprennent pas comment l'absorption volontaire de cannabis peut entraîner une reconnaissance d'irresponsabilité pénale.

Dans l'exposé des motifs de sa proposition de loi, M. Karoutchi a écrit que pour les victimes, le deuil est impossible. J'ai ressenti et entendu l'émotion suscitée et la nécessité de reconnaître la place des victimes. J'ai lu les propositions de loi de M. Karoutchi et de Mme Goulet. D'autres propositions de loi ont été déposées à l'Assemblée nationale.

Il ne m'appartient pas, en tant que membre du Gouvernement, de me prononcer sur une décision de justice, et a fortiori sur une affaire en cours, en vertu. Il serait sage, avant de légiférer à nouveau, d'attendre la décision de la Cour de cassation et de procéder à un bilan précis de l'application de la loi de 2008.

Comme l'écrivait Montesquieu, « il est parfois nécessaire de changer certaines lois ; le cas est rare, mais lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante ».

Le sujet est sensible et délicat. Aussi, le Gouvernement a constitué une commission composée de personnalités qualifiées - anciens parlementaires, notamment les anciens présidents de la commission des lois de l'Assemblée nationale Philippe Houillon et Denis Raimbourg, avocats, magistrats et experts psychiatres - afin de dresser un bilan précis de la procédure issue de la loi de 2008 avant d'envisager d'éventuelles réformes législatives ou non, et de travailler sur la notion d'irresponsabilité pénale en cas d'absorption volontaire de substances, en examinant d'éventuelles lacunes de notre droit au regard des solutions retenues par d'autres pays, en Europe et en Amérique du Nord.

Ainsi seront mises au jour des perspectives qui devront respecter le principe essentiel de notre État de droit selon lequel on ne juge pas les fous, on ne condamne pas la démence, comme le disait la sénatrice Delattre. Votre mission d'information participera à cette réflexion et à notre souci commun que la justice dise ce qui est juste. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM et sur plusieurs travées du groupe UC)